LA BATAILLE DES MARAIS DE SAINT-GOND VUE PAR HENRI ISSELIN

8 septembre

Sur le front de l'armée de Foch, les combats se sont poursuivis pendant la journée du 7. Les velléités d'offensive des soldats de la 9e armée s'efforçant de satisfaire aux injonctions de leur chef, se sont heurtées, on le sait, à l'élan des troupes de von Bülow et de von Hausen qui entendent persévérer dans leur avance victorieuse.

 

 

Des bois de Montgivroux jusqu'aux boqueteaux qui jalonnent le cours de la Somme, le choc de ces volontés contradictoires s'est traduit par une série d'engagements dont les résultats, assez indécis, n'ont pas modifié beaucoup le tracé général du front. Vers 19 heures, la lutte a cessé laissant les combattants fort épuisés; la nuit venue, les troupes " affalées à même le sol " dorment harassées, sous la garde de quelques sentinelles.

Au cours de cette journée qui vient de s'achever, le Q. G. du général von Hausen, installé à Châlons-sur-Marne, avait reçu la visite de deux officiers appartenant à la maison militaire de l'Empereur. Celui-ci faisait annoncer son intention de venir féliciter, lui-même, le chef de la IIIe armée " pour les opérations remarquables " et les succès obtenus les jours précédents. L'Empereur se proposait de passer la nuit à Châlons. Le geste était des plus flatteurs et l'on peut imaginer que le colonel général baron von Hausen aurait accueilli avec joie la perspective de passer une soirée aux côtés de son souverain. En réalité, l'arrivée du Kaiser fut jugée inopportune. C'est que von Hausen souffrait depuis quelques jours d'une sorte de dysenterie fort gênante; au surplus le général désirait apporter les derniers soins à une opération dont il attendait d'importants résultats. Il n'était pas d'humeur à festoyer et se souciait peu de dissiper en mondanités de cour des forces amoindries et un temps qui lui était mesuré. Les officiers dépêchés par le souverain furent donc informés que la sécurité de l'Empereur ne pouvait être garantie et qu'il serait imprudent pour lui d'envisager un séjour à Châlons. Guillaume II dut comprendre la leçon; dépité, il annula son projet et regagna Luxembourg.

Au Quartier Général de la IIIe armée à Châlons-sur-Marne, l'Etat-Major a veillé fort tard. Il s'agissait pour lui de mettre sur pied une attaque de nuit contre l'aile droite de la 9e armée. Les combats des jours précédents avaient démontré, une fois de plus, la puissance de feu des armes modernes et surtout celle de l'artillerie. Engager l'infanterie allemande dans la plaine champenoise, c'était la condamner à tomber sous le feu meurtrier des canons de 75, perspective qui décourageait aussi bien les régiments saxons que les unités de la Garde Impériale. Une action nocturne aurait au contraire un effet de surprise et l'artillerie française, devenue aveugle, ne pourrait intervenir. Mieux encore, on pourrait s'en emparer.

Ce projet ne constituait pas une innovation due à l'imagination personnelle du général von Hausen. La formule avait été souvent utilisée et, en particulier, deux ans plus tôt dans les guerres balkaniques par les troupes bulgares à Kirk-Kilissé, puis à Lüle-Bourgas. Chaque fois, elle avait pleinement réussi. Le déclenchement de l'attaque était prévu pour 4 heures

du matin, c'est-à-dire bien avant l'aurore. La clarté de la lune devait faciliter l'assaut qu'on mènerait à l'arme blanche,

sans ouvrir le feu, afin de surprendre l'ennemi en plein sommeil; pour plus de sûreté, les culasses des fusils seraient démontées.

Si l'opération réussit, c'est la dislocation du front français par la percée au centre, dernier espoir de von Moltke depuis que la réalisation du plan Schlieffen a été abandonnée. Sur le secteur qui s'étend de Morains-le-Petit à Sommesous, soit 18 kilomètres, se mettent donc en place deux divisions de la Garde, unité d'élite, et deux divisions saxonnes. C'est une véritable avalanche qui va brusquement déferler dans l'obscurité sur " les bivouacs endormis " des troupes françaises du 11 e corps (21e et 22e D.I.). Les troupes de cette grande unité occupent la vallée de la Somme, rivière peu profonde, et qui, en plein été, peut être franchie à gué. Derrière le 11e corps, se trouve la 18e D.I. qui, se sachant en seconde position, n'a pris aucune disposition pour assurer sa sécurité ; les bivouacs ont été installés dans de petits bois de pins, sans vues dégagées et sans liaisons établies entre les unités.

A l'heure fixée, les Saxons s'ébranlent et avancent dans la plaine champenoise où flottent quelques nappes de brume. Quand ils arrivent en vue des avant-postes français, quelques hommes crient : " France ! Ne tirez pas ! " Puis, baïonnette en avant, les Allemands s'élancent.

Surpris en plein sommeil, souvent désarmés, les fantassins français sont bousculés, balayés; les officiers qui tentent d'organiser çà et là un îlot de résistance sont tués à coup de baïonnette. Quelques unités alertées par les clameurs mais aveuglées par la brume et l'obscurité n'osent ni tirer, ni se déplacer. Très vite, elles sont entourées et réduites par la masse des assaillants. Des compagnies entières, ahuries et désorientées, sont faites prisonnières; d'autres réussissent à s'échapper. Celles qui s'efforcent de résister en se déployant sont noyées dans le flot des fuyards et entraînées irrésistiblement vers l'arrière avant d'avoir pu ouvrir le feu. Des unités d'artillerie, surprises elles aussi, n'ont le temps ni de tirer, ni même d'emmener leurs pièces qui sont abandonnées à l'ennemi. Plusieurs batteries sont ainsi capturées.

Après deux heures d'une retraite désordonnée, la 21e division, " régiments mélangés ", ayant perdu la moitié de son artillerie, n'est plus qu'une cohue de fuyards.

Le flot déferle sur le secteur de la 18e D.I. dont les hommes dorment auprès des fusils formés en faisceaux. La 18e D. I. est bousculée à son tour. En quelques minutes, un régiment perd plus de 600 hommes et 15 officiers. Le reste s'enfuit en désordre. Un autre, le 66e, sous l'énergique direction du commandant de Villantroys, a le temps de s'établir en position de défense, mais il est vite accablé sous le nombre des assaillants. Le lieutenant Schoell et sa section de mitrailleuses se sacrifient pour sauver les restes de l'unité. Le soir, 1287 hommes et 15 officiers manqueront à l'appel. Quelques petits groupes s'efforceront ainsi, par leur fermeté et leur abnégation, d'éviter l'anéantissement total de la division. A 7 heures du matin, quand il fait jour, la " débâcle " des 21e et 22e D.I. et de la 18e D.I. est complète et le front irrémédiablement enfoncé.

Avertis de la catastrophe, le général Eydoux, commandant le 11e C. A., et ses officiers d'Etat-Major sont accourus et s'efforcent d'endiguer le torrent des fuyards, puis de regrouper les unités et d'établir des lignes de défense.

" Epuisés de fatigue ", n'ayant plus " ni officiers, ni munitions ", les hommes, un peu honteux, se déclarent " prêts à reprendre la lutte, dès qu'on les aura mis en état de le faire ". C'est sans doute pourquoi le général Eydoux n'hésite pas à adresser à Foch un compte rendu " plein d'optimisme et d'ardeur ". Il assure que le 11e C. A. et la 18e D.I. sont reformés et que ces unités vont, par une vigoureuse contre-attaque lancée le matin même, reprendre les positions perdues, affirmation des plus présomptueuse et sans rapport avec les possibilités réelles.

Il est heureux, pour le général Eydoux et ses troupes, que la Garde Impériale et les Saxons qui se battent depuis 3 heures du matin succombent à la fatigue et à la chaleur devenue écrasante et interrompent d'eux-mêmes leur marche en avant. Au début de l'après-midi, vaincues par l'excès même de leur succès, ayant progressé de 7 ou 8 kilomètres en quelques heures, les troupes ennemies s'arrêtent devant les premières manifestations sérieuses de résistance. Mais Fère-Champenoise, à laquelle Foch tenait si fort, est tombée entre leurs mains.

Le 11e C.A. s'est rétabli tant bien que mal sur les bords de la Maurienne. S'il coule encore moins d'eau dans cette rivière que dans la Somme, son cours est, lui aussi marqué d'un fossé sinueux où poussent aulnes, frênes et peupliers. Dans la monotone nudité de la plaine champenoise, ce fossé et ces arbres définissent une ligne d'arrêt possible. Les troupes du général Eydoux tiendront-elles plus solidement la Maurienne qu'elles n'ont tenu la Somme ? La réponse n'est pas évidente et on peut se demander si, dans quelques heures, le centre du dispositif français ne va pas s'effondrer.

 

Mais il faut revenir à la 9e armée dont la situation, à la même heure, apparaît plus menacée encore que celle de von Bülow. Foch n'ignore plus rien du drame qui s'est abattu sur l'aile droite de son dispositif. Dès le jour levé, le sous-lieutenant Tardieu, de son Etat-Major, s'était rendu au P.C. du général Eydoux pour recueillir toutes les informations possibles. Vers 8 heures, Tardieu est de retour à Pleurs et pénètre dans la mairie du petit village où l'Etat-Major de Foch s'est installé. Il fait son rapport au général, expose la surprise de la nuit, la débâcle et enfin le regroupement au sud de Connantre et de Fère-Champenoise. Foch a écouté, " très calme, sans interrompre " mais dès que Tardieu a terminé, il l'assaille de questions; le général s'explique mal la déroute de la 18e division placée en deuxième ligne et la panique générale qui s'est emparée du 2e corps. De toutes façons, le passé, même récent, importe moins que le présent et moins encore que l'avenir. Foch ne peut se dissimuler que la situation de son armée est des plus graves; elle est battue; son aile droite étant enfoncée, son aile gauche court un danger sérieux, celui d'être tournée. L'application des règles élémentaires de la stratégie conduisait au repli de cette aile gauche pour la réaligner avec la droite. Or, Foch est bien décidé à n'effectuer aucun repli volontaire, même s'il enfreint ainsi les principes les mieux établis. " Pauvres règlements, dira plus tard le général. C'est bon pour mener un exercice mais au danger cela ne suffit plus ! "

L'obstination de Foch, insensée en apparence, n'est pas la manifestation d'un entêtement aveugle. En fait, le succès de la IIIe armée arrive un peu tard; la désagrégation de l'aile droite allemande et l'absence de réserves stratégiques n'en permettent plus guère l'exploitation. L'ennemi a jeté ses derniers bataillons et ses soldats sont presque aussi épuisés que les nôtres. Von Hausen avouera plus tard que les marches et les pertes subies avaient réduit de moitié l'effectif de ses unités. C'est cette compréhension de la situation générale qui fortifie l'énergie du chef de la 9e armée et l'encourage à affronter des heures difficiles. Il ne pouvait, au demeurant, trouver une meilleure occasion de mettre en application ses préceptes sur les valeurs morales. Il n'y manque pas. " Je serai battu quatre jours, déclare-t-il, cinq s'il le faut, mais j'existerai toujours. "

Donc, on tiendra coûte que coûte. On ne lâchera pas le plateau de Mondement-Broyes, même si les unités du général Eydoux doivent être encore malmenées et contraintes de se rabattre face à l'est, ce qui creuserait encore l'intervalle avec la 4e armée.

Le sous-lieutenant Tardieu s'est rapidement restauré. Il a avalé à la hâte un morceau de pain, un peu de " singe " de l'intendance, bu un verre de vin et il s'apprête à porter les directives de Foch. Celles-ci sont assez sommaires. Foch admoneste son envoyé en termes véhéments : " Retournez au général Eydoux... qu'il tienne ! vous le connaissez, hein ! qu'il tienne ! qu'il ne lâche Fère-Champenoise à aucun prix ! " Phrases hachées, haletantes, accompagnées d'une mimique expressive et ponctuées de gestes brusques. Un général n'est pas vaincu lorsqu'il refuse de l'admettre !

Tout de même, Foch est assez raisonnable pour savoir que la volonté de vaincre et les interjections énergiques ne suffisent pas pour tenir un front avec des unités exsangues quels que soient leur courage et leur esprit de sacrifice. Il faut consolider le front. On va interroger les armées voisines. Peut-être pourront-elles fournir un appui ? A droite, la 4e armée, en la personne du colonel de la Fontaine, chef du 3e bureau, répond qu'elle ne peut rien faire pour aider son voisin, se trouvant elle-même en situation difficile.

La réponse de Franchet d'Esperey est plus favorable. Il va infléchir vers le nord-est l'action de son aile droite. Il pèsera ainsi sur l'ennemi pour l'inciter à ralentir la pression exercée sur la 9e armée.

Dans l'après-midi, celle-ci reprend d'ailleurs l'initiative. Sur les injonctions de Foch, Eydoux a monté une attaque à laquelle participent les troupes du 11 e C.A. et de la 52e division de réserve. Quinze batteries d'artillerie rassemblées ouvrent le feu et favorisent l'opération qui marque un net avantage.

Surpris à leur tour par l'assaut des troupes qu'ils croyaient " désagrégées ", les avant-postes allemands se replient sans résister. Dans la direction de Fère-Champenoise, on entend " du tumulte, des appels angoissés, le galop des chevaux, le roulement de canons, de caissons et de voitures refluant en désordre vers le nord-est ". Mais la nuit tombe. Les Français hésitent, craignant quelque traquenard et s'arrêtent aux abords de la ville. Malgré ce succès, la situation reste alarmante et quand le soir arrive, Foch est plus soucieux que jamais. Son aile gauche demeure bien accrochée, sur un terrain accidenté assez favorable à la défensive; l'aile droite, fragile, est " en l'air ". La liaison avec la 4e armée n'est plus assurée. Il faut consolider tout cela. La 4e armée, interpellée une fois encore, confirme qu'elle ne peut rien. C'est, en définitive, dans la propre aile gauche de son armée que Foch envisage de puiser " une masse de manœuvre " capable de venir rétablir la situation de l'aile droite, faute de quoi celle-ci risque d'être définitivement balayée.

A 21 heures, Foch appelle Franchet d'Esperey au téléphone. Le chef de la 5e armée peut-il faire relever par ses troupes la 42e division placée à l'aile gauche de la 9e armée ? Le chef de la 5e armée répond affirmativement et met à la disposition de son voisin un corps d'armée entier. Un tel geste de solidarité sans exemple, ou presque, dans l'histoire militaire, doit être souligné.

Le 10e C. A. va donc remplacer la 42e division et celle-ci, par un long mouvement de rocade, défilera sur l'arrière du front de la 9e armée pour déboucher, le lendemain, sur le flanc droit de la Garde allemande et contraindre celle-ci à reculer. Dans ces conditions, la situation sera indiscutablement rétablie et cette perspective ramène l'optimisme dans les bureaux de la mairie de Pleurs. C'est sans doute ce qui explique qu'en des heures aussi sombres, Foch ait rédigé à l'intention du G.Q.G.

le compte rendu demeuré célèbre. On l'a résumé pour la postérité en termes évidemment surprenants : " Ma droite est enfoncée, ma gauche recule; situation excellente. J'attaque. "

En réalité, Foch n'a jamais écrit un tel texte. A la lettre du moins. Peut-être peut-il se déduire, au prix d'une simplification, de l'ensemble du message. D'ailleurs, si Foch considère que la situation est " excellente " il n'applique pas ce qualificatif à sa propre armée assez maltraitée, mais aux actions engagées à sa gauche contre l'aile droite allemande. Quant à l'attaque elle aura lieu le lendemain, en fin de journée, " si Dieu le veut " et si l'on règle une dernière difficulté qui risque de faire tout échouer. Au soir du 8 septembre, la 9e armée n'a plus d'obus. Tous les coffres sont vides. Demain, les canons resteront muets !

Le capitaine Audibert est " sommé " par le lieutenant-colonel Weygand de trouver des projectiles. De tous côtés du front, les demandes affluent sans arrêt. Où trouver des obus ? Hier, la 4e armée a cédé une partie de ses disponibilités. Interrogée à nouveau ce soir, elle répond qu'il ne lui reste plus rien. Audibert lance des appels de tous côtés, puis écrasé de fatigue, il s'endort. Une heure plus tard, il est réveillé par la sonnerie du téléphone : on lui signale qu'un train de munitions a été laissé en gare de Langres depuis le début de la guerre. Mais comment le faire venir au travers des convois militaires et des trains de réfugiés ? Audibert va s'y efforcer. Après de multiples interventions téléphoniques, le train est arrivé à 10 h du matin à Saint-Mesmin où il est bloqué, pour longtemps semble-t-il. Audibert file en voiture à Saint-Mesmin, se précipite sur le chef de gare et le met en demeure de faire partir le convoi. Le fonctionnaire " lève les bras au ciel ". Impossible ! les militaires ont mis un tel désordre dans la circulation qu'il faudra trois jours pour la rétablir. Audibert reste calme. " Si vous n'obtenez pas ce résultat dans une heure, déclare-t-il froidement, ce sont les Allemands qui viendront mettre de l'ordre dans votre gare. " Il ajoute : " Si le convoi ne passe pas, la bataille sera perdue ce soir ! " Placé en face d'une telle responsabilité, le chef de gare de Saint-Mesmin va s'employer, de tout son cœur, à faire partir le convoi dans le délai demandé. Mais Audibert devra intervenir à nouveau dans chaque gare du parcours. A midi enfin le train parvient à Anglure, à 15 km au sud de Sézanne. Les avant-trains de plusieurs batteries, complètement démunies, attendent déjà dans la cour de la gare.

CHAPITRE SUIVANT DE L'OUVRAGE D'HENRI ISSELIN

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