Maréchal Juin de l'Académie française
LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE
LA BRIGADE MAROCAINE AVANT LE 1er SEPTEMBRE 1914
PREFACE
Août 1914 - Opérant au Maroc, la Brigade de Troupes Indigènes à laquelle appartient le Lieutenant Juin, est appelée en France.
Avec le style simple et familier qui lui est propre, le Maréchal Juin nous dépeint, dans tout son pittoresque, le voyage de ces rudes guerriers vers une France dont ils ne se font pas une idée très précise.
Septembre 1914 - La Brigade Marocaine qui vient de vivre quelques épisodes mouvementés, fait partie de la VIe Armée qui se prépare à prendre l'offensive. Elle se heurte, le 5 septembre, à l'arrière-garde de l'Armée von Kluck. Devant Monthyon et Penchard vont s'échanger, un jour avant la date prévue, les premiers coups de feu de la grande bataille. Les Marocains doivent s'emparer des hauteurs boisées des Penchard. Sans le moindre soutien d'artillerie, dépourvus de mitrailleuses, ils parviendront néanmoins, sous un feu terrible, à aborder l'ennemi et à lui imposer le corps à corps. Devant l'écrasante supériorité numérique et matérielle des Allemands, ils se replieront dans la soirée avec l'impression de laisser sur place un adversaire désemparé. Les jours suivants verront en effet se préciser la défaite de l'envahisseur.
Les différents engagements auxquels prit part le Lieutenant Juin nous sont relatés avec une clarté et une précision qui nous permettent d'en revivre foutes les phases. Les manœuvres de chaque unité, les initiatives prises à chaque échelon, sont exposées sous l'aspect d'un compte rendu vivant et détaillé, établi le jour même, sur les lieux de la rencontre. Rien ne peut donner une idée plus exacte de ce qu'était, au début de la grande guerre, le combat d'infanterie.
De ces premiers jours de lutte, le jeune officier a tiré de précieux enseignements dont il ne cessera jamais de s'inspirer au cours des rudes années suivantes.
PREMIÈRE PARTIE
LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE
AVANT-PROPOS
En septembre dernier, j'ai tenu à refaire, au nord de Meaux, le pèlerinage des combats qui, après l'échec des premières batailles engagées aux frontières, marquèrent, le 5 septembre 1914, le premier redressement de la France à la bataille de la Marne.
Ce n'était pas la première fois que je l'accomplissais. Aussi n'eus-je aucune peine à m'y retrouver, bien qu'éloigné par près d'un demi-siècle des opérations dont j'avais dessein d'évoquer le souvenir. Le terrain présentait le même aspect qu'en septembre 1914, terrain dénudé, favorable à la défensive, offrant ses croupes molles dans une alternance de champs de blé et d'avoine moissonnés ras et de plantureux carrés de betteraves, véritables glacis de mort, sans autres découpures profondes que celles de quelques rus sillonnant du nord au sud le champ de bataille.
Dominant l'ensemble, deux hauteurs de faible altitude, deux " mottes ", comme on dit dans le pays, constituaient les seuls môles d'amarrage dans cette région fertile du Valois, entre la coupure de l'Ourcq, à l'est, et le camp retranché de Paris à l'ouest : Monthyon au nord et le bois de Penchard au sud.
J'étais présent à cette mémorable bataille, dans les rangs de la brigade marocaine, accourue, l'une des premières, à la déclaration de guerre d'août 1 914, arrivant directement du Maroc où elle servait depuis le début des opérations du printemps : deux bataillons à la colonne Gouraud, cherchant la jonction avec l'Algérie par la trouée de Taza et trois autres bataillons opérant également dans le Moyen Atlas, le pays zaïan et le sud du Maroc.
Je savais retrouver, au cours de mon pèlerinage, deux tombes symboliques conservées en mémoire de deux officiers français tombés là, avec tant d'autres, le 5 septembre 1914, pour arrêter l'avance allemande.
D'abord celle du lieutenant de réserve Péguy du 276e régiment d'infanterie de réserve, ce poète si pur qui nous a légué le mystère de charité de sainte Jeanne d'Arc et qui, de son vivant, s'était juré de donner une mystique à la France. Puis celle du capitaine Hugot Derville, des tabors marocains de ma brigade, dont j'avais, le 6 septembre, à l'aube, découvert le cadavre au sommet du bois de Penchard, face aux batteries ennemies et entouré d'Allemands contre lesquels il s'était défendu le revolver au poing.
Deux tombes symboliques en effet, car les nombreux morts tombés sur ce champ catalaunique, recueillis après coup par le service d'identification, ont été inhumés dans les cimetières de Chambry, de Marcilly et de Saint-Soupplets au cours des journées qui suivirent le 5 septembre et furent, elles aussi, marquées par de sanglants holocaustes.
C'est avec une émotion poignante que je les ai revues, entourées de la ferveur de tout un peuple agenouillé devant ces douloureux témoignages.
Péguy repose, non loin de Villeroy, sous une simple croix indiquant qu'il est tombé là, dans un paysage rappelant sa Beauce natale et prolongeant les grands terroirs de l'Ile-de-France qui avaient encadré sa vie en attendant de recevoir son corps.
Hugot Derville, le Marocain, est toujours au pied du bois de Penchard où nous l'avions inhumé et où son bataillon s'engagea le 5 septembre au soir, à l'heure même où, un peu plus loin, se sacrifiait Péguy. Sa famille lui fit édifier plus tard une croix avec une plaque rappelant sa mort héroïque, le 5 septembre 1914, et associant à sa mémoire celle de ses deux frères officiers tués au cours de la Première Guerre mondiale.
Maintenant que j'ai évoqué le souvenir de Péguy et celui de mes nombreux camarades des tabors marocains tombés le même jour sur les champs de bataille de Villeroy et de Penchard, il me faut exposer les circonstances ayant amené l'incorporation de notre brigade à l'armée de Paris, celle de Maunoury, la VIe, qui était appelée à porter les premiers coups de la bataille de la Marne.
Cette brigade de cinq bataillons représentait les plus récents rejetons de notre vieille armée d'Afrique. Elle fut engloutie avec honneur et gloire dans les combats de septembre 1914, au point d'être quasiment réduite à rien à l'issue de ces combats.
L'odyssée de cette troupe, relatée sous l'aspect sévère des rudes réalités de l'époque, a laissé dans l'esprit de ses rares survivants le souvenir de l'intrépidité des hommes que le Maroc nous avait confiés et celui des lourds sacrifices qui leur furent imposés dans les premiers jours de septembre.
Voilà pourquoi j'ai tenu, à la suite de mon pèlerinage, à retracer leur action et à rappeler l'héroïsme de ceux qui sont tombés, donnant le plus bel exemple, comme si les troupes réunies dans ce rassemblement composite, péniblement constitué, qui formait l'armée de Paris (réservistes français et soldats marocains) avaient pénétré à l'avance le sens de l'ordre du jour adressé le lendemain à nos troupes par notre généralissime, le grand Joffre.
Signé le 6 septembre par le chef de nos armées, cet ordre du jour fut lancé après un minutieux examen de la marche de l'envahisseur et de la situation créée par la première rencontre avec l'ennemi de notre gauche pourtant bien faible. II disait simplement ceci :
" Au moment où s'engage une bataille dont dépend le sort du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. "
Les deux régiments de la brigade dite des " Chasseurs indigènes à pied ", constitués sous la désignation de "troupes auxiliaires marocaines " étaient issus des tabors, premiers éléments de l'Armée Royale, que le sultan Mouley Hafid avait cherché à se constituer à Fez après avoir détrôné son jeune frère Abd el-Aziz. L'ensemble de ces forces avait été confié à une mission militaire française pour son encadrement et son entraînement. Cette mission était dirigée par le colonel Mangin, qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme du même grade, déjà célèbre au Maroc en tant que vainqueur d'El-Hiba à Sidi ben Othman et libérateur de Marrakech en 1912.
Ces tabors avaient été employés autour de Fez, sous le contrôle de la mission française d'encadrement, pour collecter l'impôt chez les tribus guich (Tribus guich exonérées du paiement de l'impôt (tertib) à condition de répondre à tout ordre de mobilisation sur simple appel du souverain.)). Celles-ci avaient, comme on peut le penser, fort mal reçu les collecteurs. Depuis quelque temps, en effet, Moulay Hafid, qui avait de gros soucis d'argent, ne décolérait pas de voir que la subvention promise par notre gouvernement dès l'ouverture des négociations relatives à la conclusion d'un traité de protectorat français, tardait à être officialisée. Aussi, M. Gaillard, notre agent consulaire à Fez, las de répéter que le retard était imputable au Parlement français, avait fini par suggérer au sultan cette idée d'un impôt provisoire levé sur les tribus guich qui disposaient, cette année-là, de récoltes magnifiques. C'était malheureusement faire bon marché d'un vieux droit de fondation immémoriale, et les collecteurs (colonne Brémond) qui n'avaient pas la main légère, furent accueillis à coups de fusil, en sorte que le pays fut bientôt mis à feu et à sang.
Il eût mieux valu, sans conteste, accorder notre aide financière sans discuter plus longuement, mais cette façon de procéder n'était pas encore entrée dans nos habitudes. Le résultat fut le retour de la colonne du général Moinier rappelée à grands frais de la côte Atlantique, de fa Chaouïa et de la région de Rabat, pour ramener l'ordre dans la région de Fez.
Outre les réactions des tribus guich, cette région était également troublée par l'arrivée des Berbéres descendus des montagnes environnantes, attirés invinciblement par ce désordre. Il nous fallait compter au surplus avec l'hostilité plus ou moins déguisée des tabors de l'Armée royale à l'instruction, soumis depuis longtemps à une propagande anti-française effrénée, dirigée par le Palais et les éléments bourgeois de la population, pour faire obstacle à la signature du traité de protectorat. Entretenue activement par les prostituées du quartier de Moulay Abd Allah (Quartier réservé de Fez dans l'enceinte de la cité impériale), cette propagande avait réussi à provoquer, en 1912, une insurrection des tabors qui massacrèrent quelques-uns de leurs cadres.
L'arrivée opportune de la colonne Moinier et son installation au camp de Dar Debibagh, dominant la ville de Fez, avaient rétabli l'ordre et permis la reprise en main des émeutiers. Ceux-ci avaient alors été réorganisés par le colonel Pellé sous l'appellation de troupes auxiliaires marocaines. On en avait formé 5 bataillons, deux en opérations à Taza avec Gouraud et trois sous le commandement du général Henrys pour opérer chez les Zoïans, dans le Moyen Atlas, après avoir renforcé leur encadrement. Celui-ci se composait d'officiers français et de sous-officiers algériens tunisiens et marocains, ces derniers suivant une hiérarchie spéciale : Khalifa ou Caïd mia (centurions) ayant rang d'officier dans l'armée royale marocaine ; mokhadem (sous-officier) et maoun (caporal).
LA DÉCLARATION DE LA GUERRE
Le bataillon du commandant Poeymirau auquel, venant du Maroc oriental, j'avais été affecté au début des opérations du printemps, était chargé de protéger contre les Riatta la ligne d'accès à Taza par l'Innaouen.
Les combats devenaient de plus en plus durs quand, une nuit d'août 1914, parvint au camp Gouraud, lancée par T.S.F., la nouvelle de la déclaration de guerre.
Les premiers ordres de départ arrivèrent aussitôt pour les troupes appelées à rejoindre immédiatement la métropole. Les deux bataillons de Marocains étaient désignés pour partir les premiers. Pour les officiers qui, toujours, avaient caressé un tel rêve et n'étaient généralement venus en Afrique que pour en tromper l'attente et s'y mieux préparer, ce fut une grande joie. Ils venaient justement de rentrer d'un sévère engagement avec les Riatta, par une journée torride, en période de Ramadan, et les pertes avaient été sévères de part et d'autre. Elles furent oubliées instantanément en pensant à la grande aventure qui nous attendait en France. On se réjouissait de la décision prise par l'état-major d'éloigner les troupes indigènes de leur propre sol déjà miné par les intrigues allemandes.
L'ordre parvint bientôt de diriger par terre les deux bataillons de Marocains du 2e Régiment sur Taourirt pour gagner Oujda par la voie de 60, déjà construite, puis, par la voie normale, Oran, afin d'être transportés par mer à Sète.
II y eut une dernière revue de tous ces hommes éreintés par trois mois de combats, de fatigues et de privations, mais soudainement redressés dans leurs kakis effrangés et rapiécés, à la pensée des horizons nouveaux et des émotions plus fortes de la grande guerre.
Leurs officiers étaient tous rompus aux fatigues de la guerre marocaine. On les avait vus à l'œuvre dans cette colonne Gouraud où les unités se désignaient par les noms des chefs. C'étaient Prokos, tué au dernier combat, et ses marsouins; Daugan et ses zouaves; Poeymirau, Pellegrin et leurs Marocains; Billotte, Frérejean et leurs Sénégalais, Rollet et les légionnaires de sa compagnie montée. Les colonels Girodon (gravement blessé à la montagne des Tsoul), Niessel et Lardemelle conduisaient les groupes de manœuvre et, au-dessus d'eux, Gouraud, directement inspiré de la pensée de Lyautey, combattait toujours au premier rang, comme un nouveau duc d'Aumale. II s'efforçait de rallier les dissidents par une action politique étroitement conjuguée avec l'action militaire, mais toujours profondément humaine.
Tous ces hommes, du plus grand jusqu'au plus petit, étaient semblables de sentiments et de bravoure. On en voyait qui affectaient par coquetterie de ne paraître que bien sanglés, en gants blancs et le visage soigneusement rasé, tandis que d'autres tiraient orgueil d'une barbe hirsute et n'entendaient se battre qu'en espadrilles et le torse nu. Mais pas un ne se fût couché sous la mitraille et ils ne se disputaient que pour l'attribution des postes les plus exposés, l'assaut des pitons les plus durs.
Ces officiers n'avaient pas leurs pareils pour donner l'exemple des vertus exaltantes qui doivent animer au feu un véritable officier de France.
Nous avions à marcher jusqu'à Taourirt pour nous embarquer sur le tortillard devant nous conduire à Oujda.
A l'étape de Taza, où séjournèrent nos deux bataillons nous fûmes témoins, sans y être engagés, d'une sortie de la garnison pour refouler une attaque provenant de la dissidence du Tazek qui dominait la ville au sud. Chaude affaire dirigée par le lieutenant-colonel de Tinan, commandant le 2e Spahis algérien que nous revîmes, avant le soir, grièvement blessé. Nous comptions de nombreux morts, à la Légion notamment. J'appris avec tristesse que, parmi ceux-ci, figurait un bon ami à moi, le lieutenant danois Sorensen, du 1er Étranger, dont tous les camarades s'accordaient à reconnaître le pur héroïsme.
Deuxième affaire au poste de M'soun où nous fîmes étape le lendemain : fusillade au petit jour sur une reconnaissance du 2e chasseurs d'Afrique précipitamment ramenée. Ma compagnie, répartie le long de l'oued d'eau magnésienne où elle s'efforçait, en vain, de laver son linge, reçut l'ordre de sauter sur ses armes pour étayer les chasseurs qui reprenaient la poursuite. Le chef d'escadrons Jouin, commandant le poste, dirigeait l'opération. Je me mis à ses ordres. Mais l'agresseur, voyant se former le renfort, s'éloigna avec une hâte d'autant plus grande que le canon s'était mis de la partie. Nous rentrâmes à midi, éreintés par notre marche accélérée, sous une chaleur torride, avec un seul désir, celui d'étancher notre soif à l'aide d'eau potable.
Poursuivant notre route par Saf Saf et Guercif, nous gagnâmes de là Taourirt où nous fûmes embarqués pour Oujda et Oran.
Pour nos Marocains, en colonne, sans désemparer, depuis le 1er mai, dans l'enfer surchauffé de l'Innaouen, ce voyage à travers l'Algérie constituait une intéressante diversion. Les villes européennes entourées de campagnes fertiles leur causaient un vif étonnement. Pour eux, la route conduisant du front de Taza aux champs de bataille de cette France dont ils ne se faisaient aucune idée précise, n'était qu'un entracte entre deux guerres, une résurrection éphémère.
Par ce chemin semé de roses, où les accueillait l'enthousiasme délirant des populations, ils s'engagèrent éblouis. Les cités qui les virent passer en de courtes escales ont peut-être conservé le souvenir étonné de leur insouciance joyeuse et de leur ardeur à se ruer le soir vers les lieux de plaisir. C'étaient, nous l'avons déjà dit, les derniers rejetons de l'Armée d'Afrique, mais aussi, ne l'oublions pas, des mercenaires, une espèce d'hommes hors des lois communes
, aimant la fête entre les dangers et mus par un vague mysticisme n'ayant rien à voir avec l'austère devoir de nos soldats citoyens. En les voyant passer dans leurs uniformes d'été de toile kaki, les chleuhs (Chleuh : Berbère) portant de longs cheveux, signe de courage, chacun se demandait ce qu'ils représentaient et surtout ce que signifiaient les syllabes gutturales du chant étrange qu'ils entonnaient dans leur marche :
Men Moulay Idriss djina Za rebbi taafou àlina (Nous venons de Moulay Idriss, Que Dieu efface nos péchés)
ARRIVÉE EN FRANCE ET PREMIÈRES TRIBULATIONS
A Oran, nous ne séjournâmes que peu de temps et notre régiment fut embarqué pour Sète. Des ordres nouveaux avaient déjà transpiré. Nous devions, disait-on, retrouver le 1er Régiment à Bordeaux pour une indispensable mise en état de mobilisation. Le 1er Régiment, à trois bataillons, devait y être acheminé par la voie Atlantique en même temps que la division Humbert comprenant les premières forces prélevées sur celles de statut français opérant au Maroc. Le colonel Pellé, qui avait réorganisé à Rabat les forces auxiliaires marocaines et qu'on nous avait dit devoir prendre le commandement de notre brigade, avait fait l'objet d'une mutation pour le G.Q.G. Nous devions, en revanche, toucher à Bordeaux le général Ditte de l'armée Coloniale, servant à Rabat, en permission en France au moment de l'ouverture des hostilités. Nous le trouvâmes en effet à Bordeaux où déjà s'agitaient et bivouaquaient sur le pavé des Chartrons, le 1er Régiment de troupes auxiliaires marocaines et la division Humbert (Première division formée au Maroc par prélèvement sur les troupes de statut français y servant) arrivés du Maroc. Étrange campement, emplissant les Bordelais eux-mêmes de stupéfaction, où se mêlaient, sur les pavés vénérables de la ville, les troupes arrivant d'Afrique et les territoriaux du midi de la France envoyés, disait-on, au Maroc, pour les remplacer.
Nous eûmes la joie de revoir tous nos camarades du 1er Régiment et même d'autres appartenant à des renforts nouvellement affectés à notre brigade. Je retrouvai parmi ceux-ci mon camarade de promotion Lançon affecté, à sa sortie de Saint-Cyr, au 4e Tunisien et servant depuis un an dans un bataillon de ce régiment opérant en pays Zaïan. Tout récemment muté aux troupes marocaines auxiliaires, il avait dû, avant de rejoindre celles-ci, participer à Khénifra, avec son bataillon, à un sévère combat de dégagement et n'avait rejoint la brigade qu'au moment de son embarquement pour Bordeaux. II était affecté à mon régiment, à la IIe Compagnie du bataillon Pellegrin, le mien.
Nous dûmes d'abord nous occuper de notre mobilisation : constitution de trains de combat militaires et régimentaires et répartition d'effets de toute nature. Nous fîmes immédiatement place nette en changeant de nom. Nous devenions, suivant une décision nouvelle, des " chasseurs indigènes à pied ". Des vestes alpines furent distribuées et les ceintures bleues remplacèrent les rouges, trop voyantes. Nos djellabas d'hiver furent remplacées par les pèlerines en usage chez les chasseurs alpins. Les chéchias rouges furent conservées, mais on reçut, pour les couvrir un chèche (Chèche : couvre-chéchia) de couleur jaune canari d'un effet plutôt inattendu.
Il me souvient que, dans les jours qui suivirent la Marne, alors que nous tenions, avec ce qui restait de nos effectifs, un secteur sur l'Aisne, au château de Quarreux, des chasseurs alpins, authentiques ceux-là, qui nous relevaient de temps en temps, eurent l'occasion d'abattre une patrouille allemande égarée dans les bois couvrant les pentes du fort de Condé. Sur le sous-officier, un Polonais, qui la commandait, on trouva, parmi d'autres papiers, un calepin où il consignait, jour par jour, ses impressions avec l'indication des troupes françaises opposées à son régiment. II nous désignait ainsi : " Vor uns die Französische Infanterie besteht aus Bengallen Zouaven. "
Ces zouaves du Bengale avaient sans doute été ainsi baptisés par l'ennemi au seul aspect de leur chèche dont la couleur attirait tous les regards.
Au cours de notre voyage entrepris avec la division marocaine du général Humbert, aucun doute n'existait quant à notre futur point d'application. Nous étions, nous le savions, destinés à la Ve armée française poussée au nord de notre dispositif frontalier, à la droite des Anglais, et sur le point d'être engagée sur la Sambre. Cependant, nous fûmes immobilisés au camp de Châlons tandis que la division marocaine, dont nous allions être définitivement séparés, continuait sa route. Elle arriva d'ailleurs trop tard pour Charleroi.
Que s'était-il donc passé nous concernant ?
Des indiscrétions d'État-Major finirent par nous l'apprendre.
Appartenant aux troupes régulières du Maroc, nous relevions, en principe, de la seule autorité du Sultan lequel, il convient de le souligner, n'avait pas encore, à l'époque, fait acte de renonciation à l'exercice de sa souveraineté. Ce monarque n'ayant pas, jusque-là, pris officiellement position dans le conflit, nous n'avions aucun titre à figurer sur l'ordre de bataille des forces françaises et l'on se faisait scrupule de nous engager dans des conditions diplomatiques aussi mal définies qui pouvaient amener les Français de l'encadrement, eux-mêmes servant dans la position hors cadres, à être passés par les armes en cas de capture. Fort heureusement, Moulay Youssef, grand-père du souverain actuel Moulay Hassan, appelé sur le trône au départ de Moulay Hafid, ne fit aucune difficulté pour apposer son sceau royal sur une beya (Beya : déclaration officielle émanant de l'autorité souveraine.) déclarant officiellement la guerre à l'Allemagne. Un danger sérieux se trouvait ainsi écarté.
Notre séjour au camp de Châlons nous permit notamment de recevoir quatre sections de mitrailleuses Saint-Étienne, deux par régiment. Celles du 2e régiment provenaient du 77e R.I.T. et étaient portées par des chevaux de réquisition de grande taille. Je sais, pour ma part, qu'elles firent le désespoir de mon camarade, le lieutenant Hugues, excellent mitrailleur qui en hérita. Les malheureux territoriaux qui les servaient, initialement destinés à des postes fixes de défense, soumis sans entraînement aux marches que nous dûmes bientôt effectuer d'Amiens à la Marne, à Meaux et sur l'Ourcq, se transformèrent rapidement en éclopés. Au surplus, ils éprouvaient, au feu, les plus grandes difficultés pour décrocher leurs mitrailleuses trop haut perchées qu'ils n'arrivaient pas à atteindre.
Au soir du combat de Penchard, le 11 septembre, Hugues m'affirma qu'il avait eu toutes les peines du monde à tirer lui-même une caisse de cartouches.
En prévision des sérieux combats qui s'annonçaient, nous mîmes à jour la liste des noms des officiers de la brigade afin de pouvoir nous y retrouver plus facilement à l'heure des grands sacrifices. Cette heure approchait. La bataille des frontières était déjà perdue comme nous en avions eu le sentiment dans les jours d'indécision passés au camp de Châlons.
Voici comment se présentait notre ordre de bataille :
ORDRE DE BATAILLE DE LA BRIGADE DES CHASSEURS INDIGÈNES
(Il faut noter le nombre très élevé de tués le 5 septembre 1914.)
Commandant |
Général de Brigade DITTE. |
État-Major |
Capitaine Le BOUCHER de BREMOY ( R. L.). |
|
Lieutenant MARCHE (J.A., tué le 5 sept.). Lieutenant LARCHER (M.C.L.). |
1er Régiment de Chasseurs Indigènes. |
Lieutenant-Colonel TOUCHARD (J.L., évacué le 1er septembre). |
|
Chef de Bataillon AUROUX (F.M.). |
Officier adjoint |
Sous-Lieutenant PANABIÈRES (A.F.). |
Officier des Détails |
Lieutenant GRIGNON (A.). |
Officier d'approvisionnement |
Sous-Lieutenant ROQUES |
Commandant la S.H.R. ... |
Sous-Lieutenant CHACUN |
Médecin-Chef |
Médecin-Major de 1re classe BARON |
3e Bataillon |
Chef de Bataillon AUROUX (F.M.) |
|
Capitaine-Adjudant-Major du PARQUET (Em. J.M.). |
Médecin-aide-Major |
BALLET. |
1re Compagnie |
Lieutenant PERTHUS (J.C.R.). |
|
Lieutenant BORDENAVE (A.L.). |
|
Lieutenant HUGUES (V.P.). |
|
Sous-Lieutenant indigène AIT-EL-HADJ (blessé le 5 sept.). |
7e Compagnie |
Lieutenant GRAUX (A.G.L., blessé le 5 sept.). |
|
Lieutenant BEZERT (E.M.J., blessé le 18 sept.). |
|
Sous-Lieutenant DIOLE. |
|
Sous-Lieutenant indigène MANSOUR. |
13e Compagnie |
Capitaine MAIGRET (M.J.E.M., blessé le 5 sept.). |
|
Lieutenant MICHET de la BAUME (F.L.M.R.). |
|
Lieutenant des MARES de TRÉLONS (P.A.). |
|
Sous-Lieutenant indigène NECHACHE FERRAT BEN HACEN. |
17e Compagnie |
Capitaine SIMONET (P.F.T.S.) |
|
Lieutenant MARTY (G.M., tué le 1 7 sept.). |
|
Lieutenant PAGUENNAUD (J.L., tué le 31 août). |
|
Sous-Lieutenant indigène NAITLADJEMIL TAHER BEN BOUDJEMA. |
4e Bataillon |
Chef de Bataillon FUMEY (J.P.). |
|
Capitaine-Adjudant-Major de VILLARD (blessés tous deux le 6 sept.). |
|
Médecin-aide-Major SPEIDER. |
4e Compagnie |
Capitaine de SARTIGES (G.. tué le 5 sept.). |
|
Lieutenant BLANCHE (B.T.). |
|
Lieutenant ARRIGHI (H.A., blessé le 6 sept.). |
|
Sous-Lieutenant indigène BOUSILA (blessé le 5 sept.). |
14e Compagnie |
Capitaine BRIHAT (D.J.L., tué le 30 août). |
|
Lieutenant POUSSIÈRE (G.M., blessé le 17 sept.). |
|
Sous-Lieutenant indigène AIACH HAMRIOUI. |
|
Adjudant-Chef GOURLIN. |
15e Compagnie |
Capitaine RICHET (J.M., blessé le 17 sept.). |
|
Lieutenant DURAND (Maurice F.). |
|
Lieutenant LEJEUNE (F.L.). |
|
Lieutenant indigène BOUCHARRIS BEN CHAA. |
20e Compagnie |
Capitaine BAYARD (G.A.L.). |
|
Lieutenant SOULIER (J.F.C., blessé le 5 sept.). |
|
Sous-Lieutenant GAUTIER (tué le 5 sept.). |
5e Bataillon |
Capitaine de RICHARD d'IVRY (J.E.G.M., tué le 5 sept.). |
|
Capitaine - Adjudant - Major PORTMANN (G.B.A., blessé le 17 sept.). |
|
Médecin-aide-Major MAUX. |
3e Compagnie |
Capitaine FLEURY (M.H.V.). |
|
Lieutenant BEAUJARD (C.J.). |
|
Lieutenant de LAULANIE-SAINTE-CROIX (J.P.M.C., tué le 5 sept.). |
|
Sous-Lieutenant POYELLE (E.M.G., tué le 5 sept.). |
8e Compagnie |
Lieutenant GUILLEMETTE (J.J.L., tué le 5 sept.). |
|
Lieutenant CHARVET (J.E.H.). |
|
Lieutenant BRUNE (A.S.). |
|
Sous-Lieutenant indigène GHRIB (Larbi Ben Habib) (tous trois blessés, le 5 sept.). |
9e Compagnie |
Capitaine HUGOT-DERVILLE (G M.G.C., tué le 5 sept.). |
|
Lieutenant de HOUDETOT (P.M.L.E.). |
|
Lieutenant LAURENCE (M.J.). |
|
Lieutenant indigène BEGHDADI (Mohd oul Habib). |
18e Compagnie |
Capitaine WOLFF (M.J.A.). |
|
Lieutenant PIET (B.F.). |
|
Lieutenant SEISSAN de MARIGNAN (H.A.P.). |
|
Lieutenant indigène DEHILI (Omar Ben Taher). |
2e Rég. de Chass. Indigènes. |
Chef de Bataillon POEYMIRAU (J.F.). |
|
Lieutenant FRANCOIS (M.J. adjoint). |
|
Lieutenant BONNAFOUS (E.L.L., offic. d'approvisionnement). |
|
Sous-Lieutenant JOUVE (A.C., officier des déta.). |
1er Bataillon |
Chef de Bataillon PELLEGRIN, (F.T., blessé). |
|
Capitaine-Adjudant-Major ALLARDET (tué le 11 sept.). |
|
Médecin-aide-Major LHEUREUX. |
11e Compagnie |
Capitaine FERNET (A.F.N. tué le 5 sept.) |
|
Lieutenant DENTZ (P.A., blessé le 16 sept.). |
|
Lieutenant LANÇON (C.J.M.A., blessé le 17 sept.) |
|
Sous-Lieutenant indigène HABI BELAID BEN MEHD. |
12e Compagnie |
Capitaine ROGERIE (M.A.). |
|
Lieutenant de LESQUEN du PLESSIS CASSO (R.R.M., blessé le 5 sept.). |
|
Lieutenant JUIN (A., blessé le 6 sept.). |
|
Sous-Lieutenant indigène MOHAMED BEN AHMED (blessé le 5 sept.). |
16e Compagnie |
Capitaine PARIS (Léon blessé le 15 sept.) |
|
Lieutenant GAILLOT (C.J.N.R.). |
|
Lieutenant CRISTIANI (M.R.). |
|
Sous-Lieutenant indigène BOUCHE TAYEB (blessé le 16 sept.). |
19e Compagnie |
Capitaine BLANC (Eug., blessé le 16 sept.). |
|
Sous-Lieutenant du PERRON de REVEL (de réserve, tué le 11 sept.). |
|
Sous-Lieutenant indigène MEDJKRANE BEN KAER (blessé le 6 sept.). |
2e Bataillon |
Chef de Bataillon CLEMENT (F.A.F.). |
|
Lieutenant BERTHILLIER (Frd., blessé le 6 sept.). |
|
Médecin-aide-Major DARGEIN. |
2e Compagnie |
Capitaine TONNOT (C.C.M.) |
|
Lieutenant GIRARD (P.C.P.). |
|
Sous-Lieutenant indigène MAZ TAHAR |
5e Compagnie |
Lieutenant SUZEAU (M.C.C.H., blessé le 5 sept.). |
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Lieutenant BERTRAND (blessé le S sept.). |
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Lieutenant JUNACA (blessé le 5 sept.). |
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Lieutenant indigène IFTENE (Saada ben Chabane, blessé le 5 sept.). |
6e Compagnie |
Capitaine FOULON (H.J.). |
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Lieutenant SIGOLET (A.M.J., tué le 5 sept.). |
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Lieutenant LAURENT (blessé le 5 sept.). |
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Sous-Lieutenant indigène ABDELOUAHAB BEN SALAH. |
ENTRÉE EN COMPAGNIE
Nous fûmes embarqués dans un train à destination d'Amiens, exactement à Longueau. On assista le lendemain matin au retour précipité d'un groupe de divisions de réserve qui s'était laissé surprendre dans le Nord, en Picardie, et paraissait avoir été sérieusement malmené. Puis le canon commença à tonner vers Villers-Bretonneux; c'était sans doute le corps de Marwitz commandant la cavalerie de l'armée von Kluck qui cherchait à s'ouvrir le passage de la Somme. Mais, de ce côté, nous étions parés. Des dispositions avaient été prises pour amener de Franche-Comté, après ses premières opérations en haute Alsace, l'essentiel du VIIe Corps, à savoir sa meilleure division et l'artillerie de corps, 4 groupes de 75 maniés par un des meilleurs artilleurs de l'époque, le colonel Nivelle, dont la carrière devait être dès lors fulgurante jusqu'au jour où, en sa qualité de généralissime des Armées françaises, il subit un échec au Chemin des Dames en avril 1917.
Mais nous étions bien loin de ce moment crucial. Pour l'instant, une première manche était perdue par l'engagement défectueux de notre bataille des frontières. II convenait de recoudre devant l'invasion qui s'annonçait!
Quelques esprits lucides du Grand Quartier avaient suivi attentivement cette invasion née du concept initial d'un large débordement par la Belgique. Les mêmes esprits lucides avaient immédiatement entrevu ce qui constituait pour nous des points forts, à savoir le camp retranché de Paris confié à Gallieni et la position des Hauts-de-Meuse où s'accrochait Sarrail. Dans l'ensellement ainsi creusé entre ces deux môles, où nos adversaires allaient se ruer, cherchant à déborder notre gauche, il ne faisait aucun doute qu'une opportunité finirait par se présenter. Une simple erreur de calcul ou d'appréciation, pouvait suffire à la déterminer. On devait compter, évidemment, sur le choix des hommes mis en place, chacun avec son tempérament propre, sur le front de bataille de nos adversaires. Mais, en attendant une révélation à cet égard, il fallait meubler notre front, mettre en place nos cartes, et ce fut un travail d'état-major de longue haleine où la tâche des uns consistait le plus souvent à couvrir un débarquement en chemin de fer puis à prendre immédiatement du champ pour se rapprocher de sa destination définitive.
C'est ainsi qu'il fut bientôt discernable que von Kluck. commandant l'armée allemande formant l'aile débordante de droite, semblait n'avoir d'autre préoccupation que celle de jouer un rôle décisif dans l'anéantissement de notre aile gauche battant en retraite (armée anglaise et Ve armée Franchet d'Esperey). On crut bientôt discerner qu'il négligeait Paris et les forces que notre G.Q.G. y avait assemblées, en particulier la VIe Armée du général Maunoury. Sur l'immense arc de cercle dont la convexité vers le sud s'accentuait de plus en plus entre le camp retranché de Paris et les Hauts-de-Meuse, allait bientôt apparaître la faute du commandant de la première armée allemande, mettant en péril ses voisins encore plus que lui-même.
On devait apprendre plus tard que von Kluck, ayant reçu l'ordre du G.Q.G. allemand de porter son armée en échelon et à droite de la IIe armée de von Bülow, n'avait tenu aucun compte de ces instructions et avait fait franchir la Marne au gros de ses forces.
Attirés sur les bords de la Somme par la canonnade, nous assistâmes de loin au combat livré par le VIIe Corps pour défendre le passage du fleuve. Il nous apparut bien vite que nous n'étions là qu'en vue d'un éventuel renforcement de la défense. Devant l'efficacité du barrage établi par l'artillerie, notre intervention ne parut pas nécessaire et l'on nous fit rompre, dès le soir, vers le sud. Après une longue marche de nuit, la brigade en entier se retrouva au matin dans le Santerrois, au nord de l'Avre, sur les croupes molles couvrant, à l'est, Montdidier. La moisson des blés y était achevée et des jonchées de gerbes de blé s'étalaient dans les champs.
La vue s'étendait devant nous parfaitement dégagée jusqu'à un horizon dense de forêts d'où débouchaient des routes par où allaient certainement surgir amis ou ennemis venant du nord-est. Effectivement, nous vîmes défiler, sans se presser, dans le matinée, le VIIe Corps que nous avions vu combattre la veille. II disparut vers Montdidier où l'attendaient les moyens d'embarquement qui lui étaient destinés. Je reconnus au passage un de mes camarades de promotion de Saint-Cyr, nommé Hugon et que je ne devais plus jamais revoir. Je le trouvai plein d'entrain. Il me parla de sa belle campagne d'Alsace sur laquelle il se montrait intarissable (La campagne en haute Alsace du général Pau au début de la campagne). Puis nous envisageâmes l'avenir.
- Et à propos, où sont tes hommes ? me demanda-t-il. - Sous les gerbes de blé, lui répondis-je. Ils n'y sont pas mal.
- Eh bien, méfie-toi, car ceux qui nous suivent déboucheront de l'horizon, du front que tu vois au loin; avec leur artillerie, ils sont capables de leur sonner un drôle de réveil et de les matraquer sérieusement sur un pareil terrain.
Puis il disparut sur les pentes, suivi de ses biffins.
A partir de midi, le défilé du VIIe Corps cessa complètement, et nous connûmes une large pause. Mes yeux et mes jumelles se fixaient sur l'horizon d'en face où rien ne se présentait. Je me réjouissais à l'idée de voir déboucher bientôt des cavaliers ennemis de reconnaissance, curieux de voir la façon dont ils se comporteraient devant nos cinq bataillons. Nous attendîmes trois bonnes heures, après avoir recommandé à nos gens de se tenir tapis sous leurs gerbes de blé, et d'attendre les ordres pour ouvrir le feu, quelles que soient les tentations qui leur seraient offertes.
Nous vîmes enfin, à l'horizon, un officier se détacher du bois qui nous faisait face, précédé de deux cavaliers. Ils s'avancèrent au pas jusqu'à un petit boqueteau situé en avant de la ligne de mon bataillon. Là, l'officier - dont je me rappelle qu'il avait une carte d'État-Major enfoncée dans sa tunique - vint chapitrer ses cavaliers sur le devant du boqueteau. Visiblement étonné par le silence pesant, il avait, sans aucun doute, l'intention de les envoyer voir de plus près nos gerbes, espérant provoquer ainsi quelques coups de feu. Ses deux cavaliers, auxquels il avait indiqué du geste le terrain à reconnaître, se mirent à tourner en rond devant nous, non sans marquer une certaine inquiétude.
Cela fut bref. Nous entendîmes jaillir de dessous les gerbes un commandement suivi d'une fusillade intempestive et mal ajustée, qui fit incontinent repartir au grand galop , nos trois cavaliers. Un hussard, car c'étaient des hussards
allongé le long du cou de son cheval, y perdit son bonnet. Dans notre déconvenue, nous prîmes à partie le malheureux sous-lieutenant algérien qui, malgré les recommandations, avait lancé l'ordre prématuré. Les cavaliers avaient disparu dans les bois à l'horizon. Nous attendîmes un bon moment, puis un coup de canon ébranla le plateau et un obus de 77, aussi mal ajusté que notre précédente fusillade, passa sur nous, descendant les pentes plus à l'ouest. II n'y avait pas à s'éterniser sur ce plateau où la canonnade allait devenir générale. Les embarquements à la gare de Montdidier, que nous avions mission de couvrir, devaient d'ailleurs être bientôt terminés.
Un officier d'État-Major vint nous donner l'ordre de repli vers le sud-ouest. Nous apprîmes que l'artillerie allemande, dans cette brève rencontre, nous avait tué un commandant de compagnie : le capitaine Brihat, du bataillon Fumey du 1er régiment de chasseurs marocains. C'était le premier officier de la brigade tué au cours des préliminaires de la bataille de la Marne qui devait être si sanglante.
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