CHAPITRE VII - FIN DE LA BATAILLE DE L'ARGONNE - (8-11 septembre 1914.)

Dès le 7 septembre à 16 heures, le général de Langle de Cary avait dit au général Gérard, commandant le 2e corps : " Veillez à l'est. " Ces deux mots avaient une haute portée. Ils signifiaient que la 4e armée n'avait pas seulement à assurer la liaison avec l'armée Foch, mais qu'elle devait maintenir non moins énergiquement la liaison avec l'armée Sarrail.

Maintenant que nous connaissons les plans allemands, nous savons de pleine science ce que l'étude de la carte et de certains documents isolés nous avaient révélé, à savoir que le principal effort allemand, dans la toute dernière phase de la bataille de la Marne, se portait sur Revigny, et que l'objectif final de Moltke était de percer en ce point pour refouler toutes nos armées de l'est soit dans les camps retranchés d'Épinal, Toul, Verdun, soit sur la frontière suisse.

Comme l'histoire revient toujours sur ses brisées, on peut apprendre dans les Mémoires de Dumouriez à quel point cette trouée de " Revigny-aux-Vaches " fut, aux temps de la bataille de Valmy, un sujet de préoccupation pour les généraux qui luttaient alors sur cette frontière (Voir Mémoires de Dumouriez, chap. VI. Ce général, qui avait une parfaite connaissance du terrain, fait observer que l'Argonne ne s'étend en fait que jusqu'à Passavant et que la région de Revigny-aux-Vaches qui court vers Bar-le-Duc, n'est plus composée que " de parties de bois entremêlées de plaines ".).

 

 

L'armée de Joffre, opérant sur la Marne, était de même en grand péril de ce côté. Le kronprinz, venant du nord, s'était jeté d'un élan formidable sur la trouée et nous avons vu que, dans les journées du 6 et du 7, peu s'en était fallu qu'il n'eût enfoncé le front français au point de liaison entre les armées de Langle de Cary et Sarrail.

Le général Gérard qui, avec son 2e corps, tenait le côté ouest de la trouée, avait porté en partis le poids de cette terrible offensive. Il avait perdu Sermaize, tandis que son voisin le général Micheler, commandant le 5e corps de l'armée Sarrail, perdait Laimont. Le chemin de Bar-le-Duc paraissait ouvert, et c'est à grand' peine que Sarrail était parvenu à le tamponner dans la soirée du 7. Il insistait auprès de Gérard pour que le 2e corps lui prêtât main forte par sa droite, tandis que le général Lefèvre, commandant le corps colonial, insistait auprès du même Gérard pour qu'il lui prêtât main-forte par sa gauche. De quel côté convenait-il de porter l'effort ? Finalement, Langle de Cary, après un moment d'hésitation, avait répondu à Gérard, qui l'interrogeait, par cette parole pleine de sens : " Veillez à l'est... Assurez votre liaison avec la 3e armés. "

Et c'est pourquoi les opérations du 2e corps sont, à partir de ce moment, étroitement solidaires de celles de l'armée Sarrail.

 

Le 2e corps de l'armée Langle de Cary au massif de Maurupt, le 8 septembre.

 

Il faut expliquer maintenant ce que l'ennemi préparait contre le point de suture des deux armées pour le 8 au matin.

 

" Si une armée se défend sur l'Argonne, elle est menacée d'être tournée à Revigny par un adversaire venant du sud ; si elle se défend sur la Marne, elle est menacée d'être tournée, au même point, par un adversaire venant du nord. "

 

Le duc de Wurtemberg pesait de tout son poids sur cette articulation de la bataille. Son VIIIe corps avait été entraîné, il est vrai, dans le courant de l'offensive de von Hausen, et il combattait autour de Vitry-le-François. Mais déjà son VIIIe corps de réserve avait la face tournés vers l'est selon la direction de la " progression inébranlable " sur la Haute-Moselle, et son XVIIIe corps et son XVIIIe corps de réserve y étaient lancés en plein, pressant ainsi obliquement sur le corps Gérard. Écrasé sous le nombre, celui-ci avait dû céder à Sermaize et se replier dans le massif de Maurupt et dans les bois qui couronnent les dernières collines protégeant Bar-le-Duc. Sermaize perdu, c'était Revigny tourné et Bar-le-Duc en immédiat danger. Wurtemberg était résolu à frapper à coups redoublés, le 8 au matin. D'ailleurs, le kronprinz faisait dire qu'il n'était plus en mesure de progresser et " qu'il attendait d'abord l'avance de la IVe armée ". La journée du 8 va donc être ici aussi, la journée critique.

Le général Gérard a ordonné à sa 4e division de se fortifier sur l'excellente position de Maurupt-le-Montoy et de prendre, de là, sous le feu de son artillerie, tout ce qui débouchera au nord et au sud de la voie ferrée. La 3e division (général Cordonnier) a prêté le 72e d'infanterie à la 4e pour défendre Maurupt. Mais, dans la nuit, le 18e bataillon de chasseurs a dû se replier à l'est de Maurupt. Pargny est évacué. La plaine est laissée à l'ennemi. Est-ce la brèche qui s'ouvre ? Heureusement des éléments français ont pu s'arrêter et se consolider sur les premières rampes boisées.

A 4 heures du matin, le duc de Wurtemberg lance tous ses éléments disponibles du XVIIIe de réserve (général von Steuben) à l'assaut de cette position. En fait, c'est ce corps et le XVIIIe corps actif (général von Schenck) qui ont le rôle décisif ; le VIIIe corps de réserve (général von Egloffstein), plus à l'ouest, se porte sur Thiéblemont-Farémont. Nous rappelons que le VIIIe corps, formant la droite du duc de Wurtemberg, était accroché à la fortune de l'armée von Hausen et luttait la face au sud-ouest, très mal en point d'ailleurs, et ayant affaire au corps colonial et au 12e corps français.

Voici donc trois corps d'armée du duc de Wurtemberg qui, secondant l'armée du kronprinz, poussent obliquement sur le 2e corps français avec le dessein de tourner Revigny au sud et de forcer la route de Reménécourt-Mognéville-Vassincourt, sur Bar-le-Duc. Et n'oublions pas qu'au même moment, le kronprinz attaque droit en direction nord-sud de Laimont à Vassincourt. Ainsi, tous les corps allemands convergent et enfoncent un épieu formidable au point des forces françaises qui a commencé à plier. L'Ornain est franchi le canal de la Marne au Rhin est franchi.

L'ennemi va paraître, de partout, sur les hauteurs qui entourent Bar. Du fond de la plaine de Fains, quand on imagine l'apparition des forces allemandes sur toute la circonférence du cirque, on peut considérer Bar-le-Duc comme perdu.

Sur le champ de bataille, à 4 heures du matin, l'aube d'une journée pluvieuse et chaude se lève, grise et triste. On se bat depuis deux jours ; la troupe est épuisée, un peu découragée aussi parce qu'elle ne voit pas d'issue et qu'elle sent l'ennemi supérieur en nombre et débordant de partout. Gérard a demandé de l'appui à droite et à gauche ; mais toutes les forces sont engagées ; aucune n'est disponible. Un seul rayon de lumière dans cette matinée obscure : le haut commandement a promis, pour le cours de la journée, l'intervention du 15e corps, qui arrive de l'armée Castelnau.

Le 18e bataillon de chasseurs s'étant replié pendant la nuit à l'est de Maurupt, Pargny ayant été évacué et la ligne du chemin de fer forcée, le général Gérard a donné l'ordre à la 4e division de tenir Maurupt à tout prix. Maurupt, c'est l'entrée du massif, c'est la maîtrise sur la vallée ; c'est le verrou qui doit fermer la porte devant la manœuvre allemande s'efforçant de tourner Bar-le-Duc. " Il est inadmissible, dit l'ordre du général Gérard, que ce point d'appui, étant donnée sa force naturelle, ne puisse tenir avec deux bataillons de chasseurs, un bataillon du 128e et les deux groupes d'artillerie de la division. Le général se tiendra en personne sur les lieux ; si Maurupt était évacué, il le reprendrait coûte que coûte. Un régiment de la 3e division, le 72e, est maintenu provisoirement à Maurupt. " Ces instructions révèlent un sens tactique très sûr ; nous savons, en effet, d'autre part, que, du mouvement tournant ordonné au duc de Wurtemberg, dépend le succès de la manœuvre du kronprinz. A 7 h. 30, Maurupt est attaqué.

Mais Gérard n'a pas que cet unique souci. Au même moment la poussée allemande pèse sur son centre dans la région d'Écriennes-Favresse et menace de prendre la route nationale à Thiéblemont-Farémont pour tourner, plus à l'ouest encore, le massif de Maurupt. On n'a que le temps de jeter la 7e brigade en travers de l'avance ennemie : mais, partout, ce sont des régiments ou des brigades qui tiennent tête à des divisions ; un corps contre trois !

A 9 heures et demie, nouvelles de Maurupt. Le village a subi une très violente attaque ; le massif menacé par l'ouest, l'est encore plus par l'est. Si le 5e corps (de l'armée Sarrail) pouvait prendre de flanc l'ennemi ; ou mieux encore, si le 15e corps arrivait et secondait l'effort héroïque imposé au 2e corps ! A midi, un message : " Nous tenons encore le village " ; mais le 72e n'est plus sur les lieux. L'ennemi a occupé les pentes de la colline. La 5e brigade va reprendre le terrain perdu...

A ce moment, on reçoit une missive du grand quartier général : " L'ennemi, qui a dû retirer ses armées de droite devant nos armées de gauche, porte, aujourd'hui, un effort désespéré sur la 4e armée.

Toutes ses forces paraissent engagées. Donc, la 4e armée doit tenir à tout prix jusqu'à ce que l'effort décisif puisse être produit à la gauche même de cette armée. " Rien n'est plus clair. Le 2e corps a le plus lourd de la charge et de la responsabilité. S'il se laisse enfoncer, la partie, gagnée ailleurs, peut encore être perdue ici. La journée s'avance ; les renforts n'arrivent pas. Et voici que des bruits fâcheux commencent à circuler : l'ennemi, à droite, a atteint Vassincourt. Au Maurupt, la retraite du 72e a provoqué un fléchissement général.... A 3 h. 30, la fortune tourne : l'attaque de la 5e brigade a réussi ; la retraite est enrayée ; les positions perdues sont réoccupées.

A la fin de la journée du 8, le général Gérard résume cette terrible lutte dans le rapport adressé au général de Langle de Cary : le corps tient toujours sur tout le front. Mais les troupes du Maurupt sont à l'extrême limite de la résistance. D'autre part, une colonne ennemie se serait glissée, par la vallée de la Saulx, à l'est de Cheminon, menaçant la droite du 2e corps d'armée. Le général Gérard demande avec instance l'intervention immédiate du 15e corps d'armée ( " Après avoir causé avec le général, je me rendis auprès des batteries installées à proximité du village de Maurupt-le-Montoy... Ce n'est pas dans les batteries que l'on court le plus de dangers. Je ne crois pas avoir perdu, pendant la bataille, plus de deux officiers aux batteries. En revanche, un seul coup de canon tuait, dans une maison en arrière, le colonel Aubry, du 29e régiment, qui venait de montrer depuis quinze jours des qualités militaires hors ligne, ainsi que son adjoint le capitaine Armand, officier de premier ordre... Cependant nos troupes cédaient peu à peu le terrain. Blesmes, Sermaize avaient été enlevés par les Allemands ; mais nous tenions toujours ferme sur les hauteurs qui dominent l'Ornain. Général BON, Billets d'un mutilé. Les journées de la Marne. Le général L... fut blessé par le même obus. V.-R. Deville, Carnet de route d'un artilleur, p. 112. ). Avec ses effectifs réduits, ses régiments disloqués, sa lutte aveugle dans les bois, il n'était pas fier.... Il l'eût été s'il eût pu apprécier la grandeur du service que, en tenant au Maurupt, le 2e corps venait de rendre au pays.

A leur point de vue, les Allemands pouvaient se croire en bonne voie. Le XVIIIe corps de réserve était entré à Mognéville et ce n'était qu'à la fin de la journée qu'il y avait trouvé les chasseurs le 112e d'infanterie appartenant au 15e corps qui arrivait. Une contre-attaque de la 29e division française avait été bousculée à Vassincourt et rejetée dans les faubourgs de Bar-le-Duc jusqu'à Robert-Espagne et Véel ; la plaine de Fains était menacée. En même temps, le XVIIIe corps allemand avait occupé Maurupt-le-Montoy (115e) et s'était glissé à Cheminon-la-Ville (118e).

Sur le reste du front, les affaires avaient été, il est vrai, moins satisfaisantes pour les Allemands : le VIIIe corps de réserve, après avoir franchi la voie ferrée à Blesmes, n'avait plus rien fait : il avait échoué nettement devant Favresse et avait perdu beaucoup de monde sans oser même s'en prendre au village. Nous avons un tableau extrêmement expressif de cette journée dans un carnet de route allemand :

 

" Mardi 8 Septembre. - A 5 h. 45, les canons nous donnent le bonjour (à la ferme de Tournay, à proximité de la voie ferrée et de Reims-la-Brûlée). Le bataillon se poste en avant par-dessus la voie et la route, la compagnie se déploie vers les hauteurs. Ma section (15e division de réserve du VIIIe corps de réserve) passe devant la compagnie de mitrailleuses n° 30. Sur nous sifflent les balles venant de gauche. Deux avions allemands explorent toute la position ennemie. Nous essuyons un feu terrible d'artillerie, des obus à balles. Les hommes prient tout haut. La 3e section se retire ; le régiment n° 30 a beaucoup de pertes et nous arrive par bonds. Je n'entends plus de l'oreille gauche. Je ne peux plus penser, mais tiens ferme mon chapelet ; j'essaie de prier et je suis hors de sens. Les nerfs me refusent le service, je ne puis plus bouger. C'est ainsi que nous passons toute la journée ; la nuit, nous nous retranchons plus loin et recevons du riz. Mon estomac n'est plus en ordre ; je souffre ( Journal de campagne d'un officier rhénan, communiqué par M. de Dampierre. ). "

 

Quant au VIIIe corps, qui faisait la jonction avec l'armée von Hausen et qui était engagé dans les combats livrés par celle-ci pour Vitry-le-François et la trouée de Mailly, nous avons dit sa situation le 8 au soir. Elle n'avait rien de reluisant. Il avait eu toutes les peines du monde à déboucher sur le terrain.

Dans l'ensemble, Wurtemberg continuait à se déclarer satisfait. Ses sucés en direction de Revigny, Bar-le-Duc, c'est-à-dire dans la direction principale, entretenaient ses espérances. Mais s'il eût vu les choses dans leur réalité, il eût trouvé plutôt des raisons de s'inquiéter. Attaquant avec trois corps le seul 2e corps du général Gérard, il l'avait fait plier, oui, mais, sur aucun point, il ne l'avait enfoncé. Ses troupes avaient à peine franchi la voie ferrée et si elles avaient débordé de quelques kilomètres à l'est, le massif de Maurupt n'avait pas cédé, et c'était un pieu solide où s'accrochait la défense française. Et le kronprinz, qui comptait sur l'avance du duc de Wurtemberg pour avancer de son côté ! Et la fameuse manœuvre de la " progression inébranlable " qui dépendait de ce même mouvement ! On progressait, mais si peu ! Et le but était si loin ! Succès à l'est avec, comme partout, échec à l'ouest. Mais quoi ! on était engagé, il fallait aller jusqu'au bout. L'adversaire paraissait à bout de souffle ; le 9, on occuperait Bar-le-Duc ; alors, on aurait le terrain libre devant soi. En route pour les 80 kilomètres ! Tous les espoirs se reportaient donc sur la journée du 9.

 

L'armée Sarrail dans la journée du 8. Vassincourt et la Vaux-Marie.

 

Avant de voir s'ouvrir des horizons nouveaux, il faut poursuivre, par l'étude des combats de la 3e armée française contre l'armée du kronprinz, le récit de cette journée critique du 8 septembre.

Nous avons dit la situation dans laquelle combattait la 3e armée (général Sarrail) sur le terrain difficile qui relie Verdun à la trouée de Revigny. Elle formait comme un immense croissant adossé à l'Argonne et dont une pointe était Verdun, l'autre Bar-le-Duc. Si ce croissant eût pu se refermer, il eût emprisonné l'armée du kronprinz dans le vaste cirque où Joffre l'avait attirée. Mais Sarrail, qui combattait sur un front de près de 70 kilomètres, était loin d'avoir la force nécessaire pour enserrer l'ennemi. C'était lui qui, au contraire, était menacé d'encerclement.

Le danger était double pour son armée : ou d'être coupée de Verdun, ou que la trouée de Revigny livrât passage aux armées du kronprinz et du duc de Wurtemberg et la rejetât elle-même vers le nord. Appuyé sur l'Argonne, Sarrail avait, sans doute, une grande force puisqu'il tenait les terres hautes ; mais, derrière l'Argonne, la Woëvre commençait à livrer passage à des colonnes ennemies et, si celles-ci suivaient le Rupt de Mad, elles pouvaient venir jusqu'à Saint-Mihiel prendre à revers la pointe méridionale du croissant. Selon les vues du grand quartier général, le véritable péril était là pour Sarrail. A la rigueur, on eût pu relâcher les contacts avec la place de Verdun qui, bien munie et bien commandée, était en force pour se défendre. Mais, à tout prix, il fallait les maintenir au-dessus de la trouée de Revigny avec l'armée de Langle de Cary et le 2e corps (Gérard). Sur ce point, d'ailleurs, les ordres du général en chef étaient formels :

 

" Ordre n° 4180, 7 septembre : La 3e armée ne doit pas se laisser couper de la 4e, mais se tenir en liaison avec la droite de cette armée qui, elle-même, assure la liaison avec la droite de la 9e armée.

Ordre n° 4375, 8 septembre, 20 heures : La 3e armée ne doit pas se laisser couper de la 4e armée. Cette prescription est essentielle. Elle est donc autorisée à replier sa droite au besoin. "

 

Ces derniers mots indiquent que, si c'est nécessaire, la 3e armée peut rester au besoin sans liaison étroite avec le camp retranché de Verdun. C'est le fameux ordre tant discuté comme une volonté manifeste " d'abandonner Verdun ". Il s'agissait, de toute évidence, d'une disposition momentanée ou, plus exactement, d'une simple éventualité. Avant tout, ce qui importait, pour s'opposer au rôle que le plan de Moltke assignait à l'armée du kronprinz, c'était de ne pas laisser celle-ci arriver à Bar-le-Duc ( Ce point est visé avec une grande précision par le général Tanant (alors colonel et chef du 3e bureau à la 3e armée) dans sa déposition devant la Commission de Briey : " D'après ce que j'ai lu dans les journaux, j'ai eu l'impression que, dans sa déposition, le général Sarrail avait dit que l'ordre de battre en retraite lui prescrivait d'aller jusqu'à la ligne de Joinville... Je ne me rappelle pas à la lettre les instructions envoyées, mais nous avons tous eu l'impression que l'ordre donné n'était pas une obligation ; c'est-à-dire que la ligne fixée était une ligne que nous n'étions pas obligés d'atteindre; c'était une ligne qu'il ne nous était pas permis de dépasser.

Le Président. - Mais le mouvement de repli de l'armée de gauche avait laissé entre l'armée Sarrail et l'armée de Langle de Cary un trou de 25 kilomètres.

Le Général Tanant. - Sept à huit kilomètres au plus.

Le Président. - Même ainsi ce serait déjà beaucoup. D'ailleurs, il semble que ce trou a subsisté pas mal de temps.

Le Général Tanant. - Un jour ou deux... La seule obligation de la 3e armée était d'empêcher ce trou de se produire.

Le Président. - Justement; mais, pour cela, il fallait qu'elle se repliât conformément aux instructions reçues et qu'elle obéit, elle aussi, au mouvement général de retraite...

Le Général Tanant. - Le 15e corps a été envoyé pour boucher le trou.

Le Président.. - Oui, mais quand le grand quartier général a vu que le général Sarrail préférait rester en l'air plutôt que de se replier.

Le Général Tanant.. - Je ne le crois pas : car le 15e corps a débarqué le 6 septembre à Ligny-en-Barrois. Donc les ordres le concernant ont été envoyés au plus tard le 3 ou le 4 septembre (en réalité dès le 2). Or, le 4 septembre, le quartier général de la 3e armée était à Vaubécourt et nul ne songeait alors au trou qui allait se produire entre les 3e et 4e armées. C'est mathématique. "

Et il est permis d'ajouter : c'est lumineux. Sans la prescience et l'autorité du haut commandement le " trou " s'élargissait, le kronprinz passait et la manœuvre allemande réussissait. Comme le dit et le répète le maréchal Joffre dans sa déposition : Il faut voir les ensembles. ).

Le haut commandement a, d'ailleurs, paré à ce péril en détachant de l'armée de Castelnau le 15e corps qui, comme nous l'avons vu, est arrivé dans la journée du 7 et est venu s'établir dans la plaine de Fains pour barrer la route à l'ennemi.

Quant au péril qui pourrait surgir pour Sarrail d'une intervention de l'ennemi dans son dos, c'est-à-dire du côté de la Woëvre , le haut commandement y pare également, dans la mesure du possible, en retirant une brigade de la place de Toul :

 

" Ordre n° 4366 : La 3e armée est avisée de l'envoi par la 2e armée à Commercy d'une brigade tirée de Toul et destinée à opérer contre les forces ennemies signalées en Woëvre. "

 

Tout compte fait, Sarrail voyait sa force se consolider peu à peu. Mais le kronprinz était résolu à en finir tout de suite, de concert avec l'armée du duc de Wurtemberg. Il savait qu'il n'avait plus une minute à perdre. A cette date du 8 au matin, la grande bataille était arrivée à un point critique. Si l'on n'avait pas gagné Bar-le-Duc, ce jour même, la manœuvre de la " progression inébranlable " échouait ; il serait trop tard, sans doute, pour y revenir les jours suivants.

Ce coin de la grande bataille de la Marne présente un caractère spécial : il s'agit du rôle respectif des armées de campagne agissant à proximité des places fortes, et des places fortes appuyant les armées de campagne. Le kronprinz ayant négligé Verdun filait vers le sud, comme von Kluck, négligeant Paris. Mais de même que Paris avait jeté Maunoury dans la bataille, de même Verdun y avait jeté les divisions de réserve qui combattaient avec Sarrail. Le danger, pour Sarrail, eût été de se laisser couper de l'armée de Langle de Cary, comme le danger pour French eût été de se laisser couper de l'armée de Paris. La différence consiste en ceci : von Kluck, comprenant de bonne heure qu'il ne passerait pas, s'est retourné contre Paris, tandis que le kronprinz s'est attardé sur Bar-le-Duc. Il sera obligé de lâcher, lui aussi, mais plus lentement, et il s'accrochera plus longtemps au terrain. Finalement, Verdun comme Paris sera sauvé. Mais l'Allemagne sera obligée d'y revenir, un jour ou l'autre. Verdun deviendra le clou de la guerre. Avoir manqué Verdun sans avoir gagné Paris, c'est, de toute évidence, la faute capitale du haut commandement allemand.

Pour le moment, le kronprinz considère à peine Verdun ; il ne voit qu'une chose : filer vers le sud. Comment ne passerait-il pas ? Il occupe déjà Revigny et, pour franchir les quelques kilomètres qui le séparent de Bar-le-Duc, il dispose, en somme, de trois corps de l'armée du duc de Wurtemberg (VIIIe de réserve, XVIIIe et XVIIIe de réserve), de la IVe division de cavalerie, de quatre corps de sa propre armée (VIe, XIIIe, XVIe, VIe de réserve). Tout cela s'engouffre, comme dans un entonnoir, par les routes venant de Châlons, de Sainte-Menehould, de Varennes.

Sarrail ne dispose, outre le 2e corps de l'armée de Langle de Cary qui combat avec lui, que de deux corps actifs : 5e corps, 6e corps, et de la 7e division de cavalerie ; cependant le 15e corps arrive ; en outre, le groupe de divisions de réserves du général Pol Durand, retenu, il est vrai, en partie pour la défense de Verdun, est aussi à sa disposition. Mais, surtout, il a Verdun ! Verdun est une vigie puissante qui, de partout, surveille la plaine et qui peut, à l'heure opportune, agir de ses artilleries ou de sa garnison sur les derrières ou le flanc de l'ennemi. Telle est la véritable mission des places fortes. Au point de vue de l'art militaire, cette bataille de l'Argonne est une leçon qu'il y a lieu de comprendre et d'étudier avec soin.

Noua avons dit comment le kronprinz, étroitement resserré dans le couloir entre Argonne et Aisne, a échelonné ses corps les uns derrière les autres en direction de Bar-le-Duc, et comment la place de Verdun a agi utilement sur ses communications dans les journées du 6 et du 7. Quoiqu'il touche au but, il ne l'a pas atteint. Mais il pense que, pour la journée du 8, avec l'intervention du duc de Wurtemberg, il passera. En tout cas, pour plus de sûreté, il monte en même temps un autre projet. Il s'agit de la fameuse surprise ménagée depuis longtemps par le haut commandement allemand.

En vue de seconder l'offensive vers le sud, on a préparé une offensive subsidiaire qui, débouchant dans le dos de Sarrail par la trouée de Spada, forcera la Meuse à Saint-Mihiel et viendra jeter sa force dans celle de l'armée du kronprinz, par Chauvoncourt et Pierrefitte. Mais il faut aller au-devant de ce courant et lui ouvrir la voie : le nouveau projet du kronprinz est donc de dédoubler son offensive et de la porter, en partie, sur la Vaux-Marie-Pierrefitte, pour, précisément, faire le chemin à ces forces auxiliaires.

La manœuvre du kronprinz sur l'Argonne pour cette journée difficile se présente donc ainsi : tandis que sa cavalerie (IVe corps) et ses deux corps de droite (le VIe et le XIIIe) appuyés sur l'armée du duc de Wurtemberg, continuent la " progression inébranlable " sur Bar-le-Duc, son corps de gauche, le XVIe, fait un à-gauche dans la direction de la Meuse vers la Vaux-Marie et Rambercourt-aux-Pots. Cependant le Ve corps (von Strantz) arrivera par la trouée de Spada, tentera de forcer les passages de la Meuse au sud du fort de Troyon, réduisant l'obstacle que présente ce fort, et menacera Verdun d'un complet encerclement. C'est mettre beaucoup de fers au feu a la fois.

Contre cette manœuvre compliquée, mais des plus dangereuses si elle réussit, Sarrail agit avec une présence d'esprit et une décision remarquables ; en la conjurant, il la retourne contre un adversaire qui, s'il ne réussit pas, perdra infailliblement l'équilibre.

Suivons donc la bataille, d'abord à la liaison avec le 2e corps le 8 au matin. C'est là qu'est le plus grand péril. Sarrail a pris ses dispositions pour attaquer simultanément par les deux pointes du croissant. A la pointe méridionale, son 5e corps, qui a pour mission de maintenir la liaison avec l'armée de Langle de Cary, a reçu une brigade de la 29e division du 15e corps ; une autre brigade est envoyée au 6e corps ; une troisième brigade du même 15e corps est aiguillée sur Vassincourt ; la 30e division, toujours du 15e corps, est répartie de Fains à Combles, prête à opérer à l'ouest et au nord, en réserve d'armée. Un moment, une liaison de fortune a dû être établie entre les deux armées prés de Cheminon, par l'envoi de deux régiments de cavalerie. Heureusement le 15 corps (général Espinasse) a, nous l'avons dit, envoyé deux bataillons de chasseurs, deux escadrons de hussards et un groupe d'artillerie sur Couvonges pour combattre avec les éléments de gauche du 5e corps qui sont à Vassincourt. Mais Vassincourt a été perdu dans la soirée du 7. Le général Carbillet, qui commande

la brigade du 15e corps, débouchant sur le terrain, songe d'abord à reprendre Vassincourt le 7 au soir. Mais, après entente avec le 5e corps, l'attaque est reportée à 4 heures du matin, le 8 septembre.

De très bonne heure, le 8 septembre, l'armée du kronprinz cherche à percer entre le 5e et le 6e corps, c'est-à-dire entre Mussey et Fains. Le 15e corps va donc porter son effort sur ce point , pour consolider toute cette partie du front. A 4 heures du matin, une brigade du 5e corps, de concert avec la brigade Carbillet, reprend Vassincourt. Le front du 5e corps s'étend alors de Vassincourt à Lisle-en-Barrois, passant par Neuville-sous-Orne, Bois-Bugné, Louppy, Villotte-sous-Louppy. Front extrêmement étendu et qui a, en plus, la lourde tâche de couvrir Bar-le-Duc. II est vrai que le corps se sent désormais étayé par le 15e corps qui, peu à peu, se développe sur la ligne de front. A droite, la liaison s'établit par la 17e brigade placée provisoirement sous les ordres du 6e corps.

Le kronprinz porte son effort maximum juste à cette jonction. Tout est prêt pour le recevoir mais il a l'avantage de l'initiative ; et la supériorité du nombre. Vers 6 heures du matin, le mouvement de l'ennemi se déclenche entre Contrisson et Vassincourt. La .19e brigade abandonne Vassincourt et se replie sur Mussey. Neuville-sous-Orne est perdu par le 46e régiment. Et voilà que le 15 corps, ignorant du terrain, paraît vouloir s'en tenir à protéger définitivement la plaine devant Bar-le-Duc. A midi, il commence à s'y fortifier et à s'y creuser des tranchées. C'est alors que le général Sarrail, dans une vue claire de la situation, prescrit au général Espinasse de prendre sous son commandement toutes les troupes qui se trouvent sur la rive sud de l'Ornain et d'attaquer droit au nord, avec toute sa 30e division, l'ennemi qui, par un mouvement tournant, tente de sortir du bois des Trois-Fontaines et de s'acheminer par le sud-ouest vers Bar-le-Duc.

La contre-offensive générale a lieu à 15 heures. La 30e division (du 15e corps) pousse ses avant-gardes à Mognéville, ses gros à Couvonges, Beurey, Tremont, et garde la ligne de la Saulx. Pendant toute la journée, le 46e régiment a livré de violents combats dans la région de Neuville-sous-Orne. Trois fois il est repoussé, trois fois il est ramené sur Vassincourt par son chef, le colonel Malleterre. Malgré le feu violent de l'ennemi, il restera sur l'Ornain aux approches de Vassincourt et gardera le débouché de Mussey. Sur le reste du front, entre Neuville-sous-Orne et la ferme Sainte-Hoilde, l'ennemi paraît figé : c'est que les événements de la gauche du kronprinz se font sentir jusqu'ici.

On commence à avoir le sentiment que l'ennemi est contenu et qu'il ne passera pas.

Mais il faut faire plus, le repousser. Toutes les dispositions sont prises méthodiquement pour en finir dans le cours de l'après-midi. A 14 heures, le général Sarrail a dirigé de ce côté une partie de sa 7e division de cavalerie. La 17e brigade se prépare à entrer en action par un tir puissant de son artillerie. La 18e brigade est renforcée de deux batteries de 155, deux batteries d'artillerie de campagne du 15e corps, et enfin appuyée par la 58e brigade (29e division du 15e corps). A 18 heures, ce tir systématique, effectué sur le Bois-Petite et la Grande-Bouloie, a mis hors de cause une batterie allemande de 77 qui, établie au nord de la ferme Sainte-Hoilde, laisse six canons sur le terrain. La 29e division (15e corps) déclenche alors l'offensive d'infanterie sur Vassincourt où elle surprend les Allemands (11 heures du soir). Elle en est repoussée quelque temps après ; mais elle s'installe aux portes du village, sur la croupe entre Mussey et Vassincourt : l'affaire est à reprendre le lendemain.

La ligne de bivouac des deux corps (15e et 5e) de ce côté est, le soir, à cote 184, bois Bugné, ferme Sainte-Hoilde, crête est de Louppy-le-Château, Villotte-devant-Louppy, Lisle-en-Barrois.

En somme, la ligne n'a pas fléchi. Non seulement le kronprinz n'a pas passé, mais il est rejeté partout. Il n'a même pas approché des portes de Bar-le-Duc.

Le 6e corps (général Verraux) forme le centre de l'armée Sarrail. Si la gauche de l'armée (5e et 15e corps) a plutôt, à subir la manœuvre d'enveloppement, c'est le 6e corps qui doit parer à la manœuvre de rupture.

Nous avons laissé le 6e corps le 7 au soir sur les lignes suivantes : en première ligne, les trois bataillons de chasseurs de la 40e division sous les ordres du général commandant la 12e division tenant la ligne : ferme Saint-Laurent, ferme la Vaux-Marie et leur droite à la grand-route de Beauzée ; en deuxième ligne, la 12e division sur le front : signal du Fayet, cote 309 ; la 107e brigade se reformant autour de Maratz-la-Grande. Sur la rive droite de l'Aire, un fort détachement bivouaque ; c'est la 65e division au nord du ruisseau de Serancourt et la 40e division au sud.

Rendons-nous bien compte : tandis que le 5e corps (étayé par le 15e corps) se développe en cordon sur une longue ligne oblique de Cheminon à Lisle-en-Barrois, le 6e corps est tassé dans l'étroit couloir des deux rives de l'Aire, solidement calé au carrefour de la Vaux-Marie, Érize-la-Petite. Ses lignes sont doublées, car il aura, sans doute, à supporter le choc principal. II a la face tournée vers le nord-ouest. Vers l'est, il se considère comme couvert par le camp retranché de Verdun (fort de Troyon) ; mais il a dans le dos la trouée de Spada. D'autre part, se trouvant en liaison à sa droite, c'est-à-dire vers le nord, avec le groupe des divisions de réserve du général Pol Durand, abritées elles-mêmes par la Cousances, il attend, pour s'engager dans la bataille, que celles-ci aient donné le signal en commençant le mouvement sur les communications de l'ennemi. C'est, d'ailleurs, l'ordre de l'armée pour le 8 au matin. " L'initiative appartient aux divisions de réserve. " Cela veut dire que Sarrail attaque sur la pointe septentrionale du croissant et espère envelopper l'ennemi par le nord.

Quel est donc le rôle du 6e corps ? Opposer une masse inébranlable aux offensives de l'ennemi, empêcher celui-ci de briser le front à gauche vers Condé-Génicourt ; seconder le mouvement du groupe de divisions de réserve à droite, et surtout veiller à ce qui se passe dans son dos à la trouée de Spada. Car déjà, on signale des mouvements suspects de ce côté et le canon tonne sur Troyon. Le général Verraux exécute ces diverses missions avec une ponctualité parfaite. I1 se sert très utilement de la cavalerie du général d'Urbal (7e division de cavalerie) qui combat auprès de lui : celle-ci fait office de verrou mobile, tantôt poussée à gauche pour " fermer le trou " à Condé-Génicourt, tantôt poussée à droite pour voiler la trouée de Spada vers Pierrefitte.

Quant au corps lui-même, cette journée d'immobilité passive lui est dure : car il est exposé de partout au feu de l'artillerie ennemie qui l'accable de loin. Cependant, l'infanterie ennemie ne débouche pas ; elle attend visiblement quelque chose.

A cette " offensive d'artillerie ", l'artillerie du 6e corps répond énergiquement. Le général Herr a enfin obtenu ce qu'il demandait avec tant d'insistance : des batteries de 155 à tracteur qu'il installe aussitôt au sud-ouest de la cote 309. Et, en plus, deux avions. Le voilà donc en mesure de faire, à son tour, beaucoup de mal à l'ennemi : avec ses avions, il a des yeux. Voici que le champ de bataille ennemi s'illumine devant lui :

 

" Au moyen de ces avions, porte le carnet de route que nous avons déjà cité, le général arrive à faire régler très exactement le tir sur : 1° des avant-trains et colonnes légères de munitions au sud de Pretz-en-Argonne ; 2° une ligne de 12 batteries d'artillerie légère se trouvant le long de la route de Sommaisne à Beauzée ; 3° 5 batteries d'artillerie lourde dans le ravin au sud-ouest de Pretz-en-Argonne ; 4° des batteries lourdes aux environs de " masse d'arbres " (800 mètres au nord de Pretz) ; 5° 3 groupes de tranchées d'infanterie reconnues l'une vers la cote 285, une autre à mi-chemin entre Sommaisne et la station, la troisième au sud de Beauzée. "

 

Quel cirque de feu installé ainsi autour du 6e corps ! Mais maintenant on peut répondre et user de l'avantage des hauteurs et de la situation centrale qu'occupe le 6e corps.

 

" A 13 heures, tir avec les batteries à tracteur sur les colonnes de munitions ; elles se réfugient vers Pretz-en-Argonne, mais tombent sous le feu de l'artillerie divisionnaire. Elles n'osent plus avancer (tant pis si les munitions font défaut au front). A 17 heures, le feu est ouvert sur les batteries et la position ennemies de façon à empêcher le tir de l'artillerie allemande. Le feu diminue : bientôt il s'éteint. Nos observateurs signalent que la ligne d'artillerie légère a été encadrée, que plusieurs caissons ont sauté, que les batteries lourdes ont leur terre-plein bouleversé. Malheureusement, il faut se montrer très économes de munitions pour le 120 long. Les bons résultats sont dus à l'extrême précision du tir. Le général Herr s'organise, pour le lendemain, de façon que les centres de ravitaillement soient poussés plus près du front.

En somme, résultats excellents. Le général Verraux écrit : " Ce jour-là, le général Herr sauva la situation avec son artillerie. " On sent que, si on tient, la bataille est gagnée. Un coup de téléphone avec l'armée : Verraux dit les bons résultats de l'artillerie. Sarrail répond : " Je vous en prie, tenez, tenez ; nous avançons par la gauche avec le 15e corps. Il faut que vous teniez. "

 

Le général Verraux se fortifie donc, le soir, sur le secteur capital qui lui est confié : 1° sur le plateau de la Vaux-Marie qui s'affirme comme le nœud de la bataille : trois bataillons de chasseurs avec leurs avant-postes sur la voie ferrée ; relève de la 23e brigade par la 24e ; 2° la 107e brigade sur la hauteur sud-ouest de Maratz-la-Grande ; 3° la 17e brigade avec un groupe d'artillerie du 5e corps au sud du bois Defuy ; 4° la 40e division an sud du bois de Séraucourt et la 65e division au nord du bois de Séraucourt (évidemment de ce côté, on se prépare pour quelque chose d'obscur, que l'on commence à sentir dans le dos) ; 5° une compagnie à Maratz-la-Grande, cherchant la liaison avec le 5e et le 15e corps d'armée couvrant Bar-le-Duc ( Voir Lettres du capitaine Vidal de La Blache dans Revue de Paris du 12 Janvier 1917.).

Comme nous l'avons vu, dans les ordres donnés au 6e corps, Sarrail, au début de la journée du 8, comptait sur un mouvement de la pointe du croissant au nord, c'est-à-dire du groupe des divisions de réserve, sur les communications de l'ennemi en direction de Beauzée-Amblaincourt. Mais le mouvement fut contenu par la puissance de l'artillerie allemande. Le groupe des divisions de réserve, maintenant sa liaison par Beauzée-Amblaincourt, se fortifia dans les tranchées sur les hauteurs de Nubécourt, et la ligne de la Cousances. Il se trouvait ainsi en liaison, à droite, avec la 72e division de réserve qui, placée sous les ordres du général Coutanceau, attaquait par le plateau de Rampont :

 

" Dans la nuit du 5 au 6, vers minuit, dit le général Coutanceau, j'avais été réveillé. C'étaient mon chef d'état-major et le capitaine Pellegrin, de l'état-major de la 3e armée. Ils m'apportaient l'ordre du général Sarrail de faire le possible pour que la garnison de Verdun attaquât de flanc les queues de colonne du kronprinz, qui défilaient vers le sud dans la direction de Clermont-en-Argonne, Fleury. J'ai dit aussitôt : " C'est le vrai mouvement à faire. ""

 

Un instant les bois de Juvécourt-Julvicourt avaient été perdus. Mais on tenait toujours très ferme devant Dombasle à Sivry-la-Perche.

 

" Je n'ai jamais abandonné ces hauteurs, pas plus que celles de Samogneux et Haudrimont, ajoute le général Coutanceau ; j'y avais laissé deux bataillons. Ces deux bataillons (366e), tenant Sivry au sud-ouest, ont pu, sous les ordres du général Morlaincourt, intervenir avec deux batteries de 120 long et une batterie de 95 du côté de Rechicourt. Nous avons combattu ainsi le 6, le 7 et le 8. "

 

Au fort de Troyon; la manoeuvre allemande par la Woëvre.

 

L'attention du général Sarrail n'était pas seulement retenue sur toute la vaste étendue du front de son armée combattant face à l'ouest ; elle était attirée aussi par ce qui se passait dans son dos, c'est-à-dire venant de l'est. Une dépêche, reçue à midi, annonçait que le fort de Troyon était violemment bombardé par des pièces de très gros calibre.

Voyons la situation de Troyon : le fort est au sud de Verdun, à l'un des angles du camp retranché ; il commande au nord le pont de la Croix-sur-Meuse, et cette trouée de Spada, en face de Pierrefitte, dont Dumouriez signalait l'intérêt : là se trouve le seuil qui permet de franchir l'Argonne, de sauter de la Woëvre dans le Barrois, c'est-à-dire de la France orientale dans la France centrale. On sent toute l'importance de cette position. Sarrail serait pris à revers si l'ennemi, dont nous allons dire la manœuvre perfide, détruisait la serrure qui ferme cette porte, Troyon.

Le général Coutanceau avait donné l'ordre au commandant du fort de tenir jusqu'à la dernière seconde et jusqu'au dernier homme, fallut-il se réfugier dans les caves-casernes. Le général Sarrail eut tout de suite le sentiment de la grandeur du péril que lui faisait courir une offensive venant par la rive droite et visant, en particulier, le fort de Troyon. Tandis que Troyon commence à " encaisser " les premiers coups de canon, il jette tout ce qu'il a de troupes disponibles en face de la trouée, c'est-à-dire dans la région de Pierrefitte. C'est encore la 7e division de cavalerie dont la mobilité est utilisée : elle se porte, au plus vite, de l'ouest à l'est de la bataille. Partant du bois de Trois-Fontaines, elle doit se rendre, sans débrider, sur la Meuse. Il est vrai que, par ce moyen, Sarrail tend un voile plutôt qu'il ne construit un barrage. Mais la cavalerie agit, ne fût-ce que par sa présence : car l'ennemi, se sentant surveillé, ne tentera de forcer le passage que s'il s'est rendu maître de Troyon.

Or Troyon tient. Nous avons le récit palpitant de la défense de Troyon, de la main même de l'homme qui commandait le fort. Il écrit minute par minute, dépeint la situation des assiégés tapis dans la puissante taupinière, écrasés sous la rafale des obus, et ne se laissant ni intimider, ni surprendre.

Troyon couronne une crête aride (cote 244), ayant ses vues au loin sur toute l'Argonne méridionale : vedette décharnée veillant sur un âpre pays boisé, front chauve au-dessus d'une fourrure épaisse. C'est une sentinelle. Mais quelle cible unique pour les artilleries transportées en hâte de la place de Metz !

Fort de Troyon, 8 septembre 1914, troisième heure du bombardement.

 

"...Nous avions été tranquilles pendant trente-sept jours. Hier, j'étais allé sur le signal pour tirer quelques perdreaux. Dans la soirée, nous avons appris qu'une forte colonne ennemie venant de Metz avait atteint les Hauts-de-Meuse, vers Mouilly et Saint-Remy. (Nous allons dire quelle était cette colonne et ce que devint sa manœuvre.) Ce matin, elle entrait à Seuzey et, à 8 heures, commençait la danse. Depuis près de trois heures (il est actuellement 10 h. 45), nous avons encaissé environ 180 obus de 150. Ah ! notre pauvre fort ! Le magasin du gardien de batterie est éventré; le logement des lieutenants l'est également. Nous avons sept pièces hors de service... Nos batteries, après avoir essayé pendant un quart d'heure de répondre au feu de l'ennemi, durent être évacuées. On ne voit rien. Ils tirent avec des obusiers de 150, enterrés dans des ravins que nous ne pouvons atteindre.

...II n'y a personne dans la région pour nous aider. Depuis cinq jours toutes les troupes ont repassé la Meuse pour livrer une grande bataille qui dure depuis quatre jours dans la région de Triaucourt-Courouvre. (Le commandant allait s'apercevoir bientôt que l'on pensait à lui.) Le gouverneur de Verdun vient de me téléphoner en nous demandant de tenir quarante-huit heures ; de notre résistance dépend le succès. J'ai répondu que nous tiendrions... Je suis prévenu qu'une division de cavalerie et un régiment d'artillerie sont partis des environs de Toul ce matin au petit jour (il s'agit de l'exécution de l'ordre donné par Joffre qui se relie à la manœuvre de la Moselle); mais, ils n'arriveront pas avant demain dans la journée. Nous aurons sûrement une terrible attaque de nuit à soutenir. Il n'y a rien à faire tant que l'artillerie tire : mais, quand l'assaut se préparera, il faudra bien que le tir cesse et, alors, nous serons à deux de jeu. La garnison est calme. Moi, tu peux juger si ma main tremble..."

 

Suit le récit de l'angoissante journée, avec les alternatives du tir ennemi, les vaines tentatives de riposte, les alarmes et les attentes plus pénibles encore que les alarmes. Cependant le fort s'écroule, tombe en miettes.

 

"...Une dépêche de Commercy nous annonce que la 2e division de cavalerie venant de Toul est à Buxerulles et son aile gauche à Spada. On nous demande des précisions sur les positions ennemies. Je viens d'envoyer tout ce que nous savons : une batterie de 150 au rentrant du bois de la Marville, à 800 mètres à l'ouest de Deuxnouds ; une batterie de 77 de campagne derrière la corne E de la Gouffière, cote 259 ; de l'infanterie creusant des tranchées au signal de Troyon.-6h. 20, je viens de diriger moi-même, comme observateur et commandant de batterie, un tir à obus explosifs de 90 sur les tranchées que deux sections environ établissent au Signal. Au second coup de canon, nous avons culbuté un élément de tranchée ; mais le résultat ne s'est pas fait attendre. Voici les 150 qui rentrent en action..."

 

La nuit s'approchait. Les Allemands avaient hâte d'en finir. Nous savons, par leurs documents, que le canon du fort et celui des troupes de campagne, qui commençaient à converger vers eux, leur faisaient beaucoup de mal. A la chute du jour, on vit s'approcher du fort des cavaliers allemands avec un immense drapeau blanc. Le capitaine se rendit sur le talus tandis que les parlementaires - deux officiers accompagnés d'un trompette se tenaient à trente mètres au delà du réseau. Par trois fois, l'officier français fut sommé de rendre le fort. A la première sommation, il répondit : " Jamais ! " A la deuxième : " La France m'a donné la garde du fort ; je me ferai sauter plutôt que de me rendre. " A la troisième : " F...-moi le camp ! Je vous ai assez vus. A bientôt, à Metz ( Illustration, numéro du 15 janvier 1915.)! "

 

Aussitôt après le départ des parlementaires, un bombardement plus intense, avec obus de 280 et 305, recommença. Une tentative d'assaut eut lieu pendant la nuit. Mais l'artillerie et les mitrailleuses du fort accueillirent les troupes à peine sur le talus. Elles furent décimées. La panique se jeta dans leurs rangs ; elles s'enfuirent, laissant leurs morts et les blessés. Le capitaine commandant le fort avait été, pendant la nuit, blessé grièvement d'un éclat d'obus. Le bombardement continua plus intense. Mais le fort, qui s'effondrait peu à peu, tint bon et ne se rendit pas. L'action combinée de la garnison et de l'armée Sarrail allaient bientôt le dégager.

Le fort de Troyon avait ainsi rempli le but que s'étaient proposé ses constructeurs. Il avait gardé intacte la ceinture du camp retranché ; il avait barré la route à une manœuvre ennemie ; il permettait aux troupes opérant en rase campagne de poursuivre leur propre manœuvre à l'abri de sa résistance héroïque et il contribuait ainsi à la victoire.

Car tel est le rôle des places fortes. Leurs garnisons étant réduites au minimum, elles servent à la lettre de points d'appui et, placées, elles-mêmes, sous la garde des armées qui combattent à leurs approches mais qui restent libres, elles constituent la défensive-offensive idéale, parce qu'elles multiplient la résistance par la position et donnent l'élasticité non seulement à la défense, mais à l'attaque.

Le siège de Troyon n'était, d'ailleurs, qu'un incident émouvant dans l'ensemble de la bataille : la décision était dans la plaine.

Ce n'était pas sans motif que Troyon était pris à partie : la nouvelle manœuvre allemande se révélait ; c'était la " surprise " ménagée de longue main par le grand état-major allemand.

 

" Dans les derniers jours d'août, écrit von Tappen, comme un transport de forces considérables vers l'aile droite n'était pas encore possible par suite du manque de communications par chemin de fer, on avait songé à faire une percée à travers la ligne des forts d'arrêt au sud de Verdun et à envoyer là, pour réaliser la pensée de l'encerclement, des parties de la VIe et de la VIIe armée. Mais on abandonna ce projet en raison des difficultés considérables s'y opposant. "

 

Dans ce nouveau projet, Metz entrait toujours dans la bataille ; mais, au lieu de porter sa puissance contre Nancy et l'armée de Castelnau, c'était maintenant contre Verdun et l'armée Sarrail. Les négociateurs de 1871 avaient donc bien pris leurs mesures en gardant Metz et en projetant de se servir de la Moselle comme d'un couloir pour prendre à revers soit Nancy, soit Verdun.

Les patrouilles de uhlans étaient apparues, comme le constate le commandant du fort, le 8, dès la pointe du jour, à Seuzey, à trois kilomètres de Troyon. A 8 heures, il y avait de l'artillerie lourde entre Seuzey et la Croix-sur-Meuse, et d'autre entre Chaillon et Heudicourt; la tranchée était ouverte jusque sur le signal de Troyon : c'était le Ve corps (von Strantz) qui, étant sorti de Metz, s'avançait en direction de Saint-Mihiel. Il surgissait dans le dos de Sarrail tandis que celui-ci avait toutes ses troupes engagées face à l'ouest ; le coup pouvait être mortel. Verdun isolé, la grande armée de Joffre tournée par sa droite et coupée de celles de Dubail et de Castelnau, Sarrail était coincé. Il est surprenant que le grand état-major allemand, ayant conçu ce projet, ne lui ait réservé que des forces insuffisantes pour l'exécution. Toujours les mêmes erreurs d'appréciation : entreprise trop vaste pour les moyens, mésestime de l'adversaire.

Voici donc Sarrail pris dans cette tenaille entre le XIIIe corps et le XVIe corps allemands qui l'attaquent en direction nord-ouest-sud-ouest et le Ve corps qui l'attaque eu direction nord-est-sud-est. C'est son 6e corps qui supporte d'abord le poids de la double manœuvre.

Mais Joffre et Sarrail ne sont pas pris au dépourvu. Du haut des forts de Verdun, on a éventé la " surprise " et on a l'œil sur la Woëvre. Dans la nuit du 7 au 8, Joffre a donné l'ordre, comme nous l'avons dit, à une division de réserve de la garnison de Toul et à un régiment d'artillerie de se porter à marches forcées, en direction de la Meuse et de la trouée de Spada, pour couvrir Saint-Mihiel. Sarrail a porté toute sa cavalerie disponible (7e division de cavalerie) dans la direction de Pierrefitte-Courouvre, sur la rive gauche de la Meuse ; elle est arrivée au prix d'une marche de 70 kilomètres ; et enfin le fort de Troyon est là pour barrer la route. D'ailleurs Sarrail était autorisé, en cas de besoin, à se replier vers le sud, à abandonner momentanément Verdun et à faire front avec toutes ses forces ramassées en un seul bloc devant Bar-le-Duc.

Mais il ne l'entendait pas ainsi. Les observations aériennes lui apprenaient que l'ennemi, dans les deux directions, se présentait mal et sans énergie ; il savait que Troyon tiendrait quarante-huit heures au moins ; il sentait que son artillerie prenait le dessus, et surtout, en très perspicace tacticien, il comprenait qu'il avait affaire, en somme, à trois offensives dispersées : celle du duc de Wurternberg à gauche, celle du kronprinz handicapée par sa mauvaise position dans le couloir d'entre Argonne et Aisne au centre ; et enfin, à droite, celle de von Strantz, trop faible et tout intimidée de se heurter au camp retranché de Verdun.

Dans la nuit, Troyon contenait la première poussée de l'ennemi venant de la Woëvre, la plus dangereuse en ce moment. Ce résultat obtenu, pour ce qui allait se passer dans la journée du 9, on voyait plus clair.

 

La journée du 9 au 2e corps et à l'armée Sarrail.

 

On voyait plus clair. Mais il fallait se battre encore. Or, le soldat n'en pouvait plus.

 

" Pas de sommeil, écrit Maurice Genevoix (6e corps). J'ai toujours dans les oreilles la stridence des éclats d'obus coupant l'air et, dans les narines, l'odeur âcre et suffocante des explosifs. Il n'est pas minuit que je reçois l'ordre de départ. La nuit est si noire que je butte dans les sillons et les mottes de terre... Marche à travers champs, marche de somnambule, machinale, jambes en coton et tête lourde. Ça dure longtemps, des heures il me semble. Nous tournons toujours à gauche. Mais les ténèbres peu à peu deviennent moins denses et voici que je reconnais la route de la Vaux-Marie, les caissons défoncés, les chevaux morts. Tiens ! les canons allemands tirent de bonne heure, ce matin. Devant nous des shrapnells éclatent cinglants et rageurs ; la ligne des flocons barre la plaine... J'ai compris que nous allions prendre les avant-postes... Au bout de deux heures, nous avons une tranchée étroite et profonde. Derrière nous à gauche, Rembercourt ; sur la droite, un peu en avant, la gare minuscule de la Vaux-Marie...

Chaleur énervante... Nuages épais et lourds ; le champ de bataille bout ; et partout, un relent de mort :

Par instants, des souffles passent sur nous, effluves tièdes qui charrient une puanteur fade, pénétrante, intolérable. Je m'aperçois que nous respirons dans un charnier (Maurice Genevoix, Sous Verdun, p. 56.) ."

 

Voici donc le centre de l'armée Sarrail pris dans l'étau de Spada-Pierrefitte, le 9 au matin. Si Troyon tient, les choses peuvent s'arranger. Mais si Troyon ne tient pas ?... Et voici que l'on entend, dans le lointain, d'autres rafales : c'est encore de l'artillerie lourde ; elle tire sur le fort de Génicourt. Verdun est attaqué de partout. La place ne peut être dégagée que si la bataille est gagnée dans la plaine. Voyons donc ce qui se passe, le 9, sur le front de Sarrail, en distinguant les trois offensives allemandes : 1° celle du duc de Wutemberg ; 2° celle du kronprinz ; 3° celle de von Strantz.

Nous avons dit le rôle du 2e corps (général Gérard) de l'armée de Langle de Cary qui a pour mission de combattre avec l'armée Sarrail, tout en maintenant, à tout prix, la liaison entre la 4e armée (Langle de Cary) et la 3e armée (Sarrail). Il s'est accroché à l'éperon de Maurupt-le-Montoy et, de là, il voile la trouée de Bar-le-Duc en attendant que le 15e corps la bouche tout à fait. Le 9 au matin, le 2e corps garde toujours, à proximité de la voie ferrée, la ligne Farémont-Favresse, Blesme-Maurupt-Cheminon. Maurupt tient : mais la troupe est très éprouvée. Le canonnade a repris dès le matin : il se confirme que l'ennemi, occupant Mognéville, cherche à tourner Maurupt en s'infiltrant vers le sud dans la forêt des Trois-Fontaines. Il est urgent que le 15e corps barre cette progression entre Beurey et la Colotte (maison forestière au milieu des bois).

Voici cependant que, dans l'après-midi, quelque chose de nouveau se produit de ce côté. On dirait que l'ennemi perd de son entrain. Vers le milieu de la journée, on a le sentiment que l'infanterie du XVIIIe corps (von Schenek), qui attaque Cheminon et Maurupt, n'est plus si mordante. On respire. A ce moment arrive un ordre de l'armée à la 4e division : 1° tenir à tout prix ; 2° essayer, si possible, de sauter à la gorge de l'ennemi qui hésite et, pendant la nuit, tâcher de s'emparer de ses canons.

Mais Langle de Cary est pris à partie d'autre part : à l'ouest, il a besoin de toutes ses forces pour résister à l'assaut suprême du duc de Wurtemberg. Ne pas oublier que, si le recul de la IIIe armée allemande est ordonné à partir de 4 heures et demie, la gauche de cette IIIe armée (d'Elsa) a encore le sentiment qu'elle peut prolonger la bataille autour de Vitry. Le duc de Wurtemberg est de cet avis. Langle de Cary sent monter l'orage contre lui.

Il compte sur son 2e corps (général Gérard) pour faire front et tenter un mouvement tournant. sur l'aile droite du duc de Wurtemberg. Le 2e corps reçoit donc, dans l'après-midi du 9, l'ordre de constituer immédiatement un détachement d'une brigade qui se portera, par une marche de nuit accomplie par Larzicourt et Saint-Remi-en-Bourzemont, sur la région au nord d'Arzillière où il se mettra à la disposition du 12e corps. Le détachement se met en route à 19 h. 20 et marche toute la nuit. A l'aube du 10, il attaquera et la décision sera cherchée sur la rive gauche de la Marne, à l'ouest de Vitry. Nous verrons comment cette manœuvre, combinée avec la marche en avant de l'armée Foch, déterminera en effet l'abandon par l'ennemi du pivot de Vitry.

En attendant, que peut faire le 2e corps, réduit de la valeur de ce détachement ? Tenir à Maurupt-le-Montoy et maintenir la liaison avec le 15e corps et l'armée Sarrail, rien de plus. Sarrail est bien décidé à tenir à la trouée, grâce au renfort fourni par l'arrivée du 15e corps ; mais si le 2e corps l'abandonne ?... Il insiste pour que Gérard soit maintenu à tout prix au nord de Cheminon. Finalement, on se met d'accord sur un plan d'ensemble : tandis que de Langle de Cary attaquera le 10 au matin en queue et à l'ouest l'armée du duc de Wurtemberg dans la région de Vitry, Sarrail l'attaquera en tête et à l'est sur Revigny : Sermaize tombera sans doute de ce fait, mais à condition que Cheminon ne soit pas abandonné et que, même, Sermaize soit menacé, au même moment, par une attaque venant du sud. C'est convenu. Le 2e corps, quoique affaibli dans ses éléments, tiendra et participera à la manœuvre ; pour le 10 au matin, il sera bien en droit de compter sur le 15e corps.

Voyons donc quel est le rôle du 15e corps dans la journée du 9. Le 15e corps (général Espinasse) est entièrement en ligne pour cette rude journée. Sa 29e division a passé la nuit dans les bois Jacquot et Soulains au sud de la voie ferrée et à l'ouest de Bar-le-Duc ; sa 30e division entre Couvonges et Trémont. Si elles restent sur ces positions, Bar-le-Duc est découvert ; mais si elles contre-attaquent sur Breuzey-Couvonges-Mognéville, le mouvement tournant projeté par l'ennemi est arrêté et même, par Vassincourt, il serait lui-même tourné.

Les ordres pour la journée du 9 sont les suivants : la 29e division attaquera vers Vassincourt et la crête à l'ouest sur la route de Mognéville à Revigny ; la 30e division passera la Saulx et essayera de se rapprocher de la voie ferrée par le bois de Faux-Miroir. Ce serait la meilleure façon de seconder l'effort du 2e corps à Maurupt-le-Montoy et de prendre à sa naissance le mouvement ennemi. Quelle surprise, pour celui-ci, de trouver sur son chemin un corps tout entier, alors qu'il compte n'avoir qu'à marcher pour se saisir de Bar-le-Duc ! L'examen de la carte suffit pour démontrer que le promontoire de Faux-Miroir, aux approches de Revigny, va devenir le nœud de la bataille. Maurupt-le-Montoy beaucoup plus au sud, passerait au second plan. Les deux rives de la Saulx sont le couloir par lequel progresserait l'offensive du 15e corps.

Il est ordonné que ces mouvements articulés pour la marche dès l'aube ne se produiront qu'après une forte préparation d'artillerie. A 8 heures et demie, à la suite d'un violent bombardement de Vassincourt et de toute la crête, l'offensive se déclenche. Le combat est très dur pendant le cours de la matinée dans le bois de Trois-Fontaines ; il fait grand honneur à la 57e brigade ; l'offensive ennemie est arrêtée. A partir de 11 heures, trois colonnes nettoient le bois de Trois-Fontaines en le remontant du sud au nord : c'est la colonne Copain, la colonne Valdent et la colonne Rey. La brigade Marillier se bat pour la possession de Couvonges, pris et repris plusieurs fois. Magnifique marche de front des trois colonnes et de la brigade Marillier à travers le bois jusqu'à la Maison-Blanche et, sur la droite, jusqu'à Mognéville, dont s'empare la brigade. Mais la 29e division n'a pu s'emparer da Vassincourt. Ainsi le Faux-Miroir et la crête de Vassincourt restent encore aux mains de l'ennemi. Le coup qu'il a reçu n'en est pas moins si bien asséné que le succès paraît mûr pour le 10 au matin.

En tout cas, Bar-le-Duc n'est plus en cause ; il s'agit, maintenant, de Sermaize et de Revigny.

Le 5e corps (général Micheler) est toujours dans la situation anxieuse où nous l'avons vu les jours précédents. Il subit, en somme, la pression à la fois de la pointe du duc de Wurtemberg (XVIIIe de réserve) et de la pointe du kronprinz (VIe corps) qui, de Revigny à Triaucourt, font front pour forcer jusqu'à Bar-le-Duc. Sarrail, aidé par Gérard et par le 15e corps, a pu, dans la journée du 9, régler à peu près le sort de l'offensive de Wurtemberg ; mais il n'en est pas de même pour l'offensive massive du kronprinz.

Dès la nuit du 9 au 10, l'ennemi, escomptant son succès de Laimont, a attaqué sur Mussey. Il a été arrêté et le 5e corps avec les troupes qui lui sont rattachées (58e brigade et deux groupes du 37e d'artillerie) se battent sur la ligne : 10e division : cote 184, bois Bugné, ferme Sainte-Hoilde ; 18e et 58e brigades : crête est Louppy-le-Château, cote 231, bois du Père-Boeuf en avant de Génicourt. C'est assez dire que le front est immense : de Mussey à Génicourt, quel tournant ! C'est le fond du sac. Le 5e corps est en liaison assez médiocre, à sa gauche, avec le 15e corps vers Vassincourt-Mussey, vers la voie ferrée, et à sa droite avec le 6e corps par Génicourt.

L'ennemi se prépare par une canonnade intermittente sur le front de la 10e division (ferme Sainte-Hoilde) ; évidemment il veut crever le fond de la poche et forcer le passage entre Vassincourt et Fains. Il appuie cette manœuvres de pénétration par une offensive de côté sur les deux brigades qui sont autour de Louppy. Celles-ci perdent un peu de terrain. Mais, renforcées par deux batteries de 155 et bientôt par deux groupes d'artillerie lourde et sept batteries du 15e corps qui entrent en ligne et écrasent de leurs feux les bois de Champ-Midi et le Charpentier, elles sentent peu à peu l'ennemi céder devant elles.

En fin de journée, non seulement le 5e corps a tenu, mais il commence à prendre un peu d'air. Si, par sa gauche, il est toujours aux environs de Mussey, son centre et sa droite sont au bois d'Hardaumont et au delà du bois du Père-Boeuf. Le fond de la poche parait soulagé : mais l'ennemi n'a pas renoncé. La journée du 10 sera chaude.

Le fort de la bataille est toujours au 6e corps (général Verraux). L'offensive du duc de Wurtemberg étant refoulée à Mognéville, Revigny: celle de la gauche du kronprinz contenue à Sainte-Hoilde, Louppy, il reste l'offensive conjuguée de la droite du kronprinz et des forces de von Strantz venues de Metz et cherchant à se réunir vers Pierrefitte en face de la trouée de Spada et de Saint-Mihiel. Ici, on a affaire, en somme, à deux corps allemands : les XIIIe et XVIe attaquant de l'ouest, et à un corps, le Ve, attaquant de l'est. Mais, bien entendu, notre 6e corps est appuyé par le camp retranché de Verdun (forts de Troyon et de Génicourt) et, en deuxième ligne, par les forces mobiles du camp retranché, les divisions de réserve du général Pol Durand. En plus, la 7e division de cavalerie a, comme nous l'avons dit, fait le verrou mobile et a pris la gauche du 6e corps dans la région Dompcevrin-Woimbey, tandis que sur la rive droite de la Meuse, la 73e division de réserve, sortie de Toul, et accompagnée de cavalerie et d'un régiment d'artillerie, accourait dans la nuit du 8 au 9 pour seconder la défense du fort de Troyon.

Est-ce l'accumulation de ces forces annoncée par les avions qui intimide l'ennemi ? Est-ce la vigueur de la résistance française qui a profité admirablement, dès la veille, de ses positions dominantes et de sa supériorité de son artillerie ? Est-ce une raison stratégique et le kronprinz attend-il que les forces venues de Metz soient entrées en ligne et lui aient apporté le concours d'une manœuvre qui, d'ailleurs, est déjà éventée ? Quoi qu'il en soit, la journée du 9 paraît relativement calme au 6e corps.

Cette accalmie, ou plutôt ce temps d'arrêt fut, à n'en pas douter, la faute capitale du kronprinz, l'une de celles dont ses prétendues facultés guerrières auront à rendre compte devant l'histoire militaire de son pays.

Si, à cette date, l'armée allemande eût pu sauver quelque chose de la bataille, perdue partout ailleurs, c'était précisément ici même, devant le 6e corps. Le sort final de l'immense engagement dépendant en ce moment, comme nous l'avons démontré, du sort de la bataille de l'Argonne, la jonction sur le terrain des forces venues de Metz et des forces coulant le long de Verdun devenait la péripétie suprême.

C'était là que devait se produire l'événement. Le grand quartier général y avait compté. II avait tout sacrifié à l'espoir de ce succès. Or, le kronprinz laisse passer l'occasion. Il perd une journée entière quand les minutes comptent double. Peut-être aussi était-il d'ores et déjà, lui et son armée, incapable de vaincre un adversaire inférieur en nombre, il est vrai, mais solidement établi, bien en main et résolu à ne pas céder. Sarrail, en gardant si énergiquement ses liaisons avec Verdun, l'avait, sans doute, désarçonné.

Quoi qu'il en soit, " la journée - cette journée du 9 qui eût dû être décisive - parut relativement calme pour le corps d'armée ". Ainsi s'exprime le général Verraux lui-même. II tint ; et on ne lui en demandait pas davantage. Mais, l'ennemi n'ayant pas attaqué, les lignes restèrent intactes ; aucun changement ne se produisit sur le front des 40e et 65e divisions. A la fin de la journée, toutes les troupes sur la rive gauche de l'Aire passèrent sous les ordres de la 12e division. On réparait l'échec de la brigade de réserve héroïquement décimée la veille, sur la crête d'Érize-la-Grande ; on recommandait aux éléments de gauche de surveiller rigoureusement les liaisons avec le 5e corps du côté de Lisle-en-Barrois. On se préparait ainsi à la bataille décisive qui ne pouvait pas manquer de se produire le lendemain. Cependant, l'artillerie du corps, maintenant assurée de sa supériorité, ne chômait pas ; elle donnait à l'ennemi un avant-goût de l'accueil qu'il devait recevoir s'il tentait un nouvel effort.

 

" La journée du 9 se passa sans encombre, observe le général Verraux ; mais, le soir, je sentais que la pression ennemie existait toujours. Je commençais à avoir de grosses inquiétudes sur ma droite. On envoya rapidement un régiment de cavalerie à Saint-Mihiel, pour empêcher l'ennemi de progresser : si bien que je n'avais plus de cavalerie pour m'éclairer. Le 9 au soir, nous rentrons au village de Rosnes ; je me demandais si je ne serais pas obligé de quitter cette région. J'avais toute une ligne de repli qui passait par Behain, Seigneulles, etc.

L'artillerie française sous les ordres du général Herr profite de l'accalmie relative pour repérer exactement, par ses avions, les emplacements des batteries allemandes : c'est autant de fait pour le lendemain. "

 

Pendant que ces événements se poursuivent autour de Verdun, le camp retranché agit à la fois par sa garnison mobile et par son artillerie. Les divisions de réserve se sont installées dans les tranchées sur le plateau entre Érize-la-Grande et les Maratz, jusqu'à Sérancourt et Deuxnouds, et conjuguent ainsi leur action, tant face à l'ouest que face à l'est, avec celle du 6e corps.

Quant à la place elle-même, elle luttait, mais dans une sorte d'angoisse et d'ignorance de ce qui se passait au dehors :

 

" Sauf le bruit que nous faisions, écrit Louis Madelin, nous n'en entendions plus aucun. La place était dans un parfait isolement. Elle n'était plus reliée à la France que par le mince cordon que constituait le chemin de fer de Verdun à Lérouville passant par Saint-Mihiel... Le général Coutanceau put se croire un jour complètement investi : l'état-major de Sarrail était à Ligny, fort loin de nous, et s'apprêtait à défendre la ligne de l'Ornain. J'étais persuadé que les Allemands étaient à Bar-le-Duc. Si Saint-Mihiel était soudain forcé par eux, c'était fini, nous étions coupés... Soudain, le 9, une canonnade très violente éclata à notre droite. Evidemment, une attaque très sérieuse se produisait au sud de la place. Quelques heures après, - car dans l'intérieur du camp les nouvelles circulaient vite, - on apprenait que les Allemands bombardaient les forts de Troyon et de Génicourt en face de Saint-Mihiel et que, pénétrant dans la trouée de Spada, ils manifestaient nettement l'intention de percer à Saint-Mihiel, de passer la Meuse sur les derrières de Sarrail. Depuis trois jours, le très lointain grondement sourd et comme vague qui s'entendait vers l'extrême sud nous fait penser qu'on se devait battre furieusement dans la vallée de la Marne. Mais la canonnade plus proche nous tenait plus en éveil. Trois jours nous l'entendîmes ronfler. Que pouvait-il rester de Troyon (Louis Madelin, " Devant Verdun ", Revue hebdomadaire, 13 octobre1917) ?..."

 

Troyon tenait toujours. Génicourt encaissait mais ne cédait pas. Pourtant les Allemands paraissaient disposés à faire un grand effort contre la place : la 10e division du Ve corps se tenait au nord-est de Deuxnouds et au nord-est de Creue, prête à l'attaque ; un autre détachement mixte se tenait au nord de Mouilly. La percée devait être obtenue à la Croix-sur-Meuse. En même temps, la place était prise à partie de toutes parts. Coutanceau, tout en soutenant le moral de ses soldats, par des dépêches émouvantes, réclamait impérieusement du secours. De partout, les renforts français étaient envoyés, mais les ressources maintenant étaient limitées ; après l'arrivée du 15e corps, après le déplacement de la cavalerie envoyée à la trouée de Spada, il ne restait plus que la 73e division de réserve, détachée de Toul, qui essayait d'agir sur les communications des troupes venues de Metz. Mais, réduite à ses propres forces, elle ne le faisait que de loin et par son artillerie. L'heure critique approchait.

 

La nuit du 9 au 10 : la Vaux-Marie.

 

Elle n'attendit pas que se levât l'aube du 10 ; en pleine nuit du 9 au 10, le kronprinz, talonné par les nouvelles qui lui parvenaient, animé par les objurgations et peut-être les reproches incriminant ses lenteurs et son inefficacité, alors qu'il disposait des plus belles troupes de l'empire, le kronprinz, entraîné enfin par le grand projet de contre-offensive du duc de Wurtemberg, et après entente avec von Moltke qui hésite, se décide à attaquer désespérément sur tout le front.

 

" Pendant ces journées critiques de la tournée d'inspection de Hentsch écrit-il dans ses Mémoires, ma Ve armée attaqua, sans succès, dans le secteur Vavincourt-Rembercourt-Beauzée-Saint-André et prépara pour le 10 septembre une attaque de nuit dont le but était de nous procurer un peu plus de liberté de mouvement en nous sortant de notre position gênante entre Verdun, d'un côté, et l'Argonne très mal partagée en fait de routes praticables, de l'autre. Ce projet d'attaque comportant la participation du XIIIe corps y compris la 12e division de réserve, ainsi que du XVIe corps, fut d'abord désapprouvé par le grand quartier général devenu inquiet par les rapports de Hentsch sur la situation ; plus tard, il fut approuvé quand même, à la suite des insistances réitérées de l'état-major de mon armée (Mémoires du kronprinz, p. 181.) "

 

L'effort principal est contre le 6e corps français. C'est là qu'il faut rompre le croissant de l'armée Sarrail. Là, en face de Pierrefitte et à l'issue de la trouée de Spada, un coup habilement placé doit, ou séparer l'armée de la place, ou rejeter Sarrail dans Verdun, ou le bousculer vers l'est ; alors, on foncera sur Bar-le-Duc et la grande armée de Joffre sera tournée par sa droite, tandis que les armées de l'est seront rejetées sur la frontière suisse. C'est à ce résultat que doit aboutir, en dernière analyse, la manœuvre de Moltke : on obtiendrait le succès avec quelque retard, mais on l'aurait tout de même. La moitié de la France conquise, Joffre réduit à se battre soit dans le Morvan, soit sur la Loire, cela vaut bien le sang de quelques milliers d'hommes.

 

 

Le kronprinz a donc l'éperon au flanc ; il attaquera furieusement dans la nuit du 9 au 10 ; Moltke en a avisé les commandants d'armée ; avec l'appui de Wurtemberg, il va rétablir ce qui chancelle sur tout le reste du front.

 

" Vers 8 heures du matin, écrit le général Verraux, la fusillade devient partout d'une intensité formidable. Soit pour dissimuler sa retraite ,soit plutôt par une tentative désespérée de percer notre front, le kronprinz déploya, dès l'aube du jour, l'attaque la plus formidable que j'aie vue durant toute la guerre.

Les deux points principaux de ces attaques étaient sur la rive gauche de l'Aire, à la ferme de la Vaux-Marie et les hauteurs de Courcelles où se trouvait la 40e division. Il y eut des pertes assez sensibles et le général de Féraudy, notamment, fut tué ce jour-là.

J'avais à droite la 40e division, à gauche trois bataillons de chasseurs (26e, 29e et 25e), plus une brigade de la 12e division (avec le 132e et le 106e). Ma brigade de réserve n'était pas engagée. Nous eûmes, à gauche, des pertes assez sensibles. Les troupes de première ligne se replièrent d'elles-mêmes, mais très légèrement. Sarrail disait toujours : " Tenez, tenez, à un kilomètre près, mais tenez (Voir, sur cette décision prise à la 3e armée, le récit du général Tanant : " Souvenirs d'état-major p, dans la Revue de Paris du 1er avril 1922.) ! "

La brigade de la 12e division, qui n'avait pas été engagée, put tenir sur la crête entre Rambercourt et Chaumont. La division Lecomte fut obligée de se rabattre et vint s'établir entre Chaumont et Courouvre. Une des brigades de la 12e division resta au bois du Fayet sous la protection des 54e et 67e divisions qui se déployèrent. Les trois bataillons de chasseurs se replièrent et se reformèrent au signal de Beauraing.

Deux taubes survolaient. J'allais porter mon poste de commandement au signal de Beauraing. de traversai Rosnes. J'avais le sentiment que c'était une attaque désespérée des Allemands, qui ne serait pas renouvelée..."

 

Le général Verraux ne se doutait pas à quel point son sentiment était juste. Mais la violence de la lutte avait été telle qu'on ne pouvait pas réaliser encore la grandeur du succès.

II faut donner l'idée de la bataille sur ces différents points. Voici le compte rendu de ce combat à la 12e division :

 

" La 24e brigade avait relevé en première ligne la 23e brigade. Le 106e et les chasseurs à pied tiennent les collines immédiatement au nord de la petite voie ferrée ; le 132e organise une ligne de soutien au signal d'Erize-la-Petite. La 23e brigade crée une deuxième ligne à la cote 309. L'ennemi bombarde violemment nos positions. Notre artillerie riposte, mais nous manquons d'artillerie lourde. Un peu avant une heure du matin, l'ennemi déclenche une attaque formidable : cinq régiments du XIIIe corps wurtembergeois, en colonnes d'assaut avec chacune une compagnie de pionniers, attaquent le 106e et les chasseurs à pied. Au milieu de la confusion presque inévitable dans toute attaque de nuit menée avec des forces importantes, les Allemands se tirent mutuellement les uns sur les autres ; le fait a dû se produire aussi chez nous : les pertes sont sensibles. Presque tous les officiers supérieurs du 106e sont tués ou blessés. Le 132e, laissant un bataillon sur la ligne des tranchées, est tout entier dépensé en renforts à la première ligne qui perd cependant la voie ferrée et la ferme de la Vaux-Marie après de sanglants corps à corps. Cependant, une accalmie se produit. "

 

Mais voici, qu'au-dessus de la confusion du combat d'infanterie se fait entendre la puissante voix de l'artillerie qui va décider de la victoire :

 

" Le général Herr a pris le commandement de l'artillerie du corps et de l'artillerie de la 12e division ainsi que des quelques batteries de 120 long constituant toute notre artillerie lourde. Le colonel Gramat indique avec précision au général Herr les points les plus avancés que nous tenons encore. A l'aube, toute cette artillerie déchaîne un tir de barrage formidable qui arrête net la progression de l'ennemi. Celui-ci ne peut dépasser la crête immédiatement au sud de la Vaux-Marie. A la poursuite, quelques jours après, on pouvait voir, près de la station de la Vaux-Marie, des bataillons entiers, en double colonne, littéralement fauchés par nos shrapnells. Non seulement notre deuxième ligne ne fut pas abordée, mais trois compagnies du 132e, en soutien d'artillerie sur la croupe à l'ouest d'Erize-la-Petite, ne furent même pas attaquées. L'élan de l'ennemi était brisé. Celui-ci avait subi des pertes énormes : plus de 10 000 cadavres furent enterrés. "

 

Ce fut la plus terrible parmi ces journées de l'Argonne dont aucun de ceux qui y ont assisté, d'un côté ou de l'autre, ne perdra la mémoire. L'artillerie du général Herr eut le dernier mot. En ce jour, en effet, furent inaugurés, du côté français, ces tirs en rafale méthodiques, dirigés par avions, qui devinrent bientôt les caractéristiques de la guerre de 1914 et qui forcèrent l'infanterie à s'enterrer dans les tranchées. Voici quelques précisions à ce sujet :

 

" 10 septembre 1914. - Dans la nuit, les Allemands attaquent par surprise les avant-postes et bousculent les premiers éléments. L'artillerie, qui était au bivouac, occupe immédiatement les positions de deuxième ligne; le général Herr, qui s'est rendu auprès des batteries, fait établir un barrage à hauteur du signal d'Erize-la-Petite. Ce tir arrête l'élan des troupes allemandes et permet à l'infanterie de tenir sur les positions de deuxième ligne dans les tranchées préparées la veille.

Les avions signalent des batteries ennemies prés de Rembercourt, des travailleurs d'infanterie à la cote 309, sud-est de la terme de la Vaux- Marie, des batteries entre la ferme de la Vaux-Marie et la station. Ces objectifs sont donnés à notre artillerie. Une batterie est placée à la cote 318 pour battre la vallée de l'Aire. A 16 h. 30 une reconnaissance d'avions signale : une ligne de batteries au sud de la ferme de la Vaux-Marie, un rassemblement de troupes en arrière de cette ferme, une batterie au bois de Defuy.

A la fin de la journée, une colonne d'artillerie ennemie se montre en avant de la ferme de la Vaux-Marie. Prise à partie par plusieurs batteries, elle paraît souffrir énormément ; on voit sauter ses caissons. "

 

Pour avoir une idée complète de cette bataille de l'Argonne, il faut connaître aussi l'impression qu'elle fit sur le soldat. Un vigoureux observateur, Maurice Genevoix, nous en donne le récit :

 

" Jeudi, 10 septembre. - Des frôlements doux et légers sur la figure : ce sont des gouttes de pluie larges, tièdes. Ai-je dormi ? Quelle heure peut-il être ? Le vent se lève. La nuit est noire, toujours... Je vais essayer de me rendormir lorsque quelques balles sifflent au-dessus de moi. II m'a semblé qu'elles étaient tirées de très près... Je n'ai pas le temps de chercher à comprendre : brusquement, une fusillade intense éclate. Aucun doute, ce sont les Boches qui tirent ; nous sommes attaqués. " Debout, tout le monde, allons, debout, debout ! " D'un bout à l'autre de la section, c'est un frémissement, des baïonnettes tintent des culasses cliquettent... Juste à ce moment des clameurs forcenées jaillissent de la masse noire qui s'en vient vers nous : Hurrah! Hurrah! Vorwärts! Combien de milliers de soldats hurlent à la fois ! " Feu à répétition, nom de Dieu ! Feu !" Tous les fusils de la section crachent ensemble. Et je vois un grand vide se creuser dans la masse hurlante. De grandes silhouettes noires fuient de droite et de gauche...

Peu à peu le roulement continu de la fusillade se brise ; il y a encore des sursauts violents et puis c'est presque le calme. Le jour blafard n'allège pas nos poitrines ; une clarté blanchâtre, la pluie toujours, fine maintenant, donc opiniâtre... Je fais quelques enjambées en courant, et soudain je reconnais le colonel. Je salue et je me présente. de dis : " Sous-lieutenant de réserve. " Il sourit et, regardant une flaque dont une balle vient de faire gicler l'eau boueuse, répond : " Réserve, active : est-ce que les balles distinguent ? " Puis il me dévisage lentement : " Je n'ai plus d'agents de liaison. Tous sont en mission ou hors de combat. II faut que vous trouviez, le plus tôt possible, le colonel de G... qui commande la brigade, et que vous lui demandiez en mon nom qu'il fasse donner tout de suite tout ce qu'il pourra du Ne. Dites-lui bien que nous sommes aux prises avec des effectifs énormes, que nos pertes sont, dès maintenant, très lourdes et que je ne sais pas jusqu'à quel point mon régiment est désormais capable de tenir. - Bien, mon colonel !... " J'arrive au milieu d'artilleurs affolés de joie. Ils manœuvrent avec une vitesse, une précision qui me frappent. Beaucoup ont jeté leurs vestes. Tous s'amusent et blaguent et rient bruyamment. Je demande à un lieutenant qui regarde avec sa jumelle : " Ca va ? " Il se tourne vers moi. La joie qui lui emplit la poitrine éclaire son visage. Il a un rire de bonheur exubérant : " Si ça va ; mais ils ne tiennent plus ! Ils foutent le camp comme des lapins ! . Il rit encore : " Écoutez nos 75. Pas redoublé ! Danse de fous ! C'est la conduite, ça ! Des coups de bottes dans les fesses. Ah ! les bougres ! "

 

II faut mettre en contrepartie quelques traits de ce qui se passe dans le camp allemand. Comme il est émouvant de voir le soldat des deux côtés, tel qu'il se heurte dans la nuit ! Les Caractères de chaque peuple sa dessinent à la lueur du combat.

Un officier du 125e régiment (26e division du XIIIe corps), Rodolphe Miele, raconte en ces termes l'assaut sur la Vaux-Marie dans la nuit du 9 au 10 :

 

" Le jour du 8 septembre se lève ; ce fut pour beaucoup de camarades de notre régiment leur dernier jour. Rien de neuf sur le front ; la bataille continue sans arrêt. Les obus explosent avec une égalité monotone. Des blessés vont et viennent. Les troupes sont épuisées et les nerfs très bas. On voit, aux visages exténués, aux yeux agités et sans feu, tout ce qu'elles ont du faire. Nous nous demandons pourquoi nous devons rester devant ce terrible feu dont les obus creusent autour de nous des trous de 5 mètres de diamètre. A 8 heures du soir, le régiment reçoit l'ordre de faire, avec les grenadiers 119, l'assaut des hauteurs Vaux-Marie-Ferme, sans bruit, sans charger. But : reconnaître la position de l'ennemi qui semble s'être fortifié au talus du chemin de fer; prendre les canons (on reconnaît le système d'attaque déjà employé, le 8, à l'armée von Hausen). On nous donne encore un bataillon pour nous aider. La brigade de fer est chargée de cette besogne. A minuit, quatre croix de fer, les premières envoyées par la division. Mon vénéré colonel, ce brave héros, qui combattait toujours en première ligna et entraînait lui-même ses soldats, me décore avec des larmes dans la voix. C'est peut-être notre dernière nuit.

Nous partons sans bruit, la baïonnette au canon. Bientôt nous recevons des coups de fusil. Nous passons à travers des balles toujours plus nombreuses. Nuit noire. Il pleut à verse. On avance toujours. Un signal. A l'assaut. Pas de course. Comme une avalanche, nos gens se jettent sur l'ennemi avec un plein mépris de la mort. L'adversaire ne peut supporter notre élan ; il recule avec de grosses pertes. Le sol est jonché de morts et de blessés. Nous atteignons la voie du chemin de fer et, ainsi, la hauteur prescrite.

Dans l'ardeur du combat, nous tombons au-dessus de la voie ferrée, aux côtés du hardi commandant Boschmann qui tombe à ce moment. Soudain, un terrible feu de flanc et de dos. La troupe s'inquiète, tire à tort et à travers ; on n'entend plus les ordres. Un bois invisible à cause du brouillard derrière nous est tourné. Il y avait 85 Français dedans. Je le pris d'assaut avec 20 hommes. Le matin arrive. Nous sommes couverts de boue et trempés. On a, maintenant, une vue du champ de bataille. C'est horrible, comme partout où l'artillerie a fait rage pendant plusieurs jours. Cet assaut de nuit a causé beaucoup de pertes à notre régiment et c'est en pleurant devant les corps de nos chers camarades que nous avons dû nous acquitter de nos devoirs envers eux. Nos troupes ont dû tenir la hauteur jusqu'au 13 septembre. Puis le régiment fut ramené sur les hauteurs jusqu'à Fleury-sur-Aire (Récit publié dans le Neuer Stuttgarter Tagblatt.). "

 

Un autre texte fera connaître cette démoralisation profonde qui, sous les coups de la canonnade française, s'installe au cœur du soldat dans l'armée du kronprinz :

 

" Jeudi 10 septembre. - Pendant une demi-heure environ, nous restâmes sans manteau, et bientôt nous n'eûmes plus un fil de sec. La pluie était glacée ; on claquait des dents et on pensait, en frissonnant, à la journée qui approchait. On se trouvait si misérable ! On pensait au pays... La pluie cessa un peu. De nouveau on creuse des tranchées profondes. Soudain, ordre est donné de repartir... On explique ainsi le départ : une armée française de dégagement est en marche sur Bar-le-Duc; arrêter celle-ci, ou, le cas échéant, la repousser, telle est la mission du VIe corps d'armée. La 21e brigade part en avant; nous restâmes en réserve dans un petit village où nous fûmes assaillis par la canonnade. Sensation horrible de se voir ainsi parqués par grandes unités dans une étroite ruelle de village où l'on ne peut même pas se développer. Je n'ai jamais rien vu de si terrible que ces feux d'artillerie. Louppy-le-Château. A 10 heures, nous sortions du village quand arriva la nouvelle que l'ennemi se trouvait en retraite... Quand soudain retentit le cri : " 11e compagnie ! Aux armes ! " C'en était fait du campement.

Vendredi 11 septembre. - A 5 h. 30, réveil. Nous restons provisoirement dans notre campement et envoyons des patrouilles dans le bois voisin où erraient aussi des patrouilles françaises. En attendant, l'artillerie continue à gronder... Tout près de la colonne, les projectiles sifflaient en s'enfonçant dans la terre. Ce fut un miracle qu'aucun d'entre nous ne fût tué. Deux seulement furent blessés... Alors commença la nuit la plus terrible que j'aie jamais passée. Oh ! c'était épouvantable ! J'avais tous les membres endoloris et, de plus, un vent glacial soufflait au-dessus de nous. II semblait que nous fussions abandonnés, trahis, vendus. Dans de pareils moments, s'éveille invinciblement un ardent désir de revoir la patrie et de retrouver un toit protecteur. Oh ! que cette nuit fut douloureuse. (Et il s'agit d'un homme qui est nommé chef de section sur le champ de bataille.)

Lundi 12 septembre. - Enfin, à 5 heures, il fallut quitter nos tranchées. Misérables comme des chiens, n'ayant pas dormi, les spectres nocturnes sortirent de leurs cavernes. Si l'on n'eût pas été dans un aussi lamentable état d'âme, on eût ri de voir ces hommes sales et grotesques sortir comme des gnomes en rampant de leurs trous. De Louppy-le-Château, nous nous dirigeâmes vers Laheycourt ; de là vers Belval, puis à Charmontois-le-Roi (Carnet de route d'un soldat allemand (VIe corps, 11e division), retrouvé sur son corps le 16 septembre 1915. et publié par Fr. Puaux.). "

 

Ces textes se multiplieraient à l'infini ; mais ces deux suffisent. De bons soldats, des soldats promus et décorés, se disent trahis, vendus, abandonnés. ils ne parlent que de rentrer au foyer. Tels sont les sentiments qui s'insinuent dans le cœur de l'homme quand il se sent mal commandé et conduit à la boucherie pour rien. Il aborde le combat, déjà à demi vaincu.

En somme, la principale offensive de l'armée du kronprinz échouait devant le 6e corps. La canonnade de la Vaux-Marin produisait, comme jadis la canonnade de Valmy, l'événement décisif au cours de l'immense lutte : c'était le caillou qui arrête la vague ; Moltke et Joffre, le kronprinz et Sarrail étant aux prises, voyaient la destinée se prononcer en ce point, alors que, sur l'immensité du front, des engagements infiniment plus violents se livraient et attendaient ce quart d'heure qui décide de tout.

Nous avons dû rappeler ici le nom du commandant en chef de l'armée allemande, von Moltke, si effacé qu'il paraisse dans ce drame, parce qu'il semble bien qu'une dernière faute dont la responsabilité lui incombe eut pour effet d'altérer la puissance de cette offensive du kronprinz dont, pourtant, tout dépendait en dernière ressource. Nous avons cité les propres paroles du kronprinz. Baumgarten-Crusius, de son côté, précise par cette indication :

A l'armée du kronprinz, le 9 septembre, l'artillerie lourde préparait sur tout le front l'attaque générale réservée pour l'obscurité de da nuit. Mais cette attaque nocturne fut arrêtée par un avis du grand commandement à 7 h. 30 du soir (le 9), " eu égard à la situation générale ". C'est là ajoute Baumgarten, que s'arrêtent les renseignements et les rapports basés sur les journaux des cinq armées allemandes.

Que conclure de ce texte, qui s'ajoute à celui des Mémoires du kronprinz, sinon qu'il y eut presque simultanément ordre et contrordre ? L'offensive devait primitivement se déclencher la nuit, comme il était advenu pour celle de von Hausen le 8 au matin. Elle fut même préparée par l'artillerie lourde. Et puis, le 9 au soir, un contrordre a été donné, " en raison de la situation générale ". Pourtant elle se produisit, comme il avait été prévu, dans la nuit du 9 au 10. Ne faut-il pas admettre logiquement que, sous la pression du commandement particulier des armées de gauche et malgré la retraite commencée, von Moltke résolut, au dernier moment, de recourir encore une fois à la chance des armes ? D'où le nouvel ordre général donné sur tout le front oriental et que nous avons déjà relevé à propos de l'armée von Hausen.

Une telle confusion dans les directives et dans les exécutions prouve qu'il existait, dans le haut commandement allemand un, désordre moral et intellectuel inouï. Quels que soient les responsables, il est établi que ce haut état-major qui avait engagé une pareille guerre, jetait à la mort des régiments entiers sans avoir même une vue claire de son dessein et de son devoir. Que l'on compare la conduite de cet organisme tant vanté avec celle du haut commandement français. Certes, Joffre et Sarrail ne sont pas d'accord sur tous les points. Mais, à l'heure décisive, ils agissent avec une unité de vues profonde. Que cette discipline souple, à la française, l'emporte sur la discipline rigide à l'allemande ! N'est-ce pas, d'ailleurs, l'ordre naturel des choses ? La responsabilité de ces lourdes erreurs n'incombe pas à tel ou tel ; elle est à tous ; elle est au système, au régime, à l'empereur. La victoire suit la loyauté et le bon sens, non l'orgueil et le puffisme. Il n'y a qu'au théâtre qu'elle appartienne aux Lohengrin.

 

L'offensive allemande sur l'armée Sarrail, le 10, et la fin de la bataille de l'Argonne.

 

Mais il faut suivre, maintenant l'offensive du kronprinz sur les autres points du champ de bataille. En effet, si l'effort principal de l'ennemi se porte sur le 6e corps pendant cette terrible nuit du 9 au 10, l'attaque est générale et elle est également dangereuse sur les autres parties du front de l'armée Sarrail.

Bien en avait pris au général Sarrail de jeter la 7e division de cavalerie (général d'Urbal) au-devant de l'ennemi qui essayait de déboucher dans son dos en franchissant la Meuse. Car, dans cette même nuit du 9 an 10, dés éléments du Ve corps allemand tentent de franchir la Meuse vers Bannoncourt, à l'issue de la trouée de Spada et un peu en amont de la Croix-sur-Meuse. Cette tentative, d'ailleurs mal combinée, est contenue par l'énergie de la division d'Urbal : le Ve corps, qui est resté très fatigué de son échec de Virton, attaque mollement et n'insiste pas : bientôt le " coup fourré " deviendra le coup manqué.

Cependant le bombardement de Verdun continuait à sévir. Dans la journée du 9, Coutanceau avait téléphoné : " Troyon tient toujours ; l'ennemi a des batteries au Mort-Homme, tirant sur Bois-Bourru ; cote 344 près Samogneux également bombardée. "

Le même jour, à la fin de la journée, 19 h. 46, le gouverneur télégraphiait : " Troyon me transmet par Paroches qu'il détruit appareil de télégraphie. Situation désespérée. Que faire? "

Sarrail, au cours de la journée du 9, n'avait pas renoncé à son idée, à savoir de rester, quoi qu'il arrivât, accroché à Verdun. Cependant, le haut commandement, sans se mettre en travers de cette volonté, mais considérant la grands étendue du front que la 3e armée avait à garder, avait laissé au général Sarrail une certaine latitude ; il lui avait télégraphié : " Je vous autorise, si vous le jugez utile, à replier votre droite pour assurer vos communications et pour donner plus de persistance à l'activité de votre aile gauche. Il importe de ne pas vous laisser couper de la 4e armée. " Cette dernière phrase exprimait visiblement la préoccupation principale du général Joffre ; une fissure se produisant à la troués de Revigny pouvait causer un désastre. Même s'il fallait s'éloigner de Verdun, qui, en somme, serait vite délivré en cas de victoire, cela valait mieux que de laisser le front de la grande armés se briser.

Sarrail ayant reçu cet ordre, ou plutôt cette indication, se disait avec beaucoup de raison que, plus il pousserait de l'avant, plus il préserverait d'enveloppement à la fois sa droite et sa gauche. En un mot, vu la disposition de son armée en croissant, son plan était de raccourcir son front en progressant. Mais, maintenant que l'initiative: passait à l'ennemi et qu'une formidable offensive s'abattait de tous les côtés à la fois et faisait plier son front dans la nuit du 9 au 10, lui aussi se demandait comme Coutanceau : " Que faire ? "

Non seulement le 6e corps est engagé dans une lutte terrible, mais Troyon est en péril instant, Verdun est bombardé. Ce n'est pas tout : les divisions de réserve se sont repliées, la 65e assez précipitamment, en abandonnant une partie de son artillerie ( Selon le mot du général Bizot, commandant la 65e division, " le repli a eu surtout pour but de reformer les unités disloquées. . C'est par ordre que la division se dirige sur Courouvre. La 129e brigade contre-attaqua des éléments ennemis installés au bois Landlut. Un groupe du 55e d'artillerie fut perdu, mais l'ennemi, qui tenait sous le feu de son infanterie, la partie nord d'Erize-la-Grande, ne dépassa pas, sur le front de la 65e division, Sérancourt, le bois Blandin et Mondrécourt. (Général Bizot : " A propos des Souvenirs de 19141915 du général Sarrail, " dans la Revue politique et parlementaire du 10 mai 1922.)) ; la 67e et la 75e, il est vrai, en bon ordre et sans être poursuivies. Mais, enfin, les abords de la place sont découverts. Et voici que le général de Langle de Cary télégraphie (7 h. 45) qu'il ne peut plus laisser le 2e corps (général Gérard) à la disposition de Sarrail : " La 4e armée, dit ce télégramme, est violemment attaquée, et obligée de se resserrer sur sa gauche. Le 2e corps ne peut plus tenir à Cheminon. "

D'autre part, les nouvelles émanant du grand quartier général ne peuvent plus laisser de doute sur le fait que l'ennemi est battu partout ailleurs. A 11 heures, le général Sarrail reçoit le télégramme suivant : " Dans la région de Fère et de Château-Thierry, le mouvement de retraite de l'ennemi semble se généraliser depuis ce matin. Dans la situation actuelle, votre armée a surtout comme rôle de durer. Dans ces conditions, il importe de ne pas compromettre votre aile droite. J'approuve donc le repli des divisions de réserve (A la même heure d'ailleurs, Joffre envoyait à Coutanceau un radio ainsi conçu : " Attaquez avec toutes vos forces convois ennemis passant la Meuse au nord et au sud de Verdun. ") en vous autorisant à ramener en arrière le 6e corps si vous estimez le mouvement nécessaire. "

C'était toujours la même idée : plutôt abandonner momentanément Verdun, puisque la bataille se dessine favorable partout ailleurs, mais ne pas laisser se briser la ligne de front.

A ce moment, Sarrail parait avoir été sur le point de modifier son idée, tout en l'adaptant aux nécessités locales. II commence à envisager une combinaison dont l'objet serait d'éviter à la fois le double enveloppement dont il est menacé : il s'agirait toujours de raccourcir son front, mais en reculant, - en reculant dans la direction de Toul, non dans la direction de Verdun. Le général ne veut à aucun prix succomber à l'attraction, à la fascination du camp retranché ; il se pose à lui-même et il pose à son état-major la question en ces termes précis : " Si Troyon était pris, si l'ennemi franchissait la Meuse, ne conviendrait-il pas de tenter une retraite par l'aile droite qui répondrait aux vues du grand quartier général ? "

 

Heureusement, les événements allaient évoluer de telle sorte que la question put rester sans réponse : vers le milieu de la journée du 10, ils prenaient en effet une tournure plus favorable.

Nous avons dit la belle résistance du 6e corps à la principale attaque du kronprinz dans la nuit du 9 au 10 et dans la matinée du 10. Vers midi, l'attaque paraissait avoir échoué. Du moins, elle perdait de sa vigueur. Troyon tenait toujours et avait repoussé trois assauts successifs. Et, du côté de Bar-le-Duc, on tenait également ; voici, en effet, ce qui s'y passait.

Contre le 6e corps (général Micheler) l'attaque de nuit s'était déclenchée formidable. Tandis que l'ordre était donné le 10, à 5 heures, de " tenir le plus longtemps possible ", on apprenait que les forces ennemies avaient attaqué dans la nuit, par les forêts de Champ-Midi et de la Charpenterie, et qu'elles avaient refoulé toute la ligne du 5e corps, en particulier les 18e et 58e brigades. Sous la pression de cette même attaque de nuit, la 17e brigade avait perdu la crête est de Lisle-en-Barrois, et s'était repliée sur Maratz-la-Grande, découvrant ainsi le bois du Père-Boeuf, tandis que la 18e et la 58e brigade se rabattaient sur Génicourt et Condé. Est-ce la fissure qui se creuse entre les deux parties de l'armée Sarrail, le 6e corps et les divisions de réserve n'ayant plus qu'à chercher leur salut dans le camp retranché ?

Ordre est donné aux deux brigades (18e et 58e) de se réorganiser, tandis que les bataillons de chasseurs (25e, 26e et 29e) contiennent héroïquement l'ennemi, et de conserver, à tout prix, la partie sud du bois du Père-Boeuf, la crête 216, le bois de Haraumont, et, par là, les contacts avec le 6e corps.

Conformément à ces ordres, les brigades, un moment ébranlées, se reconstituent et tiennent sur la ligne prescrite. Elles sont fortement appuyées par sept batteries du 38e d'artillerie, six batteries du 45e et deux batteries de 155 qui rendent intenables à l'ennemi le terrain au sud du Champ-Midi et de la Charpenterie.

Et puis, il se passe ici quelque chose d'analogue à ce qui s'était produit devant le 6e corps : soit en raison des pertes éprouvées sous les coups de l'artillerie française, soit par suite de l'échec subi à la Vaux-Marie, soit en raison d'ordres supérieurs " résultant de l'ensemble de la situation ", l'offensive allemande mollit tout d'un coup. On peut admettre aussi que la tentative du kronprinz, dans la nuit du 9 au 10, n'avait eu d'autre objet que de dégager son armée et qu'il avait renoncé d'ores et déjà à la percée vers le sud. Quoi qu'il en soit, le 5e corps, après cette rude émotion, garde ses positions et il bivouaque, en fin de journée, sur la ligne : Louppy-le-Petit, bois de Haraumont, bois du Père-Boeuf, crêtes de Rembercourt. Les liaisons et les contacts sont conservés partout.

Au même moment, c'est-à-dire dans la nuit du 9 au 10 et le 10 , le 15e corps combat pour " le fond de la poche ". Sarrail a décidé de se servir de lui pour exécuter sa manœuvre et raccourcir son front en progressant. A la fin de la nuit, le 15e corps a ressenti quelque contrecoup de l'offensive allemande. La 29e division (qui n'est, en fait, composée que d'une brigade) est prise à partie par un feu violent de l'ennemi sur le chemin de Couvonges à Mussy, à la cote 159, puis à la cote 190. Un moment la situation de cette division est des plus difficiles. Mais, finalement, elle supporte énergiquement le feu de l'ennemi et ne cède pas. Bientôt, par le rôle que va jouer la 3e division, la situation devient tout à fait favorable au 15e corps. La prévoyance de Joffre et le coup d'œil de Sarrail finissent par avoir leur récompense. Ici, ce n'est plus l'ennemi qui avance, il recule devant l'offensive française : non seulement le fond de la poche n'a pas été rompu, il commence à se resserrer et à remonter vers le nord.

De Langle de Cary rappelant son 2e corps, il faut attaquer tout de suite et avant que l'ennemi se soit aperçu du vide qui va se produire à Cheminon. Les trois colonnes, formées la veille au soir, attaquent donc en s'appuyant sur la 29e division qui se porte sur le bois de Faux-Miroir dont nous avons dit l'importance aux portes de Revigny.

L'ennemi est pris à partie à la fois par le sud et par l'ouest, c'est-à-dire par Mognéville et par Andernay. Les colonnes du centre et de droite abordent sans difficulté les cotes 193 et 182 et dégagent ainsi la rive droite de la Saulx. Mais la rivière ne peut encore être franchie ; la colonne de gauche (général Nurgain) est arrêtée dans les bois d'Andernay.

Dans l'après-midi, le mouvement demi-circulaire sur les éléments de pointe de l'armée du duc de Wurtemberg s'affirme. A 18 heures, le détachement Romieux trouve inoccupées les tranchées ennemies de la cote 201, sud-est de Sermaize. Au moment où il tente de sortir de Sermaize, il est accueilli par une violente canonnade.

Que devient l'offensive de la 29e division (général Carbillet) sur le bois de Faux-Miroir ? Elle se développe normalement jusqu'à 17 heures ; elle n'est arrêtée que par des tranchées ennemie, établies sur le cours de la Beuse. Ces tranchées sont prises sous notre feu et évacuées. En un mot, partout on sent que l'ennemi recule tout en s'accrochant à un terrain fortement préparé. Encore un effort, et on le bousculera définitivement.

A la nuit, les bois d'Andernay sont nettoyés ; la 30e division (général Colle) les borde à l'ouest de la Saulx ; la 29e est sur la crête au nord de Vassincourt. 0n a regagné presque partout le canal et la voie ferrée. Le lendemain, à la première heure, on reprendra l'offensive en vue de rejeter au delà de l'Ornain les forces ennemies qui occupent maintenant les hauteurs de la rive gauche.

A la fin de la journée du 10, les choses ont, dans leur ensemble, un aspect, pour la première fois, nettement favorable. A 19 heures, le général Sarrail peut libeller ainsi son compte rendu de la journée : " Le 6e corps a repoussé, en lui infligeant de grosses pertes, l'attaque violente prononcée par les XIIIe et XVIe corps renforcés par le VIe corps de réserve et le Ve corps de réserve. L'ennemi n'a plus montré d'activité de ce côté pendant le reste de la journée, et notre 6e corps a à peu près conservé ses positions. Sur le reste du front, le VIe corps s'est borné à une canonnade et à une légère attaque vers le sud de l'Argonne. Le XVIIIe corps de réserve a été repoussé par notre 15e corps qui a progressé jusqu'aux lisières nord du bois des Trois-Fontaines. "

En somme, cette belle journée du 10 avait été marquée par les trois succès défensifs ou offensifs qui décident de la bataille de l'Argonne : 1° la résistance de Troyon ; 2° le glorieux engagement de la Vaux-Marie ; 3° la délivrance du quadrilatère de Trois-Fontaines. La trouée de Bar-le-Duc était sauvée et les contacts avec Verdun conservés.

Il restait maintenant à prendre de moule de l'ennemi. Telle devait être la tâche du 11 septembre et des jours suivants, mais elle incombait à des corps épuisés par une lutte prolongée et à un commandement hésitant par suite d'une certaine incertitude sur la situation et les intentions de l'ennemi.

Dès le 10, à 19 heures, Sarrail a envoyé ses instructions pour le lendemain. L'ordre d'opérations pour le 11 prescrit au 6e corps de surveiller les mouvements de l'ennemi et de menacer son flanc en tenant sur les mêmes positions ; il sera étayé à gauche par le 5e corps et à droite par les divisions de réserve résistant sur place, la 65e à Longchamps-Neuville, la 67e à Courouvre-Lahaymeix, la 75e à Nicey-Pierrefitte. Cependant les troupes de Verdun organiseront des positions plus au nord autour de Blercourt. Seul, le 15e corps doit prendre l'offensive en combinant son attaque avec celle du 2e corps (dont nous dirons l'action en revenant vers la 4e armée). Ainsi le flanc de l'ennemi est menacé partout. La Meuse est toujours observée par la 7e division de cavalerie.

Une action énergique pourrait enfermer le kronprinz dans le couloir où il s'est si imprudemment aventuré. Malheureusement , on n'a pas une vue claire de la situation et on attend. L'ennemi , protégé par son artillerie et à la faveur de son offensive de la veille, a pu se décrocher assez facilement, et il échappe (11 septembre. - L'ennemi ne manifeste sa présence que par son artillerie. Je n'avais pas de cavalerie. Mon régiment d'artillerie était du côté de Saint-Mihiel. Nous étions au combat sans arrêt depuis la nuit du 5 au 6 et les troupes me paraissaient à juste titre fatiguées. C'est dans l'après-midi du 11 que je lus le rapport allemand m'indiquant que j'avais eu quatre corps d'armée devant moi.

12 septembre. - Le matin, très étonné, je n'entends plus de canonnade. J'allai aux renseignements : on me confirme la retraite des Allemands. (Récit du général Verraux.)).

Dès le début de l'après-midi du 11, les comptes rendus commencent à arriver franchement optimistes. Le front, comme sur tout le reste du vaste champ de bataille, se dégage d'abord à l'ouest. La 4e armée, ayant attaqué sur Sermaize, facilita l'offensive du 15e corps qui s'est avancé sur le canal entre Contrisson et Neuville-sur-Orne en enlevant des canons et des caissons au XVIIIe corps de réserve de l'armée du duc de Wurtemberg. Devant le 5e corps, plus d'ennemis ; le corps progresse vers le soir, mais de quelques kilomètres seulement en direction de Lainlont.

Selon les ordres reçus, le 6e corps reste sur place et il en est de même du groupe des divisions de réserve que l'ennemi canonne par ses obusiers lourds.

La situation ne se modifie guère dans les journées du 12 et du 13. La vallée de l'Ornain est évacuée par l'ennemi qui a installé des flancs-gardes et des arrière-gardes retranchées en face de nos forces sur la ligne des hauteurs : Villers-aux-Vents, Louppy-le-Château, signal d'Érize-la-Petite. Mais on n'avance pas.

Dans le camp français, on emploie ce temps d'arrêt à remettre de l'ordre dans les unités. A la fin, ce stationnement sur place surprend le grand quartier général. Il télégraphie au général Sarrail, le 13 septembre au matin : " Je ne comprends pas que l'ennemi ait pu se décrocher depuis quarante-huit heures sans que vous en ayez été informé. Je vous prie de faire d'urgence une enquête à ce sujet."

La 3e armée répond que la retraite de l'ennemi n'était nullement commencée le 11 septembre, que les contacts avaient été conservés le 12 et que l'ennemi avait encore manifesté offensivement le 12, à 15 heures, sur Chaumont. Le 13, à 15 heures, l'officier de liaison du grand quartier général recevait cet exposé : " La 3e armée progresse. Devant le 5e corps, Belval est évacué ; le corps d'armée atteindra vraisemblablement Triaucourt ce soir. Devant le l5e corps, Pretz-en-Argonne est évacué ; le 6e corps a atteint Issoncourt. Le groupe des divisions de réserve aura sa tête ce soir à Monthairon. La 72e division de réserve a reçu l'ordre de pousser vers Clermont-en-Argonne et au sud. A 18 heures, l'ennemi se retirait devant le front. " Sarrail ajoutait : " Si le terrain est libre à une certaine distance, on fera un bond en avant ; mais les hommes sont incapables d'un gros effort. "

En fait, la bataille de l'Argonne était terminée. Si elle ne s'achevait pas par la poursuite et la manœuvre de flanc qu'avait conçues le général Joffre et que Sarrail avait même préparées, les résultats obtenus n'en restaient pas moins considérables : la ligne maintenue, Bar-le-Duc intact, Verdun sauvé, la trouée de Revigny fermée, la manœuvre par la trouée de Spada refoulée, l'ennemi battu partout de son propre aveu, puisqu'il se retirait sur l'échec sanglant de la Vaux-Marie, tels étaient les lauriers conquis par une armée peu nombreuse et qui avait eu à garder un front de 70 kilomètres en tête à tête avec une puissance formidable, l'armée du kronprinz.

Le général Sarrail exposa ce qu'il avait fait dans un compte rendu daté du 16 septembre, et il reçut, le 17, cette réponse du général Joffre : " J'ai pris connaissance de votre compte rendu, en date du 16, au sujet des opérations effectuées par la 3e armée depuis les derniers jours d'août. En réduisant l'amplitude de votre mouvement de repli et en prenant une position enveloppante par rapport à la gauche du dispositif ennemi, vous avez parfaitement rempli la mission qui vous était assignée. "

 

La résistance du duc de Wurtemberg et de la gauche saxonne, le 10 septembre.

 

II était nécessaire d'exposer la fin da la bataille de l'Argonne et, notamment, l'offensive suprême du kronprinz sur la Vaux-Marie et sur Vassincourt, Bar-le-Duc, pour faire comprendre les raisons qui avaient motivé le contrordre donné en pleine retraite par le grand quartier général allemand aux deux armées du duc de Wurtemberg et de von Hausen. On peut comprendre, maintenant, comment l'ordre d'attaquer donné au kronprinz et le contrordre de rester donné aux deux armées voisines forment un tout lié.

Le 9 et le 10, malgré que le parti de la retraite fût imposé par la nécessité des faits aux trois armées de droite, von Kluck, von Bülow et von Hausen, le commandement allemand pouvait espérer encore que, par un effort suprême, il parviendrait à briser l'armée de Joffre à sa droite, ou bien à la tourner. En combinant le coup de surprise par la trouée de Spada avec la " pression inébranlable " du kronprinz et du duc de Wurtemberg, on aboutirait peut-être. En somme, c'était le plan stratégique de von Moltke qui entrait en voie d'exécution à la dernière minute. Le mieux était d'attendre et de seconder cette tentative sur laquelle reposait le dernier espoir.

Le duc de Wurtemberg avait confiance ; il voulait lutter encore ; et c'est pourquoi, dans la soirée du 9, l'ordre de retraite est rapporté pour le XIXe corps de von Hausen et pour la IVe armée chargés d'appuyer de toutes leurs forces, dans la région de Vitry-le-François-Revigny, l'effort du kronprinz sur Bar-le-Duc. Moltke a télégraphié à la IVe armée d'attaquer à l'aube sur Blaise et sur Perthes.

Ainsi, à la dernière minute, s'engage une puissante contre- attaque, une bataille du centre combinée avec la bataille de l'est; et ceci explique l'espèce d'hésitation que met le haut commandement français à se déclarer vainqueur dès le 9 au soir. L'ennemi se retournait tout à coup ; il s'accrochait au terrain ; la partie reprenait plus ardente que jamais, de Vitry-le-François à Verdun et au delà, alors que Sarrail tenait à peine et que Coutanceau appelait au secours. Tout paraissait remis en question : il fallait attendre avant d'affirmer que la victoire s'était prononcée.

Jetons donc un dernier coup d'œil sur cette finale, la bataille du centre, qui se relie, le 10 et le 11 septembre, aux derniers combats de l'Argonne, et dont l'armée Langle de Cary supporte tout le poids.

Nous avons vu l'armée von Hausen arrêtée en pleine retraite , le 9 au soir, et formant avec ses corps un crochet défensif s'étendant de Flavigny à la ferme Pimbraux pour protéger Châlons et l'armée du duc de Wurtemberg. L'ordre suivant était arrivé le 9 à 10 heures et demie du soir, au quartier général de von Hausen : " La IIIe armée restera au sud de Châlons. Reprendre l'offensive le 10 septembre, dès la première heure. V. Moltke. "

Tout est réglé pour une liaison complète avec l'offensive du kronprinz. Von Hausen, qui obtient l'appui de la Garde (de l'armée Bülow) sur Flavigny, donne, d'autre part, ses ordres en conséquence. Son mouvement était également combiné avec celui de l'armée du duc de Wurtemberg et on montait une attaque commune du XIXe corps (armée von Hausen) avec le VIIIe corps (armée du duc de Wurtemberg). Celle-ci devait porter le poids principal de la bataille en se ruant sur l'armée de Langle de Cary pendant que l'armée du kronprinz se ruait sur l'armée Sarrail.

Mais on était loin de compte, si on tablait maintenant sur une de ces puissantes offensives du début : l'armée, qui avait déjà tourné les talons, humait l'air de la retraite. D'autant plus qu'elle avait affaire, par contre, à une armée française exaltée à tous ses degrés par l'apparition de la victoire.

Les événements se précipitent donc dans la journée du 10, et nous les indiquerons seulement par leurs traits marquants, non sans faire observer toutefois que cette finale de la bataille de la Marne mériterait un récit à part.

Au lieu d'attaquer, l'armée saxonne, en place vers le milieu de la journée du 10, attend ce qui va advenir. Foch a monté son offensive par la 42e division et par ses 9e et 11e corps : elle tombe sur la 24e division de réserve allemande à Connantray. Celle-ci est écrasée ; " échec décisif ", écrit von Tappen ; elle appelle au secours la 23e division de réserve, qui se bat sur les hauteurs au nord-est da Bergères-Pierre-Morains. Le succès est complet pour le 9e corps et le 11e corps français. A la nuit tombante, la 24e division de réserve allemande est écharpée à Clamanges. Et, tandis que parvient à von Hausen, à 5 h. 45 du soir, l'ordre général de retraite sur Mourmelon-Francheville, von Kirchbach donne, à 11 heures du soir, l'ordre de la retraite immédiate à des troupes qui, d'elles-mêmes, se sont mises en fuite. Les débris de la 24e division de réserve, harassée, vont passer la Marne au pont de Matougues, la 23e division de réserve, qui protège sa retraite, à Condé-sur-Marne. Le XIIe corps allemand se décrochait, plus vaillamment, en attaquant. Il avait reçu, le 10 au matin, l'ordre suivant : " L'ennemi semble avancer contre le flanc droit du XIXe corps. Le XIIe corps devra tenir des forces importantes prêtes dans la région de Soudé, pour pouvoir empêcher, par sa propre offensive, un mouvement d'encerclement de l'ennemi contre l'aile droite du XIXe corps. " Conformément à cet ordre, la 23e division se tint prête à protéger, de Soudé en direction de Sompuis, le XIXe corps engagé entre Sompuis et Huiron. Les deux corps ont affaire à ce groupe offensif que Langle de Cary a monté avec le 21e corps, une partie du 12e corps et le 17e corps. La journée est extrêmement rude de part et d'autre. Finalement, après de violenta combats, le XIIe et le XIXe corps reçoivent, à la tombée du jour, l'ordre de se replier et de prendre toutes dispositions pour repasser la Marne entré Saint-Gibrien, Sarry et Pogny.

L'épisode final de Maurupt-le-Montay.

Cependant toute l'armée du duc de Wurtemberg donnait contre l'armée de Langle de Cary ; c'était la dernière vague de l'immense marée allemande. Elle ne fut arrêtée qu'au prix de sacrifices héroïques qui donnent, à ce dernier spasme de la bataille de la Marne, quelque chose de particulièrement dramatique.

A partir de Sompuis, c'est le 21e corps français (13e, 43e, 23e divisions) qui fait désormais la jonction entre l'armée Foch et l'armée de Langle de Cary ; il enlève la cote 200, les fermes Pimbraux et Nivelet ; il s'empare de Sompuis et saute sur la voie ferrée ( C'est le 10 septembre au soir, au moment où les tirailleurs français de la 13e division Bacquet franchissent le passage à niveau à Sompuis, qu'un shrapnell tomba si malheureusement sur le groupe de l'état-major qu'il tua simultanément : le général Barbade, le capitaine Cocagne, le lieutenant Peticollot, le sergent-major Devinne et plusieurs soldats du 20e bataillon de chasseurs, tous appartenant à la 25e brigade; en outre, le colonel Hamon, le capitaine Limeson et plusieurs soldats appartenant tous à la 26e brigade ; enfin, le commandant Pajot et le lieutenant Haury du 62e régiment d'artillerie. Ils ont été inhumés, les uns auprès des autres, au lieu même où ils furent frappés.).

Au 17e corps incombe la mission de refouler l'offensive du XIXe corps allemand et du VIIIe corps sur Soudé-Sainte-Croix. Après une série d'engagements heureux dans le cours de la journée du 10, l'offensive générale est ordonnée à 17 heures. Toutes les troupes disponibles sont lancées en avant. La voie ferrée est franchie. L'attaque progresse rapidement malgré le canon ennemi. Le combat continue même la nuit. Dés le soir, on est en vue de Coole.

Le 12e corps seconde l'offensive du 17e et du 21e corps sur Sompuis et les Grandes-Perthes. Le colonel Dubois déclenche une attaque à 8 h. 40 du matin. Mais la violence de la canonnade ennemie brise un moment l'élan de la 48e brigade. Les pertes sont lourdes. Le colonel Dubois, le colonel Vernet sont blessés, le colonel Méric est mis à la tête de la 48e brigade. Dans la soirée, le terrain se déblaie et tout le corps progresse vers la voie ferrée.

C'est le corps colonial (général Lefèvre) et le 2e corps (général Gérard) qui ont à subir le plus fort de la contre-offensive allemande. Le duc de Wurtemberg, combattant au voisinage de l'armée du kronprinz, est résolu de procéder, en même temps que celui-ci, à l'effort le plus intense de la " pression inébranlable ". Les VIIIe et VIIIe de réserve, et le XVIIIe corps ont ordre de faire le possible et l'impossible pour briser le front de Joffre au point de jonction entre les armées du centre et les armées de l'est, c'est-à-dire juste à la jonction de Maurupt-le-Montoy. Une manœuvre a été montée qui longera la ligne du chemin de fer par Blesme et tâchera de tourner le point de résistance par le bois de Trois-Fontaines. :Mais Langle de Cary, prévenu, a paré le coup en rameutant tout ce qu'il a de disponible. Il a même donné l'ordre au 2e corps de rabattre sur le centre. En attendant, le corps colonial barre la route. Il prend même le parti de l'offensive et se jette sur Écriennes, dont il s'empare.

Langle de Cary a tremblé pour sa ligne à la jonction du corps colonial et du 2e corps (général Gérard). Nous avons dit les terribles combats soutenus par ce corps pour garder l'éperon de Maurupt-le-Montoy et pour maintenir sa liaison avec l'armée Sarrail. Le corps Gérard occupe un front extrêmement étendu au moment où le duc de Wurtemberg fonce sur lui pour en finir.

Et c'est le moment aussi où le kronprinz livre la bataille de nuit ! Langle de Cary, rappelant son 2e corps, lui a donné l'ordre d'abandonner Cheminon. C'est la fissure qui se crée juste au point que vise Wurtemberg. Heureusement celui-ci ne voit pas, ne devine pas, ou plutôt il ne peut pas.

D'ailleurs, Joffre a paré le coup : le 15e corps est maintenant entré en ligne. Gérard est soutenu vers sa droite. Il ne se résout même pas à quitter tout à fait Cheminon. Il y maintient quelques éléments avec ordre de se faire tuer jusqu'au dernier homme. Heure douloureuse, mais qui va devenir l'heure décisive. La bataille de la Marne, gagnée partout ailleurs, n'est plus accrochée que par cette dernière ronce qui traîne sur le sol.

Donnons le récit exact de ce suprême épisode.

Dès 3 heures du matin, l'ennemi attaque le 2e corps avec une violence inouïe et en pleine simultanéité avec l'offensive du kronprinz. Gérard donne au 19e chasseurs l'ordre d'éclairer aussi loin que possible sur le front. Que constate-t-il partout ? A Favresse, au Montoy, à Cheminon, au bois des Trois-Fontaines, des masses ennemies qui se précipitent sur nos lignes. Maurupt est pris à partie et la résistance fléchit. Cependant, à 10 heures, on tient encore. A 10 h. 20 arrive un ordre de l'armée :

 

" La 3e armée, qui s'est emparée de Mognéville le 9 au soir, attaque de Mognéville sur Contrisson. Il lui est impossible de relever à Cheminon le détachement du 2e corps qui a reçu l'ordre de partir. D'autre part, le succès de la manœuvre commencée sur la rive gauche de la Marne par la 4e armée exige que l'intégrité da front soit maintenue. Le 2e corps d'armée est invité à résister avec la dernière énergie sur les positions qu'il a organisées et défendues avec succès depuis quatre jours.

 

 

Il s'agit donc bien de la jonction des deux batailles, celle de l'ouest et celle de l'est, et c'est bien le centre qui est en cause et sur qui tout repose. Le général Gérard se porte de sa personne à Cheminon. Car là est le fil qui, si ténu soit-il, ne doit pas se rompre.

La situation s'aggrave. Les Allemands s'infiltrent sur Cheminon par Sermaize et les cotes 201 et 154. Le Montoy succombe. Toutefois, les Allemands paraissent ne s'y tenir qu'avec peine. Un effort de la 3e division (général Cordonnier) qui les balaierait assurerait le sort de la bataille. Ordre est donné à l'artillerie de la 3e division " de tirer sur le Montoy, si on peut le faire sans risquer d'atteindre les défenseurs de Maurupt ". Quelle angoisse ! Et cet ordre connexe : " Tenir, coûte que coûte, la lisière nord du bois des Petites- Loges. "

Le combat fait rage. Le canon tonne autour de la pente du Montoy devenu le but des deux artilleries adverses. II est 13 h. et demie. La 4e division fait connaître que le vide causé par la perte du Montoy va s'accentuer. D'autre part, Cheminon prévient qu'il ne peut plus tenir une minute de plus. Le général Gérard télégraphie à l'armée : " Je crains de ne pouvoir maintenir mon front ce soir. Favresse est attaqué par une infanterie que la 7e brigade contient difficilement. "

Donc à droite, au centre, à gauche, on ne peut plus tenir... mais on tient.

14 h. 15 : le général Gérard prend ses dispositions pour battre en retraite derrière la Marne. Or, voici qu'on reçoit un avis de la 4e division assurant qu'elle a réparé dans ses rangs le trouble causé par la perte du Montoy et qu'elle rentre en ligne.

Et, soudain, les bonnes nouvelles s'accumulent : la 3e armée annonce qu'elle va soutenir le 2e corps : " La 3e armée, avisée de la situation du 2e corps, fait savoir que son corps de gauche, 15e corps, progresse, qu'elle se propose de faire un effort vers Sermaize et qu'elle compte être en mesure de maintenir le front. "

Gérard respire. Et voici maintenant de non moins bonnes nouvelles de la 4e armée. " Les éléments du 2e corps d'armée qui ont été mis à la disposition du 12e corps seront rendus au, 2e corps le plus tôt possible. La réserve d'armée sera, dès demain, en état d'appuyer le général Gérard, s'il était trop pressé par l'ennemi. Mais qu'il tienne ! "

Donc l'ouest et l'est se donnent la main pour soutenir Gérard. Gérard, ayant tenu, ne va pas lâcher maintenant. A 22 heures, il reçoit le compte rendu de la 4e division de 19 h. 25 : " L'ennemi ne montre plus d'infanterie. Son artillerie est en état d'infériorité évidente. Nous avançons. "

C'est la victoire.

Donnons le sens profond de cette minute décisive. Gérard a tenu à Maurupt. Wurtemberg a attaqué de toutes ses forces ; mais, à bout de souffle, il a succombé. Joffre avait jeté à temps le 15e corps et barré la trouée.

Le 15e corps a calé à la fois Gérard et Sarrail. La bataille de la Marne s'achève donc par la jonction des deux armées : et c'est le 15e corps qui assure cette jonction. Ce que sont les affaires bien conduites !

Moltke est battu. II est battu parce qu'il n'a eu que des idées sans la vigilance et des desseins sans l'exécution. Le succès demande, plus peut-être encore que l'inspiration, l'exactitude et le soin. Chez Joffre, la France a trouvé la solidité, le jugement, la prévoyance et la sûreté. Le détail ne gêne jamais en lui le souci des grandes lignes. Au contraire, il le confirme. Secondé par des lieutenants dignes de lui, par des troupes incomparables, il a maintenu son armée en équilibre par un soin anxieux des liaisons. Pas de trou. Les verrous sont tirés partout. Par l'épisode final et qui n'est, en somme, qu'un fait de liaison, on peut juger du sens général de la bataille et du caractère des deux chefs. Ab ungue leonem.

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