JOURNAL DE GUSTAVE BEAUFORT

SENLIS EN SEPTEMBRE 1914

 

Ce manuscrit est conservé par la Bibliothèque municipale de Senlis, dont le Conservateur : Philippe VILLAIN est co-auteur de l'ouvrage JOURNAL DE GUSTAVE BEAUFORT - SENLIS EN SEPTEMBRE 1914, publié en 1978 (notamment pour les photos),.

Ce manuscrit a fait l'objet d'une édition partielle et commentée en 1978 : par René MEISSEL pour le texte et Philippe VILLAIN pour l'iconographie.

Merci, à Messieurs Meissel et Villain pour leurs recherches et leur travail de conservation

 

CES CHOSES-LA NE S'OUBLIENT PAS..

Le 2 août 1914, un habitant de Senlis, Gustave Beaufort, ancien ouvrier menuisier devenu surveillant des travaux de la ville, militant mutualiste, décide d'" inscrire sur un carnet journalier les événements qui allaient se produire au jour le jour ", manuscrit conservé par la Bibliothèque municipale de Senlis.

Pendant plus de quatre années, il a rédigé une chronique de sa petite ville malheureusement placée au contact d'une guerre qui lui laissait peu de répit. L 'alternance des mouvements de troupes, la persistance de la canonnade, les flux des réfugiés rythment cette relation. Gustave Beaufort a apporté à la nourrir une persévérance tranquille, un patriotisme robuste, un sens de l'observation exceptionnel et, au détour d'une phrase, le clin d'oeil d'un humour malicieux.

Simplement et par touches légères, ce journal offre une peinture sans concession de la guerre, l'expression juste des mentalités d'une France provinciale de 1914, l'évocation colorée et précise de la vie quotidienne à Senlis pendant ces années tragiques.

A l'occasion du soixante-dixième anniversaire de l'armistice du 11 novembre 1918, il était bon d'achever le geste de Gustave Beaufort : livrer aux générations qui n'ont pas connu la Grande Guerre le témoignage qu'il leur destinait.

 

Jeudi 27 Août. - Les Allemands approchent. Il y a des troupes anglaises à Senlis. Ils ont une organisation sévère. J'ai vu l'intérieur du fourgon auto-atelier. C'est merveilleux. Rien n'y manque : forge, tours, étaux, outillage en grande quantité; il y fait très clair pour travailler. Ils ont un fourgon hydrothérapique chauffe-bains : baignoire, lavabo - tout cela est d'une grande propreté. Un fourgon pour le coiffeur, car les Anglais se font raser plusieurs fois par semaine. J'ai vu leur menu pour un déjeuner du matin. Pour un homme : confiture à l'orange, 2 cuillerées à soupe; un morceau de fromage, dit "Chester"; un demi-litre de thé; 3 biscuits, genre petit-beurre mais bien plus épais. Ils ont une tenue kaki très pratique. Eux seuls peuvent reconnaître leurs officiers. Nous, nous ne pouvons les distinguer d'un simple soldat. Leur habillement n'est pas criard comme celui de l'armée française. L'ancien sous-préfet de Senlis, M. Douarche, est avec eux comme interprète. Il est officier d'état-major. Les Senlisiens sont fiers de voir leur sous-préfet en tenue militaire.

 

Vendredi 28. - Il passe deux régiments de tirailleurs marocains. On les acclame et on leur offre à boire. C'est à qui leur donnera quelque chose. Ils ont l'air de grands enfants. Ils ont tous des godillots à leur sac, mais ils aiment marcher avec des sandales. Il fait une chaleur accablante mais, malgré cela, il ont leur manteau sur leur dos. Ils paraissent malpropres et beaucoup, comme les Sénégalais, ont leur femme avec eux, portant leur gosse sur leur dos. C'est très pittoresque. Les Marocains ont l'air moins costaud que les Sénégalais. L'on voit qu'il y a plus de laisser-aller. Mais peut-être sont-ils aussi bon soldats.

 

Samedi 29. - je remets à l'hôpital de la Croix-Rouge 160 kilos de sucre, à la boulangerie Pagès, 50 kilos de sel, charcuterie Edelin, 50 kilos de sel. Le tout pris au magasin de Mme Cossin. L'on dit qu'une patrouille de uhlans est venue jusqu'à Pont-Sainte-Maxence. Les routes sont encombrées d'émigrés. Cela est bien triste de voir tous ces pauvres gens fuir avec leur ménage; cela serre le coeur. Beaucoup de chariots d'émigrés sont traînés par des boeufs et aménagés comme des roulottes. En voyant tout cela, je maudis le Allemands, cause de cette calamité.

 

Dimanche 30. - L'on entend le canon. Les troupes anglaises quittent Senlis, se dirigent sur Compiègne. On les acclame, mais ils restent impassibles. C'est leur naturel.

 

Lundi 31. - L'affolement grandit. L'on voit partir des gens avec de la batterie de cuisine et les enfants dans des poussettes. Quelques-uns ont leur campement sur des brouettes. Ils vont se réfugier, disent-ils, dans des carrières. Mes nièces, Mme Bicheron et sa fille, voudraient partir aussi et me prient de les accompagner avec ma femme. Je leur dis que tout individu qui est dans un service public, qui abandonne son poste, commet une lâcheté. C'est pourquoi je ne partirai pas. Elles me disent qu'elles ne partiront pas non plus. J'en suis heureux. Le soir, nous apprenons que le 13e Territorial vient cantonner à Senlis venant de Compiègne. Mon neveu Bicheron, qui en fait partie, n'arrive chez lui qu'à 8 heures du soir, car il a aidé à préparer le cantonnement. Il est accompagné de deux camarades. Nous dînons ensemble gaiement et sa femme leur prépare des lits. Ils sont heureux de pouvoir se reposer un peu. Mais voilà une alerte : il faut repartir à minuit et il est près de 1l heures du soir. Le rassemblement est à la porte de Creil. Il faut donc remettre sac au dos. Le sergent Potot, qui a dîné avec nous, a égaré ses jambières. je lui donne les miennes et leur souhaite bonne chance à tous. On s'embrasse et ils partent au rassemblement porte de Creil.

 

Septembre

 

Mardi 1er. - L'on dit qu'une patrouille de uhlans a été vue à Fleurines. En ce moment, le canon fait rage jour et nuit et se rapproche de plus en plus. Il passe des autos évacuant des blessés français et allemands. Beaucoup demandent à boire; un major empêche qu'on leur donne car, dit-il, ils ont trop de fièvre et cela les tuerait.

A trois heures, les soldats anglais virent un taube allemand sur la route de Montlévêque. A cinq heures, fusillade sur un taube par les soldats français. Ce taube survole Senlis à une très grande hauteur et ne peut être atteint.

La population s'affole de plus en plus et fuit en grand nombre. Les soldats cherchent à les rassurer, mais n'y parviennent pas car ils sont pris de panique et ne veulent rien entendre. La plupart des boutiques sont fermées et les maisons particulières sont vides.

 

Mercredi 2. - Le canon fait rage. Les batteries françaises sont sur la route de Crépy, près de Montépilloy. Une grande quantité de troupes françaises de tous les régiments passent, se dirigeant sur Paris. L'on a mis sur les trottoirs des baquets remplis d'eau. Les soldats boivent avidement en passant.

C'est la retraite. Les officiers engagent les habitants à partir de suite car, disent-ils, les Allemands sont proches.

A une heure après-midi, avec mes cantonniers et quelques personnes de bonne volonté... je fais débarrasser plus de 400 bottes de paille adossées contre le mur des écoles. Cette paille avait été préparée pour les ambulances; une étincelle tombant dessus aurait fait flamber toute l'école. je fis mettre cette paille dans le milieu de la cour, loin des bâtiments. Naturellement, je prêtais la main aux travailleurs. Je descends ensuite à la mairie.

Il est près de deux heures. M. Odent est à la porte; il me demande : "comment se fait-il que vous avez si chaud?" car je suis en sueur. je lui explique que je viens de débarrasser la paille qui était contre les murs de l'école des garçons. Il me félicite et m'offre un verre de bière chez Debressy. A ce moment, ma nièce, Mme Bicheron, vient me supplier de venir avec elles; elle est affolée. je lui dis : " Si vous voyez du danger, descendez dans votre cave avec ta tante et ta fille."

Il est plus de deux heures, il ne passe plus de troupes françaises.

Nous causons, M. Odent (et moi) à la porte de la mairie.

Quelques instants après, un obus éclate et un éclat tombe dans un groupe de personnes face à la remise des pompiers et tue le sergent-pompier Dropsit Adrien. On le transporte le long de la boutique de M. Février; l'éclat lui est arrivé dans la tête; il fit un tour sur lui-même, il était mort.

A ce moment, M. Odent me dit: "Beaufort, mon ami, il ne faut pas laisser seules votre femme et vos nièces; allez avec elles."

J'insistai pour rester avec lui. "Non, me dit-il, c'est inutile."

je partis donc. je pris la rue du Long-Filet. Les obus tombaient dru. je prends la rue Sainte-Geneviève et la rue de la République. J'arrive enfin chez ma nièce et entre. Je descends à la cave et je n'y trouve personne; il y avait des chaises préparées et c'est tout. je remonte et cours vers la rue du Heaume en prenant le passage des Carmes et la rue du Lion.

Pendant tous ces trajets, je n'ai pas rencontré une seule personne et c'est miracle que je sois arrivé chez moi sans être atteint car il tombait autour de moi des débris de toutes sortes. J'avoue que cette promenade m'a semblé longue, car les obus sifflaient à mes oreilles.

Enfin, j'arrive chez moi; j'y trouve ma femme et mes nièces en pleurs; elles sont dans le sous-sol; elles n'avaient pas eu le temps d'aller rue de la République, les bombardements les en avaient empêché et, dans leur affolement, en arrivant chez moi, elles avaient mis les verrous aux portes. J'ai dû frapper pendant cinq à six minutes avant qu'elles viennent m'ouvrir car elles n'osaient pas. Ces quelques minutes m'ont semblé aussi bien longues. je leur fais remarquer que dans le sous-sol nous n'étions pas du tout en sécurité. je leur propose d'aller chez mon beau-frère, rue du Heaume, où il y a des deuxièmes caves, très profondes. J'ai bien du mal à les décider de sortir.

Enfin, nous sortons par la rue Saint-Gilles et montons l'escalier de la place de la Fontaine-des-Etuves. Quand nous sommes en haut, des obus arrivent dans la propriété du capitaine Hector; des éclats brisent les volets et criblent de trous la façade de mon beau-père. Une minute plus tôt, nous écopions cela. Ma femme et mes nièces n'osent plus avancer dans la crainte qu'il arrive un autre obus. Enfin, je les décide, et nous arrivons en courant chez mon beau-père.

Nous descendons dans la cave. Il y avait plus de 30 personnes, hommes, femmes et enfants; il y avait même une chèvre car cette cave est très grande. Tout le monde avait pris des literies, de la batterie de cuisine, même une poêle et du ravitaillement en nourriture. Cela n'était pas gai de voir ces femmes et ces enfants qui gémissaient. Quand nous fûmes installés, je dis à mon voisin d'infortune, Coffinet : "Ce serait un beau cliché à prendre pour un photographe" Je me fais gronder par toutes les femmes qui me disent en pleurant que ce n'est pas le moment de plaisanter. je conviens qu'elles avaient raison. J'avoue du reste que je n'ai jamais été sérieux, ce n'est pas à soixante-six ans que je le deviendrai.

Enfin, vers le soir, l'on n'entend plus les pruneaux tomber. Je me risque de sortir dans la rue, malgré les protestations de tout le monde, même des hommes. En franchissant la porte sur rue, je me trouve nez à nez avec deux soldats allemands (ici, je vais dire comme dans la chanson : on a beau faire le malin, ça vous fait tout de même quelque chose). Ces deux soldats me font comprendre par signes qu'ils voudraient du pain ("broutt").

je me remets vite et je descends à la cave demander du pain que je remets à ces deux boches qui partent du côté (du rempart) du Montauban. je redescends à la cave pour rassurer tout le monde. je leur dis que les boches avaient l'air très gentils, qu'ils ne m'avaient pas embrassé, mais que c'était tout juste. J'avoue que personne n'a voulu me croire.

Nous remontons, nous deux : mon beau-frère (et moi) et nous constatons les dégâts faits chez lui par les éclats d'obus. Nous en ramassons une bonne provision comme souvenir. Il est près de huit heures du soir. je dis à ma femme et à mes nièces qu'il n'y a plus de danger, et elles se décident à revenir chez moi, tout en pleurant, me disant que je cherche à les faire tuer. En sortant, nous voyons la ville en feu. C'est terrifiant.

On s'organise pour le coucher. L'on met des matelas par terre pour ma nièce et sa fille. La fusillade crépite toujours du côté de la porte de Paris.

Enfin on se couche, tout habillés. je leur dis : " C'est très chic, demain matin, je serai prêt de suite." Je reçois encore une algarade pour n'être pas plus sérieux. Nous couchons les portes grandes ouvertes (en laissant les portes ouvertes, je m'étais dit : comme cela, les boches ne les effondreront pas), et la nuit, l'on entend les patrouilles boches avec leurs grosses bottes.

Inutile de dire que nous n'avons pas dormi de la nuit.

 

Jeudi 3. - Il est 4 heures du matin. je me lève sans avoir dormi. J'ai entendu plusieurs fois des patrouilles allemandes passer dans notre rue cette nuit.

je vais faire un tour rue de Paris. Il y a un factionnaire allemand à chaque entrée de rue. L'incendie fait son oeuvre. L'on entend à chaque instant des bruits sinistres : ce sont les planchers qui s'effondrent et aussitôt monte une gerbe de flammes.

je veux aller rue de la République par la rue des Cordeliers mais arrivé rue Sainte-Geneviève, impossible de passer : la maison des Ponts-et-Chaussées s'est effondrée par l'incendie et les décombres obstruent toute la rue. je remonte donc la rue Sainte-Geneviève. Les factionnaires allemands me laissent passer. Je rejoins la rue de la République. Quel triste spectacle s'offre à mes yeux!

Toutes les maisons à droite et à gauche de la rue sont en flammes! je descends jusqu'à la maison de ma nièce, Mme (Bicheron), et je constate qu'elle est entièrement brûlée. Il ne reste que les 4 murs. je ne vais pas plus loin.

je m'en retourne chez moi. je n'ose pas dire à ma nièce que leur maison est brûlée. je lui dis que la maison de M. Richer qui touche la leur est brûlée et que la leur commence. Par ce moyen, je la prépare à la triste vérité. je ressors une heure après et elle me prie d'aller voir si cela brûle toujours. En revenant je lui dis que l'incendie gagne toujours. Et un peu plus tard, je lui dis toute la vérité. J'ai bien hésité, mais il fallait toujours qu'elle le sache. S'il était resté quelques pompiers, peut-être aurait-on pu sauver quelques maisons. Mais les Allemands n'auraient certainement pas permis qu'on éteigne.

Tous les armuriers étant partis, laissant chez eux des cartouches et peut-être de la poudre, un officier allemand vient à la mairie et dit aux adjoints : "Je vous donne deux heures pour enlever les munitions qui se trouvent chez les armuriers!" M. Robert et moi recrutons quelques hommes de bonne volonté et avec des voitures à bras nous enlevons ce que les Allemands mettent eux-mêmes dans les voitures. Et ils prennent tout ce qui leur plaît pour eux. A chaque voyage que nous descendons à l'abreuvoir de la rue de Paris, deux soldats allemands nous escortent, baïonnette au canon pour bien s'assurer que nous jetons bien tout à l'eau.

Pendant que nous enlevions chez M. Sallot toutes ses cartouches, je vis plusieurs soldats allemands se bourrer les poches de montres et de bijoux chez M. Scheltz, bijoutier rue de l'Apport-au-Pain, et l'officier qui faisait le déménagement Sallot les regardait faire sans intervenir. J'ai su plus tard qu'il leur avait fait vider leurs poches et musettes et qu'il avait choisi ce qui lui plaisait.

je le vois toujours : c'était un grand lascar avec un monocle. En commandant ses hommes, il fumait un cigare qui s'éteignit. Il me demanda du feu. je lui remis ma boîte d'allumettes (qu'il a gardée). Après avoir allumé son cigare, il m'en offre un et il me faut l'allumer au sien. je lui fais remarquer que si c'était des poudres que l'on enlevait, ce n'était pas prudent de fumer. Il me fit cette réponse en français : "Si vous sautez, je sauterai aussi." J'en conclus qu'il n'y avait pas de danger. Quand je fus parti un peu plus loin, je jetai le cigare qui me dégoûtait, venant de ces pillards.

Ceci se passe vers 2 heures de l'après-midi. Il n'y a personne dans les rues, que nous et les Boches. Ce qui reste d'habitants sont encore dans les caves. Messieurs de Parceval, Robert et Calais sont en permanence à la mairie pour recevoir les officiers allemands qui y viennent en grand nombre.

Les seules maisons épargnées rue de la République furent l'hôtel du Grand-Cerf et la maison Vatin, juge de paix, où étaient les états-majors de Von Kluck.

J'apprends comment s'est opérée l'arrestation de M. Odent. Hier, à 4 heures environ, un groupe de cavaliers allemands se présente à la mairie, demandant M. le bourgmestre. Monsieur le maire se présente. Aussitôt les Allemands lui ordonnent de les suivre, emmenant avec eux M. Calais, le secrétaire, et Boulet, le concierge de la mairie, ainsi que Debressy, restaurant place Henri-IV. Conduits à l'hôtel du Grand-Cerf, les trois derniers furent relâchés de suite. Et, plus tard, M. Odent fut emmené à Chamant avec les personnes suivantes comme otages :

ler groupe d'otages :

1. Mader, coupeur

2. Toupet, rentier

3. Bauer

4. Favret, pharmacien

5. Menuel fils, serrurier

6. Dunchy, concierge

7. Thernier, scieur

8. Wilcoq, carrossier

9. le commis Simon

10. Chevalier

11. charretier Lacherêres

12. Louvet, frère de Mme Caron

13. Budault

14. Cochet, employé mairie

 

2e groupe qui rejoignit M. Odent :

1. Benoît Decreuss, employé

2. Chamborant, épicier

3. Delacroix, forgeron

4. Boullot (ou Boullet), paveur

5. Quentin, bourrelier

6. Fillion, maraîcher

 

3e groupe marchant devant les Allemands rue de la République :

Ce groupe se trouvait entre deux feux : Messieurs Bleuse, débitant; Leymarie fils, 18 ans, fut tué faubourg Saint-Martin par une balle française; Minouflet fut blessé à l'épaule; Mme Dauchy, la femme du concierge de Saint-Vincent, elle, avait sa petite fille sans ses bras, qui fut blessée d'une balle française. Les Allemands prirent aussi M. Maurice, employé de la sous-préfecture. Ils firent marcher ce groupe dans le milieu de la rue et eux étaient sur les bas-côtés, tirant sur l'arrière-garde des troupes françaises.

 

J'apprends que M. l'archevêque Dourlent fut molesté par les Allemands qui prétendaient qu'il y avait des mitrailleuses dans le clocher. Ils ne voulurent pas le croire quand il leur dit que cela était impossible puisque c'est lui seul qui a les clefs. Ils obligèrent l'archiprêtre à monter dans le clocher avec deux officiers, jusqu'en haut. S'étant assurés qu'il n'y avait rien eu dans le clocher, ils se retirèrent et l'officier le plus élevé en grade salua M. l'archiprêtre dont il prend congé. Une demi-heure se passe lorsque le concierge de la mairie se présente au presbytère venant dire à M. l'archiprêtre que, par ordre de l'état-major allemand, il doit se considérer comme prisonnier et se rendre immédiatement à l'hôtel du Grand-Cerf sous peine de punitions sévères. M. l'archiprêtre s'y rendit et fut mis en présence d'un officier d'état-major qui lui dit que des civils avaient tiré sur les troupes allemandes et que la ville allait être incendiée comme Louvain. M. l'archiprêtre demande à parler au général von Kluck, assurant qu'aucun civil n'avait tiré sur les troupes allemandes. L'officier lui répondit : " Il y a danger pour vous de vous présenter au général. Je ferai mon rapport. Vous, prêtre catholique, vous, sincère." Sur ce, l'officier s'incline et disparaît. M. l'archiprêtre rentre chez lui. L'incendie fait rage rue de la République. Il risque à chaque instant d'être tué. Une fois rentré chez lui, il ne fut plus inquiété.

L'on assure que M. Odent a été fusillé à Chamant avec plusieurs otages. Aujourd'hui, je vois M. Toupet qui fut pris comme otage hier. Il vient d'être relâché. M. l'archiprêtre passe au moment où je parle à M. Toupet et il l'embrasse. M. Toupet nous raconte les péripéties de sa captivité à Chamant. Il en est encore tout bouleversé. Il nous dit qu'il va se rendre au collège Saint-Vincent où il y a un grand nombre d'habitants qui s'y sont réfugiés.

Le soir, très tard, l'on vient m'avertir que des cadavres de soldats et de civils avaient été amenés au cimetière.

 

Vendredi 4. - je me lève à 5 heures du matin. je le ferai tous les jours à seule fin de mettre mon carnet journalier à jour, c'est-à-dire tout ce que j'aurai fait et tout ce que j'aurai vu. Quand les Allemands firent leur entrée à Senlis, il passe des cavaliers sur l'avenue Vernois, face au cimetière. Le gardien du cimetière, Boulanger, se trouvait à la porte. Quand il vit venir les Allemands, il rentra en refermant la porte. Les Allemands tirèrent sur lui quand même; les balles traversèrent la porte et Boulanger tomba frappé par ces balles. Ma première ouvrage, ce matin, fut d'aller au cimetière. je vis d'abord ce pauvre Boulanger qu'on avait couché sur un matelas dans une pièce du rez-de-chaussée. J'embrassai ce camarade d'enfance assassiné par les Allemands. Ensuite, je me rendis dans le cimetière et je constatai qu'on avait amené 13 corps, soldats et civils.

Ayant reçu l'ordre de m'occuper du cimetière, j'y fis venir de suite mes cantonniers et quelques hommes de bonne volonté que j'ai trouvés avec peine. Je fis d'abord recouvrir les cadavres avec une bâche car il y avait beaucoup de mouches par cette chaleur tropicale et, aussitôt, je fis creuser une tranchée de 1,50 mètre de profondeur. Quand il y eut de la place, je commençai à y descendre d'abord M. Chéry, vidangeur, tué rue de Meaux; Leblond, ouvrier maçon, tué route de Chantilly; et un petit enfant que je fis démailloter pour reconnaître son sexe : c'était une petite fille. J'ai su que sa mère, dans son affolement à l'arrivée des Allemands, l'avait laissé tomber dans les escaliers; le père est facteur des postes, s'appelle Lescot et habite rue des jardiniers. J'y déposai ensuite les 10 soldats. Chaque soldat que j'amenais, avant de le descendre dans la tranchée, je le fouillais sérieusement à seule fin de recueillir ce qu'il avait sur lui, et surtout pour les identifier. je remis ensuite tout ce que j'avais recueilli sur ces corps à la mairie. Il y en avait qui avaient des blessures affreuses. Quelques-uns avaient des photographies, soit de leurs père et mère, soit de leur femme et de leurs enfants. C'était navrant. J'ai passé là des heures bien douloureuses, mais je n'ai pas failli à mon devoir.

Liste des soldats déposés dans la tranchée (4 septembre 1914) :

1. Querré André, 154e d'Inf., 3e bureau

2. Noël Charles, 155e d'Inf., 6e bataillon, Châlons-sur-Marne

3. Aubert Émile-Victor, 155e d'Inf., 73 rue Duchesne, l8e arrondt.

4. Hanquetin François-Joseph, 154e d'Inf.

5. Marmotton Alphonse-Eugène, 294e d'Inf., Bar-le-Duc, 1887

6. Gaston Léon-Chaillot, caporal mitrailleur, 295e d'Inf., Bar-le-Duc

7. Masson Louis-Henri, 276e d'Inf., 1906 Coulommiers

8. Thomas Adrien-Louis, 294e d'Inf., 26 septembre 1887, Asnières

9. Menu Charles, du 32e, d'Artillerie

10. Un tirailleur marocain portant n° 2 au collet

 

Tous ces corps étaient dans un état de décomposition très avancé car ils avaient été tués le 2 septembre et étaient restés en plein soleil. Ils avaient, pour la plupart, été tués rue des jardiniers. Ils furent amenés au cimetière par les bons soins de M. le supérieur du collège Saint-Vincent, M. Carcel et quelques personnes dévouées. Ils furent amenés au cimetière dans un chariot de M. Babeuille, minotier rue de Meaux. J'avais pris du désinfectant et faisais priser du camphre à ceux qui manipulaient les cadavres. Je m'assurai bien qu'ils n'avaient pas d'écorchures aux mains. je leur donnai de temps en temps un peu de rhum. Il fallait aussi que nous accomplissions cette pénible besogne silencieusement, car ce jour-là, il est passé toute la journée des troupes allemandes sur la route longeant le cimetière. Ils chantaient en marchant en cadence. C'était un triste contraste avec la pénible besogne que nous faisions. Les Allemands se dirigeaient sur la route de Montlévêque. Il y avait de l'infanterie, de la cavalerie, et surtout de l'artillerie. Beaucoup s'arrêtaient pour manger près du cimetière. Ils avaient des cuisines roulantes. Il y avait parmi toutes ces troupes un régiment des sinistres hussards de la mort.

Vers 4 heures de l'après-midi, on apporta le corps du gardien du cimetière, tué deux jours avant. Il n'y a pas de clergé, bien entendu. je quitte un instant ma triste besogne pour aller lui jeter de l'eau bénite. Les quelques personnes qui l'accompagnent me regardent avec curiosité car je suis en bras de chemise, les manches retroussées. Ce jour-là, il a fait encore une chaleur tropicale. je retourne à ma besogne. Mes hommes ont fini de goûter. Nous continuons de descendre les corps des soldats dans la tranchée.

Le soir, nous avons terminé. Les hommes que j'ai occupés à cette pénible besogne ont montré un grand courage. Je les en remercie. Jamais je n'aurais pensé que j'aurais à accomplir d'aussi triste besogne.

L'on entend le canon très près. je n'ai pu aller en ville aujourd'hui, mais l'on me dit que les Allemands continuent de piller les boutiques et il y a malheureusement des Français qui pillent aussi. C'est écoeurant. Les Allemands eux-mêmes doivent en être stupéfaits. Il n'y a rien à y faire en ce moment, car il n'y a plus de police.

 

Samedi 5 septembre 1914. - Ce matin, je me lève à 4 heures et je vais d'abord chercher du pain, car voilà deux jours que nous n'avons pu en avoir. Hier, nous avons mangé des pommes de terre pour remplacer le pain. Les Allemands arrivent tous les matins avec des chariots. Ils mettent un factionnaire à la porte du boulanger et l'on ne peut plus avoir de pain, ils raflent tout. Ce matin, je vais chez Courmontagne et, comme mitron, je trouve Lesueur, le maçon. je lui dis : " Eh bien, mon vieux, ce n'est plus du plâtre que tu gâches!".

Tous les matins je viendrai au pain à 4 heures, autrement l'on ne peut en avoir.

L'on me signale un cheval mort face à la gendarmerie. Je le fais enterrer à la décharge. Mme la Supérieure de l'hôpital mixte fait dire à la mairie qu'il y a un cheval qui a été tué en face l'hôpital et que cela donne des émanations. Je le fais enterrer dans la plaine. M. Sainte-Beuve, me voyant accomplir cette besogne, me dit, très étonné de me voir sans brassard de la Croix-Rouge : " Comment, vous circulez continuellement parmi les troupes allemandes? Il vous faudrait un insigne quelconque pour vous garantir!" je lui réponds : " Que voulez-vous, l'on ne m'a rien donné. je marche comme cela. " Il m'emmène à l'hôpital et me fait remettre un brassard par M. Tarcy, économe intérimaire (qui me donne aussi un bon verre de vin).

Notre besogne est terminée. je redescends à Senlis avec M. Sainte-Beuve. Il me fait entrer au quartier Ordener où il y a un grand nombre de soldats allemands, et comme il sait parler leur langue, il demande à parler au chef du détachement et il lui explique que par mon emploi, je suis appelé à circuler continuellement le jour et la nuit, et qu'il veuille bien me délivrer un sauf-conduit. L'officier fit approcher un sous-officier et me demande mes nom et prénoms. Le sous-officier écrit sur une feuille de son calepin. J'ai su après qu'il avait mis : brancardier. L'officier signe, arrache la feuille du calepin et me la remet, me disant en bon français : " Avec cela, vous n'avez rien à craindre. " Nous sortons et nous remarquons que tous les Boches ont sac au dos. En effet, une heure après, ils partaient vers la Marne. je quitte M. Sainte-Beuve et le remercie de son amabilité.

Vers 5 heures du soir, je revenais de la porte Compiègne où il y avait pas mal de Boches. J'arrive à la mairie. je vois une auto avec, dedans, des pompiers de Paris. je leur dis qu'il y a beaucoup d'Allemands à Senlis. Ils montent au galop à la mairie et repartent de suite dans la direction de Chantilly, par où ils étaient venus. C'était une reconnaissance; ils étaient cinq pompiers, dont un sous-officier. C'est égal, j'ai été surpris de voir des Boches à la porte Compiègne et des pompiers de Paris, place Henri-IV. je croyais voir le lendemain les soldats français mais, hélas, ce fut encore les casques à pointe que nous vîmes. je remarquai qu'ils avaient cependant l'air moins arrogant. C'est peut-être une idée que je me suis faite, ou je m'habitue à eux.

 

Dimanche 6. - Les maraudeurs allemands circulent toujours en ville. Ils entrent dans toutes les maisons qui sont toutes ouvertes. Ils prennent ce qui leur plaît et l'emportent. Et il faut regarder faire tout cela! C'est dur. C'est surtout les cyclistes qui sont les pillards. L'on vient me prévenir qu'il y a un cheval mort sur la route de Compiègne, dans le fond de l'Arche. je passe, en y allant, chez M. Robert qui me prête son cheval et un palonnier, ainsi qu'un cordage pour traîner ce cheval dans la prairie et l'enterrer. C'est un cheval de uhlan. Je fais, après ce travail, ramener le cheval de M. Robert, le palonnier et le cordage, et je remonte la route de Compiègne. En passant devant la maison de M. Bouffetier je vois quelques officiers allemands installés commodément sur le trottoir en train de boire du champagne. Ils ont sorti des tables et sont assis sur un canapé et des beaux fauteuils rouges appartenant sans doute à M. Bouffetier Un soldat les sert et il y a pas mal de bouteilles vides sur le trottoir. Ce qu'ils en ont bu, les goinfres !

En arrivant rue de l'Apport-du-Pain, je vois deux cyclistes boches qui attachent à leur bécane des boîtes de gâteaux secs qu'ils viennent de prendre dans l'épicerie Cormier, et ils filent avec. Chez M. Sallot, marchand de bicyclettes, un soldat allemand arrive avec sa bécane un peu détraquée, il la met à la porte et entre dans le magasin. Il ressort avec une bécane neuve, il l'enfourche et fout le camp avec. Mais il redescend de suite, il entre aussi dans l'épicerie Cormier. Il en ressort avec quatre boîtes de petits beurres qu'il fixe à sa bécane, et, cette fois, file du côté de la porte Compiègne. C'est navrant de voir tout cela et (de) ne pouvoir rien dire.

C'est aujourd'hui dimanche. J'aurais bien voulu faire voir à ma femme et à mes nièces l'endroit où j'ai enterré les soldats au cimetière. Mais je ne veux pas qu'elles sortent de chez nous, car il faut s'attendre à tout avec les Allemands.

 

Lundi 7. - Tous les matins, je vais voir M. Robert ou M. de Parceval, plus souvent ce dernier. Quand il est encore à sa chambre, j'y monte sans plus de façon, non sans avoir été annoncé par Rieul, le domestique. Du reste, maintenant je suis un peu de la maison. J'arrive avec ma pipe à la bouche ou, si je ne l'ai pas, M. de Parceval me la fait prendre. Et nous nous asseyons pour causer : moi, pour lui donner des renseignements, lui, pour me donner des ordres pour la journée. MM. les adjoints sont d'une grande amabilité pour moi, ainsi que M. Calais, le secrétaire de la mairie. En voilà un qui est bien méritant ! Tout le monde lui tombe dessus et il est toujours aussi aimable. Aussi, avec lui, je m'entends toujours très bien. Comment pourrait-il en être autrement ? Les amis Cochet et Luzurier l'aident du mieux qu'ils peuvent. Ils sont très dévoués.

Aujourd'hui, je fais enterrer un cheval à Valgenceuse.

Hier, M. de Parceval n'a pas voulu que nous travaillions l'après-midi d'aujourd'hui. Je fais enfouir des carcasses de bœufs route de Crépy. Toutes les maisons sont ouvertes, pillées et saccagées. Il y a des grandes quantités de bouteilles de champagne vides sur les trottoirs. Les cantonniers me font remarquer qu'une bouteille est encore pleine et demandent que je la leur laisse boire. Je m'y refuse, leur disant que boire ce vin c'était voler, puisqu'il ne nous appartenait pas. Pourtant, ils venaient de prendre une rude prise en enterrant ces carcasses de bœufs en putréfaction qui étaient là depuis le 2 septembre en plein soleil.

Ensuite, nous allons route de Creil encore enterrer des carcasses de bœufs. Toutes ces carcasses proviennent de bœufs que les Allemands ont tués et dépecés sur place. Pour faire ce travail, je fais arroser copieusement ces carcasses de grésil et je fais priser du camphre à mes hommes, et leur donne de temps en temps un peu de rhum.

Ce jour-là, pour finir la journée, je fais nettoyer l'abattoir municipal.

Aujourd'hui, il y a réunion du conseil à la mairie. M. Odent ayant été fusillé à Chamant, seuls assistent à cette réunion MM. de Parceval, Robert, Sainte-Beuve, Gandillon, Cultru et Frigault; tous les autres conseillers sont partis. J'installe deux familles de sinistrés dans la salle des répétitions de la musique à l'ancienne école des Frères, hôtel Vermandois. Ce sont les familles Boché et Jabin.

L'on entend le canon jour et nuit du côté de Nanteuil-le-Haudouin.

 

Mardi 8. - Les fuyards Dubuisson, Quentin et Regnault, employés d'octroi, sont revenus. Leur première ouvrage en arrivant fut de demander un brassard de la Croix-Rouge à la mairie à seule fin de pouvoir se promener librement. Mais ils se font bafouer par les habitants pour leur poltronnerie. Maintenant, ils vont faire du zèle; ils voient qu'il n'y a plus de danger.

Il y a des chiens errants par toute la ville. La plupart des habitants étant partis, ces chiens n'ayant plus de nourriture pourraient devenir enragés. MM. les adjoints me donnent l'ordre de les détruire. Je prends un homme et j'attrape tous les chiens que je rencontre en leur présentant un morceau de viande. Aujourd'hui, j'ai pu en attraper 16. On les mène à l'abattoir et on les pend. Voici comment je procède : je les attache à la corde d'un treuil avec un noeud coulant, on tourne la manivelle pour les élever, et alors, un coup de maillet sur la tête, et c'est fini. Par ce procédé, ils ne souffrent pas. J'en pendrais au moins 20 à l'heure. Ensuite, on les porte au jeu de Fusil et on les enterre. C'est le tondeur Paul Magnier qui procède à ces opérations et il s'en acquitte très bien, ainsi que son aide Lefèvre Alfred.

Vers 2 heures de l'après-midi, nous passions, nous deux, M. Robert et moi, place de la Halle, et il y avait des pillards dans la maison des " 100 000 chaussures". Il me demande ce que cela veut dire. je lui réponds que cela dure depuis le 2 septembre. Alors il a une attitude très énergique : il entre dans la boutique et fait remettre aux personnes qui pillaient tout ce qu'elles avaient dans leur tablier, et leur dit que c'était hontable (sic) de voir des Français piller leur pays, et s'il prend encore quelqu'un à piller, il le remettra à l'autorité militaire allemande. J'admire l'attitude énergique de M. Robert en cette circonstance.

Je fais prendre des viandes avariées chez M. Minard, rue de Châtel, et on va les enfouir au jeu de Fusil. Cet après midi, nous pendons encore 6 chiens. M. Robert vient voir comment nous procédons. Il trouve ma méthode extra-rapide car les bêtes ne souffrent pas. Comme nous sortons de l'abattoir, nous rencontrons quelques soldats allemands ivres qui nous obligent à aller prendre un verre chez Mme Maigret, dont ils avaient tué le mari quelques jours avant. Je les laissai tous entrer et, quand ils sont à l'intérieur, je me trotte par la rue du Lion, car il me répugne de boire avec ces assassins.

Le canon gronde très fort dans la direction de Nanteuil-le-Haudouin. jour et nuit.

 

Mercredi 9. - Réveil à 5 heures. En sortant de chez moi, vers 5 heures 112, j'entends la fusillade dans la ville. je me dis : "Allons! Voilà encore les Boches qui font des leurs!" Me rendant chez le cantonnier Bourgeois, qui habite rue de Meaux, je le trouve à plat ventre dans la rue près du musée. Je le croyais mort, je m'approche et je vois qu'il bouge. Et, me voyant, il se relève. Je lui dis : " Qu'est-ce que tu fais là, dans cette position ?" Il me répond : " Mais vous n'entendez donc pas les balles qui sifflent ? " Le voyant si affolé, je suis obligé de lui faire comprendre que le danger est aussi grand pour moi que pour lui. Je le traite de froussard. Cela lui redonne un peu de courage. Je l'emmène avec moi au jeu de Fusil pour enterrer les chiens. Et les balles sifflaient toujours à nos oreilles.

Je remonte la rue de Paris et j'aperçois des zouaves. Je cours chez moi leur chercher du café que je leur distribue. Cela me met en joie de voir des culottes rouges ! Les coups de fusil que nous avions entendus étaient tirés par eux sur les Allemands. Ils fouillent toutes les maisons et demandent s'il y a des Allemands. Chez le commissaire-priseur, place du Théâtre, le domestique Benoît en cachait trois et il dit aux zouaves qu'il n'y en avait pas. Et quelques instants après, des coups de fusil partent et blessent un zouave. Ces derniers se ruent dans la maison et font prisonniers les trois Boches que le traître Benoît Reuss cherchait à faire évader et les emmenèrent avec eux. Les zouaves, le jour même, retournèrent à Paris emmenant leurs prisonniers et le traître Benoît. Quelques zouaves cyclistes allèrent en reconnaissance jusqu'à l'hôpital et comme à la porte il y avait une grande quantité d'équipements militaires boches, ils revinrent tous avec des casques boches attachés à leurs bécanes.

Aujourd'hui, pour varier les plaisirs, je pends encore 14 chiens et 3 chats à moitié grillés.

Le canon fait rage du côté de Nanteuil. Enfin, l'on respire ! Nous voilà donc débarrassés des Boches. Espérons qu'on ne les reverra plus !

 

Jeudi 10. - je fais déblayer la ferme Montupet, place Saint-Martin. Deux chevreaux ont été brûlés avec la ferme. je les fais enterrer. Je fais enterrer un cheval au bois Caboche, sur le chemin d'Aumont. C'est un cheval de uhlan. Nous pendons 18 chiens et 3 chats, ces derniers ont les poils grillés.

Il passe un détachement de dragons français. Ils ont avec eux plus de 40 prisonniers allemands. Ils s'arrêtent place Henri-IV. Les prisonniers sont hués par la population. Ces pauvres Boches n'ont pas l'air fier. Quelques-uns sont dans un tombereau, sur de la paille. Ils sont blessés et plusieurs paraissent souffrir. Il y a des personnes qui crient : " A mort, les Boches ! " Moi, je m'abstiens, car ces soldats n'ont fait que leur devoir en exécutant les ordres de leurs chefs.

Deux soldats allemands et un officier se trouvaient dans la maisonnette du passage à niveau de la route de Montlévêque à Chamant. Ils furent aperçus par des ouvriers qui en avisèrent le capitaine Saunois, du 3e Hussards qui est en ce moment à Senlis, ayant été blessé. Le capitaine prit quelques soldats et se rendit au passage à niveau. Ils s'emparèrent des Allemands qui ne firent aucune résistance. Des ouvriers dirent au capitaine Saunois que les Allemands avaient caché quelque chose dans l'herbe. Il fit des recherches et découvrit un drapeau dans sa gaine et s'en empara.

Le capitaine Saunois déposait le drapeau à la mairie et, comme je m'y trouvais, MM. de Parceval et Robert me donnèrent l'ordre de le transporter dans les archives de la mairie. J'eus la curiosité de l'ôter de sa gaine et de le déployer. C'était le drapeau du 94e Poméranien. Ce drapeau était en étoffe jaune avec franges, deux bandes noires en diagonale et un aigle à deux têtes couronnées à chaque angle. En haut de la hampe, une cravate de même étoffe que le drapeau, avec gland. La longueur de la hampe : 2,20 mètres avec lance au bout. je redescends au bureau. Ces messieurs les adjoints me prient de redescendre le drapeau et une automobile le transporte à Paris. Il n'a (sic) donc resté à Senlis qu'une heure.

Cet après-midi, des voisins du nommé Fénérol vinrent à la mairie signaler qu'ils n'avaient pas vu leur voisin depuis quelques jours. On me donne l'ordre de m'y rendre, rue du Tour de Ville. Je trouve ce pauvre homme qui s'était suicidé par pendaison. J'ai su que ce pauvre homme avait donné ce qu'il avait à ses neveux sous certaines conditions, mais il n'y avait pas eu d'acte. Enfin voilà les Allemands qui approchent. Ses neveux et nièces fuient, laissant seul leur oncle. Ce pauvre homme s'est affolé de se voir abandonné par les siens et s'est pendu. Plus tard, je me rendis au domicile de M. Fénérol avec MM. Robert et Gandillon. Ce pauvre homme avait eu un grand courage pour se suicider car ses pieds touchaient le sol : il avait les jambes pliées. Ces messieurs me prient de le fouiller. je retire son porte-monnaie de sa poche. Il contenait 132 francs. Cet homme n'étais pas malheureux; il avait un caveau au cimetière. Ses neveux et nièces ont agi comme des gens sans cœur.

Le soir, il passe l'état-major du 11e corps. Le fils Guinot se trouve avec. Il va pour voir sa famille, mais il ne trouve personne car ils ont fui à l'approche des Allemands. Ce pauvre garçon est navré de ne pouvoir voir les siens.

Vendredi 11. - Il y a beaucoup de troupes à Senlis. Les neveux de mon voisin Hérouin, qui sont tous les deux au 23e Dragons, passent à Senlis et vont dire bonjour à leur oncle et tante qui sont heureux de les voir. Ils leur donnent des provisions de bouche en grande quantité.

je fais déblayer chez les Lignereux, faubourg Saint-Martin, dont la ferme a été brûlée par les Allemands le 2 septembre. Un cheval est sous les décombres. Ces pauvres ont été recueillis à l'hôpital. Je fais encore pendre 12 chiens errants à l'abattoir. Je fais ramasser tous les matelas et couvertures qui se trouvent dans les cours du quartier Ordener et comme je n'ai pas de cantonniers de libres en ce moment pour faire ce travail, je vais à l'hôpital. Je fais étaler toute cette literie dans le manège sur de la paille sèche, car toute cette literie est mouillée. M. de Parceval me fait réquisitionner une voiture pour conduire des soldats à Morienval. C'est Marcellin Violet qui les conduit.

L'on me fait relâcher cinq maraudeurs qui étaient enfermés dans la chambre de sûreté. Je leur confisque leurs bicyclettes et je porte les poules et les canards qu'ils avaient volés chez les sœurs gardes-malades contre un reçu que je leur demande. Les maraudeurs seront poursuivis plus tard. On a leur identité.

Pour la première fois depuis le bombardement nous nous déshabillons pour nous coucher. Cela me semble drôle car on n'y était plus habitué. Mais dans tous les cas, on dort bien car maintenant l'on est plus tranquille.

 

Samedi 12. - Aujourd'hui l'on va chercher le corps de M. Odent à Chamant. L'on en a donné connaissance à très peu de monde. Pour procéder à la mise en bière, l'on fait une tranchée sur un côté de son corps à seule fin de pas avoir à l'enlever. J'ai donné cette idée-là et l'on m'a approuvé. Quand la tranchée fut assez profonde, on y descendit le cercueil et on y déposa le corps de M. Odent, non sans l'avoir fouillé pour recueillir ce qu'il avait sur lui. J'ai remarqué qu'il avait les mains crispées et la tête fracassée. Tous les conseillers municipaux présents à Senlis assistent à cette triste cérémonie, ainsi que la plupart des ouvriers de M. Odent. M. l'archiprêtre Dourlent prononce quelques paroles touchantes qui firent verser des larmes à tous les assistants. On ramène le corps au cimetière de Senlis.

Au moment du départ, mon ami Levasseur, adjoint au maire de Chamant, me fit part qu'il y avait encore des cadavres d'enterrés à 200 mètres de l'endroit où était M. Odent.

Je quittai le cortège avec lui et me rendis à l'endroit où étaient enterrés ces cadavres qui n'étaient recouverts que de quelques pelletées de terre et de paille. Ils étaient au nombre de 6. L'un d'eux fut tout de suite reconnu par son beau-frère, Léon Prévost, ouvrier de la scierie Odent : c'était le nommé Rigault, dit la Galope, tailleur de pierre. je pris note comment tous ces corps étaient habillés et, de retour à Senlis, je m'informai des familles qui avaient des disparus. C'est ainsi que j'ai pu faire reconnaître Aubert Émile, mégissier, par son frère Auguste, dit Poussif. Celui-ci en allant assister à la mise en bière de son frère lui enleva sa montre et son porte-monnaie qu'il ne rendit pas à la veuve. De plus il fouilla le cadavre de Cottereau et lui enleva son porte-monnaie qui contenait une certaine somme. J'en avisai la famille de Cottereau et M. de Parceval. C'est ignoble de faire ces choses-là. Comme je n'étais pas présent, c'est le menuisier, M. Tirlet, qui fit la mise en bière, qui m'en fit part.

Le cadavre du fils Cottereau, âgé de 18 ans, plongeur chez M. Pierrard, fut reconnu par sa mère; le cadavre de Pommier fut reconnu par sa femme - ce dernier tenant sa canne dans sa main -; le cadavre de Barbier, charretier chez M. Herbet, fut reconnu par sa femme; celui de Pierre Devert, chauffeur chez M. Laurent, fut reconnu par M. Pêchon, contremaître de la scierie de pierre de M. Laurent. Tous ces corps furent mis en bière et ramenés au cimetière de Senlis, et ils reposent près des soldats, tous victimes des Allemands. je fis deux croix que je mis à l'endroit où l'on avait exhumé tous ces corps. Sur l'une je mis : " A Monsieur Odent, Maire de Senlis"; sur l'autre "6 ouvriers de Senlis ont été fusillés à cet endroit".

Aujourd'hui, M. Robert me donne l'ordre de donner du travail à un soldat belge. Ses papiers sont en règle. Il a été réformé. je lui demande son bonnet de police comme souvenir. Il me le remet.

Je fais enlever de la viande avariée à l'abattoir et je pends 8 chiens. J'enterre le tout au jeu de Fusil. Il vient beaucoup de chevaux blessés au quartier Ordener et quand on les juge inguérissables, on les tue. C'est moi qui ai la charge de les enterrer. Aujourd'hui, on en enterre cinq. On les enterre à la décharge publique.


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