LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR CHARLES LE GOFFIC

CHAPITRE II

LES PRELIMINAIRES A LA BATAILLE

Le 3 septembre 1914 au matin, les habitants des villages qui s’échelonnent autour des marais de Saint-Gond entendirent pour la première fois le roulement du canon dans la direction de Vervins. La bataille approchait. Déjà l’ennemi nous envoyait ses éclaireurs, des taubes légers qui semblaient glisser des collines, tournaient autour des roseaux et prenaient de la hauteur pour rentrer dans leurs lignes (Ils n’y rentraient pas tous. Près de Sillery-le-Beaumont, le matin du 3, un de ces taubes était abattu par nos troupes, l’un des hommes qui le montaient tué, l’autre fait prisonnier. "A 8 heures, incident de l’avion… Il excite la curiosité. Course des hommes et des civils vers le lieu de la chute. Enterrement du tué." (Carnet de campagne du général Moussy.) Élie C…, du 77e, précise : "Le jeudi 3 septembre, avant de traverser Verzy, au matin, alors que le 77e faisait la pause dans les vignobles, un taube apparut tout à coup derrière une colline. Les aviateurs de prime abord n’aperçurent pas le régiment : ils s’avançaient confiants et à une si faible hauteur que les hommes crurent à une panne de moteur. Cependant, l’appareil se redressant brusquement pour s’élever, l’alerte fut donnée : les fusils partirent, une mitrailleuse entra en action; l’avion alla s’abattre à un kilomètre dans les vignes avec son pilote blessé, son observateur criblé de balles.")

 

Un gros de cavalerie française passa vers dix heures, venant du camp de Châlons : c’était de la remonte qu’on évacuait vers Montereau; le général Prot, avec les trois dépôts du 7e dragons, des 4e et 15e chasseurs, quittait Sézanne à la même heure (La Guerre en Champagne. Récit de l’abbé Renaudin, archiprêtre de Sézanne.)

Nous n’avions donc pas l’intention d’établir notre ligne de résistance sur la Marne, et le "rétablissement" projeté par le généralissime devait s’effectuer plus au sud, - vers l’Aube très probablement ("On reculera jusqu’à l’Aube, au besoin jusqu’à la Seine. Tout sera subordonné à la préparation du succès de l’offensive." (Rapport sur l’ensemble des opérations. Bulletin des armées du 3 au 5 décembre 1914.) – "[2 septembre]. Le généralissime avise le Maréchal French, le ministre de la guerre et le gouverneur de Paris qu’il est impossible d’envisager actuellement une manœuvre d’ensemble sur la Marne avec la totalité de nos forces." (Documents publiés par la Renaissance du 2 septembre 1916.)

De fait dans le courant de la journée, les habitants furent prévenus, "par voie du tambour", d’avoir à déposer à la mairie "les armes en leur possession"; aux facteurs-receveurs ordre fut donné "d’expédier le matériel mobile des postes et la comptabilité à Sézanne". L’après-midi se passa sans incident; mais, dans la nuit, les routes qui descendent vers les marais par Saint-Prix, Villevenard, Joches, Aulnizeux, Morains-le-Petit, s’emplirent d’un piétinement de troupeau. "A une heure du matin, écrit l’instituteur Roland, nous sommes réveillés par les aboiements du chien et un coup de sonnette : deux femmes de gendarmes de la brigade d’Etoges, avec leurs jeunes enfants, viennent nous demander l’hospitalité." Peu après on frappe à d’autres portes, on appelle dans la nuit : non plus par groupes isolés, mais par "files de cinquante, de cent", en caravanes cette fois, les émigrants font irruption. Hâves, l’œil creux, les jambes raides, ils s’abattent sans un mot dans les "abris de fortune", que leur ouvre la compassion des habitants. Mais la peur est plus forte que la fatigue : à peine reposés, ils s’en vont et d’autres les remplacent. C’est un torrent qui dévale vers les marais et qui s’enfle à chaque tournant de route de nouveaux affluents : des villages entiers déménagent; on se croirait revenu "au temps des grandes migrations barbares". Sur la route d’Oyes, une jument râle, les reins cassés par le poids de la charrette, et à genoux dans la poussière, sa petite conductrice lui passe les bras autour du cou; devant l’auberge des Renard, une mère berce à mi-voix son enfant mort et ne veut pas s’en séparer…

La plupart de ces émigrants viennent de l’Argonne et des Ardennes. Quarante-huit heures durant ils s’écoulent par les routes. On les interrogeait : ils ne savaient rien, sinon que l’ennemi s’avançait à grandes marches et que l’horizon, derrière lui, flambait. Les roulements de la canonnade, d’ailleurs, devenaient plus distincts. Mais le naturel rassis des populations champenoises les préservait de tout affolement. Elles ne cédaient pas à la contagion. Dans les villages, même dans les fermes isolées, les mobilisables de la prochaine levée gagnaient seuls aux champs; à Villevenard, l’abbé Rouyer ruminait de cacher ses jeunes paroissiennes dans les roseaux, "pour éviter le premier contact de l’ennemi", quand un officier d’artillerie lui présenta que cet asile virgilien pourrait bien manquer de sécurité en cas de bombardement. Il les dirigea sur le couvent d'Andecy et voulut s'en retourner. On lui fit rebrousser chemin.

Des officiers d’étapes, le matin du 4, s’étaient présentés dans les mairies pour préparer les cantonnements. Il fallait faire vite, car nos troupes étaient attendues dans l’après-midi. C’étaient des éléments de la 9ème armée, d’abord simple détachement d’armée (29 août), formée le 4 septembre avec le IXème corps (général Dubois), le XIème corps (général Eydoux), la 42ème division d’infanterie (général Grossetti), la 9ème division de cavalerie (général de l’Espée) et deux divisions de réserve affectées au IXème et au XIème corps : la 52ème (général Battesti) et la 60ème (général Joppé) divisions d’infanterie.

(Contrairement à ce qui a été dit, la division marocaine (général Humbert) ne constituait pas une division autonome et avait été affectée au IXème corps à partir du 20 août, en remplacement de la 18ème division (général Lefèvre) maintenue en Lorraine, moins la 36ème brigade et un bataillon du 32ème, jusqu’au 6 septembre, date de son départ pour Troyes où elle rentra dans l’armée Foch.)

Cette armée, dont partie retraitait de Belgique et dont l'autre arrivait de Lorraine (Ce qui explique que la concentration de ces divers éléments n'était pas encore achevée le 5. Ainsi la 18e division, dont il vient d'être question dans la note précédente et qui était à Nomény, n'entra en ligne que le 7 au soir. En revanche la 60e division de réserve, présentée quelquefois comme une division fraîche, opérait depuis le début de la guerre avec la 4e armée et avait fait, sous les ordres du général de Langle de Cary, la campagne de Belgique : elle s'était battue notamment sur la Semoy, à Donchéry, à Tourteron. et avait suivi la retraite de la Meuse à l'Aisne, puis au. camp de Châlons, (où elle avait été affectée à l'armée Foch.), avait été placée sous les ordres du général Foch, qui venait lui-même de donner sa mesure devant Nancy, à la tête du XXe corps. Elle ignorait tout des intentions du généralissime. Cependant, des bruits couraient, qui n'étaient point perdus pour les fines oreilles champenoises " c'est le dernier jour qu'on recule (Journal de l’instituteur Roland.);" on se prépare "pour une bataille qui paraît des plus importantes (La Guerre en Champagne. Journal de la supérieure d'Andecy.)".

Les grandes décisions, si secrètes qu'on les tienne, ne peuvent jamais s'enfermer complètement en elles-mêmes : il y a toujours autour d'elles, comme un halo qui les dénonce. Et peut-être aussi qu'en l'espèce la décision du généralissime s'accordait trop bien avec le vœu profond, l'ardente aspiration de ces hommes à qui, même vainqueurs, comme à Guise, à Launois à la Fosse-à-l'Eau, à Bertoncourt, il demandait de se replier encore, de tenir pour négligeables les succès partiels, qui n'ont "qu'une valeur d'épisodes (Luigi BARZINI : Scènes de la Grande Guerre )", et de patienter jusqu'à l'heure du destin. On leur avait dit qu'ils opéraient une retraite stratégique par échelons et ils jours, leur âme était lourde de toute la terre qu'il leur avait fallu céder à l'ennemi. Comme des enfants rageurs, ils piétinaient leurs pains de munition, que les sœurs d'Andecy ramassaient derrière eux pour leurs poules. Un officier d’Afrique, dans un débit d’une voix rauque réclamait de l'absinthe et comme on refusait de le servir, empoignait d’autorité la bouteille : "Ah tant pis on tue le cafard comme on peut! " Et, à l'instituteur, un autre jetait : C'est vous et vos prédications pacifistes qui êtes cause de tout je vous déteste, je vous déteste!"

Aigrissement de la retraite, frénésies d'un patriotisme exaspéré jusqu'à l'injustice! Plus maîtres d'eux, les officiers supérieurs se taisaient. Le général Petit, qui logeait au presbytère de Villevenard et à qui l'abbé Rouyer demandait "s'il y avait danger", répondait évasivement "qu'il ignorait tout, que l'armée française exécutait un plan connu du grand état-major (La Guerre en Champagne. Récit de l'abbé Rouyer) . Le maire, l'instituteur, n'étaient pas plus heureux près du colonel. Que devait faire la population? Partir, rester? On verrait le lendemain. Mais, à onze heures du soir, sans bruit, les troupes décampèrent. On reculait encore, et ce fut une déception pour les riverains, - comme si, en tout état de cause, nos troupes pouvaient engager la bataille avec ces marais à dos ! Les contingents qui suivirent ne s'arrêtaient plus dans les villages. Infanterie, artillerie, cavalerie prenaient immédiatement la direction des marais. Des blessés racontaient qu'ils avaient repoussé une attaque de nuit aux Petites-Loges, près de Verzy (" Une attaque de nuit a été repoussée aux Petites-Loges, à trois heures et demie (4 septembre), par la 9e compagnie 3 tués, 12 blessés et le lieutenant commandant la compagnie. On a fait quatre prisonniers et rapporté une vingtaine de casques."-Carnet de campagne du général Moussv- Cette attaque fut repoussée par le 68e qui faisait brigade avec le 90e. Voir à l'Appendice. ); d'autres que l'artillerie allemande, en position vers Monthelon, les avait canonnés à Etoges. Verzy est au nord de la Marne; Etoges n'est qu'à quelques kilomètres des marais. Un nouvel avion ennemi glissa des collines en vol plané, comme un épervier. Mais il avait été signalé : un avion français se détacha, échangea avec lui des coups de feu ("Un avion allemand survole dans la direction de Villevenard, venant d'Etoges. Un avion français s'avance à sa rencontre et, après échange de coups de feu, l'ennemi rebrousse chemin. Je propose une fusée paragrêle à 1600 mètres, mais le génie n'accepte pas -Journal de l'instituteur Rolan-). Le rapace n'insista pas.

Il avait vu d'ailleurs ce qu'il voulait voir: nos troupes en retraite sur toute la ligne, la rive septentrionale des marais dégagée, les routes libres dans toutes les directions. On était au matin du .5 septembre. Le canon tonnait, "du côté de Montmort, Etoges, Congy (La Guerre en Champagne -Récit de M. l'abbé Rouyer). Nos arrière-gardes, parties d'Oger-Pocancy dans la nuit (Les gros cantonnaient un peu plus bas, à Rouffy, Voipreux, Vertus, etc. La 52e division de réserve était même déjà à Colligny et Pierre-Morains. "Arrivée à Voipreux à deux heures [après-midi, le 4]. Déjeuner. Village vide, voitures d'émigrants pleines d'enfants et de femmes. Image de la désolation et de notre impuissance... Départ 2 h. 45 [du matin, le 5] par Bergères-les-Vertus, Ecury, Fère-Champenoise, pour Oeuvy (Carnet de campagne du général Moussy.), venaient seulement de s'engager dans les marais, et il y avait si peu de distance entre elles et les premières patrouilles ennemies que les habitants demeurés sur place se demandaient avec inquiétude Si elles auraient le temps d'atteindre le Petit-Morin et de couper les ponts derrière elles. Mais on n’entendait aucun bruit d'explosion, sauf vers Coizard, où la passerelle en fer venait de sauter (La passerelle a bien sauté. Mais il y a doute si ce sont les troupes allemandes ou les nôtres qui l’ont fait sauter). L'angoisse grandissait. Est-ce que l'armée française, d'aventure, allait continuer son mouvement de retraite et abandonner aussi la rive méridionale des marais ? Ces marais pourtant, dont il lui était si facile de se couvrir, tous sentaient que c'était la dernière barrière, providentiellement placée sur la route de l'invasion, et nous agissions exactement comme s'il n'avait pas été dans nos intentions de l'utiliser; nous semblions avoir oublié la fonction historique de cette grande tranchée naturelle de plusieurs kilomètres !

Dès huit heures du matin, le 5, une partie de la gauche de von Bülow était entrée à Baye, qu'une lieue à peine sépare de la pointe occidentale des marais. Par la belle route en pente douce qui longe sous d'épais ombrages le "ru" de Toury, les uhlans descendaient vers Talus-Saint-Prix, patrouillaient le village, puis se glissaient vers le pont du Petit-Morin qu'ils franchissaient librement : la meilleure route des marais tombait sans coup férir aux mains de l'ennemi; la voie était ouverte vers Mondement. Il n'y avait qu'à poursuivre. Mais sans doute Von Bülow, qui n'hésitait pas à pousser sa droite sur Esternay, voulut-il attendre que l'extrême gauche de sa 2e armée eût fait sa jonction à Vertus, au nord-est des marais, avec les régiments saxons de von Hausen, descendus de Tours-sur-Marne et de Condé, et qui n'y arrivèrent que vers midi ("Les régiments saxons, vers midi, s'installaient paisiblement sur nos places et dans nos maisons. Leur prise de possession est méthodique; ils ne se préoccupent pas des autorités locales. On sent qu'ils connaissent le terrain et que leur service d'avant-guerre est bien mis à profit. C'est un tronçon de la IIIe armée von Hausen. –Archives cantonales de Vertus-).. On sait que le cantonnement, dans les troupes allemandes, est combiné par échelons, de manière qu'une partie de l'armée continue sa marche, pendant que l'autre se repose. Malgré tout, et bien que Vertus, point stratégique de première importance, possède un réseau de routes excellentes rayonnant dans toutes les directions, il était difficile à l'extrême gauche de von Bülow et aux Saxons de von Hausen d'atteindre les marais avant deux ou trois heures de l'après-midi. Ce retard nous permit de nous reprendre, et l'hésitation incompréhensible qui saisit l'armée allemande devant les marais, qu'elle avait atteints et qu'elle ne se décidait pas à franchir, acheva de nous sauver.

Un peu partout, de Saint-Prix aux abords de Morains, sur toute la berge septentrionale, "les tuniques grises" descendaient les pentes et se faufilaient entre les vignes; c'était "comme une invasion de mulots". Terrée dans les caves, la population des villages attendait le choc qui ne pouvait plus tarder; en certains endroits, elle avait demandé un refuge aux chambres sépulcrales creusées dans la pierre tendre des côtes et qui ont été récemment mises à jour par le baron de Baye et M. Roland. Mais l'ennemi ne bougeait pas des lisières. On eût dit que l'énigme de ces grandes étendues marécageuses, le secret de ces eaux dormantes qui passent pour recéler le casque d'or d'Attila, le frappait d'une stupeur mystérieuse. Ou peut-être, avant de s'engager dans cette zone équivoque, voulait-il s'assurer l'appui de son artillerie lourde. Néanmoins, il tâtait le terrain par ses éclaireurs; en même temps qu'à Saint-Prix, une patrouille allemande se lançait sur Vert-la-Gravelle et franchissait un bras d'eau dans la direction de Morains-le-Petit. Les deux branches de la tenaille commençaient à se resserrer.

Avec un peu plus de rapidité dans l'exécution, moins de défiance chez les chefs allemands, elles se fussent refermées dès cet instant même sur les marais. En particulier, une offensive vigoureuse sur Mondement, dessinée avant midi, n'eût rencontré de notre part qu'une faible résistance. Et Mondement passe pour la clef stratégique des marais. C'est que l'ordre général de Joffre, magnifique improvisation de la nuit, n'était pas encore parvenu à l'état-major de la 9e armée, qui, se conformant aux ordres antérieurs, continuait son repli vers le sud : le XIe corps devait se porter sur Sommesous, le IXe sur Gourgançon, la 42e division sur Corroy, les divisions de réserve sur la rive droite de l'Aube ("Ce matin, de très bonne heure, nous avions quitté Vertus; nous devions aller jusqu'au sud de Fère-Champenoise, à Corroy mais, vers midi, arrive du grand quartier général l'ordre si impatiemment attendu, " etc. (ASKER, Mondement, Illustration du 3 juillet 1915.) – " Temps frais et couvert jusqu'à onze heures, puis soleil et chaud. A Fère-Champenoise, contre-ordre : au lieu de prendre l'offensive demain, derrière l'Aube, on va faire plastron à Mont-Toulon. Mouvement délicat.", (Carnet de campagne du général Moussy.) – " La tête du 151e arrive à Bannes, lorsque, vers onze heures, parvient l'ordre du général Foch : arrêter le mouvement de repli, faire face au nord pour barrer la route à l'offensive allemande et forcer l'ennemi à la retraite." -Journal du colonel D...-)

Franchet d'Espérey, déclinant lui aussi la bataille, se repliait, en conformité des mêmes ordres, derrière la ligne du Grand-Morin. La droite de von Bülow, qui descendait de Montmirail, avait ainsi emporté sans résistance, dans la matinée, Soigny, le Gault, Charleville; elle devait entrer le soir même à Esternay, où ses patrouilleurs, vers Champguyon, enlevaient treize des nôtres qui, quelques minutes auparavant, s'amusaient à abattre "des poires au bord du chemin (La Guerre en Champagne.-Récit de l'abbé Thouvenot curé d'Esternay)".

De toute évidence, le front allemand, qui, dès midi, s'incurvait fortement de la forêt du Gault a Villeseneux, chercherait à se rectifier sur une ligne passant par Fère et Sézanne et enveloppant les marais.

Il pouvait être tentant, pour un chef comme Foch, d'essayer de profiter des hésitations allemandes et de s'opposer à cette rectification; s'il n'avait été d'une importance encore plus grande de conserver son strict alignement avec le front général de l'armée. Presque jusqu'au milieu de la journée, il peut croire que ce front glisse vers l'Aube (lire encadré et ordre général de Joffre),

En effet toutes les dispositions du généralissime avaient été prises pour engager l'offensive sur cette ligne, vers laquelle il faisait converger les renforts et les convois de ravitaillement. Dans la nuit du 4 septembre, après trois longues conversations téléphoniques avec Galliéni (général BONNAL, l'Armée de Paris et la bataille de l’Ourcq), qui, renseigné sur le mouvement de conversion de von Klück vers l'Ourcq, le pressait, à tort ou à raison, de saisir l'occasion et d'avancer la date de l'offensive, Joffre improvisa l'ordre général dont nous donnons plus loin l'extrait concernant la 9e armée et qui était ainsi conçu dans sa teneur intégrale:

"1° Il convient de profiter de la situation aventurée de la Ire armée allemande pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées d'extrême gauche. Toutes dispositions seront prises, dans la journée du 5 septembre, en vue de partir à l'attaque le 6;

"2° Le dispositif à réaliser pour le 5 septembre au soir sera :

"a) Toutes les forces disponibles de la 6e armée, au nord-est de Meaux, prêtes à franchir l'Ourcq, entre Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien, en direction générale de Château-Thierry. Les éléments disponibles du 1er corps de cavalerie qui sont à proximité seront tenus aux ordres du général Maunoury pour cette opération;

"b) L'armée anglaise, établie sur le front Changis-Coulommiers, face à l'est, prête à attaquer en direction générale de Montmirail

"c) La 5e armée, resserrant légèrement sur sa gauche, s'établira sur le front général Courtacon-Esternay-Sézanne, prête à attaquer en direction générale sud-nord, le 2e corps de cavalerie assurant la liaison entre l'armée anglaise et la 5e armée.

"d) La 9e armée couvrira la droite de la 5e armée, en tenant les débouchés sud des marais de Saint-Gond et en portant une; partie de ses forces sur le plateau au nord de Sézanne;

"3° L'offensive sera prise par ces différentes armées le 6 septembre dès le matin.

 

"J. JOFFRE."

 

C’est cet ordre du jour qui, porté le matin seulement à la connaissance des chefs d'armée, détermina, dans l'après-midi du 5, le brusque arrêt de la retraite. Il concernait exclusivement les armées alliées d'extrême gauche. Les 4e et 3e armées de l’aile droite reçurent leurs instructions spéciales à la fin de la journée :

"4e armée. - Demain, 6 septembre, nos armées de gauche attaqueront de front et de flanc des Ire et IIème armées allemandes. La 4e armée, arrêtant son mouvement vers le sud, fera tête à l'ennemi en liant son mouvement à celui de la 3e armée qui, débouchant au nord de Revigny, prend l'offensive en se portant vers l'Ourcq. (Revigny et l’Ourcq !!! erreur manifeste de copie de ces instructions spéciales notées au bas de la page 29 de l’édition de 1917…)

"3e armée. - La 3e armée, se couvrant vers le nord-est, débouchera vers l'ouest pour attaquer le flanc gauche des forces ennemies qui marchent à l'ouest de l’Argonne. Elle liera son action à celle de la 4e armée, qui a l'ordre de faire tête à l'ennemi."

Ainsi tout était prévu par le généralissime.

"On doit remarquer, concède lui-même un juge peu suspect, le général Bonnal, que les ordres du général Joffre, lancés le 4 septembre au soir et le 5 dans la matinée, constituent le plan de la bataille de la Marne, tout comme Napoléon a dicté, le 1er décembre 1805, le plan de la bataille livrée le lendemain.

et il suit le mouvement sans s'occuper des marais, quand tout à coup, vers dix heures, lui parvient l'ordre général, dicté dans la nuit par Joffre, et qui dispose en ce qui le concerne : "La 9e armée couvrira la droite de la 5e armée, en tenant les débouchés sud des marais de Saint-Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau au nord de Sézanne."

Mais, dès six heures quarante-cinq du matin, en prévision d'une reprise imminente de l'offensive, il avait enjoint au IXe et au XIe corps de ne pas descendre au-dessous de la ligne Montépreux-Connantre-Oeuvy-Gourgançon-Courcelles et de laisser des arrière-gardes au sud des marais. A dix heures et demie, en possession du dispositif général de Joffre, il donne l'ordre à ses éléments avancés de repasser les marais et de s'établir fortement sur Congy, Tonlon-la-Montagne, etc. Des estafettes partent dans toutes les directions porter cet ordre aux chefs de groupes. Immédiatement la retraite est suspendue; nos troupes font tête. Il était temps.

L'ennemi, frappé de cette sorte de paralysie qui l'a tant de fois arrêté, au cours des opérations, devant des obstacles imaginaires, n'avait heureusement poussé que des avant-gardes vers les marais. Il n'avait même pas occupé Toulon-la-Montagne, sorte de grand redan naturel, dont la haute escarpe boisée, aux pentes disposées en glacis, commande au nord toute la plaine, mais est elle-même contrebattue par le demi-cercle de collines qui l'enveloppe de Champaubert au Mont-Aimé. Entre trois et quatre heures, brusquement, le canon français tonne sur Saint-Prix, puis, vers six heures, sur Coizard et, plus loin, vers Morains-le-Petit. De Villevenard, on entend "distinctement" la fusillade et le moulinet des mitrailleuses au bas de Joches, du côté de l'étang de Chénevry (Journal de l’instituteur Roland).

L'ennemi riposte en bombardant Bannes et les deux Broussy, où nos gros de la division marocaine et de la 17e division se sont hâtés de rejoindre leurs arrières-gardes; il jette des bombes incendiaires sur Clamanges, Pierre-Morains et Coligny, vers lesquels nous avons seulement de l'artillerie en surveillance. Ces bourrades désordonnées ne remédient que faiblement aux lenteurs de sa concentration : le 2e bataillon du 135e de ligne, appuyé par trois batteries de la 17e division, peut occuper presque sans résistance Toulon-la-Montagne et le bois du Razet; sur la route d'Aulnay-aux-Planches, le bataillon Noblet, du même régiment, se lance aux trousses de la patrouille allemande qui s'est glissée vers Aulnizeux, la bouscule et s'empare de Vert-la-Gravelle; les abords nord et est du village sont mis en état de défense par nos troupes, et l'état-major de la 17e division y prend son cantonnement de nuit (" E. M; à Vert-la-Gravelle. Coucher minuit et réveil trois heures et demie du matin." -Carnet de campagne du général Moussy.).

De ce côté, l'opération a brillamment réussi. Un moment même le capitaine Sanceret, avec la 12e compagnie du 3e bataillon, s'est rendu maître à la baïonnette d'une batterie allemande établie sous les murs du château de Vert. Mais, au centre des marais, la brigade Blondlat, de la division marocaine, qui avait reçu l'ordre de pousser un de ses régiments sur Gongy, par Aumizeux et Joches, et de diriger le régiment d'infanterie coloniale sur Courjeonnet, par Bannes et Coizard, se heurtait "à des forces écrasantes" et devait rétrograder dans la nuit sur Broussy-le-Grand, où les régiments Cros et Fellert s'étaient portés avec l'artillerie divisionnaire : quelques "arabas" (charrettes légères du Maroc) s'embourbaient au passage des marais. Les pertes subies au cours de ce raid hasardeux, notamment par le bataillon colonial Sautel aux Quatre-Routes, où il chargeait, avec la frénésie sombre habituelle à ces troupes, en criant : " A mort! A mort! (Récit de Mme Bression, fermière à Joches) ", n'entamaient pas le moral de la brigade, qui allait reprendre l'attaque dès trois heures du matin (ASKER, op. cit.).

Nous étions plus heureux d'abord sur Saint-Prix, où opérait un élément de pointe de la 42e division. L'ordre du général Grossetti, donné vers deux heures de l'après-midi, portait à la 84e brigade (colonel Trouchaud), de s'avancer vers la Villeneuve, Soizy et le bois de la Branle; à la 83e brigade (général Krien), de s'avancer dans la région Mondement, Oyes, bois du Botrait; à l'artillerie (cinq groupes), de s'établir : le 61e (trois groupes, colonel Boichut) aux environs de Broussy, Mondement et Reuves; le 46e (deux groupes, colonel Goffec) entre Montgivroux et Mondement. Peu après, le 2e groupe du 61e (commandant Ménétrier) se déplaçait légèrement dans la direction d'Oyes pour battre le bois des Usages et couvrir notre progression vers Saint-Prix. A cet endroit, les marais s'étranglent entre de hautes collines boisées; la route, de pente assez douce depuis Baye et bordée de grands peupliers, franchit le Petit-Morin et, par une série de lacets, s'élève vers le Signal du Poirier, entre le bois des Grandes-Garennes et le bois du Botrait. Rien n'eût été plus aisé, le matin, que de barrer ce passage. Et n’en n'eût été plus malaisé que de le reprendre, si l'ennemi s'y était fortifié. Mais il n'avait fait que le reconnaître et jeter quelques tirailleurs dans les fourrés voisins on les en débusqua sans grand'peine. A quatre heures, nous étions maîtres du pont de Saint-Prix et de l'église, isolée du village, et les avant-gardes ennemies se repliaient de l'autre côté du Petit-Morin, sur le moulin Toury (Récit du fermier, Adrien Diart, présent à l'affaire. Le moulin Toury est aujourd'hui une simple ferme.), où elles se retranchaient aussitôt. Léger avantage et de courte durée, l'ennemi étant revenu en force : la contre-attaque de nos chasseurs n'en avait pas moins dégagé les abords de Mondement, où le général Grossetti venait de s'installer avec son état-major; nous gardions toutes les hauteurs voisines, l'Homme-Blanc, le Signal du Poirier, Montgivroux, le bois de Saint-Gond, etc. De la Villeneuve-lès-Charleville à Humbauville, nos troupes prenaient position sur tout le front A l'ouest, au sud et à l'est des marais; la cavalerie (7e hussards, 10e chasseurs à cheval, 1er, 3e, 24e dragons, 25e chasseurs cyclistes) assurait la liaison entre les différents corps; l'artillerie se postait aux débouchés des passages et sur les crêtes, Toulon-la-Montagne, Allemant, le Mont-Août...

L'ennemi s'étonne de tant d'audace. Il ne peut croire à une volte-face générale des troupes françaises et que nous osions lui disputer "le fier privilège de l'initiative" pour parler comme Bernhardi. Cette bataille qui s'engage à l'improviste lui apparaît encore comme une escarmouche d'arrière-garde, un peu plus violente que les autres seulement. En fin de compte et sauf à notre gauche, ou, par suite du repli de Franchet d'Espérey, von Bülow débordait assez dangereusement notre flanc, nous couchâmes, l'ennemi et nous, le soir du 5, à peu près sur nos positions respectives. Au nord-est des marais, Dubois, dont le sens tactique aida puissamment au succès final, avait même assez largement mordu dans la ligne allemande; mais, par suite de l'échec du mouvement Blondlat sur Gongy, la brigade Eon, qui avait pris Toulon-la-Montagne et Vert-la-Gravelle, se trouvait quelque peu en l'air jusqu'à trois heures du matin... La nuit était claire, une nuit des premiers jours de septembre, étoilée et profonde. Vers onze heures du soir, la canonnade s'éteignit; les marais s'enveloppèrent de silence, mais, à l'ouest, le ciel rougeoyait c'étaient Vert-la-Gravelle, Pierre-Morains et Coligny qui brûlaient.

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