LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR CHARLES LE GOFFIC

CHAPITRE V

LA JOURNEE DU 8 SEPTEMBRE

La manœuvre de von Bülow et de von Hausen était heureuse et conforme aux meilleures principes militaires. Elle n'avait que le tort de se prononcer quarante-huit heures trop tard. Le sens tactique n'a pas manqué autant qu'on l'a dit aux chefs allemands sur le front occidental, mais une lourdeur naturelle, l'habitude des digestions laborieuses, un respect exagéré de la méthode les ont empêchés presque toujours d'intervenir au bon moment. On ne leur a point vu une seule fois de ces inspirations fulgurantes qui décident du sort des batailles et, pour peu qu'ils perdissent l'initiative des opérations, on les a vus en revanche tout décontenancés et malhabiles à improviser de toute pièce un nouveau plan. Dans la guerre, dit Napoléon, cinq minutes font la différence entre la défaite et la victoire.

C'est ce qui arriva sur la Marne. Le coup d'arrêt ( l'expression, je crois, est de M. Clémenceau ), frappé par Joffre, avait de toute évidence bouleversé les combinaisons ennemies : comme un oiseau cloué en plein vol, l'immense armée qui fondait sur nous avait perdu aux deux ailes, sur l'Ourcq et sur la Meuse, la liberté de ses mouvements. Mais, pour continuer la comparaison, cette armée avait encore bec et griffes - et du coffre. Quarante-huit heures plus tôt, von Hausen et von Bülow auraient très bien pu libérer ses ailes et rétablir la situation par une crevaison de notre centre. Le pouvaient-ils encore le 8 ? Du moins voulurent-ils l'essayer. A trois heures du matin, par nuit noire, après avoir fait avancer leur artillerie lourde, la Garde et le XIIe corps saxon (actif et réserve), à l'est des marais, le Xe corps actif de von Bülow renforcé d'éléments de la Garde, à l'ouest, s'ébranlaient en même temps et fonçaient sur les flancs de la 9e armée.

La pression était si formidable que nous n'y pûmes résister (" C'était la Garde impériale : il nous fallut reculer très vite. On était difficilement maître de ses hommes, etc… " Lettre du sous-lieutenant Firmin M... dans le Courrier de Sézanne du 18 septembre 1915). La Garde n'avait pourtant là que son infanterie; sa cavalerie évoluait plus à l'ouest, sur le flanc droit de d'Espérey. Mais c'était cette infanterie célèbre, dont les 35 bataillons, gardes à pied, grenadiers, fusiliers, chasseurs, tirailleurs, ne reçoivent dans leurs cadres que des hommes éprouvés, colosses roux à l'œil bleu, recrutés exclusivement dans les provinces guerrières de la vieille Prusse. Même triage pour les officiers, presque tous nobles et brevetés des écoles supérieures. A la tête du corps actif de la Garde était le général baron von Plettenberg; à la tête du corps de réserve, le général von Gallwitz. Oublieux de la leçon que Lanrezac leur avait infligée à Guise et manœuvrant d'ailleurs sous le couvert d'une artillerie écrasante, ces corps d'élite se flattaient d'avoir vite déblayé le terrain devant eux. Les Saxons de von Hausen, troupe presque aussi brave et aussi solide, n'entendaient pas demeurer en reste, et les débuts de la manœuvre semblèrent leur donner raison aux uns et aux autres.

A sept heures du matin, au moment où Foch lance son laconique ordre du jour : " La situation est excellente : j'ordonne à nouveau de reprendre vigoureusement l'offensive (Ce serait là, paraît-il, le sens plus que le texte exact de l'ordre de Foch) ", on apprend que toute notre aile droite est enfoncée sur une profondeur de 4 kilomètres : Lenharrée a été emportée dans la nuit, après un furieux combat et une défense particulièrement énergique de la tête de pont de la Somme, dont les eaux claires, au matin, avaient la couleur pourpre des couchants. C'étaient des éléments du 19e de Brest, du 62e de Lorient, du 116e de Vannes et de sa réserve du 316e qui tenaient ces têtes de pont. Ils y combattirent jusqu'à la mort. Mais, devant Normée, nos avant-postes, culbutés, s'étaient écoulés dans toutes les directions, découvrant la 35e brigade qui bivouaquait dans les bois. A Lenharrée même, nos troupes avaient été tournées du côté de la gare et, derrière elles, sur les pentes où il s'étage, le village brûlait. L'ennemi, le pont forcé, se jetait à l'assaut de l'église un dernier corps à corps s'engageait dans le cimetière, à mi-côte, au bord d'une grande plaine déclive, toute meurtrie encore de l'attaque allemande (les tombes allemandes y sont d'ailleurs plus nombreuses que les nôtres : une centaine, dont celles de quatre officiers. - Les tombes françaises, tant du cimetière que des issues, contiennent aussi les restes d'un certain nombre d'officiers : le commandant Baudisson et le capitaine de Saint-Bon, du 225e, le capitaine Deschard, les lieutenants Gay et Lescouet, le sous-lieutenant Gaudon, du 19e), et cette fois malgré l'héroïque défense du capitaine de Saint-Bon ( neveu du célèbre amiral de Saint-Bon, longtemps ministre de la marine italienne, le capitaine Henri de Saint-Bon, qui occupait lui-même, avant la guerre, les fonctions d'aide de camp du vice-amiral préfet de Cherbourg, avait demandé à reprendre du service actif dès le début des hostilités. Resté seul officier à Lenharrée avec un sergent et deux compagnies décimées, il fut mortellement blessé à quatre heures du matin et défendit à ses hommes de lui porter secours "N'approchez pas, leur disait-il, ne vous faites pas tuer pour me sauver ". Quand les Allemands entrèrent dans le village, ils le trouvèrent sur un peu de paille, dans une grange, où il recevait les soins d'un de ses gradés, le sergent Saffre, blessé comme lui et qui a survécu. Une intervention chirurgicale aurait pu le sauver; l'ennemi ne la lui accorda pas. Mais plus tard, si nous en croyons l'abbé Néret, apprenant que c'était avec deux compagnies seulement que Lenharrée avait tenu tête si longtemps à des forces supérieures, le chef des Saxons fit défiler ses hommes devant le capitaine de Saint-Bon et les autres blessés, en disant: " Saluez, ce sont des braves. ". Quelque confusion subsiste cependant au sujet de la prise de Lenharrée, que l'abbé Néret place à la date du 9. Mais, à cette date, nos troupes étaient déjà repliées sur Gourgançon. La citation de Henri de Saint-Bon est d'ailleurs très explicite : " Ayant vu, le 7, au combat de Lenharrée, tous les officiers et sous-officiers de sa compagnie tomber successivement autour de lui, a, pendant tout l'après-midi et la nuit suivante, assuré à lui seul la défense du village contre des forces très supérieures. Mortellement blessé à quatre heures du matin, a défendu à ses hommes de lui porter secours en leur criant : " N'approchez pas. Ne vous faites pas tuer pour me sauver. " [De Langle de Cary] D'autre part, le 225e appartenait à la 60e division de réserve qui fut enveloppée, comme la 18e, dans le repli du XIe corps.) et des éléments du 225e de Cherbourg qu'il commandait, nous devions battre en retraite sur Connantray, mais en disputant le terrain pas à pas, en profitant des moindres plissements, assez nombreux dans cette partie vallonnée de la Champagne pouilleuse, et, parvenus sur le plateau, en utilisant le couvert des bois de pins. Le même mouvement de recul se produisit sur toute la ligne du XIe corps et, par contre-coup, à l'aile droite du IXe, au sud de Morains, où l'attaque à revers de la Grosse et de la Petite-Ferme et le désordre jeté dans ses rangs par les fuyards entraînaient, vers neuf heures, après une admirable résistance du 9Oe déployé à la lisière des boqueteaux du Champ-de-Bataille, le brusque reflux de Moussy jusqu'au Mont-Août (" Attaque à revers de Grosse et Petite-Ferme. Fusillade, canonnade, bousculade des 290e , 293e , 65e …; cavalerie reflue en désordre dans mon artillerie. Recul à sept heures et demie. Suis à neuf heures dans les bois, ligne Mont-Août-Puits…(Carnet de campagne du général Moussy ) Cf. aussi la lettre du lieutenant Lalance (1er octobre 1914), tombé glorieusement depuis: " Le 8 septembre, la 2e compagnie [du 90e ], séparée du reste de son bataillon depuis la veille, avait quitté Bannes vers cinq heures du matin. N'ayant reçu à cette heure-là aucun ordre, nous marchions à la fusillade violente que nous entendions, dans la direction où nous supposions trouver notre bataillon. A travers bois nous gagnâmes la droite du 2e bataillon, qui, déployé le long de la route de Bannes-Fère-Champenoise, contenait une attaque venant de la direction de Morains-le-Petit… A peine arrivés à la lisière, nous fûmes en butte à un feu violent dirigé contre la compagnie de droite du 2e bataillon : une fraction ennemie avait réussi à nous tourner à droite, de sorte que nous étions pris de face et de flanc. Dès les premières balles, au moment où je me retournais pour avertir le capitaine Gauroy du danger, je le vis chanceler et s'affaisser... Ce n'est que vers huit heures trente, lorsque ayant dû céder le terrain je ramenai la compagnie en arrière, que je retrouvai le corps étendu sur un brancard. Toujours au premier rang, le capitaine Gauroy avait su s'attirer l'estime et l'admiration de tous ceux qu'il avait sous ses ordres. "), comme à Vassimont, à Haussimont , à Sommesous, où tombait le lieutenant-colonel Guibert, de la 60e division, et dont la gare, point de croisement des lignes de Châlons et de Vitry-le-François, subissait pendant deux heures les oscillations de la bataille : prise, perdue, reprise jusqu'à trois fois par nos troupes chargeant à la baïonnette dans la nuit, elle finissait par succomber ( La lutte fut également très chaude à l'autre bout du village, à la jonction des routes de Châlons et de Vitry. Elle s'engagea entre des éléments du 247e et du 336e d'infanterie française et des éléments du 103e d'infanterie saxonne. (L'Illustration du 7 novembre 1914 en a donné un dessin fait sur place d'après les renseignements des témoins militaires.) Les mêmes éléments et quelques autres du 248e, du 62e, étaient aux prises devant la gare. Le commandant Bouchaux, du 336e, y fut tué et y est enterré. Au cimetière, tombes du lieutenant-colonel Guibert, du lieutenant Duncker, du 247e, et du sergent André Renaud, du 336e , avec le motif de sa citation " A quitté une tranchée pour rallier ses hommes qui battaient en retraite, les a ramenés au feu avec le plus grand courage et a été frappé mortellement. "

La route était ouverte, le terrain déblayé de tous les côtés vers Fère-Champenoise, bâtie dans une dépression et où la défense ne pouvait s'organiser que sur les hauts de la ville, directement visés par l'ennemi. Et telle était notre confiance cependant que l'aumônier militaire dont nous avons cité la lettre célébrait tranquillement l'office dans l'église paroissiale de Fère, " remplie de soldats et de gens du pays privés de messe depuis quelques semaines ( Le curé de Fère n'était en réalité parti que le samedi 5 septembre) ". Au milieu de l'office, on entend "des coups secs frapper les murailles "; les vitraux " volent en éclats " alerte! Instantanément l'église se vide; nos réserves prennent le pas de course. Les premiers fuyards avaient déjà jeté l'alarme en ville; la Peur soufflait par leurs bouches toutes ses démences : ils criaient que nous étions trahis, qu'un de nos régiments de couverture, surpris en plein sommeil, livré par ses chefs, avait été égorgé jusqu'au dernier homme ( La Guerre en Champagne dit avec plus de modération, mais en exagérant encore : " Dans ces batailles des marais de Saint-Gond, il y eut des pertes égales de part et d'autre, y compris la tuerie de Fère-Champenoise où un régiment français, surpris dans le sommeil, fut égorgé par l'ennemi, les fusils étant restés en faisceaux derrière les tranchées. (Dr Voillereau.) Plus de 3 000 des nôtres, lit-on ailleurs, restèrent sur le carreau dans le seul territoire de Fère. Le cimetière de cette ville contient notamment les tombes du colonel Mézière (32e ); des commandants Jette, chef d'état-major de la 17e division, Fautrin, du 118e , Noblet et Pons, du 135e, Kieffer, du 114e ,Frot, du 51e d'artillerie; des capitaines Capelier, du 137e , Hénoz, du 291e , Frappier, du 32e , Debard, Duvic et Larivet, du 93e , Kling et de Ménard, du 66e ; des lieutenants Lacharue, du 93e , Beugnet, du 90e , Delalet et Schoell, du 66e, des sous-lieutenants Allongé, du 90e , Revel, du 137e , Gaillard et Rozaire, du 32e , Dufet, Chartrain et Siot, du 66e ; du médecin auxiliaire Bonnet, du 114e.), qu'une des brigades de la division Lefèvre avait mis bas les armes, que l'autre avait tourné le dos et que l'ennemi enfin, descendant sur Fère par la route de Morains et la route de Normée, n'était plus qu'à 200 mètres de la station (Tout était faux ou exagéré dans ces récits. C'est ainsi que le seul régiment de la 35e brigade qui eût été enveloppé, le 32e , s'était défendu désespérément sous bois dans une lutte à bout portant, perdant son chef, le colonel Mézière, dont un vitrail de Fère-Champenoise commémore la fin héroïque, le commandant Humbert et tous ses officiers, sauf onze, mais sauvant par son sacrifice la moitié de son effectif. Quant à la 34e brigade (114e colonel Briant, 125e colonel Deschamps), bien loin d'avoir eu l'attitude qu'on lui prête, elle aidait les éléments de la 35e à se regrouper et se repliait en bon ordre avec eux sur Oeuvy, sans laisser un homme valide aux mains de l'ennemi.)…On l'y arrêta quelque temps, - pas longtemps, car les batteries allemandes concentraient leurs feux sur la cote 141, et nos éléments fondaient dans ce brasier : le 93e , qui avait déjà perdu près du passage à niveau de Normée son brigadier, le colonel Lamey, perdait dans la tranchée de la gare son chef de corps, le colonel Hétet; deux compagnies du 347e , en soutien sur la route de Bannes, flottaient désemparées, presque tous leurs officiers et leurs gradés tués, les deux tiers de leur effectif hors de combat, et rétrogradaient péniblement, en abandonnant leurs blessés, " sur la voie ferrée, à mi-chemin entre Fère et Connantre ( Lettre du sous-lieutenant Firmin M.. Courrier de Sézanne du 10 septembre 1915.) ", d'où un officier d'état-major, le capitaine François, les reportait en couverture à hauteur de Sainte-Sophie, pour permettre le ralliement de la brigade débandée. Fère était évacuée à neuf heures sans avoir eu trop à souffrir de la bataille : les artilleries adverses se cherchaient en deçà et au delà de la ville, qui ne recevait que des obus égarés (Quelques-uns seulement tombèrent autour de l'église, sur des maisons de la rue du Pont et du faubourg de Connantre, mais l'usine électrique fut seule sérieusement endommagée.); à dix heures et demie du matin (Vers une heure de l'après-midi, suivant d'autres témoins, mais qui reconnaissent que de petits éléments ennemis avaient déjà pénétré en ville.), la Garde y entrait au son des fifres et prenait possession de la mairie et des différents édifices publics où elle laissait quelques hommes, tandis que son gros, ralliant les troupes saxonnes descendues de Connantray, continuait la poursuite vers Corroy et Connantre. Le poste de commandement de la 9e armée, établi à Pleurs, reculait du même coup jusqu'à Plancy.

Nous ne tenions plus que par des fractions isolées dans les petits bois de pins qui mouchètent la plaine fertonne. La 60e division de réserve, dont les éléments se firent hacher de Normée à Sommesous, avait été elle aussi emportée dans le tourbillon. Son artillerie seule crachait encore par volées, en se repliant. Elle était commandée, il est vrai, par le colonel Bérubé, un spécialiste, surnommé par ses hommes " Bat-la-Crête " , tant parce qu'on le voyait toujours sur la brèche qu'à cause de la merveilleuse précision de son tir. Mais, pour nos éléments de pied du XIe corps et de la 35e brigade, à quelques unités près, c'était la dislocation complète. Toutes les formations étaient mêlées. C'est ainsi que, vers une heure de l'après-midi, dans un petit bois, à quinze cents mètres de Fère, deux cents hommes du 66e et du 32e se trouvèrent brusquement cernés. Leurs officiers étaient morts ou disparus. Ils n'avaient plus avec eux que quelques gradés, dont un sergent-major du 66e nommé Guerre, en qui s'éveillèrent l'âme audacieuse et le caractère réfléchi d'un vrai chef.

L'ennemi grouille sur le plateau, mais Guerre ne songe pas un moment à se rendre.

C'est que le drapeau du 32e se trouve là, avec un sergent-major au bras fracassé, un sergent fourrier, un soldat et un sapeur, tout ce qui subsiste de sa garde (Le sous-lieutenant Ménard, porte-drapeau du 32e , avait été tué : il est enterré dans le cimetière de Connantray, ainsi que les capitaines Aimé, du 114e , Grenouilleau, du 137e , les lieutenants Mailla et Millet, du 125e, Rousset, du 114e , Goltat, ancien lieutenant de gendarmerie d'Auray, le sous-lieutenant Remy Robin, du 268e, le médecin-major Michel, du 114e , les médecins aides-majors Dreux et Vétaud, du 66e .), et Guerre ne veut pas que le drapeau tombe entre les mains de l'ennemi. L'ascendant qu'il a pris sur sa petite troupe est tel que les adjudants, d'un accord tacite, lui cèdent le commandement. Il divise ses hommes en quatre sections et organise rapidement la défense du bois, qui a la forme d'un rectangle, une section sur chaque face. Les souvenirs de la légende napoléonienne l'enflamment.

- Ce sera le carré de Waterloo, dit-il à ses hommes. Nous avons un drapeau à défendre. Nous resterons ici jusqu'au dernier.

 

- Oui, chef! Oui, chef! crient ses hommes, gagnés par sa merveilleuse ardeur.

Sûr de lui, de sa supériorité tactique, l'ennemi s' avançait en formation de marche sur colonne par quatre.

- Laissez-le approcher, dit Guerre.

Et, seulement quand l'ennemi fut à bonne portée, il commanda le feu. Les Allemands, surpris, se débandèrent, mais pour revenir avec une batterie de 77, qui s'installa à cinq cents mètres du bois. Nos rangs éclaircissaient, le bois devenait intenable. Alors Guerre décida qu'on tenterait une sortie.

- Je partirai le premier avec ma section, dit-il. Si je réussis à passer, suivez-moi. Si je tombe, comme c'est probable, prenez par un autre côté avec le drapeau.

Il partit, mais n'alla pas loin. Contrairement à ses ordres, ses hommes se serraient autour de lui, au lieu de s'espacer. une salve de mitrailleuses les faucha. L'adjudant Ferdor et le sergent Sauzeau, qui avaient pris le commandement des autres sections, furent plus heureux et réussirent à traverser les lignes ennemies avec le drapeau. Partis cent vingt, ils n'étaient plus qu'une trentaine en arrivant. De la garde même du drapeau, il ne restait que le sapeur. Ce fut lui (Il s'appelait Malveau et fut à cette occasion décoré de la médaille militaire, ainsi que le soldat Bourgoin qui l'accompagnait et qui était le fils de l'ingénieur général d'artillerie navale. Pour mieux échapper à l'ennemi, la petite troupe s'était égaillée, et Malveau et Bourgoin se trouvèrent seuls un moment. " Ayant perdu leur direction, nous écrit un correspondant, celle-ci fut indiquée à Bourgoin par le commandant von Archtenstau, de la Garde, qui, blessé sans doute mortellement, le ventre ouvert par un éclat d'obus, appelait au secours. Bourgoin le pansa avec soin. Au cours de la conversation qui s'ensuivit, l'officier allemand vit le drapeau et comprit ce qui se passait. " Tu es un brave garçon ", dit-il à Bourgoin, et il lui indiqua la direction qu'il fallait prendre. C'est ainsi que Malveau et Bourgoin purent traverser à la tombée de la nuit les lignes ennemies et recueillir au passage des renseignements précieux sur les positions des batteries lourdes allemandes. " M. Georges Clémenceau a raconté cet épisode dans l'Homme enchaîné, mais avec des variantes très appréciables.) qui, le soir, eut l'honneur de remettre le glorieux emblème au colonel Janin, commandant la 35e brigade...

La violence déployée par la Garde et les divisions du XIIe actif et du XIIe de réserve saxons (BABIN, op. cit. Le reste des troupes saxonnes était engagé à fond contre l'armée de Langle :une brigade du XlIe corps saxon, la 46e , au sud de Sompuis; le XIXe corps entre Humbauville et Courdemanges. ") qui nous attaquaient ne démontait pas autrement l'imperturbable général Foch.

- Bah! disait-il la veille à son état-major, puisque l'ennemi s'évertue à nous enfoncer avec cette furie, c'est qu'ailleurs ses affaires vont mal et qu'il cherche une compensation.

Les graves événements de la matinée ne le faisaient pas changer d'avis. " Situation excellente, " télégraphiait-il au grand quartier général dans l'après-midi, reprenant l'expression de l'ordre du jour qu'il avait adressé le matin même à ses troupes. M. Babin rapporte que Foch, à l'Ecole de Guerre, aimait à citer cette phrase de Joseph de Maistre : " Une bataille perdue est une bataille que l'on a cru perdre ", d'où il déduisait que c'est moralement qu'elle se perd et qu'en retournant l'aphorisme on peut dire qu'une bataille gagnée est une bataille dans laquelle on ne veut pas s'avouer vaincu. Foch n'avait pas perdu la bataille, puisqu'il croyait toujours qu'il pouvait la gagner et que, jusqu'à la fin de la journée, il harcelait l'ennemi par ses contre-offensives. Chacun de nos généraux d'armée contribua, par une vertu particulière, à la victoire de la Marne : la contribution personnelle de Foch, sa grande vertu fut sa ténacité, une " ténacité calculée " , suivant l'expression du général Foy. Encore n'eût-elle pas suffi sans ses dons merveilleux de technicien et de soldat qui lui permettaient de varier au gré des circonstances le temps tactique des unités engagées et d'inventer chaque jour quelque nouveau dispositif. Et cette fertilité de ressources, ce sens de la manœuvre, ces rebondissements perpétuels sont proprement ce qui fait le génie militaire. A une heure de l'après-midi, sous le couvert de quinze batteries défilées à l'ouest de Sainte-Sophie et au pied du Mont-Août, il lançait de Puits sa 52e division de réserve sur Fère-Champenoise (Attaque monstre à treize heures avec 52e division de réserve sur Fère-Champenoise. - Carnet de campagne du général Moussy - D'autres carnets disent à quinze heures trente. Deux régiments de la 52e division auraient seuls pris part à l'attaque avec quelques bataillons de la 17e division, qui les appuyaient en attaquant droit à l'est.), et, à sept heures du soir encore, il reprenait l'attaque des hauts de la gare, que notre artillerie battait énergiquement. Mais un cordon de mitrailleuses barrait la route de Bannes nos troupes ne purent " passer " et elles se repliaient vers minuit sur Connantre, quand une estafette à cheval les arrêta sur la voie ferrée pour leur enjoindre de se reporter au Puits-Perdu et d'y reprendre l'offensive le lendemain (" Allemands occupaient la route depuis Fère, la gare de Fère et plus loin dans la direction de Bannes. Et c'est à cette route que vint se heurter notre attaque. Il nous fut impossible de passer. La situation était critique pour moi comme pour mes chefs, quand je me rappelai que la voie ferrée, à l'arrivée de la gare de Fère, était encaissée fortement. Je m'y élançai et c'est là que j'installai ma compagnie, et il n'y avait pas trois minutes que j'y étais quand notre artillerie bombarda la gare de Fère. Je n'en étais pas à100 mètres. Je me reculai même un peu pour éviter les coups trop courts et, à minuit, silencieusement, sous la direction de mon chef de bataillon qui m'avait rejoint, nous allions regagner Connantre, quand une estafette à cheval nous arrêta sur la voie ferrée que nous suivions pour nous donner l'ordre de nous reporter au Puits-Perdu, pour y recommencer l'attaque le lendemain. Mais les Allemands ne nous laissèrent pas le choix, et c'est eux qui nous attaquèrent, et furieusement, au point du jour. " -Lettre du sous-lieutenant Firmin M..., Courrier de Sézanne du 10 septembre 1915.). C'est ainsi qu'un vrai chef sait tenir ses troupes en haleine. Une autre contre-offensive, exécutée dans la direction de Connantray par Eydoux et les éléments du XIe corps qu'il avait pu ressaisir, était plus heureuse le même soir et parvenait à réoccuper les hauteurs au nord d'OEuvy. Déjà, vers la cote 128, au moment où les troupes saxonnes franchissaient la Maurienne, le 114e s'était opposé à leur progression. La 60e division de réserve se déployait vers Semoine; la 9e division de cavalerie, qui avait " contribué " avec ses deux brigades de dragons (Séréville et Sailly), à limiter le recul dû à la surprise de Fère-Champenoise (Correspondance privée. On ne saurait trop rendre hommage, soit dit en passant, à cette belle 9e division, sous les ordres du général de l'Espée, dont l'activité a suffi pour en imposer à l'ennemi pendant toute la durée de la bataille et qui, en résistant à toutes les attaques de la flanc-garde saxonne, attaques qui n'ont pas cessé un seul jour, notamment à Sommesous, Vatry et Mailly, a couvert absolument jusqu'au bout la droite de la 9e armée. En ce qui concerne plus particulièrement la journée du 8, les deux hrigades de dragons et l'artillerie de corps avaient passé la nuit à Maillv, le général de l'Espée, avec la brigade de cuirassiers, à Villers-Herbisse. Le matin les dragons étaient sur pied dès 3 heures. Un bataillon du 248e , surpris à Sommesous, refluait par la route vers le sud. Le général de Séréville parvint à le dégager après un engagement assez vif et fut même assez heureux pour pouvoir prendre à revers, avec son artillerie, le piton 206, sud de Montépreux, que l'ennemi venait d'occuper. Vers 9 heures, le général de l'Espée envoya l'ordre de réunir la division entre Mailly et Semoine, d'où elle battit en retraite, devant les progrès de l'ennemi, jusqu'au plateau de l'Arbre-de-Justice. C'est là que de l'Espée fut lui-même touché, à 2 heures de l'après-midi, par l'ordre d'appuyer l'attaque du XVIIe corps sur Sompuis; mais, jugeant qu'il était trop tard pour opérer avec toute sa masse, il se contenta de détacher Séréville avec sa brigade et une batterie, dont l'intervention, en fin de bataille, eut surtout un effet moral.) appuyait ce mouvement avec sa brigade de cuirassiers (colonel de Gugnac). Et enfin, à notre gauche, Mondement, l'imprenable Mondement, continuait à résister.

Le repli du XIe corps sous des forces écrasantes n'en rendait pas moins éminemment précaire la situation du IXe, qui tenait la corne occidentale et le sud des marais. L'unité de l'effort ennemi ne pouvait manquer de se manifester dans la même journée par une tentative vigoureuse pour nous chasser de ces positions.

Là encore, - preuve que von Bülow et Von Hausen avaient concerté leurs mouvements, - l'attaque se déclancha en pleine nuit, aux approches de trois heures. Les malheureux châtelains, qui s'étaient endormis pleins de confiance, furent réveillés par un fracas d'explosions qui ne laissait aucun doute sur les intentions de l'ennemi. C'était l'habituelle préparation d'artillerie qui précède les grandes vagues d'assaut. Von Hemmich, qui commandait le Xe corps allemand, s'était renforcé dans la nuit d'éléments de la Garde et, par Oyes et Montgivroux, il essayait de s'infiltrer autour du château. " A trois heures du matin, dit le curé de Reuves, il fallut employer les mitrailleuses. ", Leur feu refoula l'ennemi sous bois. Humbert et Grossetti, dont l'action restait étroitement liée, combinaient dans le même moment une reprise de leur double mouvement convergent sur Saint-Prix: Boichut, à gauche, de Chapton, Barthal, à droite, du Haut-des-Grès, exécutaient sur Talus, Loisy, le Botrait, la crête du Poirier et Oyes ( " De 3 h. 30 à 5 heures, les 4e et 6e batteries (du 2e groupe du 49e régiment d'artillerie, colonel Barthal) bombardent le village d'Oyes. Puis les tirailleurs du colonel Feller se portent à l'attaque... A 8 h. 30, tir de contre-batterie sur positions ennemies supposées au nord de Ville venard. L'ennemi riposte immédiatement par un tir très violent de 150 qui neutralise le groupe. Le lieutenant Cheronnet (6e batterie) est tué à son poste. J'étais alors en conversation tèlèphonique avec lui, du poste de commandement. Je me rends aussitôt à la batterie il est assis derrière un caisson, sans blessure apparente, dans la position même où il a été atteint. Auprès de lui, un sous-officier, tué, tient encore à l'oreille l'écouteur de l'appareil téléphonique... - Journal de marche du lieutenant Alouis - ), un tir de préparation systématique qui devait permettre à nos troupes d'aborder à l'aube ces positions. Mais l'ennemi ne cessait de recevoir des renforts. Des rassemblements étaient signalés vers Villevenard; de Joches, des colonnes de toutes armes marchaient vers Saint-Prix; derrière sa première ligne de batteries, entre Congy et Baye, une nouvelle artillerie se démasquait elle reprit le pilonnage du château, un moment suspendu pour le bond des troupes... Mondement, par ses fenêtres vides où dansent des lueurs d'incendie, regarde tomber autour de lui les pans de sa splendeur : à chaque instant, une brèche s'ouvre dans ses murs; ce qui reste des toitures s'effondre; la superbe limousine des châtelains est réduite en miettes; un cheval, le dernier de l'écurie, leur dernière chance d'évasion, réduit en bouillie. Les malheureux s'étaient blottis dans une cave la tour qui la surmontait s'écroule, et, de ses décombres, bouche en partie l'unique entrée de la cave; un peu plus, ils étaient emmurés vivants. Affolés, ils quittent leur abri, qui leur semble moins sûr que le plein air, et courent se réfugier sur le plateau, derrière un gros charme : un obus le fauche au-dessus de leur tête; d'autres " piquent " en terre tout autour d'eux. " Impossible de rester dehors, écrit l'abbé Robin. Nous rentrons au château: une bombe perce la façade juste à l'endroit où nous sommes. Pour comble de malheur, nos provisions de bouche sont épuisées. Nous nous décidons à partir. Mais M. Eugène Jacob ne peut nous suivre.

" Pour vous, dit-il, partez. Laissez-moi! "

Nous nous y refusons. On le portera, s'il le faut. Enfin il se décide. On part. Nous faisons des étapes d'environ 50 mètres... " De ce train, et battue par un feu d'enfer, jamais la petite caravane ne fût arrivée à destination, si elle n'avait rencontré une patrouille de gendarmes qui se rendaient à Sézanne : les braves Pandores acceptent, en passant par Broyes, de porter au général Humbert l'ardente supplication des fugitifs ( Asker dit que c'est un paysan qui, dans la nuit, remit au général Humbert un billet des fugitifs. Nous avons préféré suivre le récit du curé de Reuves, qui nous a été communiqué par M. l'abbé Millard). Le général leur dépêcha un de ses officiers avec une auto : par les routes défoncées, dans la nuit, sous les obus, ce fut miracle si les pauvres gens purent arriver sans autre méchef à Broyes, où l'encombrement était tel qu'ils durent passer le reste de la nuit sur des chaises. Le lendemain, une voiture les emmenait à Sézanne et ils prenaient le train pour Montereau. Mais l'émotion avait été trop forte pour M. Eugène Jacob, atteint d'une grave maladie de cœur, et qui expirait en débarquant…

Pour parer aux dangers que courait Mondement, Dubois, la veille, on le sait, avait détaché du corps de Moussy le 77e d'infanterie et l'avait envoyé en soutien des régiments de tirailleurs et de zouaves qui attaquaient sur Saint-Prix avec la 42e division. Le 77e avait bivouaqué au château de Montgivroux et, au matin, s'était déployé vers le Signal; une de ses reconnaissances, audacieusement poussée par le capitaine Hennon jusqu'à Soizy-aux-Bois, faisait deux prisonniers, - les premiers, dit-on, de la journée (Ces divers mouvements sont très bien marqués dans la relation du soldat Elie C..., le 77e à Mondement, qu'on trouvera à l'Appendice. ). Ce fut toute sa part dans l'attaque qui fut très brillante et jeta le désarroi chez l'ennemi, surpris par ceux qu'il comptait surprendre : à six heures et demie du matin, maître du ruisseau et du petit bois au sud-ouest d'Oyes, le colonel Eon (aujourd'hui général), qui commandait l'attaque de droite, lançait les tirailleurs et les zouaves à l'assaut du Poirier, s'en emparait et complétait ce beau fait d'armes par la conquête d'Oyes et de sa croupe. Pendant ce temps le colonel Trouchaud, commandant la 84e brigade, qui dirigeait l'attaque de gauche dans la 42e division, lançait le 162e sur Soizy-aux-Bois qu'il emportait à la baïonnette et où il se mettait en liaison avec les troupes de droite par une compagnie du 77e. Le 8e chasseurs occupait le bois du Botrait; le 16e le bois des Grandes-Garennes, qu'il nettoyait avec un bataillon du 151e parvenu à prendre pied aux Culots. Une exploitation plus grande du succès était-elle possible dès ce moment? Cros et Fellert craignirent-ils d'être débordés ou de se heurter aux formidables organisations de l'ennemi vers Voizy et les Usages? L'un sur le Poirier, l'autre sur Reuves et Oyes, tous deux estimèrent qu'ils devaient se cantonner provisoirement dans la défense de leurs nouvelles positions. Et la suite des événements montra qu'ils n'avaient peut-être pas tort. Deux groupes d'artillerie de corps s'étaient portés en arrière de nos tranchées; sur le Signal du Poirier ils y rendaient quelque service à la 42e division qui, magnifique d'allant, continuait seule son mouvement sur Saint-Prix et le Petit-Morin ( Il ne semble pas cependant que ses éléments aient dépassé la cote 140 [chapelle et pont de Saint-Prix]. La pluie tombait et rendait très pénibles les combats sous bois. Une impression confuse se dégageait de ces rencontres, où tantôt il paraissait que la résistance a1lemande faiblissait et que l'ennemi s'apprêtait à la retraite et tantôt on croyait à une orientation nouvelle de son attaque. L'ennemi, quoi qu'il en soit, travaillait fiévreusement à l'organisation défensive de Talus-Saint-Prix, que le groupe Ménètrier, installé à midi près de l'éolienne, à la Villeneuve, d'où l'on tient le village sous ses vues, contrecarrait de son mieux. Le groupe Aubertin assurait l'avance du 151e vers les Culots; le groupe Alvin était en surveillance, depuis 11 heures, vers le Signal du Poirier; les deux groupes Coffec travaillaient pour le compte de la division marocaine. A la tombée de la nuit, toute cette artillerie, moins un groupe, resté en position au sud de Soizy, venait bivouaquer comme d'habitude autour de Chapton, dont la ferme continuait à servir de Quartier Général à l'état-major de la 42e division).Une partie de la brigade Blondlat demeurait sur la ligue Broussy-le-Petit - le Mesnil-Broussy; le 77e gardait la liaison du Poirier à Soizy. Il la garda même jusqu'assez tard dans l'après-midi (3 heures). A ce moment ( l'ordre de Dubois était arrivé à deux heures trente à l'état~major, mais il ne parvint à nos premières lignes qu'entre trois et quatre heures), un ordre de Dubois le réclama d'urgence pour renforcer sa droite, compromise par le fléchissement du corps voisin : le régiment devait être immédiatement dirigé sur Saint-Loup. Il partit. En pleine bataille, un vide aussi important dans nos lignes ne pouvait échapper à l'ennemi (D'autant qu'un certain trouble en était résulté dans nos effectifs. Les éléments du 77e rétrogradant peu à peu, la division marocaine croit à un ordre de repli général : elle se met à rétrograder à son tour. [E. C...] Mais le colonel Cros, par son énergique action personnelle, la ramena en avant), qui jugea le moment favorable pour tenter, par Oyes et Broussy-le-Petit, un nouvel effort sur Mondement.

Depuis la veille, en se couvrant par de légères tranchées, en s'aidant des cheminements naturels que lui offraient les lignes d'arbres et les roseaux, il gagnait, dans le palus, vers ces deux villages. Par la route même de Villevenard à Oyes, que borde un mince affluent du Petit-Morin, le Bonon, il se glissait à trois heures de l'après-midi ( Journal de l'instituteur Roland. La supérieure d'Andecy écrit de son côté : " Le ciel est obscurci par la poudre dont on respire les émanations ") vers la barricade établie à la hauteur de l'ancien prieuré de Saint-Gond. Nos positions avaient été au préalable fortement bombardées : les marais n'étaient qu'un brouillard de fumée ; les obus, toute la matinée, avaient plu " sur Oyes, Reuves, Mondement (le lundi, nous avons combattu plus à droite. Enfin, le mardi matin, nous retournons à Villevenard, environ sept heures du matin... L'ordre arrive à trois heures de l'après-midi d'avancer. Lettre du déserteur L… à l'abbé Millard,13 juin 1915) ". Un peu avant trois heures, ils commencèrent à s'abattre sur Saint-Gond.

Baigné de douves encore visibles sous la profusion des plantes d'eau, le prieuré désaffecté de Saint-Gond, sis au milieu des marais, y forme une manière d'îlot solide qui couvre environ sept arpents. C'est l'ancienne mesure celtique, demeurée en usage dans le pays. De l'abbaye primitive, brûlée par les huguenots, rebâtie au seizième siècle et convertie en prieuré, il ne reste presque rien; du prieuré lui-même il subsiste peu de chose, le tympan d'un portail, l'arc d'une jolie fenêtre Renaissance encastrée dans des débris de communs, un fragment de carrelage en briques vernissées de Chantemerle et deux ou trois peut-être des vieux arbres qui ombragent, an milieu de ces ruines, le toit rustique du dernier ermite de Saint-Gond, M. l'abbé Millard, correspondant de la Société nationale des Antiquaires de France et membre de la Société française d'archéologie. Le savant ecclésiastique vivait là, loin du monde, dans le commerce de ses livres et le bruyant voisinage du peuple des grenouilles, lesquelles ont bien pris leur revanche depuis le jour où saint Gond, dont elles dérangeaient les élans spirituels, obtint du Seigneur qu'il ne leur donnerait la voix qu'à tour de rôle. On assurait encore au dix-huitième siècle qu'il ne s'entendait jamais plus d'une grenouille dans les marais ( Mémoires historiques de la province de Champagne, par M. Baugier, seigneur de Breuvery, 1721 V. à l'appendice.). Mais, quand le prieuré fut désaffecté, sans doute l'interdiction tomba-t-elle, et l'abbé Millard est une âme trop pleine de mansuétude pour en demander le rétablissement. Partagé entre ses travaux d'érudition et ses travaux champêtres, coiffé, pour se livrer aux uns, d'un fez écarlate qu'il a rapporté d'un pèlerinage â Jérusalem, et, pour se livrer aux autres, d'un chapeau de jonc qui le fait ressembler à tous les faneurs du voisinage, une crise d'hydropisie l'avait obligé d'interrompre, peu avant la guerre, la rédaction d'une Vie de saint Gond, à laquelle il veut consacrer le dernier effort de sa plume : il était au lit et à sa dix-huitième ponction quand on annonça l'approche des Allemands. " Je vais donc revoir Attila " , dit-il. Mais sa gouvernante ne l'entendait pas ainsi. C'est une maîtresse femme, qui, hors les cas réservés, mène les affaires de son maître tambour battant. " Qu'avez-vous à sauver ici, monsieur le curé ? En fait de paroissiens, vous n'avez que des grenouilles. Elles se défendront bien toutes seules contre votre ATTILA. Allons, houp ! " Et, dans une brouette, elle chargea son maître et l'emmena à Oyes (" je n'ai pas été emmené à Oyes dans une brouette par ma gouvernante, m'écrit avec une pointe de causticité M. l'abbé Millard : je suis parti le bâton de voyage à la main - et la bonne a mené le butin que j'emportais dans une brouette. C'était ma première sortie depuis dix-huit mois de maladie. L'effet de la brouette est à supprimer. Ne créons pas de légendes, puisqu'il s'agit de les démolir. " Lettre du 17 septembre 1916…Dont acte.)

Il était temps : nos tirailleurs arrivaient. L'endroit, un coude de la route et les bâtiments voisins, semblaient favorables à une embuscade. Un officier jette un ordre : avec des pierres sèches, des troncs d'arbres, des fagots, des meubles, des charrettes renversées, toutes sortes de matériaux empruntés au prieuré et à la ferme voisine de la Lune, les tirailleurs, en quelques minutes, eurent construit une imposante barricade. Quelques fils de fer et une tranchée continue, comme en pratiquaient les Allemands, auraient mieux fait l'affaire. Mais nous restions fidèles aux vieux errements, et, presque partout, nos hommes se battaient à découvert ou derrière de simples javelles et des troncs d'arbres. Telle quelle, avec ses deux petites "niches " (Expression de M. l'abbé Millard) aux extrémités pour recevoir des mitrailleuses, cette barricade tint assez bien son rôle, et les tirailleurs qui s'y étaient retranchés firent d'assez bonne besogne, de l'aveu même d'un des ennemis chargés d'emporter la position, le déserteur L..., qui, dès qu'il le put, se jeta dans la cave du prieuré. Malgré les volées de 75 qui balayaient "Chenaille, les Usages, Voisy, la côte de Saint-Prix " , les Allemands descendaient, espacés, les pentes des vignes . M. Roland, du fond de son hypogée, suivait à la jumelle tous leurs mouvements : " Derrière les maisons du village, les hommes d'infanterie fourmillent... Des pièces viennent s'installer contre les enclos et les jardins. " Peu après, " on voit s'avancer [les hommes] vers le marais par le ruisseau du Bonon ". La canicule avait tari le ruisseau, dont le lit, assez profond, offrait un bon défilement à l'ennemi. " Nous rampions comme des serpents et au feu de l'artillerie, écrivait quelque temps après L… à M. l'abbé Millard. Nous voilà enfin arrivés à l'abbaye, devant votre maison où se trouvait une embuscade. Aussitôt, les Sénégalais ( ?) nous tiraillent ; nous tombons comme des mouches. Les allemands crient : " baïonnette au canon ! " puis avancent rapidement… Quant à moi, je m'étais réfugié dans la cave du bout ; tout à l'arrière de la maison. " Il y resta jusqu'à huit heures du soir (C'est ce même déserteur dont il est question dans le journal de l'instituteur Roland. On sera peut-être curieux de connaître la fin de son odyssée. " Un soldat allemand, calot sur la tête, manteau sur le bras, sans armes, écrit à la date du 10 septembre M. Roland, vient à ma rencontre dans le chemin de traverse, amené par M. Léon Langlais. Il m'aborde et me demande en bon français d'accent... de le conduire à un commandant... Il s'est caché dans la cave du curé de Saint-Gond et il vient se rendre; il en a assez de combattre les siens, dont beaucoup habitent les environs de... Son village, dont je n'ai pas retenu le nom, est à ... kilomètres de la frontière. Il a profité de la retraite de son régiment... Il a reçu dans les marais une balle au doigt majeur de la main droite deux jours auparavant et il a besoin d'être pansé. Nous arrivons tout en causant au pré Canut et nous rencontrons un commandant du génie qui, à cheval, inspecte la plaine. Deux autres officiers se tiennent à ses côtés. Le prisonnier parle avec lui et répond aux questions qui lui sont posées. Les larmes montent aux yeux du... et il se sent rassuré, lorsque le commandant lui dit : " Ne crains rien, mon ami, on ne te fera pas de mal, on va soigner ta blessure et on te mettra un brassard de la Groix-Rouge. ") Dans l'intervalle, la barricade avait cédé ; plus à l'est, l'ennemi, par la chaussée de Joches, à mi-chemin de laquelle il avait poussé ses pièces légères sous les sapins de la Verrerie, nous refoulait de Broussy-le-Petit, puis de Mesnil-Broussy. Reuves tombait à son tour vers cinq heures. Oyes à six, malgré la splendide résistance des zouaves du capitaine Cuttoli (V. à l'Appendice. " Jour et nuit, nous disait un témoin, on se battit dans ces villages. C'étaient des coups de fusil, des charges à l'arme blanche, des cris, des râles, mêlés au ronflement des obus. " Au cours des mouvements de flux et de reflux qui jetaient l'un contre l'autre les deux adversaires, les villages furent pris et repris, d'après le même témoin, jusqu'à trois ou quatre fois. A Oyes, où le capitaine Eugène Parès, des tirailleurs algériens, était tombé le 6 septembre, nous perdions encore le lieutenant de Varennes qui, dans une reconnaissance, reçut une balle en plein front, le lieutenant Lebesgue de Germiny, dont la poitrine fut perforée par des éclats d'obus, l'adjudant Martin Marie, le ventre ouvert par une bombe. A Reuves où il est enterré près de son camarade du 2e tirailleurs, Fernand Ceséra, chevalier de la légion d'honneur comme lui, le capitaine Candelon avait la tête emportée par un boulet.) Derniers sursauts d'une résistance à bout de souffle! Tout notre gain de la matinée était perdu : la brigade Blondlat, à droite, reculait sur Allemant; les tirailleurs du colonel Cros et du colonel Fellert, à gauche, étaient ramenés assez rudement vers Montgivroux (" Dix-neuf heures. L'infanterie s'est repliée. Il n'y a personne entre l'ennemi et nous. Le groupe [2e du 49e d'artillerie] se replie sur la route de Mondement à Allemant, où il passe la nuit, couvert par les restes d'une ou deux compagnies de tirailleurs... Journée décisive au point de vue de la supériorité de l'artillerie allemande. Nous sommes à bout de forces. (Journal de marche du lieutenant Alouis.) Il convient d'ajouter qu'à 1h. 30 du matin, le groupe se remettait en position d'attente sur roues, le long et à l'est. de la route de Broyes et que la 6e batterie (Naud) se portait en avant, au petit jour, le long du chemin de Montgivroux, vers le château de Mondement. Cette batterie et la 4e étaient destinées par Humbert à flanquer le château et le village et il avait donné l'ordre de les établir dès la veille au soir. L'ordre, par suite de quelque erreur de transmission, n'ayant pas été exécuté, Humbert avait envoyé, dès l'aube, le colonel Barthal procéder lui-même à l'opération. Mais il était trop tard et, comme on le verra plus loin, les pièces, à peine installées, étaient obligées de se replier). L'ennemi poussait dans la nuit son avance " à 1500 mètres du village " et se retranchait dans les chaumes, où il attendait la pointe du jour pour reprendre son élan.

Il semble que tout soit dit. Mais Humbert, qui n'a plus en réserve que le bataillon de zouaves Tisseyre, veut qu'on tienne quand même, qu'on s'accroche à tous les plis du terrain; il ne permet pas à son artillerie, prise sous des feux violents, de chercher des positions à l'arrière. Dubois, son chef, qui, tantôt à droite, tantôt à gauche, suivant les oscillations de la bataille, a trouvé le moyen pendant trois jours et tout en défendant pied à pied l'énorme front qui lui était confié, de venir en aide aux corps voisins, n'est pas moins intraitable et n'excuse aucune défaillance : à l'un de ses divisionnaires, débordé, il écrit que son mouvement de retraite est inadmissible, qu'il fallait faire charger les fuyards et que tout manquement aux ordres donnés engagerait gravement la responsabilité du destinataire ; sur sa nouvelle ligne Montgivroux-Allemant-Mont-Août-Puits, en attendant l'arrivée du 77e , qui s'est mis en route pour Saint-Loup à cinq heures du soir sous une pluie battante, il travaille à fortifier son flanc droit, découvert par le repli du XIe corps; Eydoux, de son côté, derrière Gourgançon, reforme ses effectifs désagrégés et, de cette poussière, refait en quelques heures une armée. D'ailleurs, Si nous ployons sur notre centre, Franchet d'Espérey, à notre gauche, va de l'avant presque sur toute la ligne : Maud'huy, avec le XVIIIe corps, a forcé le passage du Petit-Morin et s'est emparé de Marchais-en-Brie; Hache, avec le IIIe corps, déblaie la route de Montmirail où il entrera le 9, à onze heures du matin, et dirige ainsi une menace de flanc sur les corps ennemis qui continuent de marquer le pas dans la région de Charleville-Corfélix. Cette menace est encore aggravée à la fin de la journée par les gains du Xe corps vers Boissy-le-Repos. Flux et reflux, c'est toute la bataille, et il n'y a pas lieu, malgré les apparences, de désespérer. Certains signes, d'ailleurs, révèlent chez l'ennemi un désarroi au moins égal au nôtre. " Une phrase d'un ordre pour cette journée du 8, trouvé sur un officier blessé, tend à montrer, dit M. Babin, que l'état-major ennemi n'a pas grande confiance dans la possibilité pour lui d'avancer; elle prescrit que les trains régimentaires auront leur timon tourné vers le nord. "

Est-ce déjà "l'effet de succion " ou de " ventouse " dont on a tant parlé, produit par l'attaque brusquée de Maunoury sur le flanc de von Klück, qui, pour parer à un enveloppement, s'est hâté de resserrer sa ligne imprudemment distendue? Quoi qu'il en soit, dès le 8, le grand quartier général allemand hésite de toute évidence, ne sait plus s'il doit poursuivre ou arrêter l'offensive (Que faut-il penser cependant des confidences d'un officier allemand "de marque " au journal espagnol Euzkadi et dont la Renaissance a publié un extrait dans son numéro du 14 Octobre 1916? La bataille de la Marne était à son quatrième jour.

." Il semblait que Maunoury allait s'épuisant dans ses formidables attaques. Mais von Klück s'affaiblissait aussi. C'est à ce moment que le général qui avait effectué l'offensive (von Klück) appela en toute urgence un corps d'armée de réserve, le IVe corps, qui était resté à Compiègne. Il l'appelait pour qu'il enveloppât à son tour les troupes de Maunoury et pour qu'il tombât par le nord sur Paris Mais Moltke eut connaissance du fait et, comme il voyait que le général von Bülow à son aile gauche était attaqué avec vigueur par le général Foch, il ordonna que les réserves de Compiègne allassent renforcer les rangs de Bülow et non ceux de von Klück. C'est ainsi que le généralissime termina son ouvrage. Le IVe corps dut effectuer une marche tournante. Il perdit beaucoup de temps et, à la dernière heure, lorsque le commandement acquit la conviction que le grand péril venait par l'Ourcq, ordre fut donné que la réserve qui allait vers Bülow revînt vers l'aile presque enveloppée. Mais il était trop tard déjà. ") Une journée presque entière se passera encore pour lui en tergiversations et, au cours de cette journée du 9, il tentera un effort suprême - qui n'était peut-être, après tout, qu'une manœuvre de la dernière heure pour nous tromper sur ses intentions.

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