VOLUME DEUX - CHAPITRE V - LA CRISE SUPREME AUX MARAIS DE SAINT-GOND - (9 septembre.)

Cette journée du 9 aux marais de Saint-Gond est pleine d'obscurité et les récits que l'on en a faits s'en ressentent. Il était extrêmement difficile aux chefs locaux de se rendre compte des résolutions prises dans le camp adverse, où l'on combinait à la fois la retraite et l'attaque à fond.

Il y avait dans ce qui se produisait chez l'ennemi une sorte de contradiction, puisqu'il paraissait se retirer à l'ouest tandis qu'il continuait à attaquer à l'est. On pouvait donc se demander si l'on n'était pas en présence d'un simulacre, sinon d'un " traquenard ". Ajoutez, pour compliquer encore une situation si anxieuse, la fatigue des troupes après cinq jours de combats qui n'avaient été qu'un long et sanglant piétinement sur place ; ajoutez la quasi-impossibilité du ravitaillement, la consommation inquiétante des munitions, l'énervement des projets conçus et inopérants, l'alternative des espérances et des déceptions, et enfin cette vie putride parmi des marais à demi desséchés, des plaines d'une blancheur éblouissante, la piqûre des moustiques, ces maux grands et petits supportés avec une ténacité héroïque, mais dont il semblait que l'on ne voyait pas la fin.

A la guerre surtout, c'est le dernier quart d'heure qui décide. Le général Foch le criait à tout son entourage ; il tenait son armée à bout de bras, à force de confiance raisonnée et d'autorité clairvoyante. Tout de même, les heures paraissaient longues et voilà que, au moment où on annonçait, de partout, la victoire des armées françaises et la retraite de l'ennemi, ici, il continuait à attaquer et à avancer !

Nous avons dit les péripéties de la journée du 8 à la 9e armée. A la tombée du jour, une lueur d'espoir était apparue. A la route n° 51, l'ennemi avait renoncé à ses attaques sur la cote de Mondement-Montgivroux, et ses troupes avaient été ramenées légèrement en arrière, alors que le cours de l'après-midi leur avait été si favorable. A droite, c'est-à-dire dans la région de Fère-Champenoise, l'attaque montée par le général Foch, sous les ordres du général Dubois, avait obtenu un réel succès : l'ennemi était contenu au sud de Fère et l'offensive de flanc avait dégagé la région des Sommes et sérieusement menacé les communications de l'ennemi.

On avait donc repris courage ; mais on n'en restait pas moins haletant et inquiet du lendemain, quand la lourde nuit du 8 au 9 septembre s'était abattue sur des régiments éreintés et décimés.

Le commandant de la 9e armée ne s'endormit pas. Ramassant dans son esprit l'ensemble de la situation, il comprit que ses propres ressources étaient maintenant insuffisantes pour obtenir le succès particulier destiné à se fondre dans la victoire générale. Il avait donc un double devoir : d'abord tenir et, on même temps, appeler à lui toutes les forces dont pourrait disposer en sa faveur le haut commandement, afin de réaliser le dessein qu'il avait formulé au général Joffre le 8 au soir : " J'attaque demain. "

Ses télégrammes et ses ordres libellés pendant la nuit avaient eu ce double objet :

D'abord sa propre armée : Les corps de la 9e armée doivent s'organiser le plus fortement possible sur les positions qu'ils occupent. Le 11e corps, en particulier, s'établira solidement, ainsi que le

9e corps autour de Fère-Champenoise, la 18e division autour d'Oeuvy. La division marocaine tiendra la côte de Mondement-Montgivroux et la gardera coûte que coûte.

Ensuite le grand quartier général : On lui demande des renforts urgents. Cas renforts sont en route ; ils prendront position à sa gauche et à sa droite. A gauche : ordre a été donné à la 5e armée de mettre à la disposition de la 9e armée le 10e corps, qui coopérera avec celle-ci comme il l'a fait dans la journée du 8. Le général Foch demande donc au général Franchet d'Esperey de faire relever par le 10e corps et la 51e division de réserve la 42e division (Grossetti), dont il se réserve de disposer pour sa manœuvre sur Fère.

A droite : la 6e division de cavalerie venant de Lorraine débarquera vers Brienne au cours de la journée et elle formera, avec la 9e division de cavalerie, un corps de cavalerie aux ordres du commandant de la 9e armée.

Voici donc que la 9e armée se reconstitue et doit être prête à recevoir de nouveau le choc de l'ennemi s'il se produit le 9 au matin.

Considérons dans son ensemble le front que forme cette armée : le 10e corps prend à sa charge la route n° 51; la 42e division quitte la route n° 51 où elle a tant et si bien travaillé, pour s'acheminer sur Linthes et Pleurs où elle va servir au dessein du général Foch. Le 9e corps et le 11e corps sont jetés en écharpe, à travers la ligne des marais de Saint-Gond et la ligne des Sommes. Ils bloquent étroitement Fére-Champenoise. " Le clou de la journée de demain, écrit Foch le 8 à 22 heures, va être de déboucher par Fère-Champenoise. Par conséquent, reporter dans cette direction les forces disponibles et toute l'activité. " Plus loin, à travers la trouée de Mailly, la 60e division de réserve appuyée par les deux divisions de cavalerie s'oppose à tout progrès nouveau de l'ennemi tout en se préparant à prendre la poursuite, s'il fléchit.

Ajoutons que la 9e armée est calée à gauche et à droite par les deux armées voisines. La 5e armée ne se contente pas de lui avoir cédé son 10e corps et l'une de ses divisions de réserve : elle prépare la belle manœuvre de flanc du 1er corps sur les hauteurs de Bièvre et sur Champaubert et Baye que nous avons décrite ci-dessus. De l'autre côté, Langle de Cary, après les beaux combats que nous allons bientôt raconter, est prêt à donner son effort suprême. Ainsi, une concentration se fait autour de la haute figure de Foch. L'ennemi sera chassé des marais de Saint-Gond ou il y périra.

 

Le plan des Allemands le 9, contre la 9e armée.

 

Mais quelle est, au juste, la disposition des esprits dans les deux armées ennemies opposées à Foch, l'armée Bülow et l'armée von Hausen, dans cette journée du 9 ? Qu'allait-on faire ? Qu'espérait-on encore ?

Ce que Foch ne pouvait que conjecturer, nous le connaissons, maintenant, d'après les révélations des deux chefs allemands qui eurent à prendre parti et à accepter, dès lors, la défaite.

Comme nous l'avons dit, Bülow voit, dès le 9 au matin, que la retraite s'impose ; mais, soit dessein de dissimuler le plus longtemps possible son projet à l'adversaire, soit difficulté de se décrocher sans précipiter ses troupes dans la panique, il donne l'ordre d'attaquer dans la matinée du 9, sur son centre, c'est-à-dire aux marais de Saint-Gond, et sur sa gauche, c'est-à-dire sur la route n° 77.

 

"Bien que la résolution de ramener en arrière la IIe armée fût prise dès le 9 au matin, écrit-il, l'avance victorieuse de l'offensive du centre et de l'aile gauche de la IIe armée fut encore continuée, d'abord et de toutes nos forces; lorsque l'ennemi fut repoussé partout, la IIe armée procéda, dans !'après-midi du 9 septembre, au mouvement en arrière en commençant par l'aile gauche."

 

C'est cette disposition qui donne, à la journée du 9, ce caractère si singulièrement tourmenté et troublé que nous allons voir se traduire dans le camp français.

Dans le camp allemand, entre le lieutenant-colonel Hentsch et Bülow, toutes les mesures sont prises avant midi pour la retraite, une fois que le coup de boutoir sera asséné. Le quartier général de von Bülow est transporté de Montmort à Épernay en passant par Moussy. " Le grand quartier général en fut alors avisé ", dit en propres termes von Bülow, ce qui tend à prouver que ce général agissait de son initiative propre. Et il ajoute : " Le décrochement se fit sans aucune difficulté. " Une forte artillerie et les arrière-gardes furent échelonnées de manière à couvrir la retraite et à garder les contacts avec l'ennemi jusqu'à l'entrée de la nuit. La nuit tombée, elles avaient l'ordre de quitter le terrain le plus rapidement possible, en se dissimulant à la faveur de l'obscurité. A une heure de l'après-midi, le corps de la Garde devait se mettre en mouvement par la route de Fère-Champenoise, Vertus, Avize, Athis et Tours-sur-Marne, et les trois divisions saxonnes (32e, 23e de réserve et 24e de réserve) du général Kirchbach, par l'est de cette route. Quant au Xe corps et à la 14e division d'infanterie qui combattent sur la route n° 51, ils ne commenceront leur mouvement de retraite qu'à 3 heures de l'après-midi.

Bülow, qui paraît très fier de cette marche (on triomphe comme on peut), vante le bon ordre qui y présida :

 

"Avec les premières troupes, dit-il, on atteignit environ la ligne de Mareuil-en-Brie-Vertus. Toutes les colonnes et le train franchirent la Marne avant la fin de la journée du 9 septembre. L'ennemi ne donna pas une poursuite sérieuse au centre et à l'aile gauche. C'est seulement sur la 13e division d'infanterie qu'il fit (il s'agit des combats de Margny) quelque pression, mais sans succès. Les contacts ne furent guère repris que dans la journée du 10 septembre."

 

A la IIIe armée (von Hausen), on était dans une ignorance à peu près complète de ce qui se passait à la droite de la grande armée allemande. Von Kluck et von Bülow gardaient pour eux le secret de leur retraite ; quant au grand quartier général, il cherchait toujours la formule de sa défaite et ne la trouvant pas, il gardait le silence. Von Hausen n'était renseigné que par les vagues radios qu'il déchiffrait au passage. Fier de sa fameuse manœuvre du 8 au matin, il se disait et se croyait toujours vainqueur (Colonel-général von Hausen, Souvenirs de la campagne de la Marne en 1914, précédés d'une étude critique par Frédéric M. Kircheisen.).

 

" La veille au soir, 8 septembre, écrit Kircheisen, le lieutenant-colonel Hentscb, qui faisait la tournée des différents commandements, était venu à la IIIe armée. On donnait l'ordre de continuer l'offensive si heureusement commencée. Quand on le mit au courant, il se montra très satisfait et ajouta à la dépêche ces propres paroles : " Situation et disposition d'esprit, à la IIIe armée, entièrement favorables. "

Puisqu'il en était ainsi et que, d'autre part, la situation était également satisfaisante à la 1re armée, il faut donc conclure que c'est l'état des choses à la IIe armée qui seul a pu déterminer Hentsch à inviter von Kluck a la retraite... Nous voici donc arrivés au nœud du drame et à ce point décisif qui demande encore certains éclaircissements : est-ce le général von Bülow, ou bien est-ce son chef d'état-major (mort depuis), le général von Lauenstein, ou bien est-ce le lieutenant-colonel Hentsch (également décédé) qui prononça la parole décisive et qui, croyant la partie perdue, fut d'avis qu'il n'y avait plus qu'à rompre la bataille ? Ou bien encore la décision vint-elle du chef du grand état-major général qui, justement, dans cette journée, avait reçu messages de malheur sur messages de malheur venant de Galicie ?

Les documents ne nous éclairent pas sur ce point. Ceux qui sont dans le secret des dieux savent que le colonel-général von Moltke, en voyant 1'échec de ses plans, eut une grande crise nerveuse et s'effondra moralement.

Puisque lui aussi compte parmi les morts de la Grande Guerre, il ne reste plus que le chef du bureau des opérations, 1e général von Tappen, qui pourrait nous expliquer pourquoi - pour ce motif unique qu'une armée était fortement malmenée par l'ennemi - toutes les autres armées allemandes de l'ouest durent être ramenées en arrière. C'est ce qui permit à nos adversaires, restés maîtres du champ de bataille, de célébrer une grande victoire. Sans aucun doute, à la 1re armée aussi bien qu'à la IIIe et aux autres armées voisines, les choses étaient dans un état tel que l'on eût pu compter sur une heureuse issue de la bataille. "

(Tel est le récit de Kircheisen. Et voici précisément la réponse de von Tappen :" Le 8 septembre la situation de la IIe armée est critique. La général von Moltke envoya un officier de son état-major (Hentsch) aux quartiers généraux des armées de droite avec mission de s'orienter sur la situation des armées et, dans le cas où des mouvements de retraite auraient été ordonnés par les commandants d'armée, d'agir pour que l'arrêt simultané des armées soit combiné entre elles. Dans ce cas, la question se posait, pour la 1re armée, de se diriger sur Soissons. Cet envoi fut précédé d'un exposé de la situation générale d'où il ressortait qu'il s'agissait de persévérer et de mettre obstacle à tout mouvement de retraite. " Cet officier n'a jamais eu qualité pour approuver ou ordonner de la part du grand quartier des mouvements de retraite des armées ; il n'aurait pu, du reste, recevoir de pareils pouvoirs. Le grand quartier n'a jamais ordonné un mouvement de retraite qui ne fût fixé formellement. L'officier envoyé a du reste, nié plus tard avoir donné un tel ordre de la part du quartier général, à aucun commandant d'armée. Quand il arriva au quartier général de la Ire armée les ordres de retraite étaient déjà donnés par le commandant de cette armée. (Toute la question est là : c'est von Kluck qui a été battu le premier et c'est ce qui résulte comme on l'a vu, de notre propre enquête. Le commandant de la Ire armée présente les faits d'une façon différente. Les événements qui se sont passés au quartier général de la Ire armée n'ont pas été éclaircis à l'époque et ne le seront jamais en raison de la mort de l'officier dont il s'agit.

Le commandant de la IIe armés n'a jamais nié avoir donné lui-même l'ordre de retraite de sa droite, en raison des événements. A cette époque, le grand quartier n'était pas en situation d'intervenir d'aucune façon. La bataille était en cours; les réserves du grand quartier général étaient, il est vrai, en route mais non en place. Une intervention dans les événements du combat aurait été précipitée; elle ne pouvait avoir lieu qu'en connaissance de la situation de l'ensemble... "

Il est intéressant de rapprocher de ces affirmations la lettre de Tirpitz qui donne l'état d'esprit du grand quartier général à ce moment : " Ici, on est toujours dans un grand souci; on dit que la 1re armée a voulu avoir sa propre victoire et n'a pas pensé suffisamment à la situation de l'ensemble. " (C'est donc encore la responsabilité de von Kluck qui est en cause.)

Von Tappen ajoute, qu'aujourd'hui avec les enseignements de la guerre de tranchées, le trou de 16 kilomètres entre les deux armées aurait pu, à son avis, être bouché. La nouvelle du repli de la IIe armée et de la poursuite de l'ennemi n'arrive à Luxembourg que le 9 à midi. On prépare les ordres en vue d'une retraite éventuelle ; mais on ne les envoie pas (preuve de ce que nous avons dit au sujet des hésitations du grand quartier général) et, le soir, le grand quartier général n'a pas mis en question l'idée d'une retraite générale; bien plus, les IVe et Ve armées et, si possible, la IIIe doivent agir offensivement. Dans cette situation tendue aux deux flancs, le vainqueur serait le plus tenace. Hentsch arrive à Luxembourg le 10 à midi; c'est, dit-il le rappel du IXe corps qui a causé le trou entre les deux armées et nécessité la retraite (donc responsabilité de von Kluck). Avant de prendre, d'après ce rapport, des décisions vitales, Moltke veut se rendre compte personnellement de la situation ; il part le 11 de bon matin et visite les Ve, IVe et IIIe armées. II donne l'ordre de retraite générale du quartier général de la IIIe armée à Suippes. Il voit ensuite Bülow à Reims, et ne fait que confirmer ses décisions. Il rentre malade à Luxembourg. Dès le 13, Stein le remplace et, le lendemain, Falkenhayn prend la direction des opérations.)

II ne s'agit pas de discuter le point de vue de von Hausen accusant spécialement son voisin von Bülow. Chef particulier, ignorant de la situation générale, empruntant son récit à celui de von Kluck non moins partial et intéressé, il ne peut avoir une vue complète des choses ; visiblement, il n'a pas même pris la peine de s'instruire du véritable sens des opérations et de la situation exacte de part et d'autre, depuis Amiens jusqu'à Lunéville. Il plaide sa cause, sa propre cause, en l'isolant. Mais ce qui importe, c'est de voir, dans son récit, comment la décision de battre en retraite arrive jusqu'aux quartiers généraux et comment elle est interprétée par eux. Ils ne reçoivent ni un ordre général, ni une directive quelconque ; des bruits se répandent, des radios sont surpris, des replis locaux sont constatés : un lieutenant-colonel va d'armée en armée " muni de pleins pouvoirs " ! Et la chose est décidés ! Ou plutôt, tout le monde s'abrite derrière une décision qui n'a même pas été formulée par écrit... Et voilà ce fameux haut commandement allemand, auquel un peuple entier a confié sa destinée et par la volonté duquel des centaines de milliers de vies ont été sacrifiées !

Von Hausen donne naturellement la situation comme excellente à sa propre armée, le 8 au soir. Il ne tient aucun compte du succès de la contre-attaque de Foch sur Fère-Champenoise : c'est à peine s'il fait allusion au rappel, par Bülow, de la 2e division de la Garde qui découvre sa propre aile droite et à la retraite du VIIIe corps qui découvre son aile gauche ; et il montre son armée reprenant l'offensive le 9 dans la matinée jusqu'à cette heure fatale de 1 h. 20 de l'après-midi où son quartier général reçoit, à Châlons,

" aussi inopinément que mal à propos ", le télégramme sans fil ainsi conçu : La IIe armée commencera la marche en arrière droite Damery.

Kircheisen ajoute seulement qu'on prit aussitôt, à la IIIe armée, les dispositions pour la retraite, non sans glisser cependant ces quelques mots qui indiquent tout ce qu'il a sur le cœur :

" C'était la fin. Bien que la situation fût excellente sur le front, il fallait tenir compte da cet ordre. C'est le cœur gros que le chef de la IIIe armée,

qui depuis quelques jours était très malade du typhus, donna également l'ordre de la retraite. La IIIe armée, jusqu'alors victorieuse, commença sa marche sur les positions indiquées par le grand quartier général. L'état-major allemand n'a malheureusement, plus tard, rien fait pour s'opposer à la légende qui s'est formée peu à peu, disant que c'était la faute de l'armée saxonne et de son excellent chef si nous avions perdu la bataille de la Marne."

Cette légende se répandit, en effet, de telle sorte que l'on attribua à l'empereur Guillaume ce propos : " Ce pauvre von Hausen, il ne lui reste plus qu'à se faire sauter la cervelle. "

 

Fin de la bataille des marais de Saint-Gond, le 9 septembre.

 

L'état d'esprit dans les hauts commandements allemands étant, maintenant, mis au clair, nous n'avons qu'à suivre sur le terrain l'application de ces étranges et vacillantes volontés pendant la journée du 9.

Cette journée prend, naturellement, un caractère très différent, selon qu'il s'agit de Bülow ou de von Hausen. Bülow sait, dès le matin, qu'il se bat pour la retraite, tandis que von Hausen, n'ayant guère reçu que des radios obscurs dans la matinée, y va bon jeu, bon argent jusqu'à 1 h. 20. Les faits se subordonnent à ces dispositions si différentes de chacun des deux chefs.

L'armée Bülow, ayant perdu Montmirail et décidée à se replier vers Champaubert et Épernay, est toujours sur la route 51 le 9 au matin. Elle conserve aussi une position assez forte aux marais de Saint-Gond. Comment va-t-elle se décrocher ?

Nous avons dit d'autre part, que le haut commandement français entend se servir de son succès sur le massif pour dégager La plaine. Il emploie à cet effet, des deux corps de droite de la 5e armée, le 1er corps (général Deligny) et le 10e corps (général Defforges) qui, tous deux, ont reçu l'ordre de venir en aide à l'armée du général Foch. Nous avons vu le 1er corps exécutant cet ordre et, après un mouvement vers le sud-est autour du ru de Margny, collaborant, par une attaque de flanc sur l'armée Bülow, à l'offensive de la 9e armée par la route n° 51. C'est ainsi que le massif commence à tomber sur la plaine.

 

 

Au même moment, le 10e corps (général Defforges), qui opère à droite du 1er corps et rattaché en partie au 1er corps, en partie à la 9e armée, participe à fortiori à ce même mouvement. Ainsi, Foch, solidement appuyé et consolidé, commence la journée du 9 à sa gauche en tenant tête, d'abord, à la droite de l'armée Bülow et en la refoulant ensuite.

Suivons donc les combats de la route 51, tels qu'ils sont livrés par le 10e corps et par les forces qui lui sont jointes. En deux mots, de ce côté, la manœuvre du général Foch, tendant à dégager la route 51, se traduit par l'ordre donné à la 42e division (général Grossetti) de faire un vigoureux à droite en arrière de la division marocaine et de se porter sur le front Linthes-Pleurs. C'est la manœuvre de la veille qui recommence, c'est-à-dire que Foch se prépare à donner un coup de pointe de gauche à droite à travers les marais de Saint-Gond pour crever la poche que fait l'offensive ennemie dans la région de Fère-Champenoise. C'est " le clou de la journée ". Nous y reviendrons. En réalité, la 51e division de réserve seule relèvera la 42e division ; car le 10e corps reste très occupé sur la route n° 51.

Mais, au même moment, Bülow, pour se décrocher, ordonne, comme nous l'avons vu à ses corps de droite, Xe corps et 94e division (celle-ci au sud d'Etoges), d'attaquer avec toutes leurs forces sur la route n° 51 ; de telle sorte que l'on peut croire, dans le camp français, que rien n'est fini et que tout recommence : d'autant plus qu'une canonnade extrêmement violente retentit sur tout le front et rend le terrain, autour de la route 51, pour ainsi dire inabordable jusqu'à une heure avancée de la journée.

Malgré tout, le 10e corps, aidé par la savante manœuvre du 1er corps, n'en accomplit pas moins entièrement la mission qui lui a été confiée. Dès la première heure de la matinée, le général Defforges, laissant la 19e division à la disposition du 1er corps, donne l'ordre à sa 20e division et à la 51e division de réserve de pousser, aussi vite que possible, une vigoureuse offensive sur le front Bannay-Baye : on franchit les Grandes-Garennes et le défilé de Soizy-aux-Bois est dégagé. La 20e division déboucherait du front le Thoult et Corfélix à 5 heures et demie et attaquerait aussitôt sur l'axe Bannay-Champaubert ; la 51e division déboucherait ensuite à 7 heures, au nord des Grandes-Garennes (Corfélix, Soizy-aux-Bois), pour attaquer sur l'axe le Reclus-Baye. Pour plus de sûreté, on organise définitivement le plateau de Charleville. Au moment où cette offensive se développe autour du plateau

de la Pommerose, l'ennemi, par une canonnade intense, arrête le 2e d'infanterie (mort du colonel Poncet de Noailles, commandant le 47e d'infanterie); en même temps, une fusillade nourrie part de la ferme de Belin et du bois à l'est de le Thoult. Ces feux combinés empêchent la 40e brigade de déboucher sur le Thoult et Bannay.

Cependant, le 1er corps, comme nous l'avons dit, progressait à gauche sans difficultés. La 19e division qui lui est rattachée a traversé le Petit Morin et a trouvé la rive nord évacuée par l'ennemi à l'ouest de le Thoult. Il est 11 h.30 ; il faut en finir avec une résistance qui commence à paraître moins sûre d'elle-même. Le général commandant la 20e division (général Rogerie) donne l'ordre à la 40e brigade de franchir le Petit Morin à le Thoult, et de se rabattre sur l'aile droite de l'ennemi par les Petites-Censes et Bannay : c'est le mouvement identique à celui que prononce à sa gauche le 1er corps. La 39e brigade contiendra l'ennemi à Corfélix et le reste des troupes débouchera sur les Petites-Censes, tandis que l'artillerie divisionnaire, s'installant au nord du Petit Morin, prendra le Xe corps allemand d'enfilade dans la direction de Baye et Champaubert. Un dur combat d'artillerie s'engage avec les dernières batteries ennemies couvrant la retraite et tirant à la volée.

Enfin, à partir de 18 heures, le Xe corps allemand (von Emmich) fléchit sur tout le front du 10e corps français. Les Culots et Corfélix sont franchis par la 39e brigade. A la 40e brigade, le 2e régiment, après avoir passé le Petit Morin, gravit les pentes nord en formation échelonnée, la droite en avant. La 19e division a jeté son artillerie entre Vauchamp et Fontaine-au-Brou. C'est donc le terrain ouvert et la 20e division débouche à son tour sur les Petites Censes et Bannay.

Voilà que Champaubert devient le nouvel objectif. A partir de ce moment, on constate partout la retraite de l'ennemi. Le 2e et le 47e pénètrent dans Bannay à 18 heures et demie. La 19e division, s'étant rabattue à l'est par le bois de le Thoult, tient sous son feu la route de Champaubert. On ramasse des arrière-gardes et les épaves de la retraite ennemie : matériel, blessés, prisonniers capturés en grand nombre, tout indique que cette retraite a été singulièrement précipitée.

De même, malgré la violente attaque de Bülow sur la route 51 dans la matinée, vers Saint-Prix et Oyes, la 51e division de réserve, substituée à la 42e division, a progressé pendant toute la journée et a fini par s'emparer de Baye à la tombée du jour. Champaubert est donc entouré de partout. La manœuvre de liaison du massif à la plaine a pleinement réussi : la IIe armée allemande, menacée sur son flanc droit, a cédé sur l'objectif principal de la bataille, la route 51 ; elle est battue, et ce qu'elle sauve ce ne sont plus, de l'aveu de son chef, Bülow, que les débris et la ruine d'une armée.

Le général Foch suit avec une attention extrême ce qui se passe à sa gauche, à la route 51. Il sait que l'ennemi est battu précisé ment à la jonction de son armée et de la 5e armée, et pourtant, il le trouve toujours devant lui. Il faut encore demander un effort à des troupes épuisées ; on ne réalisera le succès final qu'à force de ténacité et par un incomparable esprit de sacrifice. Heures terribles qui trempèrent, une fois pour toutes, l'âme des soldats, des chefs et du pays !

Le plan de Foch, pour cette minute suprême, est de pousser toute son armée d'ouest en est pour enfoncer la poche qu'a faite, la veille, dans son front, la IIIe armée allemande au sud de Fère-Champenoise. C'est pourquoi il prescrit au 10e corps, comme nous venons de le dire, d'attaquer au nord des marais de Saint-Gond, à la 51e division de réserve de prendre à partie le front Saint-Prix-Baye, cependant que la 42e division, ainsi dégagée, devra, pour 13 h. 45, attaquer, en partant de Pleurs-Linthes, l'éperon qui, de Linthes, se dirige vers Connantre. En même temps, le 9e corps (général Dubois) marchera en force vers Fère-Morains-le-Petit, et le 11e corps, fonçant au sud d'Oeuvy, poussera face à l'est. A l'extrémité orientale, la 6e division de cavalerie débarquée vers Brienne, et formant avec la 9e division de cavalerie un nouveau corps, fera pression sur l'ennemi face au nord et l'encerclera dans la région au sud de Fère.

N'est-ce pas une des plus belles et claires conceptions d'une bataille tactique, d'une bataille qui doit être décisive, et cela à la fin d'une étreinte épuisante quand il semble que tous, chefs et soldats, doivent être à bout d'efforts et d'imagination ?

 

CARTE IGN, autorisation 80-7114

 

Comment cette belle pensée se réalise-t-elle sur le terrain ? Suivons les alternatives de cette journée dans les documents de chaque corps et jusque dans les carnets de route.

La sanglante journée du 9 se lève dans une brume épaisse, une brume opaque et chaude où l'on dirait que l'évaporation du marais remplit l'atmosphère et la rend plus étouffante. L'éclair des coups de canon la perce dès la première heure du jour et les corps réveillés rudement d'un sommeil de plomb se mettent en mouvement pour le devoir suprême.

A gauche, le 10e corps (20e division) va prendre la direction de marche en éventail pour accomplir la manœuvre qui doit aborder l'ennemi en direction de flanc Champaubert-Montmort :

 

" Marche en avant, écrit le commandant Jeanpierre, du 71e. Les Allemands sont en retraite, laissant des blessés et des caissons. Après le passage du Petit Morin, nous traversons Fontaine-au-Brou et tombons devant Janvillers (la Boularderie, la Roquetterie) sur une arrière-garde fort bien postée qui nous arrête tout l'après-midi avec du canon et des mitrailleuses. Notre artillerie entre en action très tardivement et son tir trop court nous gêne beaucoup. Le soir, l'ennemi se dérobe ; et nous, par une courte, mais très dure marche de nuit, nous allons coucher à la ferme du Bouc-aux-Pierres, près de Champaubert. "

 

Nous avons dit la pénible situation pour le 41e qui se heurte dans la matinée à la contre-attaque allemande. Le 71e a encore, lui aussi, de mauvaises heures : " Bataille à Boissy-le-Repos, lisons-nous sur un carnet de route : l'artillerie lourde ennemie nous rend la progression difficile. "

Les conditions dans lesquelles se produisent ces rencontres avec les arrière-gardes munies d'artillerie et de mitrailleuses, sont parfaitement décrites dans le court récit de ce combat de Boissy-le-Repos-la Morlière, qui décide de la possession de la route de Champaubert. Il s'agit du 41e régiment d'infanterie :

 

" Le bataillon avait reçu l'ordre de contourner la cote 234, près du bois du Mont, et de reconnaîtra le village la Morlière. On venait de signaler au commandant Bernard la présence d'une batterie allemande au nord de Fromentières. La nouvelle batterie découverte est gardée par un soutien de cavaliers arrêtés à la ferme de la Grange-aux-Prêtres. Les 7e et 8e compagnies s'engageaient dans les bois, lorsque la batterie allemande et plusieurs mitrailleuses ouvrirent un feu violent sur elles. La troupe subit un flottement et fut disloquée malgré les efforts des officiers, Avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, le capitaine Roubichon, qui rassemblait sa compagnie, était atteint d'une balle dans la poitrine et succombait en quelques secondes... Après la surprise qui avait coûté la vie au capitaine, le régiment, poursuivant sa mission, était arrivé a la Morlière ; les 10e et 12e compagnies se déploient à l'est du village, les 9e et 11e à l'ouest... Les Boches se replient précipitamment. Notre bataillon est reparti cantonner dans le groupe des grosses fermes du Mesnil qu'il occupe à minuit. Pendant toute la nuit, de gros convois allemands devaient défiler à 500 mètres au plus de ces fermes, sans que nos hommes éreintés s'en doutent. Si, par bonheur, on avait eu ce renseignement, nous pouvions les cueillir sans effort ; mais on ne connut le fait que le lendemain matin, par un paysan qui avait assisté à ce défilé, ignorant complètement la présence des Français à proximité. "

 

On voit à quel point la retraite et la poursuite se trouvaient mêlées. La manœuvre française réussissait, puisque l'ennemi était nettement enfoncé et tourné en direction de Montmort. Les fermes du Mesnil sont beaucoup au delà de Champaubert et à proximité de Montmort. Grâce à la marche vigoureuse du 10e corps, qui avait fait plus de 20 kilomètres sans cesser de combattre dans cette journée du 9, l'armée de von Bülow était rejetée sur Épernay. Toute reprise de liaison avec l'armée von Kluck lui était donc devenue impossible.

Ainsi, l'ensemble du mouvement se dessine : 1° par le 1er corps qui, en direction de Bièvre, est en route sur Corrobert ; 2° par le 10e corps qui, en dépassant Champaubert, est en route sur Mont mort ; 3° par la 51e division de réserve qui fait pivot à Soizy-aux-Bois et qui, ayant dégagé la route des Grandes-Garennes, va se mettre en mouvement, face à l'ouest, sur Aulnizeux. Donc la manœuvre est dégagée du côté de l'ouest. Mais, dans la matinée du moins, elle reste encore en suspens à l'est.

 

La manœuvre de Foch contre la poche de Fère, le 9 septembre.

 

La situation est si obscure en effet de ce côté, que le général Foch a décidé de monter la grande attaque de flanc dont nous avons indiqué tout à l'heure le schéma. L'instrument principal de cette manœuvre sera la 42e division (général Grossetti) dont nous avons vu le rôle si remarquable pendant les trois jours de la bataille à la route n° 51 et à la ferme Chapton. " La 42e division, a communiqué le général Foch à ses lieutenants à 10 h. 15, est en route depuis 8 h. 30 et sera en mesure d'agir vers midi. " Voici donc le mouvement en pleine exécution. Mais la 42e division franchissant la crête entre Broyes et Sézanne, n'arrivera, par suite du retard que nous allons expliquer, sur le front Linthes- Linthelles, que vers 16 heures. Les heures et la route sont précisées par le carnet de route d'un artilleur du régiment (colonel Boichut) :

 

" Le matin, nous partons à l'assaut au nord de Soizy-aux-Bois. C'est notre aile gauche (l0e corps) qui a bien marché. A midi, nous nous replions en deuxième ligne pour nous reposer un peu. (Mais il ne s'agit pas de repos : la manœuvre commence.) Subitement, à 2 heures, ordre de départ. Nous traversons Sézanne au grand trot, faisant 12 kilomètres en cinquante minutes, coupés seulement par 500 mètres au pas. Cela nous coûte, du reste, 6 chevaux. Les obus tombent très fort. Nous bivouaquons à la droite de nos lignes. "

 

A la suite d'une conférence tenue à Linthelles et à laquelle assistent le colonel Weygand, chef d'état-major de l'armée, le général Dubois, commandant le 9e corps, le général Grossetti et un représentant du 11e corps, la division Grossetti débouchera seulement vers 18 heures du front Linthes-Linthelles, en formation articulée vers le front Pleurs-cote 104, à 1 kilomètre de Connantre. Son artillerie sera immédiatement engagée et ouvrira le feu en direction de Fère-Champenoise. Voici comment s'explique le retard. Depuis le matin, la division marocaine et le 9e corps, derrière lesquels doit progresser la 42e division, étaient engagés en de durs combats dans la région de Mondement-Marais de Saint-Gond. On avait appris, dans la nuit, que la 6e armée maintenait le terrain conquis, malgré de violentes attaques, que la 5e armée progressait sur le flanc et les derrières de l'ennemi tandis que, la 4e armée commençait à gagner du terrain vers Vitry-le-François et Châlons-sur-Marne. Cela suffit pour indiquer que, conformément aux ordres du général Foch, il fallait tenir à tout prix. Le 9e corps, en particulier, maintenant que la 42e division avait reçu l'ordre de quitter la route n° 51, devrait se tenir en liaison avec la division marocaine tenant le bois de Saint-Gond, Montgivroux et Mondement et arrêter toute offensive de l'ennemi dans cette direction.

 

Les allemands attaquent et sont contre-attaqués à Mondement.

 

C'est alors que, selon les ordres da von Bülow relatés ci-dessus , se produit le dernier effort de l'ennemi sur la route 51. Dès l'aube du 9, la division marocaine était violemment attaquée. Disposant de deux groupes d'artillerie dont l'un laissé par la 42e division, elle s'était maintenue et fortement organisée sur la côte de Montgivroux, de façon à interdire le débouché des marais. Mais les liaisons étaient très compromises avec le groupement Fellert, que les attaques de la veille avaient rejeté et gravement désorganisé. Profitant de cette situation l'ennemi bouscule les tirailleurs des bataillons Jacquot et Toulet qui refluent jusqu'à la lisière du bois au sud de Mondement. L'ennemi fonce désespérément et occupe le village et le château de Mondement. A 6 heures, les Allemands s'y installent, les garnissent de mitrailleuses qui balayent les abords et les lisières des bois voisins, ainsi que la route de Mondement à Broyes. En pleine victoire, voilà donc que ce couloir si important, la route n° 51, va laisser passer l'ennemi ! Désespérant" issue de tant et si nobles efforts !

Le général Humbert demande un renfort immédiat.. Tandis que les yeux sont tournés à droite pour monter la grande manœuvre sur Fère, voilà qu'il faut regarder à gauche et intervenir en arrière pour sauver la route de Sézanne ! Le général Dubois se décide donc à mettre de nouveau, à la disposition du général Humbert, les bataillons du 77e qu'il faut faire revenir de Saint-Loup. En attendant, on se servira des éléments disponibles de la 42e division, qui passe, en train d'accomplir son mouvement vers l'est : le 19e bataillon de chasseurs à pied est dirigé sur Montgivroux, le 16e sur Mondement. Les batteries de 75 de la 42e division prennent à partie l'ennemi. Cette aide momentanée permettra de gagner le temps nécessaire à l'arrivée du 77e.

L'instant est décisif. Souvent les fins de bataille dépendent d'un incident de cette nature. L'attaque allemande est d'une telle violence qu'on ne peut supposer que les ordres sont déjà donnés pour la retraite. Si l'ennemi venait à occuper la crête d'Allemant qui domine toute la plaine à l'est, qu'arriverait-il ?

L'artillerie française, renforcée au maximum, tire à toute volée, barrant les débouchés d'Oyes, de Saint-Prix, de la crête du Poirier et du bois de Saint-Gond. Le colonel Barthal, qui dirige ce tir, tombe mortellement frappé.

 

" Le général Humbert a prescrit au général Blondlat de contre-attaquer Mondement. Mais la poussée de l'ennemi est telle, qu'au moment où la contre-attaque va être déclenchée, les tirailleurs algériens, qui sont à cheval sur la route de Reuves à Mondement, cèdent et reculent en désordre. Le général Blondlat intervient en personne et rétablit la situation. Mais il doit renoncer à contre-attaquer et se borne à maintenir la position. Le 77e arrivera-t-il à temps? (Général A. Dubois, Deux ans de commandement sur le front de France, 1914-1916.)"

 

Le colonel Lestoquoi a obtenu de ses soldats un effort inouï. A 11 heures, la tête de colonne débouche sur le terrain et déjà l'on sent que l'ennemi est contenu ; il va céder bientôt. Le colonel Lestoquoi a fait lui-même le récit de la belle page d'histoire qui mit le sceau aux durs combats de la route n° 51.

 

" Le 9 septembre à 8 h. 30 du matin, le colonel du 77e recevait l'ordre de se mettre à la disposition du général commandant la division du Maroc, vivement engagée à Mondement, qu'elle avait perdu ainsi que le château. Les deux bataillons, pour arriver plus vite, gravissent l'à-pic de Broyes et arrivent à Broyes même à 11 heures. ordre est donné par le général Humbert d'avancer par la clairière de Montgivroux et, en agissant de commun accord avec l'artillerie, de se porter sur le flanc de l'ennemi.

On rallie les zouaves et les tirailleurs dispersés dans les bois et, avec ce qui reste du bataillon Enaux (208e), on progresse par la lisière nord du bois de Mondement. L'artillerie bombarde le village. On est aux approches. Humbert ordonne, à 13 h. 30 d'enlever le village et le château et de nettoyer la lisière nord-ouest du bois d'Allemant. A 14 h. 30, le colonel Lestoquoi rend compte au colonel Eon que son attaque est préparée et demande l'appui efficace de l'artillerie. La commandant de Beaufort, après la préparation d'artillerie, lance le 2e bataillon du 77e et deux compagnies de zouaves à l'attaque du château. Le colonel Lestoquoi l'appuie avec cinq compagnies. Les Allemands, barricadés dans le château, laissent venir et, par une terrible rafale, déciment le 2e bataillon et tuent 6 officiers dont le commandant de Beaufort et le capitaine de Montesquieu. Un moment de recul vers le bois. Mais le colonel Lestoquoi se jette en travers du repli; tout le monde s'arrête ( Voy. le récit de ce combat par le sergent Carré dans Ginisty, p. I72.).

Que faire ? On amène une pièce traînée à bras dans la grande allée du château et à 400 mètres, commence un tir d'obus explosifs ; une autre section tire du sud du parc. A 18 h. 30, le colonel Lestoquoi lance trois compagnies sur le château et quatre compagnies sur le village. Avec la dernière compagnie (capitaine Chausse), il attaque lui-même la grille du château. Le mouvement est si rapide que l'ennemi ne tient plus. Il fuit de toutes parts, baïonnettes aux reins et vient tomber sous les feux d'enfilade des compagnies du colonel Éon et sous le feu des mitrailleuses des zouaves qui balaient le chemin de Reuves. A 19 heures, le silence n'est plus interrompu que par les cris des blessés. Les pertes des troupes de la Garde et du Xe corps qui avaient défendu la cote d'Allemant, le village et le château de Mondement sont très lourdes. A 19 heures, le colonel envoyait ce compte rendu : " je tiens le village et le château de Mondement ; je m'y installe pour la nuit. " Un peu avant la nuit, on apercevait une colonne ennemie se dirigeant vers l'est par Coizard et prenant part au mouvement général de retraite, ordonné par Bülow. "

 

Ce fait d'armes héroïque couronnait les terribles combats de la route n° 51. Le colonel Lestoquoi remettait Mondement et le château aux mains du général Humbert. Mondement fut la borne où s'arrêta l'invasion allemande.

 

Le 9e corps enlève Fère-Champenoise.

 

Cependant, ni Foch, ni Dubois n'oubliaient la manœuvre de flanc qui devait crever la poche de Fère-Champenoise.

Von Hausen, nous ne l'avons pas oublié, ne songeait nullement à la retraite. Au contraire, ayant reçu le renfort de la 24e division de réserve, il indiquait au groupement von Kirchbach une direction d'attaque sud-ouest, vers Sézanne, pour seconder Bülow à la route 51.

Dès le lever du jour, la lutte d'artillerie revêt une intensité inouïe. La 52e division, poursuivant son succès de la veille, tente vainement d'occuper la cote 161 et la gare de Fère-Champenoise. On apprend que le 11e corps attaqué, lui aussi, par des forces considérables, est obligé d'abandonner une partie du terrain conquis la veille. Il a dû rétrograder dans les bois au nord de Fresnay et aux abords de Salon. Salon ! Mais c'est la trouée de Mailly en péril : c'est Arcis-sur-Aube à découvert !

A 10 heures, la 17e division et la 52e ont dû se replier sur la ligne Mont-Août fermes Nozet et Sainte-Sophie. Et l'ennemi est en marche sur Mesnil-Broussy ! La pression est de plus on plus forte, une artillerie considérable bat toute la plaine. C'est l'heure d'angoisse.

Heureusement, la manœuvre de Foch commence à se dessiner. A 10 h. 15, il télégraphie à son lieutenant, le général Dubois : " La 42e division arrivera bientôt sur front Linthes-Pleurs. Elle sera en mesure d'agir vers midi. Quelle que soit la situation du 11e corps, je compte reprendre l'offensive avec la 42e division sur Connantre et Corroy, tandis que le 9e corps attaquera sur Morains-Fère-Champenoise. Le 10e corps, qui a libéré la 42e division, est à notre disposition. Il reçoit l'ordre d'appuyer à sa droite la division marocaine. "

Voilà donc le glissement d'ouest en est et du massif sur la plaine qui va produire tous ses effets. On se battait pour cela depuis trois jours ! Foch avait toute sa manœuvre admirablement en mains.

Dubois accourt de son poste de commandement de Linthelles. II prescrit de tenir, coûte que coûte. " Aucune défaillance ne sera tolérée. " Il établit la liaison entre son propre corps, la 42e division, et le 11e corps par le 7e hussards au sud de Connantre.

Les nouvelles sont d'ailleurs excellentes. Les prisonniers, de plus en plus nombreux, apprennent que l'armée ennemie, ayant marché et combattu sans relâche, est à l'extrême limite de la fatigue. Les régiments sont mélangés, le commandement désorienté et surpris par la vigoureuse offensive française. Ces bonnes nouvelles sont répandues dans la troupe. Encore un effort, et c'est la victoire !

A partir de midi, la violence de l'attaque ennemie redouble (ne pas oublier que l'heure de la retraite ne sonne qu'à une heure et demie). Von Hausen, qui s'est emparé de Mailly et d'Oeuvy, a reçu deux appels désespérés de Bülow, à 9 heures et à 11 heures, pour faire obliquer toutes les forces de Kirchbach face à d'ouest, afin de soutenir la IIe armée. L'effort ennemi se concentre ainsi sur le 9e corps français. Pertes considérables ; régiments détruits de moitié, certains de trois quarts ; les routes sont encombrées de blessés, plus de réserves, plus une compagnie disponible. Et une dépêche annonce que la 42e division est en retard ! - nous avons dit pourquoi.

A 13 h. et demie, " angoisse à son comble ", dit la relation du général Dubois. C'est juste l'heure où la retraite de Kirchbach devrait être commencée, selon l'ordre que lui a donné Bülow. Mais Kirchbach, en accusant réception de l'ordre à von Hausen, lui a dit qu'il tiendrait jusqu'à 16 h. et demie. Et la bataille continue. On plie au Mont-Août. Le général Dubois ordonne à Battesti de se rétablir à tout prix au mont Chalmont. Le général Moussy ramène ses troupes à l'assaut au prix de sacrifices terribles (le colonel Graux, les commandants Noblet et Pons, sont frappés). Les débris du 135e refluent jusqu'à Linthes. Moussy se cramponne sur les pentes de Sainte-Sophie. Les fantassins ennemis s'infiltrent encore par la vallée de la Vaure, mais sont contenus par le tir du 75.

Il est 15 heures. Les éléments de tête de la 42e division dé bouchent enfin sur Linthes-Pleurs. Un maître de l'art a réglé cette entrée magnifique. Grossetti a l'ordre d'attaquer de cette région dans la direction de Connantre-Oeuvy, et il sera secondé par tous les éléments disponibles des 9e et 11e corps.

L'attaque, ainsi préparée pour 16 heures, à Linthelles, par Weygand, Dubois et Grossetti, avait pour but, dans l'esprit de Foch, de jeter dans le flanc de von Hausen une masse de sept divisions (17e, 52e, 42e, 21e, 18e, 22e, 60e). Mais la 42e division ne devait atteindre la ligne Pleurs-cote 104 qu'à la nuit, d'où l'impossibilité de déclencher le mouvement du 11e corps à sa droite. Seul, le 9e corps attaque à 18 heures, couvert à droite par la marche en échelon de la 42e division. Toute l'artillerie des 17e et 52e divisions tonne des hauteurs de Chalmont et de la cote 134. La 103e et la 33e brigades progressent, les boqueteaux sont nettoyés à la baïonnette. A la vérité, depuis 16 heures et demie, von Kirchbach vide peu à peu le terrain, ainsi qu'il en a reçu l'ordre. Mais Dubois le surprend en flagrant délit de mouvement et pénètre ainsi dans le flanc de l'ennemi qui s'est attardé autour de Fère et sur les bords du marais. Partout, les Allemands cèdent ; des cadavres et des blessés de la Garde couvrent le terrain. La ferme Nozet est enlevée, Sainte-Sophie abordée. La nuit est close. Minuit. Le moral est tel qu'on reprend la poursuite sans plus de repos. La 33e brigade (colonel Simon) mène le train. A 5 h. et demie, l'avant-garde atteint Morains-le-Petit, cueille une arrière-garde ennemie qui s'est attardée dans les bois et franchit les tranchées ennemies, baïonnette au canon. Averti, Moussy s'est mis en marche dès 2 heures, avec toutes ses réserves. I1 se hâte sur Fère-Champenoise, l'occupe à 5 heures du matin, et capture 1 500 hommes de la Garde.

La 52e division a suivi le mouvement à l'ouest de Fère et n'y arrive qu'un peu plus tard. La 42e division l'a soutenue de sa présence et du feu de son artillerie, marchant elle-même de Connantre sur Connantray.

Partout, à Mondement, à Linthes, à Connantre, à Fère-Champenoise, le 9e corps, exécutant l'offensive montée par Foch, parmi de telles difficultés, a remporté le succès qui couronne la page historique des marais de Saint-Gond.

Le maréchal Foch a raconté lui-même ces heures fiévreuses :

 

" Je me rappelle surtout ce soir du 9, où la 42e division, que je voulais lancer dans le flanc de Hausen, se faisait tant attendre. Grossetti arrive enfin, un peu tard. Oh ! ce n'était pas de sa faute : on ne décolle pas toujours comme on veut ! II est 5 h. 30 du soir. J'ai donné l'ordre de reprendre l'offensive sur toute la ligne, mais on est si las ! Grossetti lui-même, la bravoure faite homme, n'ose pas trop s'aventurer en pays inconnu et s'arrête pour reprendre l'attaque au matin. Et, brusquement, vers minuit, un coup de téléphone : " Nous sommes dans la gare da Fère-Champenoise. "Je sursaute. " Qui, nous? - Le colonel Simon, de 1a division Moussy. " Et Moussy lui-même qui n'en savait rien, ni Dubois ! Ce sont les surprises de la guerre. Je réponds : " A la bonne heure ! Bravo ! Bourrez ! Bourrez ! " En même temps je crie à toutes mes divisions : " Grand branle-bas ! En avant, Grossetti ! En avant, Humbert ! En avant, Battesti ! En avant, Lefèvre ! Vous n'en pouvez plus, Radiguet ? Ca m'est égal : à 5 h. 30 tous vos éléments en action, allez! Je ne veux rien savoir... " Parbleu, chacun avait de bonnes raisons pour se défiler. J'étais sourd à tout, parce qu'on se fiche de tout, dans ces moments-là (Charles Le Goffic, La Marne en feu, p. 127.)... "

 

Jamais il ne fut plus vrai de dire que les batailles se gagnent à la dernière minute. Relevons, pour résumer, les attaches puissantes de l'intelligence, de la logique et du courage : 1° Joffre a ordonné à la 5e armée de faire effort sur sa droite et il en a détaché le 10e corps pour le confier à Foch; 2° Franchet d'Esperey exécute cet ordre avec une profonde sagacité en l'appuyant de son 1er corps ; 3° le 10e corps libère la 42e division ; 4° la 42e division soulage en passant la division marocaine et bientôt elle dégage, par sa seule présence, les forces du 9e corps, un moment refoulées ; 5° le 9e corps, soutenu et réconforté, reprend l'offensive ; 6° la manœuvre de Foch prend l'ennemi de flanc au moment même où il chancelle. Écrasé, il cède, il fuit. De même que la bataille est gagnée à la route 51, elle est gagnée à la route 77. Affaires admirablement conduites, admirablement exécutées. Victoire qui n'est que la juste récompense de l'intuition, de la ténacité, de la discipline et du courage !

 

Le 11e corps et la 9e division de cavalerie à la trouée de Mailly, le 9 septembre.

 

Pour donner une idée complète de la bataille des marais de Saint-Gond, il faut maintenant exposer les alternatives de la journée en ce qui concerne le 11e corps qui, en liaison avec la division de l'Espée devenue un corps de cavalerie, combattait à la route 77, à l'ouest de Fère-Champenoise.

C'était toujours le point faible de la bataille française : pendant plusieurs jours, la trouée de Mailly n'avait été défendue que par la division de l'Espée. Heureusement Foch avait eu le temps de se consolider sur les hauteurs dominant les marais de Saint-Gond et Joffre, constatant le péril, avait envoyé des renforts de toutes parts : de la 18e division, le 21e corps, la 6e division de cavalerie. Le fond la poche se trouve ainsi consolidé pour résister et muni pour attaquer.

Manœuvre imposée par la plus urgente nécessité : car le 11e corps et la division de l'Espée s'étaient trouvés, en somme, en présence d'une armée entière. Von Hausen, commandant la pointe de l'offensive, gravement malade, atteint du typhus, s'énervait, fouaillait son état-major et ses troupes pour leur demander cet effort suprême sur lequel il comptait encore pour en finir le 9 ou, au plus tard, le 10. S'il avait su lire dans les faits et s'il eût été maître de son propre jugement, il eût compris, dès lors, que la bataille était perdue ; déjà, les radios le lui apprenaient. Plus il s'acharnerait, plus il tirerait à lui la couverture de la responsabilité.

Nous avons laissé la bataille de Fère, jumelée avec celle de la trouée de Mailly le 8 au soir, à un état non désespéré mais véritablement critique autant par ses effets immédiats que par ses conséquences possibles. A la suite de la terrible attaque à la baïonnette qui a marqué la matinée du 8, l'ennemi a franchi, à sa droite , la ligne de Fère-Champenoise. Les éléments de la 21e et de la 18e division ont été rejetés en désordre. Le 11e corps a fléchi et une poche a fini par se dessiner au cours de la journée, autour et au sud de Fère. Tout ce qu'a pu le général Eydoux, commandant le 11e corps, a été de se cramponner sur la rive sud de la petite rivière la Maurienne, qui passe à Semoine, Gourgançon, Corroy et qui, avec le Pleurs, fait barrage au sud-est des marais de Saint-Gond. Ces positions ne sont pas mauvaises. Mais, si on se laisse rejeter dans la forêt de Salon, alors on tombe dans la vallée de l'Aube et la trouée de Mailly est tournée. Si peu que la poche s'agrandisse encore vers le sud, le fond est rompu, l'armée de Joffre est coupée ou rejetée au delà de la Seine. Un coup d'œil sur la carte suffit : c'est l'heure et le lieu critiques. La manœuvre allemande du contre aboutira là ou elle échouera : la pointe de la lance, enfoncée jusqu'à Arcis, toucherait au cœur de la France.

Le général Eydoux a reçu de l'armée et a donné à ses régiments l'ordre de tenir coûte que coûte. Le reste de la bataille générale va bien et il le sait ; les renforts sont annoncés. Quelle douleur si la ligne crevait en face du 11e corps !

Le poste du commandement est à Salon. Le 8 au soir, le corps a stationné en demi-cercle autour de Fère dans l'ordre suivant : la 52e division de réserve (général Battesti), en liaison avec le corps à sa gauche, est à Connantre où elle donne la main à la droite du 9e corps ; c'est ici que commence la poche; un peu en retrait au sud, la 21e division (général Radiguet) est à Corroy, la Colombière, ses avant-postes sur la Vaure à proximité de Fère, à l'orée des bois ; la 18e division (général Lefèvre), de Gourgançon à Oeuvy, ferme Saint-Georges, les avant-postes à la cote 138 en avant de la ferme Saint-Georges ; la 22e division (général Pambet) à Semoine (côté ouest) et la 60e division de réserve (général Joppé) à Montépreux-Semoine (côté est), en liaison avec la division de cavalerie du général de l'Espée par Montépreux.

C'est sur cette ligne, si mince, tenue; par des divisions efflanquées, que la gauche de Bülow et le gros de l'armée von Hausen vont foncer le 9 au matin, avec l'élan d'une résolution suprême. La Garde, à droite, prend pour objectif la clef de la plaine, le Mont-Août. De la Garde encore sont les régiments qui marchent sur Connantre. C'est la 2e division. A la gauche de la Garde, les Saxons de la 24e division de réserve marchent sur Oeuvy et sur Gourgançon, puis c'est la 32e division qui marche sur Semoine, la 23e de réserve sur Mailly et la 23e active sur le camp de Mailly, tandis que le XIXe corps est accroché entre Humbeauville et Courdemanges.

Dans la nuit du 8 au 9, Foch s'est résolu à ne pas attendre l'offensive allemande. La meilleure des défenses, c'est l'attaque. Ayant monté, dès la veille au soir, " la manœuvre sur la poche " qui a déjà donné des résultats appréciables, il est décidé à la renouveler en la renforçant dans la journée du 9. Le 11e corps doit y participer et le général Eydoux prend ses dispositions de bonne heure pour éclairer le terrain devant lui. Le premier échelon débouchera au nord de Gourgançon à 4 heures du matin ; la 21e division attaquera droit sur Fère-Champenoise à 5 heures, le 9e corps ayant promis son appui pour cette heure. En même temps, la 22e division attaquera avec toutes ses forces sur la cote 177 (entre Connantray et Oeuvy). La 18e division sera maintenue en réserve à Gourgançon, et de même la 60e division de réserve se fortifiera à la ferme de Bonne-Espérance.

Mais l'ennemi parait au même moment. D'après son ordre de la veille au soir, von Hausen se proposait d'attaquer dès 6 heures du matin, le 9, avec le groupe von Kirchbach face au sud-ouest sur Sézanne, la 24e division de réserve et la 32e division partant de la ligne Fère-Champenoise, ferme des Andages. Au centre de l'armée la 23e division de réserve devait s'emparer, dès 6 h. 25, des hauteurs de Mailly. A gauche, le groupe von Elsa, après avoir reconnu les positions d'artillerie françaises, devait attaquer face au sud, avec la 23e division à l'ouest du ruisseau du Puits et le XIXe corps à l'est.

Le général von Kirchbach arrive à 6 h. 50 à la croisée des chemins au nord du village de Sommesous. Ses trois divisions s'ébranlent , la gauche en avant. La 23e division de réserve s'empare des hauteurs nord-ouest de Mailly, puis du village. Mais tout se tient dans l'immense bataille. A 9 h. 45, Bülow appelle au secours ; il demande, pour se dégager, une conversion face à l'ouest des forces de von Kirchbach ; il réitère son appel à 11 h. 5. Von Hausen, bien qu'il ait pris Oeuvy, est lui-même trop fortement engagé pour prêter une aide immédiate. Toutefois von Kirchbach, dont les deux divisions de droite doivent atteindre la Maurienne, entourer Gourgançon et attaquer les hauteurs du sud, ordonne que, si ce résultat est atteint, on appuie la Garde (de l'armée Bülow) dans sa marche vers l'ouest. Au centre, qui forme pivot de l'armée, la 23e division de réserve fonce au sud de Mailly, sur la route d'Arcis-sur-Aube.

Sous le poids de cette offensive brutale, appuyée par une violente canonnade, le 11e corps a cédé. La 60e division de réserve s'est repliée sur Semoine. Seul le 247e, énergiquement commandé, a résisté à la ferme de Bonne-Espérance. La 2e division a suivi le mouvement. La poche allemande s'est creusée encore au sud de Fère. A 9 h. 50, le général Radiguet, commandant la 21e division, envoie de Corroy au général Foch la communication suivante :

 

" Nos troupes n'ont pu tenir devant un bombardement de deux heures que nous venons de subir. Elles sont en retraite sur toute la ligne. Il en est de même de la 22e division. Je vais essayer, avec mon artillerie et ce que je pourrai ramasser d'infanterie, de tenir sur le plateau au sud de Corroy dont la cote 129 est à peu prés le centre (on a perdu la ligne de la Maurienne). Nos régiments se sont admirablement battus ; mais ils sont réduits à une moyenne de quatre à cinq officiers. "

 

Nous avons dit l'effet de ce recul sur le 9e corps qui est en liaison par l'est des marais de Saint-Gond. La 52e, qui fait cette liaison, a quitté les pentes du Mont-Août. La répercussion se produit sur tout le front jusqu'à la route de Sézanne et, d'autre part, comme nous allons le dire, à la trouée de Mailly. De quelque côté que l'on regarde, à droite, ou à gauche, le ciel s'est couvert subitement. Les renforts promis n'arrivent pas. On entend la violente canonnade qui sévit à travers les marais de Saint-Gond. De Mondement à Vitry-le-François, partout des engagements terribles et partout une émotion croissante. D'où viendra le salut ?

Heureusement Foch est là. Suivant sa propre bataille, seconde par seconde, mais la rattachant, dans sa pensée, à la grande bataille générale dont il a le secret, il comprend qu'il lui appartient de frapper le coup décisif qui assénera la victoire sur la dernière offensive allemande. Les yeux tournés vers l'est et en particulier vers Fère-Champenoise, puisque c'est là que la situation est la plus critique, il a conçu la manœuvre dans le flanc de l'ennemi que nous avons décrite précédemment. Il la précise dans son ordre de 10 h. 15 :

 

" La 42e division arrivera sur le front Linthes-Pleurs. Quelle que soit la situation plus ou moins reculée du 11e corps d'armée, nous comptons reprendre l'offensive avec cette 42e division sur Connantre et Corroy, offensive à laquelle le 9e corps d'armée aura à prendre part contre la droite allemande à Morains-Fère-Champenoise. La 42e division d'infanterie est en route depuis 8 h. 30 et sera en mesure d'agir vers midi. Le 10e corps d'armée a libéré la 42e division. Il est à notre disposition ; il reçoit l'ordre d'appuyer la division marocaine pour empêcher à tout prix la pénétration à l'ouest des marais de Saint-Gond. "

 

Cet ordre, fait pour rétablir la confiance, est communiqué à tous les corps d'armée. Le général Eydoux prend ses dispositions en conséquence.

Nous avons dit les raisons pour lesquelles la 42e division s'est trouvée arrêtée, en cours de route, pour rétablir les affaires compromises à Mondement. Voici donc, qu'à cette minute suprême, l'ouest ne peut momentanément venir en aide à l'est ; le coup de balancier se relève de la route 77 à la route 51. La bataille hésite : va-t-elle se renverser tout à fait ? A ce jeu terrible, les dernières forces s'épuisent. Nous avons montré le général Dubois barrant la route des marais de Saint-Gond avec ses troupes si éprouvées jusqu'à l'heure fatidique qui va décider de tout : 1 heure et demie. Mais, pendant ce temps, Eydoux supporte seul, autour de Fère ; le poids d'une offensive désespérée et Foch assiste au spectacle cruel de ses effectifs décimés et de leur héroïsme impuissant tandis qu'il sait, dans son for intérieur, que la victoire est à portée de sa main.

Il le dit, dans une confidence sublime, à ses bataillons qui continuent à charger tête baissée et qui perdent leur sang par tous les pores :

 

" Q. G. de la 9e armée. Plancy, 12 heures.

Des renseignements recueillis au quartier général de la 9e armée, il résulte que l'armée allemande, après avoir marché sans relâche depuis le début de la campagne, en est arrivée à l'extrême limite de la fatigue. Dans les différentes unités les ordres n'existent plus ; les régiments marchent, mélangés les uns avec les autres ; le commandement est désorienté. La vigoureuse offensive prise par nos troupes a jeté la surprise dans les rangs de l'ennemi... A l'heure décisive où se jouent l'honneur et le salut de la patrie française, officiers et soldats puiseront dans l'énergie de notre race la force de tenir jusqu'au moment où, épuisé, l'ennemi va reculer. Le désordre qui règne dans les troupes allemandes est le signe précurseur de la victoire... Il faut que chacun soit bien convaincu que le succès appartiendra à celui qui durera le plus. Les nouvelles reçues du front sont d'ailleurs excellentes. "

 

Le chef veut qu'on tienne, on tiendra !... Mais cette fameuse manœuvre toujours annoncée, elle est donc toujours en suspens ?... Et cette 42e division qui n'arrive pas !... Foch se décide à marcher sans elle. II n'y a plus une minute à perdre : contre-attaquer dans la poche, c'est le salut.

Nous avons dit comment le général Dubois exécute cet ordre. Il est obligé d'intervenir en personne avec les officiers de son état-major pour maintenir les troupes de la 52e division de réserve qui fléchissent. Il les établit sur les hauteurs cote 182-Chalmontcote 134. C'est le moment où le Mont-Août est perdu

" Voici, d'après le commandant Meaux, un vivant tableau de la bataille: il suffit pour établir que si la situation fut critique en ce point, elle ne fut jamais désespérée : " Le 9 au matin, la bataille reprend. A notre gauche, tout près, sur les pentes ouest, des canons sont en position. Le capitaine Vogel (29e d'artillerie) envoie son officier de liaison nous reconnaître. Ordre du lieutenant-colonel Claudon de tenir coûte que coûte. Nous passons sous les ordres du général Moussy, Commandant la 17e division. Les premiers obus arrivent sur nous. J'ai établi mon poste de commandement légèrement en arrière de la crête. En bas du mont, face au nord, il y a un petit bois de sapins. Le 68e du 9e corps finit d'y creuser des tranchées... Un avion ennemi vient décrire ses cercles sur nous. Cette fois, c'est pour nous. Voici, en effet, que le tir s'allonge. Il pleut des 150 et des 210. D'énormes shrapnells à nuages verdâtres arrosent le terrain. Il y a des tués, des blessés. Mais grâce à l'énergie du capitaine Marienval, pas de désordre... Plusieurs alertes. La position est criblée. Tout à coup quatre obus en ligne rasent la meule et éclatent près de nous derrière. Mon petit dragon, un gars du Nord, nommé je crois Screpel, est tué. Puisqu'on a tenu jusqu'ici, on peut durer encore. Cependant le bruit se répand que " l'on s'en va ". Certaines unités passent. Je regarde ma montre : il est 9 heures et demie. Comme les tranchées sont sur la pente nord descendant vers Broussy, les hommes ne se sont pas aperçus du mouvement de retraite. A ma gauche, nos canons tirent toujours. Au bas dans la plaine, le lieutenant-colonel Claudon est toujours là. Donc, nous sommes bien ; mais ouvrons l'œil... Tout à coup, fusillade intense venant de Connantre. Les Allemands ont donc débouché de Fère et ils attaquent ce village défendu par la 17e. L'ennemi est dans la plaine. Mais. rien du côté de la ferme Nozet. On peut attendre encore... Tout à coup un cavalier m'arrive ; il est 11 h. 45. C'est le général Moussy qui m'envoie chercher. Je vais aussitôt moi-même aux tranchées donner l'ordre de repli. Comme il y a un peu plus de calme et qu'on ne voit aucun ennemi, on ne comprend pas cet ordre. Je dois déclarer

que j'ai reçu l'ordre du général lui-même. Point de ralliement : le village de Saint-Loup. Les hommes sont à peine sortis des tranchées que les obus arrivent. Nous traversons des bois de sapins ravagés, sautons, toujours courant, des arbres écroulés. Tout à coup, à la croisée des chemins, alors que nous pouvions nous estimer à l'abri des projectiles, nous recevons des 77. La surprise est complète. D'où tire cette batterie ? Je crois la deviner défilée derrière le mouvement du terrain de la ferme Sainte-Sophie. Il fait une chaleur étouffante. Comme cette

plaine nous paraît longue à traverser !... Aussitôt les premiers bois atteints et la lisière dépassée, j'arrête le mouvement. La 20e est au complot. La 19e a quelques tués et disparus ; la 18e n'a plus que la valeur de deux sections et plus un officier. C'est l'adjudant Orimaldi qui commande. La marche reprend sous bois et nous atteignons Saint-Loup... Vers 4 heures (16 heures), alors que j'étais avec les débris de nos trois compagnies à Saint-Loup, je vis arriver le lieutenant-colonel Claudon. Quand je descendais du Mont-Août, il tenait encore avec un bataillon de la brigade face aux deux Broussy, en avant de la croisée des chemins. Un quart d'heure après mon passage, le général lui avait envoyé l'ordre de se replier. Il avait placé alors ce bataillon dans les bois du Mont-Chalmont, en couverture de la plaine de Saint-Loup... On peut dire que dans l'après-midi du 9, les morts du 5e bataillon du 320e ont seuls gardé le Mont-Août. Aucun canon allemand n'y monta et toute la plaine fut sauvegardée. Le lieutenant- colonel Claudon n'avait pas, après une si chaude journée, cédé 2 kilomètres, et du Mont-Chalmont, il protégeait encore toute la plaine.

" On en était là, lorsque la face des choses change soudainement. Vers 8 heures un officier d'état-major m'apporte l'ordre d'attaquer vers Sainte-Sophie. Voici la 42e division qui arrive. Nous apprenons en même temps que vers Sézanne l'ennemi a subi un échec sérieux." Mais alors, ça va ! Hardi les gars ! Encore un coup !... " On attaque Connantre. L'ennemi est en fuite, etc. "

 

Mais le 9e corps procède à l'attaque sur Fère que nous avons décrite. Et, à ce moment même, les premiers détachements de la 42e division arrivent au pas de course.

Le 11e corps respire. Le général Eydoux donne ses ordres à son tour :

 

" La 42e division, dit-il, se forme sur le front Pleurs-Linthes en vue d'attaquer l'éperon qui de Pleurs monte au nord d'Oeuvy. Elle sera appuyée au nord par le 9e corps marchant entre la route Fère-Champenoise, Morains-le-Petit.

Le 11e corps reçoit l'ordre de l'appuyer, quoi qu'il arrive, en agissant, à sa droite, contre le front Connantray-Montépreux.

En conséquence, à 16 heures, toutes les troupes seront prêtes à prendre l'offensive. Dès le passage de la 42e division sur la rive gauche de la Vaure, l'artillerie de Corroy ouvrira le feu sur le front d'attaque. Ce sera le signal de l'ouverture du feu sur toute la ligne. "

 

Ce mouvement prescrit, le 11e corps n'a même pas à l'exécuter. Le 9e corps, dans sa marche en avant, a senti fléchir devant lui la ligne de résistance ennemie. A partir de 4 heures et demie, nous le savons, von Hausen a donné à ses troupes l'ordre de se décrocher à la faveur d'un tir d'artillerie encore plus intense, s'il est possible. Donc, au moment même où la manœuvre de Foch produit tout son effet, l'ennemi cède.

Le général von Hausen affirme qu'il s'arrêtait par ordre, en pleine victoire. On a même écrit " qu'il avait percé ". Rien de plus inexact. Le 11e corps avait beaucoup souffert ; mais, sauf un léger recul de la 21e division à Faux-Frenay, il n'avait plus perdu de terrain depuis les mauvaises heures de la matinée. Le général Eydoux se préparait encore à attaquer pour 4 heures selon les ordres reçus, la 21e division sur Oeuvy, la 18e sur le moulin de Gourgançon, la 22e sur la croupe nord de Semoine avec la 60e division en réserve d'armée ; ce n'était pas là l'allure d'un corps en déroute.

Il est vrai, le combat avait été terrible, certaines minutes dramatiques : les chefs avaient pu craindre que la victoire ne leur échappât. D'où, une violente étreinte des cœurs : le sentiment de la responsabilité, fouetté par les objurgations des chefs, exagérait le moindre incident. Quelques centaines de mètres de terrain perdus paraissaient un désastre. La vérité est que, pas plus à la route 77 qu'à la route 51, l'ennemi, malgré des efforts et des sacrifices inouïs, n'avait saisi une seule minute un succès décisif. Dupais quatre jours, il s'épuisait contre un adversaire qui ne rompait que pour reprendre haleine et qu'il retrouvait toujours devant lui. Bien loin que la bataille fût gagnée pour les Allemands, elle était perdue même sur ce point. Von Hausen n'avait plus qu'une minute pour prendre son parti : ou reculer ou se faire écraser entre l'armée Foch renforcée de ses réserves et l'armée Franchet d'Esperey qui déjà menaçait ses communications.

Epuisé, n'en pouvant plus, incapable de renouveler sur un point quelconque de son propre front l'effort qui se prolongeait depuis le 6 sans résultat, étant, d'ailleurs, sans réserves, sans ordres et sans espoir, il n'avait plus qu'à céder.

Le grand quartier général n'avait même pas à donner d'ordres, et les ordres, en effet, comme nous l'avons vu, n'ont jamais été donnés. Les armées fuyaient d'elles-mêmes. Tout était à vau-l'eau. La front allemand crevait de toutes parts. Chacune des armées succombait successivement comme un jeu de cartes qui tomberait de droite à gauche. Von Hausen peut dire ce qu'il veut : nous avons des renseignements précis sur l'état de son armée et sur les réalités du combat.

Voici, par exemple, le témoignage d'un officier saxon (32e division, 178e d'infanterie) qui attaque sur Oeuvy : c'est l'extrême pointe da l'avancée allemande de ce côté; l'homme est de sang-froid et voici ce qu'il constate :

Notre artillerie tire très convenablement par groupes alternés, et paraît avoir quelque effet ; car, vers midi, la marche en avant reprend. Mais vers Oeuvy l'ennemi forme un angle aigu sur notre gauche en pays boisé (il s'agit des environs de la ferme Saint-Georges, au sud-ouest de Fère-Champenoise). Nous attaquons de nouveau. En attaquant une cuvette boisée, un feu de shrapnells nous reprend. Une patrouille établit que la batterie française n'est pas à plus de 900 mètres (à la ferme précisément). Mais, nous ne pouvons plus avancer, car nous n'avons personne derrière nous. Dans ce maudit bois, toute liaison se perd. Nous voyons la compagnie se replier et recevons l'ordre d'en faire autant. Derrière la lisière du bois, le 2e bataillon se trouve rassemblé en réserve, tandis que les deux autres sont pris sous un feu violent de mousqueterie. (Donc plus un pas. On est arrêté, non seulement par des feux de l'artillerie, mais par la mousqueterie, et cela en avant d'Oeuvy, aux portes de Fère, à midi.) Le soir, ajoute l'officier, ordre de la brigade : après les résultats obtenus ce jour-là, la 32e division d'infanterie (XIIe corps) est relevée de la formation d'armée et sera dirigée vers le nord pour être utilisée à d'autres emplois tactiques. On s'étonne et se casse la tête ! J'avais tout à fait le tableau d'une retraite quand, à 6 heures du soir, la division, à la lueur sanglante du soleil couchant, se détache de l'ennemi sous un nuage de poussière (Carnets de route de combattants allemands, publiés par J. de Dampierre, p. 57.)...

C'était la retraite en effet, c'était la défaite, quelle qu'ait été, ultérieurement, la version des états-majors. Si von Hausen était vainqueur, pourquoi, sans ordre du grand quartier général, a-t-il si allègrement renoncé à sa victoire ?

Si l'armée de von Hausen profitait encore de l'élan qui l'avait portée au delà de Fère-Champenoise le 8, déjà les mesures prises par Joffre et Foch, notamment à la trouée de Mailly, permettaient de la contenir.

C'est ici que se fait sentir l'intervention de ces " réserves ", venues de divers points du champ de bataille, et notamment de l'armée Langle de Cary, que Joffre avait visées à diverses reprises dans ses communications antérieures. La trouée de Mailly était son grand souci. Aussi, sentant le fardeau qui pèse depuis trois jours sur la 9e division de cavalerie, il la renforçait de la 6e division. Celle-ci débarque vers Brienne et doit former, avec la 9e division de cavalerie, un corps nouveau aux ordres du général Foch. Ce n'est pas tout. Dès le 8, le corps de gauche de la 4e armée (17e corps) est porté sur la vallée de l'Huîtrelle avec ordre d'attaquer Sompuis, ce qui dégagera singulièrement la trouée.

En attendant ces renforts, le général de l'Espée s'est tenu en avant du village de Mailly avec deux batteries à l'Arbre-de-Justice. La trouée est barrée. Cependant, dès le 8 au soir, on a observé, chez l'ennemi, un changement de tactique. L'infanterie parait ménager ses effets. C'est l'artillerie lourde qui accable nos troupes de ses gros obus ; on commence aussi à recevoir des projectiles lancés par avions. Ce ne sont encore que des espèces de grenades d'effet assez peu efficace. Le 9 au matin, il y a, sur ce point comme sur les autres, une sorte de reprise : c'est l'exécution des ordres de von Hausen. Vers 8 heures, des éléments d'infanterie (il s'agit de la 23e division de réserve) débouchent du bois au nord de Mailly. Ils sont arrêtés assez facilement ; mais nos batteries sont prises sous le feu de l'artillerie lourde. L'ennemi est dans les vergers du village que les chasseurs cyclistes et le 1er dragons défendent pied à pied et corps à corps dans les rues et dans les maisons. L'ennemi est toujours contenu ; le 24e et le 25e dragons tiennent sur les bois de l'Arbre-de-Justice, les cuirassiers sur la route de Trouan-Villers-Herbisse en liaison avec le 17e corps. A 14 heures, la situation se complique. La 60e division (général Joppé), qui fait la liaison avec le 11e corps (Eydoux), appelle au secours au sud de Montépreux. On lui envoie un régiment. Il est plus sage de ne pas s'entêter dans la lutte sanglante pour le village de Mailly. Le général de l'Espée le fait évacuer ; mais il s'établit solidement sur les hauteurs environnantes et, de là, se prépare à l'offensive générale qui doit être déclenchée vers 16 heures. Cette fois, on sent très nettement la résistance ennemie qui fléchit. Seule l'artillerie redouble ses redoutables rafales. Le général Foch envoie l'ordre de reprendre Mailly.

Les avant-postes se reportent donc dans cette direction et l'attaque commence à l'heure fixée. La brigade de Sailly avec sa batterie bombarde Mailly à la tombée du jour. Déjà l'ennemi a évacué le village. Les obus de l'artillerie française le suivent dans la direction de Fère ; les cyclistes se mettent à la poursuite. La nuit tombe. C'est la victoire.

La victoire des marais de Saint-Gond.

 

Récapitulons les faits durant cette journée du 9 qui voit la fin de la bataille des marais de Saint-Gond. Foch a tenu pendant quatre jours ; il a brisé l'offensive à laquelle le grand quartier général allemand avait confié la fortune de la guerre et, on peut ajouter, celle de l'empire.

Cette offensive se présentait d'ailleurs dans de très médiocres conditions, puisqu'elle se dirigeait en fourche, d'une part sur Sézanne, d'autre part sur Mailly : première cause de faiblesse. Mais le haut état-major allemand avait encore compliqué la tâche de ses armées : car, au même moment, les deux armées voisines, celle du duc de Wurtemberg et celle du kronprinz, avaient ordre d'attaquer, ainsi que nous allons l'exposer, dans une direction encore plus divergente, à savoir sur Bar-le-Duc : offensive en trident !

Foch est posé entre les deux dents de gauche : il se débat à la route 51, il se débat à la route 77. Entre ces deux routes, pas d'autre élément d'appui que ce sol spongieux des marais de Saint-Gond. Bülow et von Hausen enfoncent donc les deux crocs dans sa chair vive, à Mondement et à Fère-Champenoise. Foch lutte d'abord au-devant des marais de Saint-Gond, puis à leur débouché sud qu'il ne lâchera pas. Mais il a deux armées sur les bras, dont ce corps fameux, qui se croit invincible, la Garde. Joffre n'a pas perdu de vue, un seul instant, la situation de son lieutenant si grandement risquée à la place la plus périlleuse et à la tête d'une armée improvisée. Il le cale autant qu'il le peut : il le cale à gauche, il le cale à droite.

C'est surtout de la gauche que viendra le salut. Franchet d'Esperey, ayant admirablement saisi la pensée de son chef, après Montmirail, oblique à droite, c'est-à-dire vers le nord-est et commence ainsi à prendre à revers l'armée de Bülow. Il cède son 10e corps à Foch et appuie encore ce 10e corps par la manœuvre du 1er corps : belle compréhension des choses et parfaite camaraderie militaire. Le 10e corps dégage la 42e division et celle-ci tombe dans la main de Foch qui en fait l'instrument de la " manœuvre dans la poche " destinée à asséner le coup final. Beau métier, s'il en fut !

D'autre part, Joffre a envoyé dans la trouée de Mailly, la 18e division, la 6e division et, chose plus importante encore, il a confié à Langle de Cary une mission analogue à celle de Franchet d'Esperey : de même que celui-ci aide son camarade à sa propre droite, de Langle de Cary doit l'aider à sa propre gauche ; en un mot, et selon les termes mêmes des instructions, si conformes à la méthode stratégique géniale de Joffre, la 4e armée intervient comme " réserves " de la 9e. Joffre fait couler de droite et de gauche toutes ses forces disponibles au fond de la poche défensive française, pour la renforcer, au moment où Foch pousse contre la poche offensive allemande toutes ses forces disponibles pour la crever. Beau métier !

Von Bülow et von Hausen ont épuisé leurs troupes pendant quatre jours en des attaques désespérées : ils n'ont à attendre ni secours, ni renforts, sauf une malheureuse division de réserve. Au lieu de coordonner leurs efforts, ils les ont dispersés. Attaque à la route 51, attaque dans ces putrides marais de Saint-Gond, attaque à Fère-Champenoise, à la route 77, à Vitry-le-François : rien n'est lié. Du grand quartier général il ne vient aucun ordre, aucune règle d'action commune. Les chefs, au lieu de s'appuyer, se disputent à coups de radios. Un malheureux officier d'état-major, Hentsch, est envoyé pour mettre un peu d'ordre. Mais il tombe dans la cage aux lions. Ils le dévorent comme ils se dévorent entre eux.

Le 8 au soir, la bataille est perdue par von Kluck sur l'Ourcq. Dans la nuit du 8 au 9, elle est perdue par Bülow à Montmirail. Et dans cette même nuit du 8 au 9, elle se perd pour von Hausen arrêté aux portes de Fère quand il devrait être à Arcis depuis le 6. Le front occidental craque de partout.

Cependant, aux marais de Saint-Gond, durant la matinée du 9, l'incertitude paraît se prolonger. C'est que les deux dents de Mondement et de Fère restent enfoncées dans la chair vive et que, donnant le suprême effort, elles causent la suprême douleur. L'orgueil allemand ne veut pas céder. Le soldat se fait tuer encore. Un dernier effort tactique voile, aux yeux de la troupe et des chefs qui refusent de se l'avouer à eux-mêmes, la défaite stratégique.

Mais Foch, aidé par Franchet d'Esperey, a gagné la partie à Mondement : la dent de la route 51 a cédé ; maintenant, il se propose d'asséner le coup final à Fère. La manœuvre montée par lui dès la veille, un instant contrebalancée par le dernier effort de von Hausen, va dégager la route n° 77... On ne l'attend même pas : comme il l'a écrit lui-même, dès 2 heures tout se détraque et se pulvérise simultanément dans les deux armées. Bülow fuit à 11 heures, von Hausen fuit à 16 heures et demie ; tous deux couvrent leur retraite à coups de canon. Mais qu'importe : la bataille est gagnée simultanément et concomitamment sur tout le front ouest. Les chefs allemands continueront indéfiniment leur dispute devant l'histoire à qui l'a perdue le premier. Ils l'ont perdue tous ensemble, et en se disputant.

Joffre a magnifiquement mené l'affaire et il n'a qu'à se louer de ses lieutenants. Tous sont à l'honneur auprès de lui. Gallieni et Maunoury ont attaqué sur l'Ourcq et ont déclenché la victoire : leur admirable résistance contre la soudaine volte-face de von Kluck lui a laissé le temps de se déclarer. French, en arrivant sur la Marne, a entamé le front ennemi. Franchet d'Esperey, par les deux

coups de massue d'Esternay et de Montmirail, l'a brisé et, par son savant " à droite ", a fait de la fissure un trou béant. Foch, à force de lumière, de prudence, de ténacité, a agi comme s'il lisait dans le jeu de ses adversaires. Sa prescience illuminait sa science. Sans lui, tous les autres succès étaient perdus. Il l'a compris, il l'a dit en pleine bataille, il l'a répété à tous ; il n'a fait qu'un avec son armée ; il a tenu, il a réussi.

Résumons toute la bataille ouest : le massif a dégagé la plaine. Par une admirable partie liée, où toute l'histoire française s'évoque une fois de plus, les " Champs Catalauniques " ont sauvé Paris ; mais, cette fois, Paris a lui aussi sauvé les " Champs Catalauniques ".

CHAPITRE SUIVANT DE L'OUVRAGE DE GABRIEL HANOTAUX

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