LA BATAILLE DE L'OURCQ VUE PAR HENRI ISSELIN

5 septembre

L'aube qui blanchit le ciel marque le début d'une journée où va se déclencher - et de façon imprévue - la plus grande bataille que l'histoire ait jamais connue. En 1813, à Leipzig, lors de la " bataille des Nations " qui fut " la plus colossale " rencontre napoléonienne, 300 000 Austro-Allemands avaient lutté pendant quatre jours contre 155 000 Français. Plus récemment, en Extrême-Orient, les combats de Moukden en 1905 avaient mis aux prises 300 000 Russes et 325 000 Japonais sur un front de 80 kilomètres. Cette fois ce sont deux millions d'hommes qui vont s'affronter pendant plus de six jours sur un champ de bataille de 250 kilomètres.

La périlleuse responsabilité de rompre le cours des événements va revenir à la 6e armée qui, ayant passé de la retraite à l'expectative, va s'engager dans l'offensive. Polytechnicien comme Joffre et Foch et leur aîné à tous deux, le général Maunoury, chef de la 6e armée, a participé aux combats de 1870, puis il a fait carrière dans l'arme savante : l'artillerie. Mis à la retraite en 1912, il a mené deux ans de vie civile d'une parfaite dignité et exempte de toute intrigue politique. Dès le mois d'août 1914., Joffre l'a rappelé à l'activité et lui a rendu un commandement, celui de l'armée de Lorraine, avant de le placer à la tête de la 6e armée. Maunoury a établi son P. C. au Raincy, dans la banlieue de Paris. Il a reçu, dans la nuit du 4 au 5 septembre, vers 23 heures, l'ordre général N° 6 qui lui enjoint de pousser ses forces vers l'est. Rappelons qu'un " ordre préparatoire " de Gallieni l'avait préalablement alerté.

 

 

Aux termes de ces instructions, les avant-gardes de la 6e armée se mettront en marche, à l'aube du 5 septembre, vers l'Ourcq, pour être prêtes, le soir même, à franchir la rivière dans le secteur de Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien; après quoi, le jour suivant elles se dirigeront vers Château-Thierry. Pour respecter un tel programme, il n'y a pas une minute à perdre; certaines unités devront couvrir - à pied - près de 50 kilomètres.

C'est que la 6e armée occupe, au soir du 4 septembre, une position répondant â la mission essentielle qui lui a été assignée jusqu alors : défendre la capitale. Elle s'était donc placée en équerre, partie tournée vers le nord pour surveiller les débouchés des forêts de Senlis et de Chantilly, partie vers l'est, entre Dammartin et Lagny pour s'opposer à tout mouvement de la Ire armée allemande vers la capitale. Au matin du 5, Maunoury a sous ses ordres près de cent mille hommes. C'est la " masse de manœuvre " que, depuis la note du 26 août, Joffre s'est employé à rassembler avec une inlassable patience. Composée suivant les disponibilités, la 6e armée présente de ce fait un assemblage assez hétéroclite. Voici les unités qui s'y trouvent réunies :

- le 7e corps d'armée retiré du front d'Alsace; il a laissé sur le champ de bataille plus de 3 500 hommes et beaucoup d'officiers;

- le 5e groupe de division de réserve comprenant les 55e et 56e divisions de réserve (le 276e R.I., celui d Péguy, fait partie de la 55e) qui ont combattu dans les hauts de Meuse; transportées dans la Somme, elles ont effectué toute la retraite; il faut y ajouter une brigade " marocaine " qui arrive d'Afrique accompagnée de la 45e division algérienne ;

- le 6e groupe de division de réserve (61e et 62e) qui a été bousculé " et très éprouvé " dans les engagements malheureux du 28 août, aux environs de Cambrai. Les survivants sont restés sous le choc de cette première rencontre qui s'est terminée par une défaite. Gallieni, les voyant débarquer aux environs de Pontoise, estime que ces troupes sont en complète décomposition et " qu'il n'y a rien à en tirer "

- enfin, le corps de cavalerie Sordet dont les chevaux sont épuisés par des " marches incessantes " et des soins insuffisants. Sa capacité d'action est faible.

Tout cet ensemble est disparate et la puissance d'intervention ne correspond pas à son importance numérique. Les hommes sont fatigués et l'encadrement trop réduit, car l'imprudence des officiers lors des premières rencontres a creusé dans leurs rangs des vides sérieux.

Le 4e corps d'armée, prélevé sur la région de Verdun, devait être mis, lui aussi, à la disposition de Maunoury les 3 et 4 septembre. Retardé par les difficultés de " décrochage " et de transport, il n'arrivera qu'entre le 5 et le 7, " exténué et très amoindri " par les combats qu'il a livrés. Certains régiments ont perdu " la moitié de leur effectif et la presque totalité de leurs officiers ".

Quoi qu'il en soit, il faut, à la guerre, utiliser les moyens dont on dispose et non ceux que l'on souhaiterait avoir. C'est bien ce que pense le général Maunoury qui, en homme d'action et sans s'attarder à un inventaire mélancolique de ses troupes, va s'employer à pousser celles-ci vers l'ennemi.

Malgré le laconisme de l'ordre général, l'importance du rôle dévolu à la 6e armée ne peut échapper à son chef. Il s'agit de donner l'estocade à la plus vigoureuse des armées allemandes, celle de von Kluck, aguerrie et exaltée par un mois de combats victorieux. Dans le même temps, les armées de Franchet d'Esperey, de Foch et de French, engageront des actions frontales mais le résultat des rencontres précédentes permet difficilement d'espérer un succès tactique de leur part. C'est donc bien à la 6e armée que revient la tâche essentielle. Elle doit " attirer la foudre " sur elle et la menace qu'elle va constituer contraindra von Kluck à opérer un changement de front.

A l'Etat-Major de la 6e armée, on a veillé durant une partie de la nuit du 4 au 5 septembre. Dresser le plan de déplacement des troupes, organiser leur approvisionnement en vivres et en munitions, rédiger les directives, tout cela est mené tambour battant. A minuit, Maunoury signe enfin l'ordre d'opération N° 26 et celui-ci est expédié aux chefs des grandes unités qui composent la 6e armée.

C'est ainsi qu'il parvient vers 1 h 30 du matin au Mesnil-Amelot où le général de Lamaze qui commande les 55e et 56e divisions de réserve et la division marocaine, a installé son P. C.

On réveille immédiatement le général qui, à son tour, transmet à l'échelon de la division (général Leguay), puis à celui de la brigade (général de Mainbray). En définitive, le 276e R. I. ne reçoit ses ordres qu'à 6 heures, c'est-à-dire à l'heure même où il devrait se mettre en route. La transmission aura donc exigé 7 heures pour les 20 km qui séparent Le Raincy du cantonnement du régiment. Tout le monde partira en retard; les conséquences en seront fâcheuses.

Les directives reçues par les exécutants ne fournissent aucun renseignement sur les positions des adversaires vers lesquels on se dirige, ni sur les possibilités d'une rencontre avec ceux-ci. On a l'impression, à la lecture des différents ordres, que l'ennemi n'existe pas ou ne compte pas. Pour le commandement de la 6e armée, il s'agit simplement d'une marche d'approche; on " part â l'aveuglette " et personne n'envisage qu'un combat puisse s'engager au cours de la journée qui commence. En fait, on ne sait, en vérité, à peu près rien de précis à cet égard. Pour éviter de donner l'alarme, on a suspendu pendant plusieurs jours les reconnaissances de cavalerie en direction de l'est. Aujourd'hui même, les avions de la 6e armée ont été envoyés en reconnaissance vers Compiègne et Soissons. Un seul est parti survoler la vallée de la Marne ; il sera abattu par les Allemands. Quant à la cavalerie, elle se montrera visiblement défaillante dans la tâche qui aurait dû être la sienne : précéder et éclairer les divisions d'infanterie en marche vers la vallée de l'Ourcq.

Quoi qu'il en soit, on considère que le dernier corps d'armée allemand, le IVe de réserve, aura franchi la Marne dans cette même journée du 5 septembre. C'est donc dès le lendemain qu'on tombera dans le dos de von Kluck en surgissant, selon toute probabilité, au milieu des convois et des services de l'arrière qui seront aisément bousculés.

La 19e compagnie du 276e R.I., la compagnie de Péguy, avait passé la journée du 4 septembre aux abords de Saint-Witz. Surveillant les lisières sud de la forêt de Pontarmé, les hommes de Péguy avaient pu apercevoir les avant-postes allemands à moins de 300 mètres. Soldats et officiers, qui venaient d'endurer les étapes épuisantes de la retraite, avaient accueilli avec joie cette journée d'immobilité. Péguy, en qui les élans mystiques côtoient toujours les soucis les plus matériels, mettait en ordre les affaires de la compagnie; avec le soin méticuleux d'un parfait comptable, il avait, en particulier, invité ses camarades à régler leurs dépenses d'ordinaire.

En fin de soirée, la compagnie a été relevée et s'est repliée vers Vémars où une " immense ferme " abritera tout le bataillon. Celui-ci est alors avisé que la retraite est terminée; après-demain on prendra l'offensive. Comme la plupart des soldats du 276e R.I. sont originaires de la région parisienne, ils acceptent très courageusement la perspective de défendre cette terre où ils ont vécu. Enfin, la distribution du courrier a apporté un réconfort sérieux à ceux restés sans nouvelles de leur famille depuis trois semaines.

La nuit a été calme et reposante. Aussi, c'est allégrement que ce matin, à 7 heures, le régiment s'est ébranlé en direction de l'est. La route sera longue et le ciel toujours serein laisse présager une journée très chaude. On peine durant toute la matinée sur les routes blanches de poussière ou sur des chaussées aux pavés inégaux. Les cols sont dégrafés, les cravates retirées, les manches de capote relevées et les mouchoirs à carreaux, placés sous le képi, servent de couvre-nuques. Déjà la chaleur et la marche ont rouvert les blessures aux pieds que le repos d'hier avait calmées. Les capitaines qui disposent d'une monture descendent parfois de leur cheval et marchent aux côtés de leurs hommes pour les encourager. Certains officiers chargent sur la selle les sacs pris aux fantassins les plus fatigués.

Le régiment traverse des villages à peu près abandonnés. Seuls quelques habitants sont restés; ceux-là ont placé devant leurs portes des seaux d'eau ou de cidre. Les soldats puisent au passage avec leurs quarts de fer-blanc; il en résulte quelque désordre. Les traînards et les éclopés les rejoignent, lors des haltes prescrites par les règlements : dix minutes toutes les heures.

Malgré le soleil, la poussière et la fatigue, tous les témoignages s'accordent à reconnaître que " le moral est bon ". Les Parisiens lancent leurs plaisanteries habituelles. C'est avec " espoir et confiance " qu'ils s'accommodent de cette dure étape vers " une base de départ " d'où ils s'élanceront demain à l'attaque d'un ennemi dont la surprise sera complète.

Le 276e R.I. a ainsi traversé Moussy-le-Neuf puis Moussy-le-Vieux, tous deux vides de leur population.

Vers 10 heures, il pénètre dans le village de Thieux où est installé le P.C. du groupe de division. Des commandements retentissent : " Pas cadencé ! Marche ! l'arme à l'épaule... " On va défiler devant le général de Lamaze. " Fin cavalier, à l'allure élégante et martiale ", celui-ci se tient à la sortie du pays au bord du chemin, entouré de ses officiers. Un peu en arrière, des sapeurs du génie s'affairent à dresser une antenne de T. S. F., assortissant d'une note moderne une scène rendue classique par les peintres militaires. Le bref intermède terminé, c'est à nouveau la chaussée blanche dans une campagne plate, dénudée, sous un soleil de plus en plus ardent.

Si un des frêles monoplans Blériot XI, dont dispose l'armée, survolait à cet instant le secteur compris entre Dammartin et Meaux, le pilote verrait s'étirer sur les routes, au milieu de nuages de poussière, de longues colonnes où il pourrait distinguer la tenue rouge et bleue de l'infanterie, les files d'attelages de l'artillerie et, enfin, au sud, entre Mitry-Mory et Charny, les uniformes kakis de la brigade marocaine.

Si notre Blériot XI, tiré à 90 km-h par les 60 CV de son moteur Anzani, poursuivait son vol vers le nord-est, pendant quelques minutes à peine, le pilote aurait la surprise d'apercevoir de nouvelles troupes en marche, elles aussi, et empruntant deux routes parallèles en direction du sud; ces colonnes sont d'une couleur uniforme : le feldgrau.

Ces unités qui cheminent du même pas que les soldats de Maunoury, sont celles du IVe corps allemand de réserve qu'on croit occupé à franchir la Marne. Les troupes du général von Gronau ont, en réalité, passé la nuit dans la région de Nanteuil-le-Haudouin. Elles se trouvent donc à 25 km au nord de la position que leur assigne le P.C. du Raincy. L'erreur est d'importance.

Les Allemands ont quitté, dès l'aube, leurs cantonnements et empruntent deux itinéraires. A l'est, la XXIIe division, sous les ordres du général-lieutenant Rieman, utilise la route de Boissy à Puisieux. La VIIe division, commandée par le général-lieutenant comte von Schwerin, suit la route de Nanteuil-le-Haudouin à Meaux. Le flanc droit de cette formation, celui qui est exposé aux attaques éventuelles venant de Paris, est couvert par les cavaliers de la IVe division. Sous les mêmes rayons du soleil qui accablent les fantassins de la 55e D.I., se déplacent donc les deux divisions du général von Gronau. " Pas lourds et puissants des fantassins dans la force de l'âge, visages aux traits accusés de réservistes et de landwehriens. "

Depuis trois semaines, les soldats du IVe corps de réserve marchent ainsi. Débarqués en seconde ligne, ils ont dû parcourir, sur leurs jambes, un peu plus de chemin encore que leurs camarades d'active; ils ont traversé successivement la Rhénanie, les provinces belges de la Campine et du Hainaut, puis les terres françaises de l'Artois et de la Picardie. Ils viennent d'aborder l'Ile de France.

Ceci explique que les hommes du IVe corps de réserve soient, eux aussi, très fatigués ; on compte bien des traînards et des éclopés mais les " ripailles " au cantonnement, les pillages des caves et l'annonce des victoires ont contribué â soutenir l'effort général. Celui-ci, d'ailleurs, ne touche-t-il pas à la fin ? Au demeurant, si le IVe corps a beaucoup marché, il n'a pas combattu. Il entrera donc épuisé certes, mais indemne, dans ce Paris dont les projecteurs, hier soir, brillaient dans la nuit ; le passage devant chaque poteau indicateur qui annonce la proximité toujours plus grande de la capitale française, est salué par des " hoch " frénétiques.

Ainsi, au travers de ce même paysage de l'Ile de France aux longues ondulations, où alternent les champs de betteraves et de céréales, les Allemands du général von Gronau et les Français du général Maunoury avancent sur deux axes convergents. La ligne de crêtes qui va du bois de Tillières au nord, jusqu'à la butte de Penchard au sud, masque encore les formations adverses, mais rien ne peut empêcher que, dans quelques heures, la rencontre ne se produise. Lequel des deux adversaires décèlera le premier l'approche de l'autre ?

Si les généraux français paraissent assez peu soucieux d'un ennemi qu'ils estiment encore lointain, von Gronau, lui, se montre plus préoccupé, inquiet même. Ses troupes sont exténuées, sa cavalerie fourbue et son artillerie insuffisante. Or, vers le sud-ouest en direction de Paris, les patrouilles de cavalerie signalent, depuis le matin, une indéniable activité ennemie. Elles se sont heurtées partout à une série continue de postes de surveillance. Vers 10 heures, on a entendu des coups de feu. Serait-ce le signe précurseur d'une " sortie " prochaine de la garnison du camp retranché de Paris ?

Un peu avant 12 heures, les têtes de colonne arrivent à l'entrée des villages de Barcy et de Chambry. On forme les faisceaux et on s'apprête à faire la soupe. Le général von Gronau s'est arrêté à Marcilly où il a établi un P.C. provisoire. A cet instant, quelques kilomètres seulement séparent les troupes allemandes des avant-gardes de Maunoury qui avancent en aveugles à leur rencontre.

 

Vers 12 heures, le 246e R.I., avant-garde de la 55e D.I., est entré dans le village d'Iverny à peu près évacué par ses habitants. L'horizon, vers l'est, est barré par les hauteurs qui vont du bois de Tillières à gauche à la butte de Penchard à droite, en passant par la colline de Monthyon qui domine Iverny. C'est dans le village de Monthyon que le 246e R.I. doit s'installer pour passer la nuit. Avant d'aborder la rude montée qui y conduit, une pause est décidée. Les hommes n'ont rien mangé depuis 5 heures du matin et la chaleur est devenue étouffante. Le repos est donc bien accueilli. Déjà les soldats ont posé sac et fusil et se rafraîchissent en plongeant la tête dans les abreuvoirs ou sous les fontaines.

Le lieutenant-colonel Chaulet, qui commande le régiment, s'avance à la sortie du pays, accompagné d'un de ses chefs de bataillon. Vers l'est, le terrain descend un peu. Des arbustes et quelques peupliers jalonnent une légère dépression où la carte mentionne la présence d'un ruisseau, le ru de la Sorcière. Au delà, la pente remonte vers la hauteur qui couronne le village de Monthyon.

Tremblante dans l'air surchauffé qui monte du vallon, la butte de Monthyon se dresse comme une sorte de montagne, empruntant à la plaine qu'elle domine de 60 mètres une majesté que ne mérite guère cette modeste élévation. Le colonel Chaulet l'a longuement examinée avec ses jumelles. Rien ne bouge dans ce paysage écrasé par la chaleur. Cependant, il estime prudent de ne pas lancer son régiment dans le vallon qu'il a devant lui sans savoir ce qui se passe à Monthyon et qui s'y trouve. On détache donc quelques patrouilles qui éclaireront la marche.

Pendant ce temps, un groupe de 75 entre dans Iverny. On arrête les attelages à l'ombre, sans les dételer. Les habitants qui n'ont pas pris la fuite sont sortis de leurs maisons et distribuent du cidre, du pain et des fruits. Déjà des feux sont allumés un peu partout. On prépare le café et on bavarde. Il règne une atmosphère de grandes manœuvres, sinon de vacances. Demain, on combattra; aujourd'hui, chacun profite d'un moment de repos, d'un coin à l'ombre, de l'odeur du café qui fume. Dans quelques instants il faudra repartir et gravir la dure montée qui mène à Monthyon. Déjà les premiers éléments du 276e R.I. font leur entrée; ils doivent cantonner ce soir à Iverny.

 

Le général von Gronau, dans son P.C. provisoire de Marcilly, était en proie à de sérieuses préoccupations. Quel sens fallait-il donner à cette activité ennemie que relevaient d'instant en instant les patrouilles de cavalerie ? S'agissait-il réellement d'une approche de la garnison de Paris ? Une action énergique dissiperait sans doute cette incertitude; c'est ce que le règlement allemand appelle " déchirer le voile par des actes décisifs ". Entreprendre des actes décisifs avec un corps d'armée fatigué, une artillerie insuffisante, des hommes peu entraînés au combat, c'était bien risqué ! S'il se heurte à des forces supérieures aux siennes, von Gronau ne peut guère espérer de secours; les corps actifs sont déjà loin vers le sud, tout acharnés à leur poursuite. Et cependant, si von Gronau attend d'être parfaitement renseigné, il risque de voir les Français prendre l'initiative des opérations et de se trouver dans une situation plus grave encore. Le chef du IVe corps de réserve connaît assez l'histoire militaire pour ne pas ignorer les dangers qu'un commandement hésitant fait courir à ses troupes.

Vers 11 heures, ayant bien réfléchi, von Gronau arrête sa décision. " Allons, colonel ! s'écrie-t-il à l'adresse de son adjoint von der Heyde, cela ne sert à rien de tergiverser. Il faut attaquer ! " Le IVe corps de réserve va venir à droite et prendre position sur la ligne de crêtes bois de Tillières, Monthyon, butte de Penchard et engager les avant-gardes ennemies. Les ordres lancés, le général part tout de suite en voiture pour surveiller lui-même l'exécution du mouvement. L'annonce de celui-ci n'est pas accueilli avec beaucoup d'enthousiasme; les soldats du IVe corps songent moins à se battre qu'à se reposer et à préparer le repas de midi. Dans les environs, les fermes et les maisons abandonnées ont été mises à sac. On a recherché tout particulièrement les " excellents fromages de Brie " en même temps qu'on s'est emparé du bétail laissé dans les écuries.

" Alerte ! Rompez les faisceaux ! " Adieu déjeuner et fromages de Brie. Il faut combattre. Déjà les éléments avancés arrivent sur les crêtes et les Allemands aperçoivent, dans la plaine, les détachements français avançant dans leur direction. Sur toutes les routes, on distingue des pantalons rouges. Des groupes circulent entre les maisons de Plessis-l'Evêque et d'Iverny. Un détachement se dirige vers Saint-Soupplets. Posté au sommet de la butte des Platrières, le major Burmester discerne tout cela dans ses jumelles. Il est grand temps d'agir. L'officier fait appeler une section d'artillerie, deux canons de 77 qui attendent sur la route, un peu en contrebas. Les attelages démarrent et, au trot, escaladent la pente; en quelques minutes, ils atteignent le sommet de la croupe et les pièces sont mises en batterie. Sous le commandement du lieutenant Weisse, on pointe les pièces sur Plessis-l'Evêque et l'officier fait ouvrir le feu. A peu près au même instant, une batterie qui s'est établie à Monthyon, tire sur Iverny. Il est 12 h 30. La bataille de l'Ourcq est engagée. Les canons du lieutenant Weisse viennent de donner le signal de la plus grande rencontre militaire de l'histoire. Elle débute mal pour la 6e armée car l'adversaire s'est assuré l'initiative et la possession d'une ligne de crêtes qui lui donne une position favorable.

A Iverny, l'éclatement des premiers obus allemands a provoqué quelques instants de désordre, d'affolement, mais assez vite les unités s'égaillent, se déploient et s'organisent. Les pièces de 75 quittent le village et rapidement se mettent en batterie un peu à l'ouest de celui-ci. Dix minutes après l'explosion des premiers obus de 77, elles canonnent à leur tour les fantassins allemands qui descendent déjà les pentes d'en face. Un autre groupe commence un tir de contre-batterie sur l'artillerie allemande installée à Monthyon. Depuis Saint-Soupplets jusqu'à Penchard la bataille est engagée.

Vers midi, le 5e bataillon du 276e R.I., arrêté aux abords de Villeroy, avait entendu éclater les premiers obus allemands alors qu'il s'apprêtait à faire la soupe. " Ils nous servent l'apéritif ! " s'étaient écrié les hommes de Péguy. La soupe sera pour plus tard; le bataillon doit se porter tout de suite vers Villeroy pour faire la liaison entre le 246e R.I. qui tient Iverny et la brigade marocaine qui cherche à s'emparer de Penchard. On traverse un champ d'avoine qui vient d'être coupée. La section du lieutenant Péguy marche à la droite du bataillon qui avance sous le feu de l'artillerie allemande. " Couchez-vous ! en carapace ! crie Péguy de sa " voix vibrante ". Sous les rafales, les hommes se couchent et font le gros dos, protégés par leur sac. Puis l'on repart.

La section arrive ainsi à l'entrée de Villeroy, dans un chemin creux où elle se trouve à l'abri, près d'un puits. Court instant de répit pendant qu'alentour retentit le vacarme de l'artillerie et des tirs de mitrailleuses. Les hommes puisent de l'eau et se rafraîchissent.

A 17 heures, la bataille paraît atteindre son paroxysme; elle tourne mal pour les Français. Des bois de Cuisy au nord jusqu'à la croupe de Penchard au sud, nos troupes sont refoulées. Des obus incendiaires ont mis le feu au village de Penchard où Hessois et Marocains sont aux prises. Les efforts des seconds " mal appuyés par une artillerie insuffisante se révèlent meurtriers et vains ". Les Marocains fléchissent; bientôt, ils se replient. Le bataillon Bonnet du 276e R. I. reçoit alors l'ordre de les soutenir car déjà les Saxons et les Hessois descendent les pentes des bois du Télégraphe et s'avancent vers Villeroy.

Le 5e bataillon du 276e R.I. se porte " magnifiquement à l'attaque ". La compagnie de Péguy a quitté son chemin creux; elle se déploie et progresse d'abord sur une légère contre-pente qui la dérobe à la vue des Allemands. Ceux-ci se sont arrêtés et se tiennent tapis dans le vallon du Rutel qui prolonge le ru de la Sorcière. Les fantassins français atteignent maintenant la route départementale D 21 battue par le feu de l'ennemi. Ils s'aplatissent pendant quelques minutes dans le fossé qui borde le chemin.

A ce moment, surgit sur le champ de bataille une étonnante apparition. Monté sur " une superbe jument arabe " et enveloppé dans un burnous de couleur claire, le lieutenant Marché vient de l'Etat-Major de la brigade marocaine pour " exhorter " le 276e à poursuivre son avance. Impassible sous les balles, l'officier va de compagnie en compagnie et prodigue ses encouragements.

A peine le capitaine Guérin a-t-il enregistré la requête du lieutenant Marché qu'il enlève ses hommes. Tous partent au coude à coude. A droite, Péguy et Guérin côte à côte, revolver au poing; à gauche, le lieutenant de la Cornillère, ganté de blanc et Hamelin. On progresse par bonds au milieu d'une avoine non coupée qui gêne la course et dans laquelle, sans cesse, des hommes s'effondrent mortellement touchés.

Sur le fond doré des avoines, les pantalons rouges offrent des cibles magnifiques aux Saxons et aux Hessois qui, invisibles dans leur vallon, tirent comme à l'exercice.

Pendant que ses hommes, un instant couchés, tirent eux aussi, Péguy, imperturbable, debout, la " barbe au vent... dirige le feu, indique les hausses et les points de mire ". Là-bas, sur la pente, les silhouettes grises semblent se replier. La compagnie repart, traversant cette fois un champ de betteraves ; les hommes courent, trébuchent, ruisselants de sueur, courbés en deux dans le bourdonnement incessant des balles. Le capitaine Guérin qui, malgré sa blessure, marchait toujours en avant, s'abat, tué net. Les hommes hésitent mais les officiers, restés debout, les rallient. " Couchez-vous et feu à volonté ", crie Péguy qui, jumelles à la main, s'efforce de diriger le tir de sa section.

Le lieutenant la Cornillère va de l'un à l'autre, jusqu'au moment où il s'effondre à son tour. Un adjudant qui se lève pour le secourir " fait deux pas et tombe... foudroyé " ! Les hommes crient : " Le lieutenant est tué ! Le lieutenant est tué ! " On assiste alors à une scène telle que l'Antiquité n'en a pas léguée de plus émouvante. La Cornillère se redresse à demi et, dans un dernier souffle de vie, on l'entend dire : " Oui, le lieutenant est tué, mais tirez toujours ! " Et il retombe, mort.

" Noirs de poudre, le fusil leur brûlant les doigts, les survivants tirent comme des enragés ", s'interrompant seulement pour tenter de creuser avec leurs mains un abri qui les dérobe à ces nappes de balles bourdonnantes. " A tout instant, ce sont des cris, des plaintes, des râles... " Péguy, toujours debout malgré ses hommes qui lui crient : " Couchez-vous ! " répète avec une sorte de rage : " Tirez, tirez, nom de Dieu ! " jusqu'au moment où il s'écroule à son tour, tué net d'une balle en plein front. Péguy est mort et Hamelin aussi. La 19e compagnie n'a plus d'officiers et bien peu de soldats sont indemnes.

A sa droite, la 20e compagnie a perdu, elle aussi, tous ses officiers. Le lieutenant Marché, dont la belle jument arabe s'est abattue, a repris la tète des survivants. Il est tué quelques minutes avant que les Allemands, surgissant d'un pli de terrain, ne capturent les hommes qui ont survécu.

L'attaque du 5e bataillon est terminée; elle a échoué mais son sacrifice n'a pas été inutile, elle a enrayé l'assaut allemand car elle a permis aux Marocains de se dégager. A la nuit tombante, le commandant Bonnet rassemble les débris de son unité et les ramène au village de Villeroy.

 

Quand Joffre est arrivé ce matin-là à son bureau, sous le calme apparent du général, on percevait une certaine inquiétude. Que vont faire les Anglais ? Si French ne s'associe pas à l'attaque générale, les chances de succès vont s'amenuiser. Or, le capitaine de Galbert, délégué auprès du maréchal, n'est pas encore rentré. On ignore donc quel accueil lui a été réservé.

En attendant d'être fixé sur ce point, Joffre fait rédiger des ordres destinés aux 3e et 4e armées. L'intérêt dramatique des événements qui vont se dérouler des rives de l'Ourcq jusqu'aux plaines de Champagne, tendra à faire oublier les combats de l'aile droite. Or, celle-ci, qui a marqué le pivot de la retraite, va dorénavant constituer celui de l'offensive. Que le duc de Wurtemberg bouscule Langle de Cary, que le Kronprinz enlève Verdun, le pivot s'écroule et la tentative de rétablissement sera compromise sans rémission. Distendue sur 40 km, la 4e armée est trop faible en effectifs réels pour s'associer immédiatement à l'offensive de l'aile gauche. Sa situation est d'autant plus critique que la mise en place de la 9e armée n'a pas suffi à combler le vide entre Franchet d'Esperey et Langle de Cary. Foch a serré sur sa gauche. A sa droite, la présence de la 9e division de cavalerie n'est guère qu'une figuration. Joffre, qu'inquiète ce secteur fragile, a fait prélever sur l'aile droite les 15e et 21e corps d'armée qui viendront s'insérer dans la faille.

Quant à la 3e armée, elle reçoit mission " d'attaquer le flanc des forces ennemies qui marchent à l'ouest de l'Argonne tout en se couvrant vers le nord-est ". Le général en chef insiste sur la nécessité, pour les 3e et 4e armées, de bien lier leurs opérations.

Mais voici qu'on apprend l'arrivée du capitaine de Galbert. Après une nuit entière de recherches et d'attente, il n'a pu rencontrer ni French, ni Murray, ni Wilson; il a donc confié le message de Joffre à l'officier français de liaison au Q G. de Melun, le colonel Huguet. Celui-ci a déclaré que " nos Alliés avaient encore profité de la nuit pour se dérober et que l'état d'esprit... semblait être devenu peu favorable à la reprise de l'offensive ". Galbert ne cache donc pas son pessimisme. Il estime que, seul, le général Joffre aurait assez d'autorité pour amener French à se rallier à l'opération projetée.

Mais à 8 h 45, on remet au général un message du colonel Huguet dont le ton est fort différent : le maréchal French a pris connaissance de l'ordre général N° 6 et accepte de se conformer aux directives qui y sont définies. Il précise cependant que... " son armée se tiendra, durant la journée du 5, un peu en arrière de la position assignée ".

Joffre doute-t-il encore de l'assurance donnée par les Anglais ? Juge-t-il indispensable d'obtenir de French lui-même, un accord sans réserve sur une participation effective et efficace ? Quoi qu'il en soit, il fait annoncer au maréchal son intention de lui rendre visite le jour même.

Il quitte donc le G.Q.G. vers 10 heures, emmenant avec lui le lieutenant-colonel Serret, le commandant Gamelin, le capitaine Muller ainsi que le major Clive, officier de liaison anglais.

En cours de route, les voitures sont arrêtées assez longtemps au passage à niveau de Sens où passent d'innombrables convois militaires et l'on décide de déjeuner dans cette ville. Pendant le repas, le sénateur-maire Cornet se présente. Ayant appris le passage de Joffre, il vient saluer le général. " Fort ému par l'avance des Allemands ", il demande s'il faut entreprendre l'évacuation de la ville. Joffre le rassure; les armées françaises vont faire demi-tour et l'ennemi va être refoulé. Le calme du général, son visage serein, agissant une fois de plus, le sénateur maire se retire, confiant, après avoir serré " avec effusion " les mains de Joffre.

Vers 14 heures, le général Joffre et sa suite arrivent au château de Vaux-le-Pénil, près de Melun, magnifique résidence que se sont attribuée nos Alliés, toujours soucieux de leur confort. Les Français sont introduits sur-le-champ dans le rez-de-chaussée où les attend le maréchal French entouré de ses adjoints. C'est dans un salon Louis XV que va se dérouler la scène historique dont l'Anglais Spears a donné un récit très vivant. " Français et Britanniques demeurent debout, face à face, séparés par une table en bois blanc. " Joffre y dépose son " vieux képi défraîchi " et prend tout de suite la parole. Il parle avec lenteur, d'une voix " basse, égale ". Les paroles simples sont " ponctuées d'un geste court et répété de ses deux avant-bras qui semble jeter son cœur sur la table ". En face du chef français, French, petit, svelte, " bien pris dans sa sobre tenue kaki, écoute avec attention, appuyé des deux mains sur la table. French ne parle pas le français mais le comprend assez bien ". Derrière le maréchal, on aperçoit le général Murray " distant, l'air préoccupé ", hostile, à coup sûr et, à sa droite, la haute et maigre silhouette de Wilson qui observe son chef.

Joffre va, ce jour-là, montrer une éloquence qui lui est tout à fait inhabituelle. Préoccupé d'emporter l'adhésion du chef britannique, le silencieux Catalan va s'employer sans réserve. Il a débuté en remerciant le maréchal de la décision qu'il a prise; il rend ensuite hommage aux aviateurs anglais; les renseignements qu'ils ont recueillis étaient de première importance; c'est à eux, assure Joffre, qu'il doit d'avoir pu bâtir son plan d'opération. Comme il marque un temps d'arrêt, un officier britannique commence une traduction mais French l'arrête; il a compris et approuve d'un signe de tête ; Joffre reprend, il évoque maintenant le champ de bataille, l'articulation des armées, leur rôle, les Allemands " se hâtant vers leur destin... " Puis il expose son plan, l'attaque prochaine de Maunoury, et celle de la 5e armée.

Tous les assistants sont immobiles, attentifs aux paroles de cet homme aux cheveux blancs qui insiste sur la nécessité d'agir vite. " La voix devenait éloquente avec un sentiment intense. " Joffre trouve ce jour-là les accents simples et convaincants qui, mieux que tous les autres, sont de nature à toucher les Anglais qui l'écoutent en silence. Les paroles du général expriment une certitude, une assurance qui, malgré la sobriété du ton, vont pénétrer ses interlocuteurs. " L'intervention britannique est demandée, note Spears, en mots d'une force passionnée. " Puis Joffre, surpris d'avoir tant parlé, hésite un moment, " tourne court " et s'écrie : " Monsieur le Maréchal, il y va de l'honneur britannique ! " Emporté par une ardeur inhabituelle, Joffre ponctue sa phrase d'un coup de poing sur la table. C'est fini. Epuisé par un effort dans lequel il a mis " toute son âme ", le Catalan se tait et ses bras retombent avec un geste de lassitude.

Tous les regards se dirigent alors vers French; encore une fois, le maréchal fait signe qu'il a compris. " Les yeux pleins de larmes ", en proie à une émotion qu'il ne peut dissimuler, French tente de dire quelques mots en français mais ne peut y parvenir. Il se tourne alors vers le major Clive et s'écrie : " Bon sang, je ne peux m'expliquer ! Dites-lui que tout ce qui est humainement possible de faire, nos gars le feront. "

Si French n'a pu résister à l'appel poignant qui vient de lui être adressé, le général Murray est demeuré tout à fait insensible à l'émotion qui a gagné toute l'assistance; il s'avance un peu et annonce, d'un ton froid, que les Anglais ne pourront partir à 6 heures, comme Joffre l'a demandé, mais seulement à 9 heures. On traduit à Joffre qui hausse les épaules et déclare, résigné : " Qu'ils partent dès qu'ils pourront. J'ai la parole du maréchal, cela me suffit ! " Le thé est servi. L'entretien s'achève sur ce rite très britannique et l'on se sépare. En quittant les Anglais, Joffre prend la route de Châtillon-sur-Seine où, sur ses instructions, le G.Q.G. s'est transporté durant la journée. L'idée de ce repli effectué à la veille de l'offensive générale n'est pas très heureuse. Il n'exprimait pas une confiance assurée dans l'opération qui allait se déclencher. C'est sans doute pourquoi les collaborateurs du général s'efforceront, par la suite, de jeter un voile sur ce déplacement intempestif.

 

C'est à l'heure même où la bataille fait rage sur les pentes de Monthyon, au moment où le capitaine Guérin, Péguy et les hommes du 276e R. I. s'élancent vers la mort, que la voiture de Joffre fait son entrée à Châtillon-sur-Seine; le capitaine Muller - officier d'ordonnance du général - note que la journée s'achève en un " coucher de soleil sanglant qui semble présager les prochaines hécatombes ". Celles-ci ont déjà commencé; les champs de Villeroy et d'Iverny en témoignent ce soir même et la nuit va descendre sur les cadavres de tous ceux qui dorment leur dernier sommeil, " couchés dessus le sol à la face de Dieu ".

Alors que les troupes du général von Gronau engageaient la 6e armée, que devenait le gros de la Ire armée allemande ? Vers 7 heures, au matin de cette même journée, von Kluck et son Etat-Major se préparaient à abandonner La Ferté-Milon pour gagner Rebais à 40 km au sud; le chef de la Ire armée entend suivre de près la progression victorieuse de ses soldats. A l'instant même où, en compagnie de von Kuhl, son chef d'Etat-Major, il s'apprête à monter en voiture, un officier lui présente un télégramme de la Direction Suprême ; le message a été émis la veille à 4 heures du soir. Luxembourg prescrit : " Les Ire et IIe armées resteront face au front est de Paris. La Ire armée entre l'Oise et la Marne, en occupant les passages de la Marne à l'ouest de Château-Thierry. " Cette lecture plonge von Kluck et son adjoint dans la plus grande stupéfaction. Ils doivent relire le texte pour se convaincre qu'ils ne rêvent pas. Que signifie tout cela ? Comment " rester entre Oise et Marne " alors que l'armée a traversé la rivière depuis 24 heures et progressé de 30 km vers le sud ? En vérité, le général comte von Moltke connaît bien mal la position de ses unités. La Direction Suprême n'aurait-elle pas reçu les messages qui lui ont été adressés ? Quoi qu'il en soit, von Kluck se trouve placé à nouveau dans une situation fort embarrassante. Faut-il obéir, c'est-à-dire revenir en arrière, laisser échapper la 5e armée française, renoncer à la victoire si proche et réduire à néant les efforts démesurés qu'on a demandés aux troupes depuis trois semaines ?

Quels faits inconnus du chef de la Ire armée peuvent expliquer l'envoi de telles directives qui conduisent à l'abandon du plan Schlieffen ? Pourquoi retirer à la Ire armée son rôle décisif et lui faire monter, devant Paris, une garde apparemment inutile ? Rien n'indique qu'une menace sérieuse puisse surgir de ce côté.

Une fois encore, von Kluck peut, et à bon droit, s'estimer mieux placé pour apprécier la conjoncture et ses exigences que le chef de l'Etat-Major impérial, confiné dans son lointain Luxembourg. Le chef de la Ire armée sait qu'une victoire décisive est là, à portée de la main, une victoire à laquelle il attachera son nom. Peut-être célébrera-t-on, dans quelques années, l'initiative géniale du général von Kluck, comme on a exalté l'indépendance de Blücher à l'égard de Schwartzenberg au cours des campagnes de I8I2 ? Cependant, malgré toutes ces perspectives brillantes et un tel précédent historique, il reste difficile au chef de la Ire armée de se dérober aussi aisément à l'ordre précis qui vient de lui être notifié. C'est pourquoi, après mûres réflexions, il adopte une solution intermédiaire : on poursuivra les Français jusqu'à la Seine, après quoi, on fera demi-tour pour investir Paris.

Pour achever de se mettre à couvert, von Kluck fait adresser à Luxembourg un long télégramme. Débutant par une justification discutable : " La Ire armée, en exécution des instructions antérieures de la Direction Suprême, progresse vers la Seine par Rebais-Montmirail ", il poursuit par une information tendancieuse : " Deux corps d'armée, à cheval sur la Marne, couvrent du côté de Paris. " Vient ensuite un exposé des opérations en cours : " Près de Coulommiers, combats de contact avec environ trois divisions anglaises près Montmirail et avec l'aile occidentale des Français. Ceux-ci offrent une vigoureuse résistance avec leurs arrière-gardes; la poursuite jusqu'à la Seine leur causerait des pertes considérables. Jusqu'ici, ils n'ont été que repoussés de front et nullement mis en fuite. Leur retraite se fait sur Nogent-sur-Seine. " Le texte s'achève sur des remarques qui ne constituent rien moins qu'une mise au point assez hautaine : " Si l'investissement de Paris est exécuté comme vous l'ordonnez, ils (les Français) auront toute liberté de mouvement sur Troyes. A Paris, selon toute apparence, commence seulement la réunion d'importantes forces. Des fractions de l'armée de campagne (française) pourront bien y être transportées mais cela demande encore du temps. Je considère comme fâcheux de laisser aller une armée encore parfaitement apte au combat et de déranger en ce moment les Ire et IIe armées. Je propose de poursuivre l'adversaire jusqu'à la Seine et de procéder ensuite à l'investissement de Paris. "

L'envoi de cette " philippique " ne suffit cependant pas à dégager la responsabilité de von Kluck. Celui-ci juge donc opportun d'accorder aux ordres de la Direction Suprême une satisfaction partielle. Il décide d'arrêter la marche vers le sud du IVe corps de réserve qui suit, à distance, les unités d'active. Ainsi il restera quelque chose de la Ire armée entre Oise et Marne ! S'estimant désormais en règle avec l'autorité supérieure, von Kluck et ses collaborateurs se mettent en route pour Rebais où ils s'installent vers midi.

Dès son arrivée, von Kluck prend connaissance des comptes rendus adressés par les Etats-Majors des corps d'armée. Les Français continuent à battre en retraite sur tous les fronts. Quant aux Anglais, ils ont disparu. De son côté, le IVe corps de réserve signale bien quelques rassemblements vers Dammartin mais sans y attacher, semble-t-il, d'importance particulière.

Or, à cet instant même, le général von Gronau découvrait brusquement la menace que la 6e armée faisait peser sur ses troupes et jugeait nécessaire de passer à l'offensive. Il s'écoulera près de huit heures avant que von Kluck en soit informé. En ce début d'après-midi, le chef de la Ire armée peut donc considérer qu'il a pris des dispositions parfaitement adaptées à la situation, telle qu'il la connaît. Néanmoins, sa conscience est loin d'être en repos et toute la journée, il se montrera soucieux.

Aux approches du soir, les soucis de von Kluck ont pris un caractère obsédant; son assurance s'effrite, les libertés qu'il s'est accordées ne lui apparaissent plus sous des couleurs aussi flatteuses. Certes, Moltke n'est pas suspect de professer un autoritarisme tranchant et la doctrine allemande du Haut Commandement laisse une large initiative aux exécutants. Tout cela est indéniable, mais ces considérations autorisent elles un général d'armée à se maintenir en état de désaccord prolongé avec les directives de la Direction Suprême ? L'ignorance dans laquelle il se trouve, lui, von Kluck, de la situation générale des armées, ne risque-t-elle pas de lui faire mal apprécier les nécessités de l'heure ? Peut-être risque-t-il de compromettre la situation de l'armée de von Bülow qui se croit couverte par son flanc droit, alors qu'elle ne l'est pas ?

A plusieurs reprises, il s'est ouvert de ses préoccupations à son chef d'Etat-Major; en définitive, les deux généraux vont se résigner à prescrire un mouvement rétrograde : les quatre corps d'armée qu'on a poussés jusqu'alors en marches frénétiques reviendront en arrière, opération d'ailleurs plus difficile à réaliser qu'à décider. Inverser le sens de marche d'une masse de 50 000 hommes avec son artillerie et ses convois, sans provoquer de désordres, est une tâche délicate. Mais von Kuhl est, nous l'avons dit, un brillant chef d'état-major. On lui reconnaît, en Allemagne, un jugement excellent, une haute culture en même temps qu'un calme admirable sur le champ de bataille.

Von Kuhl et ses adjoints confirmeront dans les jours qui viennent la parfaite connaissance qu'ils ont de leur métier. C'est à ces officiers, au courage et à la discipline de ses troupes que von Kluck devra de se tirer honorablement de la position difficile dans laquelle il se trouve placé.

Le montage de cette mécanique délicate s'opère donc sous la direction de von Kuhl quand on annonce l'arrivée du lieutenant-colonel von Hentsch envoyé du G. Q. G. impérial. Inquiet de la position aventurée de la Ire armée, de l'attaque qu'il pressent sur le flanc droit de celle-ci, de l'éloignement de son G.Q.G. et de la lenteur des communications, Moltke avait pris enfin conscience qu'un " abîme " séparait les conceptions de la Direction Suprême et les mouvements de la Ire armée. Ayant eu, au surplus, confirmation de transfert de troupes françaises vers Paris, il s'était décidé à sortir de son apathie. Von Hentsch avait reçu mission de se rendre sur-le-champ à l'Etat-Major de la Ire armée. Von Hentsch commentera lui-même les derniers ordres, expliquera au général von Kluck qu'il ne peut persévérer vers le sud et, à son retour, il rapportera au Luxembourg des renseignements plus complets sur la situation de l'aile droite allemande.

Von Hentsch s'est donc rendu à La Ferté-Milon croyant y trouver l'Etat-Major de la Ire armée. La rencontre fortuite d'un officier du IVe corps d'armée lui apprend, à sa grande surprise, que le général von Kluck s'est installé beaucoup plus au sud.

Et maintenant, devant le chef de la Ire armée et ses adjoints immédiats, l'envoyé de la Direction Suprême fait le point de la conjoncture générale; elle se présente, selon lui, d'assez inquiétante façon. Les assauts de l'aile gauche allemande contre le front Nancy-Epinal ont entraîné de lourdes pertes sans que des résultats sérieux aient été obtenus. D'autre part, selon toutes les informations, les Français ont regroupé des forces importantes dans la région parisienne avec l'intention évidente de tenter une action sur le flanc droit des armées allemandes. Il est donc nécessaire de parer à ce danger, conclut von Hentsch. Kluck a écouté avec stupeur l'exposé du missus dominicus. Le chef de la Ire armée tombe de haut. En quelques minutes, il a vu s'assombrir le séduisant tableau auquel il s'était habitué : l'ennemi désorganisé, fuyant en désordre, la victoire quasi assurée. Les rêves de gloire s'écroulent. Il n'est plus question de " pourchasser les Français ". Mal engagée, menacée d'être prise à revers, la Ire armée doit s'efforcer d'échapper à un piège mortel. Von Kuhl explique alors à l'envoyé de la Direction Suprême les détails des mesures adoptées pour le lendemain. Von Hentsch les approuve : elles sont bien conformes aux désirs du chef d'Etat-Major Impérial et à l'esprit de ses directives.

Sur ces entrefaites, arrive un deuxième officier, envoyé de la Direction Suprême, porteur d'une instruction en date du 5 septembre qui confirme les commentaires de von Hentsch; elle précise, entre autres, le rôle dévolu à la Ire armée : " Demeurer devant le front est de Paris... pour... s'opposer offensivement à toute entreprise ennemie venant de la région de Paris ". Impressionné par le caractère quelque peu alarmant de l'exposé de von Hentsch, von Kuhl demande s'il ne convient pas de hâter le déroulement des opérations prévues. " C'est inutile assure von Hentsch, les mouvements doivent être exécutés avec calme. " L e lieutenant-colonel ajoute : " Il n'est pas particulièrement nécessaire de se hâter. L'offensive des Français n'est pas imminente. "

On appréciera la pertinence du propos, si l'on songe que depuis huit heures déjà la bataille est engagée entre les soldats de Maunoury et ceux de von Gronau. Mais à Rebais, on ignore encore ces événements. Les ordres sont donc lancés à 23 heures et von Kluck se dispose à prendre un repos que ses 68 ans commencent à réclamer. A dire vrai, le général est en proie a des sentiments divers. Les lauriers évanouis lui inspirent, certes, d'amers regrets mais, tout compte fait, il a évité le pire et il peut maintenant s'estimer en règle avec sa conscience et avec la Direction Suprême.

Cette sérénité sera de courte durée. Quelques minutes se sont à peine écoulées qu'un de ses officiers vient respectueusement l'arracher au sommeil; une nouvelle est parvenue, si importante qu'elle doit lui être communiquée sans attendre : depuis plusieurs heures, le IVe corps de réserve se trouve aux prises avec des forces très supérieures en nombre venant du camp retranché de Paris; son chef, von Gronau, appelle au secours ! C'est un véritable coup de théâtre qui laisse stupéfait l'Etat-Major de la Ire armée et son chef. " Aucun indice, aucune déclaration de prisonniers, aucune nouvelle de journaux ne l'avait annoncé ", déclarera assez naïvement von Kuhl qui ajoute : " Nous nous trouvions devant une crise grave. "

Dans ces conditions, la lenteur n'est plus de mise. Il devient " nécessaire de se hâter ". Von Kluck retrouve toute son énergie et décide sur-le-champ : le IIe corps, placé à l'aile droite et stationné à l'ouest de Coulommiers, remontera pendant la nuit vers le secteur Lizy-sur-Ourcq, Germigny-l'Evêque pour venir en aide à von Gronau. On rédige de nouveaux ordres : von Kuhl et ses adjoints veilleront tard dans la nuit, et le mouvement du IIe corps va s'effectuer avec une promptitude remarquable.

A la fin de cette journée, alors que l'arrivée de la nuit interrompt les combats, la 6e armée n'a pas atteint les objectifs qui lui avaient été assignés. Mal informée au départ, mal éclairée par sa cavalerie, l'infanterie est tombée sous le feu des soldats de von Gronau. Les assauts qu'elle a lancés n'ont pas réussi. Elle a dû se retirer en laissant de nombreux morts sur le terrain; malgré son infériorité numérique, l'adversaire a conservé l'avantage. Et cependant, dès 17 h 30, le général von Gronau a signé

un ordre de retraite. Alarmé par la vigueur des attaques françaises, persuadé d'être aux prises avec des forces importantes, il craint d'être tourné sur son aile droite par des troupes ennemies qu'on lui signale du côté de Dammartin. Au surplus, ses troupes ont souffert, elles aussi. A plusieurs reprises, l'artillerie française est intervenue avec sa remarquable efficacité; le tir foudroyant et bien réglé des 75 a décimé les unités allemandes. Les batteries qui s'étaient établies à la ferme de l'Hôpital, près de Monthyon, ont été à peu près anéanties. Déjà doté de façon insuffisante, von Gronau se trouve maintenant dangereusement démuni.

En conséquence, non seulement l'ennemi " battu " ne sera pas poursuivi, mais dès la nuit, le IVe corps se retirera derrière la Thérouanne pour éviter l'enveloppement et " sortir du rayon de la Place ".

On voit donc que si l'action de la 6e armée n'a pas été très habilement conduite elle n'a cependant pas abouti à un échec. Les conceptions stratégiques et les méthodes tactiques ont laissé à désirer, mais l'armée Maunoury vient néanmoins de créer un état de déséquilibre stratégique qui place la Ire armée allemande en face d'une situation difficile.

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