LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR CHARLES LE GOFFIC

CHAPITRE I

LES MARAIS DE SAINT-GOND

Dans les premiers jours de juillet 1916, je m'étais fixé à Villevenard, petit village de trois cents habitants à l'orée des marais de Saint-Gond. C'est un lieu qui n'est pas trop mélancolique: la guerre l'a très peu éprouvé; quelques maisons y ont été décoiffées par les obus, mais c'étaient des obus français qui leur faisaient le moins de mal possible. La grande dévastation est ailleurs, de l'autre côté du Petit-Morin, à Reuves, Oyes, Broussy, Bannes, etc.? où pleuvaient les obus allemands. Ces cadavres de villages, en cercle autour des marais, font paraître, par contraste, Villevenard presque gai: l'église elle-même, fort belle et de style roman, comme la plupart des églises de la contrée, n'a presque pas souffert du bombardement et, à la mairie, après le départ des troupes allemandes, M. Roland, l'instituteur, qui est un grand remueur de terre, a retrouvé dans l'ordre où il les avait classées toutes les pièces de sa collection préhistorique et gallo-romaine

- moins les objets d'or et d'argent qui se sont envolés.

J'ai passé de longues heures dans ce petit musée, dont pourraient s'enorgueillir des cités plus illustres. On y apprend l'histoire des marais mieux que dans les livres. Entre deux conférences sur les tranchets de carnisation ou les pendentifs en coquillages tronconiques de l'éocène, M. Roland me contait ses souvenirs personnels de l'invasion. Il avait tenu journal de tout ce qui s'était passé à Villevenard du 3 au 12 septembre 1914. Il m'indiqua, dans les villages voisins, d'autres sources d'information où je pourrais puiser, si j'en étais curieux. Je crois même qu'il voulut bien me présenter à M. l'abbé Millard, le dernier ermite de Saint-Gond, qui est un ecclésiastique indulgent et un historien de grande autorité.

Je connaissais déjà l'histoire de Saint-Gond pour l'avoir lue dans un vieux livre du seigneur de Breuvery, où il est dit que le prieuré de Saint-Gond ou Gaond, à deux lieues de Sézanne, autrefois nommé Saint-Pierre-en-Oyes, était une bonne abbaye fondée par le saint environ l'an 660. Gond était neveu de Vaudregesile, maire du palais et parent du roi Dagobert, qui l'éleva dans une éminente piété dont lui-même faisait profession. Tous deux quittèrent la cour en l'année 654, sous le règne de Clovis II, et se retirèrent en un lieu nommé Fontenelle, d'où Gond, à la mort de son oncle et après avoir passé "en beaucoup d'endroits", se porta dans un autre lieu appelé Oyes, "qui est en forme de vallée fort agréable, abondante en prairies et en fontaines, couverte de bois et de petites montagnes en cercle qui représentaient une vraie solitude". Il bâtit en ce lieu une église qui fut dédiée à saint Pierre et de petites cellules pour lui et pour les religieux qui étaient avec lui.

Telle fut l'origine de l'abbaye, convertie plus tard en prieuré, qui a donné son nom aux marais. Avouerai-je que leur premier abord me causa un peu de déception? Ils sont beaucoup plus longs que larges, et on ne peut les embrasser dans tout leur développement que de l'éperon de Saint-Prix ou des hauteurs du Mont-Août. Et, s'il n'est pas tout à fait exact, comme l'écrivait le seigneur de Breuvery, que la vallée où ils s'étendent soit "  fort agréable " ,il est bien vrai pourtant qu'elle n'a rien de trop sauvage. Je songeais malgré moi à certains marais de Bretagne, au Yunn notamment, d'un accent si profond. Quelle région! Là, pas de champs, pas d'arbres, pas de maisons, rien, la solitude toute nue, sauf vers Botmeur et son mince promontoire de verdure. La vie y semble encore à l'état d'ébauche. N'était le pic d'un carrier ou le mélancolique aliké que les petits pâtres de l'Arrhée se renvoient d'une montagne à l'autre en paissant leurs troupeaux sur les pentes, on se croirait sur une planète en formation. Et l'étrange sabbat que semblent mener autour du Yunn toutes ces croupes de montagnes pelées qui escaladent l'horizon et dont les schistes déchiquetés et grisâtres se hérissent au vent comme des crinières pétrifiées!...

Rien de pareil ici. Nous sommes aux confins de la Brie et de la Champagne. Sous un ciel aux nuages puissamment modelés, une terre aux arêtes précises, des mouvements de terrain bien dessinés, un réalisme partout inscrit aux directions du sol et des eaux. Les marais eux-mêmes, d'année en année, se résorbent. La culture riveraine a déjà fortement mordu sur eux. Et, par surcroît, des lignes droites de grands peupliers, sur les chaussées et le long du Petit-Morin, les coupent en diagonale, les fractionnent, les compartimentent et leur donnent je ne sais quoi de géométrique. Ce n'est plus là ce vague infini de joncs et de roseaux qui nous séduit tant depuis les romantiques. A certaines heures du soir seulement, ils se dilatent sous la brume et, malgré tout, même le jour ils gardent du mystère, - le mystère éternel des eaux mortes. Et de l'histoire enfin, à défaut de poésie, flotte autour d'eux. Trois grandes avalanches humaines sont venues expirer sur leurs berges. Ils ont vu les premières convulsions d'Attila; ils se sont refermés sur les derniers hourras des Marie-Louise, quand les débris de Pacthod, échappés à la tempête de chevaux qui les battait de toutes parts, plutôt que de se rendre s'engloutirent vivants dans leur tourbe, la Garde prussienne, disait-on, s'y était enlisée à son tour en septembre 1914. Il semble que les nuits y soient pleines de palpitations, toutes hantées d'ombres tragiques. Mais, quand je montais sur la côte de Chenaille, au jour tombé, par les sentiers des vignes, je n'y percevais aucun frémissement. Les marais dormaient sous la lune, et la flûte d'un crapaud solitaire remplissait seule ces vastes étendues. La guerre s'atteste ici par des ruines, mais la Nature les étouffe déjà sous son chant.

Ce sont pourtant ces ruines que j'ai interrogées les premières. J'avais apporté avec moi quelques livres (Livres, brochures ou articles : la Guerre en Champagne, publiée sous la direction de Mgr TISSIER, évêque de Châlons; Mondement, par ASKER; Au centre de la bataille de la Marne, par L. NÉRET; La guerre sur le front occidental, par Joseph REINACH; De Liège à la Marne, par Pierre DAUZET; les Batailles de la Marne, par P. FABREGUETTES; les Champs de bataille de la Marne, par GERVAIS-COURTELLEMONT; Paysages de guerre, par Gabriel FAURE.; Visions de guerre, par FLORIAN-PARMENTIER. Il convient d'y ajouter les carnets de route, les correspondances privées et les relations pour la plupart inédites qui m'ont été gracieusement communiquées et à l'aide desquels je me suis appliqué à débrouiller une matière particulièrement confuse, dès qu'on sortait des généralités pour entrer dans le détail. Sans eux il est bien clair que je n'aurais pu écrire un livre qui visait, malgré tout, à une certaine précision et qui est le premier de ce genre offert au public pour la partie centrale des opérations de la Marne.), et notamment la Bataille de la Marne, de Gustave Babin, le meilleur et le plus sûr des guides : ils m'expliquaient les lieux, et les lieux, à leur tour, me commentaient les récits des historiens. Il leur arrivait aussi de les contredire. Les pages qu'on va lire ont été écrites sous leur dictée. Elles n'ont aucune prétention militaire; elles feront peut-être sourire les professionnels: c'est la bataille vue par un civil et d'un petit coin des marais d'où il essayait de se faire une idée de la manière dont les choses avaient pu se passer au centre de notre ligne. Plus que jamais, en l'absence presque complète de documents officiels, l'historien d'aujourd'hui doit savoir se contenter d'une vérité approximative.

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