LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR CHARLES LE GOFFIC
CHAPITRE IV
LA JOURNEE DU 7 SEPTEMBRE
Par le coin que l'ennemi vient d'enfoncer dans nos lignes, nous n'en avons pas moins perdu notre rectitude frontale. Si l'on jette un coup d'œil sur la carte, on s'aperçoit que Mondement, au matin du 7 septembre, est comme un grand promontoire battu de trois côtés, mais qui, par Oyes, Reuves et Broussy, conserve encore une assise assez large vers les marais : à droite, l'ennemi le presse par Bannes; à gauche, où il s'est infiltré malgré l'héroïsme du 162e de ligne, par la côte de l'Homme-Blanc et Soizy-aux-Bois, dont nous ne tenons plus que le village; de face, par le bois du Botrait, d'où, la veille, les bataillons de Ligny et Fralon, du régiment Gros, ne sont pas parvenus à le débusquer, après lui avoir enlevé, au prix de pertes sérieuses, la ferme de Montalard. Il la reprenait à l'aube et, avec elle, vers huit heures, le Signal du Poirier, vaste dôme dénudé, chauve calotte de craie, ridée de tranchées profondes, d'excavations en fer à cheval, qui sont des emplacements de batteries d'où son feu plongeait sur Reuves et Oyes. Entre Soizy et Charleville, nous occupons nous-mêmes, il est vrai, en saillant, la Villeneuve-lès-Charleville et nous y sommes en liaison étroite avec l'armée de Franchet d'Espérey qui, prévenu du danger que l'infiltration de Von Bülow fait courir à la 42e division, a donné l'ordre dans la nuit au Xe corps de s'engager à fond vers la droite pour dégager le terrain.
Mais, par suite d'une erreur d'information qui représentait ce corps en fâcheuse posture et sur le point de battre en retraite, Grossetti, dans le même temps, faisait évacuer la Villeneuve par le 151e de ligne, dont il craignait que le flanc gauche ne se trouvât découvert, et commandait au colonel Deville de se rabattre sur " les bois au sud " en maintenant sa liaison avec le 94e . Le repli s'était opéré sans bruit, par échelons, et à sept heures du matin, le 7, il ne restait plus un soldat français à la Villeneuve. C'est à ce moment qu'arrivait un contrordre de Grossetti, qui mieux renseigné sur la situation du Xe corps, invitait le colonel Deville à suspendre son mouvement. Il était trop tard et tout ce qu'on put faire fut d'essayer de reprendre la Villeneuve à moins de frais possible et après une sérieuse préparation d'artillerie par les groupes Ménétrier et Alvin. L'ennemi écrasait de ses fusants la route de Chapton à la Villeneuve. En outre, à deux heures de l'après-midi, le groupe Ménétrier, détaché au secours de la division marocaine, devait abandonner la partie pour en entamer une autre près de Mondement, à la gauche d'un groupe du 49e, contre les batteries ennemies installées sur la crête du Poirier d'où elles faisaient rage sur nos troupes. Ce n'est qu'au soir tombé que le 151e put rentrer à la Villeneuve, que l'ennemi, d'ailleurs, ignorant notre repli, continuait lui-même à bombarder. Un nouveau groupe d'artillerie (Aubertin) s'était mis en position au sud-ouest du bois du Bout-de-la-Ville. En même temps qu'il aidait à notre progression, il appuyait efficacement, par le feu qu'il dirigeait sur les abords de Charleville, un mouvement énergique du Xe corps prononcé à midi et qui nous rendait maîtres, vers six heures, de la Rue-le-Comte et du Recoude, qui sont des "écarts" (on appelle ainsi en Champagne les villages et hameaux dépendant d'une commune) de ce gros bourg. La forêt du Gault n'était pas encore complètement nettoyée : à sa corne du Clos-le-Roi, particulièrement, le 70e de Vitré faisait de lourdes pertes (Une fosse, au bord de la route du Clos-le-Roi au Gault, porte cette inscription: "Ici sont tombés quatre braves officiers français. Priez pour eux." Ce sont le capitaine Guillain, les lieutenants Chevrinet et Bassely, le sous-lieutenant Richard, tous quatre du 70e). Mais dans l'ensemble, le déblayage allait bon train et, sur le millier de prisonniers capturés dans la journée par Franchet d'Espérey, plus de la moitié revenaient au 41e de Rennes (colonel Passaga), qui avait " cueilli " à lui seul, dans la forêt du Gault et sur ses lisières du Chatelot et du Guébarré, 550 hommes, 6 mitrailleuses et 2 200 fusils (Plus de 400 blessés. Cf docteur V. ... En suivant les soldats de l'Ouest - Ouest-Eclair du 3 février 1917).
Grâce à cette diversion, la pression se faisait moins violente à notre gauche, vers Soizy-aux-Bois (" Au pied des hauteurs boisées qui dominent au nord du village, de grandes tombes s'alignent. Elles attestent l'acharnement des combats que soutinrent les braves du 162e, du 6e colonial, des 19e et 8e chasseurs à pied, des 5e et 7e tirailleurs, du 94e de ligne et du 2e zouaves qui dorment côte à côte sous les plis des drapeaux tricolores. " Gervais-Courtellemont, les Champs de bataille de la Marne.), où le 162e demeurait fortement engagé. Mais, au matin (C'est vers midi que la coopération du Xe corps devint vraiment effective. La nouvelle en fut portée à la connaissance des troupes à une heure et demie.), cette diversion n'avait pas encore fait sentir ses effets : battu par une artillerie puissante en position sur Chenaille et Andecy, le 162e, bien qu'appuyé lui-même par les deux groupes du colonel Coffec, l'un près de Chapton, l'autre près de la Ferme-des-Épées, en parvenait pas à déboucher de Soizy. Le village brûlait. A onze heures, le 162e était obligé de lâcher Soizy et de se replier vers le château de Chapton, dont le 16e bataillon de chasseurs, détaché à sa rescousse, l'aidait à défendre le parc; le colonel Margot était grièvement blessé au bois de la Branle, où le 94e et un bataillon du 151e flanquaient la gauche du 162e : à plusieurs reprises il avait fallu faire rallier par la cavalerie leurs unités disloquées. Le tir concentrique des batteries allemandes faisait de ce bois un vrai nid à obus et il devenait de plus en plus sensible que l'ennemi cherchait à couper la 42e division du gros de l'armée.
Ainsi s'expliquait le répit relatif qu'il accordait à notre centre. où la lutte avait pris surtout le caractère d'un duel d'artillerie ; des deux lignes de hauteurs qui bordent les marais, les batteries adverses se canonnaient réciproquement. Nos avions, le matin, étaient allés reconnaître l'emplacement des batteries allemandes. Nous tirions des coteaux de Mondement, de Broyes, du Mont-Août, cependant qu'en plaine deux de nos groupes, au sud-ouest de Reuves, surveillaient les débouchés de Saint-Prix, et deux autres, vers Bannes, les débouchés de Coizard et de Morains; les Allemands tiraient de Chenaille, de Congy, de Courjeonnet, de Toulon, du Mont-Aimé, dont les plissements boisés offraient des couverts propices à leur artillerie lourde. Les obus se croisaient au-dessus des marais, mais l'artillerie de l'ennemi avait une portée plus grande que la nôtre et il nous fallait répondre par la mobilité à ses feux écrasants. Vers onze heures, après une reconnaissance d'avion, un tir violent d'obusiers, qui décimait son personnel, obligeait la 5e batterie (capitaine de Boisricheux) du groupe Geiger à se replier sur l'échelon. Les autres batteries ne souffraient pas moins : le lieutenant Gripon, de la 4e , tombait mortellement frappé; le lieutenant Caron, de la 6e, blessé, restait à son poste, mais le chef d'escadron Geiger, atteint d'une blessure plus grave, devait passer le commandement du groupe au capitaine Naud. L'impression des combattants était que l'ennemi " avait pris la supériorité du feu (" La journée du 6 ne m'avait pas semblé décisive. Dans la journée du 7, l'ennemi a pris sur nous la supériorité du feu. Il ne fera que l'accroître le 8. ", Journal de marche du lieutenant Alouis, adjoint au chef d'escadron commandant le 2e groupe du 49e d'artillerie. Le capitaine de Boisricheux, dont il a été question plus haut, a été tué en mai 1915, le sous-lieutenant de la batterie, David, en 1916; le lieutenant de Croix, de la même batterie, avait été blessé le 30 août 1914). Partout, sur les collines, des fils téléphoniques, posés à ras du sol, reliaient ses observateurs aux batteries. M. Roland remarqua aussi, la nuit, " au-dessus de l'emplacement de ces batteries, de petits globes lumineux, des signes, certainement, de couleur rose ", mais qui n'étaient pas visibles sans doute pour nos observateurs. Si l'artillerie allemande manqua un moment de munitions à la Marne, il n'y paraissait pas encore (M. Gervais-Courtellemont estime " à plus de vingt mille ", (?) le nombre des " marmites de 150 " que vomirent à elles seules, sur le plateau de Mondement, le village, la ferme et le château, " les pièces lourdes de Villevenard "), et ses coups, par rapport aux nôtres, étaient dans la proportion de cinq contre un; les gros obus de 150 faisaient un bruit de sirène tournoyante qui arrachait des cris de délire aux assistants : " O Allemagne! glapissait un vieux major, les yeux au ciel, à chaque fois qu'un de ces monstres d'acier passait en mugissant.
Absorbées par une besogne moins lyrique, les réserves ennemies, dans les villages, procédaient à de minutieuses perquisitions domiciliaires. " Comme il y avait quatre jours que nous n'avions pas mangé, confesse un de leurs déserteurs (L... Lettre à l'abbé Millard. " Ils meurent de faim, constate de son côté la supérieure d'Andecy. On leur a dit : "Cherchez à manger. " Ils volent ce qu'ils trouvent. "), l'ordre avait été donné de piller tout ce qu'on trouverait. " Et tout y passa en effet, même l'argent des tiroirs (" Nous rentrons à la maison. Quel désastre! Les vitres brisées par les shrapnells, les fusils de chasse déposés à la mairie brisés dans la cour, le drapeau des sapeurs-pompiers et l'écharpe tricolore du buste de la République lacérés, les vieux sabres de sapeurs-pompiers pliés, le tronc de la caisse des écoles. forcé et volé, les plus belles pièces de la collection emportées : bracelets argent, bagues or, bronze, cuivre, monnaies et médailles anciennes et modernes (30 romaines, Romulus-Remus, Cérès, Augustin, les enfants à la Louve, Louis le Débonnaire, Bonaparte aux Pyramides, croix de soldat pontifical en argent, croix de la Légion d'honneur de 1830, palmes académiques, croix du Mérite agricole, médailles argent, vermeil et bronze de l'enseignement, pièces de 5 francs rares, etc.). Tout est retourné de la cave au grenier. Le vin bouché, la limonade, l'eau de Vichy n'existent plus. Nous marchons sur des piles de vaisselle cassée et sur les restes de leurs orgies. Montres, bracelets et une foule d'autres objets manquent à l'appel. Un tiroir secret du bureau du salon forcé et brûlé. Les chemises sont enlevées, avec beaucoup d'autre linge, dans les armoires bouleversées. Le violon, le phonographe, l'appareil à projections ont été forcés, une tirelire d'enfant éventrée et vidée. Aucun coin n'a échappé aux investigations cupides des barbares, qui convoitaient l'or, l'argent, les objets de valeur et bibelots. " - journal de l'instituteur Roland ). Après quoi, comme à Villevenard, où ils avaient forcé le tronc de la caisse des écoles, et par fidélité à leur vieux goût national de la scatologie, les goujats se soulageaient sur les tables, dans les meubles, au milieu des lits; à la mairie de Fromentières, ils empruntaient pour le même usage le chapeau haut de forme de l'instituteur Siégel et en coiffaient " avec son contenu " le buste de la République (" Tout le linge a disparu... Mon chapeau haut de forme a servi de... et ils en ont coiffé avec son contenu le buste de notre République à la mairie. On avait enfermé dans l'église les rares habitants demeurés pour pouvoir piller plus à l'aise. C'étaient des Poméraniens. " Récit de M. Siégel, instituteur à Fromentières). Amusettes de soldats! Les chefs se réservaient les châteaux, tant anciens que modernes, couronne aristocratique des marais, qu'ils ne brûlaient pas tous, comme Mondement et Chapelaine, mais qu'ils dévalisaient sans exception, depuis l'aimable Congy, qui appartient à M. Patenôtre, jusqu'à Baye, aux tours mangées de mousse, qui virent naître Marion de Lorme et sombrer dans une opération de cambriolage attestée par les inscriptions de leurs portes d'honneur du duc de Brunswick, gendre de Guillaume Il (V. à l'Appendice le rapport sur les vols commis à Baye.). Moins dangereuses, mais aussi pénibles que la guerre de mouvement, ces razzias donnaient chaud. Le gosier allemand, à la veille de la Marne, se sentait capable d'absorber toute la Champagne. Ce n'était pas seulement à table que les bouchons sautaient au témoignage des riverains, les officiers allemands se faisaient suivre par des brouettes, des voitures d'enfants, pleines de bouteilles de champagne, qu'ils vidaient le long de la route. Impitoyables pour leurs caves, du moins se montraient-ils d'assez bonne composition pour les personnes des habitants. Il y eut des atrocités commises dans la Marne, comme en Lorraine et en Belgique, mais en moins grand nombre et qui furent presque toujours le fait de soldats isolés (V. à l'Appendice le rapport officiel sur ces atrocités). Visiblement, la troupe avait ordre de ne pas trop bousculer cette population de vignerons, comme elle avait ordre de respecter les vignes elles-mêmes. en vue de la récolte prochaine qui devait être " la récolte du kaiser " . Nulle incertitude d'ailleurs, aucune crainte chez les hommes sur l'issue de la lutte. Ils ne s'étonnaient même pas de la résistance opposée par les Français : c'étaient les derniers coups de boutoir de la bête sur ses fins. Demain, ce soir peut-être, sonnerait l'hallali. Et, tout de suite après, ce serait l'entrée dans Paris, la curée. Sur la côte de Chenaille, dont il gardait les grottes, un Allemand de trente-cinq ans environ, à " physionomie grave, presque timide " tirait sa montre à boîtier de corne devant l'instituteur et, le doigt sur l'aiguille, demandait : " Midi ici - Paris là? " - " Dans son imagination, dit M. Roland, Paris se trouve à 5 kilomètres derrière les marais et les Français défendent les approches de la capitale. "Avant d'emporter Paris, il fallait commencer par emporter Mondement, le plateau de Sézanne, la ligne de l'Aube, et les choses n'allaient pas aussi vite que l'espérait la naïveté allemande. La 42e division tenait toujours ferme entre la forêt du Gault et Soizy-aux-Bois. Aucun sacrifice ne lui coûtait, non plus qu'au Xe corps le 2e de ligne perdait à lui seul, devant Charleville, son chef, le colonel Pérez, la moitié de ses officiers et près des deux tiers de son effectif. Mais les pertes ennemies étaient encore plus sévères. Grossetti, qui commandait la division de Verdun, valait Humhert, qui commandait la 1e division de marche du Maroc, et dans ce Corse massif (Le général Grossetti, qui commanda la 42e division du 28 août au 8 novembre 1914, est né à Paris, mais d'origine corse, disent les uns, italienne, selon d'autres. " C'est à lui, écrivait un des plus brillants officiers supérieurs placés sous ses ordres, qu'on doit la résistance de l'aile gauche de Foch en attendant l'arrivée du Xe corps. Il y a fait preuve de qualités de commandement et de ténacité admirables. "), à qui son imperturbable tranquillité sous les obus devait créer, comme à Gustave-Adolphe, une légende d'invulnérabilité, s'ébauchait déjà la figure semi-fabuleuse du " Taureau de l'Yser ", du futur vainqueur de Pervyse et de Ramscapelle. Peu content d'avoir élargi notre assiette autour de la Villeneuve, il voulait reprendre Soizy et Saint-Prix avec l'aide de la brigade marocaine qui, pourtant, venait de perdre Oyes, aux lisières de laquelle l'ennemi organisait un blockhaus de flanquement garni de mitrailleuses. Ces navettes audacieuses, c'est ce que Grossetti appelait "faire du métier ". Mais Dubois, dans l'intervalle, avait envoyé à Humbert le meilleur de ses régiments, son 77e, provisoirement disponible et qui, en réserve à Allemant dès midi, lui assurait un précieux soutien éventuel. La coopération de la division marocaine était ainsi rendue possible et, à cinq heures du soir, l'attaque se déclenchait, montée vers le bois de Saint-Gond par les tirailleurs du colonel Gros et, vers le Bois de la Branle et Soizy, par la 42e division. Sur les deux fronts elle se heurtait à une muraille d'obus (" A 16 heures, le 16e bataillon de chasseurs avait déjà tenté un mouvement offensif sur la crête située au nord du château de Chapton. Pris de flanc par les mitrailleuses, il stoppe et se terre. De 17 à 19 heures, le 94e contre-attaque à son tour pour reprendre le terrain perdu, mais sans succès. A la nuit, il bivouaque aux environs du parc et de la ferme de Chapton... Si dure qu'ait été pour la 42e division cette journée du 7, on peut juger cependant combien fut opportun le mouvement qui l'amena dans la direction de Soizy-la-Villeneuve. Quelques heures de retard, et les Allemands se fussent enfoncés vers le sud, tournant définitivement les marais de Saint-Gond par l'ouest, alors que les corps d'armée français, à l'est, fléchissaient sous la pression. La ténacité des troupes a été au-dessus de tout éloge. Si on avait lâché pied à Chapton ou à la Villeneuve, on pouvait craindre un désastre. - " Que vous soyez à la Villeneuve ou au bois du Bout-de-la-Ville, disait l'officier de liaison de la 5e armée au général Grossetti, peu importe, l'essentiel est de tenir. Vous tenez, cela va bien. " Journal du général X… ), mais elle contenait l'ennemi et lui imposait une attitude défensive Mondement, pour quelques heures, était sauvé.
La situation du château, jusque-là n'avait pas laissé d'être passablement critique. L'ennemi, attaquant sur le bois de Saint-Gond au lever du jour, en avait refoulé, après une lutte de deux heures, les tirailleurs du colonel Cros et les éléments du régiment Fellert qui les soutenaient vers Oyes. Humbert avait dû appeler de Broussy la brigade Blondlat, où elle pouvait ne laisser qu'un rideau en raison de la faible insistance de l'ennemi sur notre centre, et, avec deux de ses bataillons (Sautel et Lachèze), il s'était hâté d'organiser Montgivroux - Mondement. Mais ce front même ne couvrait que faiblement la position, sur laquelle l'ennemi portait tout son effort. Trois de nos batteries, installées à proximité du château, fouillaient fiévreusement les bois, d'où l'on s'attendait à le voir déboucher en masses profondes. Les Allemands n'avaient pas encore répondu à notre feu. Ils faisaient approcher sans doute leurs batteries lourdes. A neuf heures seulement, le premier obus tomba sur le château, fit sauter un pan de mur près d'une des tours d'angle. D'autres obus tombèrent aux deux ailes, puis sur la toiture qui vola en éclats ( Trois batteries installées à proximité de nous ouvrent le feu dans la direction de Talus. Les Allemands tardèrent à répondre. Vers neuf heures, leur premier coup de canon fit sauter un pan de mur près de la tour; de temps en temps, aux deux ailes, la toiture volait en éclats. - Récit du curé de Reuves- ). Le feu se ralentit un peu vers midi. Humbert arrivait justement, tout hennissant encore de la bataille et l'appétit fouetté par une longue randonnée à travers nos lignes. Il vient déjeuner, note le curé de Reuves. " Il est vif, alerte, joyeux. " , et c'est une stupeur pour le bon ecclésiastique, qui préférerait un quignon de pain bis grignoté en paix à tous les festins du monde servis sous les obus, de l'entendre réclamer " nappes et serviettes " et vouloir faire les honneurs de sa table, dans la grande salle à manger, à toute la famille Jacob. Quelle " exigence " et en quel moment! Mais cette gaieté sous le bombardement n'est pas en somme un mauvais signe; le moral du chef fait bien préjuger du moral des hommes. " Il les tient dans la main, dit l'abbé Robin; au moindre signe, il est obéi; "
Il a suffi qu'il leur dit : " Il faut qu'on résiste, il y va du sort de la France. "
Et tous ont compris. Cette crânerie du chef, ce dédain absolu du danger qui, au plus fort du marmitage, le fait se tenir, avec son officier d'état-major, " tantôt au pied d'une des tours, tantôt à côté de l'église, inspectant de ses jumelles la grande plaine qui s'étend à ses pieds ( ASKER op. cit.) ", et où le 77e , sous un soleil torride, se déploie en éventail vers Allemant, sont le meilleur des toniques pour ses hommes. Mais ils vont attirer la foudre sur Mondement. L'ennemi a dû savoir que nous avions là notre poste de commandement : à peine le déjeuner expédié, le château, l'église, les champs, les routes, sont littéralement inondés de 105 et de 150. Le médecin principal Baur, qui regardait la bataille, adossé contre un gros orme, est tué net : l'obus, éclatant à sa hauteur, fauche en même temps l'arbre et l'homme. Un autre obus tombe sur l'escorte du général, tuant ou blessant plusieurs cavaliers; les routes deviennent impraticables aux autos. Humbert reste gai, plein de confiance. " Les Allemands, dit-il pittoresquement, sont embouteillés. Mondement forme bouchon. A tout prix, il faut qu'il tienne. Et, pour qu'il tienne, Humbert " sacrifiera [s'il faut] jusqu'au dernier homme et à la dernière cartouche " . Ses soldats approuvent de la tête. La mort est légère aujourd'hui. L'abbé Robin, à six heures, avise un groupe de zouaves, noirs de poudre, les baïonnettes tordues, qui rentrent au château, et il leur demande naïvement s'ils ont " triomphé ".
- Nous avons repoussé les Allemands, répondent-ils, mais pas aussi loin qu'il aurait fallu. Demain, nous reprendrons l'offensive, - ou ce soir...
Ils ne disaient pas de quelles pertes ils avaient payé leur légère avance et qu'une seule " action spéciale " , au cours de cette journée du 7, nous avait coûté " les cinq sixièmes d'un effectif de 1200 Marocains (La guerre en Champagne. Mais ces chiffres, croyons-nous, ne doivent être acceptés que sous bénéfice d'inventaire). " Mondement attirant de plus en plus le feu ennemi, Humbert, dans l'après-midi, avait dû transporter son poste de commandement à la lisière sud du bois, son quartier général au château de Broyes (Ou château des Pucelles.), moins exposé et plus central. Broyes est une ancienne baronnie dont les seigneurs, fort puissants, possédaient au onzième siècle toute la paroisse de Sézanne, détachée de l'héritage de Saint-Martin de Tours. Elle est à moitié route d'Oyes et de Sézanne. C'est une assez belle construction, avec un grand porche et ces grands toits plongeants de tuiles rousses qui sont communs à tous les manoirs d'ici : de sa terrasse, la vue du général enveloppait la plaine de l'Aube jusqu'à Troyes. Ce n'était plus un épisode, mais la bataille tout entière qui se déployait devant lui, comme sur une grande carte en relief. " Le soir, à la nuit tombante, écrit l'officier d'état-major qui signe Asker, l'immense plaine apparaît dans un poudroiement fabuleux, enveloppée de teinte cuivrée, rougissante, où tout se mêle en une vision d'Apocalypse: derniers rayons d'un soleil d'été, tourbillon de toute cette poussière remuée par les canons, les fantassins et les cavaliers, éclatements innombrables des obus, flammes des grands incendies. Et comme l'on comprend, du haut de cette terrasse, à quel point il est indispensable, essentiel, que notre division tienne bon! (ASKER op. cit.. C'est presque dans les mêmes termes que s'exprime un autre combattant, le soldat Elie C..., du 77e : " La vue est superbe de Broyes. Comme on se rendait compte de l'importance de la position de Mondement, en mesurant du regard la plaine qui s'étend jusqu'à Troyes, et ce n'est pas sans frissonner qu'on imaginait la retraite en pareil lieu ! ") "
Elle tiendra. L'état-major de la division, en se retirant et pressé sans doute de soucis plus immédiats, avait oublié à Mondement les pauvres civils jetés par un caprice de la Providence au milieu de cette tornade de feu. Mais le château continuait à servir de caserne aux soldats, qui s'efforçaient, gentiment, de rassurer leurs hôtes. Quand la fusillade crépitait un peu trop près, ils leur expliquaient que c'étaient " nos lebels " qui tiraient. D'ailleurs, le bombardement s'était apaisé; le gros de l'orage semblait passé. " Les A1lemands doivent être repoussés, écrit l'abbé Robin le soir du 7. Du moins nous le pensons . " Cet optimisme devait recevoir un rude coup dans la nuit, mais, en ce moment, il n'avait rien de déraisonnable. Si l'ennemi avait pris Oyes, nous continuions d'occuper Reuves et les trois Broussy, où il se contentait de nous bombarder sans prononcer d'attaque sérieuse. Il ne s'était même pas entêté sur Bannes. A la vérité et dès l'origine, il semblait avoir voulu négliger ce passage, bien que, de Bannes à Fère-Champenoise, il n'y ait guère plus de 7 kilomètres en ligne directe, préférant, pour marcher sur Fère, emprunter la grande route qui passe à Morains et qui se rapproche insensiblement de la voie ferrée. Mais ses progrès sur cette partie du front n'étaient pas encore très sensibles jusqu'à midi.
Le bataillon Nacquart, un peu avant huit heures du matin, le 7, avait bien dû lâcher Morains et se replier vers ses lisières, menacé qu'il était d'être coupé par des forces ennemies qui s'avançaient avec des mitrailleuses le long de la voie ferrée; du même coup, la compagnie du 77e , en flanc-garde à Aulnay-aux-Planches, se voyait obligée de repasser les marais (" Le commandant de la compagnie du 77e , qui était à Aulnay-aux-Planches, rentre à Bannes et rend compte au colonel Lestoquoi que l'ennemi canonne Morains-le-Petit, que des mitrailleuses et de l'infanterie suivent la voie ferrée et arrivent sur Morains-le-Petit vers huit heures. Le colonel en avise le général Moussy. Mais le 32e, qui était à Morains, avait déjà commencé son mouvement de repli. " Carnet de campagne du général Moussy ). La perte de Morains était surtout sensible. Mais l'artillerie allemande nous prenait de plein fouet sur ce point de notre front qui faisait charnière entre le IXe et le XIe corps. Quelque flottement, dès le début, s'en était suivi à leurs ailes : puis l'ennemi avait là sa Garde, en flèche vers nos lignes. Aussitôt prévenu, le général Radiguet, commandant la 21e division, faisait ouvrir le feu sur Morains et, le soir encore, apprenant que le village était toujours occupé et en ayant besoin pour le ravitaillement en eau de ses troupes de gauche, il priait Moussy, qui commandait la division voisine du IXe corps, de le faire battre à la mélinite, de six heures à six heures vingt du soir, concurremment avec sa propre artillerie. La 41e brigade, après cette préparation, devait essayer reprendre le village. Moussy lui-même, pour dégager la gauche du XIe corps, montait dans l'après-midi, avec le 90e , sur Aulnizeux et Aulnay-aux-Planches, de l'autre côté des marais, une attaque de flanc conduite par son chef d'état-major, le commandant Jette, qui emportait le premier de ces villages et arrêtait complètement l'offensive ennemie. Pas pour longtemps sans doute et, dans la nuit même, Aulnizeux nous était repris et le commandant Jette tué (Officier très remarquable et dont la perte se fit très vivement sentir à l'état-major de la 17e division après la retraite allemande, on le retrouva " la tête criblée de balles ". En même temps que lui, furent tués les lieutenants de Vareilles-Sommières, Terpereau et Alloncle. D'après l'abbé G. Voillereau, l'attaque aurait eu lieu à huit heures du soir, " le gros du régiment se trouvant aux fermes d'Aulnay... Les Allemands veillaient dans leurs tranchées bien dissimulées d'Aulnizeux. Un détachement, commandé par le lieutenant de Vareilles-Sommières, fit le tour du village pour surprendre les Allemands par derrière. Les Boches les laissèrent approcher et 1es massacrèrent à bout portant. Cependant le commandant Jette faisait sonner la charge. Certains affirment [au contraire] que la charge fut sonnée à la française par les Allemands pour tromper nos soldats. Ceux-ci se ruèrent alors sur les tranchées ennemies, chargèrent à la baïonnette jusque dans les rues, etc. " Mais, en définitive, l'abbé Voillereau croit que l'attaque échoua. C'est qu'il y en eut plusieurs et Moussy, certainement, à sept heures du soir, fut avisé par le sous-lieutenant du génie Bouchère qu'Aulnizeux était à nous ). Mais il n'avait pas fallu moins de trois attaques à l'ennemi pour nous déloger du village. Presque partout ainsi, devant la ferme attitude de nos troupes et malgré l'entrée en jeu de leur artillerie lourde, défilée vers Clamanges, les Allemands avaient dû " suspendre leur marche en avant... Nous étions restés les maîtres du champ de bataille (Lettre d'un aumônier militaire dans l'Eclaîr du 17 février 1915) " Entendez par là que, si nous gagnions peu de terrain, nous en perdions aussi très peu, et c'est tout ce qu'on nous demandait provisoirement. Aux issues d'Ecury, où le 3e régiment Alexandre était entré vers midi, dès le 6, comme aux issues de Morains, la lutte se poursuivait toute la journée du 7 sans aucun avantage pour l'ennemi (Archives cantonales de Vertus). D'ailleurs la 18e division, débarquée la veille à Troyes, venait d'être mise à la disposition d'Eydoux ses deux brigades (la 34e , général Guignabaudet, et la 35e , colonel Janin) bivouaquaient derrière les unités du XIe corps, la première vers Connantray, la seconde vers Normée (Pour préciser, la 34e brigade, par régiments échelonnés, dans les bois, au nord de la cote 179; la 35e , par régiments successifs, dans les bois, chevauchant la route de Fère-Champenoise, entre les cotes 159 et 156. Toutes deux étaient couvertes par les avant-postes du XIe corps. La 36e brigade (77e et 135e) et le bataillon Nacquart, du 32e régiment de la 35e brigade, coopéraient avec la 17e division depuis le 22 août), et elles devaient se déployer le lendemain. En attendant, le XIe corps, prolongé par la division Joppé, se tirait assez bien d'affaire sur la Somme champenoise, de Normée à Sommesous. L'encaissement de cette petite rivière aux eaux blanches entre de hauts talus boisées en faisait, il est vrai, une excellente ligne de défense. L'ennemi s'y butait sans rien obtenir. " De tons côtés il pleuvait des balles, lit-on, à la date du 7, sur le Carnet de route d'un officier allemand (Ce carnet, trouvé dans les tranchées de l'Aisne, a été publié par le Daily Telegraph du 19 octobre 1914. La traduction en est de l'abbé Néret). Nous ne pouvions pas avancer plus loin : l'ennemi était trop fort pour nous. A notre gauche, le XIXe corps [saxon] est arrivé à temps pour nous permettre de souffler un peu. Un feu infernal d'obus. Nous avions une soif terrible : un verre de Pilsen aurait été le bienvenu. Un obus, tout à coup, tombe dans le bois et tue six hommes de ma section; un second tombe droit au milieu de nous; impossible de résister plus longtemps, nous nous retirons. Nous essayons plusieurs fois d'atteindre le village de Lenharrée. mais l'artillerie de l'ennemi balayait tout le bois, de sorte qu'il nous était impossible de progresser. Et nous ne pouvions repérer les canons de l'ennemi. " La précision de notre tir étonnait l'officier, qui en donne cette raison étrange que les " gardes-corps " combattaient " sur un terrain que l'ennemi connaissait comme la paume de sa main " et qui était " un de ses champs de tir habituels " . Il s'étonnait également de " 1'immense réserve de munitions " que nous trouvions à lui opposer (v. à l'Appendice le récit complet de cet officier.). A notre extrême droite, la division de l'Espée continuait à boucher de son mieux 1e " hiatus " entre la 9e et la 4e armée et prenait le contact vers Sompuis avec le XVIIe corps de Cary, " qui avait réussi à gagner du terrain sur le XIXe " allemand (Gustave BABIN , op. cit. L'armée von Hausen, qui attaquait à la fois Foch et de Langle, comme Von Bülow attaquait à la fois Foch et Franchet d'Espérey, comptait trois corps le XIIe actif, le XIIe de réserve et le XIXe ).
La résistance qu'il rencontrait là, et particulièrement sur la Somme, faisait réfléchir Von Hausen qui demanda des renforts. Von Bülow, à notre gauche, sentant sa progression arrêtée entre Soizy-aux-Bois et Chapton, où nous le recevions sur nos baïonnettes, et, plus bas, vers la forêt du Gault et Charleville, faisait appel aussi à ses réserves. Elles arrivèrent dans la nuit. Une attaque massive sur nos deux ailes fut combinée pour trois heures du matin.
" Le temps est beau, un peu froid, note l'instituteur Roland. Dans la nuit, les incendies continuent à Oyes, Reuves, etc., à Villevenard même. " Torches tragiques plantées autour des marais et brûlant pour une sinistre veillée des armes! Nous touchions à la phase critique de la bataille.
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