LA BATAILLE DES MARAIS DE SAINT GOND VUE PAR HENRI ISSELIN

10 septembre

Pour la première fois depuis bien longtemps le lever du jour montre un ciel gris, couvert de nuages. Il fait presque froid et la pluie tombe par intermittence. Tous ceux qui, au cours des journées précédentes, ont peiné sous un soleil écrasant et dans un air étouffant, accueillent sans déplaisir ce temps maussade. Cette aube triste, c'est celle de la victoire.

Malgré le froid, la fatigue et la pluie, les soldats de Foch se sont mis en route avant même le lever du jour et, un peu avant 7 heures du matin, la 52e division de réserve a fait son entrée dans Fère-Champenoise. " Pillée de fond en comble ", la petite ville offre un aspect lamentable. Les soldats du général Battesti avancent dans les rues jonchées de cadavres et aussi de milliers de bouteilles brisées; on découvre dans les maisons de nombreux blessés appartenant aux unités de la Garde ; d'autres soldats allemands sont indemnes mais... ivre-morts. Partout des monceaux d'objets ou de linge que les pillards ont dû abandonner. Il règne dans toute la ville une odeur douceâtre, écœurante, celle du champagne répandu sur le sol et des corps en décomposition.

Sur le front des 5e et 9e armées, on découvrira aussi de nombreuses traces laissées par les emprunts faits aux caves de Champagne. Un médecin militaire a remarqué " sur l'herbe, sur la terre labourée, sur le bord de la route, comme en forêt, partout des bouteilles de champagne vides..., on ne peut faire un pas sans en trouver ", et il ajoute : " La figure déjà noircie et le boursouflement des cadavres allemands permettent de supposer non seulement que ces troupes devaient être surmenées et fatiguées, mais peut-être aussi alcoolisées à l'excès. "

L'ennemi se retire; il faut précipiter sa fuite. " Des jambes ! crie Foch aux soldats de la division marocaine. Il ne faut plus que des jambes maintenant ! L'ennemi s'en va... Il faut marcher plus vite que lui ! "

Peut-on attendre des fantassins fatigués par cinq jours de combats ininterrompus qu'ils progressent très vite ? C'est à la cavalerie, semble-t-il, qu'il revient de se lancer à la poursuite de l'ennemi. Précisément, la 9e division de cavalerie qui flanque l'aile droite de la 9e armée et qui a été fort peu engagée au cours des journées précédentes, paraît tout indiquée pour entrer en action et talonner l'ennemi. Malheureusement, bien que les cavaliers aient peu combattu, une fois de plus les chevaux sont " fourbus ". La 9e D. C. s'est cependant ébranlée mais après une marche de quelques heures, les cavaliers se sont mis au repos vers 11 heures, aux environs de Poivres. Or, voici qu'arrive le lieutenant-colonel Weygand, dépêché par Foch pour inviter la 9e D.C. à manifester un peu plus d'agressivité. Weygand trouve son chef, le général de l'Espée " assis au pied d'un arbre, déjeunant d'une boîte de conserve et de quelques biscuits ". Aux exhortations de Weygand, le général répond " plaintivement " : " Mon pauvre ami, je n'en peux plus ! " On n'a pas aussi vite raison du chef d'Etat-Major de Foch. Invoquant l'autorité de celui-ci, Weygand n'hésite pas à exprimer, sous des formes déférentes, une désapprobation qui ressemble fort à un blâme. Dûment stimulé, le général se résigne. " Eh bien, soit ! dites au général Foch que le général de l'Espée poursuivra de toute la vitesse dont ses chevaux sont capables, c'est-à-dire : au pas ! "

Une heure plus tard, la cavalerie se met en marche effectivement et parcourt une dizaine de kilomètres. On attaque le village de Sommesous. L'adversaire " cède " et se retire sans être inquiété. Ce sera tout pour ce jour-là.

 

Au P.C. de la 9e armée, dans l'exaltation et la joie d'une victoire qui succède brusquement à des journées de tension épuisantes, les officiers de l'Etat-Major de Foch proposent qu'on " sable " le champagne. " Non, il y a trop de morts ! " déclare le général. Lui-même n'a pas reçu de nouvelles de son propre fils; l'aspirant Foch a été tué quelques jours plus tôt. quand le général l'apprendra, il s'enfermera une heure dans son bureau, seul. Puis, revenu parmi ses collaborateurs, il arrêtera net toute expression de sympathie.

Oui, il y a beaucoup de morts ! Comme la mer qui se retire laisse une marge d'écume sur le rivage qu'elle abandonne, le flot allemand aura, lui aussi, marqué son avance d'un funèbre jalonnement : taches grises des morts allemands qui se fondent dans le décor des champs et des bois, sur lequel éclate, au contraire, la floraison bleue et rouge des soldats français.

Un combattant qui tombe dans le fracas de la bataille, c'est tragique, certes, mais les circonstances, la tradition et la littérature épique entourent cette fin d'une auréole de gloire.

" Mourir pour son pays est un si digne sort Qu'on briguerait en foule une si belle mort. "

Mais vingt-quatre heures plus tard - vingt-quatre heures d'un été chaud - le corps d'un soldat tué n'offre plus rien qui soit de nature à susciter des sentiments exaltants mais seulement une profonde pitié. C'est un aspect des batailles sur lequel les récits ne s'étendent pas volontiers et c'est sans doute pourquoi la guerre ne présente pas, pour ceux qui ne l'ont pas vécue, son véritable et repoussant visage. Ce visage, les combattants français vont le découvrir.

Dans la nuit du 9 septembre, à Mondement, dès la reprise du château, des brancardiers avaient parcouru les abords du bâtiment pour relever les blessés. Au milieu de l'obscurité, la lueur des lanternes avait fait surgir de l'ombre d'atroces visions : " Visages terreux, noirs de poudre ou d'une pâleur de cire, les yeux sortis des orbites, mâchoires grimaçant un rictus horrible mais encore crispées dans une suprême convulsion..., les corps mutilés gisent partout. Et il faut les toucher pour savoir s'ils sont morts. "

Dans le château même où l'on a apporté les blessés, "le sang coule sur le parquet, les tapis. Un grand gaillard tout blond, de la garde prussienne... râle, couché dans la galerie des tableaux. Son souffle puissant et saccadé emplit le couloir ". L'homme va mourir mais le major " applique tout de même un pansement sur la poitrine trouée ".

A côté de lui, un autre Allemand vient de rendre le dernier soupir. C'est un Hanovrien du 164 e. " Sur son corps encore chaud, on a posé son casque noir " que décore un aigle doré et sur lequel on peut lire " Waterloo ". Les corps du commandant de Beaufort et du capitaine de Montesquieu ont été relevés. " Le commandant... a la figure souriante ; il n'est nullement défiguré; un peu de sang souille son arcade sourcilière droite. La balle a déchiré le képi rouge à quatre galons dorés. " Au dehors, " la nuit est froide, pluvieuse. Par bouffées, le vent apporte l'odeur écœurante des corps en putréfaction... "

 

Foch était entré ce soir-là à Fère-Champenoise. Il n'allait pas y connaître ces soirs épiques où dans l'éclat du soleil couchant on apporte des brassées de drapeaux devant le perron d'un château où se tient le général victorieux. Les Allemands avaient, on l'a dit, laissé la ville dans un triste état. " Ça empestait, dira Foch plus tard, mais on était rudement content. " Pour passer la nuit, le général et son adjoint Weygand doivent se contenter d'un " recoin " de l'hôtel de ville; des matelas, " d'affreux matelas ", ont été jetés sur le plancher. Au-dessus, un escalier de bois que des gens montent et descendent sans arrêt en faisant un vacarme épouvantable. Rendu difficile par le bruit et l'inconfort, le sommeil des vainqueurs sera interrompu à deux reprises. Une première fois, on apprend à Foch qu'il vient d'être fait grand officier de la Légion d'Honneur. La nouvelle est flatteuse mais elle n'avait pas un caractère d'urgence et l'envoyé se fait rabrouer. " Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse en ce moment ? Laissez-moi dormir ! " grommelle le général qui s'enroule à nouveau dans sa capote. A 3 heures du matin, nouveau réveil. Joffre fait porter des cigares. Intention touchante certes et par laquelle le général en chef entend exprimer de façon très personnelle sa satisfaction. Foch aime effectivement les cigares, mais pas au point d'en fumer en pleine nuit. " Mettez-les sur la cheminée ! " dit-il d'un ton assez sec. On apporte enfin des couvertures qui, elles, sont accueillies avec empressement car le froid est vif.

 

11 septembre

 

Au centre, l'armée Foch marque toujours cette position en retrait qui résulte des dures journées des 8 et g septembre. Elle atteindra ce soir les bords de la Marne entre Epernay et Châlons-sur-Marne. Enfin, à droite, la 9e armée vient de dépasser Vitry-le-François où les Allemands étaient entrés le 5 et qu'ils auront occupé pendant six jours.

 

12 septembre

 

Le 13 septembre, les Franco-Britanniques atteignent les abords méridionaux de la vallée de l'Aisne depuis Soissons jusqu'à Berry-au-Bac. Plus à l'est, l'armée Foch a dépassé Reims et la vallée de la Vesle; elle avance vers celle de la Suippe.

La division marocaine du général Humbert, celle qui luttait â Mondement, a franchi la Vesle et poursuit sa marche vers le nord. Le général s'est établi - très provisoirement estime-t-il, à Prunay, localité située à 12 km à l'est-sud-est de Reims.

Dans la matinée, Raymond Recouly, attaché à l'Etat-Major de la division, entend Humbert téléphonant à l'un de ses commandants de brigade, s'écrier sur un ton impérieux : " Des fils de fer, qu'on les tourne et qu'on les coupe ! " Après quoi, il raccroche l'appareil d'un geste sec. Tendant l'oreille, Recouly perçoit maintenant et venant du nord, le bruit d'une fusillade prolongée que ponctuent des rafales de mitrailleuse. Sur les routes les convois sont stoppés. En tête, l'infanterie n'avance plus, l'accrochage doit être sérieux.

Un peu avant midi, Recouly entrouvre la porte du bureau où travaille Humbert : " Mon général, faut-il préparer le déjeuner ? - Vous êtes fou ! Nous allons coucher à vingt kilomètres d'ici sur la Suippe. J'espère bien que nous ne resterons pas plus d'une heure dans cet endroit ! "

On va, en réalité, y demeurer un peu plus de quatre ans. Le général Humbert s'apercevra qu'il n'est pas si aisé de couper ou de tourner des réseaux de fils de fer que les Allemands ont tendus devant leurs positions.

" Dégrisés " par la manifestation brutale d'une réalité qui a brisé leurs rêves de victoire, conscients des risques que court l'Empire germanique, les généraux allemands se sont ressaisis. L'arrivée des renforts tirés de l'aile gauche et celle de la VIIe armée, vont permettre au " vieux Bülow " de reprendre une attitude offensive et de rejeter les tentatives de la 5e armée pour progresser vers le Chemin des Dames.

MENU DE LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR HENRI ISSELIN

MENU DES RESPONSABLES ET ECRIVAINS FRANÇAIS

RETOUR VERS LE MENU DES BATAILLES DANS LA BATAILLE

RETOUR VERS LA PAGE D'ACCUEIL