LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR CHARLES LE GOFFIC

CHAPITRE III

LA JOURNEE DU 6 SEPTEMBRE

Quand l'aube se leva, le dimanche 6, tout encore était calme. On n'aurait pas dit que la guerre s'était abattue sur ce paysage mélancolique.. De l'immense nappe de troupes qui avait recouvert les abords des marais, rien n'apparaissait à l’œil nu; des halbrans s'appelaient dans les roseaux, que commençait à toucher la rouille de l'automne. La paix était si grande que les habitants, terrés dans les chambres sépulcrales de la côte, croyant tout danger écarté, sortirent de leurs trous et descendirent vers le village. Il était six heures. " En attendant le café, écrit l'instituteur Roland, nous gravissons l'éminence située à l'Ouest de l'école pour jeter un coup d’œil sur la plaine. Pas de soldats, aucun bruit.". Calme trompeur : des balles sifflent à leurs oreilles; nos troglodytes n'ont que le temps de faire demi-tour et de regagner leurs terriers.

Il ne s'agit encore pourtant que d'une fusillade d'avant-poste. Mais, à huit heures ("A huit heures, le canon se met à tonner tout près, sur Congy et Courjeonnet. La véritable bataille s'engage..." - Journal de l'instituteur Roland-), une voix puissante s’élève, de brefs éclairs rayent les hauteurs : le canon tonne. Nos troupes viennent de recevoir l'ordre fameux de Joffre, la proclamation immortelle, brève et nue comme une inscription antique, qui luit au fronton de la victoire de la Marne et que tous les Français connaissent par cœur :

 

" Au moment où s'engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. "

(Il sied, comme cela a déjà été fait, de mettre en regard de ce texte celui de l'ordre du jour trouvé a Vitry-le-François et signé du général Tulff von Tscheppe. Aucun document n'accuse mieux la " mentalité " allemande et l'abîme qui sépare les deux civilisations :

" Le but poursuivi par nos marches longues et pénibles est atteint. Les principales forces françaises ont dû accepter le combat après s'être continuellement repliées : la grande décision est indiscutablement proche. Demain donc la totalité des forces de l’armée allemande, ainsi que toutes celles de notre corps d'armée, devront être engagées sur toute la ligne allant de Paris à Verdun.

Pour sauver le bien-être et l’honneur de l’Allemagne, j’attends de chaque officier et soldat, malgré les combats durs et héroïques de ces derniers jours, qu’il accomplisse son devoir entièrement et jusqu’à son dernier souffle. Tout dépend du résultat de la journée de demain. "

Ainsi le bien-être passe avant l’honneur dans les préoccupations des soldats de la Kultur.)

Sur tout l'immense front qui court de l'Alsace au camp retranché de Paris, un frisson a passé à la lecture de cet ordre du jour. Enfin, les nuages dont s'enveloppait la stratégie dilatoire du généralissime sont dissipés : nos troupes peuvent lire dans la pensée profonde du chef; elles savent que, cette fois, si la victoire leur sourit, les clairons de la retraite ne viendront pas assombrir leur triomphe; elles savent aussi quel est l'enjeu formidable de la partie qui s'engage. C'est le choc décisif... Depuis les plus grands chefs jusqu'au plus humble des soldats, il n'est aucun de nous qui n’en ait la certitude (ASKER, op. cit. – " C'est la grande bataille d'où dépend le sort du pays. "-Carnet de campagne du général Moussy-). Cette conscience exacte de la situation, prise à la même heure et à tous les degrés de la hiérarchie par les soldats et les chefs, leur fait à tous la même âme (" Chacun de nous, du chef au dernier des soldats, avait au cœur la volonté implacable de vaincre. "- Lettre du général B..., colonel d'artillerie à la Marne-) : en même temps qu'elle les dispose aux sacrifices nécessaires, elle leur en découvre la noblesse et le sens; elle les baigne d'une lumière divine, comme à Marathon, à Bouvines et à Valmy. La bataille de la Marne, pleine d'inconnu, de mystère, du côté allemand, fut essentiellement chez nous la victoire de la Clarté.

Au moment où l'ordre du jour de Joffre parvient à nos troupes, la situation respective des armées Foch, Bülow et Hausen se présente à peu près comme suit: le Xe corps actif de von Bülow est placé face Baye-Congy; une fraction de la Garde, face Morains-Écury-le-Repos, le gros en réserve à Vertus, ses parcs d’artillerie à Étrechy; le XIIe corps saxon (actif) de von Hausen, face Normée-Vassimont; le XIIe corps saxon de réserve (D'après M. Babin, la 32e division du XIIe corps saxon opérait contre l'armée Foch, tandis que sa 25e division, par Vatry et Coole, attaquait dans la direction de Sompuis l'armée de Langle de Cary), face Sommesous. Dans l'armée Foch, la 42e division occupe les croupes de Saint-Prix, Soisy, le bois de Saint-Gond, la falaise de Mondement et le plateau de la Villeneuve-lès-Charleville ;

le IXe corps (division marocaine et 17e division) tient toute la lisière méridionale des marais, d'Oyes à Morains-le-Petit, avec des avant-gardes à Aulnay-aux-Planches, Aunilzeux, Vert-laGravelle, Coizard et Toulon-la-Montagne; le XIe corps prend la liaison à Morains-le-Petit, pointe orientale des marais, et s'étend, par Ecury-le-Repos, Normée et Lenharrée, jusqu'à Sommesous, avec avant-gardes vers Coligny et Pierre-Morains; la 9e division de cavalerie est à Mailly, avec avant-garde vers Vatry; les divisions de réserve du IXe et du XIe corps (52e et 60e divisions) sont entre Broussy et le Mont-Août, Sommesous et Oeuvy.

Le simple examen de ces positions indique bien que la 9e armée, numériquement inférieure aux armées adverses, doit provisoirement se borner à un rôle de défensive active, suivant l'expression militaire. Plus qu'aucune autre, elle " fait barrage " , et elle fait barrage au centre, c'est-à-dire au point le plus sensible de notre ligne : Foch enfoncé, tout notre dispositif craque, et c'est particulièrement l'échec de l'offensive commandée sur notre gauche à la 5e armée, qui opère dans la direction générale de Montmirail, avec Franchet d'Espérey, et, sur notre droite, à la 4e armée (de Langle de Cary), qui, victorieuse sur la Meuse le 27 août, brûle de reprendre sa marche en avant et opère dans la direction de Vitry-leFrançois. Mais, entre Humbauville, où s'appuie la gauche de cette 4e armée, et Sommesous, où s'appuie la droite du IXe corps, il y a un grand vide, un hiatus , de 15 kilomètres, que le général de l'Espée a reçu la délicate mission de boucher avec sa cavalerie. Par grand'chance, à cet hiatus en correspond un autre de l'armée allemande, qui s'apercevra trop tard que nous n'avions là qu'un rideau d'escadrons.

Maître par Esternay et Charleville de l'extrémité occidentale du plateau de Sézanne, von Bülow devait inévitablement chercher à occuper la totalité de ce plateau, dont l'ourlet abrupt commande toute la vallée de l'Aube, une immense étendue de pays jusqu'à Troyes, qui, par temps clair, profile ses tours à l'horizon. La pression va donc s'exercer sur nous vers la Villeneuve-lès-Charleville et Soizy, où la célèbre 42e division de Verdun et une fraction de l'armée de Franchet d'Espérey n'auront pas trop de leurs efforts réunis pour soutenir le choc. A l'est, la Garde, par Morains-le-Petit, les troupes Saxonnes, par les garennes de la Champagne pouilleuse, essayeront d'atteindre Fère et Sommesous. Au centre s'allongent les marais, la grande fosse verdâtre dont nous tenons fortement la lisière méridionale. appuyés sur les crêtes voisines. Mais que la double manœuvre de von Bülow et de von Hausen réussisse au sud, et voilà nos troupes bloquées, prises dans cette résille vaseuse qui verra se renouveler le désastre des Marie-Louise. Et peut-être, pour l'ennemi, eût-ce été la vraie tactique à suivre (Il semble d'ailleurs que l'ennemi s'en soit aperçu, mais trop tard sa manœuvre du 8 (attaque massive et simultanée de nos deux ailes, V. plus loin) correspond assez bien au plan indiqué. Jusque-là et sauf l'après-midi du 7, il attaque surtout à notre aile gauche. Encore ne put-il se résigner le 8 et le 9 à négliger Mondement et y perdit un temps précieux qui eût pu être mieux employé à nous forcer plus bas sur Sézanne, tout à fait en queue, par le Bout-de-la-Ville et Lachy.); c'était, en tout cas, la vieille manœuvre d'enveloppement chère aux stratèges d’outre-Rhin. Mais, pour qu'elle jouât à coup sûr, il eût fallu négliger de parti pris les marais et Mondement, nous tromper devant eux par une couverture et porter simultanément en queue de notre gauche et sur notre flanc droit l'effort des deux armées, qui se fussent rejointes à Sézanne ou à Pleurs. L'ennemi en jugea différemment. Hypnotisé par Mondement et le feu que nous dirigions des hauteurs voisines sur ses troupes, il voulut emporter de vive force le château, qui est bien la clef stratégique des marais, mais des marais seulement. Cette tactique le condamnait à emporter aussi la corne et la rive sud-ouest des marais. Il l'aurait pu le matin du 5, en doublant les étapes et alors que nous nous repliions sur Corroy. Cela devenait plus malaisé à partir du moment où nous faisions tête.

Les marais de Saint-Gond, qui s'étendent de l'est à l'ouest, non pas sur 15 lieues de long, comme l'écrivait, au dix-septième siècle, ce grand hâbleur de Bassompierre, mais sur 18 kilomètres de long et 4 ou 5 de large (M. l'abbé Voillereau, dans une lettre particulière qu'il veut bien nous adresser, précise : " Les marais couvrent 5000 hectares. 14 communes y ont des communaux Morains, Aulnay, Coligny, Aulnizeux, Vert-la-Gravelle, Coizard, Courjeonnnet, Villevenard, Talus, Oyes, Reuves, Broussy-le-Petit, Broussy-le-Grand et Bannes. Le président du syndicat des marais de Saint-Gond pour le dessèchement et veiller à l'écoulement des eaux est M. Renou, de Bannes. Actuellement, en dehors des parcelles qui appartiennent aux communes, les grands propriétaires de marais sont Mme de Saint-Genis, au château d'Aulnay, Renou-Triquenot, à Bannes, et M. Objeois, d'Amiens. "), sont coupés par un certain nombre de routes, dont quelques-unes, à vrai dire, ne sont que d'étroites chaussées. Les meilleures, les plus solides et les seules capables de porter de l'artillerie lourde, franchissent les marais à leurs extrémités (Saint-Prix, Morains-le-Petit) et au centre (de Joches à Broussy) (Cependant, vers Broussy, jusqu'au 8, l'ennemi ne poussa pas plus loin que la Verrerie, ancien établissement industriel transformé en ferme. Nous avions nous-mêmes des mitrailleuses au bout de l'allée de sapins, le dimanche. C'est ici, nous dit la fermière, Mme Lecourt, que le lieutenant Bloquel, du 3e zouaves, blessé au bras et dont le corps a été transporté au cimetière militaire de Coizard, fut achevé d'un coup de baïonnette dans la poitrine, afin de pouvoir le dépouiller de son argent. Les allemands avaient installé une demi-batterie dans l'allée et une ambulance à la Verrerie même. Et la preuve qu’ils brûlaient leurs morts ou qu'ils les emportaient, c'est que, quand je suis rentrée à la Verrerie après nos troupes, il y avait dans les pièces plusieurs centaines de paires de bottes usagées, une quantité incroyable de vêtements et des tas de cartouches aussi haut que la table (sic). Ces stocks provenaient surtout du 16 et du 53e d’infanterie allemande. ". Peut-être est-ce ici le lieu de noter, avec les Archives cantonales de Vertus, que le cas du lieutenant Bloquel fut loin d'être unique. Sur le territoire d'Ecury-le-Repos, " le sous-lieutenant Beneteau, du 337e, avait été blessé le 8 septembre: les barbares l'achevèrent indignement " ; sur les hauteurs qui dominent au sud l'église de Saint-Prix, " on a trouvé environ 200 cadavres dont la tête avait été brisée à coups de crosse de fusil ". Ce dernier fait est confirmé en partie par le rapport officiel de la Commission d'enquête du 6 mai l9l5, où il est dit que les soldats Maillet et Gagneau, du 2e zouaves, " ont vu, en se portant à l'attaque du village de Saint-Prix (Marne), les corps d'environ 25 tirailleurs algériens qui avaient eu le crâne défoncé avec leurs propres fusils. Les crosses étaient couvertes de sang ". Gagneau ajoutait que " le lieutenant qui commandait la section avait été dépouillé de toutes ses armes, de ses papiers, même de son alliance. "

Sans dédaigner par la suite les autres passages, l'ennemi travaillera d'abord à s'assurer la possession de ces trois routes essentielles. La plus grande partie de son artillerie lourde, d'ailleurs, demeurait en arrière, dans les plis des crêtes : Loizy-en-Brie, Courjeonnet, les Hauts de Congy, la côte de Chenaille, le bois d'Andecy ( Même au Signal du Poirier, quand il s'en empara, il n'avait que des batteries d'artillerie légère. " Plusieurs mois après la bataille, dit M. Gervais-Courtellemont, on pouvait y voir encore les profondes tranchées d'infanterie et les retranchement en fer à cheval d'une demi-batterie de 77; puis, tout à côté, dans l'alignement des fers à cheval, un profond entonnoir creusé par l'explosion d'un important dépôt de munitions... Dans la grande clairière, une autre demi-batterie, etc. -Les Champs de bataille de la Marne-)

Sur Morins-le-Petit, c'est la Garde qui attaque en réponse à notre offensive; sur la Somme, ce sont les corps saxons; sur Mondement, ce sont tour à tour ou en même temps les Hanovriens, les Poméraniens, les Brandebourgeois, et nulle part la lutte ne revêtit un caractère plus acharné.

Si la 42e division avait dû se replier derrière le Petit-Morin et le pont de Saint-Prix pour faire face aux violentes attaques de flanc que l'ennemi lui portait vers Charleville, on se rappelle que nous tenions toujours les Grandes-Garennes, l'Homme-Blanc, Soizy et le bois de Saint-Gond, qui couvrent Mondement au nord et a l'ouest (Au matin du 6 septembre, la situation de la 42e division était exactement la suivante le 162e (commandant Moisson), au-delà de Soizy dans le bois des Grandes-Garennes, à cheval sur la route Soizy-Baye, dominant la vallée du Petit-Morin; le 151e (colonel Deville) : deux bataillons au nord de la Villeneuve, son 3e bataillon formant réserve en liaison à sa gauche avec le Xe corps; le 94e (coloneL Margot) et les deux bataillons de chasseurs à pied (8e, commandant Clavel; 19e , commandant Ducornet), en arrière vers Chapton, prêts à soutenir les régiments engagés ou à les suivre, s'ils se portaient en avant; le 10e chasseurs à cheval (colonel Laurent) à Allemant; les cinq groupes d'artillerie au nord et à l'ouest de la Villeneuve.) : l'ennemi n'avait réussi à se glisser que dans le bois du Botrait, par où il essayait de gagner vers la ferme de Montalard. Oyes, Reuves, les Broussy, Bannes étaient encore à nous, tenus par le IXe corps, qui progressait même sur leurs chaussées avec Moussy et la 17e division (Moussy, simple brigadier, assurait depuis le 2 septembre le commandement provisoire de cette division, dont le titulaire était le général Dumas et où il fut remplacé par Guignabaudet.); mais Mondement, vaste quadrilatère flanqué de tours en poivrière, qui regarde par une de ses faces les marais, est exposé directement au feu des pièces établies sur Courjeonnet, Chenaille et Congy.

Le château, bien que d'une ornementation assez pauvre, a grande apparence en raison de sa masse surtout vers la route de Broyes, où donne la cour d’honneur, fermée par une grille en fer dont les piliers portent deux lions lampassés. Plusieurs fois restauré, il appartenait, en 1541, à une famille de Chasserat, qui le transmit par mariage aux de Geps, de qui il passa aux Lefèvre de Caumartin, puis à un Lestrange, capitaine de dragons et Provençal, qui s'en défit contre espèces sonnantes entre les mains d'un traitant de la région, Honoré Bérard, originaire de Cormontreuil, près Reims. Avec les bâtiments, Bérard avait acheté les titres et droits seigneuriaux, dont il était plus friand que du reste. il faillit lui en cuire sous la Révolution. Dénoncé par Oudet, agent national du district, comme un " être absolument immoral ", "coutumier des propos inciviques, suspect, avare, plaideur" , qui laisse périr ses comestibles et ses denrées, qui cherche " à affamer le peuple" , qui "a loué sa maison Vaugirard, rue du Bonnet-Rouge, à Clermont-Tonnerre, président de l'infâme club monarchique, pour y tenir ses séances " , il est arrêté le 23 octobre 1794 à Sézanne et les scellés sont posés sur son château. Une perquisition postérieure y fait découvrir quelques gerbes de blé non battues, une pièce de vin entamée, des pommes de terre avariées, cinq boisseaux d'avoine, onze douzaines de chanvre femelle, du chènevis épars sur le plancher et, - chose plus grave, - " deux paquets de poudre à tirer, une demi-livre de balles de plomb et un fusil de chasse de trois pieds quatre pouces de long, la crosse garnie de velours, la vergette dorée (Abbé A. Millard, Histoire de Sézanne.)

Il n'en fallait pas davantage, paraît-il, à cette candide époque, pour mettre un château en état de défense et mener son propriétaire à la lanterne. Mondement, dès lors, n'alimente plus la chronique: il s'endort jusqu'à la guerre. Il n'a pas trop déchu dans l'intervalle; il n'a pas fait trop de concessions au " confort moderne ", bien qu'appartenant à un agent de change de Paris, M. Arthur Jacob, qui y passait l'été et dont la veuve y habitait encore au 5 septembre avec un de ses fils, une institutrice et un assez nombreux domestique. Tout ce personnel s'éclipsa au premier bruit de l'invasion, à l'exception de l'institutrice. Très courageusement, M. Jacob fils, malgré la gravité de son état de santé, s'était imposé de rester à Mondement où il suppléait son frère, maire de la commune, mobilisé, et ce beau courage civique devait lui coûter cher. Un hôte inattendu se joignit aux Jacob dans la nuit du 5 au 6 septembre, l'abbé Robin, curé de Reuves. Le 4, des troupes françaises avaient cantonné à Reuves, mais elles n'avaient fait que passer. On les revit, le 5, à trois heures du soir. L'ordre de tenir les débouchés sud des marais venait d'arriver : une demi-batterie se défila derrière le village et presque aussitôt entra en action. L'artillerie allemande riposta les habitants descendirent dans leurs caves. Mais, "vers deux heures du matin." , d’autres troupes françaises, " venues de Villevenard (Il faut lire plutôt " de la direction de Villevenard ", car nos troupes, jusqu'au 10, ne rentrèrent pas dans le village. ), traversèrent Reuves en jetant un cri d'alarme ".

Ce qui restait de la population se dispersa; l'abbé Robin, pensant trouver un asile sûr à Mondement, s'y rendit en pleine nuit. Le château était déjà occupé: il lui fallut parlementer. On le laissa dormir dans la cour jusqu'au matin, où l'intervention de Mme Jacob lui ouvrit enfin l'accès des appartements. Ce fut une joie pour l'excellente dame que l'arrivée de ce nouvel hôte : elle l'accueillit comme un envoyé du ciel et voulut entendre !a messe, que l'abbé célébra dans l'église voisine. Il faisait jour à peine les écharpes de la brume traînaient sur les coteaux. Une détonation sourde creva le brouillard et des shrapnells tombèrent sur l'église L abbé et sa paroissienne rentrèrent vivement au château. La cour, les communs qui offraient naguère "le spectacle d une vaste caserne ", s'étaient vidés " en un clin d’œil " : les troupes avaient disparu sous bois. La canonnade n'en chômait pas d'un obus. Mais les projectiles allemands passaient au-dessus du château pour aller fouiller les couverts de la Chataigneraie à l'orée desquels l'artillerie coloniale avait installé ses pièces. Notre feu faiblissait il reprit son intensité dès que les trois batteries du groupe Geiger eurent pris position, vers onze heures, au sud et à l'est de Reuves. Rassurés par l'inaction de l'artillerie allemande sur Mondement, l'abbé Robin et son petit troupeau sortirent des caves où ils s'étaient réfugiés. Ils passèrent le reste de la journée fort tranquillement. " Le soir, écrit l'abbé, nous allons nous reposer sur nos lits, tout habillés. Les soldats reviennent dans la cour; ils délogent à la pointe du jour. "

Avant de s'attaquer au château et ne pouvant éteindre notre artillerie, l'ennemi, sans doute, avait voulu déblayer ses abords. Pour s'emparer de Mondement, il fallait commencer par nous déloger de Reuves, d'Oyes et des quelques crêtes boisées que la division marocaine, qui avait remplacé sur ce point de notre ligne la 42e division, occupait encore vers Saint-Prix. L'attaque allemande pouvait emprunter trois directions celle de la berge méridionale des marais, par où elle nous prenait de face; les routes convergentes de Soizy-aux-Bois et de la Villeneuve par où elle nous prenait à revers; la route en lacets de Saint-Prix, serpentant à travers le bois des Grandes-Garennes et le bois du Botrait, par où elle nous prenait de flanc. Cette dernière menace semble la plus pressante, l’ennemi dès neuf heures occupant déjà Montalard et progressant vers le Signal du Poirier et le bois de Saint-Gond. A l'issue de la journée du 6 cependant, toutes nos positions de la veille ou à peu près, sont conservées sur notre gauche et à notre centre.

Sur notre gauche, nous avons bien lâché un moment la Villeneuve, d'où le colonel Deville (aujourd'hui général) se portait à trois heures du malin, avec deux de ses bataillons, dans la direction de la Pommerose, au sud du Petit-Morin, qui lui avait été assigné comme objectif éventuel. Son 3e bataillon (commandant Morphous) demeurait entre la Villeneuve et Charleville, formant liaison avec le Xe corps; le 94e et les chasseurs se tenaient en réserve vers Chapton, prêts à suivre le mouvement, quand, vers six heures du matin, le colonel fut prévenu par un officier de cavalerie en reconnaissance dans le nord que l'artillerie ennemie s'avançait à grande allure de Corfélix et des Culots. Il s'agissait en réalité d'autos mitrailleuses blindées. Les trois groupes de l'artillerie divisionnaire qui appuyaient le mouvement de la colonne Deville ouvraient immédiatement le feu dans leur direction. Mais ta trombe passait, prenait d'enfilade un bataillon de droite du 151e et provoquait une oscillation générale de notre front qui laissait le colonel Boichut en l'air avec ses groupes d'artillerie. Le 151e réoccupait la Villeneuve vers neuf heures et demie, mais sans pouvoir déboucher du cimetière, que l'ennemi couvrait de mitraille : l’église s'embrasait; à six heures du soir un long râle, dont les vibrations se propagèrent jusqu'au sein des caves où se terrait la population, annonça la chute des cloches. Ce fut sur ce versant de la bataille, l'unique succès de l'ennemi, impuissant lui-même à déboucher de Charleville : l'artillerie Boichut, qui avait pu se dégager, s'était mise en batterie derrière la Villeneuve, au nord du Bout-de-la-Ville et vers le bois de Saint-Gond; les deux groupes du colonel Coffec (commandants Desbuissons et Desrousseaux) déclenchaient un tir serré sur la route nationale no 51, qu'essayaient d'emprunter les éléments hanovriens aux prises devant Soizy avec le 162e ; dans le bois même de la Branle, le 94e et le 16e bataillon de chasseurs (commandant Cheneble) n'avaient pas rompu d'une semelle. Grossetti, qui pendant la plus grande partie de la journée, s’ était tenu sur la route de Soizy, au nœud tactique de la bataille, conservait son quartier général à la ferme de Chapton. Mêmes oscillations et même redressement final à notre centre. Nous n’ avons pu sans doute enlever Congy. Le bataillon Sautel, dans la nuit du 5 au 6, avait trouvé vides (Vides n'est peut-être pas tout à fait le mot. Dans la nuit du 5 au 6, nous écrit le capitaine de Sales de Sabales, l'un des derniers officiers survivants du 1er bataillon du 1er zouaves qui opérait à Saint-Gond, le bataillon Sautel se heurta à Coizard à des bussards de la mort qui y passèrent la nuit. Quand nous pénétrâmes dans le village le 6 au matin, nous prîmes même quelques-uns de leurs chevaux.) Coizard et Joches et il commençait à obliquer vers Congy, quand il fut pris sous les projecteurs électriques installés dans les vignes de Courjeonnet (Suivant une tradition locale c'est à Courjeonnet, le 6, qu'aurait été grièvement blessé un des généraux de la Garde, le prince Hans von Wittenau. " Sans retard, le 7, à deux heures du matin, dit l'abbé Néret, il fut évacué sur Epernay, à l'hôpital Auban.Moët, où M. le docteur Verron le soigna durant quatre jours. " Or, au début de l'invasion (5 septembre), Epernay avait été frappé d'une contribution de guerre de 176550 francs. Le 9, la somme nous était intégralement restituée, "en considération, écrivait le général von Plettenberg, des soins donnés aux blessés allemands et dans l’ espoir que ces soins seraient continués. " Un tel acte de générosité de la part de l'ennemi a d'autant plus lieu d’étonner qu'il est unique. Aussi la légende s’en est emparée: on a notamment prétendu que le docteur Verron, qui soignait le prince von Wittenau, avait fixé ses honoraires à la somme même de 176550 francs. "Tous ceux qui connaissent 1’éminent chirurgien, disent les auteurs de la Guerre en Champagne, savent que la dignité de son caractère, la haute idée qu'il a toujours eue de sa profession et de ses devoirs, protestent contre une semblable fantaisie.) nos hommes aveuglés, impuissants à répondre au feu de l'ennemi qui demeurait dans l'ombre, tandis qu'ils lui offraient dans ce champ lumineux la plus complaisante des cibles, refluèrent précipitamment vers Joches, pour y attendre le jour. Le 3e régiment de zouaves (colonel Lévêque) venait justement d'y entrer avec les groupes d'artillerie Schneider et Martin, qui s'étaient risqués en pleine nuit sur l'étroite chaussée d'Anglure. A la vue de toutes ces chéchias, les habitants demeurés dans le village se crurent sauvés et poussèrent des cris de joie. On eut quelque mal à les calmer.

- Nous sommes sacrifiés d'avance, leur disaient les hommes. Mais le salut de l’armée l'exige. Si vous nous voyez gagner vers Congy, c'est que tout va bien. Sinon....

Ils achevaient la phrase dans un geste vague qui était une invite aux pauvres gens à ne pas se bercer de trop d'illusions ( Récit de Mme Bression, fermière à Joches). Le petit jour s’était levé. L'artillerie avait pu se mettre en batterie sur la cote 176, entre Joches et Courjeonnet. Mais la route de Congy, montueuse, balayée par les rafales ennemies, ne présentait d'autre défilement que les arbres plantés sur sa berme. De surcroît, Toulon-la-Montagne, qui flanquait à droite notre attaque, devenait intenable pour sa garnison. Du fer à cheval de hauteurs qui l'enserrent, notamment de Beaunay et de Loisy-en-Brie, l’ennemi l'écrasait de ses pièces lourdes : le bois du Razet, à sa crête, craquait, se couchait, comme sous un cyclone. Nos vedettes signalaient des cheminements suspects par le val de Gubersault et les prairies de Gravelle dont la brigade Eon n'avait pu enlever le château dans son attaque de nuit. L'investissement de la position se dessine. A neuf heures, l'ennemi se coule sous bois; à neuf heures et demie, haché par ses mitrailleuses, le 2e bataillon du 135e dégringole les pentes de Toulon-la-Montagne, entraînant dans sa débandade le bataillon Noblet qui occupe Vert-la-Gravelle. La brigade Blondlat reste livrée à elle-même entre Courjeonnet et Joches Et c’est le moment où les ordres de Foch se font les plus pressants! Non seulement il commande de tenir à tout prix sur Toulon, mais il veut qu'on emporte Congy, qu’on fonce à l'ouest vers Baye en liaison avec la 42e division. N'est-ce pas lui qui a écrit dans ses Principes de guerre que " maintenir ses positions prépare implicitement à la défaite si l'on en reste là, si l'on ne passe pas à l'action offensive " ? Dubois, avec le IXe corps, va tout mettre en oeuvre pour réaliser la pensée de son chef tandis que les tirailleurs des colonels Gros et Fellert se porteront dans la direction de Baye, appuyés par deux groupes d'artillerie en batterie au sud de Reuves, il poussera la 33e brigade de Broussy-le-Grand à Broussy-le-Petit; il fera barrer les routes des marais par la 52e division de réserve et il chargera la 17e division de reprendre Toulon et Vert-la-Gravelle. Lourde tâche, mais à laquelle n'était pas inférieur le régiment qui allait l'assumer. Comment, lancé de Bannes à dix heures quarante-cinq sur une route implacablement droite et plane, bordée de prairies tremblantes, où l'artillerie et la mousqueterie ennemies le prenaient de face et d'écharpe, le 77e (colonel Lestoquoi) parvint-il à traverser les marais et à pénétrer dans Coizard? De tous côtés les obus " pleuvent " ; une section, chargée de reconnaître Joches, est accueillie par une mousqueterie violente et coupée de son gros par un barrage d'artillerie (Elle était commandée par l'adjudant-chef Roy, aujourd’hui lieutenant. " Pour son compte, écrit un témoin, l'adjudant Roy, chargé de reconnaître Joches, fut reçu à coups de fusil tirés presque à bout portant, avec un barrage d'artillerie en arrière. Il put néanmoins se dégager, ralliant, avec l'aide du sergent-major Bignon, promu depuis capitaine, une centaine d'hommes du 77e, quelques tirailleurs et des zouaves. Coupé du reste du régiment, il se porta plus en arrière et fit tout ce qu'il était possible de faire pour reprendre sa place dans le bataillon: sans renseignements, sans carte, il réussit à retrouver son régiment le lendemain à midi, 7 septembre, après avoir parcouru une vingtaine de kilomètres); des maisons mêmes de Coizard, l'ennemi, par les soupiraux, nous fusille. Il y a un moment d'hésitation chez les hommes, une brève reculade.

- Mon colonel,. dit un officier, nous sommes f...

Il ramène ses troupes sur la placette de la mairie. Le feu y est particulièrement vif et les hommes hésitent à nouveau. Mais le commandant de Beaufort, monté sur son grand cheval bai, une badine à la main ", leur insuffle son ardeur de croyant :

- En avant, mes enfants! Courage leur crie-t-il " sans broncher, sans baisser la tête ". C'est pour la France : Jeanne d'Arc est avec nous (" Dans Coizard, le commandant de Beaufort, monté sur son grand cheval bai, une badine à la main, encourage ses troupes. Les obus pleuvent et des balles sont tirées des maisons où se cachent les Boches. " En avant, mes enfants! Courage! crie le commandant sans broncher, sans baisser la tête. Mais il faut reculer. La retraite est terrible par les marais où les hommes enfoncent jusqu'à la ceinture parfois et sous un feu d'enfer. Beaufort ne cesse d'exalter les soldats.: " Vive la France! Vive Jeanne d'Arc! ", On se retranche le soir (6 septembre) sur le Mont-Août, près de grandes carrières qui paraissent étranges dans la nuit. Dans les marais, un village flambe; on distingue des ombres qui s'agitent autour. Les boches dansent une sarabande infernale. Le temps est beau, mais chaud. Comme il n'y a point d’eau potable dans cette région, les hommes souffrent et souffriront beaucoup de la soif ainsi que de la faim d'ailleurs. " -Lettre du soldat E.C...).

Entraîné par le mysticisme guerrier de cette voix le 2' bataillon dépasse Coizard et, par la Crayère, - ancienne carrière de marne qui lui offre un abri momentané, -essaye d’aborder en rampant les glacis de Toulon la Montagne; le 3e bataillon, avec le commandant Limal, tente une manœuvre analogue vers la lisière sud-ouest des bois. Sept heures ils s'acharnèrent. La retraite, par les marais, fut terrible (Dans le mouvement, le commandant Limal était blessé ; le capitaine de Nanteuil, blessé aussi, refusait héroïquement de se laisser emporter pour ne pas entraver la retraite : il était délivré d'ailleurs, peu après, par le 68e d’infanterie (colonel Genot) qui libéra du même coup quelques hommes d'une section de la 12e compagnie du 3e bataillon commandée par l'adjudant Pasquier et tombée aux mains de l'ennemi. Voir à l'Appendice.) " : sur près de trois kilomètres, s'étend la forêt des roseaux. Impossible d'emprunter la route, où l'on serait tout de suite repéré, et, dans les roseaux, on enfonce parfois " jusqu'à la ceinture " . Le 58e bataillon de chasseurs, appelé en hâte par Moussy pour parer aux effets du repli, éprouve lui-même une grande peine à se déployer sous les " éclatements des obus, si fréquents, si drus, qu'un voile de fumée noirâtre estompe la position ( Henri LIBERMANN, Ce qu'a vu un officier de chasseurs à pied- Plon-Nourrit, édit.-). En masses épaisses, aux trousses de nos hommes, " les habits gris descendent de Coizard-Joches, pénètrent dans le marais. " Nos obus à leur tour tombent dans le tas; mais, à peine brisé, le " flot hurlant " se reforme. La chaussée est franchie l'ennemi est dans Bannes! Pour en déboucher, par exemple, c'est autre chose. Les batteries de la 17e division (groupes Lavenir, Bourdiaux, de Lesquem) exécutent sous les ordres du colonel Besse un tir de barrage si précis qu’en dépit des hourrahs et des vorwaerts que lancent les officiers à pleine gorge, les rangs de la Garde se rompent, les hommes hésitent, " tourbillonnent ". Quatre tentatives avortent ainsi (Henri LIBEBMANN, op. cit.). Le jour décline. Des renforts nous arrivent. La situation reste cependant très précaire jusqu'assez avant dans la soirée... Mais, à Morains, le bataillon Nacquart, du 32e, en liaison avec le 65e du XIe corps, tient bon tout le jour et la nuit sous un bombardement intense; à Aulnay-aux-Planches, une compagnie du 77e se cramponne jusqu'au matin du 7 et nous garde un pied sur la rive septentrionale des marais. Refoulé partout ailleurs de cette rive, le IXe corps en est quitte pour réintégrer son ancienne ligne, qui n’a que légèrement fléchi : d'Oyes et de Reuves, par le Haut-des-Grés et le Mont-Août, elle remonte au nord vers les lisières de Bannes, où " 3000 obus " de tous calibres ne réussiront pas à ébranler la 33e brigade, accourue à la rescousse et retranchée dans la queue du village, au Champ-de-Bataille et à la Petite-Ferme, face aux routes de Coizard et de Morains ("Soutien de la 52e division de réserve (58e bataillon de chasseurs)... Nous revenons dans vallon sud de Bannes de deux heures et demie à cinq heures et demie, toujours arrosé de projectiles. Direction Bannes-Broussy, à six heures quarante-cinq, vers bois... d'où débouche la 33e brigade qui va occuper la cote 154, Bannes, Champ-de-bataille, Petite-Ferme...', (Carnet de campagne de campagne du général Moussy). " Tout se passe bien, " écrit à neuf heures et demie du soir Moussy, qui commande par intérim ce secteur et qui ne cache pas que certains incidents de la journée lui ont procuré d'assez rudes "émotions " . Si quelque désarroi, au début, s'est fait sentir dans ses éléments de liaison, le XIe corps, à notre droite même, n'a pas tardé, lui non plus, à se remettre d'aplomb (D'après M. Gervais-Courtellemont, " notre gros d'artillerie qui arrivait en toute hâte, à marches forcées, n'avait pu parvenir en première ligne dès le début du combat : tel le 20e d'artillerie, dont les batteries firent "70 kilomètres sans débrider, d'une seule étape, de Troyes à Connantray, pour gagner le champ de bataille. Notre infanterie, malgré sa belle tenue, était donc, sur certains points tout au moins, au début de l'action, dans des conditions difficiles "(Les Champs de bataille de la Marne). Mais ceci est vrai surtout pour le IXe corps, qui avait laissé en Lorraine le 3e et 4e groupes du 49e d'artillerie dont l'absence se fit vivement sentir les premiers jours.)

L'ennemi pourtant ne le ménage guère. Morains-le-Petit, Normée, Lenharrée, Chapelaine, Vassimont, Haussimont, Sommesous brûlent; Écury-le-Repos, au coude de la Somme que battent, deux artilleries, n'est plus tenable dès~'~ milieu de la journée. " Le 6 et le 7, écrit un officier du 347e (Lettre du sous-lieutenant Firmin M... -Courrier de Sézanne du 10 septembre 1915-.), on est canonné à discrétion, et je crois que c'est pendant ces deux jours, qui m'ont paru des siècles, que j'ai eu le cœur le plus serré. On ne voyait rien, et à chaque moment : bing! bing! bing!'à droite, à gauche, en avant, en arrière, et les cris des blessés, des tués, les hurlements des chefs pour se faire entendre. Quel enfer! ".

Le même officier parle avec émotion des vastes garennes au milieu desquelles il bivouaquait. Nous sommes ici dans la Champagne pouilleuse. sa misère agricole prolonge celle des marais. L’œil ne sait où se prendre dans ces grands espaces de terre pâle et friable comme une poussière d'ossements. Aux parties les moins déshéritées, ce ne sont que bruyères, champs d'avoine, luzernes, sarrasins, une culture chétive coupée par des pinèdes et des bouleaux nains. Mais partout la craie affleure; les pins eux-mêmes, les moins exigeants des arbres, y trouvent juste de quoi ne pas mourir et n'atteignent qu'une taille exiguë. On marche pendant des lieues sans rencontrer une ferme. Peu de bétail; à peine quelques moutons, gardés par un vieux berger en limousine de laine fauve. La mélancolie de cette terre doit être grande en automne, quand le vent balaie sur la plaine les aiguilles rouillées des pins et que passent dans le ciel les vols de grues, le col tendu, " comme des clous "', vers le sud. C'est presque la mélancolie de certaines régions bretonnes, comme l’immense lande de Lanvaux, à peine défrichée elle aussi, semée de maigres sapinières, mais une mélancolie plus sèche, sans brouillards et sans eaux vives. Et précisément les troupes qui se battent ici sont surtout des troupes de Vannes (116e ) et de Lorient (62e ). Ce que fut la lutte, ces milliers de tombes allemandes et françaises tout le long de la route de Lenharrée l'apprennent au passant, à qui elles font une tragique escorte des deux côtés du chemin. Lenharrée, le nom même sonne Breton. Ici encore, un peu plus tard, lors de la surprise du 8, d'autres fractions des régiments de l’Ouest sont tombées, du 19e de Brest, du 248e de Guingamp, du 247e de Saint-Malo, mêlées à des éléments du 225e de Cherbourg. La trombe passée, l'antique vertu de la race reprendra le dessus. " Il faut culbuter ces gens-là ou se faire tuer ", aurait dit, d'après la légende, Foch à " ses " Bretons, en leur montrant les "grenadiers de la vieille Prusse ". –" Bien ", répondirent-ils seulement (" ses " Bretons ! Le possessif est de l'abbé Néret. il peut étonner quand on sait que Foch est Pyrénéen; il étonne moins ceux qui savent, en outre, que le Général est entré par mariage dans une famille bretonne et qu'il a lui-même sa résidence favorite aux portes de Morlaix, en pleine région finistérienne). Il n'était pas jusqu'à la division de l’Èspée qui, dans le léger engagement d’une de ses brigades (Séréville), près de Vatry, avec des forces de cavalerie saxonne, appuyées d'artillerie et d'infanterie, n'eût attesté le mordant de ses escadrons (Ce jour-là, la division de I'Espée se trouvait d'abord près de Soudé-Sainte-Croix. Dans la journée elle avait rétrogradé vers Poivres-Sainte-Suzanne, après avoir envoyé un régiment reconnaître Coole, mais, contrairement à ce que dit M. Babin, elle n'avait pas eu d'engagement de ce côté. Le seul combat de la journée pour la division fut livré par la brigade de Séréville à Vatry où elle avait été envoyée dès 6 h. 30 du matin avec le groupe cycliste et le 25e dragons. Toute la matinée elle n'eut que des engagements de patrouilles. A partir de midi, l'infanterie allemande garnit les bois et commença à l'attaquer, mais elle tint bon jusqu'à ce que l'ennemi amenât de l'artillerie. Séréville n'ayant pas une pièce de canon à lui opposer, les cyclistes retraitent sous les shrapnells vers Sommesous; l'ennemi, que les dragons continuent à surveiller, ne dépasse pas Vatry. La brigade passe la nuit à Sommesous, évacué par le XIe corps et qu'elle trouve dans un ètat de désordre indescriptible, le gros de la division à Mailly et à Poivres. - Lettre du Général X...)

Sur un point seulement de notre centre, le soir du 6, nous avons marqué un recul appréciable, mais tout momentané : Bannes (ou plutôt ses avancées, car l'unique rue du village a près d'un kilomètre) ne nous appartient plus. L'ennemi a pris pied sur la rive méridionale des marais; mais il n'y tient qu'une tête de chaussée et sa vague essaiera vainement d'atteindre les pentes du Mont-Août, grande articulation solitaire, pareille à une île, que la 52e division de réserve met en état de défense et qui domine de ses 221 mètres de haut la vaste étendue marécageuse. Jusqu'à la fin de la bataille, sauf pendant quelques heures de l'après-midi du 9, le Mont-Août nous restera fidèle, et le IXe corps y trouvera le plus solide des épaulements. Foch, rédigeant dans la nuit même son ordre du 7, pouvait parler sans exagération des " résultats obtenus sur un ennemi fortement éprouvé et aventuré " ("Le général commandant compte que toutes les troupes de la 9e armée déploieront la plus grande activité et la plus forte énergie pour étendre et maintenir de façon indiscutable les résultats obtenus sur un ennemi fortement éprouvé et aventuré. " - Ordre du jour du 7- ).

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