LA BATAILLE DE L'OURCQ VUE PAR HENRI ISSELIN
9 septembre
Les pérégrinations du lieutenant-colonel von Hentsch, l'offensive de la Ire armée allemande contre Maunoury et enfin les sursauts désespérés de l'armée Foch vont constituer les traits saillants de cette journée. De l'aube au crépuscule, ces trois actions vont se développer simultanément pour aboutir - de façon imprévue - au dénouement de la crise ouverte cinq jours plus tôt.
Dès 6 heures du matin, on se réunit à nouveau au P.C. de von Bülow, sous les arbres du parc de Montmort, pour un dernier échange de vues avant le départ de von Hentsch. Von Lauenstein critique, une fois de plus, l'attitude de von Kluck, tout entier engagé dans une action vers l'ouest dont l'issue même favorable, ne pourra être exploitée et qui paraît se soucier fort peu de maintenir la cohésion du front allemand. Von Lauenstein insiste à nouveau pour que la Ire armée opère un glissement vers l'est : la chose sera peut-être malaisée, objecte von Hentsch. En définitive, on convient que ce dernier pressera von Kluck de rétablir le contact, soit par un déplacement vers l'est, soit par une retraite simultanée des deux armées vers le nord, mouvement au cours duquel on procédera à leur regroupement en leur fixant des axes convergents.
Indiquons tout de suite que la perspective d'un repli est la seule que von Hentsch retienne sérieusement. Arrivé sur le front avec le sentiment que la conjoncture est grave, " l'atmosphère de défaite " qui règne à Montmort avait définitivement écarté de son esprit toute idée de prescrire une résistance sur place. Cette fermeté qu'un Foch montre dans le danger est ici totalement absente; elle n'existe ni dans le caractère de von Bülow, toujours anxieux d'être bien appuyé par ses voisins, ni dans celui de von Hentsch ; mais celui-ci eût-il été plus énergique, son grade lui interdisait de prendre des initiatives de caractère général. C'eût été le rôle de von Moltke. A 7 heures l'entretien est terminé. Von Hentsch prend congé des officiers de la IIe armée et monte dans sa voiture qui part en direction de la vallée de l'Ourcq.
Vers 8 h 30, l'Etat-Major de la Ire armée allemande, cet éternel errant, s'était transporté à Mareuil-sur-Ourcq. Le général von Kluck, son adjoint von Kuhl et ses officiers se sont installés dans une confortable villa située à la sortie sud du village au bord de la route de Meaux. A 10 heures, tous les officiers de liaison sont en route vers les points névralgiques du champ de bataille. Von Kluck entend être tenu au courant, sans retard, des phases de la bataille décisive qui va s'engager. Le chef de la Ire armée allemande est tout entier tendu vers l'objectif qui s'est imposé à lui : écraser cette 6e armée qui l'a surpris en flagrant délit d'imprudence et a mis fin à sa marche victorieuse. Il faut infliger à Maunoury la punition qu'il mérite; ainsi le prestige de la Ire armée sera rétabli.
Mais les facultés imaginatives du chef de celle-ci ne sont pas tout à fait égales à son énergie. Obstinément accroché à l'idée de l'enveloppement par l'aile, il va imposer à ses troupes des marches épuisantes pour les amener à l'extrême pointe nord de son dispositif, dans la région de Betz, et retarder ainsi leur intervention. On peut se demander si une attaque centrale, menée quelques heures plus tôt avec les mêmes troupes, moins fatiguées, n'aurait pas mis Maunoury dans une position précaire. En fait, von Kluck a le tempérament d'un joueur; comme on l'a dit, il croit connaître une martingale infaillible sur laquelle il engage toute sa mise.
Le IXe corps arrive, ayant couvert plus de 80 kilomètres en deux jours, " performance inouïe " réalisée " grâce à des prescriptions de marche minutieuses, à la création de dépôt de vivres et d'eau le long de la route, au transport des sacs sur tous les véhicules disponibles y compris les canons, enfin à l'utilisation des colonnes automobiles, momentanément disponibles ". Et aussi au courage des hommes.
Le déploiement vers le nord s'est donc poursuivi durant la matinée ; vers midi l'offensive pourra être déclenchée. Comment von Kluck douterait-il qu'elle soit décisive ? En même temps qu'elle subira cet assaut, l'aile gauche de Maunoury sera prise à revers par l'arrivée de la brigade Lepel qui arrive de Bruxelles à marches forcées après avoir ramassé toutes les troupes qu'elle a pu trouver sur son passage. Saisies en tenaille par ces deux attaques simultanées, les troupes de Maunoury vont être écrasées. " La tension inouïe que nous avions traversée, écrit von Kuhl, commençait à se dissiper dans l'attente de la décision imminente. " Ces perspectives séduisantes comportent cependant une ombre : les Anglais, qui progressent vers le nord et qui vont aborder l'aile gauche de la Ire armée. Il faut régler le compte de Maunoury avant leur arrivée.
On retrouve ici la situation de Napoléon au soir de Waterloo; l'Empereur devait battre Wellington avant que Blücher ait pu déboucher sur le champ de bataille. Von Kluck réussira-t-il mieux que l'Empereur ? Conscient du péril, il a pris la précaution de modifier la partie méridionale de son dispositif. Pivotant autour d'Acy-en-Multien, celle-ci s'est organisée défensivement vers le sud. Au demeurant, les Anglais sont lents et leurs attaques ont été, jusqu'ici, mollement conduites. On se montre donc optimiste. La Ire armée réglera le compte de Maunoury avant que les Britanniques soient réellement menaçants.
Vers 9 heures du matin, on avait appris que la brigade Lepel, arrivant par le nord-ouest, ne se trouvait plus qu'à 6 km de Nanteuil-le-Haudouin. Elle n'a, jusqu'alors, rencontré aucun détachement français. Son arrivée va provoquer une surprise complète. Les soldats du IXe corps qui viennent, en deux jours, de parcourir 80 km, sont avisés que les Français vont être pris à revers. " Les visages épuisés se redressèrent, toute fatigue était oubliée. " Cette victoire qui depuis plusieurs jours semble se dérober et que doit couronner l'entrée triomphale à Paris, nul doute qu'elle ne soit maintenant toute proche.
Nous avons quitté von Hentsch au début de la matinée alors qu'il roulait vers le Quartier Général de la Ire armée. De Montmort à Mareuil-sur-Ourcq, la distance n'est pas grande, 80 km environ, mais la voiture de von Hentsch doit passer au milieu des troupes qui remontent vers le nord : convois de blessés, unités en retraite, trains régimentaires encombrent les routes. A Neuilly-Saint-Front, von Hentsch se heurte à un véritable embouteillage qu'aurait provoqué une attaque de l'aviation ennemie. La panique s'est emparée des troupes; le lieutenant-colonel doit par instants descendre de voiture et " se frayer de force un passage ". Il tente ensuite d'obliquer vers le sud mais il apprend que la cavalerie anglaise approche de Brumetz, renseignement d'ailleurs inexact. A midi trente, il arrive enfin à Mareuil-sur-Ourcq; le spectacle qu'il a eu devant les yeux au cours de son déplacement n'a fait que renforcer le pessimisme qui l'accable depuis son départ de Luxembourg. Il s'y ajoute le sentiment lancinant de jouer un rôle trop lourd pour sa position dans la hiérarchie et l'inquiétude d'avoir à supporter, par la suite, la responsabilité d'une retraite qu'il juge plus que jamais inévitable.
Von Hentsch est donc en proie à de sombres pensées quand, dans une rue de Mareuil-sur-Ourcq, il rencontre le général von Kuhl, chef d'Etat-Major de la Ire armée. Celui-ci se serait exclamé : " Eh bien, si la IIe armée recule, nous ne pouvons plus rester ici ! " Cette déclaration a été formellement contestée par celui qui en aurait été l'auteur (Von Kuhl ignorait, à cette heure, que la IIe armée battait en retraite.). Quoi qu'il en soit, les deux hommes se rendent dans le bureau du chef d'Etat-Major. Le chef de la Ire armée est absent ; " enivré " par la perspective d'une victoire prochaine, il est parti " sur le terrain " presser l'exécution des mouvements. A Mareuil, où l'atmosphère est à l'optimisme, les consignes de von Hentsch sont mal accueillies et une discussion serrée s'engage entre von Kuhl et l'envoyé de la Direction Suprême.
Conscient de " l'importance extraordinaire de l'heure ", von Kuhl dresse un tableau favorable de la situation de la Ire armée en ce milieu de journée. Certes, l'avance des Anglais, pour prudente et circonspecte qu'elle soit, ne doit pas être négligée. Aussi, l'aile gauche de l'armée a rectifié son dispositif et s'est formée " en crochet défensif ". Le général von Linsingen dirige l'opération que l'ennemi, toujours craintif, ne gêne en aucune façon. Mais au centre et surtout à l'aile droite, l'offensive va se déclencher; le coup de revers de la brigade Lepel achèvera la déconfiture de Maunoury avant que les Anglais ne soient réellement devenus dangereux. Cet exposé, très encourageant, ne réussit pas à convaincre von Hentsch, toujours obsédé par ses idées de repli.
Le lieutenant-colonel prend donc la parole à son tour : la IIe armée n'est plus qu'une " scorie " affirme-t-il. Son aile droite a été refoulée; la retraite de von Bülow est inévitable; la Ire armée doit accompagner ce mouvement et se rapprocher de sa voisine pour rétablir " un front sans faiblesse ". Et, s'emparant d'un fusain, von Hentsch dessine sur la carte les grandes lignes d'un repli que, selon lui, les circonstances ne permettent pas d'éluder.
Von Kuhl proteste. L'attaque de l'aile droite va régler le sort de Maunoury; avant la nuit, celui-ci sera en déroute. Faut-il arrêter une action en plein développement ? Et même, est-il possible techniquement, de le faire ? L'armée, " mélangée et épuisée ", sera portée par un élan victorieux alors qu'on peut tout craindre des répercussions d'un ordre de retraite.
Von Hentsch admet tout cela mais il objecte qu'un succès sur Maunoury restera inexploitable et que la situation générale n'en sera pas améliorée pour autant ; celle-ci exige que la Ire armée rétrograde. " Il n'y a rien d'autre à faire ! " conclut-il. Von Kuhl ne se montre pas convaincu mais, à cet instant, un officier entre et remet un télégramme de la IIe armée. " Un aviateur signale quatre longues colonnes ennemies en marche vers la Marne; leurs têtes atteignaient, à 9 heures, Nanteuil, Citry, Pavant, Nogent-l'Artaud. La IIe armée se met en retraite, son aile droite vers Dormans. "
Devant le repli de von Bülow, comment la Ire armée pourrait-elle s'obstiner ? Von Hentsch, dont les objurgations reçoivent ainsi un appui imprévu, croit opportun de rappeler à son interlocuteur qu'il a " pleins pouvoirs ". Sans discuter plus longtemps, von Kuhl plante là l'envoyé de la Direction Suprême et part à la recherche de son chef auquel il revient d'arrêter lui-même les mesures à prendre.
Aux premiers mots prononcés par son chef d'Etat-Major, von Kluck laisse éclater sa fureur. Ainsi, il faut renoncer à une victoire si proche. Une fois encore, la Ire armée va être frustrée des efforts inouïs qu'elle a accomplis et le sentiment d'un sort aussi résolument contraire exaspère von Kluck.
Cependant, l'explosion passée, il semble que le General-berst se soit rendu assez vite aux raisons que développe à son tour le chef d'Etat-Major. Il reconnaît qu'à l'issue d'un succès sur Maunoury, ce serait une opération malaisée que d'exécuter un nouveau changement de front vers le sud. Remettre de l'ordre dans les unités confondues, assurer leur ravitaillement en vivres et en munitions, rétablir les communications, tout cela en présence d'un ennemi devenu menaçant, était " techniquement " impossible. Il ne peut donc être question de repousser les directives qu'apporte l'envoyé de la Direction Suprême. La rage au cœur, von Kluck s'incline et accepte de signer l'ordre de repli de la Ire armée.
Au cours de ces heures difficiles où se jouait le destin des armées allemandes, il paraît surprenant que von Kluck et von Bülow n'aient pas cherché à se rencontrer. Si l'on songe que leurs postes de commandement respectifs n'étaient éloignés que de 50 à 60 km, comment, en l'absence d'instructions venant de Luxembourg, ces deux chefs d'armée n'ont-ils pas jugé utile de coordonner leurs actions ? C'est que leurs relations personnelles s'étaient fort distendues. Au surplus, il existait entre eux un problème de préséance. Von Kluck nourrissait un mépris évident pour son voisin qu'il jugeait timoré; or, celui-ci était le plus ancien dans le grade et de noblesse moins fraîche. Pétrifiés dans leur morgue, aucun des deux hommes n'a voulu faire le premier pas; le même orgueil qui a conduit von Kluck à négliger la 6e armée, obscurcira au cours de cette journée, le sens le plus élémentaire du devoir; c'est une attitude assez surprenante de la part de chefs sur lesquels reposait le sort de l'Empire allemand.
Il est non moins surprenant que von Hentsch, dont la mission était si importante, n'ait pas cru devoir rencontrer les deux chefs d'armée et n'ait discuté qu'avec leurs adjoints de ces opérations dont dépendait l'issue même de la bataille. Certains ont voulu y voir une marque d'effacement de la part d'un simple lieutenant-colonel. En réalité, von Hentsch respectait fort exactement une règle de l'étiquette militaire prussienne qui fait du chef d'Etat-Major " le seul maître des relations avec l'extérieur ". Ce protocole rigoureux, ces préceptes d'un " formalisme suranné " tenaient encore beaucoup de place dans l'armée impériale de 1914. Au surplus, il est vraisemblable que von Hentsch dût marquer assez peu d'empressement à affronter le chef de la Ire armée dont l'abord était assez difficile et qui ne pouvait accueillir, avec beaucoup d'aménité, les instructions du missus dominicus.
Quoi qu'il en soit, quand von Kuhl réapparaît au poste de commandement de Mareuil, il peut rassurer von Hentsch; le chef de la Ire armée s'est rendu aux raisons qui lui ont été présentées; les troupes vont se retirer. Il ne lui reste plus, à lui von Kuhl, qu'à entamer la tâche écrasante de rédiger les ordres et de régler les mouvements d'une armée dont toutes les unités, mêlées et confondues, doivent opérer une volte-face complète.
Ainsi le " vieux Bülow " s'était, le premier, résigné à la retraite; mais sa décision prise, il éprouve quelque embarras à en informer von Moltke. Ne sera-t-il pas considéré comme responsable du repli général qui va s'ensuivre ? L'arrivée, fort opportune, d'un télégramme de la Ire armée va lui permettre d'en rejeter le poids sur son voisin. Un peu d'habileté dialectique, une légère altération de la chronologie et le tour est joué. " La Ire armée bat en retraite ", télégraphie von Bülow, qui ajoute avec une absence totale de scrupule : " La IIe armée suspend ses attaques qui progressaient lentement et se porte sur la rive droite de la Marne. " Quelques minutes plus tard, utilisant la même présentation, il s'adresse à von Hausen : " La Ire armée bat en retraite. La IIe armée commence sa retraite... " Si von Bülow ne peut se flatter d'avoir redressé la situation, il espère avoir du moins sauvé sa propre réputation. La ruse était un peu grosse.
Alors que von Kluck voit s'écrouler ses rêves de victoire, la brigade Lepel, dont le mouvement n'a pas été suspendu, débouche au nord-ouest et donne son " coup de revers " sur Nanteuil-le-Haudouin 1. Son apparition provoque d'ailleurs un commencement de débandade dans les rangs français. Les Allemands s'emparent de la gare, traversent la voie ferrée et marchent vers la route de Paris. Derrière les arbres qui la bordent, un convoi militaire français défile au pas de ses chevaux et se dirige paisiblement vers la capitale. Les Allemands s'élancent vers cette proie apparemment sans défense. Ils ne peuvent savoir que, depuis la veille, deux groupes du 44e régiment d'artillerie de campagne sont postés sur le versant qui, de Nanteuil, monte vers le sud-est en pente très douce vers le village de Chèvreville au lieu-dit la Croix-du-Loup. Les artilleurs ont vu refluer les fantassins français et ils aperçoivent maintenant des " masses profondes d'infanterie " allemande qui progressent vers la route de Paris.
Mais voici qu'une voiture automobile arrive, s'arrête près des batteries; un officier " coiffé d'un casque d'aviateur " (Il s'agit probablement du capitaine Audet, attaché à l'Etat-Major du 4e corps, qui vient d'effectuer une reconnaissance dans le secteur Baron-Rozières.) en descend et se précipite vers le commandant du groupe. Après quelques minutes d'entretien, celui-ci fait orienter les pièces et ouvrir le feu. Exaspérés par la fuite de l'infanterie et par la proximité des soldats allemands qui avancent comme si l'accès de la capitale leur était déjà ouvert, les servants vont déployer une activité frénétique. " Les pièces sont des monstres hurlants, des dragons en démence qui, à pleine gueule, vomissent du feu... Les douilles s'amoncellent et fument... Ah ! ils n'iront pas à Paris, ceux-là ! " s'exclame un artilleur en refermant, d'un geste précis, la culasse d'un 75 qui expédie immédiatement les 8 kilos d'acier et d'explosifs sur les grenadiers des 71e et 72e de réserve. Sous l'ouragan, les Allemands s'éparpillent, se disloquent, des hommes s'écroulent. Une partie des deux unités reflue vers les bois d'où elles sont sorties; l'autre se précipite vers l'abri qu'offre le talus de chemin de fer. Quelques groupes vont s'aplatir dans le fossé qui borde la route.
En proie à une sorte de rage, les artilleurs français s'acharnent à couvrir de " mitraille la plaine de betteraves où des hommes bougent encore ". Quand le commandant fait cesser le feu, les servants de plusieurs pièces sont tellement déchaînés qu'ils continuent à tirer. L'officier doit hurler pour obtenir enfin qu'ils s'arrêtent. " Les hommes s'épongent, rouges, suants. Les bras croisés, debout derrière leurs pièces, sans parler, ils contemplent ces champs dont pas un pouce n'a été épargné. "
En quelques instants, l'action de l'artillerie a brisé l'assaut de la brigade Lepel dont une partie de l'effectif est pour toujours étendue sur le sol. Au même moment, le général allemand est informé qu'une action de cavalerie française (1re division), appuyée par de l'artillerie, va menacer ses arrières. Isolé du reste de l'armée, dépourvu de réserve, son infanterie dispersée, menacé d'encerclement, Lepel n'a plus, en cette fin d'après-midi, qu'à rassembler tant bien que mal les débris de sa brigade et à faire demi-tour; emmenant de nombreux blessés, il entame, en direction de Verbe rie, une retraite " extraordinairement pénible ".
Si l'intervention décisive de l'artillerie n'est plus un fait nouveau, la mise en oeuvre de celle-ci sur l'initiative de l'aviation, la rapidité et la précision avec lesquelles la coordination s'est effectuée, doivent être relevées, au même titre que le combat de Montceaux-lès-Provins, comme le début d'une ère nouvelle.
Alors que les divisions de Maunoury et de Foch font appel à leurs ultimes réserves et à leurs dernières ressources d'énergie pour enrayer les assauts allemands, French et Franchet d'Esperey voient s'ouvrir devant eux des perspectives beaucoup plus encourageantes. Ils avancent.
Le chef de la 5e armée a réparti l'effort de ses troupes suivant deux directions. A droite, les 1er et 3e corps d'armée attaquent en direction nord-est pour refouler von Bülow. Leur action soulagera la pression que Bülow et Hausen exercent sur l'armée Foch. A gauche, le 18e corps d'armée et le corps de cavalerie Conneau se dirigent vers la Marne en assurant le contact avec les unités britanniques. Ce dispositif est conforme aux indications de l'Instruction Générale n° 19. Cependant, ces directives ne sont plus tout à fait adaptées à la situation telle qu'elle se présentait en cette matinée du 9 septembre : les IIIe et IXe corps allemands ont abandonné le front sud et celui-ci n'est plus occupé que par la " figuration " des cavaliers de von der Marwitz et de von Richthoffen auxquels s'est jointe la brigade Kraewel. Distendues et d'ailleurs quelque peu malmenées par les combats, les unités de cavalerie allemande s'effondreraient devant un effort vigoureux et démasqueraient ainsi les arrières de von Kluck. Cette possibilité n'a pas encore été perçue, ni au Grand Quartier Général de Franchet d'Esperey ni à celui de French et la marche vers le nord se poursuit avec une prudence excessive.
Au cours de la matinée, un avion de la 5e armée parti de Romilly a effectué une reconnaissance qui lui a fait survoler les zones de combat des 9e et 5e armées. Dès son atterrissage, le capitaine Capitrel, qui avait pris place à bord de l'avion, signale deux points essentiels : la 9e plie sous l'assaut ennemi, mais vers le nord l'ennemi se retire; Château-Thierry paraît évacué et les ponts sur la Marne sont restés intacts. La 5e armée risque donc d'être tournée par le sud si les soldats de Foch reculent encore; doit-elle pour autant renoncer à progresser alors que les passages de la Marne offrent une proie tentante ?
La possibilité que présentent ceux-ci est confirmée par un message d'une patrouille de cavalerie. Parvenu sur le rebord sud de la vallée de la Marne, le chef du détachement a aperçu, lui aussi, la ville de Château-Thierry apparemment abandonnée par l'ennemi.
" Intercepté " par le général Schwartz, chef de la 38e division d'infanterie, le message des cavaliers est remis à l'Etat-major du corps d'armée, le 18e, dont le général de Maud'huy a pris le commandement depuis quelques jours, son prédécesseur ayant été " limogé ". A 57 ans, le général de Maud'huy a conservé tout l'allant d'un sous-lieutenant. " Lorrain de Metz ", hanté depuis quarante ans par l'idée d'en chasser les Allemands, un tel homme ne pouvait laisser échapper l'occasion qui s'offrait à lui.
Si Château-Thierry est évacué, il faut s'en emparer sans perdre une minute. Mais les ordres enjoignent au 18e corps d'armée de cantonner le soir même au sud de la Marne et l'effort principal de la 5e armée est orienté vers le nord-est. Qu'importe ! Le général de Maud'huy a trop d'allant pour se borner à l'exécution aveugle des ordres et renoncer à, la possibilité qui s'offre à lui. Il saute dans sa voiture, qui file vers Montmirail où est installé le poste de commandement du général Franchet d'Esperey. Malheureusement, les routes sont encombrées et l'allure de la voiture n'est pas accordée à l'impatience du général qui sans arrêt, se penche par la portière et réclame le passage. Au cours d'une de ces interventions, il heurte de la tête à l'encadrement métallique et se blesse. Aussi c'est " étourdi et couvert de sang " qu'il fait son entrée au poste de commandement de la 5e armée où il reçoit des soins. Et déjà Maud'huy expose sa requête : qu'on lui donne l'autorisation de saisir Château-Thierry. Hely d'Oissel, chef d'Etat-Major, réfléchit. Le général Franchet d'Esperey n'est pas là; très en avant de son Etat-Major, il presse lui-même l'avance de ses unités. D'Oissel se décide très vite : " Si le général était là, il vous accorderait l'autorisation ! Vous pouvez marcher ! "
Le général de Maud'huy repart sans perdre une minute. De retour parmi ses troupes, il ordonne qu'on " pousse " le 1er régiment de zouaves vers Château-Thierry; l'artillerie divisionnaire suivra et appuiera le mouvement. Les ordres donnés, le général se remet en route immédiatement pour surveiller lui-même l'exécution. Les routes sont toujours obstruées par les mouvements de troupes. Quand le général passe maintenant par la portière sa tête enveloppée d'un bandage, les fantassins qui l'aperçoivent crient : " Vous êtes blessé, mon général ! Soyez tranquille, on vous vengera ! "
Vers 16 heures, la voiture arrive enfin aux abords sud de Château-Thierry. A son grand étonnement, Maud'huy trouve une partie de la 10e division de cavalerie arrêtée à l'entrée de la ville. Il saute de sa voiture et se précipite vers le général qui commande les cavaliers. Les Allemands occupent-ils Château-Thierry ? Sont-ils nombreux ? Le cavalier répond qu'il n'en sait rien. Indignation de Maud'huy qui éclate : " C'est une honte pour la cavalerie française ! s'écrie-t-il. Ma cavalerie... m'a informé qu'il n'y a presque personne à Château-Thierry et vous, vous ne savez rien, vous n'êtes bons à rien ! Je vais enlever Château-Thierry avec un régiment de zouaves et vous pourrez passer derrière ! " Et il ajoute : " Au moins, ne me gênez pas ! "
L'agitation causée par cette algarade est à peine calmée qu'un bataillon du 1er régiment de zouaves fait son apparition. Maud'huy fait appeler le commandant. " Vous allez, dit-il, vous emparer de Château-Thierry. Ce point acquis, vous vous porterez sur la crête nord où vous vous établirez solidement. Château-Thierry sera inscrit sur le drapeau du 1er régiment de zouaves. Exécution immédiate ! " Après quoi, le général serre la main de l'officier, distribue paternellement quelques paquets de tabac aux hommes et crie : " En avant les zouaves ! "
Le bataillon s'ébranle aussitôt mais, entre-temps, les cavaliers secoués par les paroles du général se sont décidés à intervenir. Le passage de la Marne ne se présentait d'ailleurs pas tout à fait comme une simple promenade. Trois ponts doivent être franchis successivement, un sur la voie ferrée et deux sur la Marne. Retranchés dans des maisons voisines, des fantassins allemands, assez peu nombreux, tiennent les trois ponts sous leur feu. Mais on apprend qu'il existe, en aval, un autre passage vers lequel se dirige aussitôt un groupe cycliste. En même temps, les 75 se sont installés sur la cote 227, aux abords de Nesles. Ils ouvrent le feu sur les maisons qui bordent la Marne. L'explosion des premiers obus met en fuite les défenseurs et en quelques minutes, la résistance allemande " s'évanouit ". Des cavaliers ont, en même temps, tourné par l'est et l'ouest les défenses du pont principal. Tout le monde converge sur le centre et, à 17 h 30, Château-Thierry est libéré. On y ramasse 200 prisonniers. Un escadron du 19e dragons traverse la ville, continue vers le nord et disperse quelques uhlans. Il parvient ainsi jusqu'au hameau de Bezuet où il est reçu à coups de fusil. Un semblant de combat provoque la retraite des Allemands. Devant les dragons, la route maintenant est libre. Mais un peloton de cavalerie ne peut, à lui seul, mener une poursuite. Il rentre à Château-Thierry où la division s'apprête à passer la nuit. Que n'a-t-elle suivi le peloton du lieutenant-colonel Champvallier ? Elle aurait cueilli les convois du IXe corps d'armée qui avancent péniblement sur des routes encombrées déjà par les fourgons du IIIe corps d'armée. En différents endroits, des embouteillages se produisent entraînant des débuts de panique. Arrivant au milieu de cette cohue presque désarmée, on imagine les ravages qu'aurait causés la cavalerie française. Occasions perdues !
Au cours de cette même journée, les Anglais franchissent la Marne sur leur droite mais leur gauche ne réussira pas à forcer les passages de la rivière cependant assez faiblement défendus. Le centre du corps expéditionnaire devra donc se rabattre vers l'ouest pour tourner les positions allemandes et faire cesser la résistance. L'avance générale sera limitée de ce fait et, là non plus, on n'exploitera pas les possibilités stratégiques offertes par la " déchirure " du front ennemi.
C'est que le maréchal French éprouve un grand respect pour les aptitudes défensives de la cavalerie allemande qu'il avait vu manœuvrer en 1911 au cours d'un voyage officiel en Allemagne. Il la savait " très exercée aux combats d'arrière-garde " pour lesquels elle disposait de " nombreuses mitrailleuses ". Les craintes de French étaient un peu excessives. " Heureusement pour nous, il n'était pas un Blücher ! " dira le chef d'état-major de von Kluck.
Après son entrevue avec von Kuhl, von Hentsch avait quitté Mareuil-sur-Ourcq, persuadé d'avoir sauvé l'aile droite allemande d'un désastre certain. En fait, les conditions mêmes dans lesquelles le chef de la Ire armée avait consenti à arrêter son offensive permettront par la suite, à von Kluck, d'assurer qu'il était sur le point d'infliger à Maunoury une défaite écrasante. Du côté français, on assure qu'il n'en aurait rien été. Que serait-il advenu si von Kluck avait persisté dans ses projets ? La 6e armée aurait-elle été battue avant l'arrivée des Anglais ? Von Kluck aurait-il été en mesure, ensuite, de faire front vers le sud ? Répondre à de telles questions conduit à refaire l'histoire. C'est une tâche bien aléatoire; on laissera donc, une fois de plus, ouvert, le champ des commentaires.
Quoi qu'il en soit, von Hentsch ne doutait pas d'avoir agi dans le sens de la mission qui lui avait été confiée. Un seul point noir cependant : von Kluck n'avait pas accepté de suivre l'axe de marche que l'envoyé de la Direction Suprême avait prescrit. Sous des prétextes divers, mélange des unités, menace des Anglais, von Kluck avait annoncé son intention de se retirer vers le nord, sans se rapprocher de ce voisin, von Bülow, auquel il attribue la responsabilité du repli général. Le chef de la Ire armée tient, semble-t-il, à marquer à la fois son dépit et le peu de cas qu'il fait des directives d'une " Direction Suprême " qui justifie si mal son titre et l'autorité dont elle est investie. Cette marque d'indépendance n'allait pas faciliter l'indispensable resserrement des deux armées.
Von Hentsch a repris maintenant son périple en sens inverse. Il revient à l'Etat-Major de la IIe armée, transféré entre-temps à Epernay puis à Châlons-sur-Marne; il y règne une confusion complète; les directives de Luxembourg contredisent les dispositions fixées par son envoyé et von Hausen ne sait plus s'il doit se retirer ou demeurer au sud de la Marne.
A l'est, en effet, le Kronprinz a refusé d'exécuter l'ordre général de repli et projette une attaque de nuit. Moltke s'est incliné devant l'attitude péremptoire du chef de la Ve armée allemande. Quant à von Hausen, il choisit, en définitive, de se cantonner dans une " défensive plus ou moins agressive ".
Et le soir va tomber sur cette journée du 9 septembre qui a vu se dénouer la crise déclenchée depuis l'instant où les deux pièces de 77 du lieutenant Weisse ont ouvert le feu sur les avant-gardes de la 6e armée. Déjà, dans l'obscurité grandissante, les Ire et IIe armées allemandes se retirent vers le nord et la IIIe armée va suivre.
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