LA BATAILLE DES MARAIS DE SAINT GOND VUE PAR HENRI ISSELIN

9 septembre

Les pérégrinations du lieutenant-colonel von Hentsch, l'offensive de la Ire armée allemande contre Maunoury et enfin les sursauts désespérés de l'armée Foch vont constituer les traits saillants de cette journée. De l'aube au crépuscule, ces trois actions vont se développer simultanément pour aboutir - de façon imprévue - au dénouement de la crise ouverte cinq jours plus tôt.

Si Maunoury s'apprête à affronter de sévères épreuves, les perspectives qui s'offrent à la 9e armée, celle de Foch, ne sont pas meilleures. La 42e division, fatiguée par quatre jours de combats incessants, va entamer le long mouvement de rocade qui, de la gauche du front où elle se tenait, doit l'amener à l'aile droite; ébranlée la veille, celle-ci reste toujours très fragile. Mais, aujourd'hui, c'est au centre de la 9e armée qu'un nouveau drame va se jouer.

Deux jours plus tôt, après d'assez durs combats, le 164e régiment hanovrien a réussi à traverser l'extrémité ouest des marais de Saint-Gond et s'est emparé du petit village de Oyes, situé sur leur limite sud.

Devant les hommes du 164e se dresse maintenant le petit massif partiellement boisé, que couronnent le village et le château de Mondement. Placés sur le rebord septentrional du plateau, ces bâtiments sont bien visibles depuis les dernières maisons d'Oyes qu'ils dominent d'une soixantaine de mètres; les dernières pentes étant assez raides, il semble que les troupes retranchées dans Mondement puissent aisément en interdire la montée à des assaillants venant du nord. De toute évidence, c'est un dur morceau à avaler.

Une attaque lancée dans la nuit du 7 au 8 septembre a, échoué. Il serait plus exact de dire qu'elle n'a pas eu lieu; l'épuisement des soldats, des ordres mal transmis, la pluie qui tombe ont mis fin à l'entreprise après que les avant-gardes se soient approchées à 500 mètres du château. Une journée de repos et le regroupement des unités vont permettre de reprendre l'opération dont l'intérêt n'est pas douteux. Enlever le massif, c'est compléter à l'ouest le succès remporté par l'engagement de nuit du 8 septembre et précipiter l'effondrement de l'armée Foch.

" Son Excellence le général von Emmich, avait déclaré le colonel von Lambsdorff, chef d'Etat-Major, attache la plus grande importance à la prise de Mondement et ordonne que le 164e s'empare du château et du village à tout prix, quelles que soient les pertes. "

C'est à l'aile gauche de la division marocaine du général Humbert que revient le soin de tenir le secteur menacé; le 2e régiment mixte de zouaves et de tirailleurs occupe Mondement. " On se retranchera solidement et on se défendra à outrance ", précisent les ordres qui ajoutent : " On aura soin de ne laisser personne dans le village proprement dit. " Pourquoi cette interdiction ? Est-ce pour éviter l'effet de l'artillerie qui s'acharne sur les localités ou pour conserver à la défense toute sa souplesse ? On l'ignore. Si le pays n'est pas occupé, le château qui commande l'accès du versant nord ne le sera pas davantage. Et comme on l'a fait observer, personne n'a même songé à fermer les grilles de la cour d'honneur ! Circonstance aggravante, par suite d'un " malentendu inconcevable " il se produit " un trou " dans notre dispositif, et les abords de Mondement, position maîtresse, ne reçoivent qu'un faible effectif.

Depuis deux jours, l'artillerie allemande canonne le village et ses abords. L'Etat-Major du général Humbert installé dans le château a dû l'abandonner pour aller s'établir à Broyes, sur le rebord sud du massif.

Pendant la journée du 8, le tir ennemi s'est intensifié. Les obus de lourd calibre éclatent sur le plateau et dans les sous-bois " où se terrent, apeurés, les hommes de la division marocaine ". A l'arrivée de la nuit, l'artillerie ennemie s'est tue mais la pluie s'est mise à tomber. Mal protégés par leur équipement colonial, mal ravitaillés, " n'ayant mangé que des conserves froides, les hommes... blottis les uns contre les autres... claquent des dents sous l'averse ". Pour les réconforter, on leur a assuré que la pluie allait rendre les marais impraticables aux Allemands et qu'ils s'y enliseraient avec leurs canons. Malgré ces propos optimistes, les " Africains " qui ont subi le bombardement de la veille, puis le froid humide de la nuit, sont moralement très éprouvés.

L'aube du 9 septembre a été indécise et triste. La pluie a cessé mais la brume monte des marais; les rayons du soleil n'ont pas encore dissipé le léger brouillard qui couvre les pentes de Mondement. Et déjà, sur celles-ci, dans les champs gorgés d'humidité, progressent silencieusement 900 soldats allemands placés sous les ordres du capitaine Purgold. Leurs uniformes feldgrau se confondent avec la grisaille générale; ils s'élèvent sans bruit dans la montée qui s'accuse; quand on approche des maisons et du château, la silhouette du bâtiment et des tours se découpe, impressionnante, sur un ciel qui s'éclaircit. Aucun des Allemands ne peut soupçonner que le château est vide. Tous attendent, le cœur serré, la fusillade qui va se déclencher, mais ne faut-il pas, " à tout prix, quelles que soient les pertes " enlever la position ?

Vers 5 h 15, le capitaine Purgold, qui marche en tête de ses hommes, émerge avec précaution sur le rebord du plateau. Il distingue alors à moins de 500 mètres un détachement de zouaves et de tirailleurs qui, " hors de leurs tranchées, les mains dans leurs poches, sautent et frappent du pied pour se réchauffer ". Purgold fait signe à ses hommes ; ceux-ci arrivent et ouvrent le feu sur les Français; des hommes s'écroulent, les survivants s'enfuient. Le combat s'engage immédiatement. L'artillerie allemande a recommencé son tir. Elle écrase " les pauvres tranchées construites à la hâte ". Les 75 français se déchaînent à leur tour et leurs obus battent les pentes nord de Mondement où sont accrochés les hommes du capitaine Purgold. Aller de l'avant, paraît encore, pour ceux-ci, la détermination la plus prudente. Après une heure d'un combat d'infanterie bien mené, les soldats du 164e hanovrien sont maîtres de Mondement ; le plus aisément du monde, ils pénètrent dans le château vide de défenseurs et dont toutes les issues sont demeurées ouvertes. Il est 8 h 15.

Sans perdre une minute les Allemands organisent la position qu'ils viennent d'emporter. Dans la grande ferme, située à la sortie du pays, ils mettent en batterie deux mitrailleuses; une troisième de ces armes, apportée dans le château, se révèle inutilisable, son mécanisme ayant été faussé au cours de l'action. Des tireurs s'installent aux fenêtres de la façade sud du château où ils entassent meubles et matelas. Ainsi retranchés, les hommes du 164e hanovrien attendent une contre-attaque probable des Français. Ceux-ci se sont réfugiés dans les bois, à quelques centaines de mètres de Mondement. Sous le couvert des arbres, " les tirailleurs, les membres raidis dans leurs vêtements durcis par la pluie... sont à bout de forces et d'énergie ". Les officiers survivants - ils sont rares - ont beaucoup de peine à les maintenir au combat.

 

Au P. C. du général Humbert, la nouvelle de la perte de Mondement provoque la consternation. Si les Allemands ont pris pied sur le plateau, comment les empêcher de traverser celui-ci et d'arriver jusqu'à son rebord méridional ? S'ils parviennent ainsi jusqu'à Broyes et Allemant, ils domineront la plaine champenoise et leur artillerie la commandera dans toute son étendue. La droite enfoncée depuis hier, le point d'appui de gauche qui s'effondre à son tour, c'en est fait de la 9e armée; le centre du front français va céder !

Il découle de tout ceci qu'il est vital de reprendre Mondement avant que les Allemands n'aient développé leur poussée vers le sud; mais comment les troupes d'Humbert pourraient-elles y parvenir ? Démoralisés, décimés, ayant perdu presque tous leurs officiers, les rescapés du régiment Fellert se cachent sous les arbres. On ne peut espérer d'eux aucune action offensive.

Pour monter une attaque, il faut un renfort d'infanterie. Humbert le demande au général Dubois, commandant le 9e corps d'armée, dont le poste de commandement est installé à Linthes. Or, Dubois n'a plus qu'une seule unité en réserve, le 77e régiment d'infanterie qu'il gardait sous la main pour une intervention probable vers Fére-Champenoise, secteur toujours fragile. Cependant Dubois n'hésite pas longtemps. Le 77e montera vers Broyes et tentera de rejeter les Allemands hors du château et du village de Mondement.

Descendus la veille de Montgivroux, sous la pluie, les hommes du 77e ont passé le reste de la nuit dans les granges de Saint-Loup. Le colonel Lestoquoi, qui commande le régiment, s'est occupé de les nourrir. On a trouvé des moutons et, dès le matin, les cuisiniers " s'affairent à détailler cette viande de choix ". Sur les feux déjà allumés, on prépare le café. Quelques heures de sommeil sur la paille, le retour du beau temps succédant aux averses nocturnes et la perspective d'un bon repas, font que le moral, ce matin, est excellent. Mais à 8 h 45, arrive l'ordre du général Humbert. " Toutes affaires cessantes, dirigez un bataillon sur Allemant, deux bataillons sur Broyes. " Adieu moutons et café ! On éteint les feux, on renverse les marmites, la viande est mise dans les gamelles " à moitié crue " et les trois bataillons s'ébranlent pour couvrir les 6 km de route que termine la dure montée des pentes méridionales du massif. Il s'écoulera certainement plus de deux heures avant que le 77e n'intervienne dans le combat.

 

 

" Deux heures, c'est beaucoup ", pense le capitaine Réquin, officier d'Etat-Major de la 9e armée, qui a porté à la 42e division d'infanterie l'ordre prescrivant sa " rocade " vers l'est du front. Ce mouvement doit s'effectuer à l'abri du " mur " que constitue une ligne de combat bien tenue. Si le mur s'écroule, plus de possibilité de mouvement. Les soldats de von Bülow, en avançant encore de trois kilomètres vers le sud, interdiront par le feu de leurs canons tout déplacement depuis Sézanne jusqu'à Fère-Champenoise.

Une seule solution se présente à l'esprit : la 42e division d'infanterie doit, en longeant le mur, contribuer à consolider celui-ci. Humbert, lui-même, inquiet pour le sort de ses hommes et celui de l'armée, l'a demandé. Réquin part donc à la recherche du général Grossetti. Il trouve celui-ci sur la route de Sézanne, au carrefour de la route de Lachy à Broyes. Le général Grossetti, une des figures populaires de l'armée de 1914, est corpulent mais plein de vivacité ; un visage coloré avec moustaches et barbe blanche en pointe. Grossetti porte le képi incliné sur l'oreille droite. Son allure, sa bonhommie, la truculence de ses propos l'ont fait comparer à Henri IV. C'est un excellent divisionnaire, d'un sang-froid imperturbable sous la mitraille ; énergique quand c'est nécessaire, il reste sensible aux souffrances de ses hommes et s'efforce de ménager une unité dont la tenue a toujours été exemplaire.

Pour l'instant, le général Grossetti fait les cent pas de fort méchante humeur. " Décrocher " n'est d'abord pas chose facile. Exiger ensuite de ses soldats, surmenés par des combats incessants, de se porter à l'autre extrémité du front, est-ce bien raisonnable ? Quand Réquin l'aborde et lui présente sa requête, Grossetti éclate. Ainsi, on lui demande de retirer sa division pour qu'elle attaque à plusieurs heures de son point de départ et maintenant il faut " bourrer " vers le nord tout en poursuivant vers l'est l'exécution de la mission prescrite. " Tout cela, conclut le général, est absurde. On n'y comprend plus rien ! "

Réquin subit l'algarade; puis, il reprend posément la parole; tout cela semble illogique, il le reconnaît, mais la division marocaine est en péril grave et, avec elle, toute l'armée. Si le plateau de Mondement-Broyes est perdu, l'existence de la 42e division d'infanterie deviendra, elle-même, bien précaire. La générosité de Grossetti l'emporte très vite sur son irritation. C'est entendu il appuiera Humbert. Le 16e bataillon de chasseurs qui approche du carrefour montera à Broyes, cependant que le 19e, qui se bat encore dans les bois de Montgivroux, gagnera la lisière du bois de Mondement où il soutiendra les restes de la division marocaine.

Le colonel Borchut, chef de l'artillerie divisionnaire, qui a entendu l'exposé de Réquin, intervient alors : " Et l'artillerie ? demande-t-il. Pourquoi pas l'artillerie ? D'un temps de trot, mes batteries gagnent le plateau de Broyes. On tire comme des sourds. On file et on arrive à Linthes avant l'infanterie. " Grossetti approuve : " Allez-y ! " L'intervention des deux bataillons de chasseurs et des 75 du colonel Borchut arriveront fort à point pour consolider une ligne devenue d'une extrême fragilité; les débris de bataillons du régiment Fellert et de la brigade Blondlat, épuisés et désemparés, n'auraient offert aucune résistance à un ennemi agressif. Fort heureusement, celui-ci, bien retranché dans le château, n'a montré aucune velléité d'offensive.

 

 

Le château de Mondement comporte trois corps de bâtiments formant les trois côtés d'un rectangle et bordent la cour d'honneur qui s'ouvre vers l'ouest. Une grille monumentale forme le quatrième côté, grille que les Allemands, eux, ont pris soin de fermer. Au sud du château, un grand jardin potager entouré d'un mur haut de deux mètres qui constitue une sorte de défense avancée. Au delà, une prairie semée de quelques buissons, puis les bois où sont tapis les Français ; cette disposition favorise l'action des assaillants qui peuvent s'approcher sous le couvert à moins de 500 mètres des murs sans être aperçus des fenêtres du bâtiment.

Installés dans des fauteuils, le fusil posé sur un appui, cachés derrière les volets clos, les Allemands restent aux aguets. Lorsque, dans la matinée, une patrouille de quatre tirailleurs, sortant du bois de Mondement, s'est dirigée vers le château, les hommes du 164e hanovrien ont laissé approcher les " turcos " aux vestes colorées et aux pantalons de toile blanche. Puis, quand les malheureux sont arrivés à proximité du parc, les Allemands ont ouvert le feu et, posément, comme au stand de tir, ont abattu les quatre tirailleurs. Un peu plus tard, une compagnie de zouaves, sortie des bois situés au sud-ouest du château, a tenté un assaut qui a échoué sous le feu des Allemands ; elle s'est retirée en laissant des morts sur le terrain. Pendant ce temps, l'artillerie allemande bombarde les bois pour détruire toute velléité d'attaque cependant que les pièces françaises canonnent le village et les pentes nord de Mondement, interdisant ainsi tout envoi de renfort. Purgold et ses hommes se trouvent donc isolés; les vivres font défaut et les munitions s'épuisent. On a déjà ramassé les cartouches des blessés et des morts. Cela ne suffira pas. Le capitaine Purgold blessé et resté à la tête de ses hommes, rédige un appel au secours; un volontaire va le porter au poste de commandement du régiment : " Renfort absolument nécessaire sinon le village ne pourra être conservé. Munitions indispensables surtout pour les mitrailleuses... Il faut que l'artillerie batte la lisière des bois... " L'appel est entendu. Un peu après 11 heures, un attelage conduit par un soldat et remorquant un caisson de munitions, réussit à remonter la pente au galop et s'arrête devant le château. Le caisson contient aussi des vivres que la garnison accueille avec enthousiasme. Puis le véhicule repart, emportant cinq blessés.

Aucun autre secours ne parviendra aux hommes du capitaine Purgold. Les tirs de l'artillerie française interdisent toute tentative de progression; les IXe, Xe et XIIe compagnies, parties en renfort vers Mondement, reviennent découragées. Au poste de commandement du colonel Heizbruck, à Oyes, on se persuade que " pas un des braves qui se sont portés en avant ce matin ne demeure en vie ". Nul doute que les Français n'aient repris Mondement après avoir anéanti le bataillon Purgold. On s'organise donc pour résister à une attaque prochaine.

Ainsi, au moment précis où Humbert désespère de repousser un ennemi menaçant, le bataillon Purgold, isolé dans sa position, n'est plus qu'une unité sacrifiée. Ce n'est pas diminuer la mémoire du chef de la division marocaine que de souligner combien, en pleine bataille, l'interprétation des faits peut se révéler hasardeuse. Comment, devant l'effondrement de ses troupes et la présence d'un adversaire qui depuis un mois fait l'éclatante démonstration de sa puissance, Humbert aurait-il pu soupçonner qu'à l'instant même le flot menaçant va se retirer et que, comme une flaque abandonnée au creux d'un rivage, il laissera le bataillon Purgold accroché aux pierres du château de Mondement ? Cette incertitude qui plane sur les combats, justifie, on le voit une fois de plus, la ténacité d'un Foch et son refus de s'avouer vaincu.

Malgré l'inébranlable optimisme qu'il affiche, le chef de la 9e armée va passer cette journée du 9 septembre dans une attente inquiète. Son aile gauche est menacée et la droite n'est toujours pas consolidée. Aux abords de Fère-Champenoise, le 11e corps d'armée recule toujours. Une attaque de son voisin de gauche, le 9e corps d'armée, va s'efforcer de stopper l'ennemi mais une offensive sérieuse ne pourra s'effectuer qu'avec l'appui de la 42e division d'infanterie.

La 42e division d'infanterie ! Est-il raisonnable, se demande Foch, d'avoir retiré cette unité d'un secteur qu'elle tenait solidement et de lui infliger une marche interminable pour l'engager - dans quel état ? - à l'autre extrémité du front ? Il existait d'autres solutions plus simples : utiliser, pour bloquer la Garde Impériale, cette 51e division de réserve que Joffre vient de lui adjoindre et qui aurait pu intervenir dès les premières heures de la matinée. Pendant ce temps, la 42e division d'infanterie opérant sur le front aurait pu marquer des " résultats décisifs "... Trop tard ! les jeux sont faits ! Foch reste " penché sur sa carte ", le visage soucieux. Vers 10 h 15, il téléphone ses directives au général Dubois, chef du 9e corps d'armée; il assure que la 42e division d'infanterie arrivera vers midi (information très optimiste), et précise que l'offensive devra être déclenchée immédiatement.

Un quart d'heure plus tard, Dubois rappelle : le 11e corps d'armée vient d'être rejeté de l'autre côté de la Maurienne et l'attaque du 9e corps d'armée est bloquée par un adversaire décidé. Le 77e régiment d'infanterie ayant été envoyé au secours d'Humbert, Dubois n'a plus de réserve disponible. La situation du 11e corps d'armée peut devenir aussi tragique que celle de la division marocaine. Que faire ? " Attendre et résister ! S'accrocher au terrain ! " répond Foch.

A midi quarante-cinq, le capitaine Réquin se présente. Il apporte des nouvelles de la 42e division d'infanterie; elle est en retard de trois heures sur son horaire, calculé, il est vrai, avec une idée excessive des possibilités réelles de marche. Ce n'est pas avant 19 heures que Grossetti pourra " mordre dans le flanc de l'ennemi ".

Alors que Foch et ses officiers déjeunent rapidement, Dubois appelle de nouveau. Ses troupes cèdent encore du terrain. Elles viennent d'abandonner le mont Août, butte de 221 mètres qui domine toute la plaine champenoise au sud des marais de Saint-Gond. Ceux-ci sont donc tournés et l'ennemi continue à s'infiltrer entre les îlots de résistance. C'est très grave, mais Foch est impuissant faute de réserves disponibles; seule, l'arrivée de la 42e division d'infanterie pourra redresser la situation. Le général se demande toutefois ce que, à 19 heures seront devenus les deux corps d'armée de son aile droite ?

 

Fort inquiet, lui aussi, le général Eydoux, chef du 11e corps d'armée, a pris l'initiative de dépêcher un jeune capitaine de chasseurs à pied, auprès de Grossetti. Parti au galop de son cheval, le messager trouve le chef de la 4e D.I. au carrefour de Lachy où il règle les mouvements de ses unités. Le capitaine se présente, il dépeint au général la position tragique du 11e corps d'armée, puis il exprime son étonnement de trouver la 42e division d'infanterie encore aussi éloignée alors qu'il la croyait déjà à Linthes (puisque Foch l'avait dit !) Or, la 42e division d'infanterie est à Lachy... et au repos.

En effet, Grossetti a fait préparer un repas pour ses hommes qui devront marcher et se battre jusqu'au soir. Le jeune officier s'est exprimé sur un ton déférent certes, mais non sans quelque véhémence. Grossetti le regarde un instant avec une indulgence amusée. Cette hardiesse, il la trouve un peu ingénue; elle ne lui déplaît pas. Et comme on vient d'ouvrir pour lui une boîte de conserves, il ne répond pas à l'admonestation et se contente d'inviter son interlocuteur à déjeuner.

Un instant plus tard, arrive un nouveau messager : le lieutenant-colonel Lavigne-Delville, un chasseur à cheval cette fois, qui vient de la part du général Humbert. Celui-ci demande l'appui du 8e bataillon de chasseurs à pied. Décidément tout le monde a besoin de la 42e division d'infanterie. Cette fois, c'est trop ! Grossetti " éclate " : " M.... ! Dites-lui ça plus tranquillement, mais dites-lui aussi tranquillement : non ! Il m'a déjà démoli un bataillon que je ne lui avais pas prêté. " Mais quelques minutes de réflexion calment cette irritation. Grossetti s'arrangera pour que l'itinéraire du 8e bataillon le mette en situation de parer le plus longtemps possible à une rupture du front. Et, à 13 h 30, la 42e division d'infanterie reprend sa marche vers l'est.

 

Pendant ce temps, sous la chaleur lourde d'une matinée orageuse, le 77e a enlevé, à vive allure, la longue et dure montée qui mène à Broyes. Le premier bataillon traverse le village vers 11 heures. Le général Humbert, entouré de ses officiers, est là, sur le perron de l'école ; devant lui, et en présence de son chef - le colonel Lestoquoi - le régiment défile en " ordre parfait ". Capotes couvertes de poussière, visages ruisselants de sueur, tendus par l'effort, les hommes avancent d'un pas ferme.

A la sortie du village, ils passent à côté des pièces du colonel Borchut qui est en pleine action. Le colonel - un virtuose du 75 - dirige lui-même le tir. A une cadence accélérée, les artilleurs, en bras de chemise, suant eux aussi, approvisionnent, chargent et déchaînent le fracas des canons. On tire sans arrêt, dans un vacarme assourdissant. Ce spectacle exalte les hommes qui, bientôt, rentrent sous bois pour y découvrir des scènes moins réconfortantes. " Partout des cadavres de tirailleurs, des chevaux tués au ventre ballonné. Une odeur atroce prend à la gorge. De grosses mouches bourdonnent. " Des arbres abattus par les obus, des débris de prolonges d'artillerie encombrent les allées. Dans les fossés, des hommes dorment, " abrutis de fatigue ". D'autres errent, sans but, sans chefs (ils sont morts). C'est tout ce qui reste du régiment Fellert et de la brigade Blondlat. " Il est grand temps que vous arriviez ! " s'exclame un des rares officiers. Le colonel Lestoquoi et ses adjoints tentent de rallier ces groupes épars pour les joindre à leur régiment. Parvenus à la lisière des bois, les soldats du 77e peuvent contempler le château de Mondement. Les défenseurs, invisibles, ne donnent aucun signe de vie. A l'affût, ils attendent.

Songeur, le colonel Lestoquoi voit bien que l'assaut va être coûteux en vies humaines. Le tir assez incertain de l'artillerie n'a fait qu'encadrer les bâtiments. " Si les canons pouvaient s'approcher et tirer en plein sur les bâtiments... - Impossible ! déclare un lieutenant d'artillerie. On ne ferait que s'attirer une riposte immédiate de l'ennemi. " Le colonel n'insiste pas et prépare l'attaque. Deux bataillons sont à l'ouest dans les bois de Mondement. Le 3e a traversé le bois d'Allemant. Son chef, le commandant de Beaufort, posté à la lisière de la forêt, regarde l'objectif qu'il doit enlever; Beaufort dont Ie courage ne peut être suspecté, reste soucieux lui aussi. La tâche n'est pas facile. Survient le général Humbert qui marque de l'impatience : " Alors, le château n'est pas encore pris, qu'attendez-vous ? - C'est une véritable forteresse, fait observer Beaufort, impossible à aborder sans qu'un violent bombardement d'artillerie ait fait tomber les principales défenses. - C'est bon, déclare le général, nous allons faire donner l'artillerie. Et vous attaquerez, c'est l'ordre. Il faut absolument reprendre le château ! " Il ajoute : " D'ailleurs nous ne pouvons, toute la journée, buter contre les pierres ! " Or, on va précisément " buter contre les pierres ".

A 14 h 20, toutes les pièces de 75, rassemblées dans le secteur de Montgivroux-Allemant, reprennent le bombardement de Mondement. Mais faute d'observatoire, c'est un tir " au jugé ", assez imprécis. Le château est peu touché; quelques obus éclatent à proximité des murs du potager y pratiquant quelques brèches. On ne peut plus tarder. A 14 h 30, le commandant de Beaufort met ses gants blancs et donne le signal de l'assaut ; le clairon sonne la charge et le bataillon s'élance.

 

 

Immédiatement, les fenêtres du château se garnissent de " casques à pointes et de fusils braqués ". Les Allemands ouvrent le feu sur cette cible magnifique : un bataillon d'infanterie, capotes bleues et pantalons rouges, précédé de ses officiers aux galons dorés. Tout de suite, les rangs s'éclaircissent. Le commandant de Beaufort marche à la tête de ses hommes accompagné du clairon Marquet qui joue à pleins poumons jusqu'au moment où, touché, il s'effondre; quelques secondes plus tard, le commandant s'écroule à son tour, tué net.

Le lieutenant Génois dirige ses hommes vers l'une des ouvertures. Un simple soldat s'apprête déjà à la traverser. Un adjudant lui attrape l'épaule : " Laisse-moi passer ! " Il passe, crie : " En avant ! " et tombe, mort.

A quelques dizaines de mètres, le capitaine Secondat de Montesquieu, " ganté de blanc, sabre au clair ", entraîne sa compagnie ; il est tué lui aussi. Tombé dans le fossé qui borde la route, le clairon Marquet s'est redressé ; en un dernier effort, il porte le clairon à sa bouche et sonne les dernières notes de la charge.

Les survivants du bataillon de Beaufort se blottissent derrière le mur du potager qui les met à l'abri des balles. L'un d'entre eux, juché sur les épaules d'un camarade, tire par-dessus le mur dans les fenêtres du château. Les 1er et 3e bataillons qui ont attaqué par l'ouest n'ont pas mieux réussi. A 15 heures, les débris des trois unités reçoivent l'ordre de revenir sous le couvert.

Les Allemands cessent de tirer et dans la clairière de Mondement règne maintenant un silence que trouble seulement la plainte obsédante des mourants. Des blessés se traînent sur le sol et tentent de regagner la lisière des bois. Des brancardiers sortent de ceux-ci, portant des brassards qu'ils mettent en évidence ; reçus à coups de fusil, ils doivent se replier. Dans le ciel se forment de lourds nuages d'orage.

Les colonels Eon et Lestoquoi ont rassemblé les survivants des trois bataillons. A 16 h 30, arrive un nouvel ordre du général Humbert : l'assaut de Mondement doit être repris ! Le colonel Lestoquoi est cependant bien résolu à ne rien entreprendre à nouveau sans un appui direct de l'artillerie. Dans les opérations coloniales qu'il a conduites, il a souvent réduit un fortin en amenant à bonne portée un canon que les hommes halaient eux-mêmes, " à la bricole ". Il faut amener " à la bricole " une ou deux pièces à proximité du château. Mais qui va les lui prêter ?

A 17 heures seulement, une batterie du 49e accepte de détacher une pièce ; poussée à bras d'hommes, elle est mise en quelques instants en position en face de la cour d'honneur, à 400 mètres de celle-ci. Au 2e bataillon, on a eu la même idée. Fantassins et artilleurs poussent un canon de 75 et le placent à 300 mètres du mur du parc. Conscients du danger, les Allemands ont ouvert le feu mais le bouclier des canons a protégé les hommes.

Tout est prêt maintenant quand un nouvel ordre d'Humbert est remis au colonel Eon. Le général s'avise, un peu tard, que la prise du château n'est pas chose facile; il a donc décidé de rassembler toute l'artillerie de la division pour entreprendre un bombardement intensif des bâtiments. Qu'on attende pour attaquer.

Ni Eon, ni Lestoquoi ne sont favorables à l'idée d'attendre. Les deux pièces avancées feront un meilleur travail que toutes les batteries de la division tirant au jugé; les deux colonels s'accordent pour passer outre à des instructions qui paraissent assez mal adaptées aux circonstances.

Vers 18 heures, la pièce du colonel Eon ouvre le feu. Un deuxième canon a d'ailleurs été placé à côté du premier. Puis, c'est le 75 du colonel Lestoquoi qui entre en action. Les obus à explosifs s'abattent sur le château. En quelques minutes, la toiture est crevée ; elle prend feu; la grille est tordue, des pans de murs s'écroulent. Les pièces tirent encore quand les trois bataillons, stimulés par ce spectacle, s'élancent. " On s'attendait à une résistance vigoureuse. Il n'y en eut aucune. "

Chassés des étages supérieurs par les premières explosions et l'incendie, couverts de plâtras, les Allemands s'étaient réfugiés au rez-de-chaussée. Beaucoup sont blessés; le capitaine Purgold a appris que le 164e hanovrien avait quitté Oyes et s'était replié vers le nord, ayant abandonné à leur sort les défenseurs du château. Prolonger la résistance n'aurait plus de sens. Purgold avait donc ordonné l'évacuation. A 18 h 30, emportant leurs blessés, les survivants descendent ces mêmes pentes qu'ils avaient gravies à l'aube et s'éloignent vers le nord.

Quelques minutes après leur départ, les colonels Eon et Lestoquoi font, ensemble, leur entrée dans la cour d'honneur, cependant que leurs soldats fouillent château et maisons et ramassent quelques prisonniers. Lestoquoi adresse au général Humbert un court billet : " Je tiens le village et le château de Mondement. Je m'y installe pour la nuit. "

Ainsi se termine le combat de Mondement. Il n'aura été que l'une des innombrables rencontres dont l'ensemble constituera la bataille de la Marne. Ni les effectifs engagés, ni la nature de l'opération ne justifient l'importance que la légende a accordée à cet épisode. Engagement secondaire donc, mais auquel on peut tout de même reconnaître la valeur d'un symbole. Dans cette action dramatique se trouvent en effet réunis les éléments chers à la mythologie patriotique d'avant-guerre : le château, bâtiment noble, les Allemands retranchés, les Français chargeant au son du clairon, les officiers aux noms d'épopée, les canons qu'on amène à bras. Tout le décor est en place pour un Meissonier ou un Detaille.

Symbolique, l'affaire de Mondement l'est à un autre titre car elle présente, localisée dans l'espace et le temps, un résumé complet des combats de 1914. On y retrouve, en effet, les méthodes de progression habile des Allemands, le manque de réalisme des Français dans l'organisation de la défense, puis leurs assauts meurtriers et inefficaces pour reprendre la position perdue; enfin l'intervention décisive de l'artillerie.

Peut-être l'épisode de Mondement mérite-t-il pour toutes ces raisons d'occuper une place privilégiée dans l'histoire de la bataille.

 

Von Hentsch a repris maintenant son périple en sens inverse. Il revient à l'Etat-Major de la IIe armée, transféré entre-temps à Epernay puis à Châlons-sur-Marne; il y règne une confusion complète; les directives de Luxembourg contredisent les dispositions fixées par son envoyé et von Hausen ne sait plus s'il doit se retirer ou demeurer au sud de la Marne.

A l'est, en effet, le Kronprinz a refusé d'exécuter l'ordre général de repli et projette une attaque de nuit. Moltke s'est incliné devant l'attitude péremptoire du chef de la Ve armée allemande. Quant à von Hausen, il choisit, en définitive, de se cantonner dans une " défensive plus ou moins agressive ".

Et le soir va tomber sur cette journée du 9 septembre qui a vu se dénouer la crise déclenchée depuis l'instant où les deux pièces de 77 du lieutenant Weisse ont ouvert le feu sur les avant-gardes de la 6e armée. Déjà, dans l'obscurité grandissante, les Ire et IIe armées allemandes se retirent vers le nord et la IIIe armée va suivre.

C'est pourquoi ce même soir, sur le front de Champagne, quand la 42e division " hallucinée de fatigue " déclenche enfin son attaque, elle tombe dans le vide. L'artillerie du colonel Borchut canonne des objectifs qui restent muets (De zélés panégyristes de Foch n'ont pas hésité à relater une attaque réelle de la 42e division d'infanterie qui aurait chassé les Allemands de Fère-Champenoise. Les Mémoires du maréchal restent eux-mêmes assez ambigus sur ce point. En fait, au soir du 9, la ville avait été évacuée; les troupes qui l'occupaient en avaient reçu l'ordre à 16 h 30. Il faut dissiper aussi la légende qui veut que la Garde allemande ait été " rejetée dans les Marais de Saint-Gond " où ses soldats se seraient enlisés.). L'arrivée de la nuit, le silence de l'ennemi font craindre quelque traquenard. Grossetti veut en avoir le cœur net. Il part seul en avant après avoir prié ses officiers de mettre le feu, une demi-heure plus tard, à une " meule de paille " pour guider son retour. Le général, on le voit, ne lésine pas sur les moyens. A 19 h 45, " aucune trace de l'ennemi n'ayant été retrouvée ", il est de retour et donne l'ordre de demeurer sur place. Les hommes épuisés sont autorisés à allumer des " feux discrets ", à manger et à dormir. Ce qu'ils vont faire de bon cœur.

Ses ordres donnés, Grossetti se dirige vers Linthes avec l'espoir d'y trouver un gîte pour la nuit. Le général n'est pas exigeant. Souvent, depuis l'entrée en guerre, une botte de paille sur laquelle il s'étend tout habillé, lui a servi de lit.

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