LA BATAILLE DE L'OURCQ VUE PAR HENRI ISSELIN
8 septembre
Dès les premières lueurs de l'aube, l'artillerie française a entrepris de canonner les positions du centre allemand. Elle paraît concentrer ses feux sur la croupe de Trocy où, précisément, les Allemands ont rassemblé 24 batteries d'artillerie. Von Gronau voit dans cette canonnade le prélude d'un assaut et cette perspective le remplit d'appréhension.
Engagées depuis trois jours contre " un ennemi notablement supérieur... sans réserves, pendant toute la journée sous le soleil brûlant, sans eau et sans ravitaillement, attendant en vain d'être relevées et renforcées ", les unités du IVe C.R. ne résisteront pas à une attaque vigoureusement menée. Au surplus, le général ne peut ignorer le " désordre indescriptible " qui règne derrière les unités de première ligne. Les fractionnements répétés des unités ont créé la plus extrême confusion. Cuisines roulantes et voitures régimentaires " errent à la recherche de leurs unités... les blessés refluent vers l'arrière et viennent s'accumuler dans les églises organisées en ambulances... les officiers d'Etat-Major arrêtent aux carrefours les isolés qui ont fui la tourmente... ou rôdent en quête de vivres ". Près des villages, des meules touchées par les obus brûlent et " à l'odeur âcre de la fumée se mêle l'odeur pestilentielle des cadavres de chevaux qui jonchent les revers et les bas-fonds du ru des Floriats et du ru de Beauval ".
Inquiet également, le général von Linsingen adresse à von Kluck un message où il annonce une " puissante menace de percée " et sollicite une " aide... instamment nécessaire ".
Du côté français, la 7e D. I. va entrer en ligne. Après l'interminable journée d'attente, les taxis avaient enfin pris en charge leurs clients; l'opération s'était effectuée après la tombée de la nuit. A Gagny, comme à Livry-Gargan, quatre fantassins s'installaient à l'intérieur, un cinquième s'asseyait à côté du chauffeur et l'on démarrait avec la consigne : " Suivez ! "
Lourdement chargés, les véhicules roulent sur les pavés de la banlieue, puis s'en vont, cahotant sur les routes sillonnées d'ornières. Affalés sur les sièges, les " voyageurs "s'endorment cependant que les chauffeurs restent attentifs à ne pas perdre de vue la voiture qui les précède, à ne pas la heurter non plus lors des à-coups qui viennent à tout moment perturber la marche de la caravane. Dans le nord-est, des lueurs rouges empourprent parfois le ciel.
Cet ancêtre de tous les convois militaires automobiles se déplace selon les règles d'une technique assez primitive. " Sectionnement et articulation, encadrement, discipline de marche, police de route, jalonnement... ", rien de tout cela n'existe qu'à l'état rudimentaire. Aussi, le trajet ne s'effectuera-t-il pas sans incidents. Les difficultés d'un voyage de nuit, phares éteints, le poids élevé du chargement (cinq hommes avec armes, munitions et sacs), la fatigue des chauffeurs, les pannes de moteurs, autant de facteurs défavorables auxquels vont s'ajouter embouteillages, collisions et voitures versées. Tout ne va donc pas pour le mieux. " La vitesse est irrégulière, l'allure désordonnée, le transport très décousu. " Certains chauffeurs trouvant trop lents leurs devanciers, tentent de les doubler. Par instant, deux voitures tressautent et, zigzaguant, roulent de front, mordant sur les bas-côtés. La situation s'aggrave encore lorsque les premiers taxis vides s'engagent, en sens inverse, sur la même route.
Le Plessis-Belleville se trouve bientôt complètement engorgé par " un amoncellement de voitures " Il faut réveiller les hommes, les faire descendre et les acheminer à pied vers Nanteuil-le-Haudouin. Trois bataillons sont conduits jusqu'à la route de Silly-le-Long et deux autres jusqu'aux abords sud de Nanteuil. Au total, cinq bataillons d'infanterie de 800 hommes chacun ont été transportés à 50 kilomètres de leur point de départ. Il faudra beaucoup de temps pour mettre fin à la confusion, regrouper les unités et rejoindre les deux autres régiments transportés par voie ferrée et débarqués au petit jour en gare de Nanteuil.
La légende a démesurément grossi l'importance d'un épisode plus frappant certes, par l'initiative qui l'avait décidé que par les résultats qui en ont été retirés. Le cortège des taxis de la Marne constitue, à n'en pas douter, le premier exemple de transports motorisés et l'ancêtre des innombrables convois militaires qui, de la Voie Sacrée de Verdun en 1916 jusqu'aux pistes de Cyrénaïque en 1942 sillonneront le monde en guerre.
La 7e division aurait peut-être joué un rôle décisif si elle avait été engagée à l'aile gauche mais elle sera insérée entre le 7e C. A. et la 61e D. R. Ainsi disposés, les renforts seront absorbés dans la bataille générale sans que leur intervention soit déterminante.
La 7e D.I. devait cependant progresser au cours de la matinée, vers Etavigny; à sa gauche, la 61e D. R. s'emparait du Bois de Montrolles. Mais, comme la veille, elle sera refoulée dans la soirée, ce qui entraînera le recul de l'unité voisine.
En définitive, la rupture du front de Trocy, si redoutée des Allemands, ne se produira pas. Ces derniers avaient d'ailleurs hâtivement poussé la 5e D. I. du IIIe C.A. dans le secteur menacé, sans que cette unité ait à s'employer sérieusement. Eprouvés par quatre jours de lutte, les Français ont perdu de leur agressivité. A la tombée de la nuit, un violent orage éclate, noie les adversaires sous des trombes d'eau et arrête ainsi tous les combats.
Devant l'armée britannique et l'aile gauche de la 5e armée, le départ des IIe et IXe corps n'avait, on le sait, laissé subsister qu'un maigre rideau de cavalerie. Malgré les exhortations de Joffre et leur supériorité numérique écrasante, les Anglais ont attaqué avec une excessive circonspection, n'exploitant aucun de leurs succès locaux et se laissant abuser, une fois encore, par les démonstrations de von der Marwitz et de von Richthoffen. Le corps de cavalerie Conneau devait montrer une timidité au moins égale puisqu'il se repliait même en fin de journée. En dépit de cette action des plus prudente, les chevaux, comme toujours, sont " fourbus ". Et cependant " si les chefs de cette cavalerie... avaient eu, au moins, le désir de rencontrer l'ennemi au plus vite, la masse pouvait passer le Petit-Morin, arriver d'une traite jusqu'à la Marne et semer le désarroi et la panique dans les convois de von Kluck ". Désorientée par les méthodes de combat qui lui sont étrangères, la cavalerie française se borne à accompagner à distance la retraite de l'ennemi.
Prudence exagérée ici, témérité par ailleurs ! La guerre est bien un art " tout entier d'exécution ".
Les 18e, 3e et 1er C.A. de Franchet d'Esperey montrent, heureusement, plus de vigueur. Refoulant l'aile droite de la IIe armée, ils la mettent en une position précaire; ce soir-là, Bülow, inquiet, arrive à l'amère conclusion qu'il faut " compter avec la possibilité d'une percée des forces ennemies " entre ses troupes et celles de von Kluck.
Il était dit que le général von Kluck et son Etat-Major ne séjourneraient pas deux jours de suite dans le même pays. Mécontent des incommodités de Vendrest, le chef de la Ire armée avait décidé de se transporter à La Ferté-Milon, localité mieux à même d'assurer une installation convenable et qui se trouve placée à proximité du secteur où sera engagée l'action décisive, c'est-à-dire le débordement par le nord de l'armée Maunoury. Avant de quitter Vendrest, von Kluck apprend que les
Anglais ont traversé le Grand-Morin. Aussi juge-t-il prudent d'assurer aux cavaliers de von der Marwitz, le soutien de quelques canons et d'un régiment d'infanterie, prélevés sur le IXe C. A.
Quelques instants plus tard, des reconnaissances aériennes signalent que plusieurs colonnes anglaises progressent vers le nord. Les Britanniques semblent décidés " à agir sérieusement et à hâter leur mouvement ". S'il en est ainsi, la résistance des cavaliers, même assurée du " soutien ", ne sera pas de longue durée et les Anglais peuvent apparaître sur le front de l'Ourcq avant que l'écrasement de Maunoury ne soit consommé.
Après mûres réflexions et bien " à regret ", von Kluck annule ses directives précédentes; il prescrit au général von Quast, chef du IXe C.A., d'affecter deux brigades d'infanterie et deux régiments d'artillerie à la défense de la Marne, position qui devra " être tenue à tout prix ". L'Etat-Major de la Ire armée déplore, une fois encore, l'absence d'un organe de commandement des troupes chargées d'aveugler la brèche. Mais qu'y faire ? On a d'autres sujets de préoccupations et, au demeurant, on plie bagages.
L'ordre lancé depuis Vendrest parvient à von Quast vers 13 heures, alors que le IXe corps d'armée est engagé dans sa longue marche vers La Ferté-Milon. Von Quast est-il indiscipliné par nature ou bien s'arroge-t-il, comme son chef, le droit d'interpréter les ordres qu'il reçoit ? Quoi qu'il en soit, le général décide de sa propre initiative, et " en raison de la faiblesse de son effectif ", de réduire de moitié les moyens affectés par son supérieur à la défense des ponts de la Marne.
La brigade Kraewel ainsi constituée est placée sous l'autorité de von der Marwitz. Elle restera " pelotonnée " autour de Montreuil-aux-Lions, n'interviendra pas sur la Marne et n'entrera en action qu'après le franchissement de cette rivière par les avant-gardes anglaises.
En fin d'après-midi, une file de voitures automobiles quitte Vendrest en direction du nord, emportant l'Etat-Major de la Ire armée et ses impedimenta. Un peu avant d'arriver à La Ferté-Milon le convoi s'arrête brusquement; des coups de feu éclatent. Von Kluck et ses officiers sautent à terre pour apprendre que la route est barrée par des cavaliers français qui effectuent un raid audacieux sur les arrières de l'ennemi. Les officiers d'Etat-Major et leurs conducteurs empoignent toutes les armes disponibles : fusils, revolvers, carabines et adoptent " la formation en ligne de tirailleurs couchés à grands intervalles, comme le réclament les circonstances... Un ciel nuageux d'un rouge sombre éclairait d'une façon fantastique les personnages de ce groupe de combattants, unique en son genre. Le tonnerre de l'artillerie du IVe C. A. faisait entendre ses grondements, les formidables éclairs de l'artillerie lourde sillonnaient les ombres de la nuit tombante. " L'arrivée d'un bataillon d'infanterie allemande contraint les cavaliers à rompre le combat et dégage von Kluck et son état-major qui peuvent reprendre la route.
Quel beau fait d'armes eût été la capture de l'impétueux chef de la Ire armée !
C'est donc à l'ouest du champ de bataille que la crise va se dénouer. On ne peut plus espérer que Maunoury repoussera von Kluck sur l'Ourcq ou qu'il débordera son aile droite, mais seulement qu'il résistera à l'action des forces que rassemble le général allemand. Toutefois, pour s'être jeté ainsi sur la 6e armée von Kluck a délibérément rompu la continuité du front allemand.
Les Franco-Britanniques vont-ils exploiter la chance qui s'offre à eux ? Telles sont les questions qu'on peut se poser, quand, à l'approche de la nuit, s'apaise la chaleur étouffante qui n'a cessé de peser sur le champ de bataille.
Avant d'aller dîner, Joffre, toujours attentif, lance une nouvelle instruction générale. Elle porte le n° 19 et débute par une analyse de la situation :
" Devant les efforts combinés des armées alliées d'aile gauche, les forces allemandes se sont repliées en constituant deux groupements distincts.
" L'un qui paraît comprendre le IVe corps d'armée de réserve, le IIe et IVe corps actifs, combat sur l'Ourcq face à l'ouest contre notre 6e armée qu'il cherche même à déborder par le nord.
" L'autre, comprenant le reste de la Ire armée allemande (IIIe et IXe corps actifs) et les IIe et IIIe armées allemandes, reste opposé, face au sud, aux 5e et 9e armées françaises.
" La réunion entre ces deux groupes paraît assurée seulement par plusieurs divisions de cavalerie, soutenues par des détachements de toutes armes en face des troupes britanniques. "
De cette analyse qui ne sera plus exacte le lendemain matin, Joffre tire Ies directives suivantes :
" Mettre hors de cause l'extrême droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles.
" La 6e armée et les forces britanniques s'attacheront à cette mission.
" A cet effet, la 6e armée maintiendra devant elle les troupes qui lui sont opposées sur la rive droite de l'Ourcq.
" Les forces anglaises, franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et La Ferté-sous-Jouarre, se porteront sur la gauche et les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l'Ourcq.
" La 5e armée couvrira le flanc droit de l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy, Château-Thierry.
" Le corps de cavalerie, franchissant la Marne au besoin derrière ce détachement ou derrière les colonnes anglaises, assurera, d'une façon effective, la liaison entre l'armée anglaise et la 5e armée.
" A sa droite, la 5e armée continuera à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à cette dernière le passage à l'offensive. Le gros de la 5e armée, marchant droit au nord, refoulera au delà de la Marne les forces qui lui sont opposées."
La tâche des grandes unités est ainsi parfaitement définie pour la journée suivante. Celle de la 6e armée n'a plus, on le voit, qu'un caractère de temporisation : maintenir devant elle les troupes qui lui sont opposées. Il est raisonnable de ne pas lui demander davantage. Quatre jours de combats à peu près ininterrompus ont usé ses possibilités offensives. Les soldats de Maunoury ont joué leur rôle ; leur intervention a désorganisé l'aile marchante des armées allemandes, mais demain, c'est la Ire armée allemande au complet qui va se ruer sur eux. Le choc sera rude. Conscient de cette situation et de la menace qui pèse sur ses troupes, Maunoury signe ce soir, une " instruction secrète " qui prescrit pour le g, une attitude défensive. Elle précise même les mesures à prendre dans l'hypothèse d'une retraite qu'imposeraient les attaques allemandes. Le repli, s'il devient nécessaire, se fera sur la ligne des hauteurs, Plessis-Belleville-Monthyon-Penchard, cette crête depuis laquelle l'artillerie de von Gronau, au matin du 5, avait donné le signal de la bataille.
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