POINT DE VUE DU KRONPRINZ GUILLAUME

SOUVENIRS DE GUERRE DU KRONPRINZ

TRADUITS DE L'ALLEMAND PAR LES CHEFS DE BATAILLON BREVETÉS MABILLE, MOLLARD & RUSTERHOLTZ. EDITÉ CHEZ PAYOT EN 1923

 

Merci à la personne qui nous a transmis ce texte

CHAPITRE PREMIER

CONCENTRATION ET PREMIÉRES OPÉRATIONS

 

JE SUIS NOMMÉ COMMANDANT DE LA 5e ARMÉE.

D'après ma dernière affectation de mobilisation, je devais prendre le commandement de la 1re division de la garde. Je me réjouissais d'être placé à la tête de troupes d'élite aussi sûres, au cas où surviendrait la guerre que l'ensemble de notre situation politique me faisait craindre. Mais j'avais aussi le désir bien compréhensible de tenir mon rôle à un poste plus élevé, à l'exemple de mes ancêtres. Le chef d'état-major général de l'armée avait aussi examiné cette idée, lorsque mes stages au grand état-major et dans les voyages d'état-major général, sous la direction de maîtres éprouvés, m'eurent inculqué, dans les dernières années avant la guerre, les principes théoriques de la conduite des grandes unités. A la fin de juillet 1914, au retour de ma permission d'été que j'avais passée à Zoppot, je revins à Potsdam. Là, je vécus dans une extrême anxiété les jours qui devaient décider de la guerre ou de la paix:

Le 31 juillet, toute la famille impériale se rendit à Berlin. Je m'installai dans mon palais. Le travail acharné de tous les bureaux dénotait un calme remarquable et une gravité digne. Le grand état-major notamment me produisit l'impression la plus favorable. En ces heures critiques, où son labeur, consacré en silence depuis plus de quarante ans à la préparation méthodique de la mobilisation et à la formation du commandement, allait être soumis à la dure épreuve de la guerre, il était conscient de sa mission grosse de responsabilités et voyait approcher les événements avec anxiété, mais avec confiance.

La déclaration du " danger de guerre menaçant ", le 31 juillet 1914, était, pour toutes les autorités civiles et militaires, l'avis de l'imminence probable de la mobilisation. Alors se posa avec acuité la question de la désignation d'un commandant à la 5e armée. Le titulaire, le général Eichhorn, général inspecteur de la 7e inspection d'armée à Sarrebruck, était malade. Après en avoir conféré avec le sous-chef d'état-major général, le général-lieutenant Schmidt von Knobelsdorf, qui, jusqu'à la guerre, s'était consacré à mon éducation stratégique et tactique au grand état-major, le chef de l'état-major général de l'armée, le colonel général de Moltke, me proposa à Sa Majesté pour un commandement d'armée. En cela on avait tenu compte de ce fait historique que, dans les guerres de 1866 et de 1870-1871, le kronprinz Frédéric-Guillaume de Prusse, quoique encore assez jeune, avait conduit une armée à l'ennemi. Lorsque, le 1er août, date qui marquera dans l'histoire du monde, on décida entre la paix et la guerre en signant l'ordre de mobilisation, toute la famille impériale se trouvait réunie dans l'antichambre de Sa Majesté. Je fus appelé et mon père, très sérieux, me dit, en présence du chancelier de l'Empire, du chef d'état-major général, du ministre de la guerre et du secrétaire d'État à la marine : " Je t'ai confié le commandement de la 5e armée. Tu auras comme chef d'état-major le général Schmidt von Knobelsdorf. Ce qu'il te conseillera; tu le feras. "

Lorsque j'eus baisé silencieusement la main de mon père, le général von Moltke, plein de bienveillance, me posa sa grande main sur l'épaule et m'adressa ces paroles encourageantes : " Vous avez un bon coup d'œil militaire et une saine compréhension des hommes. Vous ferez votre affaire aussi bien que les autres. N'oubliez jamais que le chef d'armée est et demeure responsable. Le chef d'état-major n'a que des conseils à donner, et maintenant : Dieu vous garde ! "

Pleins de reconnaissance pour la distinction que nous conféraient nos affectations de mobilisation, nous quittâmes, mes frères et moi, le château, en pleine conscience de notre jeunesse vigoureuse et acclamés par la foule.

Mais, au fond de moi-même, j'agitais des pensées graves au sujet de la guerre que, depuis si longtemps, je voyais venir avec inquiétude. La situation politique ne pouvait être plus défavorable ! L'Allemagne et l'Autriche seules d'abord contre le monde entier ! Comment cela finirait-il ? Cependant, le moment n'était pas aux pensées sombres. La grandeur des événements, la joyeuse confiance que Dieu n'abandonnerait pas ses Allemands, l'orgueil juvénile d'être commandant de la 5e armée, tout cela reprit le dessus. Bien entendu, malgré le changement dans la personne de son chef, la 5e armée conserva sa composition, telle que la prévoyait la mobilisation, ainsi que son état-major.

Le 1er août 1914, de Mémel jusqu'au plus petit village des montagnes du sud de l'Allemagne, le télégramme de mobilisation déclencha un enthousiasme indescriptible. Tous, militaires et civils, hommes ou femmes, conscients de notre bon droit, sentaient qu'ils devaient participer à la défense de la patrie gravement menacée. A cette époque, en août 1914, la grande majorité du peuple allemand se sentit soulagée par la solution guerrière de la tension qui croissait d'année en année. Notre politique extérieure peu heureuse, nous avait conduits à un isolement complet ; elle avait provoqué des crises extérieures sans cesse renouvelées qui, dans les dernières années, s'étaient maintes fois terminées par une retraite diplomatique et des dommages moraux. Il fallait qu'un orage, de l'éclatement duquel l'Allemagne n'était pas responsable, nettoyât l'atmosphère chargée d'électricité ; la lourde chaîne de notre encerclement devait être brisée. L'Allemagne - on l'espérait - respirerait librement après la guerre ; délivrée de ses adversaires et de ses envieux, elle pourrait se développer de façon inattendue. Ainsi pensait l'homme du peuple dans son pur sentiment de patriotisme ; cela n'avait rien de commun avec un enthousiasme de surface, artificiellement entretenu. Le 4 août, 1914, l'adhésion souveraine du Reichstag, incarnation de la volonté nationale, riva le peuple allemand à cette solide unité nationale, grâce à laquelle il devait opposer au monde presque entier une résistance victorieuse, comme jamais la terre n'en avait vu.

 

DÉPART POUR LE FRONT ET PRISE DE COMMANDEMENT.

 

Moi et ma suite personnelle, nous n'avions pas de temps à perdre pour nous engager dans l'engrenage de la mobilisation. Au lieu de rejoindre la 1re division de la garde comme on l'avait prévu, le transport de mon Quartier Général avec mes domestiques, mes chevaux, mes bagages, reçut une nouvelle destination et prit la route de Sarrebruck.

Je suivis avec les officiers de mon service personnel, le 3 août, jusqu'à Jüterbog. J'étais accompagné de ma femme et de mon cher ami d'enfance, le capitaine von Wedel, du 1er régiment de la garde à pied. La séparation fut courte et joyeuse ; ne devait-on pas se revoir pour la Noël ? Je dus pourtant réconforter von Wedel. Avec le capitaine comte Finkenstein et le capitaine von Mitzlaff, il comptait parmi mes camarades inséparables de mon temps de lieutenant au 1er régiment de la garde à pied, et parmi mes compagnons de nombreux voyages; chevauchées et chasses en Allemagne et à l'étranger. La guerre cruelle a brusquement rompu ces liens de fidèle amitié. Tous trois tombèrent sur le front ouest.

Les chemins de fer allemands, principal auxiliaire de notre grand~état-major dans la concentration rapide et ininterrompue, assurèrent ce service dans la perfection. A tous les ouvrages d'un intérêt vital, aux ponts et aux gares, on voyait des sentinelles et des patrouilles. Il y avait un contraste profond entre la paix des champs, d'ont les moissons étincelaient sous le soleil d'été, et le trafic inouï des voies ferrées. Plus on approchait de la frontière, et plus les douces images du temps de paix faisaient place au visage sévère de la guerre entraînant tout dans sa malédiction.

Mon service personnel se composait des aides de camp suivants : le major von Müller, auparavant à l'état-major de la 21e division, le major Edler von der Planitz, auparavant au 1er régiment d'artillerie de la garde et qui, plus tard, fut tué, le chambellan capitaine von Behr et le médecin principal Dr Wiedenmann.

Le 4 août au matin, le chef d'état~major de la 5e armée, le général Schmidt von Knobelsdorf, me rejoignit à Francfort-sur-le-Main. Le voyage se termina à Sarrebruck; où nous fûmes reçus par le général d'infanterie von Below, commandant le XXIe corps d'armée. La cité industrielle de la Sarre était dans la plus joyeuse animation. Si, à Berlin, on n'avait pu observer que le gigantesque enthousiasme guerrier de toutes les classes de la population, ici on éprouvait un léger souci en se demandant ce que les jours prochains réservaient à la ville. L'arrivée du commandant de la 5e armée fut saluée avec d'autant plus de chaleur par les habitants qu'on était encore tout près du jour de la mobilisation.

De la gare, nous gagnâmes directement le Quartier Général du corps d'armée pour y entendre un exposé du général commandant sur la couverture dont l'armée prenait en main la direction d'ensemble. Les troupes de couverture, mobilisées de bonne heure; étaient peu nombreuses et disséminées sur de grands fronts. Les Français, par contre, avaient réuni de grandes masses de cavalerie. La situation était donc d'abord critique, étant donné la possibilité d'une irruption précoce de la cavalerie qui viendrait jeter le trouble dans nos débarquements. On amena précisément un prisonnier, un tout jeune gaillard des chasseurs à cheval, qui n'avait rien de brillant. Des comptes rendus innombrables donnaient de la situation une image pleine de contradictions, mais en fait nous n'avions rien à craindre. Nulle part, la frontière ne fut franchie par des forces importantes de cavalerie française, tant celle-ci avait le sentiment de sa lourdeur qui s'accusa d'ailleurs pendant toute la guerre. L'ennemi observait une réserve presque craintive.

Je m'établis avec mon chef d'état-major et ma suite dans le beau bâtiment de la sous-préfecture. Le " landrat ", M. von Miquel, se révéla bientôt homme capable, énergique et prudent.

La mobilisation et l'organisation intérieure du vaste organe de commandement et d'administration qu'est l'état-major d'une armée s'effectuaient plus en arrière, au siège du VIIIe corps d'armée, à Coblence, sous la direction du sous-chef d'état-major, le général Rogalla von Bieberstein, homme scrupuleux et d'une activité inlassable, et de mon distingué premier officier d'état-major, le major von Heymann, qui fit ses preuves dans toutes les situations.

Des autres officiers d'état-major, j'en citerai deux spécialement, les commandants Matthias et Ehrhardt. Matthias, qui dirigeait le bureau Ib (Chargé du Service des Renseignements. Correspond à notre 2e Bureau (N. du T.).), était le type de l'officier d'état-major; très au courant, infatigable de nuit et de jour, sérieux et sûr. Ehrhardt, bras droit du sous-chef d'état-major, était un officier de culture variée, plein de sollicitude pour le bien de la troupe: Grâce à ses nombreuses relations dans les cercles industriels et commerçants, il était toujours bien renseigné sur ce qui se passait à l'intérieur. Au cours de la campagne, cet officier fidèle et droit me plut comme homme et gagna mon affection.

Le premier "adjutant", le commandant Voigt, se distinguait par son habileté et sa connaissance, jamais en défaut, du personnel. Le poste de deuxième " adjudant " était tenu par le capitaine Pflugradt, un caractère fidèle et sûr, le digne rejeton d'une famille de soldats qui, au cours des générations; avait toujours fait preuve d'esprit de devoir et de dévouement. Il s'est montré plus tard officier de troupe d'une bravoure exemplaire sur le front italien.

 

CONCENTRATION DE LA 5e ARMÉE.

 

Sous la protection des troupes de couverture des XIIIe et XVIe corps, mobilisées de bonne heure et disposées entre la frontière sud du Luxembourg et Metz, la concentration méthodique de la 5e armée s'accomplit dans la zone Thionville, Metz, Sarrebruck, Ottweiler, Merzig, avec ses troupes combattantes et son énorme appareil de troupes et de services administratifs des étapes. Venus de tous les points de l'Allemagne, les trains se succédaient dans les gares spacieuses de la Lorraine, amenant les enfants des provinces de Posen et de Silésie avec le Ve corps d'armée et les Ve et VIe corps de réserve, les braves Wurtembergeois du XIIIe corps, les Alsaciens-Lorrains, amalgamés à des éléments de tous les pays allemands; dans le XVIe corps d'armée. Arrivaient en outre des brigades mixtes de Landwehr : la 13e, venue de Saxe; la 48e, de la Hesse ; la 45e, du royaume de Saxe ; la 53e Wurtembergeoise, et la 9e Bavaroise. En plus, nous rejoignirent quatre bataillons de mortiers des 6e et 12e régiments et les deux régiments de pionniers 20 et 29. Comme prince héritier de l'Empire allemand, je me réjouis de cet heureux mélange, sous mon commandement, de toutes les races qui constituaient la patrie, et, de tout cœur, je me proposai d'entretenir leur fraternité d'armes.

Les rapports journaliers à l'état-major de l'armée donnaient une idée claire des progrès de la concentration et de la façon dont on venait à bout des grippements de la formidable machine dont quelques organes avaient à s'adapter à l'unité de direction.

On aurait dit que notre besoin d'action devait encore être soumis à une dure épreuve de patience, tandis que déjà d'importantes nouvelles des premiers événements de la guerre nous parvenaient d'autres sources. Le coup formidable de l'enlèvement par surprise de Liége suivit l'annonce, attendue par moi depuis longtemps, de la déclaration de guerre de l'Angleterre. Par contre, l'attitude de l'Italie, qui conservait une soi-disant neutralité, provoqua une déception d'autant plus grande que son roi, lors de ma dernière visite, m'avait encore assuré qu'en cas de guerre l'Italie se tiendrait de toute façon aux-côtés de l'Allemagne. Le 8 août, eut lieu l'entrée des Français à Mulhouse d'où, dès les jours suivants, leur VIIe corps dut, sous la pression des armes allemandes, se replier sous la protection de la place de Belfort. Dans notre imagination; qui n'était pas encore habituée aux proportions gigantesques des choses de guerre, ces heureux préludes constituaient des événements considérables, auxquels venaient s'ajouter, en bonne place, nos succès de couverture, avec la prise de Briey, et ceux de la 6e armée, notre voisine de gauche, avec le combat victorieux de la 42e division à Lagarde.

L'exploration stratégique devant le front de la 5e armée était confiée au commandant du 4e corps de cavalerie; le général-lieutenant baron von Hollen qui, avec les deux divisions sous ses ordres - la 3e, commandée par le général von Unger, et la 6e, du général-lieutenant comte von Schmettow - devait opérer d'abord pour le compte immédiat du Grand Quartier Général. Mon état-major à Sarrebruck eut avec lui des échanges de vue au sujet de cette question capitale : à quelles mesures fallait-il s'attendre de la part de l'ennemi ? Sous mon attila des hussards de Dantzig battait un cœur de cavalier enthousiaste pour le laisser courre de nos énergiques et vigilantes patrouilles de reconnaissances stratégiques. Animé d'un sentiment de fidèle camaraderie, j'accompagnais en esprit les hardis cavaliers de contact des divisions de cavalerie qui, dès le 4 août, avaient traversé la couverture de la 53e brigade d'infanterie wurtembergeoise. En collaboration avec l'exploration aérienne qui ne se développait que lentement, ils reconstituaient le puzzle de la situation ennemie qui devait servir de base aux opérations ultérieures de l'armée. De même que nous avions poussé notre rideau de surveillance hors de notre système fortifié de la Moselle Metz-Thionville, de même le Français avait dû établir le sien hors de la région fortifiée de Verdun. Il importait donc d'abord d'éclairer le triangle compris entre la frontière sud de la Belgique et du Luxembourg, avec les places de Montmédy et de Longwy, et notre frontière à l'ouest de Metz, c'est-à-dire au delà de la ligne Montmédy-Longuyon-Conflans. Ce terrain, avec ses voies ferrées vitales- Luxembourg-Montmédy, Thionville-Longuyon et Metz-Conflans-Longuyon, continuant toutes deux par Montmédy-Sedan-Charleville - est sillonné du sud-est au nord-ouest par trois lignes d'eau qui constituent trois coupures sérieuses, présentant des parties profondément entaillées. La plus au nord part de Landres, passe par Pierrepont-Longuyon-Montmédy et continue par Carignan jusqu'à son confluent avec la Meuse à Sedan : elle suit la ligne générale Pierrepont-Crusnes-rivière de la Chiers. Des affluents venant du nord-est, profondément encaissés eux aussi; découpent le pays en côtes bien accentuées. La coupure du milieu est constituée par le ruisseau de l'Othain, de Gondrécourt à son confluent avec la Chiers à Montmédy : elle est jalonnée par Spincourt-Saint-Laurent-Marville. La plus au sud enfin est la coupure marécageuse du Loison, qui part du village du même nom, passe par Mangiennes, Vittarville, Louppy et tombe également dans la Chiers à Montmédy. Cette articulation du terrain a présenté une réelle importance pour les opérations ultérieures de l'armée.

Les nombreux comptes rendus qui parvenaient donnèrent la certitude que les deux places d'arrêt étaient occupées, mais par contre que la coupure de Longuyon, la plus au nord des trois signalées plus haut, était libre d'ennemis. Mais les patrouilles avaient reçu des coups de feu partout sur l'Othain et déterminé des travaux de fortification activement construits à Marville, Saint-Laurent, Spincourt, Gouraincourt. Notre cavalerie était bien dans le mouvement en avant et, le 10 août, des éléments de la 6e division de cavalerie avaient, dans une poussée énergique, crevé à Pillon la ligne des postes ennemis établis sur le ruisseau. Attirés par des fractions de la 4e division de cavalerie française qui leur faisait face, ils tombèrent sous un tir de surprise parti des lisières des bois et sous les rafales de l'artillerie ennemie. Ils établirent ainsi, au prix de pertes douloureuses, que la ligne de l'Othain était occupée par des troupes poussées en avant par la place de Verdun. Plus au sud, sur le prolongement de la ligne de l'Othain, le XVIe corps d'armée avait, par ses propres moyens d'exploration, déterminé la présence d'avant-postes sur la ligne Étain-Maizerey-Woël: nos éléments de sûreté de Briey (144e régiment d'infanterie) leur faisaient face sur la ligne Conflans-Fléville. Dès lors, tin commença à reconnaître que, puisque la cavalerie ennemie s'abstenait de faire de grands raids en territoire allemand, il n'y avait pas place pour un emploi fructueux du corps de cavalerie entre l'armée et la zone d'action, si proche de nous, du système fortifié de Verdun.

Par endroits, la guerre de francs-tireurs, menée par des habitants isolés français et surtout belges, prit une assez grande extension, faisant de malheureuses victimes et donnant lieu à des cruautés indescriptibles : on ne put l'enrayer que par la punition des localités intéressées. Je demandai au gouvernement allemand de faire à Paris des représentations à ce sujet: Mais, malheureusement, je dus bientôt reconnaître que la guerre chevaleresque propre aux armées d'autrefois avait, dès le début, fait place, chez nos ennemis, à une guerre nationale, avec toutes les passions de haine et de cruauté qu'elle comporte.

L'échange de renseignements avec les armées voisines, la 4e, du prince Albrecht von Wurtemberg, à Trêves, et la 6e, du kronprinz Rupprecht de Bavière, amena rapidement un accord complet. Nous consacrions une attention particulière à la question d'une collaboration étroite avec la 6e armée qui, peut-être, serait bientôt nécessaire.

Après ses succès du début sur Ie sol lorrain, la 6e armée, avait reconnu, grâce à un excellent service d'exploration le rassemblement, sur la ligne Pont-à-Mousson-Raon-l'Étape, de forces ennemies considérables du camp retranché Toul-Nancy. Elle s'attendait à une tentative de percée effectuée par des forces supérieures, entre Metz et les Vosges, contre le flanc gauche des armées allemandes. Le Grand Quartier Général ne voyait, dans une tentative de ce genre, aucun danger pour ses propres opérations offensives; bien plus, il y apercevait une possibilité d'infliger de bonne heure une défaite décisive à l'ennemi qui pénétrerait en Lorraine. A cet effet, la 6e armée devait peu à peu rétrograder sur la Sarre. Si l'ennemi s'engageait à sa suite, une attaque doublement enveloppante était prévue contre lui ; elle serait exécutée par la 7e armée débouchant des Vosges, par des éléments de la 5e armée débouchant du Nord. Dans notre conférence personnelle avec le prince Rupprecht et son chef d'état-major à Saint-Avold, une entente complète dans cet ordre d'idées fut d'autant plus réalisée que la Nied-Stellung (Position de la Nied.), alors en train d'être terminée, promettait à l'ouest de Boulay une combinaison favorable des actions dès 5e et 6e armées. Cette Nied-Stellung était placée sous le commandement du commandant supérieur de landwehr n° 2 à destination spéciale, le général-lieutenant Franke, qui dirigeait la construction et l'armement de cette position, avec le secours de travailleurs civils, des cinq brigades mixtes de landwehr déjà signalées, ainsi que des bouches à feu amenées de Metz. Au cours d'une inspection sur place de cette position, on étudia ses points forts et ses points faibles, ainsi que la répartition de l'artillerie nécessaire ; on examina à fond le projet d'amener encore deux autres brigades mixtes de landwehr de Metz afin d'éviter, autant que possible, d'affaiblir la 5e armée, à la veille de ses opérations vers l'ouest, par le prélèvement de troupes de l'armée active. Nous aurions vu d'un assez mauvais oeil le morcellement des principales unités de combat de l'armée : cela se comprend. Dans tous les cas, l'armée ne devait pas dépasser jusqu'à nouvel ordre, en direction ouest, la ligne Bettembourg-Thionville-Metz avec ses trois corps actifs (Ve; XIIIe, XVIe), et elle devait serrer au nord-ouest de la position de la Nied avec ses deux corps de réserve (Ve corps de réserve et VIe corps de réserve).

Contraste frappant avec les visages sérieux et souvent sombres de la population allemande-lorraine, les transports de troupes qui arrivaient faisaient une excellente impression par leur aspect guerrier, le chargement méticuleux de leurs équipages et leurs magnifiques chevaux. Les régiments des garnisons de la région, tel en particulier le 70e régiment d'infanterie de Sarrebruck, surprenaient par leur attitude impeccable.

En ces jours où je me familiarisais avec les devoirs, lourds et gros de responsabilités, de commandant d'armée, ma première visite d'hôpital me fit une impression inoubliable. Sans un mot de plainte, les victimes des premiers combats, préludes de la grande lutte, étaient étendues là, et lorsqu'elles m'assurèrent, l'œil brillant, que nous aurions raison des Franzmann, les larmes me montèrent aux yeux.

Mes entretiens personnels avec le général von Fabeck, commandant le XIIIe corps, et surtout le général von Mudra (XVIe corps), resté particulièrement jeune, ainsi que les comptes rendus journaliers des corps d'armée, me démontraient que l'armée serait bientôt prête à marcher.

 

LE PLAN D'OPÉRATIONS.

 

L'idée fondamentale du plan d'opérations allemand était que l'Allemagne ne devait pas, par suite de sa position centrale en Europe, se laisser écraser par la guerre sur deux fronts ; pour écarter du sol national les calamités de la guerre, il fallait conduire offensivement une guerre défensive. Cela n'était assurément pas possible à la fois à l'ouest et à l'est ; nos forces n'y pourraient suffire. La formidable supériorité des ennemis qui nous entouraient devait être vaincue par des offensives exécutées l'une après l'autre, et l'on comptait sur le retard des Russes dans leur concentration. Après avoir détaché le strict minimum de forces à la protection des provinces orientales, la masse réunie de l'armée de campagne allemande devait arracher dans l'ouest une décision assez rapide pour que

de ce côté, le gros du travail fût fait, lorsque les armées de millions de Russes commenceraient seulement à être en état d'intervenir.

Après la fin tragique de la guerre mondiale, il s'est trouvé des critiques avisés qui se sont crus obligés de condamner cette idée stratégique dont le comte Schlieffen est le père. On a proposé les solutions les plus diverses au problème de la guerre sur plusieurs fronts - non pas, ce qui est remarquable, dans la littérature ennemie, mais dans la littérature allemande. - Les uns croient avoir trouvé la pierre philosophale dans la formule : Écrasement de la Russie et défensive stratégique au début sur le front ouest. D'autres choisissent le juste milieu : Gros succès au début que ce soit à l'ouest; que ce soit à l'est, mais sans se proposer de les transformer en une victoire de destruction complète ; modération dans le succès; économie dans les moyens pour éviter; en cas de guerre longue, une surtension et un épuisement prématuré des forces militaires, nationales et économiques. D'autres encore tiennent à l'idée de destruction toutefois; ils ne veulent pas qu'elle soit mise en pratique a priori, mais seulement dans une certaine mesure, au cours des événements, en réponse aux premiers coups qu'on se laisserait porter par l'ennemi.

Tous ces avis, et autres du même genre, procèdent plus ou moins, à mon avis, de l'esprit de l'escalier. Ils n'auraient probablement pas vu le jour si nous avions obtenu, par notre offensive à l'ouest, le succès décisif recherché par Schlieffen et que son génie nous garantissait. Que ce succès nous ait échappé, la pensée stratégique de Schlieffen n'en est nullement responsable ; la véritable cause est qu'on s'est écarté de ce plan. Pour moi, l'erreur principale n'est pas d'avoir modifié la forme extérieure de la concentration allemande à l'ouest, en accumulant des forces assez considérables dans les pays d'Empire (Alsace et Lorraine.) et en étendant la concentration jusqu'en Haute-Alsace. On doit plutôt la chercher dans la conduite des opérations, à partir du moment où la concentration fut achevée. Une idée stratégique, si saine, si simple, si grosse de succès soit-elle, est dans l'impossibilité d'engendrer la victoire, si celui qui est chargé de la réaliser lui fait perdre sa force : ce que fit, à mon avis, le commandement allemand en 1914.

Entre autres hypothèses, notre plan d'opérations se basait sur celle-ci, que l'ennemi, à l'ouest, était décidé à accepter la décision par les armes qui lui serait offerte. Cette donnée était à ce point exacte que l'adversaire songeait, lui aussi, à prendre lui-même l'offensive à priori. Nous avions donc une chance rare de remporter de bonne heure un grand succès décisif. Par le débordement au nord de la grande ceinture de fortifications françaises Verdun-Belfort, l'armée allemande de l'ouest devait, avec les armées numérotées de 1 à 5, débouchant de la ligne Crefeld-Aix-la-Chapelle-Trèves-Thionville-Metz; sur laquelle elle était concentrée, exécuter une énorme conversion à gauche, à travers la Belgique et le Luxembourg et pénétrer en plein cœur de la France. A la 5e armée revenait la mission de tenir, à son aile gauche; Thionville, le pivot de la ligne fortifiée de la Moselle et, en liaison étroite avec la 4e armée, de déboucher par son aile droite de Bettembourg, puis par Mamer-Arlon, de frapper en direction de Florenville. Fortement échelonnée à gauche, elle devait, tout en se maintenant dans le cadre de la conversion de l'ensemble des armées; faire face en même temps à la direction générale d'attaque vers le sud.

Les places d'arrêt de Montmédy et de Longwy, qu'elle devait rencontrer en route, seraient enlevées par une attaque brusquée.

En raison même de cette mission de l'armée, le bureau des opérations avait à prendre des dispositions de marche particulièrement difficiles. Il s'agissait de prendre les troupes établies assez en large avec leurs colonnes de munitions et leurs convois sans fin et de se servir de routes peu nombreuses pour les amener sur un front plus étroit, au delà de la ligne de la Moselle, à l'est de Thionville, face à l'ouest. Les brigades installées jusque-là en couverture et les deux divisions du 4e corps de cavalerie, qui avaient poussé au delà, serviraient de masque à ces mouvements. De ces deux divisions de cavalerie, la 3e, après les événements de Pillon, avait contourné Longwy par l'est et avait, à l'ouest de la ligne Chiers-Longwy-Longuyon, poussé ses éléments de contact vers le sud-ouest.

Échelonnée en profondeur, l'armée se porta jusqu'au 16 août au soir, avec ses trois corps actifs, sur la ligne de la Moselle, savoir : le Ve corps d'armée jusqu'à Koenigsmacker, le XIIIe corps jusqu'à Thionville, le XVIe corps à Metz. Derrière, en deuxième échelon, au nord-ouest de la Nied, les deux corps de réserve : le Ve corps de réserve à Niedaltrof et Bouzonville et le VIe corps de réserve à Hessdorf et Bettange.

L'armée transporta son Quartier Général de Sarrebruck à Thionville, tandis que le Grand Quartier Général de Sa Majesté arrivait à Coblence, où maintenant tous les comptes rendus devaient être envoyés. L'étroite forteresse de la Moselle, que huit bataillons pouvaient remplir, présentait, à l'intérieur de ses murs et des ouvrages modernes,

l'image bigarrée de la vie au camp de Wallenstein. Au milieu de ces impressions inaccoutumées et excitantes, les braves landstourmiens et landwehriens faisaient consciencieusement appel à l'alcool pour relever leur moral guerrier. Une fermeture sévère des débits de boissons et l'avertissement que la garnison de la forteresse aurait bientôt à faire face à des missions sérieuses ramenèrent vite le calme. Le gouvernement de Metz fut en même temps invité à réunir, pour le 20 août, une forte réserve de toutes armes, susceptible d'être employée. Cette réserve, transformée plus tard en 33e division de réserve, rendit d'excellents services sous le commandement du général Bausch.

 

L'ARMÉE DE 1914.

 

Je n'oublierai jamais l'impression que firent, en ces premiers jours, les colonnes de marche de mon armée, lorsque leur long ruban, se déroulant à l'infini, défila devant moi

sous la chaleur éclatante du mois d'août. Sur les visages brunis se lisaient la décision et la volonté de vaincre. Des rangs partaient les belles vieilles chansons allemandes des soldats. C'était le flot orgueilleux, joyeux, sûr de lui d'une troupe de milliers de héros, solide, dressée à une discipline vieille de plusieurs siècles. L'armée allemande de 1914 ! Il n'y en eut jamais de pareille au monde !

Le corps des officiers de l'active en formait le noyau. Au cours de plus de quarante ans de paix, on lui avait donné un type d'une unité parfaite, résultat d'une instruction qui avait fait ses preuves sur les champs de bataille d'autrefois et de la rigide fidélité au devoir, fruit de la vieille éducation prussienne. Les anciennes différences de races entre le Nord et le Sud avaient fait place à une vraie camaraderie. Les oppositions entre nobles et bourgeois, entre les différentes armes, pour autant qu'elles existassent encore, avaient perdu toute acuité. L'élargissement voulu du recrutement du corps des officiers, réalisé dans les dernières années d'avant-guerre, en y admettant de nouvelles classes de la société, n'avait, au moins jusqu'alors, porté aucun préjudice à l'unité de son caractère. Ce que l'on appelle l'esprit de caste, l'ostracisme vis-à-vis des autres classes de la bourgeoisie cultivée, n'existait en réalité que dans l'imagination de ces fractions de la population, hostiles par essence au corps d'officiers. On avait injustement généralisé de regrettables cas isolés de morgue ou d'orgueil de caste déplacés. La vigueur morale du corps d'officiers allemands reposait sur de solides fondements : le sentiment du devoir, une conception élevée du sentiment de l'honneur, consacrée par la tradition de plusieurs siècles, une noble camaraderie, le dévouement inébranlable et désintéressé à la personne du souverain, maître de la guerre. Il était entièrement étranger à toute politique; monarchiste jusqu'aux os et en même temps intimement lié au peuple. Bien qu'en temps de paix, on exigeât d'eux beaucoup et même trop, au point de vue physique et moral, les officiers surent, dans la grande majorité, conserver leur santé et leur fraîcheur d'esprit. La plupart, en tout cas, avaient su, mieux que bien d'autres catégories de notre bourgeoisie, se garder des influences destructrices d'une vie de bien-être, égoïste et débilitante. On avait beaucoup fait pour le développement intellectuel. Pratique et théorie se complétaient d'heureuse façon.

Je ne veux pas celer quelques points faibles et côtés dangereux. La subordination ne manquait pas d'une certaine contrainte, même en dehors du service. Les grands chefs avaient en main une toute-puissance largement calculée ; on n'en usait pas toujours avec sagesse. Comme dans tous les états et dans toutes les professions, il y avait aussi dans l'armée des caractères assez faibles et des arrivistes qui étaient enclins à faire mousser leurs propres capacités et leurs services aux dépens des camarades. Mais je nie délibérément que la sévère discipline hiérarchique et militaire ait enrayé le développement et l'épanouissement des personnalités et la formation des caractères. La grande guerre a suffisamment montré quelle infinité de natures de chef, indépendantes, avides de responsabilité, et bien marquées, le corps des officiers de l'active avait suscitée en temps de paix dans tous les grades. La seule faiblesse sensible et compréhensible que l'on pût peut-être relever; çà et là, dans le corps des officiers de complément, était leur instruction pratique de chef qui n'était pas tout à fait suffisante. Elle s'expliquait simplement par leurs périodes de services trop courtes et trop rares. La majorité se mûrit sur les champs de bataille de la guerre mondiale et se transforma, souvent avec une rapidité surprenante, en conducteurs de troupes qui prirent dignement place auprès des officiers de l'active.

Le corps des sous-officiers allemands était, au point de vue professionnel, supérieurement instruit et se vouait pleinement et fidèlement au devoir et au service. Après l'expérience de la guerre, il n'y a aucun doute pour moi qu'on aurait pu tailler encore plus dans ce bois et en faire des chefs en sous-ordre, pleins d'initiative et prêts aux responsabilités. J'ai considéré comme une faute de n'avoir pas plus souvent nommé officiers des sous-officiers éprouvés, sans s'arrêter à des idées surannées. De même, je suis intervenu en vain pour que l'on, donnât de l'avancement à des officiers capables, qui s'étaient distingués à la guerre par leurs capacités et par des faits d'armes particuliers, sans que l'on tînt compte de l'âge ni de l'ancienneté.

Chez les simples soldats régnait un admirable esprit militaire, résultat de vertus innées purement guerrières. Cet esprit se manifestait différemment suivant les contingents, ici plutôt par l'allant, ailleurs plutôt par la ténacité, l'adresse, la souplesse. La campagne systématique menée depuis longtemps contre le militarisme ne put enregistrer, dans l'armée même, que des succès passagers : l'armée était restée saine. Officiers et soldats étaient solidement unis malgré les différences de milieu social et de culture. L'obéissance reposait sur une discipline de fer, mais au moins autant sur la confiance et la bonne volonté des inférieurs, la sollicitude des supérieurs, une fidèle et vraie camaraderie à la vie et à la mort. " L'obéissance de cadavre ", que les antimilitaristes cherchaient à exploiter, était en vérité la subordination volontaire de la personnalité de chacun à la grande collectivité, un don voulu et joyeux de soi au service, à l'effet de remplir un devoir moral reconnu bon, juste et nécessaire. Ainsi vivait, dans le peuple en armes de 1914, cet esprit qu'un Hohenzollern, le prince Frédéric-Charles, l'éducateur d'hommes et dresseur de troupes l'incomparable, a justement caractérisé lorsqu'il place dans la bouche d'un soldat, un jour de bataille, cette admirable question à son chef : " Chef, où nous ordonnes-tu de mourir ? " Pendant plus de quatre ans, le combattant du front allemand est allé à la mort en héros, avec cette question muette dans son cœur et sur son visage. 0 Esprit des combattants du front !

En ce qui concerne les différentes armes de notre armée, j'étais convaincu que notre infanterie, par son instruction et son éducation, était à hauteur des nécessités du combat moderne et qu'elle avait seulement besoin de plus de mitrailleuses.

Notre cavalerie aussi devait être indubitablement supérieure à la cavalerie française. Instruction, armement, chevaux, étaient de premier ordre. Mais là aussi j'aurais désiré qu'on lui affectât, en plus de ce qu'elle avait, des mitrailleuses portées sur bât, pour la mise en service desquelles j'étais déjà intervenu en vain en temps de paix. Par contre, depuis l'année de service que j'avais faite dans l'artillerie de campagne, où j'avais commandé une batterie et participé à de nombreux exercices de tir, je n'étais pas tout à fait exempt d'appréhension à l'égard de cette arme.

En France, l'artillerie était, avec sa tradition napoléonienne, la troupe d'élite : mais chez nous - à ce qu'il me semblait - l'artillerie de campagne ne jouissait pas de la même estime et de la même admiration pleine de confiance que sa sœur, mystérieusement instruite, l'artillerie à pied. Elle ne jouait décidément pas dans l'armée le rôle correspondant à son importance capitale. Je me suis élevé souvent contre cette erreur ; mais j'en ai reconnu l'origine dans ce fait particulier que, contrairement à ce qui se passait dans les autres armes, l'arme même n'était pas, dans l'artillerie de campagne, considérée partout comme la chose essentielle. Le canon ne jouait pas le même rôle que le fusil dans l'infanterie, ou le cheval dans la cavalerie.

Au lieu de consacrer toutes ses forces exclusivement au véritable but de l'arme, c'est-à-dire à obtenir la maîtrise entière du tir dans les situations les plus difficiles, il était manifeste que, dans bien des endroits, on s'y occupait un peu trop du cheval. Les jeunes officiers se piquaient de rivaliser avec leurs camarades de la cavalerie et s'entretenaient plus volontiers du dressage et de l'équitation avec les cavaliers que du tir avec leurs camarades. Un commandant de batterie me disait un jour, en temps de paix, sérieux et railleur à la fois : " Actuellement, j'ai une batterie d'alezans de première classe ; si je pouvais seulement enlever tous les canons qui sont derrière ! "

Dans la tactique d'artillerie, nous avons attaché trop d'importance à la mobilité (manœuvre au galop) et pas assez aux difficultés de traction et aux tirs dans des conditions pénibles. Nous avions besoin d'attelages lourds, de modèle uniforme, du moins dans le genre des chevaux de flèche de notre artillerie de campagne : sous ce rapport, nous pouvions beaucoup apprendre des Français. Dés les premiers combats, nous trouvâmes, devant leurs batteries détruites, six chevaux également petits mais très forts, le plus souvent ramassés, à la croupe fortement découpée, près du sol, à la tête , noble et petite : le cheval idéal pour le trait lourd. Nous devions bientôt faire connaissance avec le canon de campagne français et son emploi. Jusqu'ici, j'ai toujours considéré que notre canon de campagne avait moins de portée ; mais, tout récemment, j'ai su, de source autorisée, qu'il n'en était pas ainsi. Les portées des obus à balles étaient à peu près les mêmes des deux côtés, au delà de 8 000 mètres; celle de l'obus explosif français n'était guère inférieure à la nôtre. Je ne peux donc m'expliquer que d'une façon le fait que, du côté allemand, au début de la guerre, on eut bientôt le sentiment que le canon de campagne français était supérieur au nôtre en portée : c'est que notre artillerie n'était pas habituée à utiliser, dans la même mesure que l'ennemi, la portée réelle de son canon. Il se peut aussi que la violente détonation de l'obus français ait contribué à développer ce sentiment : dans les batailles du début, en effet, elle produisait une grande impression morale sur nos gens. L'instruction du tir dans l'artillerie française était de premier ordre. Mais nous avions, au début de la guerre, une supériorité incontestée dans notre magnifique artillerie lourde d'armée. Sous le rapport de nos-obusiers légers, les Français n'avaient non plus rien de pareil à nous opposer.

 

PREMIÉRES MARCHES.

 

Les nouvelles qui nous parvenaient régulièrement du corps de cavalerie Hollen, de la couverture, et du gouvernement de Metz ne nous donnaient toujours pas une physionomie exacte de la situation de l'ennemi devant le front de l'armée. Les progrès des armées du Nord, la tension de la 6e armée en vue de la décision proche, les bruits de nouveaux événements dans le Südgau avaient excité au plus haut point l'espoir de la 5e armée que bientôt, sur un signal du Grand Quartier Général; elle serait enfin découplée. L'ordre de marche tant désiré arriva le 17 août. Le jour suivant, toutes les routes et les chemins qui conduisent au delà de la ligne de la Moselle, entre Sierck et Thionville, sur laquelle on avait jeté de nouveaux ponts de circonstance, se couvrirent des colonnes interminables de l'armée. A une minute près, le personnel, les chevaux, les voitures des multiples unités; formations spéciales et convois devaient suivre les itinéraires qui leur étaient fixés. A l'heure juste, de nouvelles masses faisaient valoir leurs droits au passage et parcouraient nuit et jour, en un flot ininterrompu, la route le long de laquelle, pendant ce temps, d'autres, étroitement resserrées, prenaient du repos. Il s'agissait, cependant, de contourner Thionville par le nord et, dans l'étroit espace compris entre Bettembourg et Hettange-la-Grande; de faire passer cinq corps d'armée sur trois routes seulement. Dans l'incertitude où l'on était de la situation de l'ennemi, chaque instant pouvait nous apporter la nouvelle que celui-ci marchait au combat. En dehors de son approvisionnement normal, chaque division devait donc recevoir tout ce qui était nécessaire en munitions, matériel sanitaire et vivres, pour une bataille de plusieurs jours. Constamment prête au combat, l'armée devait marcher échelonnée vers la gauche, de telle sorte qu'en conversant à gauche, elle demeurât le pivot fixe et inébranlable de toute l'aile gauche des opérations. Cela ne suffisait pas encore : la place de Longwy était en travers de notre route. Aussi, tandis que des corps d'armée défilaient devant elle, à l'est et à l'ouest, les unités d'attaque et de siège étaient intercalées dans les colonnes de marche, de telle sorte qu'en déboîtant automatiquement, elles, pouvaient encercler ce dur noyau de rocher et le briser rapidement grâce à la supériorité de leurs moyens de combat.

Ces mouvements, exécutés montre en main, avaient amené les têtes de l'armée sur la ligne Arlon, Clemency, Kayl, Ottange, Angevillers. Le Ve corps d'armée, partant de sa zone de rassemblement sur la Moselle, avait marché par Bettembourg-Mamer ; le XIIIe corps, par Bergem-Dippach, et le XVIe corps, par Thionville-Hettange-la-Grande. En arrière; partis de la Nied, le Ve et le VIe corps d'armée de réserve suivaient : le premier, derrière le Ve corps, atteignait Bettembourg, tandis que le VIe corps d'armée de réserve, obliquant à gauche de la route de marche du XIIIe corps d'armée, atteignait Kayl, à l'est d'Esch. L'ordre de marche pour le 20 août conduisit une partie de l'armée au nord de Longwy, en contournant la place : le Ve corps d'armée dans la zone Etalle-Chantemelle-Arlon, et le XIIIe corps d'armée sur Châtillon-Rachecourt-Udange. Le VIe corps d'armée de réserve poussa jusqu'à Thil-Esch, tandis que le XVIe corps d'armée, prêt à bondir, demeurait à Ottange et Angevillers. L'intention était de faire continuer ces deux corps en passant au sud de Longwy. Le Ve corps d'armée de réserve restait en deuxième ligne, le long de la route de Bettembourg-Arlon, prêt à être poussé en avant, de part et d'autre de Longwy.

En liaison à droite avec la 5e armée, le VIe corps d'armée, de la 4e armée, avait marché au nord d'Arlon, par Attert, sur Léglise-Neufchâteau. Le 4e corps de cavalerie fut mis aux ordres de l'armée à partir du 18 août. Mais, comme il ne travaillait qu'en avant du front, il vit peu à peu se restreindre son terrain d'action par suite même du mouvement en avant de l'armée.

Le projet d'attaque sur Longwy ne correspondait pas à la situation. La ville devait être prise en partant du nord, au lieu de l'être en partant de la direction plus favorable du sud-est. Le général commandant les pionniers de l'armée, le général-lieutenant Kämpffer, rassembla le détachement d'attaque. De son quartier général de Bascharage, ce général, aussi remarquable par sa bravoure que par son expérience, porta ce détachement sur les positions qu'il avait personnellement reconnues avec soin. Faisaient partie de ce détachement des éléments du XIIIe corps d'armée et du VIe corps de réserve et des éléments d'armée, savoir : la 52e brigade d'infanterie du général von Teichmann, deux bataillons d'obusiers lourds de campagne et deux bataillons du 12e régiment de mortiers avec des colonnes de munitions. L'artillerie était réunie sous le commandement du général d'artillerie à pied von Malachowski. En outre, appartenaient au détachement : le 20e régiment de pionniers, à deux bataillons et une colonne de train, et une compagnie de pionniers du XIIIe corps d'armée avec une section de projecteurs. La forteresse devait subir une préparation d'artillerie lourde assez violente pour que sa garnison fût obligée de rester dans ses abris et que notre infanterie pût donner l'assaut par des brèches ouvertes, avec des pertes aussi faibles que possible. Sous la protection des éléments de contact poussés en avant par l'infanterie, l'artillerie et les pionniers firent de minutieuses reconnaissances. Puis, les rideaux de petits postes des Wurtembergeois se renforcèrent pour isoler solidement la place vers le nord et le nord-est et former une ligne de sécurité pour la concentration de l'artillerie lourde derrière la voie ferrée à l'est d'Halanzy. Le 122e régiment d'infanterie, à l'aile droite, gagna le 21 août, par Halanzy-Piedmont, le bois de Chadelle; le 121e régiment, à gauche, le long de la grande route Luxembourg-Aubange-Longwy, emporta d'assaut le village de Saint-Martin et poussa également ses approches jusqu'à quelques centaines de mètres de la place. Les Français se défendaient de toutes leurs forces contre le danger menaçant; par un tir qui nous infligeait des pertes, ils clouaient notre infanterie au sol. Le 21 août après-midi, les mortiers et les obusiers entamèrent brusquement la danse. Soulagés, les bataillons souabes respirèrent; les gros obus, martelaient les casemates remplies d'hommes par cette étouffante chaleur du mois d'août. Aucun doute qu'on en viendrait à bout : ce n'était qu'affaire de temps. L'ennemi laisserait-il passer ce temps sans l'utiliser ?

Dés le 17 août, les Français, sous le général Pau, avaient de nouveau pénétré dans le Sudgau, par la trouée de Belfort. Grâce à leur supériorité très considérable, ils réussirent à briser finalement l'héroïque contre-attaque de trois brigades de landwehr restées là et à occuper derechef Mulhouse, le vieux centre industriel de la Haute-Alsace.

Pendant toute la journée du 20 août, le roulement de tonnerre des canons, venant du sud-est, et les bruits contradictoires répandus par des téléphonistes bavards nous annoncèrent la chaude bataille décisive dans laquelle étaient engagées les 6e et 7e armées, entre Delme et les Vosges. A 10 h. 30 du soir, arriva la nouvelle officielle d'une victoire éclatante remportée sur l'armée ennemie; celle-ci avait entamé la retraite en abandonnant des milliers de prisonniers et un innombrable matériel de toute sorte. Ce succès, si important pour la bonne marche de la grande offensive allemande, se répandit dans Thionville au milieu des hourras d'allégresse et au son de la Wacht am Rhein. Tout souci était écarté en ce qui concernait la protection du flanc des armées allemandes et toutes les forces pouvaient participer à la manœuvre de l'aile nord. Celle-ci, à une allure d'assaut, sûre de la victoire, avait atteint le 20 août la ligne approximative Bruxelles-Namur-Neufchâteau-Longwy. En particulier, notre voisine de droite, la 4e armée, traversa les forêts des Ardennes belges et, avec ses corps de cavalerie renforcés de chasseurs, de détachements montés de mitrailleuses et d'artillerie à cheval, s'enfonça profondément dans la zone boisée inexplorée au sud de Neufchâteau. Cette zone boisée constituait une menace sur le flanc de la direction de marche ultérieure de la 5e armée ; elle offrait aussi à notre 3e division de cavalerie un terrain difficile pour l'exploration et la sûreté, et pour masquer nos mouvements. La division fut orientée sur Florenville, par Jamoigne-Izel, et appuyée par le Ve corps d'armée qui détacha, à cet effet, une avant-garde sur Tintigny. Les 4e et 5e armées étaient placées à la même hauteur, sur la ligne Neufchâteau-Thionville. Les mouvements de la 5e armée autour de Thionville dépendaient de la progression de la 4e armée.

Tous les cœurs étaient animés de l'esprit de fraternité d'armes et du désir de s'aider mutuellement dans la marche en avant. Nous avions le pressentiment que l'ennemi avait entamé son mouvement général en avant ; cela paraissait confirmé par les événements de Mulhouse et de la 6e armée, ainsi que par les comptes rendus de notre infatigable " cavalerie de l'air ". Mais, d'après ces renseignements, de longues colonnes de marche étaient en mouvement par Vouziers et Grandpré, à travers l'Argonne septentrionale, en direction du nord, ainsi que sur les deux rives de la Meuse, également en direction du nord. En somme, tout allait sur la 4e armée ! Sur la coupure de l'Othain, devant le front de l'armée, on n'avait encore signalé, le 20 août, aucun changement dans l'attitude l'ennemi.

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