CHAPITRE VIII - LA RETRAITE ALLEMANDE ET LA POURSUITE FRANÇAISE, LES ARMEES DE L'OUEST - (10-13 septembre)
Les ordres de Joffre pour la poursuite
La retraite s'esquissait à peine dans le camp allemand que la poursuite était ordonnée dans le camp français. Cela résulte de l'ordre général n° 7 du général Joffre, adressé aux armées dès le 7 septembre.
1. L'armée allemande semble se replier vers le nord-est devant l'effort combiné des armées alliées de gauche. Celles-ci doivent suivre l'ennemi avec l'ensemble de leurs forces, de manière à conserver toujours possibilité d'enveloppement de l'aile droite allemande.
2. La marche s'exécutera donc, d'une manière générale, en direction du nord-est, dans un dispositif qui permette d'engager la bataille si ennemi marque temps d'arrêt et sans lui laisser le temps de s'organiser solidement.
Ainsi, dès le premier indice de fléchissement sur le front allemand, les dispositions sont prises pour tirer parti de la victoire et l'exploiter. Cet ordre général se précise au fur et à mesure que les événements se développent ; il se moule, en quelque sorte, sur les diverses alternatives de la bataille.
L'Instruction particulière n° 19, datée du 8 septembre, s'exprime en ces termes :
I. - Devant les efforts combinés des armées alliées d'aile gauche, les forces allemandes se sont repliées en constituant deux groupements distincts... La réunion entre ces deux groupements paraît assurée seulement par plusieurs divisions de cavalerie, soutenues par des détachements de toutes armes, en face des troupes britanniques. (C'est l'indication du trou qui se produit entre l'armée von Kluck et l'armée von Bülow.)
II. - Il paraît essentiel de mettre hors de cause l'extrême droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles. Les 6e armée et les forces britanniques s'attacheront à cette mission, etc., etc. (On voit s'esquisser un plan d'enveloppement ou, pour parler plus exactement, la première bataille sur les communications.)
Le 9 septembre, en présence de la résistance qui se prolonge, à l'ouest, sur la rive droite de la Marne, l'Instruction particulière n° 20, expédiée à 22 heures, revient à la charge et réclame un nouvel effort :
I. - .A la suite des combats engagés dans les journées du 8 et du 9 septembre l'ennemi paraît s'être replié partie dans les massifs boisés au nord de Champaubert (armée Bülow) et sur la Marne en amont de Château-Thierry, en partie sur la ligne Étrépilly-Courchamps, où il semble se fortifier. (Il s'agit du " crochet défensif " un instant envisagé par von Kluck sur le Clignon.) Ces forces sont prolongées à l'ouest par celles qui font face à la 6e armée (aile droite de von Kluck).
II. - Demain, les 5e et 6e armées, ainsi que les forces britanniques, se mettront en mesure d'attaquer les forces ennemies.
III. - La 5e armée s'efforcera de border la Marne entre Château-Thierry et Dormans et d'en préparer des passages. Le corps de cavalerie Conneau, opérant avec le 18e corps, déterminera le contact avec l'ennemi et CHERCHERA TOUJOURS A PERCER DANS LA DIRECTION GENERALE D'OULCHY-LE-CHATEAU.
La 6e armée continuera, en appuyant sa droite à l'Ourcq, à gagner du terrain vers le nord pour rechercher l'enveloppement. Son action sera prolongée en avant par le corps de cavalerie Bridoux qui recherchera le flanc et les derrières de l'armée.
A la date du 10 septembre, l'ennemi est en pleine retraite. Aussi les données de la poursuite se développent plus largement pour toutes les armées, sauf pour l'armée Sarrail qui se trouve encore engagée dans les derniers combats de la trouée de Revigny.
L'Instruction générale n° 21, datée du 10 à 18 heures, détermine les conditions de la poursuite finale.
I. Les forces allemandes cèdent sur la Marne et en Champagne devant les armées alliées du centre et de l'aile gauche. Pour affirmer et exploiter le succès, il convient de poursuivre énergiquement le mouvement en avant DE FACON A NE LAISSER A L'ENNEMI AUCUN REPIT : LA VICTOIRE EST MAINTENANT DANB LES JAMBES DE NOTRE INFANTERIE.
II. - En conséquence, l'offensive continuera sur tout le front, dans la direction générale nord-nord-est, savoir :
a) la 6e armée continuera à appuyer sa droite à l'Ourcq, au ruisseau de Saviéres et à la route Longpont, Chaudun, Courmelles, Soissons incluse.
Le corps de cavalerie Bridoux, gagnant du terrain sur l'aile extérieure , cherchera constamment d'inquiéter les lignes de communication et de retraite de l'ennemi.
b) Les forces britanniques pourraient poursuivre leur action victorieuse entre la ligne ci-dessus affectée à la 6e armée et la route Raucourt, Fère-en-Tardenois, Loupeigne, Mont-Notre-Dame, Bazoches.
c) La 5e armée, à l'est de cette dernière ligne, contournera par l'ouest les massifs boisés au sud et au nord d'Épernay, en se couvrant contre les troupes ennemies qui pourraient y trouver abri et en se réservant d'agir face à l'est, dans la région de Reims, contre les colonnes qui reculeraient devant la 9° armée.
Le 10e corps remonterait de la région de Vertus dans la région d'Epernay. Reims, assurant les liaisons entre la 5e et la 9e armée et toujours en mesure d'appuyer cette dernière.
d) La 9e armée poursuivra l'ennemi droit devant elle dans la zone à l'ouest de la route Sommesous, Châlons qui lui appartiendra.
e) La 4e armée, agissant à l'est sur cette route, refoulera l'ennemi sur la Marne, en amont de Châlons, et s'efforcera de prendre pied sur la crête Saint-Quentin, Dommartin-sur-Yèvre, pour faciliter le débouché du 2e corps et les opérations ultérieures de la 3e armée.
Le 11 septembre, à 17 heures 30, l'Instruction particulière n° 22 clôt la liste des prescriptions générales données pour la poursuite et achève, en tant que document officiel, la bataille de la Marne :
I. - L'ennemi a cédé sur tout le front, abandonnant blessés, matériel et approvisionnements. Devant la 6e armée et l'armée anglaise, il se retire derrière l'Aisne; le VIIe corps allemand, qui formait initialement l'aile droite de la 2e armée allemande, est signalé sur la Vesle, entre Fismes et Braisne, devant la 5e armée. En face des 4e et 9e armées, l'ennemi se replie au nord de la Marne et de la Saulx.
II. - La mission incombant à la 6e armée, à l'armée anglaise et au détachement de gauche de la 5e armée (18e corps et corps de cavalerie) consiste à prendre à partie le groupe de l'aile droite allemande en cherchant toujours à déborder cette aile par l'ouest.
A cet effet, la 6e armée sera renforcée par le 13e corps d'armée qui est transporté en chemin de fer et dont les débarquements commenceront demain, 12 septembre après-midi, sur la rive droite de l'Oise et seront poussés aussi loin que le permettront les circonstances.
III.- Les 9e et 4e armées auront à concentrer leurs efforts sur le groupement du centre et de l'aile gauche ennemis; en cherchant à les rejeter vers le nord-est, pendant que la 3e armée, reprenant son offensive vers de nord, s'efforcera de couper les communications.
IV. - La 5e armée, ayant un détachement à droite de l'armée anglaise (18e corps et corps de cavalerie) (Ordre n°4611, 10 septembre. - Ordre de porter le corps de cavalerie à la recherche de l'ennemi; de pousser le 18e corps au nord du Clignon à la hauteur de la droite anglaise.), et un à la gauche de la 9e armée (10e corps), disposera le gros de ses forces de manière à agir soit contre le groupement ennemi du nord-ouest, soit contre celui du nord-est selon la situation.
V. - Le mouvement en avant des armées alliées se poursuivra en direction générale du nord-nord-est, comme il est indiqué dans l'Instruction particulière n° 21 en date du 10 septembre :
ZONE DE MARCHE. - a) La 6e armée, la droite limitée à la route de Soissons exclue; b) les forces britanniques disposeraient de la zone comprise entre la route incluse Soissons-Laon à l'ouest et la route incluse Bazoches-Perles-Blanzy-les-Fismes- Merval-Révillon-Beaurieuz-Craonne-Corbeny à l'est; c) 5e armée : à l'est de cette dernière route exclue jusqu'à la route incluse Reims-Rethel; d) 9e armée : entre cette dernière route exclue et la route incluse Sarry-l'Épine-Saint-Étienne-Suippes et Somme-Py.
Ajoutons les instructions particulières données à la 3e armée pour accompagner le mouvement général :
12 septembre. - L'ennemi se retire vers le nord-est. La 4e armée le poursuit en direction de Vouziers.
La 3e armée, lorsque l'ennemi sera en retraite devant elle, agira en direction entre Argonne et Meuse.
Ajoutons encore l'ordre particulier n° 4814 donné à la 6e armée , le 11 septembre :
La 6e armée doit rester en liaison avec les Anglais, faire DEBORDER PAR LA VALLEE DE L'OISE la résistance que l'ennemi opposerait sur l'Aisne et se garder contre des forces venant d'Anvers et de Maubeuge.
Et ajoutons, enfin, les ordres donnés aux troupes territoriales de l'armée d'Amade. Depuis le 9 septembre (ordre 4446), le général d'Amade avait la mission d'inquiéter les communications de l'ennemi vers Beauvais et à l'est. Il reçut, le 11, l'ordre de faire occuper Amiens par un bataillon qui, la veille, 10 septembre, tenait Abbeville ; le 12 septembre, ce bataillon rentrait dans Amiens et, à 2 heures de l'après-midi, le général Joffre prescrivait : " Le groupe des divisions territoriales fera mouvement en quatre colonnes, direction générale d'Amiens. "
Nous avons ainsi le schéma des ordres donnés pour la poursuite par le haut commandement français. Nous voyons d'abord qu'il ne perd pas une minute, et que, la victoire à peine obtenue par la retraite ennemie, il se met immédiatement en mesure de la compléter et de l'achever, quelles que soient les difficultés que l'armée française doive rencontrer dans cette nouvelle si haletante mission.
Ces difficultés, nous devons les indiquer d'un mot, car elles pèsent lourdement sur les événements ultérieurs. C'est l'épuisement des cadres, la fatigue du soldat, le manque de munitions, la désorganisation générale du pays à la suite de la brutale secousse de l'invasion. II s'agit de reconquérir une région éprouvée par les passages alternatifs des armées adverses et par les destructions méthodiques accomplies par l'armée allemande ; il s'agit non seulement de battre l'ennemi, mais de le rejeter hors du territoire national.
L'objectif militaire n'est pas le seul : il y a la délivrance du sol ; et, en même temps, il y a lieu de ménager les populations, les villes, les villages, les maisons, les voies de communications. En frappant, c'est sur la France que l'on frappe.
Et puis on est obligé de compter avec la volonté des alliés, Anglais et Belges. Maubeuge a succombé, mais il reste Anvers. L'entreprise sur Paris a échoué, mais il reste l'entreprise sur Calais. Il faut penser à tout cela ; il faut penser au front russe qui subit, au même moment, les désastres de Tannenberg et des lacs Mazurie ; il faut penser au front serbe, aux hésitations des Italiens, des Roumains, des Bulgares, qui ne permettent pas d'épuiser nos disponibilités de l'intérieur, de l'Afrique et des colonies.
Surtout, il y a lieu de tenir compte des desseins de l'ennemi. Car, rien qu'en décidant de sa propre retraite, il a repris jusqu'à un certain point l'initiative. Plus il se porte en arrière, plus il est maître de ses mouvements. Il lui reste assez de force et de confiance pour opposer une contre-manoeuvre au projet de poursuite que le général Joffre a conçu dés le penchant de la victoire.
Ce projet apparaît dans les documents officiels que nous venons de citer, comme un tout parfaitement équilibré et coordonné : se conformant à la donnée principale qui a préparé la bataille de la Marne, il prend encore la droite comme pivot.
Les deux armées de Castelnau et de Dubail sont victorieuses dans l'est ; elles ont refoulé l'ennemi sur la frontière de la Lorraine annexée ; elles bordent les Vosges avec un jour sur les vallées de la Haute-Alsace. Nancy est sauvé, Verdun est libéré; les autres places fortes, Belfort, Toul, Épinal, ont à peine entendu le canon de l'ennemi. Toute la France centrale et méridionale, la France des arsenaux et des ports, a été efficacement protégée. C'est sur ce bloc intact que l'on s'appuie pour chasser l'ennemi des provinces du Nord et de l'Est. L'éventail va se refermer en poussant l'ennemi devant lui en direction du nord.
Continuant ainsi, en quelque sorte, la bataille de la Marne, l'opération de la poursuite sera à triple effet : elle cherchera l'enveloppement par la droite, commençant ainsi la longue " bataille des communications "; elle continuera à pénétrer dans le trou formé entre les deux groupements allemands pour essayer de rompre le front ; elle prolongera dans le temps et dans l'espace l'attaque de flanc face à l'est qui a engagé la bataille sur l'Ourcq.
Donc, manœuvre de pivot, manœuvre de rupture et manœuvre d'enveloppement, tels sont les trois termes de la poursuite. Ce n'est pas seulement un immense filet attaché à l'est et qui traîne sur le sol pour ne rien laisser de ce qui fut la tentative allemande sur le sol français, c'est aussi un marteau qui frappe, et c'est aussi un bras qui enserre. Le général Joffre ne s'endort pas, et il entend user de tous ses avantages.
Pour ces diverses opérations, la cavalerie prend les devants. En vue d'exécuter la manœuvre de rupture, c'est le corps de cavalerie Conneau, à la gauche de la 5e armée, qui agit en flèche :
" Le corps de cavalerie Conneau, opérant avec le 18e corps, déterminera le contact de l'ennemi et cherchera toujours à percer dans la direction d'Oulchy-le-Château. "
De même, en ce qui concerne la manœuvre d'enveloppement, la cavalerie prend la tête :
" Le corps de cavalerie Bridoux; gagnant du terrain sur l'aile extérieure cherchera constamment à inquiéter les lignes de communication et de retraite de l'ennemi. "
Rien n'est plus clair. Les deux manœuvres sont dessinées par les deux organismes les plus mobiles, chargés de la découverte et des contacts. Mais les corps de cavalerie n'agiront pas seuls. On a affaire à des masses trop puissantes pour ne pas porter sur elles toutes les forces dont on peut disposer.
C'est ainsi que le corps Conneau est d'abord suivi du 18e corps de Maud'huy, appartenant à la 5e armée. Pour pénétrer dans le trou et l'élargir, deux armées reçoivent une mission spéciale : c'est la 9e armée qui assénera les coups de marteau en direction sud-nord :
" La 9e armée poursuivra l'ennemi droit devant elle dans la zone à l'ouest de la route Sommesous-Châlons; et la 5e armée, chargée d'une opération en quelque sorte intérieure, en agissant sur le flanc de Bülow et en cherchant la région d'Épernay-Reims avec un mandat plus spécial encore confié au 10e corps :
La 5e armée contournera par l'ouest les massifs boisés au sud et au nord d'Epernay, en se couvrant contre les troupes ennemies qui pourraient y trouver abri et en se réservant d'agir, face à l'est, dans la région de Reims, contre les colonnes qui reculeraient devant la 9e armée. Le 10e corps d'armée remonterait de la région de Vertus dans la région d'Epernay-Reims, assurant les liaisons entre la 5e et la 9e armée et toujours en mesure d'appuyer cette dernière."
Évidemment, on tente d'isoler l'armée von Kluck, de la séparer complètement de l'armée von Bülow, de rejeter celle-ci dans la région de Reims et au delà et de l'envelopper par le nord tout en la martelant par le sud. Nous allons dire quelle fut la parade opposés par l'ennemi.
En ce qui concerne la manœuvre d'enveloppement, le corps de cavalerie Bridoux, qui l'entame dans la région de Compiègne, doit être soutenu également par plusieurs armées, à savoir la 6é armée, l'armée britannique, et, ultérieurement, par l'armée d'Amade et par toutes les forces qui pourront être groupées dans le nord. Pour le début de cette manœuvre, le groupement allié de l'ouest opère contre l'armée von Kluck, à peu près comme le groupement du centre contre l'armée von Bülow : une armée martèle le fond en direction sud-ouest, pour forcer l'ennemi à remonter, c'est l'armée britannique :
" Les forces britanniques pourraient poursuivre leur action victorieuse entre la ligne Longpont-Chaudun-Courmelles-Soissons d'une part, et la route Raucourt-Fère-en-Tardenois-Loupeigne-Mont-Notre-Dame-Bazoches ; "
cependant qu'une autre armée, la 6e armée, tend à prendre l'ennemi de flanc en combattant face à l'est, et en essayant même à le contourner par le nord : " La 6e armée continuera à appuyer sa droite à l'Ourcq, etc. " Ainsi le groupe entier se portera d'un commun effort sur l'armée von Kluck enserrée de toutes parts, sauf vers le nord-est :
" La mission incombant à la 6e armée, à l'armée anglaise et au détachement de la 5e armée consiste à prendre à partie le groupe de l'aile droite allemande en cherchant toujours à déborder cette aile par l'ouest. "
Et le général Joffre, qui sait que les armées allemandes opérant dans cette région peuvent recevoir rapidement des renforts, soit par suite de la prise de Maubeuge, soit par suite de la prise d'Anvers, soit en raison de l'arrivée prochaine de troupes venant de l'Est, le général Joffre, qui devine que l'ennemi tiendra pardessus tout à conserver ses contacts avec la ligne Paris-Calais, qui, pour lui, est toute la guerre, se préoccupe déjà de l'affaiblissement incontestable de l'armée Maunoury chargée du principal travail pour l'enveloppement. Persévérant donc dans sa méthode de puiser ses réserves dans ses corps combattants, il lui envoie, le 11, la 37e division détachée de la 5e armée, et il rappelle de l'est le 13e corps (Dès le 9 septembre, il avait télégraphié à Duhail : " La partie décisive, se joue à notre gauche. Il serait absolument nécessaire de transporter encore un corps d'armée, 8e ou 13e, dans la région de Paris. Désignez-en un et tenez-le prêt. ") :
" La 6e armée sera renforcée par le 13e corps qui est transporté en chemin de fer et dont les débarquements commenceront le 12 septembre après-midi, sur la rive droite de l'Oise, et seront poussés aussi loin que le permettront les circonstances."
Ce n'est pas tout. Il rappelle, des rives de la Seine-Inférieure les divisions de l'armée d'Amade, les retape, les munit d'artillerie les appuie par tout ce dont il peut disposer, et ainsi, il forme une armée en quelque sorte nouvelle et assurément inconnue de l'ennemi, qui agira à son heure, prêtant main-forte, s'il y a lieu, pour la campagne du nord.
Ainsi se trouve ébauché un groupement en grande partie nouveau, le groupement du nord-ouest, dont la ligne d'appui principale sera, comme il résulte du lieu de débarquement assigné au 13e corps, la ligne: de l'Oise et ultérieurement celle de la Somme jusqu'à la mer. Voilà pour la manœuvre de rupture et pour la manœuvre d'enveloppement.
Reste maintenant à déterminer les conditions do la manœuvre; de pivot. Sur elle repose toute la combinaison son effet doit être, au début surtout, plutôt statique que balistique : pour le moment, il s'agit, pour les armées qui en sont chargées, de se maintenir plus encore que de progresser. Cependant, il est de toute évidence que, par suite du jeu en éventail qui est celui de l'ensemble du front, les armées qui s'éloignent le plus du pivot seront amenées à entrer dans le mouvement. Ceci dit, il suffit d'indiquer en quelques mots le rôle confié à chacune des armées de l'est :
" La 4e armée, agissant à l'est de la route Sommesous-Châlons, refoulera l'ennemi sur la Marne en amont de Châlons et s'efforcera de... faciliter le débouché du 2e corps et les opérations ultérieures de la 3e armée. - La 4e armée prendra la poursuite en direction de Vouziers..."
Nous avons dit la lenteur relative de la 3e armée après la bataille de la Vaux-Marie qui a repoussé l'offensive du kronprinz dans la matinée du 10. Ce retard a été l'objet de l'attention du grand quartier général, qui, le 12 septembre seulement, trace, dans les termes suivants, le rôle de cette armée combinant son effort avec celui de la 4e armée :
" La 3e armée, lorsque l'ennemi sera en retraite devant elle, agira en direction du nord entre Argonne et Meuse..."
Cette disposition légèrement retardataire de l'armée de droite ne sera pas sans avoir ses suites sur le reste de la campagne. Cette région d'entre Argonne et Meuse restera un des points douloureux du front français : c'est là que les choses traîneront jusqu'à redevenir bientôt des plus pénibles ; la bataille de la Marne se prolongera en quelque sorte do ce côté ; l'ennemi s'accrochera là, enfin, et sa résistance, consolidée par la préparation du terrain, rendra nécessaire, à bref délai, de nouveaux efforts offensifs. Verdun est libéré, mais la région de Verdun n'est pas, tant s'en faut, dégagée.
Pour achever cette rapide revue du front français au moment où commence la poursuite, il reste à déterminer le rôle des deux armées de l'est, de celles qui consolident effectivement le pivot, l'armée Castelnau et l'armée Dubail. Il faut dire comment leurs succès se jettent, en quelque sorte, dans la bataille de la Marne comme des rivières dans un fleuve.
Les 7 et 8 septembre, au moment où le prince Rupprecht de Bavière faisait un effort suprême au Grand-Couronné, le général de Castelnau était avisé par le général Joffre que de fortes colonnes ennemies, partant de Metz, progressaient vers Rozières-en-Haye, dans la direction de Toul. C'était l'opération de von Strantz sur la trouée de Spada et vers Saint-Mihiel qui commençait. L'ennemi tentait de prendre à revers l'armée de Sarrail combattant pour Bar-le-Duc. Immédiatement Joffre décide de prendre lui-même à revers les troupes chargées de l'opération, et il prescrit au général de Castelnau de jeter la 2e division de cavalerie (général Varin) dans la plaine de Woëvre, vers Beaumont, tandis qu'une division de réserve, la 73e (général Châtelain), sort de Toul et coopère à ce mouvement. C'est ainsi que, dès le 8 septembre, les batailles de l'est. sont mises en corrélation directe avec la bataille de la Marne.
Cette corrélation se développe jusqu'à modifier rapidement la forme du front français et l'ordonnance même de la grande bataille. Celle-ci va se prolonger, en quelque sorte, jusqu'à la frontière de la Lorraine annexée pour toute la durée de la guerre, tandis que le râteau s'efforce de balayer l'ennemi du reste du sol national.
Castelnau s'est " retourné " dès le 8. Il ne regarde plus seulement face à l'est, mais aussi face à l'ouest. Le voici qui cherche sa liaison par Toul avec l'armée Sarrail. La plaine de Woëvre servira de trait d'union. L'offensive de von Strantz qui provoque ce mouvement est, comme on le sait, arrêtée au fort de Troyon. On peut craindre cependant que l'ennemi, ayant manqué Belfort, Epinal et Nancy, ne renouvelle sa tentative de ce côté et n'essaye de pousser la branche de gauche de la tenaille raccourcie au sud de Verdun. Et c'est ce qu'il fera, en effet, à bref délai.
Cependant, le succès s'affirme pour les armées françaises de l'ouest à partir du 9 septembre. On est averti que l'ennemi, dans ce grand péril, commence à manœuvrer et à déplacer lui-même ses forces de gauche à droite. Le général von Heeringen a reçu l'ordre, le 5 septembre, de se transporter avec le XVe corps et la 7e division de cavalerie, par la Belgique, à l'aile droite allemande. On a entre les mains l'ordre du haut état-major allemand prescrivant que " la VIe et la VIIe armées auraient à se retirer, le 12 septembre, sur la ligne 344-nord de Bathelémont-Croismare-ligne de la Vezouze pour y attendre des renforts ".
En plus, un autre renseignement saisi sur un prisonnier annonce qu'un mouvement important partant de Metz se développe vers " le sud-ouest et que les Ve, XIVe et IIIe corps bavarois se disposent à marcher sur Commercy. "
Ainsi renseigné, le général Joffre, appliquant sa méthode, désormais classique, qui consiste à puiser ses réserves dans ses unités combattantes, ordonne que le 20e corps (général Balfourier) soit transporté, le 11 septembre à partir de 10 heures, dans la région de Saizerais (rive gauche de la Moselle) pour protéger la plaine de Woëvre. Et cette précaution ne le satisfait pas encore. Il se décide à apporter des changements profonds dans la constitution et les objectifs de ses deux armées de l'est. Cette volonté se traduit par de nouvelles mesures qui complètent la série des ordres donnés pour la poursuite sur l'ensemble du front français. Le 9 septembre, ordre est donné au 13e corps (général Alix) de quitter le front de Lorraine ; il se rend sur l'Oise, dans la région de Compiègne, et nous l'y verrons amorcer les premiers engagements de la " Course à la mer ". Le 11 septembre, l'armée Dubail est de nouveau mise à contribution par l'ordre suivant :
" Il se peut que l'ennemi récupère des forces devant la 1re armée pour les amener devant Nancy ou dans la Woëvre. Etudiez les moyens de récupérer des forces, de préférence un corps d'armée constitué qui pourrait être amené en arrière de votre gauche comme réserve générale des 1e et 2e armées à la hauteur de Bayon. S'il en était besoin, toutes ces forces pourraient être portées en Woévre (Voir, sur tous ces points, l'ouvrage capital du général Dubail, Quatre Années de commandement. Journal de campagne, 1e armée, t. I, p. 108.). "
Enfin, le 13 septembre, le général Joffre envoie deux instructions particulières, l'une au général Dubail ( 1e armée), l'autre au général de Castelnau (2e armée).
" 1re armée ( Dans la soirée, écrit le général Dubail, je reçois une instruction du grand quartier général modifiant la composition et la mission des 1e et 2e armées. Je dois m'entendre à ce sujet avec le général de Castelnau. J'envoie donc mon sous-chef, le lieutenant-colonel Debeney, a Neuves·Maisons p (p. 113).) : En raison de la situation nouvelle à notre droite, il paraît nécessaire de modifier la mission, la composition et les zones d'action des 1e et 2e armées.
La 1e armés prendrait à sa charge toutes les opérations à l'est de la Moselle. Elle s'établirait sur la ligne la plus courte et la plus favorable entre Nancy et les environs, ayant en arrière du front une forte réserve et gardant par ses corps spéciaux les crêtes des Vosges...
2e armée : 1° La retraite de l'ennemi sur tout le front, ainsi que la marche offensive de nos armées imposent une nouvelle tâche aux armées qui opéraient entre Nancy et les Vosges. Tandis que la 1e armée poursuivra seule les opérations à l'est de la Moselle, la 2e armée, reconstituée sur de nouvelles bases, participera de façon plus directe aux opérations du groupe principal de nos forces.
2° De concert avec la 3e armée et utilisant la place de Verdun et la position organisée des Hauts-de-Meuse, elle aura pour mission d'assurer complètement le flanc droit de notre dispositif contre les tentatives ennemies débouchant de la Meuse. A cet effet, tandis que la 3e armée se portera entre Argonne et Meuse, au nord de Verdun, la 2e armée se portera dans la région au nord de Toul, pour dégager la Woëvre de tous les partis ennemis qui se trouvent actuellement entre Meuse et Moselle. Ultérieurement, la 2e armée participera au mouvement offensif général, entraînant à sa suite les divisions de réserve des Hauts-de-Meuse..."
L'ensemble de ces mesures est exécuté du 13 au 18 septembre, date à laquelle le général de Castelnau sera appelé avec son état-major et le 20e corps dans la région de Compiègne pour les premiers combats de la " Course à la mer ".
Nous pouvons considérer, maintenant, d'un seul coup d'œil l'ensemble des mesures prises par le haut commandement français pour achever la bataille de la Marne. Rien que par les premiers effets de la victoire française, un coup de massue formidable a été asséné sur les forces ennemies : il s'agit, d'ores et déjà, d'un front nouveau singulièrement remonté vers le nord et s'établissant " de la mer aux Vosges ".
L'armée d'Amade agit dans le nord, formant la pointe supérieure du vaste croissant et visant les communications de l'ennemi ;
l'armés Maunoury se porte sur l'Oise pour continuer l'enserrement de l'armée von Kluck que l'on espère pouvoir rejeter sur Compiègne et Amiens ; elle y serait coincée à l'ouest du massif de Saint-Gobain, Il appartient à l'armée anglaise d'exécuter cette opération capitale : si elle se développe à temps entre Marne et Aisne, elle coupe von Kluck de von Bülow et obtient le résultat qui lui a échappé sur la Marne. Franchet d'Esperey entre aussi dans la fissure ; mais son objectif est autre : c'est en sens contraire et face à l'est qu'il entreprend la poursuite de l'armée von Bülow ; s'il la rejette sur l'est et la surprend à Reims, la grande armée allemande est coupés en deux et son centre est écrasé entre Franchet d'Esperey et Foch prolongé par de Langle de Cary. De Langle de Cary et Sarrail ont pour mission de dégager Verdun et de bousculer le kronprinz au nord du camp retranché. Peut-être même, secondés activement par les deux armées de l'est et débarrassés de leurs principaux adversaires, parviendront-ils à couper von Strantz hasardé dans la Woëvre ; en tout cas, ils protégeront Verdun en étroite liaison avec les armées Castelnau et Dubail.
Telle est la conception stratégique de la poursuite française. Mais pour passer à l'exécution, il faut compter avec les obstacles qui hérissent la route de la victoire : nous avons rappelé déjà la lassitude des troupes, la pénurie des munitions, certaines lenteurs ou appréhensions dans les états-majors ; il faut ajouter les difficultés du terrain, surtout aux abords de l'Aisne de ce terrible massif de Saint-Gobain, qui va devenir la borne redoutable do l'expansion française vers le nord.
C'est là, en effet, que va se produire la parade opposée par les chefs allemands ; car ceux-ci, dégrisés par le brusque contact avec la réalité, apercevant les conséquences effroyables pour l'empire d'une défaite à fond au bout de deux mois de guerre, se sont réveillés; ils mettent toute leur science, toute leur application, toute leur énergie à se dégager de la situation où leur propre aveuglement les a précipités. Certains d'entre eux sont à la hauteur des circonstances ; ceux qui ont fléchi sont écartés. Tous savent qu'ils peuvent demander beaucoup encore au soldat allemand. Il ne s'agit en somme que d'échapper au désastre en reculant. A cette tâche, le commandement et les troupes peuvent suffire encore. Une seule défaite n'a pu, évidemment, anéantir l'énorme puissance de l'empire allemand.
Le grand état-major allemand et les commandants d'armée.
Le haut commandement allemand est en présence d'une situation beaucoup plus grave que celle où s'était trouvé le général Joffre après Charleroi-les Ardennes-Morhange. Toutes les armées ayant successivement perdu pied, la situation générale stratégique était sérieusement compromise. Allait-on réagir aussi énergiquement que l'avait fait le commandement français, prendre les dispositions nécessaires pour réserver une nouvelle guerre de mouvement ; ou bien se contenterait-on de se tirer d'affaire au mieux, et consentirait-on à substituer à la guerre de mouvement une guerre de positions ?
En fait, nous savons que le haut commandement fut conduit à prendre ce dernier parti, si contraire à toutes les théories de la guerre moderne et, en particulier, aux plus récents enseignements de l'école allemande.
Beaucoup de raisons l'y poussaient ; l'intérêt qu'il y avait à ne pas s'éloigner de la capitale ennemie, Paris ; la puissance extraordinaire que présentait défensivement la position au nord de l'Aisne, autrement dit le massif de Laon-Saint-Gobain ; l'avantage de se maintenir à proximité du camp retranché de Verdun qui pouvait devenir un jour le nœud de la guerre.
Par-dessus tout, il faut tenir compte du terrible coup moral asséné par la bataille de la Marne sur le haut état-major allemand. En fait, dans les premiers jours de la retraite, il n'y eut plus de chef, ceci à la lettre, comme nous allons le voir. Tandis que la bataille des Frontières s'était traduite chez nous par une consolidation et un raffermissement du haut commandement, la bataille de la Marne produisait, dans le camp allemand, un effet inverse, une sorte de déliquescence.
Il y avait, d'abord, des insuffisances et des faiblesses dans le haut commandement ennemi. Von Kuhl, général expérimenté et officier d'état-major accompli, les signale dans son livre : l'État-Major pendant la guerre mondiale. En premier lieu, chose incroyable, les communications entre le haut commandement et les commandements d'armée étaient tout à fait déficientes : pas de transmissions téléphoniques, des télégrammes par " radios " très insuffisants et qui, de bonne heure, furent surpris et traduits par l'adversaire détenteur du chiffre. Le haut commandement installé à Luxemhourg était beaucoup trop éloigné du front ; en fait, on ne savait rien de ce qui se passait sur les lieux ; les officiers envoyés en automobiles auprès des commandements perdaient le contact avec le grand quartier général et tranchaient parfois d'eux-mêmes les problèmes les plus délicats : d'où une grave dispersion des responsabilités. Von Kuhl dit, à propos de la mission du lieutenant-colonel Hentsch : " L'aide apportée par le lieutenant-colonel Hentsch au moment le plus critique de la bataille de la Marne - quelle que fût sa capacité et si grand que fût le pouvoir qui lui avait été confié - n'en fut pas moins regrettable ; il avait été envoyé sans ordres écrits d'armée en armée tout le long du front, et c'est lui, en somme, qui eut entre les mains l'issue de la bataille de la Marne. "
Telles étaient les graves lacunes de ce fameux état-major allemand tant vanté. Et il y en avait bien d'autres dans l'organisation des arrières, des convois, dans l'arrivée et la répartition des vivres et des munitions, dans le service de l'aviation, dans l'artillerie de campagne, etc. Ludendorff s'en explique avec franchise et rudesse. En somme, le haut commandement avait mal appliqué son autorité, dès les premiers jours de la guerre. Rien d'étonnant de le voir s'affaiblir jusqu'à l'anéantissement dès que le sort devint contraire. Cependant, l'autorité morale ne se perdrait pas pour des raisons de difficultés matérielles, si elle se tenait ferme et debout, capable de dominer les circonstances. On l'avait bien vu dans le camp français après la bataille des Frontières. Mais, dans le camp allemand, le prestige moral était lui-même atteint gravement. Ici, un peu de psychologie est nécessaire.
L'empereur Guillaume exerçait, en droit et en fait, les fonctions de commandant en chef. Mais, toujours ballotté entre ses terreurs et ses vanités, le " haut et puissant seigneur de la guerre " avait vite donné sa mesure. On s'habitua bientôt à ne tenir aucun compte de ses avis ; on le consultait à peine, et il n'avait, le plus souvent, qu'à signer les ordres tels qu'ils lui étaient présentés ; avec des formes encore respectueuses, on le renvoyait comme une balle, de quartier général en quartier général ; ses facultés militaires, si étonnantes jadis, quand il ne s'agissait que de simples manœuvres " où les fusils n'étaient pas chargés ", n'attiraient plus que le sarcasme et la dérision. Ce n'était certes pas cet Alexandre qui tirerait l'armée du péril où elle s'enlisait.
Le colonel-général Moltke junior avait été son élu, son favori, et cela n'ajoutait rien au prestige du chef de l'état-major général.
D'après le témoignage à peu près unanime des officiers qui ont été ses amis et ses subordonnés, le général de Moltke apparaît comme un esprit pondéré, appliqué, un peu timide, dénué d'imagination, n'ayant ni accent, ni autorité, en somme, un épigone, un neveu. La mécanisation des forces humaines à l'allemande devait aboutir fatalement à ce genre de choix. Ces natures d'hommes à la conscience calme et à l'échine souple finissent par arriver à tout, ne fût-ce que par la conjuration universelle qui, écartant les valeurs vraies, pousse les médiocres.
Moltke le neveu avait été réduit à ses proportions réelles, lui aussi, dès les premiers jours de la guerre, dès l'affaire de Liège. L'Allemagne avait été ulcérée de se voir arrêtée, ne fût-ce que quelques heures, par cette méprisable petite Belgique. Guillaume avait traduit ce sentiment universel avec sa grossièreté ordinaire, quand il avait jeté à la face du commandant en chef de ses armées cette terrible apostrophe : " Eh bien ! c'est donc pour arriver à cela que vous m'avez mis les Anglais sur les bras (Von Stein, ancien ministre de la Guerre, Souvenirs du temps de la guerre; 2e chap., in fine.) ? "
On peut dire, qu'à partir de ce moment, von Moltke a les reins cassés. Ayant suivi les plans de Schlieffen, non sans les modifier à sa manière timorée et pédantesque, il se trouve empêtré dans la grandeur de cette conception dès les premiers échecs en Prusse orientale et, dès les premières difficultés, sur le front occidental. Il s'accroche aux lignes générales du système, mais il le détruit morceaux par morceaux. Dès qu'il laisse von Kluck agir à sa tête, tout est à vau-l'eau ; car il n'y a pas deux disciplines, l'une pour les petits, l'autre pour les grands. Les défaites de Lorraine, où Rupprecht de Bavière est, lui aussi, laissé libre d'agir comme il l'entend (Von Ruth, " La Campagne de Lorraine en 1914 ", dans Wissen und Wehr de juillet-septembre 1921.), la marche de von Kluck vers le sud-est, l'échec devant Paris, l'apparition de l'armée Maunoury, tout le surprend. Il change encore une fois son plan primitif, et nous avons vu que, le 5 septembre, à la veille de la bataille de la Marne, il substitue à la manœuvre d'enveloppement une manœuvre de rupture. Même au cours de la bataille, ordres et contrordres s'entremêlent. Ludendorff, qui a vu von Moltke le 23 août, sans doute sous le coup de l'algarade impériale, le trouva " fatigué " (Souvenirs de guerre, traduction française, t. I, p. 53.) ; dès le 8 septembre, il est malade (peut-être plus gravement encore qu'on ne l'a dit) ; le 11, il apparaît encore dans les quartiers généraux des armées, mais il fait peine à voir : il rentre à Luxembourg et s'effondre. Le haut commandement s'effondre avec lui.
Un observateur attentif, installé au grand quartier général de Luxembourg, l'amiral von Tirpitz, a noté l'impression répandue autour de lui dans ces journées où sombrait le fameux grand état-major.
9 septembre. - A l'ouest, nous sommes à la veille d'une crise grave. Les troupes que nous envoyons à présent à l'extrême aile droite arriveront certainement trop tard. Nous nous sommes exagéré l'importance de nos premières victoires. Les Français se sont repliés selon un plan concerté et à présent, ils avancent par masses énormes animées d'une grande bravoure, tandis que nos troupes sont épuisées par des marches continuelles.
13 septembre. - II paraît que le généralissime français est vraiment un chef. L'empereur cherche à dominer sa surexcitation ; mais, au point de vue militaire, il ne compte plus. Ajoutez que Berlin hurle frénétiquement victoire à un moment où tout est encore en question.
14 septembre. - On raconte que la 1e armée voulait avoir sa victoire à elle et qu'elle n'a pas assez pensé à l'ensemble ; ainsi s'est produit un vide où très habilement se sont lancés les Anglais et jusqu'ici l'on n'avait pas réussi à le combler.
15 septembre. - Les renforts réclamés de tous côtés n'arriveront plus à temps. La frénésie de victoire des journaux berlinois me choque à présent plus que jamais. Plettenberg (commandant le corps de la Garde) a informé l'empereur que, dans beaucoup de régiments de la Garde, sur 300 hommes partis au front, les compagnies n'en ont plus que 50 (Tirpitz; Mémoires, traduction, p. 471.).
Il restait certainement au grand quartier général des hommes de haute capacité : les généraux von Stein et Freytag-Loringhoven, le colonel von Tappen, chargé des opérations, le colonel von Dommes (politique), le lieutenant-colonel von Fabeck (personnel et service général), le lieutenant-colonel Hentsch (informations), le major Nicolaï (renseignements), etc. Mais tant de services différents, spécialisés, automatisés, ne faisaient pas un commandement ; et puis les hommes qui les dirigeaient avaient le moral profondément atteint, car c'était leur œuvre, en somme, qui s'écroulait sous leurs yeux.
C'est ici qu'il faut signaler le vice principal du haut commandement allemand. En fait, il appartenait à une: collectivité anonyme ; c'était le grand état-major et ses officiers qui commandaient, et non une personnalité qualifiée et responsable. L'Autriche avait connu jadis la " guerre des conseils "; maintenant, c'était la " guerre des bureaux ". Tous les officiers d'état-major qui publient leurs mémoires ou leurs souvenirs parlant des chefs avec le plus parfait dédain. Hentsch, quand il va décider du sort de la 1e armée et de toute la bataille, ne voit même pas von Kluck, le chef ; il arrange tout avec von Kuhl, un subordonné ; de même quand il s'agit de von Hausen, de Wurtemberg et même du kronprinz. Il est remarquable que Ludendorff prend lui-même ce ton dans ses Mémoires. Il reste un chef d'état-major, et c'est à ce titre qu'il le prend de haut avec tous les autres généraux, y compris Hindenburg. La conduite du grand état-major allemand pendant la guerre, c'est le " délire de la plus mesquine technicité ".
Il résulte, de ses dispositions, une absence constante de liaison entre le haut commandement et les chefs des armées particulières. Ce n'est pas seulement l'éloignement et les difficultés matérielles qui créent cette " interruption " dans le courant, c'est le manque de coordination morale. Les chefs d'armée finissaient par prendre le parti d'agir par eux-mêmes plutôt que de passer éternellement sous les fourches caudines de ces " jeunes présomptueux ".
A ce sujet, von Kluck, von Bülow, von Hausen, Baumgarten-Crusius, le kronprinz, tous s'expliquent dans les mêmes termes : en l'absence d'une haute direction générale, il n'y avait plus qu'à se " débrouiller ", chacun pour son compte. Or, ces commandants particuliers de chacune des armées, nous les connaissons, nous les avons vus à l'œuvre. C'est, d'abord, von Kluck, impétueux, imaginatif, ambitieux. Son mémoire justificatif, la Marche sur Paris nous permet de pénétrer jusqu'au fond et au tréfonds de son esprit et de son âme. Farci de citations littéraires, bourré de fausse sentimentalité et d'allégations suspectes, il découvre un homme glorieux, panachard, menteur audacieusement, en un mot, le vrai reître allemand de 1914. Que de tels hommes aient pu arriver aux plus hautes charges militaires et qu'ils aient survécu moralement à une défaite dont la responsabilité leur incombe tout entière, c'est une des choses qui ne sont possibles qu'en Allemagne et qui servent à établir, pour l'observateur, la connexité étroite existant entre l'esprit de tromperie et le caractère national. Un peuple qui aurait le cœur droit et le coup d'œil juste n'admettrait pas une seule minute qu'un général battu par sa faute le prît d'un tel ton. Dès 1914, von Kluck commence à " plaider " en accusant. Ses ordres pour la retraite préparent déjà son dossier : on peut suivre ces étranges manifestations psychologiques sur le terrain.
Von Bülow, dont le nom avait été mis en avant lors de la succession de Schlieffen, est le grand adversaire de von Kluck : de caractère plus digne, de nature plus fine et plus pondérée, il représente la vieille tradition militaire avec la tenue, les principes et la circonspection des classes élevées. Le mémoire justificatif de von Bülow respire le sang-froid et la dignité. D'après son action militaire pendant les courtes semaines de son commandement, Bülow apparaît comme un soldat averti, mais un peu hésitant, pessimiste, inquiet, appelant toujours à l'aide et peut-être aussi, grâce à sa haute situation familiale, tirant à lui la couverture. Si on l'eût cru, on eût ralenti le mouvement dès le début on eût mieux apprécié les forces de l'adversaire, on eût plus solidement maintenu les liaisons entre les diverses armées : mais peut-être aussi se fût-on attardé dans les plaines du nord et eût-on manqué ce coup de Paris qui faillit réussir et qui était la seule chance sérieuse dans cette guerre intentés à l'univers. Quoi qu'il en soit, Bülow vit clair à la fin de la bataille de la Marne. Seul il vit clair ; seul il s'avoua à lui-même la défaite imminente et il sut se décrocher à temps.
Ce faisant, il se sauva lui-même et sauva en outre von Kluck. Celui-ci ne le lui pardonnera jamais. En l'absence de tout haut commandement, la première phase de la manœuvre en retraite fut confiée à Bülow, et c'est lui qui, en somme, la conduisit à bonne fin. Mais, sans doute, son esprit timoré portera, devant l'histoire allemande et devant l'histoire militaire, la responsabilité d'avoir enlisé la manœuvre occidentale dans la guerre des tranchées. En renonçant à l'espace, la guerre de conquêtes s'ensevelissait de ses propres mains.
Von Hausen, qui commandait la IIIe armée, l'armée saxonne , est un chef médiocre; et un pauvre homme ; général " pas-de-chance " s'il en fut. Il a publié, lui aussi, un mémoire justificatif qui n'est qu'un reflet des explications de von Kluck. Aussi nul dans les exposés et dans les commentaires que dans les manœuvres et les combats, ce Saxon n'est pas un Witiking.
Ludendorff fait cas du prince Albert de Wurtemberg, commandant en chef de la IVe armée. Il dit, en deux mots dont il ne faut pas exagérer la portée élogieuse, " qu'il possède un tempérament militaire plus accentué que les deux autres princes héritiers ".
C'est dire ce que valent, comme commandants en chef, le kronprinz d'Allemagne et le kronprinz de Bavière. En fait, et de l'aveu même des plus respectueux courtisans, ces personnalités princières encombraient l'armée. Si l'autorité annoncée par de si hauts titres ne s'impose pas, elle nuit. Le même Ludendorff, après avoir porté un jugement général très sévère sur ces deux dauphins, fait patte de velours en dessinant en pied les portraits du kronprinz commandant de la Ve armée et du kronprinz de Bavière commandant de la VIe armée. Mais quelle hautaine ironie, au fond ! Voici ce qu'il dit du premier : " J'aime particulièrement à me rappeler les relations que j'ai eues avec le quartier général du kronprinz. Le kronprinz avait un grand sens du métier militaire ; il posait des questions intelligentes et qui témoignaient de ses connaissances. Il aimait le soldat et était plein de sollicitude pour la troupe. Il n'était pas pour la guerre, mais pour la paix. Le kronprinz a toujours regretté de n'être pas suffisamment préparé à sa future profession d'empereur (voilà le dur revers de main !). Il s'est donné, pour cela, toute la peine possible. Il me disait que ses tâche était plus difficile que celle d'un spécialiste. (En effet !) C'est ce qu'il a exposé dans un mémoire; qu'il a adressé à l'empereur son père et au chancelier. (Un mémoire !) Ses manières extérieures lui ont nui ; il valait mieux que l'apparence qu'elles lui donnaient. (c'est l'injure enrobée de flagornerie) "
Et voici ce que le même Ludendorff dit de l'autre kronprinz : " Rupprecht de Bavière était soldat par devoir. Ses penchants n'avaient rien de militaire. (Voilà pour le chef maintenu quand même à la tête des armées.) Il remplissait ses hautes fonctions et ses devoirs avec un grand sérieux et appuyé sur ses excellents chefs d'états-major, au début de la guerre le général bavarois Krafft von Dellmensingen, et à la fin, le général von Kuhl (en un mot, comme dans les autres armées, son état-major faisait tout) ; il sut répondre aux graves obligations auxquelles doit faire face un commandant en chef... " Et c'est tout ! Ludendorff n'ajoute pas - parce que tout le monde le sait autour de lui - que le prince de Bavière a une double responsabilité, celle des défaites dans l'est au début de la guerre et celle des défaites dans le nord à la fin. Si on va au fond des choses, on voit que la constitution allemande, qui forçait à ménager les princes, était une cause de faiblesse des plus graves, en cas de guerre, pour le commandement des armées.
Les ordres et l'exécution de la retraite dans le camp allemand.
Tels étaient les hommes qui, par suite de l'écroulement de von Moltke, étaient appelés à prendre les décisions les plus graves au moment où la fortune tournait sur la Marne et où l'armée allemande, vaincue, n'avait plus qu'à battre en retraite et à sa dégager. L'histoire est maintenant très abondamment renseignée sur les
faits et sur les ordres concernant la retraite des armées allemandes, en raison des nombreuses publications émanant précisément de ces chefs responsables. Von Kluck, von Bülow, von Hausen, von Baumgarten-Crusius, von Kulh, von Tappen, von François, se disputant à qui mieux mieux, ont mis les moindres détails sur le tapis. Chacun plaide pour son saint : mais, en tenant compte d'une si abondante documentation, on peut dégager une interprétation suffisamment claire et un jugement impartial. Ces publications récentes ne changeant rien, en effet, aux grandes lignes que la carte et l'étude des documents nous avaient permis de tracer.
Nous avons déjà signalé la polémique qui s'est produite entre von Kluck et von Hausen d'une part, von Bülow d'autre part, sur le point de départ de la retraite. Il a été facile d'établir par l'étude des faits, que von Kluck, et von Hausen après lui, altéraient consciemment la vérité et que le premier mouvement de retraite se dessina dans la nuit du 8 au 9 et, au plus tard, dans la matinée du 9 à l'armée von Kluck ; c'est à la suite de ce mouvement que le reste du front fléchit progressivement d'ouest en est. Cette donnée est confirmée par les affirmations positives du chef du bureau des opérations, von Tappen. Celui-ci déclare formellement que la 1e armée battit en retraite d'abord, et il nie avec non moins d'énergie que le lieutenant-colonel Hentsch, envoyé en mission, à l'heure critique, auprès des différentes armées, ait jamais reçu, ni transmis, ni donné un ordre quelconque tendant à la retraite soit partielle, soit générale.
Chacun des chefs agit donc selon ses vues ou ses nécessités particulières. Von Kluck notamment, selon sa manière habituelle, n'en fit qu'à sa tête, et sans souci du voisin. Pour sauver ses communications, il exposa la grande armée allemande à un danger de rupture du front qui ne fut conjuré que par d'autres mesures décidées en dehors de lui. Venons-en donc aux faits eux-mêmes.
Dès le 8 septembre, on eut, dans toute l'armée allemande et même au grand quartier général, le sentiment que les choses prenaient dans leur ensemble une mauvaise tournure. On était déjà sous une mauvaise impression produite par ce qui se passait sur le front de Lorraine et sur le front russe. La stratégie du grand état-major était mise à une rude épreuve : on avait escompté une rapide traversée de la Belgique et presque sans coup férir. Or, Liége avait tenu six jours; l'armée belge, après de beaux combats, s'était réfugiée dans Anvers, d'où elle menaçait le fameux mouvement tournant de l'aile droits: allemande ; l'Angleterre entrait à fond dans la guerre. On avait envisagé comme une certitude la défaite absolue de l'armée française dès la première bataille, ce qui permettrait de se retourner à temps contre le front russe. Or, la bataille des Frontières n'avait été rien moins que décisive ; l'armée française ne fuyait pas, elle manœuvrait et, dés le 5, elle contre-attaquait dans la région de Paris ; dès le 8, elle avait pris le dessus. Cependant, les nouvelles de la Prusse orientale étant devenues angoissantes, on avait eu l'imprudence de désigner jusqu'à six corps d'armée pour être retirés du front occidental ; finalement, deux corps partirent et, manquèrent grandement à l'aile droite pour la terrible lutte d'ores et déjà engagée. Enfin, on avait cru à la supériorité du commandement et du soldat allemands. Maintenant, le soldat était épuisé, et les chefs désorientés se disputaient en pleine bataille ; l'union, la cohérence, sinon la volonté de vaincre, manquaient partout. On ne pouvait croire encore à une défaite possible ; et, pourtant, il fallait bien admettre qu'on perdait du terrain et qu'une sorte de panique intime commençait à se répandre d'un bout à l'autre du front. Attendrait-on que la débandade se produisit et qu'elle entraînât un désastre définitif ?
Dès le 8 septembre, von Moltke avait donc envoyé un des officiers les plus intelligents de son état-major, le lieutenant-colonel Hentsch, avec mission de parcourir rapidement les quartiers généraux de toutes les armées de l'ouest. En vue d'établir une certaine cohésion dans le mouvement de retraite, s'il venait à se produire, on lui avait indiqué Soissons comme direction générale. C'était déjà comme un aveu latent de la défaite. Mais, en même temps, on prescrivait au lieutenant-colonel Hentsch de s'opposer à toute idée de recul. Ainsi, il y avait, dans ces prescriptions, une contradiction fondamentale. C'est cette imprécision voulue qui permit, par la suite, aux défenseurs du grand quartier général d'affirmer : " 1° Qu'aucun pouvoir positif n'avait été donné au lieutenant-colonel Hentsch ; 2° que celui-ci n'avait reçu ni donné aucun ordre écrit ; 3° qu'un ordre quelconque de retraite n'avait jamais été donné par le grand quartier général (von Tappen, loc. cit., p. 24.)." Tout cela est exact : mais ce sont de ces réticences purement formelles qui ne trompent que ceux qui veulent être trompés.
Hentsch constate que la retraite da la 1re armée est déjà commencée ; il aborde le général von Khul, chef d'état-major de von Kluck, et sans même se mettre à la recherche de von Kluck, tant les états-majors se sentaient tout-puissants, il fait connaître ses instructions. Von Kuhl fait quelques objections. Mais il est trop heureux d'interpréter les observations de Hentsch comme un ordre. Nous savons, qu'en fait, le recul était déjà commencé. Von Kluck, averti quelque temps après, ne fait non plus aucune objection ; il ne modifie rien, et ne prend même pas la peine de se renseigner auprès du grand quartier général. Confiant dans la force qu'il avait amassée sur sa droite, il avait entrepris d'établir son crochet défensif sur le Clignon : ainsi il s'éloignait de plus en plus de la IIe armée. Cette nécessité où il se trouve de se décrocher, il l'a constatée lui-même dans le radio du 9 septembre à 11 heures et demie, que nous avons cité.
D'une manière générale, la retraite de la 1re armée est ordonnée en direction de Compiégne, Soissons, Chauny, c'est-à-dire un peu à l'ouest. Von Kluck se sent fort de ce côté ; il compte sur le concours des nouvelles troupes qui descendent de Maubeuge pour consolider encore sa droite. En fait, il s'expose grandement si l'armée anglaise emboîte le pas et le rejette sur l'Oise, la Somme et Amiens.
Voici, maintenant, les explications et les ordres émanant de von Kluck lui-même. Ils nous permettront de préciser ce qui fut ordonné pour le recul de la Ire armée :
" On ne pouvait plus douter de la nécessité de la retraite commandée après les instructions de )a direction suprême. (Nous avons dit ce qu'il y a d'exact dans cette allégation.) Le général pensait qu'il y avait lieu de compter sur les suites de son offensive victorieuse sur la gauche de Maunoury. Mais telle n'était pas l'opinion de l'officier d'état-major muni des pleins pouvoirs du haut commandement (sic). Le trou entre les deux armées de l'ouest devenait béant ; le flanc et l'arrière de la Ire armée étaient à découvert tandis que la situation de la IIe armée s'améliorait par sa retraite vers le nord. En admettant que les succès contre Maunoury s'affirmassent les jours suivants, la déformation du front, le nouveau groupement des corps, la difficulté des approvisionnements en munitions et en vivres, la position des convois, les liaisons et toutes les autres mesures à prendre permettaient à l'armée anglaise et à la gauche de Franchet d'Esperey de tomber sur le flanc et dans le dos de la Ire armée parvenue à la limite de ce qu'elle pouvait donner. Alors celle-ci, à moins de faute grossière de la part de l'ennemi, serait chassée sur Dieppe ou, dans l'hypothèse la plus favorable, sur Amiens (C'est nous qui soulignons.)... Les choses eussent été bien différentes si les deux ou trois corps d'armée attendus de Lorraine et d'Alsace (armée von Heeringen) étaient arrivés à temps pour renforcer la grande offensive du front ouest et remplir les vides. Ainsi soutenue, la Ire armée aurait fait une retraite tranquille en assurant sa liaison avec les autres armées par Soissons. Il n'en fut pas ainsi et le commandant en chef de la Ire armée, conscient de cette situation bouleversée de fond en comble, donna l'ordre de la retraite en direction de Compiègne, Soissons. "
Von Kluck insère ici ses deux ordres généraux pour la retraite datés de Mareuil, l'un à 2 heures de l'après-midi, le 9, et l'autre à 8 h. 15 du soir, le même jour. On remarquera que ces ordres sont postérieurs à l'ordre de Bülow de 11 heures du matin : mais ils affectent de ne pas tenir compte du radio envoyé à 11 heures et des mouvements accomplis dès avant midi : le premier de ces ordres a déjà été cité ci-dessus : il affirme que c'est par ordre du G. Q. G. que la Ire armée doit se reporter sur Soissons, la situation de la IIe armée exigeant cette reprise en arrière.
" Les mouvements de la Ire armée, ajoute cet ordre, commenceront aujourd'hui même (ils sont commencés déjà). En général, l'aile gauche sous le général von Linsingen (IIe corps), y compris les groupes du général von Lochow (IIIe corps), reculera d'abord derrière la ligne Montigny-l'Allier-Brumetz. Le groupe du général Sixt von Armin (IVe corps) participera à ce mouvement suivant la situation du combat jusque derrière le secteur Antilly-Mareuil. Le mouvement d'attaque du général von Quast ne sera pas poursuivi plus qu'il ne lui sera nécessaire pour se dégager de l'ennemi, de manière à assurer la coopération avec le mouvement des autres armées.
Signé : Von Kluck. "
L'ordre du même jour à 8 h. 15 du soir donnait les directions pour le lendemain 10 :
" L'aile droite de l'armée avance victorieusement (en vue du plaidoyer) en direction de Nanteuil-le-Haudouin. A l'aile gauche, la 5e division d'infanterie attaque, avec le IIe corps de cavalerie, l'ennemi s'avançant sur Nanteuil-sur-Marne, Nogent-l'Artaud (on est en pleine retraite et on donne au mouvement l'apparence d'une offensive ; toujours en vue du dossier). Sur l'ordre du commandement suprême, la Ire armée est reportée en direction de Soissons et à l'ouest, derrière l'Aisne, pour couvrir le flanc de l'armée, la IIe armée étant ramenée en arrière à droite et à gauche d'Epernay.
Je félicite les troupes de la Ire armée pour le dévouement et les réalisations extraordinaires de l'offensive en cours (et on est en retraite depuis deux jours !).
L'armée continuera le mouvement ordonné, partant des lignes actuelles aujourd'hui même ; - le gros jusqu'à la ligne Gondreville et au nord, sud-est de Crépy-en-Valois, la Ferté-Milon et en amont de la ligne de l'Ourcq. - Aile gauche de l'armée, sous les ordres du général von Linsingen, y compris le groupe von Lochow, à l'est de l'Ourcq en aval de la Ferté-Milon, de concert avec l'aile droite sur la route la Ferté-Milon-Villers-Cotterets - 7 kilomètres nord-est de Villers-Cotterêts-Ambleny. - Groupe du général Sixt von Arnim avec son aile droite sur la route Antilly, Vauciennes, Taillefontaine, Attichy. - Groupe du général von Quast à l'ouest du groupe précédent. IIe corps de cavalerie et brigade Kraewel couvriront la retraite sur le flanc gauche. - La 4e division de cavalerie a reçu des ordres pour occuper en passant les ponts depuis Compiègne jusqu'à Soissons. - La brigade de réserve von Lepel (troupe fraîche qui vient d'arriver de Bruxelles) et les brigades mêlées de la 11e brigade de landwehr von der Schulenburg marcheront sur Compiègne et Vic avec la même mission. L'adversaire devra être arrêté par la destruction des routes et des passages de l'Ourcq supérieur seulement par des arrière-gardes.
Le 18e pionniers devra être envoyé au préalable en avant sur l'Aisne autant que possible avec des voitures.
Pour reconstituer les unités (donc, elles étaient en désordre), les ordres seront envoyés demain. Quartier général de l'armée, aujourd'hui la Ferté-Milon.
Signé : Von Kluck."
Ces ordres donnés, la retraite se fit avec un avantage incontestable et que reconnaît von Kluck lui-même à travers la zone boisée de Villers-Cotterêts. La cavalerie de von der Marwitz, renforcée par la brigade Kraewel et par la 5e division d'infanterie couvrait le flanc gauche de l'armée, le plus exposé, et les deux brigades de réserve le flanc droit autour de Compiègne, la 4e division de cavalerie gardant les ponts de l'Aisne.
Von Kluck transporta son grand quartier général au château de Coeuvres-Valsery. Tous les chefs furent mandés pour régler les mouvements, reformer les unités, envoyer les convois au nord de l'Aisne et commencer à construire des lignes de tranchées. Nous avons dit à quel point le soldat était épuisé, découragés effondré. Il se traînait plutôt qu'il ne marchait. L'approche de la cavalerie française le forçait à hâter le pas. Mais, souvent, il succombait sur les chemins. Nous dirons bientôt la fin et les conséquences de la retraite à l'armée von Kluck.
Il faut voir d'abord quels sont les ordres donnés dans les autres armées.
Quand le lieutenant-colonel Hentsch était arrivé tout d'abord à la IIe armée, il y avait trouvé des dispositions résignées. Bülow n'avait pas à se louer de von Kluck : à l'heure de la mise en place des armées, celui-ci avait marché de l'avant pour lui ravir le succès ; il avait attaqué sans le prévenir et il l'avait découvert à double reprise sur leur liaison commune, uniquement pour renforcer avec une exagération dangereuse sa propre droite et parer n'importe à quel prix à la surprise de l'Ourcq. Von Bülow avait donc des raisons d'être mécontent : mais il envisageait la situation avec sang-froid et voyait très nettement que si lui-même et von Kluck s'attardaient sur le terrain, le péril allait grandir à vue d'œil.
Il ne restait chez moi aucun doute, écrit von Bülow, que la retraite de la Ire armée était rendue inévitable par la situation tactique et stratégique et que, de son côté, la IIe armée se trouvait dans l'obligation de se replier pour éviter d'être complètement tournée par son flanc droit. D'accord avec le représentant du grand quartier général (lieutenant-colonel Hentsch), j'étais dans la conviction que, maintenant, le devoir primordial de la IIe armée était d'appuyer la Ire armée au nord de la Marne et de lui offrir là de nouveau la possibilité de faire sa jonction avec l'aile droite de la IIe armée en direction de Fismes. Cette décision, si pénible qu'il fût de la prendre pour le commandant d'une IIe armée jusqu'alors partout victorieuse, permettrait seule de déjouer encore à temps le plan évident du commandement français, savoir l'enveloppement de l'aile droite de l'armée allemande après séparation et anéantissement de la Ire armée et de procurer la possibilité de reconstituer, en peu de jours, sur l'Aisne, avec l'aide de la VIIe armés gui approchait, un nouveau front d'armée continu.
Cette citation textuelle permet d'affirmer que c'est Bülow qui a vu clair et que, en agissant rapidement, il a sauvé l'armée allemande d'un désastre. On trouve, dans ces lignes, le schéma de la grande retraite : à savoir le recul derrière l'Aisne, le raccourcissement du front, la protection mutuelle des deux armées de l'ouest par le fait seul de leur repli, enfin la consolidation par l'arrivée prochaine de la VIIe armée, von Heeringen. Ces mesures s'opposèrent opportunément à la manœuvre de rupture tentée par Joffre entre la Ire et la IIe armée allemande.
Nous avons dit comment s'opéra le décrochement de la IIe armée à partir du 9 après-midi, comment il fut arrêté un instant pour appuyer une reprise d'offensive le 9 au soir et le 10 au matin par les armées du centre, et comment il suivit son cours, selon la pensée directrice dictée par von Bülow à défaut d'ordre du grand quartier général. Voici le récit officiel et les ordres de la IIe armée à ce sujet :
Dans le rapport du 10 septembre sur les opérations du 9, on signalait encore une fois au grand quartier général : D'accord avec Hentsch, la situation est jugée comme suit : " Retraite de la Ire armée derrière l'Aisne, commandée par situation stratégique et tactique. IIe armée doit appuyer Ire armée au nord de la Marne, faute de quoi aile droite des armées sera enfoncée et enveloppée. IIe armée atteindra aujourd'hui la ligne Dormans-Avize avec de fortes arrière-gardes au sud de la Marne. Près d'Avize, jonction avec la IIIe armée. "
Le grand quartier général ne donnait toujours pas signe de vie. Nous savons, par le rapport de von Tappen, chef du bureau des opérations, quelque chose de ce qui s'y passait :
" La nouvelle que l'aile droite de la IIe armée était ramenée en arrière et que l'ennemi avait pris la poursuite, parvint le 9 septembre au grand quartier général. Mais on n'avait pas encore une vue nette et complète de la situation. A tout hasard, des ordres furent libellés immédiatement pour un mouvement éventuel de recul de l'aile droite, de façon à ne pas perdre une minute si l'envoi de ces ordres devenait nécessaire. Mais des nouvelles contradictoires arrivaient et l'on ne crut pas, le 8 septembre, qu'il y avait lieu de battre en retraite ; la question ne se posait pas encore (le 9 au soir !). Au contraire, on décida une offensive par la IVe et la Ve armée et, si possible, par la IIIe armée pour le 10 au matin (offensive que nous avons racontée ci-dessus). La situation se trouvant tendue à l'extrême des deux côtés, on pensait encore que celui qui persévérerait emporterait le succès."
A 6 heures du matin, le 10, Bülow rend compte à Moltke que la Ire armée veut être le jour même derrière l'Aisne. A 9 heures et demie, il interroge le quartier général de Luxembourg : " Dois-je appuyer la Ire armée au nord de la Marne? J'attends des instructions "
En présence d'une telle question, Moltke, von Stein, von Tappen sont indécis. A 9 heures, ils viennent de télégraphier à von Kluck de prendre l'offensive pour assurer le flanc droit de Bülow et, à midi, on lui a demandé d'urgence quelle était sa situation exacte et celle de l'ennemi.
Mais le retour du lieutenant-colonel Hentsch, le 10 à midi, et la défaite du kronprinz et du duc de Wurtemberg dans la matinée du I0, arrachèrent le grand quartier général à ses irrésolutions : " La cause de toute la retraite, ajoute von Tappen, d'après Hentsch, c'est que la Ire armée, en retirant le IXe corps, avait ouvert une brèche entre la Ire et la IIe armée. " (C'est ce que nous avons expliqué surabondamment, d'après la lecture de la carte et l'exposé des faits.)
A la suite de cette constatation, la thèse de von Bülow triompha au grand quartier général et, le 10 septembre à 1 h. 15, on expédia l'ordre suivant à Bülow et à von Kluck :
La Ire armée sera subordonnée jusqu'à nouvel ordre au commandant en chef de la IIe armée.
C'était un dessous terrible pour von Kluck. Von Bülow lui fit sentir immédiatement son autorité par un radio expédié à 14 heures : " La Ire armée m'est subordonnée. Où se trouve-t-elle le 10 ? Situation et forces de l'ennemi qui se trouvent en face d'elle ? Quand la Ire armée sera-t-elle en état de reprendre offensive ? Réponse immédiate. " Comme von Kluck tarde à répondre et que la droite de la IIe armée est de plus en plus en danger, Bülow informe von Hausen, à 19 heures, qu'il replie ses arrière-gardes derrière la Vesle ; et il ajoute, comme pour prendre la direction générale de la retraite des Ire, IIe et IIIe armées : " II est désirable que la IIIe armée se conforme à ce mouvement. " Fureur de von Kluck et de von Hausen ! Von Kluck enfin répond :
" La Ire armée s'est retirée aujourd'hui jusqu'au nord des forêts de Villers-Cotterêts. Aucun renseignement sur l'ennemi à l'ouest de l'Ourcq inférieur. Jusqu'à présent, l'ennemi débouche de Château-Thierry. Mon armée est fortement épuisée et mise en désordre par ces cinq jours de combats ininterrompus et par la retraite qui m'a été imposée. Elle ne sera prête à reprendre l'offensive que le 12 au plus tôt."
Voici donc von Bülow chef général des deux armées de l'ouest. Cette décision prise, le grand quartier général respire quand, tout à coup, à 14 heures, il apprend, de Cologne, que le XVe corps de l'armée von Heeringen, sur qui l'on compte pour sauver l'aile droite allemande, est retardé dans sa traversée de la Belgique par un accident de chemin de fer à Mons et une offensive de l'armée belge d'Anvers, dirigée, à la demande de Joffre, sur Bruxelles-Louvain. A 17 h. 45, ayant perdu tout espoir de résistance ou de reprise immédiate sur la Marne, il s'incline devant l'irrémédiable et télégraphie l'ordre général de retraite :
" 10 septembre, 17 h. 45. - Sa Majesté ordonne : IIe armée se retirera derrière la Vesle, aile gauche à Thuizy. Ire armée recevra instructions de IIe armée.
IIIe armée, en liaison avec la IIe armée, tiendra ligne Mourmelon-le-Petit-Francheville-sur-Moivre,
IVe armée, en liaison avec IIIe armée, au nord du canal de la Marne au Rhin jusqu'aux environs de Revigny.
Ve armée restera sur positions conquises.
Ve corps d'armée et réserve générale de Metz sont affectés à l'attaque des forts Troyon, les Paroches, camp des Romains.
LES POSITIONS ATTEINTES PAR LES ARMEES DEVRONT ÊTRE FORTIFIEES ET DEFENDUES.
Les positions atteintes par les armées devront être fortifiées et défendues.
Les premières fractions de la VIIe armée (XVe corps et VIIe corps de réserve) atteindront, vers le 12 septembre, à midi, la région de Saint-Quentin-Sissy."
On crut, à Luxembourg, que la présence personnelle du commandant en chef mettrait dès lors un peu d'ordre et de méthode dans une situation si tendue. Moltke se traînait. On le poussa dans une automobile et il dut partir, la 11 septembre au matin. Von Tappen l'accompagnait. Ce fut la tournée du désespoir. Elle commence par la Ve armée, à Varennes, où le kronprinz, n'étant pas encore talonné par l'armée Sarrail, affirme qu'il tiendra. A Courtisols, l'état-major de la IVe armée (duc de Wurtemberg) déclare aussi qu'il peut lutter encore. A Suippes, von Hausen et son état-major sont, ou malades, ou abattus par la défaite : la veille au soir, la 24e division de réserve ayant été écrasée à Clamanges, von Kirchbach s'est replié en désordre avec les débris de son XIIe corps de réserve ; la IIIe armée ne peut plus tenir le vaste front qu'elle occupe. A ce moment, un radio de Bülow, provoqué par les reconnaissances d'avions, prévient Moltke que la IIIe armée va être enfoncée. " C'eût été, écrit von Tappen, l'anéantissement des IVe et Ve armées, pressées contre Verdun sur un terrain difficile, et la perte de toute la guerre. "
Von Moltke connaissait la situation à la Ire armée, qui allait atteindre l'Aisne le soir, et à la IIe armée, qui allait atteindre la Vesle à la nuit : il prit donc tout de suite son parti.
" Eu égard à la situation de la Ire et de la IIe armée, écrit von Tappen, il fallut bien, le coeur gros, prendre la décision de ramener en arrière les IIIe, IVe et Ve armées sur une position commune, de façon que la liaison fût maintenue solidement avec la IIe armée. C'est à Suippes, au quartier général de la IIIe armée, que les ordres furent rédigés. Puis le chef d'état-major général se rendit à Reims auprès de von Bülow et, à la suite de l'entretien de ces deux chefs, les mesures prises furent pleinement confirmées. Dans la nuit du 11 au 12, le colonel-général von Moltke rentra au grand quartier général à Luxembourg. Il était gravement malade. Les efforts physiques et moraux de cette journée du 11 avaient mis le comble à ses maux et il succomba à la tâche que sa santé ne pouvait plus supporter."
Coïncidence étrange de la défaillance physique et de l'anéantissement moral !
Ainsi, malgré l'échec du kronprinz et du duc de Wurtemherg, le 10 au matin, on avait cru pouvoir tenir encore dans la région de la Vaux-Marie et continuer le siège de l'enceinte de Verdun par le sud ; on avait attendu avec confiance l'arrivée de von Heeringen pour consolider la ligne de la Vesle, et non pas celle de l'Aisne ; on avait, enfin, formé le projet d'enterrer les armées puisqu'il s'agit désormais de positions, qui devront être fortifiées et défendues. Mais le 11, on apprend par les avions que les armées Franchet d'Esperey et Foch cherchent à percer en face de la IIIe armée.
C'est alors que Moltke libelle, avec von Bülow, à Reims, dans l'après-midi du 11 septembre, l'ordre de retraite suivant :
" Des renseignements sûrs permettent de prévoir que l'adversaire envisage une attaque avec de très grandes forces contre l'aile gauche de la IIe armée et contre la IIIe armée.
Sa Majesté ordonne en conséquence : Devront atteindre :
IIIe armée : la ligne de Thuizy (exclu) - Suippes (exclu).
IVe armée : la ligne Suippes (inclus) - Sainte-Menehould (exclu). Ve armée : Sainte-Menehould (inclus) et à l'est.
Les lignes atteintes devront être organisées et tenues. Dans la marche en arrière, les armées devront assurer la liaison de leurs ailes.
Signé : Von Moltke."
Déjà, il était évident qu'on ne pourrait plus tenir ni du côté de Revigny ni au sud de Verdun. Le front remontait jusqu'à la ligne de Sainte-Menehould et se tassait sur l'ouest pour consolider von Hausen et, autant que possible, parer au projet de rupture sur lequel on avait été renseigné comme étant celui de l'adversaire.
Celui-ci marchait sur les talons de la IIe armée et, tandis que la Ire armée était rejetée sur la ligne Attichy-Soissons, l'armée Franchet d'Esperey débouchait sur la Vesle et emportait le passage, menaçant, le 12 septembre, d'envelopper, par Muizon, le flanc droit du Xe corps de réserve. Bülow croit nécessaire " de faire évacuer par le Xe corps de réserve la position à l'ouest de Reims ". Peut-être même ne pourrait-on plus rester sur la ligne de l'Aisne à Berry-au-Bac. La retraite tournait au désastre. " D'après tous les renseignements, il était hors de doute que tout l'effort ennemi tendait à se glisser entre la Ire et la IIe armée, à séparer ainsi définitivement ces deux armées et à rejeter ensuite la Ire armée vers l'ouest. "
Von Bülow dit lui-même qu'il avait eu l'intention de donner quelque repos aux troupes le 11 septembre. Impossible. II avait fallu déguerpir au plus vite et envoyer, en toute hâte, le VIIe corps sur la Vesle pour garder les passages et a recueillir la Ire armée ". Là doit rejoindre, à Braisne, la brigade renforcée de la 13e division qui arrive de Maubeuge. On se hâte enfin d'utiliser l'arrivée prochaine de la VIIe armée von Heeringen, que le G. Q. G. place sous les ordres de Bülow. On commençait à escompter l'entrée en ligne de cette réserve générale puissante. Grâce à elle, les choses prendraient à bref délai une tournure nouvelle.
Mais l'ennemi faisait un pas de plus. Il débouchait, maintenant, au nord de l'Aisne. Il avait percé avec de l'infanterie (divisions de réserve) jusqu'à Amifontaine et avec sa cavalerie jusqu'à la Malmaison et Sissonne, c'est-à-dire au delà de la ligne du Chemin des Dames. Le massif de Saint-Gobain était tourné, la frontière ardennaise presque atteinte. L'armée allemande se trouvait plus que jamais en péril de rupture.
C'est alors qu'intervint, le 13 septembre, la double série de circonstances qui permit au front allemand de se reprendre, de se rejoindre, de se consolider définitivement. Von Bülow en réclame tout l'honneur pour lui, dans ces termes :
On ne pouvait s'opposer à la manœuvre de l'ennemi qu'en bouchant rapidement le trou existant entre la Ire et la IIe armée. On recourut aux éléments de la VIIe armée qui arrivaient.
Ces éléments furent donc poussés en avant à l'est de Laon dès la nuit du 12 au 13 septembre; ce fut la 28e brigade du VIIe corps de réserve renforcée par deux régiments de réserve d'artillerie de campagne n° 14 et 1 et par le 7e régiment de pionniers qui, le 13 septembre, résista dans un long et dur combat sur les hauteurs de Craonne-Hurtebise à la poussée de forces ennemies supérieures, jusqu'à ce que, à droite de cette brigade, le reste du VIIe corps de réserve et à gauche les premiers éléments du XVe corps d'armée aient pu intervenir.
Une poussée de l'ennemi qui s'était produite dans la soirée du 13 septembre entre Brimont et Reims fut encore arrêtée par la 1re division d'infanterie de la garde. Ainsi le trou commençait à se boucher de plus en plus, et l'ennemi qui, de ce côté, avait percé jusqu'au camp de Sissonne, se vit obligé de ramener ses troupes en arrière pour éviter qu'elles ne fussent coupées (Mon rapport sur la bataille de la Marne, par von Bülow, général feld-maréchal ; traduction Payot, p. 139.).
D'après von Bülow, le salut, en ces circonstances tragiques, était venu, pour l'armée allemande, de la présence d'esprit avec laquelle, sous son commandement, avaient été maintenues, malgré tout, les liaisons de la IIe armée avec la Ire armée d'une part et avec la IIIe armée d'autre part, et aussi de la décision avec laquelle on avait battu en retraite aussi loin qu'il le fallait pour pouvoir s'appuyer sur les lignes du Chemin des Dames et du massif de Laon où désormais les troupes arrivant de Maubeuge et celles venant de l'est serviraient de réserve générale et recueilleraient les corps épuisés de la grande armée d'invasion.
D'après von Tappen, chef du bureau des opérations au grand quartier général, les choses se seraient passées un peu différemment, à partir du jour où, la grande retraite étant décidée, il y avait lieu de parer à la manoeuvre de rupture tentée par le général Joffre :
Le 13 septembre, écrit-il dans son Mémoire, apporta encore des nouvelles très inquiétantes de la IIe armée contre laquelle l'ennemi ne ralentissait nullement ses attaques, persévérant dans son système d'envelopper le flanc droit. Situation difficile et à laquelle il fallait d'urgence porter définitivement remède. Ce ne pouvait être que par une offensive de notre part. Pour cela, le chef du service des opérations (donc lui-même von Tappen), à qui parvenaient ces nouvelles, offrit au quartier-maître général (von Stein) qui remplaçait le chef d'état-major général (von Moltke) malade, de l'accompagner aux quartiers généraux des Ve, IVe et IIIe armées et de rendre disponible un corps à chacune de ces armées dont la situation sur une ligne de retraite plus courte était déjà assurée. Ces trois corps devaient être jetés dans la brèche ouverte entre la Ire et la IIe armée, et par une offensive, changer la situation en notre faveur. Le 13 septembre au soir, aux oberkommandos des Ve, IVe et IIIe armées, les mesures nécessaires furent prises; elles le furent par voie orale, bien plus rapidement et plus sûrement que par écrit en ce moment où on manquait de téléphones, télégraphes et autres moyens de communication. Chacune de ces armées avait, avec plus ou moins de difficultés, libéré un corps qui s'acheminait immédiatement vers la IIe armée. Il s'opérait ainsi un glissement de troupes très près en arrière du front, opération très difficile mais qui finit par s'exécuter. Au quartier général de la IIe armée, où nous nous rendîmes immédiatement, ces mesures furent accueillies avec une confiance entière. Le 14 septembre dans la matinée, le quartier-maître général (von Stein) et le chef du service des opérations attendirent à la IIe armée l'éclaircissement de la situation, et ils purent, du fort de Fresnes, assister à la rupture uniquement par le feu de notre artillerie d'une attaque française venue de Reims. Vers midi, les attaques françaises étant arrêtées, nous nous rendîmes à Vauxaillon (nord de Soissons) au quartier général da la Ire armée. Ici, comme à la IIe armée, on s'expliqua clairement sur les vues du grand quartier général : offensive brusquée avec les trois corps nouveaux dans la brèche ouverte entre la Ire et la IIe armée.
Le 14 au soir, très tard, nous partîmes pour rentrer au grand quartier général à Luxembourg et nous y arrivâmes le 15 de bonne heure. Dans l'intervalle (c'est-à-dire le 14) le quartier-maître général (von Stein) avait été nommé au commandement du XIV° corps de réserve et le général von Falkenhayn avait pris la direction des services du chef da l'état-major général de l'armée en campagne, à la place du colonel-général von Moltke, malade.
Ainsi, d'après von Tappen, c'est lui qui sauva la situation en prélevant sur les armées de gauche insuffisamment poursuivies par nos armées de droite, les trois corps qui, jetés entre la Ire et la IIe armée, consolident tout le front allemand et s'opposent à la manoeuvre de poursuite de gauche, tandis que von Bülow attribue ce succès à son habile intervention secondée par l'arrivée du corps de Maubeuge et du corps de von Heeringen.
Von Tappen dit que ses ordres furent donnés oralement, et on doit reconnaître que l'intervention des deux corps (le kronprinz refusa de donner le troisième) dans la fissure n'eut pas lieu immédiatement. Il est probable que, dans le désordre, il y eut des tentatives incomplètes et que des systèmes plus ou moins différents concoururent tous au même résultat. Ce qui est certain, c'est que la poursuite française avait enlevé Reims, atteint, par Pontavert et Amifontaine, le camp de Sissonne et que c'est sur cette ligne que la poursuite française " dans la fissure " fut arrêtée.
La retraite sur les communications. : Ire et IIe armées allemandes.
A la Ire armée, von Kluck continuait à n'en faire qu'à sa tête, et il avait une forte tendance à se séparer du gros de l'armée et à se porter vers l'ouest, quand intervint l'ordre de se subordonner à von Bülow : c'était un coup de massue. Nous avons dit qu'il l'accueillit en protestant. On lui avait tracé son rôle : se retirer en attaquant l'ennemi et en se resserrant sur les gros. Mais comme il avait fait savoir, le 11, qu'il ne pouvait être question, pour lui, d'attaquer l'ennemi, le désordre général et la lassitude de son armée ne le lui permettant pas, les instructions furent données pour le passage de l'Aisne. La cavalerie était complètement épuisée. Marwitz lançait en clair, avant l'aube du 11, ce radio : " Aucun ennemi à Soissons. Où allons-nous ? Je suis incapable d'agir... " Le raid de la 5e division de cavalerie française (Cornulier-Lucinière) sur les communications de von Kluck entre Soissons et l'Ourcq avait à ce point troublé l'armée allemande que celle-ci se demandait si Soissons n'était pas déjà occupé et si la retraite était encore possible de ce côté.
D'autre part, bien qu'il donnât à l'empereur, au G. Q. G. et à Bülow l'assurance qu'il marchait pour couvrir le flanc droit de la IIe armée (Voir les ordres de von Kluck donnés le 10 septembre au soir pour la journée du 11, Marche sur Paris..., p. 140.), von Kluck ne prenait aucune disposition à cet effet. Le soir du 11, son armée était sur l'Aisne, le IXe corps vers Attichy, le IVe corps de réserve à l'est de Vic-sur-Aisne, le IVe, le IIe et le IIIe entre Fontenoy et Soissons, les unités mélangées. " Leur remise en ordre et celle des trains, dit-il au G. Q. G., exigera plusieurs jours."
Il est facile de se figurer l'aspect de cette retraite à travers la région boisée de Compiègne : von Linsingen servant de pivot autour de Soissons, von Quast prenant l'aile marchante, les deux forces de cavalerie couvrant les deux flancs. On remarque aussi ta tendance de von Kluck à s'isoler en tirant vers l'ouest ; mais aussi l'avantage de son mouvement qui, gagnant au nord, pare, d'avance, à la manœuvre d'enveloppement que Maunoury a ordre de tenter vers l'ouest. Par contre, ce mouvement en bloc, en bataillon carré, si j'ose dire, a le grand danger de séparer von Kluck de la masse et de laisser béante la fissure que l'armée anglaise doit élargir dans la région de Braine et Bourg-et-Comin, tandis que Françhet d'Esperey l'élargirait de l'autre côté en rejetant von Bülow vers Reims.
Le grand quartier général et von Bülow songent plutôt à ce danger imminent, et c'est pourquoi ils jettent les troupes de Maubeuge, celles de von Heeringen et même les corps d'armée venus de l'est dans la fissure entre Braine et Reims.
Par des ordres se succédant du 11 au matin à la nuit du 11-12, Bülow commande impérativement à von Kluck d'exécuter ce que celui-ci se vante d'avoir fait et de couvrir le flanc de la IIe armée. Voici le texte de ces ordres :
" IIe armée gagnera le 12 septembre le secteur de la Vesle (mais elle va précipiter sa marche pour l'atteindre dans la nuit du 11 au 12) des deux côtés de Reims. La Ire armée doit se retirer le 11 derrière l'Aisne et s'étendra sous la protection du secteur de l'Aisne jusqu'à la hauteur de l'aile droite de la IIe armée. Les secteurs de la Vesle à Braine et à Fismes seront barrés par une brigade dès le 11 septembre au matin."
Cala veut dire que la Ire armée ne doit pas négliger de s'étirer à l'est jusqu'au fort de Condé et de consolider les liaisons avec la IIe armée. Il semble, qu'à partir de ce moment, von Kluck entre davantage dans les vues de von Bülow. Il observe lui-même que le pays est vide d'ennemis dans la région Roye-Montdider-Noyon, c'est-à-dire à l'ouest, et qu'il n'y a pas à craindre pour le moment de ce côté une attaque ennemie. En conséquence, il cale son armée sur l'Aisne, en tenant les hauteurs au nord de Condé et même Vailly par la cavalerie de von der Marwitz et une division d'infanterie. Ainsi la coupure de la Vesle est protégée.
Cependant von Kluck ne peut encore tenir sur la ligne de l'Aisne. C'est ici que se fit sentir le dernier effet de la fissure existant au début de la retraite entre les deux armées : cette fissure n'a pu être exploitée à temps par l'armée anglaise ; elle va se transformer en poche jusqu'à la hauteur du Chemin des Dames. Voici, à ce sujet, l'explication de von Kluck :
" Sur la rive droite de l'Aisne, les positions étaient fortes, le flanc droit assuré, l'aile gauche pouvait être étendue vers l'est, suivant un groupement ordonné du IIIe corps d'armée et de la cavalerie Marwitz qui tendaient la main au VIIe corps de réserve en marche d'approche rapide vers Laon et à l'aile droite de la IIe armée. Le terrain de la rive nord est très tourmenté, celui de la rive sud un peu moins. Des pentes rapides, richement groupées et boisées, n'offraient qu'un champ de tir insuffisant du côté de l'ennemi. A de nombreux endroits, les corps renoncèrent a tenir l'Aisne directement sous te feu de l'infanterie et préférèrent des positions plus au nord sur les plateaux avec de vastes champs de tir. Le 12 vers 5 heures de l'après-midi, l'ennemi, c'est-à-dire l'armée Maunoury, avait réussi à franchir l'Aisne sur la ligne Attichy-Soissons ; cependant, plus à l'est, on n'avait eu affaire qu'à de la cavalerie. On reçut, juste à ce moment, l'ordre suivant : " L'ennemi, ayant refoulé la division de l'aile droite (de la IIe armée), a traversé la Vesle et gagné les hauteurs de Saint-Thierry. La Ire armée enverra aujourd'hui même des forces importantes dans le dos de l'ennemi, direction de Saint-Thierry. " "
Or, l'aile droite de la IIe armée, 13e division d'infanterie, cédait encore à Bourg-et-Comin qui était le centre même de la fissure, et l'Aisne était traversée en ce point ; la cavalerie grimpait sur la falaise de Pargnan. La Ire armée déclare que ce qu'on réclame d'elle est impossible et que, loin de songer à attaquer, elle en est à se demander s'il ne vaudrait pas mieux reculer plus au nord, c'est-à-dire vers Laon, fallût-il abandonner le Chemin des Dames.
La situation était angoissante. Bülow fut prévenu, à 8 h. 50 du soir : " La Ire armée violemment attaquée sur la ligne Attichy-Soissons s'attend demain à la bataille. Tiendra la rive nord de l'Aisne, d'Attichy à Condé. Elle peut encore allonger l'aile gauche ; mais l'avance sur Saint-Thierry est impossible. " Une pointe en avant eût, sans doute, été un désastre. Nous avons dit brièvement comment Bülow réussit à arrêter la poursuite française de part et d'autre de la trouée de Sissonne.
Le 12 au soir, les Français avaient franchi l'Aisne en face de l'aile droite du IVe corps de réserve et bousculé le VIIe corps de Braine sur Vailly. Von Kluck fait observer qu'on eût pu éviter ce grave échec (et qui devait finalement avoir ses conséquences jusque sur la fin de la guerre) en garnissant les hauteurs de la rive sud de l'Aisne de mitrailleuses et en s'y défendant jusqu'au dernier homme. Mais, tenait-il suffisamment compte de l'état de lassitude, de découragement, presque de désespoir où étaient les troupes, notamment celles du IVe corps de réserve qui se battaient depuis dix jours sans une heure de répit.
Le 13, les attaques françaises reprennent. Maunoury enlève Attichy et Vic-sur-Aisne et s'établit au nord de l'Aisne. Mais déjà le front allemand s'est organisé pour la résistance. Le 14, on travaille à force aux tranchées : on entre franchement dans la guerre de positions. L'armée adverse semble d'ailleurs manifester aussi des traces de fatigue; elle attaque plus mollement. Enfin la VIIe armée était arrivée ; elle entrait en ligne ; on respirait.
" Sur l'aile gauche de l'armée, le IIIe corps d'armée, de l'est de Condé , en union avec le VIIe corps de réserve et la moitié du XVe corps de la VIIe armée, s'avançait à l'attaque en direction du sud... Le 15 au soir, la Ire armée pouvait annoncer au quartier général, transporté plus en arrière à Vauxaillon, qu'elle tenait toutes ses positions. La VIIe armée avec son VIIe corps de réserve s'était maintenue à Braye-en-Laonnois (un peu au sud du Chemin des Dames); à l'est, les XVe et XIIe corps étaient en plein combat ; le VIIe corps de réserve se battait, le 16, en liaison avec le IIIe corps. En somme, l'entrée en ligne opportune et vigoureuse du VIIe corps de réserve accouru de Laon à marches forcées, sous le commandement du général von Zwehl, et débouchant sur les hauteurs les plus puissantes da la rive nord de l'Aisne, jetait sur la bataille le premier rayon de lumière depuis bien longtemps. "
Ainsi s'exprime von Kluck, et il ajoute mélancoliquement : " Qu'on s'imagine l'arrivée sur la Marne, dix jours auparavant, de ces trois corps. " Oui, mais qui donc y avait pensé, le 3 septembre ?
Résumons les opérations de la Ire armée. Les ordres donnés par le général Joffre l'ont exposée à un double danger : soit d'être enveloppée par Maunoury et même par d'Amade à l'ouest, soit d'être entièrement coupée de Bülow et coincée sur ses derrières dans la forêt de Compiègne entre French et Maunoury. Tout d'abord von Kluck ne songe qu'au péril de l'ouest et il s'éloigne de Bülow pour parer vers Noyon. Mais Bülow prend le commandement et le rappelle vers l'est. Si la marche de l'armée French eût été moins " lourde ", la coupure était faite vers Bourg-et-Comin, Cerny-en-Laonnois, Chemin des Dames. La cavalerie anglaise a même grimpé sur la falaise. Mais les ordres de Bülow s'exécutent ; von Kluck se rapproche et occupe les hauteurs et le fort de Condé : c'est un solide point d'appui. Cependant, il cède encore à sa gauche ; le front s'incurve. A ce moment précis, l'armée de von Heeringen entre en ligne vers Braye-en-Laonnois et, bouchant la fissure, en fait une poche, bientôt consolidée par l'intervention de l'armée de renfort. French renonce à s'étendre au nord. La poursuite est arrêtée. Le Chemin des Dames va devenir la ligne de la guerre de positions.
L'Aisne était franchie. La poche créée au nord de la rivière était étroite, il est vrai, mais singulièrement dangereuse ; de Soupir à Berry-au-Bac, elle pouvait ouvrir la voie à une offensive française ultérieure sur le massif du Laonnois. Celui-ci, avec sa rude et robuste constitution géographique et militaire, n'en restait pas moins, dans sa grande masse, aux mains de l'armée allemande qui allait en faire, pendant quatre années, son bastion de défense contre l'offensive française et son bastion d'attaque contre Paris. La bataille de la Marne avait dégagé la capitale, mais elle n'avait pu libérer le territoire national.
La retraite au centre et à l'est : IIIe, IVe et Ve armées allemandes.
Sautons vers l'est par-dessus la IIe armée et voyons comment il est procédé à la retraite dans les trois armées de gauche. Leur position est moins dangereuse et leur rôle moins décisif que celui des armées de droite. Le grand quartier général allemand n'a pas perdu l'espoir de se servir d'elles comme pivot, pour reprendre l'offensive. II les attarderait volontiers sur le terrain. D'ailleurs leur défaite est moins complète. On va même leur emprunter des forces pour caler la résistance et la reprise des deux armées de l'ouest.
Quoi qu'il en soit, voici les ordres et les récits officiels. Nous avons laissé ces armées, le 11 septembre, au moment où von Moltke les visite et s'assure : 1° que la IIIe armée fortement éprouvée ne peut plus tenir le vaste front qui lui est confié; 2° que les deux armées de gauche (IVe et Ve armée) croient pouvoir tenir encore.
Les ordres du 10 à 17 h. 45 avaient été les suivants : La IIIe armée tiendra en liaison avec la IIe armée la ligne Mourmelon-le-Petit-Francheville-sur-Moivre. La IVe armée, en liaison avec la IIIe armée au nord du canal de la Marne au Rhin jusque dans la région de Revigny, etc. Les positions atteintes par ces armées devront être fortifiées et maintenues.
On pensait donc que le front pourrait être consolidé en écharpe de Reims à Revigny. La IIIe armée n'avait qu'à se replier derrière la Marne. Les ordres furent donnés en conséquence à la IIIe armée. Le mouvement s'accomplit, le 11, non sans une grande confusion entre les divisions et les corps, la 24e division de réserve ayant été écrasée à Clamanges. " L'épuisement des officiers, des hommes et des chevaux, avoue von Hausen, avait atteint un degré particulièrement inquiétant. "
A son retour de Reims, quartier général de Bülow, Moltke modifia à 15 heures, à Suippes, où von Hausen venait d'arriver, son ordre général libellé à Reims. La IIIe armée a ordre de se fortifier sur une ligne Thuisy-Suippes (25 kilomètres de front au lieu de 40 kilomètres) en liaison avec la Garde (de la IIe armée) à Thuisy. La IVe armée devait fortifier la ligne Suippes-Sainte-Menehould. Et il n'y avait pas une minute à perdre pour ces opérations. Le désordre allait croissant. L'ennemi avançait. Le général Foch entrait à Châlons. Son aile gauche atteignait Épernay. Le duc de Wurtemberg annonçait que de grandes forces françaises étaient en marche sur Vitry.
Le colonel Hentsch, repassant la veille par Varennes, quartier général de l'armée du kronprinz, était " franchement pessimiste ". Il considérait comme " désespérée la situation de l'aile droite ". Il s'était efforcé de convaincre le kronprinz de la nécessité de la retraite de la Ve armée. Dans ses Mémoires, le kronprinz prétend avoir vivement protesté et demandé à Hentsch son mandat écrit. " Il n'en avait pas ! Je lui signifiai alors que nous ne pouvions obtempérer à ses injonctions. "
Le 22 au matin, Moltke et von Tappen avaient commencé leur tournée des quartiers généraux par Varennes.
" Moltke était un homme brisé. S'imaginant que l'armée allemande était battue et fuyait en complet désordre, il faisait des efforts surhumains pour retenir ses larmes: Il nous disait ne savoir comment arrêter cette reculade. II fut très étonné de nous voir juger la situation avec calme et confiance, mais il ne se laissa néanmoins pas convertir à une meilleure opinion et exigea de moi, tout comme Hentsch l'avait fait la veille, que je batte en retraite de suite avec toute mon armée. Étant donné qu'alors il n'y avait pas plus que la veille de motifs pour justifier pareille action précipitée, il s'ensuivit une vive altercation, à la fin de laquelle je me résumai ainsi : aussi longtemps que je serai le commandant en chef de mon armée, et que, partant, j'en aurai la responsabilité, je ne permettrai pas qu'elle batte en retraite avant que mes blessés soient enlevés jusqu'au dernier homme et évacués soigneusement à l'arrière. Le général von Moltke était très ému en prenant congé de nous. J'avais, humainement parlant, la plus profonde pitié pour cet homme complètement brisé, mais comme soldat et comme chef, je ne pouvais comprendre un effondrement aussi lamentable (Mémoires du kronprinz, p. 182.)."
La décision ayant été prise dans la journée par Moltke à Reims, d'accord avec Bülow, le colonel von Dommes, du grand état-major, apporta à Varennes, dans l'après-midi, l'ordre de retraite à l'est de Sainte-Menehould. Un débat assez imprévu s'engagea alors entre le colonel von Dommes et l'état-major de la Ve armée à la tête duquel était le général Schmidt von Knobelsdorf, ancien professeur du kronprinz, jouissant d'une autorité absolue sur son ancien élève et, en fait, dirigeant l'armée. Le colonel von Dommes proposa de ne pas abandonner la lisière méridionale de l'Argonne. Le kronprinz et son état-major se récrièrent et proposèrent une ligne beaucoup plus septentrionale, la ligne des hauteurs dessinée par Apremont-Baulny-Montfaucon ; ils faisaient valoir que cette ligne était très forte et qu'on pourrait y tenir solidement. Elle présentait, en outre, l'avantage de maintenir les communications avec le Ve corps de réserve pour l'investissement de la place de Verdun. Le kronprinz ajoutait que la VIe et la VIIe armées allemandes étant rejetées sur la frontière, la Ve armée devenait à la fois la flanc-garde et le pivot de toute la grande armée allemande à l'est, et qu'il fallait donc la consolider sérieusement. Ces arguments furent développés avec force. Mais d'autres, non moins graves, et sur lesquels on insistait moins, déterminaient le kronprinz à cette retraite qui ressemblait, en vérité, à une fuite. Nous les empruntons textuellement au général Baumgarten-Crusius :
" Avec les quatre corps qui restent à la Ve armée, disait-on, il est impossible à celle-ci de tenir soit la lisière sud des forêts de l'Argonne, soit même, avec son aide méridionale, la ligne Sainte-Menehould-Clermont c'est-à-dire un front de 65 kilomètres placé, pour la plus grande partie, sous les canons de la forteresse de Verdun, sans parler des difficultés inouïes que l'on trouverait pour le ravitaillement et les communications dans une région si exposée.
Et ce qui est pis encore, la situation de l'armée elle-même ne permet plus un tel effort. Les corps ne comptent guère plus que 10 000 hommes d'infanterie (le XVIIIe corps, 16 000 hommes) ; et, en outre, le manque de munitions se fait déjà sentir. Dans ces conditions et avec la responsabilité qui lui incombe, la Ve armée est forcée de s'en tenir au parti le plus prudent. C'est pourquoi elle n'est pas d'avis de garder la ligne Boureuilles-Vauquois, parce que cette région, située à l'ouest de la forêt de Hesse que l'adversaire de Verdun connaît à fond, est flanquée à l'ouest par la forêt d'Argonne. "
Ces arguments furent développés sans doute par le colonel von Dommes, et ce fut la grande retraite qui fut décidée. Il fut entendu qu'elle se ferait peu à peu et qu'on tiendrait tête jusqu'au 25 septembre.
Le colonel von Dommes passa de là, le 12, aux quartiers généraux de la IVe et de la IIIe armée. Il fit connaître, qu'en raison de la mauvaise qualité du terrain dans la forêt d'Argonne, la Ve armée était obligée de reculer plus au nord qu'il n'avait été décidé. La conséquence de ce mouvement était que l'aile droite de la IVe armée ne pourrait pas rester à Suippes, mais qu'elle devrait s'appuyer sur Souain. Par conséquent, la IIIe armée recevrait en partage le secteur Prosnes-Souain.
Le commandement de la IIIe armée, qui passait, ce même jour, aux mains du général von Einem, ex-commandant du VIIe corps, ne cacha pas au colonel von Dommes quel nouveau souci c'était pour lui de contremander encore les ordres déjà donnés et quelle impression défavorable causerait aux troupes ce deuxième abandon de positions déjà préparées. Le colonel von Dommes se rendit à ses raisons. Il repartit pour le quartier général de la IIe armée et les exposa à von Bülow. Mais celui-ci tint ferme et, à 11 heures du soir, le 12, le colonel revint avec l'ordre formel de reculer sans une minute de retard, et de gagner, pour le 13, la ligne Prosnes-Souain. L'ordre fut donc donné, le 13 à minuit et demi, aux trois corps d'armée.
Baumgarten-Crusius fait suivre ces détails de ces fort justes observations :
" Peut-être bien que le changement des dispositions prises précédemment était inévitable dans ces dures journées. Cependant le grand commandement aurait bien dû savoir ce qu'il voulait et mettre plus d'unité dans ses vues avant de dicter ses ordres. Il en eût été ainsi assurément si le grand quartier général s'était trouvé dans le voisinage des armées, ou qu'il eût confié la direction de la retraite à un chef unique : mais tout de monde commandait. "
La retraite fut donc accomplie, dans la journée du 13 septembre, avec des peines infinies à la IIIe et à la IVe armée sur les lignes prescrites. La situation s'aggrava encore, dans les trois armées, du fait que, comme il avait été décidé par le haut commandement, chacune d'elles dut céder un de ses corps pour être envoyé par les voies les plus rapides à la fissure existant entre la Ire et la IIe armée. Malgré tout et malgré les affres de la retraite, le front allemand commença à se fortifier partout, à partir du 14 septembre. La guerre de positions s'établissait.
La poursuite par l'armée Maunoury sur les communications.
Nous avons dit quels étaient les ordres pour la poursuite, donnés par le général Joffre ; nous avons dit les mesures prises par le grand quartier général allemand et chacun des généraux d'armée en particulier, notamment par von Bülow, pour échapper au désastre qu'eût été la coupure en plusieurs morceaux de la grande armée allemande. Maintenant, il nous reste à exposer la marche en avant des armées alliées pour faire comprendre comment les armées allemandes s'échappèrent, mais au prix de l'enlisement général dans les tranchées. Par ce fait, la guerre de conquête et , d'invasion était perdue et la guerre d'usure - qui devait finir fatalement par l'usure de l'Allemagne commençait.
Donc, nulle péripétie plus grave et de plus lointaine conséquence. Elle est incluse dans la stratégie qui avait décidé la victoire de la Marne. Un désastre complet, un Ulm ou un Sedan eût dû être la suite de la manœuvre de Joffre. Une telle solution immédiate eût été infiniment plus heureuse pour le monde et sans doute même pour l'Allemagne. Combien de malheurs affreux et de souffrances humaines et surhumaines eussent été évités ! L'impérialisme agresseur eût été immédiatement liquidé ; et les conséquences funestes d'une guerre de quatre années eussent été épargnées. Le destin en décida autrement.
L'armée Maunoury prend la poursuite sur le flanc allemand dès que l'armée von Kluck commence sa retraite. D'après les ordres du général Joffre, elle est flanquée à gauche par l'armée d'Amade et à droite par l'armée anglaise. Cette poursuite, comme nous l'avons indiqué déjà, ne va pas toute seule ; elle se complique d'événements imprévus qui proviennent soit de la difficulté de la manœuvre elle-même, soit de la fatigue des troupes, soit des initiatives prises par l'ennemi.
Reprenons à la fin de la bataille de l'Ourcq.
Le général Vauthier (7e corps) s'était aperçu, le 9 vers midi, que les forces ennemies placées devant lui ne semblaient plus tenir. " Vers 14 heures, a rapporté le colonel de Mac-Mahon, du 35e d'infanterie, un de mes commandants de compagnie, le lieutenant Janssen, m'envoie le mot suivant : J'assiste à un spectacle inoubliable, l'armée allemande bat en retraite. "
A 15 heures, le puissant groupement de batteries installé sur le plateau de Trocy ne tirait plus.
Les reconnaissances d'avions, d'abord, puis les reconnaissances d'infanterie signalent que les tranchées allemandes en avant de Puisieux ont été évacuées. Le général Maunoury est aussitôt informé. Le même renseignement parvient du groupe des divisions de réserve à peu près au même moment. Étrépilly et Trocy sont occupés par une reconnaissance de la 56e division. L'ennemi cédait.
Mais était-ce pour tout de bon ou s'agissait-il d'une feinte ? On pouvait hésiter encore quand, dans la nuit, arrive l'ordre du grand quartier général prescrivant l'offensive et la poursuite selon le plan général qui tend à l'enveloppement de l'armée von Kluck : " Les 5e et 6e armées et les forces anglaises se mettront en mesure d'attaquer les positions ennemies. Les forces anglaises s'efforceront d'atteindre les hauteurs rive sud de Clignon." (On pouvait penser encore que von Kluck s'attarderait sur le " crochet défensif qu'il avait préparé sur cette petite rivière...) " La 6e armée continuera, en appuyant sa droite à l'Ourcq, à gagner du terrain vers le nord pour chercher l'enveloppement. " Le corps de cavalerie, commandé maintenant par le général Bridoux, accouru d'Argenteuil où il s'était refait pendant quelques jours, a ordre " de prolonger l'action de la 6e armée en recherchant les flancs et les derrières de l'ennemi ".
Si ces ordres sont exécutés, von Kluck est menacé des deux côtés à la fois par la pince que forment d'un côté l'armée Maunoury prolongée par la cavalerie Bridoux et, de l'autre côté, par l'armée anglaise, qui doit chercher la gauche de von Kluck en direction de Clignon et au delà.
Nous avons déjà indiqué à quel point la manœuvre d'enveloppement était difficile pour l'armée Maunoury, le 9. C'est le jour où von Kluck, soit par une dernière et folle illusion sur une victoire possible, soit plutô8t pour protéger la retraite de son armée ordonnée dés la matinée du 9, attaque à fond sur Nanteuil-le-Haudouin.
Mais tout va se trouver facilité pour la journée du 10. Le général Maunoury met son armée en marche au début de l'après-midi du 10. Elle ne rencontre pas de résistance.
On lit dans les Mémoires du général Gallieni : " L'après-midi, à 2 heures, je montai en automobile pour me rendre à Saint-Soupplets, au poste de commandement du général Maunoury. Il me donna les meilleurs renseignements sur la situation. La retraite allemande s'accentuait. Dans la nuit, le mouvement de recul constaté sur le front est de l'armée de Paris s'était étendu progressivement jusqu'au nord. Les corps allemands qui combattaient face à l'ouest précipitaient leur retraite, n'ayant pu refouler notre ligne et voulant échapper au croisement du feu des deux armées alliées. Dès ce moment, notre offensive se transformait en poursuite..."
Le sentiment de la victoire est tel que le général Maunoury, si prudent, si réservé, croit devoir l'exprimer publiquement et le faire partager à ses troupes : il leur adresse la proclamation fameuse qui met le sceau à la victoire de l'Ourcq :
"Soldats !
La 6e armée vient de soutenir pendant cinq jours entiers, sans aucune interruption ni accalmie, la lutte contre un adversaire nombreux et dont le succès avait jusqu'à présent exalté le moral. La lutte a été dure ; les pertes par le feu, les fatigues dues à la privation de sommeil et parfois de nourriture, ont dépassé tout ce que l'on pouvait imaginer : vous avez tout supporté avec une vaillance, une fermeté et une endurance que les mots sont impuissants à glorifier comme elles le méritent.
Camarades, le général en chef vous a demandé, au nom de la patrie, de faire plus que votre devoir : vous avez répondu à son appel au delà même de ce qui paraissait possible. Grâce à vous la victoire est venue couronner nos drapeaux. Maintenant que vous en connaissez les glorieuses satisfactions, vous ne la laisserez pas échapper.
Quant à moi, si j'ai fait quelque bien, j'en ai été récompensé par le plus grand honneur qui m'ait été donné dans ma longue carrière : celui d'avoir commandé des hommes tels que vous. C'est avec une vive émotion que je vous remercie de ce que vous avez fait : car je vous dois ce vers quoi étaient tendus depuis quarante-quatre ans tous mes efforts et toutes mes énergies : la revanche de 1870.
Merci donc à vous et honneur à tous les combattants de la 6e armée !
Signé : Maunoury.
Claye (Seine-et-Marne), 10 septembre 1914.
Par décret en date du 18 septembre 1914, le général Maunoury était élevé à la dignité de grand-croix de la Légion d'honneur avec cette citation :
Maunoury, général de division, quarante-huit ans de services, deux campagnes, une blessure. Grand-officier du 11 juillet 1912 : son calme et son habileté de manœuvre ont permis à ses troupes de supporter, pendant les quatre journées d'une lutte opiniâtre, l'effort d'une notable partie de l'armée allemande et ont facilité ainsi le développement des opérations des armées alliées, qui ont entraîné la retraite de l'ennemi.
Et le Jornal officiel du 1er octobre 1915 devait publier la citation du général Gallieni :
Galliéni, général gouverneur militaire et commandant des armées de Paris.
Commandant du camp retranché et des armées de Paris, et placé sous les ordres du commandant en chef, a fait preuve des plus hautes qualités militaires :
En contribuant par les renseignements qu'il avait recueillis à déterminer la direction de marche prise par la droite allemande ;
En orientant judicieusement, pour participer à la bataille, les forces mobiles à sa disposition ;
En facilitant par tous les moyens en son pouvoir l'accomplissement de la mission assignée par le commandant en chef à ces forces mobiles.
Le soir du 10, les avant-gardes atteignirent la ligna : Vaux, Parfond, Thury, Cuvergnon, Bargny, Rouville, Ormoy, Rosières.
Déjà les troupes avaient sous les yeux le spectacle du champ de bataille, ou celui, plus terrifiant encore, du pays tel que les Allemands l'avaient traité dans leur avance et surtout dans leur retraite. C'est la colère au cœur que les soldats rentraient dans les bourgs et les villages brûlés, pillés, souillés, et qu'ils apprenaient les forfaits déshonorant une invasion qui se croyait victorieuse. Les documents officiels eux-mêmes laissent percer les sentiments contenus : " Que de ruines, que de morts, que de blessés, la division rencontre à Étrépilty, Trocy, Vincy-Manoeuvre, Rosoy-en-Multien ! Mais s'il y a beaucoup de fatigues, d'ennemis point, ou à peu près, jusqu'aux environs de Soissons. Et l'on est si heureux de la marche en avant ! "
Doublement heureux ; car à l'aile gauche notamment, après l'offensive des Allemands le 9, après le terrible bombardement qui avait accompagné le décrochement des corps de droite de l'armée von Kluck, on croyait que la bataille était perdue et, depuis lors, les annalistes l'ont répété de bonne foi. " Le 9 septembre au soir, a écrit un officier de la 14e division, après cinq jours et cinq nuits de lutte, décimés, harassés, affamés, cernés de tous côtés, nous nous sommes couchés sur la terre nue, n'ayant plus au fond de nos âmes que la résolution de nous faire tuer le lendemain matin afin d'accomplir l'ordre reçu : Là où l'on ne pourra plus avancer, on se fera tuer sur place. Le 10 à l'aube, nous avons repris nos armes, et, la bouche sèche, le cœur gros, nous sommes repartis vers l'ennemi. II n'y avait plus d'ennemi : il était en retraite... " Le lieutenant Roussel, du 262e, aura la même impression : " Nous croyions la bataille perdue ", dit-il. Au 7e corps, 35e régiment, après la constatation si nette du lieutenant Jansen, le colonel écrit : " Cet officier avait vu juste. Mais nous, trompés par le bombardement qui suivit, par les feux de bivouac, nous battions en retraite jusque vers 1 heure et, le 10, nous ne poursuivons qu'à 14 heures, ayant perdu plus de vingt-quatre heures. "
Ces faits, qui se multiplient à l'infini sur tout le front, sont nécessaires pour expliquer la lenteur relative de la poursuite. Ajoutons que l'initiative de la retraite prise par von Kluck, après son coup de boutoir final, lui laisse naturellement du temps pour décrocher son armée.
La pluie se met à tomber et alourdit encore la marche en avant. En plus, il faut tenir compte de l'alignement avec l'armée anglaise qui, comme nous allons le voir, hésite encore. Enfin, les munitions commencent à manquer. Le ministre de la Guerre, M. Millerand, l'a dit en propres termes, à Bourg, en décembre 1917 : " Le 17 septembre, le ministre de la Guerre, à peine depuis trois semaines au gouvernement, était informé que les munitions menaçaient de manquer à nos canons et qu'il fallait sans délai porter de 13000 à 100 000 par jour, pour commencer, la fabrication des obus de 75. Trois jours plus tard, le 20 septembre, le ministre réunissait à Bordeaux les représentants de l'industrie, etc. "
C'est dans ces conditions que l'ensemble des armées françaises s'ébranle à la fin de la bataille de la Marne et commence la large progression qui va balayer en partie le sol national.
A gauche, l'armée Maunoury, exécutant ses ordres, se met en mouvement à partir du 10 à midi. Les instructions du haut commandement lui prescrivent, comme on l'a vu, de travailler le plus rapidement possible à envelopper par le nord-ouest l'armée von Kluck et de la coincer en la rejetant sur l'armée britannique qui, elle, a précisément pour instructions de la prendre par le sud.
En somme, la bataille des communications et la bataille de l'articulation continuent de la même manière qu'elles se sont engagées sur la Marne. Seulement, par la retraite des Allemands, tout est reporté vers le nord. L'axe de la nouvelle bataille sera l'Aisne, comme celui de la bataille précédente était la Marne ; et l'angle sera déterminé par le cours de l'Oise comme il l'était précédemment par le cours de l'Ourcq.
Les engagements de la poursuite seront discontinus jusqu'au 22 et même jusqu'au 29 septembre. C'est seulement alors que le haut commandement français ouvrira une nouvelle phase de la guerre par l'Instruction générale adressée aux armées de l'Aisne : " Renoncer à des attaques générales qui usent les troupes sans résultat sérieux ; procéder par attaques locales exécutées en accumulant les moyens d'action sur les points choisis. " Et même, c'est à la date du 29 que se reportera l'lnstruction décisive : a L'offensive ne doit plus être poursuivie que si elle doit donner des résultats importants. " Jusqu'alors, le sort de la manœuvre de poursuite devait rester en suspens, tout en observant, qu'à partir du moment où l'on se heurta aux falaises de l'Aisne, ce n'est plus la bataille de la Marne qui s'achève, c'est la bataille de l'Aisne qui commence.
Pour nous conformer à la situation géographique et aux faits militaires, nous adopterons comme date de séparation entre les deux batailles, le 13 septembre soir. Dès ce moment, en effet, les engagements qui ont lieu sur la rive nord de l'Aisne ont déjà le caractère d'une contre-offensive allemande ; ou plutôt ce sont des étreintes tactiques au cours desquelles la ligne du front oscille avant de se fixer. C'est à cette date aussi qu'a lieu le changement dans le haut commandement allemand ; la décision est prise dans la journée du 12 et von Falkenhayn dit, dans ses Mémoires, qu'il reçut le 14 au soir, à Luxembourg, les fonctions de chef de l'état-major des armées en campagne à la place du colonel-général von Moltke. Enfin, c'est à la date du 14 que l'armée de von Heeringen entre en ligne, apportant ainsi, aux armées allemandes de l'Aisne, un renfort qui, avec les troupes venant de Maubeuge et de Belgique, avec les corps provenant du centre et de l'est, les consolide de telle sorte qu'il devient désormais impossible de briser leur front solidement retranché.
L'enjeu de la poursuite était le massif de Coucy-Laon. L'ennemi resterait-il sur le territoire de la France aux portes de Paris, ou bien serait-il rejeté dans les Flandres et sur la Meuse ? telle était l'angoissante question qui se posait dans l'esprit des états-majors.
Quand nous avons indiqué les raisons géographiques de la bataille de la Marne, nous nous sommes attachés à mettre en relief l'importance vitale pour la France de ces trois gradins qui, depuis la Fère jusqu'à Provins, forment l'épaisse bordure méridionale de L'ancien golfe de Seine. En s'appuyant sur la ligne de Provins-Vitry-Saint-Dizier, le général Joffre s'était adossé au dernier gradin ; par la poursuite, il avait libéré d'abord le gradin Soissons-Bazoches-Reims-Sainte-Menehould ; maintenant, il s'attaquait au gradin de l'Aisne, c'est-à-dire au quadrilatère la Fère-Saint-Gobain-Coucy-Laon : s'il en chassait l'ennemi, l'armée française n'avait plus devant elle que la plaine des Flandres jusqu'à la mer.
Le général Joffre avait une compréhension très nette de la portée stratégique de ce suprême effort. Car, malgré la fatigue extrême imposée à ses armées, il ne songe pas à les arrêter un instant. Il entend exploiter à fond sa victoire. Et, pourtant, il se rend compte aussi de la difficulté du terrain auquel il va se heurter. II est de toute évidence que les chefs allemands ont compris l'importance du massif de Laon-Coucy qui les maintient à proximité de Paris et qui, couvrant la Belgique, éloigne la guerre du sol allemand. Ils feront donc les plus grands efforts pour garder cette position si puissante déjà par elle-même. Aussi Joffre a décidé, non pas seulement de l'attaquer de front, mais, en même temps, d'essayer de la tourner.
Il l'attaquera de front par le sud et il confie cette mission à l'armée britannique secondée par un " détachement " de l'armée Franchet d'Esperey, composé de la cavalerie Conneau et du 18e corps (général de Maud'huy); il la tournera par l'ouest, et il confie cette mission à l'armée Maunoury et un peu à l'armée d'Amade; enfin, il la tournera par l'est et il confie cette mission à l'armée Franchet d'Esperey qui, de Reims, s'efforcera de gagner Rethel et la Belgique pour couper au court et surprendre, si possible, les armées allemandes en retraite sur Namur et la Meuse.
Rien n'est plus simple, plus clair, plus sensé que ce plan. Il dérive de la nature des choses ; mais maintenant, il faut passer à l'exécution.
L'armés du général Maunoury, échelonnée encore le 10 au matin , face à l'Ourcq, de Lagny à Nanteuil-le-Haudouin, a pour rôle de prolonger la bataille d'angle en remontant; c'est comme une équerre qui, de la Marne, serait traînée sur le sol jusqu'à la Somme. L'angle de l'équerre sera porté progressivement de Nanteuil à Crépy-en-Valois, de Crépy à Compiégne, et de Compiègne À Noyon et à Péronne de façon, dès qu'on aura trouvé le terrain libre sur les derrières de l'ennemi, à attaquer face à l'est pour tenter l'enveloppement. Cependant, cette même armée Maunoury ne perdra pas de vue ses liaisons avec l'armée britannique : celle-ci, qui constitue, en partie, la branche horizontale de l'équerre, prendra part à l'ensemble du mouvement ; mais, à son tour, elle aura soin de maintenir ses liaisons avec l'armée Franchet d'Esperey qui, se saisissant du couloir d'Amifontaine, s'efforcera de tourner, par l'est, le formidable massif.
Maunoury se met donc en mouvement. Au début, tout paraît relativement facile.
Ne pouvant suivre la marche de tous les régiments durant cette manœuvre si intéressante, nous relèverons en particulier celle de l'un d'eux qui fait partie de l'aile gauche, chargée spécialement de la manœuvre d'enveloppement. C'est le 35e régiment (colonel de Mac-Mahon), appartenant au 7e corps, 14e division. En le suivant pas à pas pendant la poursuite, nous nous ferons une idée juste de la façon dont les choses se présentent sur l'ensemble du front.
Le 9 septembre, le régiment bivouaque dans les tranchées au chemin creux du Bas-Bouillancy. Il reste sur ces positions jusqu'au 10 à une heure; puis il bat en retraite jusqu'à Chèvreville. C'est alors seulement, qu'à 13 h. 45, la 14e division à laquelle il appartient reçoit l'ordre de prendre la tête et da se porter en avant. Le 35e est accolé au 47e régiment d'artillerie, un escadron de cavalerie prend la tête et la poursuite commence. La division débouche de Sennevières et s'avance par Sennevières, Frenoy sur Rouville. Le front se déploie comme un vaste éventail pour balayer tout le bois du Roi jusqu'à Ormoy et ne rien laisser en arrière.
Au débouché de ce bois, l'escadron de cavalerie qui précède la colonne reçoit des coups de feu. C'est un groupe de cavaliers ennemis qui s'est arrêté vers la Sablonnière, mais qui disparaît aussitôt. Une patrouille d'infanterie est envoyée à Crépy-en-Valois.
Elle rend compte que les maisons sont évacuées par les habitants, mais que l'ennemi a quitté la ville. On campe sur la ligne de chemin de fer. Aucun incident pendant la nuit.
Le 11 septembre à 5 heures, le régiment lève le bivouac, A partir de Crépy, la marche se fait par un vigoureux à droite, en vue de couper les arrière-gardes de l'ennemi qui s'attarderaient dans la région de Villers-Cotterets. Nous avons vu qu'elles y sont encore à cette date. On part de Crépy-en-Valois sur Russy, Vez, Haramont, et enfin Vivières. C'est tout pour la matinée, près de 35 kilomètres sans encombre. A Vivières, 16 h. 45, grand'halte d'une heure et demie. La forêt de Villers-Cotterêts est, franchie. Les avant gardes annoncent que l'ennemi s'est arrêté à la ferme de l'Épine, entre Mortefontaine, Montgobert et Coeuvres-Valsery, et qu'il tient tête. Une vive fusillade et des tirs de mitrailleuses venant de la Râperie, une canonnade partant de la ferme de Pouy, accueillent le régiment. Il a ordre d'occuper la ferme de l'Épine ; il tourne par le nord la ferme de Pouy. Mais l'ennemi tient. On bivouaque à 3 heures du matin à la ferme de l'Épine qui est prise. On est aux : abords de l'Aisne. L'ennemi veut-il défendre le passage ? Ordre est donné de fouiller à l'ouest de Montigny le ravin qui descend sur l'Aisne vers Courtieux. A droite, le 42e d'infanterie est engagé pour forcer la rivière en direction de Vic; on va lui donner un coup de main en tentant de tourner l'ennemi par le ravin, face à l'est. Combat confus pour le ravin autour du Châtelet-Montois. On s'empare du talus de la voie ferrée avec l'appui du 44e régiment d'infanterie. Enfin, on débouche sur la rivière en face de Vic. Mais les troupes sont accueillies par un feu violent partant des blocs de pierre qui dominent la rive gauche de l'Aisne. Pertes importantes. Cependant l'ennemi tourné cède encore la place.
A 15 h. 25, rassemblement pour passer le pont de Vic-sur-Aisne. A 16 heures et demie, le pont est franchi. Va-t-on rester sur la rivière ? L'ennemi a-t-il l'ordre de la défendre ? Contrairement à l'avis de von Kluck que nous avons cité ci-dessus, il cède encore la place : donc, on aborde immédiatement la falaise de la rive nord : le 2e bataillon va occuper les cotes 130 et 138 en direction de Nouvron ; on monte et on aborde la cote 142. Deux compagnies du 35e avec des compagnies du 42e avancent vers la crête. Des coups de fusil partent de la Carrière. La crête est défendue (18 heures).
Cependant, sur un mouvement tournant, l'ennemi évacue la Carrière. Peut-être atteindra-t-on Nouvron avant la chute du jour. L'ennemi a évacué Vingré et la ferme de Confrécourt, il s'est retiré sur Nouvron... Là, il tient. La nuit lui apporte son aide. A 23 heures, le bataillon qui est aux avant-postes est relevé par un bataillon de chasseurs. On a franchi l'Aisne, mais on n'a pas dépassé la crête. C'est là que l'ennemi a décidé de faire tête.
Tel est l'aspect de la poursuite pour un des régiments, particulièrement énergique, appartenant à ce vaillant 7e corps. Voyons maintenant comment cet aspect concret des choses se rattache aux données stratégiques d'ordre général.
L'armée von Kluck, nous l'avons dit, s'est détachée d'elle-même et elle remonte de parti pris vers le nord, mais avec une tendance vers le nord-ouest ; car von Kluck, avec une appréhension peut-être un peu excessive du péril que courent ses communications, s'entête dans son système de les protéger à tout prix, au risque d'élargir encore la fissure qui le sépare de von Bülow. Nous avons vu von Bülow le rappeler à l'ordre, dès le 11, et lui prescrire de se resserrer sur l'Aisne. Cependant la première direction qu'a prise von Kluck n'est pas sans embarrasser beaucoup Maunoury : car celui-ci rencontre partout des effectifs importants qui opposent une très vive résistance à sa tentative d'enveloppement par l'ouest.
C'est la cavalerie du corps Bridoux qui doit prendre les devants et se précipiter, par Baron-Crépy-en-Valois-Pierrefonds, à travers la forêt de Compiègne pour essayer de couper la route à von Kluck : la 3e division (de Lastours) doit couvrir le flanc gauche de l'armée (4e corps) et pousser ses reconnaissances sur Verberie ; les 1re et 5e divisions sont disponibles (corps Bridoux proprement dit) pour l'opération à grande envergure sur les derrières de l'ennemi. Malheureusement, si les ordres étaient clairs, les moyens manquaient. Le corps Bridoux à peine remis de son épuisante randonnée en Belgique et de sa participation, à la bataille de l'Ourcq, n'ayant pas encore remplacé ni ses cadres, ni ses hommes, ni ses chevaux médiocrement relié au reste de l'armée et n'ayant notamment aucun service de télégraphie sans fil, ne présentait pas la force et la décision nécessaires pour opérer stratégiquement. Son action devait se borner à des coups de main ou à des coups de sonde parfois très heureux sur le flanc et sur les derrières de l'ennemi. Il ne fut malheureusement pas en mesure d'ouvrir, dès les premiers pas, les voies à l'enveloppement.
Dans la journée du 10, il part en direction du nord vers Pierrefonds ; se servant da la forêt de Compiègne comme d'un masque, il gagne du champ ; mais plusieurs de ses escadrons s'égarent ou s'attardent à des opérations secondaires. Une fois l'Oise franchie à Verberie, le contact est pris avec les patrouilles allemandes à Estrées-Saint-Denis. La cavalerie continue à remonter vers le nord. La 3e division est le 11 au soir vers Marquéglise, le 12 matin vers Guiscard. Mais la 5e division (général de Cornulier-Luciniére), au lieu de gagner du terrain vers l'est, se reporte sensiblement vers l'ouest jusqu'à Clermont, jusqu'à Saint-Just-en-Chaussée." Nous venons de voir, dit le récit très renseigné de J. Héthay, comment la nécessité absolue d'un peu de repos, après une période de si grande activité et de si grandes fatigues, fit continuer la 5e division de cavalerie jusqu'à Saint-Just près Beauvais. Elle y arriva le 11 pour midi et y fit séjour es 12 et 13 pour rechercher et retrouver ses liaisons perdues. "
Or c'est précisément aux dates des 11, 12 et 13 que von Kluck se dégage de l'ouest, c'est-à-dire de la région de Compiègne (son extrême droite est à Nampcel : IXe corps), et que Maunoury tente de s'élever vers Lassigny, Noyon. C'eût été le moment de tenter le raid d'enveloppement. Les instructions du grand quartier général étaient formelles. Elles ne laissent aucun doute sur la divergence entre l'intention et l'exécution :
" Dans l'Instruction qui vous est envoyée, écrit dès le 11 le général Joffre au général Maunoury, votre zone de marche n'a pas de limite à l'ouest. En l'état d'esprit des troupes anglaises, il est indispensable qu'elles se sentent encadrées, et que par suite vous ayez un élément à leur gauche. Il faut prévoir cependant que, l'ennemi faisant tête sur l'Aisne, il vous serait difficile de l'attaquer de front, et il paraît nécessaire que vous ayez le plus tôt possible des forces remontant la rive droite de l'Oise pour déborder l'aile droite ennemie. Vous devrez en plus envisager l'éventualité où des corps de réserve allemands rappelés d'Anvers et de Maubeuge interviendraient dans cette région, à l'extrême droite allemande. Le 13e corps serait tout disposé pour appuyer votre action contre ces derniers. "
Et encore le 12 : " Afin de déborder l'ennemi par l'ouest, la 6e armée laissant un fort détachement dans l'ouest du massif de Saint-Gobain pour assurer, en tout état de cause, la liaison avec l'armée anglaise, portera progressivement ses gros sur la rive droite de l'Oise. "
C'est donc toujours sur l'Oise, c'est-à-dire au delà du massif de Saint-Gobain, que Joffre voit la nouvelle décision confiée à Maunoury. Mais, pour cela, il faudrait des forces, et le corps de cavalerie n'est pas en mesure d'ouvrir les portes par la rive droite de l'Oise. Voyons comment progresse le gros de l'armée.
L'ordre de marche de la 6e armée est à peu près l'ordre de la bataille sur l'Ourcq. C'est, de gauche à droite, le 4e corps (Boëlle), le 6e groupe des divisions de réserve (général Ébener), le 7e corps (général Vauthier), la 56e division avec l'artillerie de corps (batteries de sortie), la 56e division, la 45e division (d'Algérie). La présence du 6e groupe (Ébener) ainsi que de la 45e division indique que le camp retranché de Paris s'est vidé, dans la mesure du possible, pour aider à la poursuite. Le 4e corps (Boélle) est en liaison avec la cavalerie Bridoux et est destiné à faire l'articulation entre Oise et Aisne.
Le premier jour de marche, 10 septembre, l'armée s'élève à peine au nord du champ de bataille de l'Ourcq. Tandis que le corps de cavalerie s'engage dans la forêt de Compiègne, les gros atteignent seulement la ligne Ormoy-Villers, Bargny, Cuvergnon, Thury, la Villeneuve, Vaux-Parfonds.
Le 11, le progrès est très sensible. Le 4e corps qui est toujours à l'articulation suit l'itinéraire : Ormoy-Villers-Rétheuil (7e division) et Rosières-Morienval (8e division) ; le 7e corps suit, au centre, l'itinéraire Levignen, Vauciennes, ouest de Villers-Cotterets-Corcy-Longpont. Le 11 au soir, les avant-gardes atteignent la ligne Pierrefonds-Chaudun, les gros la ligne Rétheuil-Longpont. On voit que ce déploiement est un peu étroit avec une tendance marquée vers le nord-est et non vers le nord-ouest. La forêt de Compiègne n'est pas sérieusement couverte et encore moins débordée. Ce resserrement ne conduit pas vers les communications de l'ennemi et encore moins vers l'enveloppement. En somme, toutes les forces ont une tendance à se porter comme dans un entonnoir vers Soissons.
Pour le 12 on est aux approches de l'Aisne. Les équipages de pont sont amenés d'urgence en tête des colonnes de marche. On tentera de franchir l'Aisne sur les talons de l'ennemi : Chelles et Pierrefonds n'avaient été évacués qu'à 6 heures. Un ordre d'opérations parvenu du grand quartier général fait connaître que l'armée allemande continue sa retraite vers le nord. L'artillerie lourde allemande balaie le plateau de Croutoy et inflige des pertes sérieuses à la 6e armée. Malgré tout, l'Aisne doit être franchie entre Attichy et Soissons pour prendre pied sur le plateau septentrional entre Terny et Nampcel, c'est-à-dire qu'on va, non pas déborder l'armée von Kluck, mais l'aborder exactement de front, puisqu'elle a son extrême droite précisément à Nampcel.
On voit qu'il s'agit toujours du cours de l'Aisne et nullement du cours de l'Oise. Compiègne est laissé tout à fait à l'ouest.
Joffre rappelle qu'il désire le mouvement par l'Oise, ayant pour objectif les communications de l'ennemi. Maunoury ne demande pas mieux. Il propose de suivre sa cavalerie jusqu'à Saint-Just-en-Chaussée. Mais il est retenu toujours sur l'est par l'armée anglaise qui, comme nous allons le voir, craint, avant tout, pour ses liaisons et hésite à marcher si elle n'est pas constamment couverte des deux côtés. D'ailleurs, Maunoury sent qu'une force considérable s'amasse contre sa droite. Von Kluck, en effet, a reçu de von Bülow l'ordre de se battre sur Soissons et de masser toutes ses forces avec celles de la IIe armée. On annonce maintenant l'arrivée de l'armée von Heeringen qui est à Saint-Quentin et qui accourt sur Laon. Ainsi, devant Maunoury et devant l'armée anglaise, près de trois armées se préparent à disputer le passage et même à contre-attaquer. L'ennemi a choisi son terrain de combat : c'est le massif de Laon-Saint-Gobain avec son boulevard méridional, le Chemin des Dames. Là s'étendent ces " vastes champs de tir " surplombant la vallée dont parlait von Kluck.
Maunoury arrive. Son quartier général est à Villers-Cotterets. Les Allemands ont évacué la rive gauche de l'Aisne. A 19 heures, le 12, Maunoury ordonne que les avant-gardes franchissent l'Aisne la nuit même et prennent pied sur les hauteur nord pour protéger le passage des têtes des gros, qui commencera le plus tôt possible. On enlève au pas de course les ponts subsistants, notamment celui de Vic-sur-Aisne, légèrement endommagé. On jette des passerelles de fortune et on passe à Couloisy, à Berneuil-sucrerie, etc., mais bientôt on se rend compte que les Allemands entendent résister : sur les collines de la rive nord. Le 12 après-midi, von Kluck tient avec son IXe corps la ligne Nampcel-Autrèches, avec son IVe corps, de réserve les hauteurs de Nouvron ; enfin le IVe corps est à Cuisy et à Pasly, le IIe corps de Cuffies à Chivres. Le passage de l'Aisne va donc se produire presque partout sous le feu des artilleries ennemies.
Pour le 13, on persiste dans la manœuvre de l'enveloppement et un sérieux à gauche devant gagner l'Oise est prescrit. C'est qu'on peut compter maintenant sur un sérieux appoint : les formations du 13e corps qui arrive de Lorraine et qui, comme nous l'avons dit, est envoyée en renfort sur la gauche de l'armée Maunoury, sont chargés de prendre l'aile marchante en direction de l'Oise. Le 4e corps (7e et 8e divisions) et le groupe Ébener lui prêteront main-forte de ce côté.
L'ordre général 82 de la 6e armée prévoit donc, pour le 13, la progression jusqu'à l'Oise sur le front Noyon-Condren. Tandis que l'aile gauche anglaise marchera sur Coucy et la Fére, la 45e division, qui se relie à elle, marchera de Soissons sur Folembray et Condren, le 5e groupe de divisions de réserve de Pasly sur Chauny, le 7e corps de Nouvron et Vic sur Quierzy, le 6e groupe de divisions de réserve de Jaulzy sur Varesnes. Au 4e corps, la 7e division attaquera sur Noyon par Attichy et Carlepont, la 8e division se portera sur Compiègne par la rive gauche de l'Aisne et franchira la rivière pour opérer avec la 37e division vers Choisy-au-Bac. Regardez la carte : c'est bien l'enveloppement qui s'amorce par l'Oise. Mais le mouvement est déjà bien difficile, la cavalerie n'ayant pas à temps ouvert la route. Les gros de l'armée sont à droite, les uns en retard, les autres déjà arrêtés par la contre-offensive ennemie sur les hauteurs nord de l'Aisne. N'incriminons personne : nous avons dit les raisons - et, d'abord, l'épuisement général - de cette lenteur dans les mouvements. Nous avons dit aussi la vigueur nouvelle que la conformation du terrain et l'arrivée des renforts puissants apportent à l'ennemi.
Cependant, dans l'après-midi du 13, malgré que l'artillerie lourde ennemis tire des hauteurs de Nampcel, malgré qu'un combat assez pénible se livre aux abords du parc d'Offémont, le 4e corps, à l'articulation, a progressé sérieusement. L'Aisne est largement franchie. A la fin du jour (13 septembre), les avant-gardes de la 8e division occupent Tracy-le-Mont, celles de la 7e division Puisaleine. La 10e brigade est à Choisy-au-Bac, tenant le pont du Plessis-Brion. Le 13e corps, qui débarque vers Creil, va prendre la tête du mouvement d'enveloppement.
Malgré cette avance remarquable et qui témoigne d'une énergie admirable dans le commandement et dans la troupe, Maunoury est obligé de remettre encore au lendemain 14 la manœuvre sur l'Oise. Mais maintenant l'ennemi s'est calé et renforcé. Il est déjà bien tard.
Joffre s'inquiète; il écrit avec insistance : " C'est des forces de gauche que dépend le sort de la bataille engagée. "
D'autre part, sur le parallèle de l'équerre, le succès n'est pas non plus décisif, tant s'en faut. On arrive au pied du massif de Saint-Gobain, mais on l'a à peine abordé. Le groupe Ébener et le 7e corps (général Vauthier) ont bien franchi l'Aisne le 12 et le 13 et abordé le plateau de Nampcel-Nouvron (voir ce que nous avons dit du 35e régiment) ; mais les divisions de réserve du général de Lamaze, qui devaient franchir l'Aisne entre Fontenoy et Soissons, n'ont pu le faire pour le 13 au soir. Seule, la 45e division a passé l'Aisne, plus loin, aux ponts de Soissons ; elle occupe la ville jusqu'au pont du chemin de fer à Crouy. Mais là elle se heurte à une forte résistance de l'ennemi.
En deux mots, la ligne de l'offensive était sensiblement plus avancée à l'ouest qu'à l'est, puisqu'on espérait pouvoir atteindre Noyon le 14; toutefois ce progrès marqué était insuffisant et ne répondait pas aux espérances du général en chef; et au fur et à mesure que l'on revenait vers l'est, le progrès était moins sensible encore. Toute la droite de l'armée Maunoury était tenue au sud de l'Aisne (sauf l'étroite et périlleuse avancée de Soissons-Crouy) et, à l'est de Soissons, on était obligé de tenir compte du retard l'armée anglaise.
Marche de l'armée anglaise jusqu'à l'Aisne.
L'armée anglaise était en retard depuis la bataille de la Marne ; elle n'avait pu franchir complètement cette rivière avant le 10 au soir. L'ennemi était en pleine retraite que French se rendait à peine compte de ce qui lui arrivait. Il hésitait à se lancer, alors qu'il n'avait plus que des arrière-gardes devant lui.
Le maréchal French est un esprit singulier : solide et droit, lent et obstiné, homme de mûres réflexions et de peu d'idées, loyal et plein d'honneur, il manque de souplesse et d'adaptation ; très courtois, il est peu bienveillant ; très sensible, il est sans abandon; avant tout, il se fie à son expérience, à son courage qui sont grands, à ses qualités de magnifique soldat anglais. Il a une vue toute particulière des intérêts de son pays. Démuni de ce génie de l'association qui fait que les parties se subordonnent à l'ensemble, il a le commandement exclusif et il se ferme quand le cadre de ses idées personnelles est dépassé. La conception d'un commandement unique, exercé par un autre que par un compatriote, est , bien la chose du monde à laquelle il lui serait le plus difficile d'adhérer. Chaque fois qu'on désire obtenir quelque chose de lui, il faut s'expliquer longuement, le convaincre, lui d'abord, et ensuite son sous-chef d'état-major, l'éminent général Wilson ; palabres interminables. Les premiers contacts avec le général Lanrezac, au début de la campagne, l'ont blessé en demandant l'intervention de Kitchener, on l'a blessé encore. Seul Joffre a gagné quelque chose sur lui, et encore tardivement. Chef infiniment estimable, jeté dans une bagarre inouïe avec des troupes excellentes mais peu nombreuses, n'ayant qu'une idée, celle de conserver à son pays les moyens de se défendre au cas où la défaite de la France livrerait à l'Allemagne les ports de la Manche, il suit cette idée, tout en se battant. Ses yeux sont ici; sa pensée est ailleurs. En un mot, il fait son devoir et au delà, mais il n'a pas la foi, il n'a pas l'élan.
Il a exprimé lui-même, avec une loyauté parfaite, son idée de derrière la tête dans un passage de ses Souvenirs de guerre, d'une étonnante insularité : ayant rappelé que, très peu de temps avant la guerre, il avait livré au Comité de défense britannique un mémoire relatif aux chances de l'Angleterre dans une guerre contre une puissance continentale, il résume le sens de ce mémoire en ces quelques phrases qui, de son propre aveu, tracent sa ligne de conduite au temps de la bataille de la Marne et de la poursuite :
Pour me résumer, je tiens que la question du Pas de Calais, en tant qu'obstacle militaire, perdra dans un avenir rapproché, par suite de l'invention des sous-marins et des aéroplanes, tout son caractère maritime... J'estime donc que la seule défense sérieuse contre une attaque puissante par des forces aériennes et sous-marines très supérieures en nombre est la possession, sur la côte française, d'une solide tête de pont.. (Cela revenait à dire que, pour se défendre, l'Angleterre devait être maîtresse de Calais. Aussi French n'hésitait pas à sa prononcer pour le percement rapide du tunnel sons la Manche.) Le seul moyen pratique de pouvoir passer et repasser le détroit doit être cherché dans le tunnel sous la Manche actuellement en projet...
Cette citation que reproduit French lui-même à propos de la poursuite de la Marne, explique son action durant cette poursuite. Il avait eu quelque peine à croire à un succès décisif et n'avait songé d'abord qu'à garder ses liaisons avec l'Angleterre par l'Atlantique, c'est-à-dire par la Rochelle et Saint-Nazaire. Maintenant, la bataille gagnée, il chassait l'ennemi devant lui et de bon coeur. Mais il se demandait cependant ce qu'il faisait là. Il pensait à profiter de ce retour inespéré de la fortune pour sauver les ports, se rapprocher de la Manche et du Pas de Calais. Il formait le projet de reprendre, le plus tôt possible, ce qu'il considérait comme sa véritable place dans la ligne de bataille, c'est-à-dire à l'aile gauche de Maunoury et les approches de la mer. Optimiste pendant deux ou trois jours, il redevenait pessimiste à la première difficulté. Bientôt il renonça à tout espoir immédiat.
Oui, French, une fois la victoire gagnée, songeait surtout à aller occuper Calais, Boulogne et le Havre. Cet état d'esprit du chef est naturellement perçu intuitivement par la troupe. Certes, l'armée se battait vaillamment, avançait allègrement. La cavalerie se livrait à de belles randonnées sur les vastes plateaux d'entre Marne et Aisne, ramassant des canons, des prisonniers, des convois. Mais le sens profond de la manœuvre n'avait pas pénétré jusqu'aux moelles une troupe éloignée de son pays et qui se sentait dangereusement compromise au moindre revers. Les mouvements naturellement lents de toute armée britannique s'en trouvaient encore ralentis. Elle avait la partie la plus rude de la tâche, puisqu'à elle et à l'armée Franchet d'Esperey incombait la bataille de rupture. Aussi French réclamait-il sans cesse l'appui des deux armées françaises opérant à sa gauche et à sa droite, la 6e armée (Maunoury) et la 5e armée (Franchet d'Esperey) (18e corps et corps de cavalerie). Cette exigence, d'ailleurs parfaitement légitime, mais un peu pointilleuse, alourdissait sensiblement le développement général de l'offensive vers le nord.
Quant aux marches de l'armée anglaise, si elles commencent un peu tardivement en raison de l'arrêt du 3e corps, le 9, devant le pont détruit do la Ferté-sous-Jouarre, elles prennent, à partir du 10, un caractère normal. Pendant la nuit du 10 au 11, l'armée atteint la ligne la Ferté-sous-Jouarre-Bézu-Domptin, la cavalerie très en avant. Les 1eret 2e corps étaient précédés, à droite par la division de cavalerie, et à gauche par les 3e et 5e brigades. Treize canons, 7 mitrailleuses, environ 2000 prisonniers et de nombreux convois furent ramassés par l'armée anglaise dans la journée du 10.
Le 11, elle gagne la ligne la Ferté-Milon-Neuilly-Saint-Front-Rocourt, devant l'Ourcq, qu'elle traverse. Le 12, elle est sur les bords de l'Aisne. A la tombée de la nuit, la 3e corps (Pulteney) se développait dans la région de Venizel, dont les ponts avaient été détruits. C'était ce corps qui s'était déjà laissé arrêter à la Ferté-sous-Jouarre. La cavalerie d'Allenby avait nettoyé Braine et bivouaquait à Dhuizel ; le 2e corps (Smith-Dorrien), la suivant jusqu'à Braine, campait autour de cette ville. Le 1er corps (Douglas Haig) bivouaquait à Vauxcéré, au pied des hauteurs qui dominent l'Aisne, se dirigeant vers les ponts de Vieil-Arcy, Pont-Arcy. Gough, avec la 2e division de cavalerie, était à Chemizy.
Un incident assez secondaire qui s'était produit à la droite de French lui donna alors une préoccupation qui eut de graves conséquences. Sa volonté énergique était de ne pas se risquer en pointe, de peur d'être surpris par une contre-offensive allemande. Or, précisément ses voisins de droite, le corps de cavalerie Conneau et le 18e corps (de Maud'huy) avaient eu affaire à une forte résistance un peu en arrière de lui, le 11, dans la région d'Hartennes et au passage de la Vesle à Fismes. Conneau n'avait pu emporter le passage, et il avait fallu l'intervention du corps de Maud'huy, 38e division (général Muteau), pour se saisir de Fismes, le 12 au soir, de façon à permettre à ces deux corps de venir s'aligner, eux aussi, sur la rive sud de l'Aisne, dans la région de Pargnan, Beaurieux, en liaison avec les Anglais par Villers-Oeuilly et Bourg-et-Comin.
Au même moment arrive l'ordre général de l'armée prescrivant de prendre la direction vers le nord-est, où nos forces étaient appelées par l'opération projetée dans la fissure et vers Berry-au-Bac. Cet ordre est apprécié ainsi par un officier anglais des plus autorisés :
" Personnellement, j'estime que c'est une faute de changer de direction ; car l'ennemi est fatigué et est prés de nous. Si nous avions avancé aujourd'hui sur Soissons avec de la cavalerie de chaque côté, nous aurions fait probablement des captures importantes. Nous avions justement intercepté un message du général commandant la cavalerie allemande sur notre front ; il disait qu' " une partie de la cavalerie était à Chavonne, l'autre à Oeuilly, qu'il ne pouvait plus marcher parce que les routes étaient bloquées par les transports, que ni hommes, ni chevaux ne pouvaient plus avancer parce qu'ils n'avaient eu aucune nourriture depuis quatre jours, Il demandait donc que l'infanterie couvrît sa retraite pour traverser la rivière. "
Si on eût cherché le débouché par Soissons où nous occupions la tête de pont, la jonction de von Kluck et de von Bülow eût été singulièrement compromise (Observons, qu'à ce moment, 12 après-midi, il y avait, à l'est de Soissons, le IIe corps allemand de Cuffies à Chivres, une division du IIIe corps au nord de Condé et le corps de cavalerie von der Marwitz à Vailly. Mais rien entre Vailly et Berry-au-Bac où, en ce dernier point, arrivait, rejetée de la Vesle, la droite de Bülow. II y avait là une occasion unique d'entrer dans la fissure, encore ouverte en ce point. Mais il eût fallu un esprit de décision qui manquait alors. Ce n'est que le 13 dans la matinée que le trou fut bouché par l'arrivée sur le plateau de Craonne, d'une brigade du VIIe corps de réserve et de trois régiments.).
Quoi qu'il en soit, la 12 au soir, de Venizel à Maizy, l'armée britannique et le détachement appartenant à la 5e armée (Conneau et Maud'huy) se trouvaient au bord de l'Aisne, découvrant, en face, sur l'autre rive, la falaise à pic de Condé-Vailly-Pargnan. En l'enlevant d'un vigoureux élan, l'armée des vainqueurs pourrait du moins se porter d'un seul bond jusqu'au Chemin des Dames et peut-être même jusqu'à Laon. Le fameux massif eût été dominé. Mais il fallait réussir le coup et se saisir de la falaise tout entière. Sinon, on restait agrippé à la muraille, et la position devenait . périlleuse. French c'est décrit lui-même, contemplant l'obstacle : qui se dressait devant lui : " Je me rappelle être demeuré assis pendant des heures à l'entrée d'une grande caverne sur la rive sud de l'Aisne, à 400 mètres environ à l'est de Missy. Missy s'étend sur les deux rives de l'Aisne ; les Allemands occupaient une colline élevée curieusement taillée en pain de sucre, qu'on appelle le fort de Condé. Elle se dresse à 600 mètres environ au nord de Missy, descend en pente raide sur la rivière et domine complètement le rivage... "
Le roc de Condé fut la pierre d'achoppement de l'armée britannique dans sa course vers le nord. French expose en ces termes. le résultat de la journée du 13, qui fut, à proprement parler, la dernière de la poursuite de l'armée anglaise et qui amorça la bataille de l'Aisne :
" Le 13, à la première heure, nous attaquâmes la ligne de la rivière sur tout notre front. L'artillerie ennemie nous opposa un vigoureux barrage avec des pièces lourdes et des canons de tout calibre. L'infanterie allemande ne montrait pas beaucoup d'énergie dans la défense, mais un duel sévère d'artillerie se prolongea toute la journée.
A la tombée de la nuit, tons les passages de la rivière, à l'exception de celui de Condé, étaient occupés, enlevés et tenus : nous avions une ligne passant par Bucy-le-Long à l'ouest, les éperons nord et nord-est de Celles, Bourg à l'est... J'allai au quartier général de la 5e division d'infanterie à Serches (en face du fort da Condé), et j'y vis Fergusson. On me rendit compte de l'impossibilité rencontrée jusque-là d'aborder le passage de l'Aisne à Missy l'ennemi ayant installé sur la rive opposée de l'infanterie et des mitrailleuses appuyées en arrière par de l'artillerie. Pendant toute la bataille (de l'Aisne), le plus grand intérêt se concentra autour de cette localité.
On peut dire, en effet, que ce bastion du Chemin des Dames qui fait le promontoire de Condé décida du sort du massif. Par sa possession, les Allemands restèrent installés sur la rivière, séparèrent en quelque sorte les armées alliées et purent se maintenir en avant du massif de Laon.
Cependant, le 1er corps de l'armée britannique (Douglas Haig) gagna, d'un magnifique élan, le nord de la rivière et s'élança même en direction du Chemin des Dames, déterminant ainsi la partie occidentale de la poche qui fut heureusement gardée sur la rive droite de l'Aisne et qui eut la plus grande portée pour l'issue finale de la guerre. La 2e division, à gauche, passe à Presles-et-Boves; la 1re division passe à droite et sans rencontrer de grande difficultés à Bourg-et-Comin, elle déborde jusqu'au canal et dans la vallée d'Ostel. Elle est au pied du massif.
En deux mots, l'armée britannique, le 13 au soir, touche à l'Aisne avec une tendance à se porter à l'est ; elle occupe les ponts à Venizel et borde le pied de la falaise à Bucy-le-Long; mais elle est maintenue au sud do la rivière à Missy, à Condé, à Vailly; plus à l'est, elle a encore franchi le cours du l'Aisne à Chavonne, à Pont-Arcy, à Bourg-et-Comin. Elle essaye même d'aborder le Chemin des Dames par Braye-en-Laonnois, Troyon et Cerny... C'est là, qu'au lieu de continuer dans la " fissure ", elle se heurte à la " poche " qui vient de se former. Retenez bien ces noms : c'est là que von Heeringen va entrer en ligne, le 14, et que le sort du massif va se jouer.
La 5e armée dans la fissure : Corbeny-Aguilcourt.
A sa droite, le corps de sir Douglas Haig était en liaison avec le " détachement " de la 5e armée formée du corps de cavalerie (Conneau) et du 18e corps (de Maud'huy).
Nous avons indiqué que le " détachement " Conneau-Maud'huy avait été créé dès le 9, dans l'intention de consolider l'armée anglaise sur sa droite et de lui donner l'appoint de forces nécessaires pour coincer l'armée de von Kluck par le sud. Ainsi, la 5e armée se trouvait avoir une double mission : par sa gauche, elle appuyait la manœuvre frontale en direction de la rive sud de l'Aisne, et par ses gros, elle devait bousculer l'armée von Bülow sur Épernay, Reims, Amifontaine et Rethel; en somme, elle devait tourner le massif de Saint-Gobain à l'est, tandis que Maunoury le tournerait par l'ouest.
Le " détachement " se met en mouvement sans rencontrer d'obstacle, dès le 9 (n'oublions pas que l'armée anglaise est arrêtée jusqu'au l0 au soir devant la Ferté-sous-Jouarre). Il remonte donc hardiment, passe la Marne à Château-Thierry (18e corps), et tient ses contacts avec l'armée britannique par Oulchy-le-Château (corps Conneau).
Le 10, le corps de cavalerie est réduit à deux divisions, l'autre passant à droite de l'armée. Le " détachement " serre toujours de près l'armée anglaise ; sa direction est encore franchement nord-ouest, presque vers Soissons : c'est lui qui doit occuper Vailly et Braine, et même à gaucbe, le corps de cavalerie se portera jusqu'à Venizel. Si les choses se passaient ainsi, l'armée anglaise pourrait prêter main-forte à l'armée Maunoury jusqu'à Soissons et au delà.
Mais la 5e armée a, comme nous l'avons dit, une double mission : . si elle doit appuyer l'armée britannique à la bataille de rupture, elle doit aussi entrer dans la fissure entre von Kluck et von Bülow, et pénétrer dans le couloir de la Ville-aux-Bois-Amifontaine. C'est cette seconde partie de la manœuvre qui paraît l'emporter, dès le 10, dans l'esprit de Franchet d'Esperey. Il sent de la résistance de ce côté où se massent de grandes forces allemandes et commence à orienter les troupes non plus directement au nord, mais au nord-est. L' " à droite " s'accentue.
Le l0, le corps de cavalerie soutient un combat violent avec une arrière-garde ennemie qui l'arrête un instant ; le 18e corps, sans trouver de résistance sérieuse, a passé la Marne par les ponts d'Azy et de Château-Thierry, puis s'est élancé sur le plateau entre Marne et Aisne ; il recueille des prisonniers allemands, des ambulances, des convois.
Le 11, l'ordre de marche du " détachement " est orienté franchement vers le nord-est et non plus vers le nord : c'est donc l'armée Maunoury un peu délaissée. La marche de l'armée anglaise sur Soissons n'aura plus lieu. Le " détachement " laissant Venizel et Vailly à sa gauche, prendra, comme objectif, le plateau de Pargnan-Paissy-Craonne. Le corps de cavalerie se porte sur Jonchery, Courlandon, Blanzy-les-Fismes. Il stationne, le 11, sur la ligne générale de Bazoches-Lhuys. Ce sont les abords de l'Aisne. En même temps, le 18e corps, traversant toute la région de Mareuil-en-Dôle, a marché, non sans quelque retard, sur le plateau de Fère ; il n'a pu franchir encore la Vesle.
C'est pour le lendemain, 12. Mais le corps de cavalerie a reçu l'ordre de renforcer l'attaque de l'est, l'attaque dans le couloir d'Amifontaine. Deux de ses divisions s'y sont portées pour éclairer dans la direction de Berry-au-Bac-Guignicourt. Le " détachement " s'en trouve affaibli d'autant. La 4e division de cavalerie, qui lui reste seule à gauche, se portera par Vauxcéré, Mont-Notre-Dame. Un engagement assez vif l'arrête encore; elle s'avance vers Longueval en liaison avec l'armée anglaise, mais reprend, en fin de journée, les mêmes cantonnements que la veille. Le 18e corps, qui a reçu l'ordre de déboucher sur la rive droite de la Vesle et de grimper aux hauteurs de la rive droite, exécute son mouvement le 12, en trois colonnes, la gauche en avant : la 38e division enlève, vers 10 heures, le pont de Fismes; la 35e division passe à Courlandon ; la 36e est encore sur la rive gauche de la petite rivière. Le détachement est donc à pied d'œuvre pour le passage de l'Aisne, le 12 au soir.
La journée du 13 va devenir décisive. Au moment où l'armée anglaise se laisse accrocher devant Condé, le " détachement " qui la flanc-garde à l'est abordera-t-il, oui ou non, la rivière et le massif ? Le 18e corps garde toujours son orientation vers le nord-est. Il a l'ordre de prendre pied sur la rive droite de l'Aisne par les . ponts de Maizy et de Pontavert. Le général de Maud'huy, avec une vive intuition de sa responsabilité et de l'importance de la journée, enlève ses divisionnaires et ses troupes ; il aborde la rive droite en plein élan : " La colonne de droite (35e division) marchera sur Corbeny par Roucy; la colonne de gauche (36e et 38e divisions) marchera sur Craonne, Craonnelle par Maizy-Beaurieux. "
Vers midi, la rivière est franchie sur toua les ponts. A 13 heures, la division Muteau occupe facilement Pargnan et Geny. C'est le plateau de Paissy qui tombe dans la main des Alliés ; on touche au Chemin des Dames. La colonne de gauche débouche de Beaurieux sur Craonnelle et Hurtebise ; la colonne de droite traverse Pontavert et se porte sur Corbeny. Voilà donc le couloir d'Amifontaine qui est dominé à l'ouest et la manœuvre d'encerclement du massif par l'est qui s'annonce bien. La 35e division s'empare après un brillant combat, des points d'appui de la Ville-aux-Bois, Corbeny, Craonne... La Ville-aux-Bois, Corbeny, Craonne, ces points qui nous donneront tant de mal pendant les quatre années de guerre de tranchées ! La 36e division occupe Oulches, aux portes d'Hurtebise.
Mais voilà que, vers 18 heures, sur le front la Tour de Paissy, Oulches, le Temple, la Ville-aux-Bois, les colonnes qui s'élancent sont accueillies par une violente canonnade. C'est le Chemin des Dames qui résiste et ne veut pas se laisser enlever. A marches forcées, une brigade du VIIe corps de réserve est arrivée sur le plateau. Exactement au point où Napoléon avait livré la bataille de Craonne aux Russes et aux Prussiens en 1814 (Voir le récit de L. Madelin, " les Batailles de l'Aisne ", dans Revue des Deux Mondes du 15 août 1918.), la grande bataille pour le massif de Laon, la grande bataille pour Paris recommence. Elle durera quatre ans !
Mais, à l'heure où il s'installe sur le plateau, le " détachement " n'en a pas moins la juste fierté d'avoir rempli sa mission. I1 ne s'est pas laissé arrêter sur l'Aisne, il ne s'est pas laissé intimider par la falaise à pic. Il a abordé le plateau, il a chassé l'ennemi devant lui jusqu'à Hurtebise, jusqu'à Cerny-en-Laonnois ; il s'est emparé des passages de Pontavert, de Craonne et d'Amifontaine. Le corps de cavalerie du général Conneau a poussé jusqu'à Marchais, jusqu'à Sissonne, jusqu'à Notre-Dame-de-Liesse. " II n'y a plus d'ennemi devant nous, écrivait le général Conneau dans son ordre du 13. En conséquence, la 4e division de cavalerie prendra à revers les troupes allemandes qui attaquent le 18e corps sur le plateau de Craonne. La manœuvre va être accrochée par ailleurs, dés le soir même, mais ici la journée du 13 a été magnifique. La poche créée sur le plateau en collaboration avec le 1er corps britannique livrera, au delà de l'Aisne, une tête de pont qui tiendra l'ennemi en respect pendant de longues années.
La 5e armée avait, d'après l'Instruction générale n° 21 datée du 10 septembre au soir, le rôle d'une armée de rupture. En somme, elle n'avait qu'à persévérer dans l'heureuse action à laquelle elle avait dû son succès sur la Marne : combinant son effort avec celui de la 9e armée (à laquelle elle cédait toujours son 10e corps), elle devait s'avancer face à l'est, au nord d'Épernay, et se glisser dans la région de Reims. Si elle réussissait, elle gagnait Rethel et la frontière belge. Bülow eût été définitivement séparé de von Kluck et rejeté sur la Meuse. Rien donc de plus important que cette mission confiée à la 5e armée. Mais il n'y avait pas une minute à perdre : il fallait arriver avant que les renforts allemands accourus de l'est ne débouchassent sur le terrain.
La sens de la manœuvre française ne fut pas ignoré dans le camp ennemi : nous avons donné, en effet, les instructions de Bülow qui la visent avec une précision singulière et s'efforcent d'y parer. Tandis que, le 10 septembre, von Kluck a reçu l'ordre de serrer sur Soissons et au delà, tandis que la IIe armée se retire sur la Vesle, aile gauche à Thuïzy, von Moltke libelle, le 11 septembre, ses derniers ordres qui ont pour objet de masser le plus de troupes possible dans la région de Reims. Ces ordres établissent que des renseignements sûrs (dont nous ignorons l'origine) permettent de prévoir que le haut commandement français envisage une attaque avec de très grandes forces contre l'aile gauche de la IIe armée et contre la IIIe armée. En conséquence, les armées de l'est devaient sa rapprocher le plus possible du point de Thuizy (est de Reims) qui, à la jonction de la IIe et de la IIIe armée, devenait capital pour le sort de l'armée allemande. En plus, les troupes arrivant de l'arrière, c'est-à-dire de l'armée von Heeringen, devaient être poussées en avant, à l'est de Laon. Ainsi, autant qu'on le pouvait, la fissure était couverte.
Par contre, la 5e armée française exécute ses ordres. Dans la journée du 10, marchant sur un ennemi qui abandonne le terrain, elle se dirige droit au nord : le 18e corps (qui forme détachement) prenant pour objectif Vailly; le groupe des divisions de réserve du général Valabrègue, qui s'est intercalé entre le 18e corps et le 3e corps, marchera sur Braisne, le 3e corps (général Hache) sur Bazoches, le 1er corps (Deligny) sur Courville ; quant au 10e corps (général Desforges), il opérera avec la 9e armée.
Le haut commandement est avisé probablement de l'effort fait par l'ennemi pour concentrer des forces sur le point où doit avoir lieu la bataille de rupture : car ses interventions pour le 11 indiquent, avec une grande netteté, la marche vers le nord-est; le corps de cavalerie ira donc passer à Fismes, comme nous l'avons dit, le 18e corps se dirigera vers Breuil-sur-Vesle, le groupe des divisions de réserve vers Jonchery, le 3e corps vers Muizon, le 1er corps vers Champigny et le 10e corps à sa droite. Ainsi donc, tous à l'ouest de Reims.
Cependant, il se produit là un de ces incidents qui était la suite logique de la double mission confiée à la 5e armée. Tandis que ses corps progressent un peu lentement dans la région d'entre Château-Thierry et Épernay, au cours de la journée du 11, le retard que nous avons signalé à propos de l'armée britannique produit son effet dans la région de Vailly. De Soissons à Venizel, la ligne d'offensive est des plus minces, On éprouve le besoin de la renforcer. En conséquence, voici les gros de la 5e armée tirés d l'est pour combattre, la gauche en avant, en vue d'aider la 9e armée, mais voici l'aile gauche de cette même armée ayant pour ordre " de s'orienter, le cas échéant, au nord de l'Aisne, pour agir contre les forces allemandes signalées vers Soissons ", c'est-à-dire s'efforcer de seconder le plus possible l'armée britannique, à l'ouest.
Ainsi se produit une sorte de dédoublement dans le front de la 5e armée : d'une part, son détachement de gauche (Maud'huy et corps de cavalerie) est tiré à l'ouest pour prêter la main à l'armée britannique dans son assaut contre le Chemin des Dames ; d'autre part, le 10e corps ne peut plus quitter la 9e armée, car les armées allemandes se renforcent en face de celle-ci à Thuizy. Que reste-t-il de troupes à Franchet d'Esperey pour la manœuvre dans la fissure ? Juste trois corps, le 3e, le 1er et le groupe des divisions de réserve. C'est peu.
Et, pourtant, il faut arriver à Château-Porcien : sinon, les renforts de l'ennemi nous précèdent et, grâce à eux, il contrebat la manœuvre française : 1° en faisant front au point menacé, c'est-à-dire entre Craonne et Neufchâtel, sur les deux côtés du couloir d'Amifontaine et sur le chemin de Château-Porcien-Rethel; 2° en s'enterrant partout ailleurs : c'est, en somme, la simple application du système de Schlieffen signalé, dès 1912, par le commandant Thomasson, attentif observateur des grandes manœuvres allemandes.
Nous avons dit le rôle du 18e corps sur le plateau de Paissy. Il frappe, le 12 et le 13, à la porte d'Hurtebise, c'est-à-dire au pédoncule de ce plateau, qui donne, à la fois, l'issue par le couloir d'Amifontaine et l'entrée dans la plaine de Laon ; il débouche sur l'Ailette, au poteau d'Ailles, en direction de Braye-en-Laonnois. Mais que se passe-t-il aux autres corps qui agissent dans la plaine ?
L'armée, dit un document, s'efforce de réaliser le dispositif suivant : centre en avant (3e corps d'armée) appuyé en arrière et à droite par les 1er et 100e corps en arrière et à gauche par le 18e corps, le groupe des divisions de réserve suivant derrière les 3e et 18e corps d'armée. Cela donne donc une direction générale : 18e corps : Amifontaine, Neutchâtel, Guignicourt; -G. D. R. : Aguilcourt, Hermonville, la Neuville;- 3e corps : Asfeld, Brienne, Houdilcourt ; - 1er corps, un peu en arrière : Bourgogne, Bazancourt, Bétheny ; - 10e corps, plus en arrière encore : Vitry-lès-Reims, Cernay, Lavannes.
Observez les relations avec les points indiqués dans les ordres allemands de Saint-Thierry et de Thuizy. Le corps de cavalerie a reçu pour mission de se porter dans la région de Berry-au-Bac, Guignicourt, Damary, couvrant le flanc nord du 18e corps et éclairant vers Laon et Sissonne. Il doit tenir en fin de marche les débouchés nord de Pontavert et de Berry-au-Bac. En somme, on pénétrerait dans les " passages " par Sissonne et Rethel vers la Belgique. Mais le corps de cavalerie n'a pas encore passé les collines au sud de l'Aisne ; la 4e division ne peut déboucher au nord de la rivière. C'est un grave retard.
A ce même moment l'ennemi d'après les radios saisis par l'armée britannique, est extrêmement embarrassé et en grand désordre sur la rive droite de l'Aisne : si on arrivait à temps et en forces, on trouverait, pendant quelques heures encore, tout son front dilué encore au pied du Chemin des Dames.
Mais il faut arriver sans une minute de retard et agir tout de suite. Or, le 12 au soir, un nouveau retard et surtout un nouveau déplacement de forces se produit : le 1er corps est occupé à une entrée solennelle qui a lieu à Reims ; il ne se trouve pas sur la ligne d'offensive ; en outre, tout le reste de l'armée fait un à droite qui, mettant au point le plus sensible (droits du couloir d'Amifontaine) le groupe des divisions de réserve, confie à ce groupe la mission de percer à l'endroit précisément où les renforts ennemis vont intervenir. L'ordre de la 5e armée est donc le suivant pour le 13 (daté du 12 à 21 heures) : Corps de cavalerie au nord, vers Sissonne. 1er corps : Goudelaincourt, Saint-Thomas, Sainte-Croix, château de la Bove. - Groupe des divisions de réserve : Amifontaine, Prouvais. 3e corps : Villers-devant-le-Thour, Saint-Germainmont, Blanzy (aux approches de Château-Porcien).
Or, c'est à ce moment même que vont commencer les plus graves réactions de l'ennemi. Une partie du VIIe corps de réserve allemand part de Laon pour Hurtebise quand l'ordre de Franchet d'Esperey parvient aux corps. L'on constate, en même temps, que la situation s'aggrave autour de Reims : l'ennemi tient les forts ou les hauteurs de la Pompelle, Berru, fort de Fresnes, hauteurs ouest de Brimont. C'est donc le groupe des divisions de réserve et le 3e corps qui vont avoir à porter le coup suprême dans la fissure : ce sont ces deux corps, et ces deux corps seuls qui, dans la journée du 13, feront office de masse de manœuvre. Dans quelles conditions leur marche s'est elle opérée jusqu'à cette minute précise et comment vont-ils agir dans cette journée qui va devenir décisive ?
Le groupe des divisions de réserve a exécuté les ordres suivants pendant la première partie de la poursuite : le 10, il se porte en une seule colonne pour passer la Marne à Mézy, par Montlevon, Courboin et Crézancy ; à sa gauche, il est en liaison avec le 18e corps qui se serre sur Château-Thierry, et, à sa droite, avec le 3e corps en marche sur Jaulgonne. " Les villages abandonnés sont dans un état désolant : les portes et les fenêtres éventrées, tout l'intérieur rempli de meubles détruits, d'effets et de linges, répandus parmi les immondices. Le quartier général s'installe au château de Fossé. L'état dans lequel nous l'avons trouvé est indescriptible. On dirait qu'il a été mis à sac du rez-de-chaussée au grenier ; avec cela, d'une saleté repoussante. Nous le faisons nettoyer de notre mieux par les prisonniers allemands.
La Marne franchie sur un pont de bateaux construit par les équipages de pont du 18e corps, les ordres pour la journée du 11 septembre sont les suivants : " L'ennemi, retraitant en hâte devant l'armée anglaise et les 5e, 6e et 9e armées, s'est replié dans la direction générale du nord et du nord-est. La 5e armée, en liaison avec l'armée anglaise, doit continuer la poursuite. Un groupement important de notre cavalerie est entrée dans Fère-en-Tardenois et opère sur notre front. " Mais dans la journée du 11, les ordres de marche vers le nord sont modifiés, comme nous l'avons dit , par des ordres pour une direction nord-est " par suite du mouvement de retraite des armées allemandes qui se retirent vers l'est ". Le groupe quitte donc la direction de Fère-en-Tardenois pour prendre celle de Fismes par Jaulgonne, le Charmel, Cierges, Dravegny. Le soir du 11, le bivouac est pris sans incident autour de Dravegny.
Nouvelle modification pour la journée du 12 : marche encore plus à l'est dans la direction de Jonchery-sur-Vesle, la 4e division de cavalerie éclairant la route, au delà de la Vesle, vers Hermonville, Saint-Thierry et la ferme du Godat. C'est, franchement, la trouée d'Amifontaine. La marche, dans cette journée du 12, se fait sans aucune difficulté, jusqu'à Jonchery et au delà.
Voici, maintenant, les ordres pour la journée décisive, le 13. Jusqu'ici le corps n'est pas en première ligne : " Demain, 13 septembre, la poursuite doit continuer vers le nord-est. La 5e armée se portera en direction générale : Château-Porcien (c'est bien la marche sur Rethel). Le 4e groupe des divisions de réserve doit suivre en deuxième ligne derrière le 18e corps. " Mais, au cours de la nuit, un changement se produit : le groupe passe en première ligne. Il doit se contenir un peu à gauche et arriver au canal de l'Aisne par Cormicy. C'est donc en direction de la trouée d'Amifontaine et le groupe aura la charge de l'opération principale. Dès la première heure, il se met en mouvement ; l'ordre de marche est le suivant : à gauche, le 18e corps qui emprunte, comme nous l'avons dit, l'itinéraire Pontavert, la Ville-aux-Bois-Corbeny et qui, par conséquent, progresse sur le flanc du plateau de Craonne-Hurtebise ; au milieu, la 53e division qui pénètre en plein dans la trouée par Cormicy, et qui passera l'Aisne à Berry-au-Bac ; à droite, la 69e division qui passera la Suippe à Aguilcourt, l'Aisne à Guignicourt et qui se portera sur Prouvais, pour couvrir à l'est la manœuvre dans la trouée.
Rendons-nous compte que le général Conneau a son quartier général à Amifontaine, que son corps de cavalerie patrouille en avant jusqu'à la Malmaison et Sissonne, qu'il trouve le terrain libre d'ennemis et qu'on peut se croire en mesure de tourner vers la Serre le redoutable massif. Tout se passe on ne peut mieux dans la matinée du 13: " Nous atteignons Berry-au-Bac et progressons au delà de l'Aisne. Nous nous emparons vivement de Condé-sur-Suippe et d'Aguilcourt. Nous prenons pied à Prouvais et Juvincourt... "
Mais voici que tout change. " Au cours de l'après-midi, dit un récit, le 3e corps recule à notre droite et le 18e corps, à notre gauche, ne peut se maintenir à Corbeny et Craonne. Le soir, nous sommes repoussés d'Aguilcourt et de Condé-sur-Suippe par une violente attaque. Nous restons maîtres des hauteurs cotées 91 et 100 entre le canal et la Suippe. " Que s'est-il passé ?
Nous avons le carnet de route d'un officier de " la pointe d'avant-garde ". Ainsi nous sommes à même de suivre, de visu en quelque sorte, le combat où se heurtent les deux manœuvres, la poursuite française et la contre-attaque allemande :
" Ce matin, écrit un officier du 332e, ma compagnie, la 23e, est tête d'avant-garde de la 69e division. Peu ou pas de cavalerie ; car celle-ci est sur les dents. Nous partons ; il fait beau. Nous descendons par une route rapide sur Hermonville et Cauroy-les-Hermonville. La population nous apporte tout ce qu'elle peut nous donner. Nous traversons rapidement les deux villages et approchons de la route de Reims à Laon. Les 77 commencent à rappliquer et jalonnent notre route. Nous nous engageons sur la route elle-même, en tournant à gauche vers Berry-au-Bac. A ce moment, un ordre arrive : la compagnie devient flanc-garde du régiment et pendant que celui-ci continue sur Berry-au-Bac, nous déboîtons à droite et marchons sur le canal de l'Aisne, vers la Maison-Blanche. Je suis en pointe d'avant-garde : aussi je puis voir enfin quelque chose et agir. Nos deux éclaireurs de pointe et moi, nous partons, nous franchissons le pont du canal et nous nous engageons dans un chemin assez couvert qui longe les murs extérieurs de la ferme du Godat. A ce moment, deux dragons arrivent et me disent, qu'au bout du chemin, se trouvent des uhlans. Je fais mettre la baïonnette et nous courons pour tâcher de les surprendre. Nous atteignons le bout du chemin : mais les uhlans se sont envolés. A gauche s'ouvre la porte de la ferme ; en nous voyant, les habitants accourent pleins de joie et nous confirment le départ précipité des éclaireurs ennemis. Devant moi, un léger talus que je fais occuper et organiser pour couvrir le débouché du pont. Je fais savoir à mon capitaine qu'il peut passer : la compagnie passe et nous reprenons notre progression en avant avec précaution. Sur ma droite, un bois de sapins suspect.
Un demi-escadron de chasseurs à cheval nous dépasse au galop. Peu de temps après, nous entendons une fusillade assez vive en avant. Les chasseurs ramènent les deux uhlans prisonniers. Nous abordons la crête boisée et fouillons les bois. Rien. La crête franchie, devant nous descend la plaine vide au loin, à 2 kilomètres environ. Le cours de la Suippe se devine avec sa rangée de saules et de peupliers. Sur la Suippe même, un village tout blanc dans le soleil, Aguilcourt. Un chemin de terre nous y conduit. Il est 9 heures environ.
A ce moment, sur notre gauche, descendant vers nous, paraît, à 2 kilomètres environ, une formation très dense de cavalerie ennemie, une division à peu près avec de l'artillerie. Nous prenons la formation déployée. Ah ! si nous avions du canon... Nous nous attendons à être chargés. Mais la cavalerie disparaît derrière un bois. A peine avons-nous quitté notre emplacement, qu'une rafale de 105 vient le balayer. Ordre arrive au régiment d'occuper Aguilcourt et de s'y organiser. Ce qui est fait. On organise le village. II est 10 heures. Les premiers éléments de la brigade du 287e viennent prolonger à notre droite la ligne de combat. A peine en ligne, les 105 allemands rappliquent.
A 11 heures, nous apprenons. que notre division a passé l'Aisne, mais qu'elle s'est heurtée à des forces supérieures, et qu'elle doit repasser la rivière. Et voici ce qu'on attend de nous : lé général Rousseau fait appeler le commandant Réal et lui dit qu'il faut que nous tenions trois heures pour donner le temps à la division de se décrocher et de repasser l'Aisne. Elle est trop en l'air pour rester ici. Je reçois l'ordre d'aller me poster avec mon peloton en arrière et à gauche du bataillon, derrière un groupe de meules ; le 2e peloton de la compagnie part pour renforcer la compagnie occupant le village, lequel est fortement attaqué. Nous ne l'avons jamais revu. Les balles pleuvent ; plusieurs des hommes sont touchés, les premiers de la journée. Au même moment, les batteries boches qui occupent les hauteurs nord entourant le village tirent vers nous. Le village est bombardé, attaqué, il est pris. Je dois m'organiser, maintenant, contre le village où se masse l'ennemi. J'organise rapidement un semblant de barricades avec des bottes de paille et des fagots. Nous sommes à 300 mètres du village, dont les premières maisons nous font face et nous dominent. La rue principale s'ouvre un peu obliquement et nous ne discernons pas ce qui se passe à l'intérieur. Brusquement, un grouillement gris. C'est l'ennemi. Je fais ouvrir le feu. A cette distance, tous les coups portent. L'ennemi se plaque.
II est 3 heures. La 22e compagnie est prise d'écharpe par les mitrailleuses allemandes qui viennent d'être placées dans les greniers d'Aguilcourt. Elle est décimée. Son capitaine, le capitaine Ulrich, tombe l'un des premiers. Spectacle impressionnant de ces hommes qui, l'arme à la main, en ordre et au pas, se retirent sous une grêle de balles. Pas un ne parvient à faire plus de 200 mètres. Ils tombent par grappes...
De même la 21e compagnie, dont le capitaine Simon vient d'être blessé d'un éclat d'obus, esquisse aussi un mouvement de retraite, mais se fait aussi détruire.
Il ne restait donc plus personne sur ma droite et au-devant de moi. Ma petite troupe se forme en demi-cercle. Le capitaine de La Cour me rejoint. Il est blessé d'une balle qui lui fracasse le poignet gauche. Peu à peu viennent se réfugier autour de nous les blessés du bataillon, cherchant un abri derrière les meules qui forment autour de la petite troupe comme un redan... Il est 5 heures. Mon peloton seul soutient encore le feu. Le commandant Réal est en avant de nous ; il a pris un fusil et fait le coup de feu ; il est blessé peu après d'un éclat d'obus et tombe évanoui. Mon capitaine et moi nous entretenons le combat avec ,notre petite troupe qui, maintenant, forme un cercle complet, car l'ennemi, qui a filtré autour de nous, nous cerne à droite et à gauche.
Vers 6 heures du soir, voyant que nous allons être complètement entourés, nous rassemblons les hommes valides, une douzaine, pour essayer de gagner un bois de sapins qui se trouve à un kilomètre de nous. A ce moment, je suis blessé d'une balle qui me brise l'avant-bras droit. Nous partons quand même sous un ouragan de balles. Mais nous tombons sur une ligne d'Allemands qui a formé le cercle autour de nous (Carnet de route du lieutenant G. Hanotaux, du 332e.)...
Le bataillon avait tenu, non pas trois heures, mais neuf heures, et la division, qui avait eu le temps de se décrocher, était venue s'établir sur le canal au nord de Cormicy.
Il est facile de reconstituer, à l'aide de ces précisions, l'événement qui se produit dans la journée du 13, en plein dans cette troués d'Amifontaine qui va décider de la bataille de rupture et de la manœuvre sur le massif de Laon-Coucy, par l'est. Au début de la journée, pas d'ennemi devant la cavalerie ni devant le corps des divisions de réserve. Ils avancent sans coup férir, tandis que
le 18e corps les protège du haut du plateau de Craonne et s'avance lui-même sur Hurtebise, qui est la clef de la position. Mais peu à peu les premières avant-gardes ennemies paraissent : d'abord les uhlans, puis la cavalerie, puis une puissante artillerie : c'est la 28e brigade du VIIe corps de réserve qui a quitté Laon dans la nuit du 12 au 13 et que suit le reste du corps d'armée ; c'est bientôt le XVe corps de l'armée von Heeringen qui va déboucher sur Corbeny et la trouée d'Amifontaine. A Hurtebise, contre-attaque violente, sur le 18e corps. A Condé-sur-Suippe, à Aguilcourt, contre-attaque violente sur les divisions de réserve : c'est la 13e division du VIIe corps; elle tient la droite de Bülow depuis l'Aisne et Aguilcourt jusqu'à Berméricourt, où elle sa relie à la 14e division qui tient Brimont. En un mot ? c'est la manœuvre de von Bülow, lançant ses troupes et ses renforts dans la coupure, qui prend forme. Ce soir même, 13 septembre, von Stein va apporter aux quartiers généraux des IIIe, IVe et Ve armées l'ordre de l'empereur de céder un corps de chacune de ces armées (XIIe, XVIIIe, XIIIe) pour renforcer encore le front de Bülow et la trouée d'Amifontaine. On va donc trouver ici des forces imposantes, partout ailleurs des positions retranchées. L'Aisne est franchie, mais elle n'est pas dépassée. Ainsi commence la rude bataille qui portera la nom de cette rivière.
La situation se compliquait encore à l'est, où combattait le 3e corps.
Nous avons laissé le 3e corps décidant du sort de la bataille de la Marne par son vigoureux " à droite ", dans la journée du 9. Il prend la poursuite dés 10, en direction de Jaulgonne. Le 7e chasseurs, qui l'éclaire, occupe Jaulgonne à 10 heures, après un combat extrêmement vif. Il a devant lui les arrière-gardes de l'armée Bülow. Entre 14 heures et midi, les têtes des deux divisions ont franchi la Marne (Voir le récit de l'affaire de Jaulgonne dans Marcel Dupont, En campagne, p. l24.). A 16 heures, la 5e division est établie entre Rozoy et Tréloup ; le mouvement se dessine vers Ville-en-Tardenois et Reims.
Mais, le 11, la direction donnée à toute l'armée vers l'est est assignée au 3e corps. On apprend que des troupes ennemies, et en particulier de la cavalerie, ont passé la nuit à Goussancourt, Coulonges et Vézilly, c'est-à-dire entre Fismes et Reims ; le gros de ces troupes était encore à Cougny entre 11 heures et midi. On s'approche et on les cherche au nord de Lagery, où le général Hache établit son poste de commandement.
La cavalerie prend les devants; elle patrouille, le 12 au matin, dans la région de Muizon, passe la Vesle et reçoit des coups de fusil sur les lisières nord ainsi que sur les hauteurs nord de la Vesle. A midi 15, on est aux approches de Reims ; mais la 5e division, qui a pour instruction de se porter sur Gueux, signale la présence de forces ennemies qui paraissent vouloir tenter une contre-offensive, débouchant de la Neuvillette sur Champigny, et on apprend, en même temps, que le 1er corps a engagé son artillerie aux approches de Reims. En fin de journée, la 6e division est au delà de la rivière à Châlons-sur-Vesle, mais la 5e division reste à Gueux, surveillant les mouvements de l'ennemi.
Cette journée du 13 devient aussi grave autour de Reims qu'elle l'est à la troués d'Amifontaine ; mais ici la résistance a un tout autre caractère; les manifestations de l'ennemi sont appuyées sur des positions formidables, dont il a su tirer parti dans sa retraite , ce sont les forts du camp retranché de Reims qui, pendant de longues années, donneront tant de mal à nos troupes. L'armée de Bülow les tient avec le Xe corps de réserve de Courcy à Cernay, le Xe corps de Cernay à la Pompelle, la Garde de la Pompelle à Prosnes.
La cavalerie du 3e corps, qui tente de passer le canal de la Marne , est arrêtée en face de Courcy. La 6e division suit de près par Loivre et se met en mesure de seconder la cavalerie sur ce point : à 9 heures et demie, l'ennemi se replie ; les ponts de Loivre sont intacts ; on passe le canal. Mais, à ce moment, les radios de l'armée apprennent ce qui se passe au centre : l'artillerie lourde ennemie est installée à Brimont ; elle est difficile à contrebattre, en raison de la situation élevée du fort, On réclame l'intervention du 1er corps et l'envoi d'avions. La 6e division a franchi les ponts du canal ; elle se propose de contourner Reims pour attaquer Brimont de flanc ; le 1er corps stoppe en attendant que le 3e et le 10e aient occupé les forts de Brimont et de Berru. Mais les choses ne sont pas si faciles : la cavalerie est repoussée de Courcy, après avoir beaucoup souffert ; la 6e division, bombardée par notre propre artillerie, ne peut entrer à Bermericourt. " A la droite de la 6e division, le château de Courcy a été perdu. On est inquiet sur le sort des divisions de réserve - attaquées, comme nous l'avons dit, par un ennemi supérieur dans la région d'Aguilcourt et du Godat. - Le général Pétain apporte toute son énergique volonté à la défense de la ferme du Godat, qui devient le pivot de la manœuvre allemande. Un régiment, le 5e, tient la ferme. Des marécages s'étendent tout autour ; on combat le dos au canal ; l'ennemi, qui occupe toutes les hauteurs, ne cesse de contre-attaquer. Heures anxieuses ! Le général se rend compte que, s'il replie son régiment sur la rive gauche, ce mouvement peut amener un recul décisif. Il décide que l'on tiendra au Godat coûte que coûte. Il s'y rend de sa personne et donne lui-même ses ordres. "
Les trois colonels qui prennent successivement commandement du 5e d'infanterie, le colonel Doury, le colonel de Lardemelle, le colonel Bouteloupt, sont tués. Le régiment est cruellement éprouvé ; mais la charnière qui va protéger Reims est sauvée. II pleut à torrent depuis trois jours. Le soldat, après dix jours de bataille, se traîne plutôt qu'il ne marche. Les munitions commencent à manquer. Les vivres n'arrivent pas toujours. Toute manœuvre rapide devient presque impossible, devant un ennemi qui, décidément, est résolu à tenir tête.
Quant à la 5e division (général Mangin), arrêtée d'abord devant Gueux, puis au delà par des tranchées ennemies, elle avance, mais lentement. Le 12 dans l'après-midi, le 74e a poussé sur la garenne de Gueux pour arrêter la droite ennemie. On prend Thillois, on progresse par la voie ferrée et la rive sud de la Vesle. On a pu croire que l'ennemi allait céder. Mais on s'aperçoit, le 13 au matin, que la poursuite sans coup férir touche à sa fin. La 5e division doit suivre l'itinéraire : Thillois, Merfy, Courcy, Brimont. Mais si Courcy peut être tenu dès 9 h. 15 par la cavalerie, en revanche, Brimont reste occupé, et solidement, par la 14e division allemande (VIIe corps). Le 129e, qui se porte sur Courcy, c'est-à-dire à la liaison entre le VIIe corps et le Xe corps de réserve de Bülow, tombe sous le feu de l'artillerie ennemie en débouchant de Saint-Thierry. On a l'impression que la position ennemie est très forte. Vers 14 heures, le 129e s'empare de la Verrerie, l'occupe et tente de progresser vers le château de Brimont, sur lequel marche également un bataillon du 36e. A droite, les éléments du 1er corps d'armée qui s'étaient avancés vers le bois de Soulaines se replient sur Neuvillette. On garde la Verrerie et Courcy ; mais c'est tout.
On se décide à stopper et à attendre le lendemain. On essaiera d'enlever les forts, avec le concours des divisions de réserve. Mais l'affaire devient de plus en plus difficile, on le sent. L'ennemi est consolidé : ses renforts arrivent du massif laonnois et se glissent vers Reims, s'abritant derrière la Suippe et gagnant les forts. C'est ainsi que Brimont, un instant abandonné, a été réoccupé par l'ennemi et parait, dès maintenant, imprenable sans un siège en règle.
Cependant Reims est délivrée.
Cette mission de délivrance incombe en particulier au 1er corps (général Deligny), qui a joué un rôle si considérable depuis le début de la guerre. Le 1er corps a franchi la Marne le 11, à Châtillon-sur-Marne. Il ne rencontre aucune résistance et longe la montagne de Reims en direction de Ville-Dommange et de la voie ferrée. Mais, le 12, lorsque les colonnes débouchent dans la plaine de Reims, l'ennemi est signalé en position entre les deux grandes routes de Reims-Fismes, Reims-Épernay, occupant une série de retranchements, en arrière de la ligne Thillois, Ormes, Bezannes et, au sud, il tient également ces villages. Le 12 au soir, une avant-garde de chasseurs est envoyée pour prendre les premiers contacts avec la ville que l'ennemi évacue. On apprend en effet que l'armée de Bülow, dans une cohue inexprimable, a traversé Reims et s'est portée au nord de la Vesle. Le 1er corps doit également, derrière l'ennemi, traverser Reims pour porter ses gros sur la Suippe ; mais il bivouaque autour de la ville : car son mouvement ne doit commencer que quand le 3e corps à gauche et le 10e corps à droite seront maîtres des hauteurs de Brimont et de Berru. La chose, malheureusement, n'est pas si facile. Le 1er corps reçoit l'ordre de seconder l'attaque du 10e corps sur Berru par toute son artillerie. On sait que la sortie de la ville sera dure. Le corps doit prendre part à l'attaque sur les forts et les tourner, si possible, en direction de Bourgogne. On reçoit avis, en même temps, qu'il faut ménager les munitions.
Ce fut le dimanche 13 septembre, que Reims, délivré de l'ennemi, vit entrer les pantalons rouges et les capotes bleues : " Une patrouille du 6e chasseurs, commandée par le lieutenant Guillaume, venue de la Maison-Blanche, était entrée par le faubourg Sainte-Anne ; quelques minutes après, un cycliste du 33e régiment d'infanterie apprenait à la population que son régiment occupait la Havette. La fusillade crépitait ; la canonnade redoublait d'intensité (Jules Poirier, Reims (1er août-31 décembre 1914), p. 173.). "
Pendant les deux journées du 11 et du 12, la population avait suivi avec une anxiété où peu à peu une joie contenue se glissait, le bruit du canon se rapprochant et la rentrée dans Reims de colonnes immenses venant, disaient les Allemands, DE PARIS. Paris était-il pris, ou Paris avait-il repoussé les troupes de l'ennemi ? tel était le dilemme qui se posait pour les habitants de la ville, isolés du reste de la France. Peu à peu cependant, la réalité put se lire sur les visages des troupes qui passaient, passaient sans cesse, accablées de fatigue, ruisselantes de pluie, traînant des convois interminables de blessés et de morts, cachant mal les signes d'un complet abattement. Soudain on affiche dans la ville la proclamation suivante (Isabelle Rimbaud, p. 181.)
" Dans le cas où un combat serait livré aujourd'hui ou très prochainement aux environs de Reims ou dans la ville même, les habitants sont avisés qu'ils devront se tenir absolument calmes et n'essayer en aucune manière de prendre part à la bataille. Ils ne doivent tenter d'attaquer ni des soldats isolés, ni des détachements de l'armée allemande. Il est formellement interdit d'élever des barricades ou de dépaver des rues, de façon à ne pas gêner les mouvements des troupes, en un mot de n'entreprendre quoi que ce soit qui puisse être nuisible à l'armée allemande.
Afin d'assurer suffisamment la sécurité des troupes, et afin de répondre du calme de la population de Reims, les personnes nommées ci-après ont été prises en otages par le commandement général de l'armée allemande. Ces otages seront pendus à la moindre tentative de désordre: De même, da ville sera entièrement ou partiellement brûlée et les habitants pendus, si une infraction quelconque est commise aux prescriptions précédentes.
Par contre, si la ville se tient absolument tranquille et calme, les otages et les habitants seront pris sous la sauvegarde de l'armée allemande. Par ordre de l'autorité allemande.
Reims, le 12 septembre 1914.
Le maire, docteur Langlet.
(Suit la liste des otages : quatre-vingt-un noms.) "
C'était l'aveu. On enlevait des otages; donc on fuyait. La nuit tombe.
" Nous entendons défiler rapidement, sous une pluie diluvienne, l'armée allemande avec son matériel, remontant vers l'est. A présent, il fait trop noir pour voir ce qui se passe dans la rue. Mais nous entendons. Leur pas s'accélère. A deux heures du matin, ils passent, passent encore, courant cette fois, et proférant d'une voix assourdie leurs weicht! weicht! haletants. Sur leur flanc galopent des équipages de toutes sonorités et des cavaliers. L'averse crépite sur les casques, sur les véhicules, sur les armes. Enfin tous les bruits s'apaisent et l'on ne perçoit plus que celui de la pluie tombant en douches sur le pavé et sur les toits, sur les matériaux du port, sur les platanes de la chaussée.
Dimanche, 13 septembre. -" Maman, c'est nous ! " Il est cinq heures à peine, lorsque cette exclamation est lancée de la rue par une voix juvénile qui se retient comme si elle craignait d'éveiller des dormeurs. " Vive la France ! Vive l'armée ! " Battements de mains, cris de joie dans la chambre à côté et aussitôt derrière la porte secouée de la nôtre, la voix pressante de Nelly : " Mon oncle, ma tante, les Français ! " "
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