LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR LE GÉNÉRAL PALAT
CHAPITRE VI
CHAPITRE VI
ÉTAT MORAL DES ALLIÉS
Effet de la retraite sur le moral. - Nos troupes. - Nos Alliés. Leur état moral et matériel.
I
On ne saurait trop dire combien le moral de nos troupes était élevé au début des opérations. Comme la nation entière, elles avaient le sentiment de la justice de notre cause. Il régnait à cet égard une unanimité qui ne devait plus se reproduire dans la suite. En outre l'ordre, la régularité avec lesquels s'opérèrent la mobilisation et la concentration contribuaient à la confiance générale.
Les grands mouvements qui furent la conséquence de l'invasion allemande en Belgique et de la nouvelle répartition de nos forces ne s'exécutèrent pas toujours dans les meilleures conditions. Puis notre offensive se déclenchait en Alsace; en Lorraine; dans les Ardennes et sur la Sambre, éprouvant gravement plusieurs de nos corps d'armée et donnant parfois l'impression du décousu, sinon de l'incohérence. La retraite commençait aussitôt, interrompue par des contre-offensives souvent heureuses, mais qui n'arrêtaient pas notre recul. Celui-ci allait se précipitant, jusqu'à la limite extrême des forces du soldat, lui imposant des étapes épuisantes, des marches de nuit répétées des privations de toute nature, ne lui laissant pas entrevoir les causes et l'objectif de ce repli constant, devant des adversaires auxquels il ne reconnaissait d'autre supériorité que celle du matériel et souvent du nombre.
On ne saurait être surpris que, dans ces conditions, le moral tendît à se déprimer chaque jour, comme nous allons en donner des preuves. Le contraire eût été surprenant. Ce qui doit surprendre, ce qu'il faut admirer, c'est que cette dépression cessa presque partout dès qu'on s'arrêta, pour reprendre l'offensive.
Les témoignages à cet égard sont concordants d'une aile à l'autre de nos armées. A l'extrême gauche, au corps Sordet, un témoin note le 5 septembre : " Les troupes ont un peu des airs de bachi-bouzouks ", tant leur tenue est négligée. Il faut qu'une note sévère attire l'attention de tous sur ce fait attristant. Bien que les routes soient encombrées d'automobiles qui abandonnent Paris, chargés de gens et de bagages, le moral se remet rapidement avec le repos et les trois divisions du corps de cavalerie pourront prendre utilement part aux opérations prochaines (Ouÿ-Verzanobres, Journal d'un officier de cavalerie, p. 41.).
A la 6e armée, les divisions de réserve surtout ont été fortement éprouvées par leur retraite. Les 61e et 62e, qui avaient d'abord été portées jusque dans la région d'Arras, sont dans un état de délabrement qui empêche de les utiliser au premier moment. Les 55e, 56e, 63e ont beaucoup souffert également. Les chiffres même des pertes de la 56e division, le 2 septembre, au combat de Senlis, montrent que le moral y est atteint : 6 officiers tués ou blessés, 20 hommes tués, 107 blessés et 672 disparus (Général de Dartein, p. 87.). A la 5e armée, la gauche, et en particulier le groupe Valabrègue, ont beaucoup souffert également. Quantité d'hommes ont jeté ou perdu leurs havresacs; des éléments tout entiers, notamment quatre bataillons des 148e et 205e, sont restés encerclés dans les colonnes allemandes et ne rallieront qu'après la victoire.
Au centre et à la droite de l'armée, la pression ennemie a été moindre et le moral est souvent meilleur. Un témoin décrit ainsi l'arrêt à Sézanne d'une division du 10e corps en retraite vers le sud : " Grand-halte, puis reprise de la marche, direction nord, le cap sur Reims, écrirait un marin. Changement de physionomie de toute la division. Elle s'éclaircit, devient radieuse comme le ciel qui est ensoleillé " (Notes inédites d'un témoin.).
Dans le même corps d'armée, au 41e, le docteur Veaux raconte le départ de Congy, le 5 septembre, en pleine nuit (2 h. 30) sur une route semée de " caissons démolis abandonnés, de chevaux crevés, hideux avec leurs ventres ballonnés aux teintes verdâtres, la langue pendante les yeux exorbités ". 0n traverse Allemant. Au carrefour des routes de Saint-Rémy et de Sézanne on s'arrête et le général Rogerie fait lire l'ordre prescrivant l'offensive.
L'impression générale se traduit dans ces quelques mots brutaux que répètent les soldats : Tant mieux ! On a fini de f .. . le camp ! On commençait à en avoir marre de montrer notre dos aux Boches ! " (Docteur Veaux, En suivant nos soldats de l'Ouest, p.111.) .
De même, dans un régiment de cavalerie légère attaché a l'un~ des corps de la. 5e armée, la joie est générale quand on apprend le retour à l'offensive. " Les hommes échangent des lazzi et se proposent d'accomplir des exploits fabuleux. Ils ont déjà oublié les fatigues de ces quinze jours de retraite. Ils ne songent plus que leurs chevaux peuvent à peine les porter et que beaucoup seront incapables de prendre le galop " (Marcel Dupant, En campagne. Impressions d'un officier de légère, p. 80.) .
II
A la 9e armée, ce double ordre d'idées se retrouve entièrement. Les troupes sont attristées par l'exode des populations apeurées devant l'ennemi. " C'est un torrent qui dévale vers les marais (de Saint-Gond) et qui s'enfle à chaque tournant de route de nouveaux affluents; des villages entiers déménagent; on se croirait revenu au temps des grandes migrations barbares..., " (Ch. Le Goffic, Les Marais de Saint-Gond, p. 12.).
Dans les rangs de nos soldats, à mesure que la retraite se prolonge, le temps fait son oeuvre, le soupçon les mord; leur âme est lourde de toute la terre qu'il leur a fallu céder à l'ennemi. Les caractères s'aigrissent, le patriotisme s'exaspère jusqu'à l'injustice (Ch. Le Goffic, p. 16-17.) ; d'absurdes bruits de trahison courent, venant sans doute de l'ennemi ou des misérables qu'il subventionne. Déjà, au travers des campagnes les moins éclairées court la rumeur infâme. Ce sont " les curés, les châteaux, les officiers " qui ont voulu la guerre et qui paient les Allemands pour la faire, leur envoyant notre or par les voies les plus extraordinaires (Bruits courant alors dans le Morbihan et ailleurs.) .
A la 52e division de réserve, un témoin écrit le 5 septembre, en partant à 3 heures de Colligny : " Comme les esprits faiblissent, comme le moral baisse ! " Dans Fère-Champenoise, c'est " un spectacle navrant qui soulève la pitié. Dans tous les champs; sur les trottoirs, le long de la route, partout des émigrés, harassés, viennent de passer la nuit, cherchant à oublier, dans un repos trop bref, les terribles fatigues, l'angoisse du lendemain.
" Il leur faut reprendre la pénible, l'interminable marche, flanqués, escortés de gendarmes; la révolte contre le destin crispe les physionomies, tend les poings... " (H. Libermann, Ce qu'a vu un officier de chasseurs à pied, p. 143.).
A la 4e armée, certains éléments sont très affaiblis par leurs pertes, comme nous l'avons vu. L'un des commandants de corps d'armée, le général Roques (12e corps) va, dit-on, demander, pendant la bataille de la Marne, que ses troupes soient retirées du front (Mermeix, Joffre, p. 51, d'après la Situation avant la déclaration de guerre et opérations d'août 1914 à janvier 1915, mémoire secret rédigé à l'état-major de la 3e armée, semble-t-il.).
Au 2e corps, les soldats, eux aussi, ne s'expliquent pas cette retraite interminable : " Pourquoi, mon Dieu, ce recul perpétuel ?... Et ce qui est chaque jour plus dur, c'est de tâcher de faire comprendre aux hommes pourquoi nous reculons ainsi.. . " (Lieutenant Deville, Virton. La Marne, p. 97.) .
A la 3e armée, un régiment du 5e corps part de Clermont par alerte, en pleine obscurité : " Une jeune femme, en camisole de nuit, s'accroche à mon bras : " Monsieur dites-moi, vous n'allez pas nous abandonner, n'est-ce pas ? Vous allez bien nous défendre ? "
On arrive à Waly pour y passer la nuit. Une affiche blanche attire le regard : " Le gouvernement se rend à Bordeaux pour donner une impulsion nouvelle à la défense nationale... " La stupéfaction, la fureur sont générales : " Les Prussiens sont donc aux portes de Paris!... C'est impossible qu'on les y laisse entrer ! rugit un soldat les poings serrés " (Galtier-Boissière, p. 133. Cf. M. Tassin, loc. cit., p. 937, l'effet produit sur la population de Bar-sur-Aube.) .
III
Au début, la Grande-Bretagne fut loin de s'engager à fond. Certains, chez elle, gardaient des sympathies obstinées à l'Allemagne; d'autres avaient une idée exagérée de sa force; la grande masse répugnait profondément aux sacrifices entraînés par un conflit sur le continent, faute de s'en expliquer la nécessité.
On ne saurait donc être surpris en constatant que les instructions données au maréchal French lui prescrivaient de conserver absolument intacte son indépendance et de n'engager ses deux corps primitifs qu'avec précaution, simplement pour faire honneur à la signature britannique. Le plan adopté portait que leur concentration se ferait sous Amiens, où ils seraient en seconde ligne. C'est sur la demande formelle du Gouvernement français et l'initiative du maréchal lui-même que l'armée fut concentrée dans la région Le Cateau, Cambrai (D'après les Mémoires du maréchal French et une interview du général Lanrezac, parue dans l'Oeuvre du 18 mai 1919, faisant suite à une lettre ouverte insérée dans le New-York Harald.) .
Il faut bien dire aussi que les entreprises de nos alliés commencent en général par des échecs tenant à l'insuffisance de leur préparation. Elles débutent donc très mal, mettant à une rude épreuve les nerfs de nos voisins. Mais leur bull dog tenacity intervient, les erreurs commises se réparent, les dispositions prises s'améliorent et l'expédition un instant compromise se termine brillamment. Ainsi des guerres d'Espagne, du Soudan, du Sud-Africain. N'est-ce pas un illustre Ecossais qui l'a écrit : " ...Jamais une armée anglaise n'a été ni ne sera propre au service militaire avant d'avoir passé hors de notre île un temps suffisant pour s'habituer aux devoirs qu'il impose " (Walter Scott, Charles-le-Téméraire, chap. XXV.) .
Du 12 au 25 août 1914, 345 trains venant de Rouen et de Boulogne avaient transporté 4.410 officiers, 115.000 hommes, 28.000 chevaux, 7.000 canons et voitures (Débats, 26 mai 1919.). Mais les troupes d'étape, les non-combattants absorbaient une partie notable de cet effectif. Comptant d'abord deux corps d'armée et cinq brigades de cavalerie, l'armée du maréchal French ne s'accrut avant la bataille de la Marne que d'un troisième corps, encore incomplet. Mais elle avait subi de lourdes pertes, qui atteignirent jusqu'au 7 septembre 18.729 hommes dont une proportion très considérable de disparus : 16.587 (Hanotaux, IX, p. 147.). Elle avait perdu, en outre 80 canons et un grand nombre de mitrailleuses qui ne purent être remplacés avant la fin de septembre.
Nous avons montré précédemment dans quelles conditions difficiles s'était effectué le repli de cette armée sur la Seine (Tome VI, La retraite sur la Seine, p. 130, 175 et. suiv.). Avec une criante exagération on a écrit qu'elle avait accompli " cette retraite de Mons, qui restera dans les annales de l'Histoire, comme une des " performances " les plus extraordinaires que la nature humaine ait jamais fournies " (Hanotaux, IX, p. 146.). Nos Alliés ne seraient certes pas embarrassés pour trouver mieux dans les annales de leur glorieuse armée, sans parler des autres.
Toutes ces circonstances expliquent la lenteur avec laquelle le maréchal French accepta de prendre part à l'offensive des 5 et 6 septembre. C'est " après des négociations qui durèrent les 3, 4 et une partie du 5 " qu'il abandonna complètement l'idée d'abriter derrière la Seine l'armée britannique et consentit à participer au mouvement général de nos armées. Encore ne fut-ce pas sans des hésitations ultimes, qui ralentirent son intervention et sauvèrent peut-être von Kluck d'un désastre (H. Bidou, Du maréchal French au maréchal Douglas Haig, Revue hebdomadaire, 12 avril 1919, p. 167.):
Pourtant l'état moral des troupes britanniques était excellent. Quand, dans l'après-midi du 5, elles reçurent l'ordre de faire face à l'ennemi, ce fut avec la joie la plus profonde. L'état d'esprit devint tout différent de celui qui régnait quelques heures auparavant (Hanotaux, IX, p. 148, d'après sir Maurice, Forty days in 1914.).
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