POINT DE VUE DU KRONPRINZ GUILLAUME


SOUVENIRS DE GUERRE DU KRONPRINZ

TRADUITS DE L'ALLEMAND PAR LES CHEFS DE BATAILLON BREVETÉS MABILLE, MOLLARD & RUSTERHOLTZ. EDITÉ CHEZ PAYOT EN 1923

 

Merci à la personne qui nous a transmis ce texte


PRÉFACE

Avant la guerre, le kronprinz s'était signalé par un certain nombre d'extravagances. Il paraissait mal équilibré.

Cette impression se retrouve dans ses souvenirs militaires. Les phrases en sont heurtées; sans suite, souvent obscures et d'une longueur désespérante ; on y trouve des coq-à-l'âne perpétuels, des expressions bizarres, frisant l'excentricité, des comparaisons d'une naïveté parfois enfantine.

Le fond n'est pas moins déconcertant que la forme. Des aveux inconscients se mêlent à une peinture exagérée de sa propre popularité, des opinions banales coudoient des aperçus judicieux, qui ne manquent pas de bon sens ; parfois même de grandes idées, vigoureuses et justes, parviennent à percer l'obscurité du texte.

Bref, les souvenirs militaires du kronprinz reflètent une personnalité très inégale.

Au surplus le kronprinz, malgré les postes élevés qu'il a occupés, n'a jamais été pris au sérieux pendant la guerre. Quand il reçut le commandement d'une armée, son père le congédia en lui disant : " Et maintenant; tu feras ce que te dira ton chef d'état-major. " C'était montrer bien peu de confiance dans les talents militaires de son fils.

Comme commandant d'armée et de groupe d'armées, il joua un rôle effacé. Ses avis ne sont pas écoutés en haut lieu. S'il n'est pas d'accord avec son chef d'état-major, c'est ce dernier qui l'emporte. Dans son armée même on sent que c'est son chef d'état-major qui commande. Il semble qu'il soit tout juste bon à se faire voir aux troupes, à passer des revues, à distribuer des décorations. Même dans ce rôle de parade, il n'a pas toujours réussi. On raconte en effet que les soldats l'avaient surnommé le " Daraufgänger ", le pourfendeur.

Et cependant, les Souvenirs militaires du kronprinz sont fort intéressants.

Les mémoires publiés jusqu'ici par d'autres commandants d'armée, von Bülow, von Kluck, von Hausen, avaient trait à la seule campagne de la Marne et au rôle joué par l'aile droite allemande. Les Souvenirs du kronprinz embrassent toute la guerre. Ils comblent une lacune en nous renseignant sur ce qui s'est passé au pivot de la manœuvre allemande en 1914: Ils touchent à tous les grands événements ultérieurs : Verdun; les opérations de 1917, les offensives et la débâcle finale de 1918.

On sait que, dans le plan Schlieffen, la masse principale des forces allemandes se trouvait à l'aile nord des armées : elle devait servir à l'enveloppement des armées françaises en débordant Paris par l'ouest. De Moltke, tout en conservant l'idée de son prédécesseur, en atténua la rigueur: il renforça l'aile gauche en Lorraine où il appréhendait une forte attaque française. Le kronprinz ne lui reproche pas cette modification apportée au plan, mais il lui fait grief d'avoir, au cours des opérations, maintenu des effectifs trop considérables à cette aile gauche, et perdu de vue la pensée directrice de Schlieffen : constituer fortement l'aile droite et la renforcer constamment. En effet, lorsqu'il décide d'envoyer des renforts en Prusse orientale, il prélève trois corps d'armée sur son aile marchante, aucun en Lorraine et en Alsace. Après la victoire de Lorraine, il aurait dû placer la 6e armée sur la défensive, réduire ses forces et se procurer ainsi des réserves. Or, il prescrivit à cette armée de percer le front entre Nancy et Épinal. L'opération était difficile : force lui fut donc d'inviter les 5e et 4e armées à prêter leur concours : à cet effet, elles devaient, l'Ornain et la Marne une fois franchis, pousser en direction du sud-est afin de déborder Nancy. On connaît les résultats.

Le commandement allemand, privé , de réserves, ne put s'opposer à la contre-offensive française sortie de Paris ; l'attaque de la 6e armée ne réussit pas, mais en attirant vers elle l'action des 5e et 6e armées, elle provoqua, à la 3e armée, une rupture du centre des armées allemandes.

Ainsi donc, il faut chercher dans l'attaque de la 6e armée une des causes profondes de la défaite de la Marne. Toute la responsabilité en retombe sur de Moltke. Le kronprinz l'affirme nettement : le chef d'état-major général des armées allemandes était incapable physiquement et moralement d'exercer ses fonctions.

Lorsque la 5e armée allemande quitta sa zone de concentration pour se porter en avant, elle se trouva resserrée sur les trois seules routes utilisables entre Thionville et la frontière luxembourgeoise. Si les Français l'avaient attaquée à ce moment, sa situation aurait été, de l'aveu du kronprinz, singulièrement embarrassée. L'offensive française du mois d'août 1914, tant critiquée, était donc justifiée ; on ne peut que regretter qu'elle n'ait pas pu se produire plus tôt, comme l'aurait voulu notre haut commandement.

On a souvent dit que, le 22 août, les troupes françaises s'étaient heurtées à un terrain organisé et occupé à l'avance par l'ennemi. Or, le kronprinz le démontre, la bataille de Longwy fut une bataille, de rencontre où, par suite du brouillard, les deux partis furent l'un et l'autre plus ou moins surpris en marche. Cette journée fut d'ailleurs très dure et indécise dans ses résultats. Si certaines unités allemandes purent progresser; d'autres furent arrêtées, d'autres même durent se reporter en arrière pour se remettre en ordre.

Le récit des événements postérieurs au 22 août donne un relief surprenant à la manœuvre de la 3e armée française qui faisait face à l'armée du kronprinz. Celui-ci avait reçu l'ordre de refouler l'ennemi vers l'ouest en passant au nord de Verdun : il échoua, grâce à la manœuvre de son adversaire. Obligée de reculer pour des raisons qui ne dépendaient pas d'elle seule, la 3e armée resta toujours maîtresse de sa volonté et de ses mouvements. Elle exécuta méthodiquement sa retraite vers la Meuse, sans être ni entamée, ni accrochée par l'ennemi rendu prudent par les terribles coups de boutoir de Longuyon, Arrancy, Étain. Après avoir repassé la Meuse, elle pivota autour de Verdun, réglant son mouvement sur celui des autres armées, " faisant ferme " partout où elle en trouva l'occasion. " Nos troupes, dit le kronprinz, se trouvaient constamment en présence de fronts de combat qui n'étaient pas ébranlés et qu'il fallait attaquer. " Malgré les instances du Grand Quartier Général français, la 3e armée refusa d'abandonner Verdun, et finalement les rôles furent renversés Le kronprinz fut obligé de faire place au sud et à l'est, lorsque se déclencha la grande contre-offensive française. Pressé de deux côtés à la fois, menacé dans ses communications assurées par la seule route de Varennes, il exécuta, pour se tirer d'affaires, une formidable attaque de trois corps d'armée et demi dans la nuit du 10 au 11 septembre.

Cette attaque, prévue par les Français, subit des pertes effroyables, et nous nous rappelons encore les monceaux de cadavres que les Wurtembergeois laissèrent sur le terrain aux abords de la ferme de la Vaumarie. Les résultats que lui attribue le kronprinz furent dus, en réalité, à l'intervention du Ve corps qui, en attaquant Troyon, menaçait gravement la 3e armée sur ses derrières. Et l'on peut se demander si le kronprinz (ou son chef d'état-major) n'a pas manqué de coup d'œil et d'audace. Au lieu de se laisser hypnotiser par Verdun, il aurait pu ramener toutes ses forces de la Woëvre (le Ve corps, la 33e division de réserve, la majeure partie du Ve corps de réserve). En attaquant carrément, toutes forces réunies, entre Troyon et Saint-Mihiel, il aurait placé la 3e armée sous le coup d'une véritable catastrophe ; en tout cas, il aurait très probablement réalisé l'investissement de Verdun.

Quoi qu'il en soit, le kronprinz tire de son récit une conclusion que nous devons enregistrer. Les multiples combats livrés par les armées françaises au cours de leur retraite disloquèrent le dispositif allemand. Au moment de la bataille de la Marne; la machine était " détraquée ". A l'inverse de ce qui se passa chez les Français, la convergence des efforts ne put être réalisée. C'est là une autre raison de la défaite de la Marne.

Le boucher de Verdun ! L'assassin souriant de Verdun ! Le kronprinz voudrait à tout prix effacer ces sobriquets sanglants et démontrer qu'il ne fut pour rien dans l'attaque de la forteresse.

Le grand responsable est Falkenhayn, qui voulait frapper un grand coup moral en provoquant la chute de la place et, dans tous les cas, entretenir une blessure ouverte au flanc de l'armée française.

Le premier projet est étudié en 1915. Les moyens sont insuffisants : le kronprinz refuse d'entamer l'opération. En 1916, il manifeste sa joie d'être à la tête des troupes qui mèneront l'attaque. Mais dés l'arrivée des renforts français il sent que le coup est manqué. Ses troupes sont exténuées. Il veut abandonner la partie en avril, mais Knobelsdorf, son chef d'état-major, homme d'une forte trempe, s'y oppose, et finalement l'emporte auprès du Grand Quartier Général.

Quoi qu'il en soit, les Souvenirs du kronprinz nous donnent l'impression que, dés la fin de février 1916, le commandement français a dominé le commandement allemand à Verdun.

Nous passerons rapidement sur la fin du livre. Cette partie est empreinte d'une certaine amertume et même de pessimisme. Les avis du kronprinz sont de moins en moins écoutés : son rôle est de plus en plus terne. Il prévoit la débâcle longtemps à l'avance, mais, selon lui, ses avertissements restent sans écho.

Nous trouvons là, cependant des indications intéressantes sur l'évolution de la doctrine défensive et offensive et sur les opérations de 1918. Signalons notamment le jugement que l'auteur porte sur le soldat français. " La force de l'infanterie française résidait moins dans l'élan irrésistible de son attaque que dans la ténacité et dans l'habileté avec lesquelles elle sait mener le combat... Elle était passée maîtresse dans l'art d'utiliser le terrain, dans la défense des localités, des bois, etc." Dans l'offensive " le soldat français ne se portait en avant que lorsqu'il était pour ainsi dire sûr du succès, et en principe lorsque les armes sœurs lui avaient ouvert la voie ". Cette manière de faire n'est pas due au manque de bravoure du " poilu ", mais " à la conception rationnelle qu'il se faisait de sa mission ". Donc ténacité, adresse, élan réfléchi, telles sont les caractéristiques que le kronprinz reconnaît au soldat français. Jamais portrait du soldat français, et du Français tout court, ne fut dessiné dans une note plus juste et plus modérée. Toutefois, ne nous trompons pas. Ce portrait est destiné à rehausser celui du soldat allemand, en mettant mieux en lumière toutes les qualités qui ont permis à ce dernier de tenir tête à son adversaire.

En résumé, malgré leurs inégalités et leur faible documentation, les Souvenirs militaires du kronprinz apportent une heureuse contribution à l'histoire de la grande guerre. Et pourtant, ce n'est pas le but que leur auteur s'est proposé. S'il célèbre l'héroïsme et les hauts faits de l'armée allemande, s'il porte si haut la bravoure, la discipline, l'esprit de sacrifice des soldats allemands, s'il rappelle à tout instant qu'ils furent l'objet constant de ses préoccupations, s'il va même jusqu'à, justifier leurs atrocités de 1914, c'est qu'il veut regagner leurs sympathies, reconquérir sa popularité.

En d'autres termes, le kronprinz a voulu écrire un livre de propagande personnelle. Mais, tel quel, son livre jette une vive lumière sur certaines périodes de la grande guerre.

LES TRADUCTEURS.


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