LA BATAILLE DE L'OURCQ VUE PAR HENRI ISSELIN

10 septembre

 

Pour la première fois depuis bien longtemps le lever du jour montre un ciel gris, couvert de nuages. Il fait presque froid et la pluie tombe par intermittence. Tous ceux qui, au cours des journées précédentes, ont peiné sous un soleil écrasant et dans un air étouffant, accueillent sans déplaisir ce temps maussade. Cette aube triste, c'est celle de la victoire.

La victoire ! Personne, du côté français ne soupçonne qu'elle soit enfin acquise. " Après cinq jours et cinq nuits de lutte, décimés, harassés, affamés, écrit un officier, nous nous sommes couchés sur la terre nue, n'ayant plus au fond de nos âmes que la résolution de nous faire tuer. " Gallieni, lui-même, est bien éloigné de croire à un succès prochain. Alerté par le combat de Nanteuil-le-Haudouin, il craint que la 6e armée ne fléchisse sous les coups de von Kluck. Alors que depuis plusieurs heures celui-ci se retire vers le nord, le gouverneur de Paris se préoccupe encore d'améliorer les défenses de la capitale et consacre la matinée à inspecter les travaux des secteurs situés au nord et à l'est du camp retranché. A Dugny, il met en garde l'amiral Ronar'ch, qui commande une brigade de fusiliers marins; un repli de la 6e armée est vraisemblable et c'est à ses marins qu'il appartiendra de contenir l'ennemi.

Joffre marque moins d'inquiétude mais il reste persuadé que de sévères combats vont s'engager entre l'armée de von Kluck d'une part, la 6e armée et les Britanniques d'autre part. Comment soupçonnerait-il que l'intervention d'un " envoyé du destin " a infléchi les événements ?

A 2 kilomètres de Nanteuil-le-Haudouin, les artilleurs du 44e qui, le jour précédent, ont dispersé les fantassins de Lepel, se tiennent en alerte depuis le matin, attendant à tout moment une action de l'artillerie ennemie, action que le combat d'hier soir rend inévitable. Mais, en face, ni coups de canon, ni coups de fusil n'ont été tirés depuis la veille. Un calme incroyable règne sur la campagne. " On est surpris... on se méfie. " On attend.

En fin de matinée, un bataillon d'infanterie passe près des artilleurs. Les hommes marchent avec un entrain remarquable. Leur chef, un lieutenant-colonel, reconnaît le commandant du groupe et échange quelques mots avec lui :

" Qu'est-ce que vous faites donc là avec votre groupe ? - Vous voyez, nous surveillons la route de Nanteuil.

- Alors vous ne savez pas ? - Non, quoi ?

- L'ennemi a foutu le camp pendant la nuit. "

La nouvelle est incroyable mais exacte. Les Allemands ont disparu. Sur tout le front de l'Ourcq, un silence étonnant s'est établi. Le groupement des batteries allemandes du plateau de Trocy ne tire plus. Un peu partout, dans ces villages où l'on s'est battu depuis plusieurs jours avec tant d'acharnement, l'ennemi s'est évanoui. Les soldats de la 6e armée qui, au soir du 9, craignaient d'être balayés le lendemain, se retrouvent brusquement vainqueurs. La bataille est terminée.

C'est une surprise générale ! Le dénouement est intervenu de façon si soudaine et si imprévue que les troupes françaises se trouvent déconcertées par la disparition d'un adversaire qui, la veille, avait fait preuve d'une sérieuse agressivité.

Cette dérobade laisse les chefs d'unités stupéfaits, puis méfiants. Les Allemands ne vont-ils pas rééditer le coup de Morhange-Sarrebourg et feindre une retraite pour attirer les Français dans un piège ? On n'avancera donc que très prudemment. Alors que les troupes de von Kluck ont commencé à se retirer dans l'après-midi du 9 septembre, c'est seulement dans le milieu de la journée du 10 que l'armée Maunoury va se mettre en route. Progression hésitante que la pluie va encore contribuer à ralentir.

 

Von Kluck avait pu, on le voit, " décrocher " très aisément,

remettre de l'ordre dans ses unités enchevêtrées et se retirer vers le nord sans être inquiété. Durant toute la nuit, les habitants du village d'Ancienville, situé au nord-est de La Ferté-Milon, ont entendu défiler fantassins, cavaliers et artilleurs allemands. Ce bruit leur est devenu familier mais, cette fois, l'ennemi se déplace en direction inverse de celle qu'il a suivie jusqu'alors. Au matin du 10, le doute n'est plus possible : les Allemands battent en retraite !

Vers 9 heures, une voiture militaire entre dans la cour du château d'Ancienville. Un officier allemand en descend et se présente à la châtelaine, la respectable Mademoiselle de Maucroix. Parlant un français irréprochable, il annonce l'arrivée imminente d'un personnage important. L'officier, qui enseigne le français dans une université allemande, affecte une politesse raffinée.

Effectivement, quelques instants plus tard, un groupe de plusieurs voitures vient se ranger devant le château. De la première automobile descend un général de haute taille, à la mine sévère. Tous les Allemands s'immobilisent dans un garde-à-vous rigide. " C'est Son Excellence le général en chef ", murmure le " professeur " à l'oreille de la châtelaine.

Von Kluck, car c'est lui, arbore " un air sombre et préoccupé ", ce que l'on comprend assez bien. Il manifeste le désir de faire sa toilette. On le conduit dans une chambre du château.

Pendant que le général procède à ses ablutions, le " cuisinier de Son Excellence " et ses adjoints s'affairent autour des fourneaux. Ils doivent servir à midi fort exactement, un déjeuner de quarante-deux couverts.

Un peu avant 10 heures, von Kluck réapparaît. Mademoiselle de Maucroix, qui guettait sa sortie, n'hésite pas à aborder au passage l'impressionnant chef de la Ire année ; en termes pressants, elle lui demande de mettre fin aux incendies allumés par ses soldats; quelques jours plus tôt, un convoi s'était arrêté et " sans motif précis, pour rien, pour le plaisir ", les cavaliers de l'escorte ont incendié trois maisons. Von Kluck répond évasivement : " Il s'agit de représailles motivées par l'attitude combative des habitants. -- Combatifs, les habitants ! proteste Mademoiselle de Maucroix, mais il n'y a pas une arme dans nos villages et il n'y reste plus que des vieillards, des enfants et des femmes. " Impatienté, von Kluck qui a; on s'en doute, d'autres sujets de préoccupations, écarte la requérante, demande sa voiture, ordonne qu'on serve le déjeuner une heure plus tôt et s'éloigne.

A onze heures, il est de retour et le repas commence. Mais voici qu'une estafette arrive. Von Kluck prend connaissance du message; il s'assombrit, repousse son assiette et se lève.

Tous les assistants en font autant. Il faut renoncer au repas soigneusement préparé. " Sollicités, certes, par la faim " mais plus encore par la nécessité de déguerpir, les convives, frustrés, se saisissent de tranches de pain et de jambon et, en courant, regagnent les voitures qui démarrent et disparaissent.

Les alarmes de von Kluck reflétaient les répercussions d'un raid effectué sur les arrières de son armée par la 5e division de cavalerie au cours des 8, g et Io septembre; ce raid, utilisant le couvert des forêts qui entourent Villers-Cotterêts, avait provoqué une vive inquiétude chez l'ennemi où l'on craignait d'être tourné.

Mademoiselle de Maucroix s'était retirée dans sa chambre. N'entendant plus aucun bruit, elle sort; le château est vide. Excellence, officiers, cuisinier, tout le monde a disparu. Les déjeuners inachevés vont figurer parmi les manifestations les plus tangibles et les plus symboliques de la retraite allemande.

 

Le capitaine Spears qui se déplace avec l'Etat-Major de la 5e armée découvre, lui aussi, dans un château de la Brie, les reliefs d'un repas interrompu. L'examen de la table permet de reconstituer la scène. L'arrivée d'un obus français sur le bâtiment a, de toute évidence, donné le signal du départ. Servi le premier, le général a terminé son déjeuner; à côté de son assiette, une tasse vide en témoigne ainsi que la présence de cendres de cigare dans la saucière. A la place voisine qui a dû être occupée par le chef d'Etat-Major, le café est resté dans la tasse. Quelques minutes de retard sur son chef n'ont pas permis à l'adjoint de terminer. Et ainsi depuis la place d'honneur jusqu'au bout de la table, on peut déterminer le grade de l'occupant par l'état d'avancement du service. A l'extrémité, une assiette de potage encore pleine, devait être celle du plus jeune sous-lieutenant.

 

Placé une fois encore sous les ordres de son voisin qu'il méprise et qu'il rend responsable de la retraite, von Kluck est condamné à boire le calice jusqu'à la lie. Von Bülow entend d'ailleurs marquer immédiatement son autorité. Il interpelle par radio son nouveau subordonné : " Où se trouve votre armée ? Quelles forces ennemies se trouvent en face de vous ? Quand pourrez-vous reprendre l'offensive ? " Le télégramme se termine par une injonction des plus sèches : " Réponse immédiate. "

On imagine assez bien la fureur de von Kluck qui marque son dépit en ne répondant qu'après plusieurs heures : " La Ire armée s'est retirée jusqu'au nord des forêts de Villers-Cotterêts. Aucun renseignement sur l'ennemi à l'ouest de l'Ourcq inférieur. Jusqu'à présent, l'ennemi débouche de Château-Thierry. " Ces renseignements assez vagues sont suivis d'un aveu et d'une remarque amère dont Bülow pourra faire son profit : " Mon armée est fortement épuisée et mise en désordre par ces cinq jours de combat ininterrompus et par la retraite qui m'a été imposée. " Von Kluck conclut : il ne pourra reprendre l'offensive " que le 12 au plus tôt ".

 

Le soir même part du G.Q.G. une série d'ordres signés du général en chef. Maunoury et French doivent pousser vers le nord, cependant que le corps de cavalerie Bridoux, à l'extrême gauche, reçoit pour mission " d'inquiéter " la retraite de von Kluck.

 

Informé de la retraite des Allemands, les artilleurs du 44e régiment ont quitté leur position pour descendre vers Nanteuil-le-Haudouin. La route qu'ils empruntent traverse ces champs mêmes où, la veille, ils ont foudroyé littéralement l'infanterie de la brigade Lepel. De la route de Paris à la ligne de chemin de fer, entre les touffes vertes des betteraves et aussi loin qu'on peut voir, s'allongent les uniformes gris des soldats allemands. Des territoriaux s'emploient à les ramasser et à les enterrer pendant qu'un sous-lieutenant du génie, carnet en main, les compte avec un soin de comptable. Un servant du 44e s'est arrêté et, silencieusement, regarde la scène : " C est vous les artilleurs qui avez fait ce travail-là ? lui crie l'officier. J'en ai déjà compté dix-sept cents ! Et je n'ai pas fini! " Et il ajoute avec une satisfaction indéniable : " Ça va faire plus de deux mille ! " Le ton de satisfaction est sensible, mais hier, ces Allemands, eux, se souciaient-ils de sentiments humanitaires quand ils avançaient vers la capitale, obsédés par des visions de pillage ?

Cependant ces ennemis ne sont plus que des cadavres aux chairs déjà verdies. La peau se tend sur des visages ou les yeux creux et les dents découvertes composent le masque affreux de la mort. Là, plusieurs Allemands sont tombés en tas. L'un d'eux, qui n'a pas été tué sur le coup, a tenté de se dégager des corps sous lesquels il s'est trouvé enseveli. Son buste émerge et son agonie a dû être longue. " Arc-bouté sur un coude, la bouche grande ouverte et hurlante, il a expire en tendant son poing noueux, énorme " vers ces collines d'où la mort est venue.

Et partout des corps étendus sur le sol ou couchés sur le dos, figés dans une dernière crispation et sur lesquels le sang, déjà séché, dessine d'énormes taches presque noires.

Le ciel sombre où courent des nuages bas ajoute une note de désespérance à cette scène macabre. Immobile, l'artilleur contemple ce charnier, en proie à des sentiments bien éloignés de l'assurance assez désinvolte que Napoléon avait exprimée, certain soir, devant un tel spectacle. Hier, ce soldat avait haï, les fantassins qui foulaient le sol de l'Ile-de-France; aujourd'hui devant les corps au bord de la décomposition, il " éprouve comme un trouble inexprimable ". Il s'éloigne à pas lents, plongé dans ses réflexions et bute contre un obstacle. Au " contact mou ", il devine un nouveau cadavre qu'il n'ose regarder. Sans doute l'accoutumance lui fait-elle défaut ? Peut-être lui sera-t-elle venue quand il tombera à son tour, un an plus tard.

Il rejoint sa batterie qui se met en route vers le nord et roule à travers champs en suivant une sorte de chemin qu'a tracé la batterie qui précède. " Au bord, un Allemand est étendu. Des attelages l'ont frôlé. Si l'on n'y prenait garde, on écraserait ses pieds. Son visage est encore d'un jaune céruléen. Le masque rude et grave de cet ennemi a une virile beauté. "

Au passage, un autre artilleur a regardé, lui aussi, le cadavre avec attention. Il reste quelques secondes silencieux puis hausse les épaules et murmure : " Pauvre bougre ! " et son voisin déjà remué par le spectacle de tout à l'heure, répond : " Ma foi, oui ! " Mais le conducteur de derrière, qui a laissé chez lui femme et enfants et qui se demande comment cette famille mange, se retourne en selle, et grogne : " Un sale cochon ! "

" Le temps s'embrume, a noté encore l'artilleur. La campagne où traînent toujours çà et là des effets, des armes et des cadavres, monotone et terne sous le ciel gris, nous enveloppe d'une tristesse qui va jusqu'à l'angoisse. Il faut se répéter : c'est la victoire, c'est la victoire, pour sentir la joie pourtant si profonde de savoir la Patrie sauvée. "

Ce soir-là, à l'étape, un conducteur de la même batterie mène à l'abreuvoir les chevaux de sa pièce; plutôt que de suivre le chemin qui conduit à la ferme voisine, il décide de couper à travers champs dans l'espoir de trouver " des pommes de terre, des betteraves rouges ou, peut-être, des oignons; le cuisinier de la batterie pourrait ainsi améliorer un ordinaire qui laisse rudement à désirer ".

Notre artilleur ne trouvera ni oignons, ni pommes de terre, mais il découvre sur la pente d'un champ, " sur du blé en javelles, des fantassins étendus. On aperçoit de très loin leurs culottes rouges... Dans la vallée, des cadavres allemands à peine visibles. Les adversaires sont tombés presque côte à côte... Les armes et les sacs des morts ont été enlevés. On a déboutonné capotes, vestes et chemises pour prendre les médailles. La musculature du cou, celle de la poitrine ont été mises à nu, les orbites des yeux ont déjà verdi... Un petit sergent, tombé à la renverse sur des gerbes qui lui font un oreiller, lève son bras droit. Les doigts crispés de sa main, semblent, en l'air, une serre douloureuse. Sur sa manche la baguette d'or brille au soleil ".

Pour exemplaire que soit la fin de Péguy et celle de ses compagnons, elle ne peut empêcher qu'on ressente, une fois encore, l'amertume poignante qu'a laissée dans nos esprits le souvenir des hécatombes d'août et de septembre 1914.

 

11 septembre

 

Les Ire, IIe et IIIe armées remontent donc vers le nord, " suivies " plutôt que poursuivies, par les Franco-Britanniques. Des actions sporadiques de retardement, menées par l'ennemi, vont allumer çà et là de fugitifs combats. Stimulé par les messages de la victoire, le Grand Quartier Général français nourrit maintenant de grandes ambitions et bâtit un plan de grande envergure. Les projets de Joffre vont tendre à isoler l'aile droite allemande, à l'envelopper par le nord-ouest et à " l'accabler ", en même temps qu'on refoulera le centre allemand vers le nord-est.

L'instruction générale n° 22 lancée en fin d'après-midi traduit les conceptions stratégiques du G.Q.G. français et définit la tâche de chacun :

- Maunoury, French et l'aile gauche de Franchet d'Esperey reçoivent mission de " prendre à partie " le groupe de l'aile droite allemande.

- Enfin, le " gros " de la 5e armée est laissé libre d'agir soit en direction du nord-ouest dans le cadre de la bataille de l'Ourcq, soit vers le nord-est en appui de l'armée Foch. Cette imprécision est assez exceptionnelle. Il n'est pas dans les habitudes de Joffre d'accorder des " délégations stratégiques " et de laisser à ses généraux d'armée le choix des missions à accomplir. Le " laissez-aller " qui inspire les bureaux de Luxembourg n'a pas cours à Châtillon-sur-Seine mais il est vraisemblable que le général en chef ne dispose pas de renseignements assez précis sur la situation des armées Bülow et Kluck pour donner plus de fermeté à ses directives. Quoi qu'il en soit, on ne peut refuser à ce plan d'être logique et il n'est certes pas interdit, quand on est victorieux, de devenir ambitieux. L'aide-major Berthelot imagine déjà " les armées allemandes en déconfiture ". Il suffit de " pousser brutalement " et reconduire l'envahisseur dans son pays.

Joffre se flatte, dans ses Mémoires, d'avoir jugé plus objectivement de la situation. En réalité ni celle des Allemands, ni celle de nos troupes n'autorisent d'aussi grands espoirs. Nulle part nos adversaires n'ont été battus tactiquement. Les combats locaux, dont l'ensemble a constitué la bataille, ont presque tous tourné à leur avantage. Quelques indices de replis, parfois précipités, la capture de quelques milliers d'ivrognes ou de trainards ne doivent pas créer d'illusions. Les Allemands se retirent en bon ordre et sans être gênés par la menace de poursuivants, épuisés et circonspects. Les combattants français ressentent, en effet, une immense fatigue. De plus, le demi-tour d'un ennemi jusque-là victorieux leur inspire encore une méfiance que justifient des expériences malheureuses. Aux assauts téméraires a succédé une prudence assez compréhensible; on appréhende quelque traquenard. Les éléments, enfin, sont contre nous et les troupes qui ont tant souffert du soleil écrasant, peinent maintenant sous les averses qui détrempent routes et chemins.

Sous les rafales, les fantassins marchent " misérables et trempés ", cherchant à se protéger de leur mieux; ceux qui ont perdu leur capote s'abritent les épaules sous des sacs ou des loques ramassés dans les maisons abandonnées : jupons de femme, rideaux à fleurs. Impitoyable, la pluie frappe les visages et pénètre sous les vêtements gorgés d'humidité.

Cavaliers et artilleurs ne sont pas mieux partagés. Depuis le matin de cette journée, les batteries du 44e d'artillerie roulent dans une plaine déserte, au milieu des champs de betteraves et des champs de blé. Les gerbes qui n'ont pas été ramassées pourrissent sous un ciel bas " pesant et triste ".

Accablés par la fatigue et l'eau qui tombe sans arrêt, les hommes restent silencieux. Ils ont relevé leur col et tourné leur képi pour s'abriter la nuque ; " les visages contractés sous les gifles de la pluie qui cingle, disparaissent à moitié. Les chemises adhèrent aux épaules et les pantalons aux genoux. Les vêtements mouillés absorbent la chaleur des corps; on éprouve l'atroce sensation d'un lent refroidissement. Il semble que la vie se retire des membres et qu'on meurt peu à peu. "

Les chevaux avancent, la tête basse, le poil luisant d'humidité. Presque tous sont épuisés et l'hostilité des éléments " achève leur ruine ". Ils vont jusqu'à la limite extrême de leurs forces et soudain ils butent et s'arrêtent. " Rien ne saurait plus les contraindre ou les inciter à faire un pas de plus. Il faut les dételer, les déharnacher et les abandonner au bord de la route où, dans quelques heures, ils vont mourir. "

Par endroits, la route est devenue un véritable " fleuve de craie liquide " à la surface duquel les pas des fantassins, ceux des chevaux et les traces laissées par le passage des roues s'effacent en quelques secondes. Les villages qu'on traverse ont été pillés par l'ennemi et offrent un spectacle révoltant. Dans toutes les maisons qu'ont occupées les Allemands, des " vestiges d'ordures innommables ", des meubles éventrés, brisés, des destructions stupides, libération d'un instinct bestial que recouvrent les habitudes civilisées et auquel la guerre a rendu libre cours.

" Nous commencions à comprendre, écrit le capitaine Spears, qu'une grande victoire stratégique avait été remportée. " Les témoignages matériels étaient visibles. " Partout des cadavres d'hommes et de chevaux jalonnaient la marche en avant... A certains endroits, le sol était littéralement jonché de casques et d'armes de toutes sortes. Les fossés étaient encore garnis de cadavres allemands, entourés cependant d'un moins grand nombre de bouteilles que les jours précédents. "

La 5e armée à l'Etat-Major de laquelle Spears est toujours rattaché, arrive ce soir à la hauteur de Ville-en-Tardenois. Depuis les combats d'Esternay et de Montceaux-lès-Provins à l'aube du 6 septembre, elle a parcouru plus de 40 km. A sa gauche les soldats de French ont atteint une petite rivière qui s'appelle la Crise, à moins de 10 km de Soissons. Les avant-gardes de Maunoury ont dépassé les lisières nord de la forêt de Retz.

 

12 septembre

 

Attentif dans la victoire, comme il l'avait été dans la défaite Joffre s'efforce, avec obstination, d'exploiter les possibilités que la situation militaire paraît offrir. Préoccupé de " nourrir " une aile gauche qui doit sans répit menacer von Kluck, le général en chef a, dès le 9, prescrit au général Dubail de se séparer à nouveau d'un corps d'armée qui a été mis en route vers la 6e armée. Joffre a fait également diriger sur celle-ci une division prélevée sur la 5e armée dont il juge que, bientôt, l'action cessera d'être déterminante.

Ainsi renforcé, Maunoury devra glisser des troupes sur la rive droite de l'Oise, déborder par l'ouest les troupes de von Kluck et interdire à celui-ci de s'arrêter sur l'Aisne pour faire front devant les forces qui suivent sa retraite, c'est-à-dire le gros de la 6e armée, les soldats de French et la gauche de la 5e armée.

En même temps, les forces principales de Franchet d'Esperey et l'armée de Foch continueront à refouler Bülow vers le nord-est pour empêcher tout rapprochement avec les unités de son voisin, von Kluck, et interdire aux morceaux brisés de l'aile droite allemande de se ressouder.

Ces vastes desseins ne seront que très imparfaitement réalisés. Plus tard, Joffre se plaindra de ne pas avoir obtenu de ses généraux d'armée une compréhension exacte de ses vues ni une exécution correcte de ses directives. Maunoury n'a pas saisi le sens de la manœuvre ; il ne donnera pas à son aile gauche des " moyens suffisants " et il va s'enliser dans un " stérile combat de front ". Franchet d'Esperey " perdit du temps " et ne sut pas exploiter la conjoncture qui s'offrait à lui. Quant à Sarrail, " il ne comprit pas... le rôle décisif que son armée pouvait jouer " et le général en chef s'indignera de ce qu'il aura fallu au chef de la 3e armée plus de quarante-huit heures pour s'apercevoir que l'ennemi s'était retiré devant ses soldats.

Ces plaintes étaient-elles justifiées ? Les chefs d'armée ont-ils laissé échapper des occasions aussi favorables ? Les troupes françaises se trouvaient-elles en mesure d'obtenir les résultats décisifs escomptés par le Grand Quartier Général ? On peut en douter. Un élément matériel intervient d'ailleurs et qui n'est pas de nature à faciliter l'exploitation du succès : l'épuisement des munitions d'artillerie. En un mois et demi de combats, le tir des 75 a dévoré les stocks d'obus. Chaque pièce dispose pour les jours qui viennent de 400 projectiles, ce qui permet à peine une heure de feu à cadence accélérée. Comment mener une action vigoureuse si l'on doit manquer de munitions ?

 

Le 13 septembre, les Franco-Britanniques atteignent les abords méridionaux de la vallée de l'Aisne depuis Soissons jusqu'à Berry-au-Bac. Plus à l'est, l'armée Foch a dépassé Reims et la vallée de la Vesle; elle avance vers celle de la Suippe.

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