VOLUME DEUX - CHAPITRE IV - SUR LA MARNE L'ARMEE BRITANNIQUE ET LA 5e ARMEE - (9 septembre.)

L'armée britannique, le 9, franchit la Marne par sa droite et s'arrête

 

A la façon dont se développe la bataille de la Marne, il est évident que le sort de l'armée allemande dépend de la rapidité avec laquelle l'armée britannique et la 5e armée française entreront dans " la fissure ". Il s'agit d'exploiter, séance tenante, la faute de von Kluck, enlevant les deux corps destinés à protéger son armée sur la Marne et à assurer ses liaisons avec von Bülow. En pénétrant simultanément dans le r trou a qui s'est ainsi produit, l'armée britannique prendra von Kluck dans le dos et le rabattra sur Paris, tandis que la 5e armée prendra Bülow en flanc et le rabattra sur Epernay et sur Reims.

En donnant ses ordres pour l'exécution de cette manœuvre finale et décisive, Joffre dut avoir le sentiment qu'il allait vers un immense succès et que la grande armée allemande allait être coupée.

Aussi, avec quelle insistance revient-il à la charge auprès du maréchal French et auprès du général Franchet d'Esperey pour leur enjoindre de ne pas perdre une seconde et de ne laisser à l'ennemi nul répit. Nous avons cité les télégrammes réitérés adressés par lui au maréchal French, en particulier à la fin de la journée du 8 :

 

"N° 4343. - Il est indispensable que les forces britanniques débouchent au nord de la Marne dès ce soir. Les forces qui lui sont opposées se portent contre la 6e armée.

Instruction particulière N° 19. - Les forces anglaises, franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et la Ferté-sous-Jouarre, se porteront sur la gauche et les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l'Ourcq."

 

Est-ce clair ? Indispensable de franchir la Marne dès le 8 au soir. Tomber sur les derrières de l'ennemi accroché sur l'Ourcq. Nul risque à se porter en avant, puisque les corps de von Kluck qui combattaient sur la Marne sont maintenant reportés contre la 6e armée.

Malheureusement, ces instructions n'ont pas été comprises ni exécutées à la lettre par l'armée anglaise. Dans la journée du 8, elle n'a franchi la Marne sur aucun point. Le 1er corps (Douglas Haig) s'est arrêté à Sablonnières et la Trétoire, entre le petit Morin et la Marne, le 2e corps (Smith Dorrien) à Saint-Ouen et le 3e corps (Pulteney), en liaison avec la 8e division française, devant la Ferté-sous-Jouarre. L'ennemi observait le mouvement; on ne pouvait plus compter sur le bénéfice de la surprise. Déjà von Kluck a pris quelques dispositions pour se dégager da Varreddes et pour se protéger derrière la Marne. En raison de ce retard; la journée du 8 n'a donc pas donné, tant s'en faut, tout ce que l'on attendait d'elle. Mais l'espoir reprend pour la journée du 9 : à la guerre, on ne fait pas ce qu'on veut. Toute la question à gauche, c'est que l'armée britannique arrive à l'est de l'Ourcq avant que von Kluck ait décampé, de même que toute la question à droite est que l'armée Franchet d'Esperey arrive à Vauchamps avant que Bülow ait décampé. Observons, d'ailleurs, que, dans les deux alternatives, c'est la victoire pour l'armée française : l'ennemi est coupé ou il est en fuite. Mais comme la première des deux alternatives est plus désirable ! Pour l'ennemi, il y a, de l'une à l'autre, la différence qui sépare une défaite d'un désastre. Ah ! si l'importance incalculable des heures, des minutes était comprise partout ! On comprend l'anxiété de Joffre.

French a un sentiment assez exact du rôle qui lui incombe ; mais il semble qu'il le considère toujours comme auxiliaire de celui de l'armée française plutôt que comme décisif par lui-même. C'est ce qui résulte des ordres qu'il donne, le 8 au soir (19 heures et demie), pour la journée du 9. Rappelons-en les termes : " L'ennemi continue sa retraite vers le nord. Notre armée a été aujourd'hui aux prises avec ces arrière-gardes sur le Petit Morin et les engagements ont été couronnés de succès ; elle a pu, ainsi, grandement concourir au progrès des armées françaises, à notre droits et à notre gauche, malgré une très vive résistance de l'ennemi. "

 

Quant aux Instructions pour le lendemain, elles ne visent pas même nominativement le passage de la Marne : " L'armée reprendra sa marche en avant en direction du nord, demain à 3 heures, attaquant les arrière-gardes allemandes partout où elle les rencontrera…"

 

Les instructions de Joffre étaient autrement précises et pressantes : Il est indispensable, au nord de la Marne, les derrières de l'ennemi.

Sans doute, il faut tenir compte des obstacles naturels et militaires ; mais le but à atteindre est tellement important, le résultat tellement décisif, l'action " sur les derrières " de l'ennemi aurait de telles conséquences que mieux vaudrait cent fois risquer un peu pour obtenir l' " indispensable ". Ce n'est plus l'heure du flegme, c'est celle de l'audace, l'heure de la témérité. Aussi nous allons voir ce risqueur de Smith Dorrien foncer d'abord et prendre la tête.

La journée du 9, à l'armée anglaise, se divise nettement en deux parties ; vigoureux élan dans la matinée, temps d'arrêt dans l'après-midi: Les conséquences sont les suivantes : l'ennemi, pris de panique s'enfuit le matin ; rassuré l'après-midi, Il s'accroche au terrain, ce qui permet à von Kluck de mettre un peu d'ordre dans sa retraite.

Le brillant fait d'armes de la matinée, c'est le passage de la Marne. " Allenby, avec sa cavalerie, écrit le maréchal French, avait mis la main sur les ponts de Charly et de Saulchery et, avançant rapidement sur le plateau à peu près au nord de Fontaine-Fauvel, couvrit le rapide passage du 1er corps sur ces ponts. " Voici donc ce beau résultat, le passage de la Marne, obtenu presque sans coup férir, nous savons pourquoi : l'ennemi n'a pas défendu le cours de la rivière ; il n'a même pas détruit les ponts, malgré l'ordre de von Kluck à Marwitz le 8 à 11h. 35.

Le 1er corps (Douglas Haig) passe rapidement sur la rive nord et, progressant toujours dans les mêmes conditions, il " nettoie le terrain d'ennemis, écrit le maréchal French, fait des prisonniers en grand nombre et va jusqu'à Domptin, tandis que la cavalerie d'Allenby gagne les hauteurs de Montgivrault, quelques milles plus au nord ".

La Marne franchie, l'armée britannique court vers l'Ourcq ; peut-être va-t-elle arriver à temps pour tomber sur les derrières de l'ennemi qui s'y attarde encore. Si Allenby et Douglas Haïg se sont avancés d'abord avec une telle rapidité, c'est que la cavalerie de Richthofen, extrême droite de Bülow, a été bousculée sur le Petit Morin et qu'elle s'est dispersée, a 5e division franchissant en hâte la Marne et fuyant jusqu'à Marigny-en-Orxois, la division de la Garde s'échappant en sens opposé, sur Condé-en-Brie. French n'a donc qu'à marcher. Ce qu'il rencontre, ce sont des arrière-gardes, de l'artillerie, des soldats qui s'accrochent aux plis du terrain.

Suivons le sort des autres corps de l'armée anglaise. C'est le corps Smith Dorrien (2e corps) qui marche au centre. La 3e division, à gauche, s'est emparés du pont de Nanteuil-sur-Marne, et elle le franchit de bonne heure dans la matinée. Marwitz en avertit von Kluck à 10 h. 20. L'autre division du 2e corps, la 5e, franchit la rivière un peu en amont, à Méry. Elle est arrêtée, un instant, par l'artillerie lourde ennemie (brigade Kraevel, du IXe corps) qui tirait probablement de la Sablonnière aux approches de Montreuil-aux-Lions.

Quant au 3e corps (Pulteney), il ne passe pas la Marne et est toujours arrêté, durant toute cette journée du 9, devant la Ferté-sous-Jouarre, tandis que, plus à gauche encore, la 8e division française avait de la peine à forcer le passage à Changis.

Sur ces données, il est facile de reconstituer la manœuvre de l'armée britannique. La Ferté-sous-Jouarre arrête son 3e corps à gauche et, ainsi, sert de pivot ; mais les deux autres corps, celui de Smith Dorrien au centre et celui de Douglas Haig à droite, après avoir débordé l'obstacle de la Marne, ont abordé le plateau, l'ont enlevé et, autour du pivot de la Ferté-sous-Jouarre, commencent à prendre à revers les corps de von Kluck qui se tiennent encore sur l'Ourcq. C'est un moment unique.

Ici, le maréchal French explique, en ces termes, son intervention : " Il importait grandement, pour mon plan général, que le 2e corps d'armée (Smith Dorrien) n'avançât pas trop vers le nord, tant que les 1er et 3e corps ne seraient pas complètement établis sur l'autre rive de la Marne. Smith Dorrien reçut des instructions en conséquence. " Quelles sont ces instructions ? Nous ne le savons pas. Ces derniers mots semblent vouloir dire, cependant, que Smith Dorrien reçut l'ordre de stopper.

Nous indiquerons tout à l'heure, d'après un document authentique, les raisons de cette hésitation du maréchal French : il semble rien qu'il ait eu, lui-même, un peu plus tard, une impression différente ; car à bref délai, après avoir mentionné l'obstacle de la Ferté-sous-Jouarre, il ajoute : " Je donnai à Smith Dorrien l'ordre d'envoyer une division vers Dhuisy pour menacer les derrières des troupes qui menaçaient le passage. La 5e division fut dirigée sur ce point ; mais elle ne put venir à bout de la résistance ennemie (à Montbertoin, jusqu'au soir, précise von Kluck) et parvint seulement à Montreuil-aux-Lions (2 milles sud-est de Dhuisy) fort tard dans la nuit, "

Il y eut incontestablement, dans l'après-midi du 9, un temps d'arrêt, que von Kluck donne comme indice favorable pour affirmer que la situation n'était pas si mauvaise, lorsque Hentsch vint... et changea tout. Le mouvement de l'armée britannique en éventail autour de la Ferté-sous-Jouarre ayant à peine atteint la route de Paris à Château-Thierry, toute cette journée du 9 fut laissée à l'ennemi pour vider le terrain. Seule, la cavalerie d'Allenby put menacer sa retraite un peu au nord de Montgivrault, vers les sources du Clignon. Car cette retraite, von Kluck venait cependant de l'ordonner à 11 h. 30, sous la protection du corps de cavalerie Marwitz. Celui-ci était chargé d'attaquer " partout où il le pourra ", avec les 2e et 9e divisions de cavalerie appuyées par la brigade du IXe corps et la 5e division (du IIIe corps) portée sur Dhuisy.

Un carnet de route anglais donne, en ce termes, le tableau de la journée au 1er corps. Il diffère un peu du récit de French, notamment en ce qui concerne le passage du pont. Mais il donne bien, lui aussi, le sentiment d'une certaine hésitation au cours de la journée du 9 :

 

" Nos avant-gardes partent à 5 heures du matin avec ordre de s'établir sur la rive nord de la Marne, au delà de Charly et de Nogent. La division de cavalerie rapporte que les ponta sont tenus par l'ennemi : on traversera à Pavant, si c'est impossible à Charly. Munro est à Fromentières et Lomax au bois du Tertre (c'est-à-dire sensiblement au sud de la Marne). Les avions rapportent au 2e corps vers midi : il y a à gauche de grandes forces ennemies sur la ligne Marigny-Château-Thierry. (C'est peut-être ce renseignement qui cause le temps d'arrêt du 2e corps. Il ne devait y avoir, en fait, que des fractions de la brigade Kraevel et de la 5e division de cavalerie.)

II arrive un officier de la 6e armée : l'armée est pressée sur l'Ourcq; il demande du secours, car les Allemands ramènent leurs forces de Maubeuge. (Nous avons vu cet officier partir du camp de Maunonry.)

Je me rendis compte que nos avant-gardes pouvaient continuer la marche, l'ennemi étant en pleine retraite."

 

Ce qui n'échappe pas à un officier quelconque ne peut avoir échappé au haut commandement. Ce sentiment se dégagera, d'ailleurs, à la fin de la journée.

Une telle disposition des esprits - moitié audace, moitié hésitation - dans l'armée britannique, le 9 dans la journée, résulte également, avec une grande force, dans récit du major général sir F. Maurice :

 

" Ce n'est que lorsque nous fûmes bien établis sur les hauteurs nord de la rivière que les canons allemands ouvrirent leur feu sur nous et; à 9 heures du matin, notre 2e corps avait non seulement traversé la Marne; mais encore la brigade de tête de la 3e division était établie à plus de 4 milles au nord de la rivière sur la route de Château-Thierry à Lizy-sur-Ourcq, où elle était bien au nord de la latitude du flanc gauche de von Kluck qui se battait durement avec Maunoury sur l'Ourcq; à 12 milles à l'ouest. Si nous avions pu nous presser davantage et progresser sur tout le front, nous aurions pu couper une partie considérable de la 1ère armée allemande. Mais, malheureusement, le 1er corps, à droite, fut quelque peu retardé par une menace d'attaque (c'est le renseignement apporté par avion) sur son flanc droit, menace venant de Château-Thierry qui était encore occupé par l'ennemi. Ainsi le 1er corps ne put entrer en ligne que dans l'après-midi. Le 3e corps à gauche tentait en vain de traverser la Marne à la Ferté-sous-Jouarre. Il fut arrêté par une ligne allemande organisée sur ce point. Ainsi von Kluck put, avec ce qui restait de cavalerie à Richthofen et à von der Marwitz uni à quelques détachements d'infanterie hâtivement rassemblés, le tout soutenu par son artillerie lourde, constituer un front de défense à travers le coude de la Marne entre Château-Thierry et Lizy (Major général sir F. MAURICE, Forty days in 1914, chap. VIII.)."

 

Cependant l'armée allemande a commencé à abandonner cette encoignure de Varreddes par laquelle " la bataille d'articulation " entre, en quelque sorte, dans la bataille de l'Ourcq et on voit très bien que la résistance allemande est à bout de souffle. Aussi le général Joffre, confiant désormais dans le succès de l'armée britannique, a-t-il pensé qu'il peut disposer de la 8e division (de Lartigue), jusqu'ici en liaison entre la 6e armée et l'armée britannique, pour la reporter à la gauche de la 6e armée.

La 8e division force, dans la matinée du 9, le passage de la Marne à Changis, non sans de sérieuses difficultés : elle se trouve ainsi au nord de la rivière et dégage entièrement la région de Meaux. La cavalerie explore la boucle de la Marne (Voir l'émouvant récit du duc de Doudeauville, Au service de la Patrie.) : elle constate la retraite des Allemands. La bataille étant gagnée sur ce point, le général de Lartigue reçoit l'ordre de se décrocher dés le milieu de la journée du 9 et de se porter, par les derrières de la 6e armée, en direction de Cuisy, où il attendra les instructions qui le porteront, dès le 10 au matin, vers l'aile menacée, à Nanteuil-le-Haudouin.

L'ordre du général Boëlle, qui reprend le commandement de cette division, lui attribue en ces termes son rôle nouveau à la gauche de la 6e armée pour la journée du 10 : " La 8e division d'infanterie, qui doit arriver dans la nuit à Cuisy, se portera par Saint-Soupplets dans la direction du Plessis-Belleville, après trois heures de repos à Cuisy s (9 septembre, 23 heures).

Ainsi, en considérant les rapports de la 6s armée et de l'armés britannique dans la journée du 9, nous arrivons au tableau suivant : la 6e armée a dû faire un sérieux effort pour contenir l'armée allemande tentant d'écraser sa gauche dans la région de Nanteuil-le-Haudouin ; en outre, les divisions de réserve du général de Lamaze ont senti l'ennemi céder devant elles et lui ont emboîté le pas ; à droite, c'est-à-dire à l'articulation, l'ennemi ayant abandonné la boucle de Varreddes, la 8e division a pu passer la Marne et être reportée sur un autre point du combat. Cependant l'armée britannique est restée accrochée par sa gauche sur la Marne à la Ferté-sous-Jouarre, tandis que les deux corps du centre et de droite ayant franchi la rivière sont arrêtés par Marwitz, qui flanc-garde la retraite de von Kluck.

En un mot, l'armée britannique aide à la " bataille de l'articulation ", mais elle ne s'y engage pas. De ce côté, la fissure est ouverte plutôt qu'occupée; cette journée décisive du 9 est assez médiocrement employée. II faut voir, maintenant, comment, plus à droite encore, y pénètre la 5e armée.

 

Franchet d'Esperey et Bülow dans la journée du 9.

 

De toute évidence, le rôle principal incombe désormais à la 5e armée. L'armée britannique avançant trop lentement, le général Joffre n'a plus qu'à se servir de la 5e armée comme masse de manœuvre. Heureusement, c'est un instrument devenu singulièrement souple et pénétrant entre les mains du général Franchet d'Esperey et des généraux qui commandent sous lui. II saura s'adapter aux circonstances qui se modifient d'heure en heure et fera du beau travail sur le terrain que la retraite de l'ennemi rend libre devant lui. L'art militaire enregistrera, comme une de ses plus belles manifestations, la marche savante de la 5e armée à une heure qui était encore critique, mais où, par son intervention, la fortune des armes se fixe dans le camp français.

Qu'on ait bien présent à l'esprit le cadre où cette manœuvre va se développer à partir du 8 au soir :

La 5e armée a déjà en vue une double tâche : franchir la Marne par sa gauche et venir en aide à la 9e armée par sa droite. Elle est arrêtée devant Montmirail, tête d'angle du " crochet défensif " de Bülow; si elle parvient à briser cet obstacle, comme elle aura brisé celui d'Esternay, elle pourra commencer un " à droite " qui la portera sur le flanc de l'armée Bülow, dès la nuit du 8 au 9.

Bülow s'est livré à une offensive violente, dans la journée du 8 la route n° 51 et sur les marais de Saint-Gond. Mais il commence a en avoir assez et ses troupes ont été ramenées légèrement en arrière au nord de Soisy-aux-Bois, à la fin de la journée du 8. C'est qu'il a l'œil tourné, lui aussi, vers Montmirail. S'il perd Montmirail, il sait qu'il n'a plus qu'à battre en retraite.

Les ordres donnés à la 5e armée par le général Joffre dans la nuit du 8 au 9 pour la journée du 9 établissent l'exacte compréhension chez le commandement français de ces circonstances nuancées. Tandis que la 6e armée " maintiendra devant elle les troupes qui lui sont opposées sur 1a rive droite de 1'Qurcq ", l'armée anglaise, franchissant la Marne, " se portera sur la gauche et sur les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l’Ourcq a. Quant à la 5e armée, elle continuera à se proposer un double objectif : franchir la Marne à la suite de l'ennemi et dégager la 9e armée toujours empêtrée dans les durs combats du marais de Saint-Gond et de Fère-Champenoise. Ce double rôle est donc précisé dans les termes suivants :

 

" La 5° armée couvrirait 1e flanc droit de l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy, Château-Thierry.

Le corps de cavalerie, franchissant la Marne, au besoin derrière ce détachement ou derrière les colonnes anglaises, assurerait d'une façon effective la liaison entre les forces britanniques et la 5e armée,

A sa droite, la 5e armée continuerait à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à cette dernière la passage à l'offensive ; 1e gros de la 5e armée, marchant droit au nord, refoulera au delà de la Marne les forces qui lui sont opposées.

Au delà de la Marne, la route Romeny, Azy, Château-Thierry, affectée à l'armée britannique par l'ordre général n° 7 en date du 7 septembre, est réservée à la 5e armée."

 

Ainsi, deux choses sont évidentes. D'une part, l'armée anglaise étant portée sur sa gauche pour essayer de coincer l'armée von Kluck sur l'Ourcq, la gauche de la 5 armée prend la route Romeny-Azy-Château-Thierry par la rive droite de la Marne, c'est-à-dire en somme, qu'elle se développe à l'aise dans la "fissure". Cela est tellement vrai que l'instruction du grand quartier général donne le nom spécial de détachement à l'aile ainsi maintenue à la liaison avec l'armée anglaise.

Les gros de la 5e armée persévéreront à marcher droit au nord. Quant à la droite, elle reçoit, elle aussi, une mission spéciale, ou plutôt elle est confirmée dans sa mission spéciale indiquée dès la veille, à savoir d'accomplir la manœuvre qui doit soulager la 9e armée ; pour affirmer cette volonté caractérisée du commandement en chef, le 10e corps est rattaché à la 9e armée. C'est ce qui est accompli dans la nuit du 8 au 9 : le 10e corps (réduit à deux divisions; la troisième est partie pour porter secours à l'armée Maunoury) fait désormais partie de l'armée Foch.

Les ordres de marche sont donc établis, dès la matinée du 9, par le général Franchet d'Esperey, conformément à la conception générale de la manœuvre décisive dont l'exécution lui est spécialement confiée : pour consolider son front singulièrement élargi depuis Romeny jusqu'à Vauchamps, il glisse en avant son groupe de divisions de réserve (général Valabrégue) qui est intercalé entre le 18e corps et le 3e corps ; et il donne à son 1er corps (général Deligny), qui est maintenant son corps de droite, l'ordre de se distendre vers l'est de façon à soutenir de tout son pouvoir la manœuvre du 10e corps qui a désormais pour objectif de prendre en flanc l'armés Bülow et de la contourner, si possible, sur la route n° 51.

En effet, les événements qui se sont produits à la fin de la journée du 8 et dans la nuit du 8 an 9 ont singulièrement modifié la situation en notre faveur en face de la 5e armée.

En fin de journée le 18e corps, franchissant le Petit Morin, s'est emparé après un vif combat de Marchais-en-Brie, ce qui le porte en avant de Montmirail. Le 3e corps ayant, comme noua l'avons expliqué, tourné Montmirail par l'est, a fait tomber d'un coup d'épaule cet angle du " crochet défensif " de Bülow, événement considérable et qui porte le coup suprême aux dernières espérances de ce chef allemand ; enfin le 1er corps a commencé son mouvement de débordement à l'est et a mis le pied sur le plateau de Vauchamps.

Décidé à poursuivre énergiquement son succès, Franchet d'Esperey donne les ordres suivants pour la journée du 9 : A gauche, le corps de cavalerie, en liaison avec l'armée anglaise, franchit la Marne à Azy ; à sa gauche, le 18e groupe lance son avant-garde sur Château-Thierry ; le groupe des divisions de réserve se porte, en premier lieu, sur Condé-en-Brie ; le 3e corps sur Montigny-les-Condé et la ligne du Surmelin ; enfin le 1er corps est orienté, d'abord sur le Breuil. Nous le verrons chargé, au cours de la journée, d'une mission un peu différente et de moins large envergure.

Si la manœuvre qui se présente ainsi réussissait, pleinement; le résultat serait des plus considérables: La 5e armée, entrant dans la "fissure" à la façon d'un forceps, l'élargirait à droite tandis que l'armée britannique l'élargirait à gauche ; l'armée von Kluck serait séparée de l'armée von Bülow par un espace de plus de 50 kilomètres. La grande armée allemande serait brisée en deux morceaux.

Elle n'a qu'une façon d'échapper au désastre, c'est de se mettre en retraite hic et nunc. Von Kluck a déjà commencé sans le dire ; Bülow le fait et il ne le dissimule plus. Il est vrai que le haut commandement allemand ne s'est pas encore décidé à donner un ordre général. Mais les faits vont plus vite que les ordres et que les volontés.

Tenons-nous-en maintenant à ce qui ce passe à l'armée von Bülow. La minute décisive pour Bülow fut, à peu prés comme pour von Kluck, la fin de la soirée du 8; à cette heure, tandis que la nuit s'épaississait et que Montmirail succombait, la lumière se fit soudain dans son esprit.

A partir du moment où la 13e division du VIIe corps a été enfoncée (Von der Borne, von Einem et von François ont beau protester que l'état des troupes du VIIe corps était "excessivement frais"; Hentsch et Bülow ne pouvaient que constater la réalité : la 13e division était battue et en pleine retraite.) et où le 1er corps français a tourné Montmirail et s'est engagé sur la route de Vauchamps, le commandement de 1a IIe armée a compris ; il n'a pas d'autre parti à prendre que d'abandonner son appui suprême, Montmirail. L'ordre est alors donné à toute la droite de Bülow de se retirer en pivotant autour du massif de Mondement, ce qui explique, entre parenthèses, la vigoureuse résistance que nos troupes ont trouvée sur ce point jusqu'à la dernière minute. En fait, le soir du 8, toute la région du sud de la Marne, de Meaux à Mézy-sur-Marne, est débarrassée de l'ennemi.

Observez la portée de ces deux mouvements qu'exécutent simultanément et sans s'être donné le mot la Ire et la IIe armées allemandes. La Ire (von Kluck) bat en retraite en pivotant autour de Nanteuil-le-Haudouin et en ramenant sa gauche sur le Clignon; la IIe bat en retraite en pivotant autour de Mondement et se retire sur Dormans. Résultat : le trou s'élargit jusqu'à devenir béant; la situation s'aggrave de minute en minute. Dans le vide ainsi formé, il ne reste plus que les débris des deux corps d'armée de cavalerie qui entretiennent tant bien que mal la liaison.

Dans son mémoire justificatif, Bülow explique en ces termes la situation et ses ordres pour la matinée du 9 :

 

" Les circonstances étant telles (c'est-à-dire étant donnée la séparation excessive qui s'était faite entre la Ire et la IIe armée allemandes), il fallait compter avec la possibilité d'une percée de puissantes forces ennemies entre la Ire et la IIe armée, au cas, où, au dernier moment, la Ire armée ne se déciderait pas à reculer en direction est et à gagner la liaison avec la IIe armée. Si cela n'arrivait pas et que l'ennemi passât dans le dos de la Ire armée de l'autre côté de la Marne, le danger existait pour la Ire armée, d'être entièrement entourée et repoussée en direction ouest.

Lorsque, le 9 septembre, au matin, l'ennemi franchit la Marne en nombreuses colonnes entre la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry, il n'y eut plus de doute que la retraite de la Ire armée, d'après la situation tactique et stratégique, était inévitable et que la IIe armée aussi devait reculer pour ne pas être absolument tournée dans son flanc droit. D'accord avec le représentant du Grand quartier général, ce fut le plan qui fut adopté avec l'intention d'établir un nouveau front en arrière sur l'Aisne.

Bien que cette résolution de reprise en arrière de la IIe armée fût arrêtée dès 1e 9 au matin, l'avance victorieuse de l'offensive du centre et de l'aile gauche de la IIe armée fut encore continuée d'abord et à pleines forces, de telle sorte que, l'ennemi ayant été repoussé partout, la IIe armée put commencer, dans l'après-midi du 9 septembre, le mouvement en arrière en partant de l'aile gauche. (Nous verrons si cet exposé répond tout à fait à la réalité.)

Le corps de la Garde, et les 32e, 23e de réserve et 24e divisions commandées par le général von Kirchbach, commencèrent ce mouvement de retraite à partir d'une heure de l'après-midi. La Garde prit la route de Fère-Champenoise-Vertus-carrefour à l'est d'Avize-Athis-Tours-sur-Marne ; et le général von Kirchbach avec ses trois divisions à l'est de cette route. Des arrière-gardes, avec une forte artillerie, furent laissées en contact avec l'ennemi jusqu'à l'entrée de la nuit.

Le mouvement du gros de la 14e division et du Xe corps (c'est-à-dire les troupes qui combattent à l'ouest des marais de Saint-Gond et à la route N° 51) ne devait pas commencer avant 2 heures de l'après-midi.

Le commandement de la IIe armée demeura tout d'abord, le 9 septembre, à Montmort et se rendit ensuite à Epernay en passant par Moussy. Le grand-quartier général en fut avisé (ce qui implique que la retraite se fit sans son ordre).

Le " décrochement " eut lieu sans aucune difficulté. Les troupes qui marchaient les premières atteignirent environ la ligne de Mareuil-en-Brie, Vertus ; toutes les colonnes et les trains franchirent aussi la Marne le 9 septembre. L'ennemi ne prit pas la poursuite au centre et à l'aile gauche et ne reprit le contact que le 10. C'est seulement devant la 13e division d'infanterie que l'ennemi fit pression, mais sans succès. Le mouvement se poursuivit le 10 septembre, etc. "

 

Rien n'est plus clair : c'est la retraite sur toute la ligne après une offensive à gauche dans la matinée pour renforcer le pivot ; l'artillerie laissée en arrière pour faciliter le décrochement et couvrir la retraite. On est très fier d'avoir repassé la Marne avec armes et bagages dans la journée du 9.

Pour en finir avec les résolutions du commandement allemand dans cette journée du 9 (ou plutôt avec ses velléités contradictoires ; car il va sans dire que les divers mouvements s'accompagnèrent d'une confusion terrible et de querelles effroyables à coup de téléphone et de radios entre les chefs et les états-majors), notons que Bülow, soutenu, à ce qu'il semble, par le grand quartier général, eut, un moment, l'intention de renouveler; en avant d'Epernay, le " crochet défensif " qui avait été d'un si médiocre usage à Montmirail-Chézy. En effet, les télégrammes nous apprennent que, le soir du 9, le haut commandement allemand espère encore arrêter le mouvement de retraite à la hauteur d'Epernay. Il ordonne, qu'à l'est de ce point, en pivotant autour de lui, les armées de gauche contiennent l'offensive pour arrêter l'ennemi. C'était une nouvelle manœuvre qui commençait, et que nous expliquerons en la rattachant à l'exposé du rôle de la IVe et de la Ve armées dans la journée du 9.

Mais; pour obtenir un résultat appréciable dans une situation si difficile, il eût fallu que le pivot, c'est-à-dire la IIe armée, fût solide. Si elle ne l'était pas, elle prêtait le flanc, par sa droite, à un adversaire victorieux. Bülow faisait blanc de son épée brisée, télégraphiait encore : " Puisque la Ire armée ne peut pas ou ne veut pas me soutenir, c'est à moi de l'appuyer. " Il se vantait. En fait, la liaison n'existait plus entre la Ire et la IIe armée. Une minute de retard dans le mouvement de retraite et tout était définitivement compromis. Et puis les troupes n'en pouvaient plus et n'en voulaient plus. Il n'y avait qu'à fuir jusqu'à la Vesle et jusqu'à Aisne. Trop heureux si l'on pouvait faire tête sur cette ligne, grâce aux renforts que l'on attendait de l'armée von Heeringen accourus des Vosges !

 

Chute de Montmirail avant l'aube. La 5e armée franchit la Marne, le soir, à Château-Thierry, par sa gauche.

 

Voyons cependant, comment cette journée du 9, cette journée de victoire, fut conduite et comprise dans le camp français, à la 5e armée.

Le corps de cavalerie progresse à gauche entre l'armée britannique et le 18e corps, les 10e et 4e divisions en avant, la 8e un peu en arrière. Dés que les avant-gardes se mettent en découverte, elles apprennent des habitants que les Allemands se sont retirés, le 8, entre 18 heures et 19 heures, de la rive droite de la Marne. Ils ont quitté (il s'agit évidemment de la 5e division de cavalerie) Bonneuil-sur-Marne en direction de Coupru et du bois du Loup. D'après le rapport des avant-gardes, on eut très nettement, à la 4e division (général Abonneau), l'impression de la retraite définitive de l'ennemi.

 

" Le soir, en entrant dans ma chambre à coucher, qui est, comme les autres jours, un grenier à foin, j'entends encore le général épanoui me dire, et de quelle voix : "Ils foutent le camp !".

Aussi l'ordre est donné de franchir la rivière et de galoper, dès la première heure, sur les talons de l'ennemi : " Un escadron de découverte partira à 3 heures du matin et cherchera à s'emparer du pont de Nogent-l'Artaud. Le reste de la division sera sur pied à 5 heures. "

L'aspect du pays et les récits des populations ne laissent plus aucun doute :

Les habitants sont unanimes à dire que les Allemands battaient en retraite dans le plus grand désordre. Les fantassins couraient en colonnes épaisses entremêlées d'artillerie. Les cavaliers traversaient les champs au galop. Les clôtures sont brisées, couchées, pliées, par la ruée vers le nord. "

 

A 10 h. 45, au moment où le corps de cavalerie se prépare à aborder la rivière; un ordre de marche nouveau est adressé aux divisions. L'armée britannique s'étant étendue sur sa droite et marchant de Sablonnières sur Nogent-l'Artaud, et d'autre part; les avant-gardes du 18e corps marchant de Montfaucon sur Essises et Chézy-sur-Marne, le couloir entre les deux armées se resserre de plus en plus : Les deux divisions de cavalerie se mettront donc en colonnes, la 10e division en avant et progressant sur Chèzy, la 4e s'arrêtant au sud de la Chapelle pour laisser passer la 10e.

A ce moment, l'armée britannique fait savoir qu'on lui signale une force d'infanterie allemande vers Étrépilly, ainsi qu'une brigade de cavalerie allemande que la division anglaise a l'intention d'attaquer ; ce renseignement a pour effet d'arrêter, comme nous l'avons dit, la progression de l'armée anglaise, l'après-midi. Un effet analogue semble se produire, par contrecoup, dans le corps de cavalerie.

 

" Au début da la journée, nous avançons remarquablement vite, dit le capitaine Langevin. Nos reconnaissances ont déjà atteint la Marne et se sont emparés de deux ponts. La cavalerie anglaise est en marche plus au nord. A midi, le général a reçu l'ordre de passer la Marne. Vers une heure, noms arrivons sur l'arête du plateau qui longe au sud la vallée. Nous scrutons du regard toute la côte opposée. Diable ! c'est que l'expérience d'hier nous a servi. Le général se méfie encore et prononce le mot mystique de " traquenard "… Une certaine hésitation devant l'inconnu nous fait marquer un temps d'arrêt... Enfin, toutes tergiversations passées, la marche reprend... et nous franchissons la Marne.

Personne n'inquiète notre passage... Quand nous arrivons quelque part, à Vieils-Maisons, à la Chapelle-sur-Chézy, à Azy, à Essomes, partout les habitants disent : · "Les Allemands sont partis, il n'y a pas deux heures." Et, le plus souvent même, ils ajoutent : " Ils se sauvaient pêle-mêle sans dire un mot …" Cinq kilomètres seulement nous séparaient parfois de l'ennemi... On avait dit : " Poursuite ! " A cet ordre qui est un appel, il eût fallu répondre : " Poursuite ! " et ne plus vouloir que cela. "

 

Au lieu de cet élan, le ralentissement, si marqué à l'armée britannique, attarde également la marche du corps de cavalerie. A 16 h. 30, la 4e division arrive à la ferme Noisette où elle rejoint la cavalerie et l'infanterie anglaises tout à fait arrêtées. L'ordre de cantonnement est donné ainsi qu'il suit : la 4e division à la ferme Malassise, Crogis, Montcourt, la 10e division à Château-Thierry (ouest), la 8e division à Chézy-le-Moncet.

Par la proximité d'Étrépilly, on voit combien est minime la distance qui, le 9 au soir, séparait les deux armées, l'une en retraite et l'autre en marche.

Que fût-il arrivé si les régiments de cavalerie français et anglais fussent entrés ensemble dans la traînée de l'armée allemande ? N'y eut-il pas là une de ces occasions manquées, et peut-être une de ces " fautes dans l'exécution " dont se plaignit si justement, à diverses reprises, le général en chef ? Le soldat lui-même le sentit : " La fougue des premières heures de la poursuite s'est éteinte peu à peu, faute d'avoir été nourrie par une volonté directrice qui eût décuplé, en les tendant, nos vouloirs et leur puissance utile. " (Langevin.) "

 

Or, cette volonté existait chez Joffre, ainsi qu'en témoignent tous ses télégrammes : elle fut interceptée au passage et n'atteignit pas les troupes. Au cours de cette matinée décisive, Joffre pousse la gauche de la 5e armée dans la large brèche laissée par le recul des Ire et IIe armées allemandes. Il recommande de faire reconnaître par avions la région de Château-Thierry-Dormans ; il suspend l'embarquement d'abord ordonné d'une division du 3e corps ; il prescrit à Franchet d'Esperey de faire franchir la Marne ce soir même au 18e corps pour appuyer les colonnes anglaises qui l'ont passée, et il avise du tout le maréchal French. Vainement !

A droite du corps de cavalerie, le 18e corps (général de Maud'huy) avait, dans la nuit du 8 au 9, attaqué Marchais-en-Brie à la baïonnette. La route est découverte jusqu'à la Marne. La marche pour le 9 est ordonnée ainsi qu'il suit : à gauche, et joignant le corps de cavalerie, la 38e division avec ses avant-gardes à Essises, ses gros à Ville-Chamblon, tenant tout le plateau de la Grande-Forêt ; à droite, la 36e division avec une avant-garde à la Malmaison (au nord-est de Viffort) et la tête de ses gros à Viffort, le tout défilant sur la grand-route de Fontenelle à Château-Thierry ; en arrière, la 35e division; dans la région dg Rozoy-Bellevalle.

Une fois sur les hauteurs qui dominent les rives sud de la Marne, le 18e corps voit s'étendre à ses pieds la belle vallée vêtue de peupliers ; les routes sont blanches, quelques fumées sur l'horizon. Les avant-gardes galopent jusqu'à la rivière : elles rapportent que les voies sont libres et les ponts intacts. L'ordre de Bülow à la 5e division de cavalerie d'occuper les passages depuis Château-Thierry jusqu'à Binson n'a pas, en effet, été exécuté ; cette division a fui jusqu'à Marigny-en-Orxois. Les ponts sont aussitôt occupés par les avant-gardes françaises. Le 18e corps pousse sa pointe sans désemparer et, d'ailleurs, sans trouver aucune résistance. C'est la trouée. Une brigade mixte, la 36e est poussée sur la rive droite de la Marne par le pont d'Azy ; d'Azy elle grimpe au coteau de Bonneil et an nord. Le 1er zouaves est jeté à droite, dans Château-Thierry, qu'il trouve en partie dévasté et quelques maisons incendiées par l'ennemi. On fait, dans la ville, un grand nombre de prisonniers, dont le général von Pfeil und Klein-Ellgüth. A 20 heures, tout le 18e corps est réparti sur les deux rives de la Marne, ses avant-gardes sur la rive droite, d'Azy à Château-Thierry.

Le 4e groupe des divisions de réserve (général Valabrègue) a reçu l'ordre de s'intercaler entre le 18e et le 3e corps et de se tenir en ligne avec l'ensemble de la 5e armée. Il se porte sur la Marne en une seule colonne par Vinet, Marchais-en-Brie, Villemoyenne ; l'ordre est donné de talonner partout l'ennemi, de le gagner et de passer la rivière. Mais les Allemands ont débarrassé le pays et c'est sans rencontrer aucune résistance que le gros du 4e groupe des divisions de réserve bivouaque, le 9 au soir, autour d'Artonges. Cependant quelques compagnies ont été projetées en avant, jusqu'à Château-Thierry. Je lis sur un carnet de route :

 

" 9 septembre. - Départ vers 5 heures du matin. Nous sommes toujours en réserve d'armée ; aussi nous ne voyons rien. Croisons un convoi de prisonniers. Recevons l'ordre de nous garder pendant les haltes ; de nombreux détachements de cavalerie allemande sont égarés dans les bois aux environs. Il pleut. Nous approchons de Château-Thierry et repassons sur le plateau où nous avions été tant canonnés huit jours auparavant. Nous descendons sur la ville qui fume à nos pieds. Quelques coups de canon au loin. Pendant une halte à proximité d'un bois, je trouve, en plaçant des sentinelles, deux grandes voitures chargées de toute la comptabilité d'une compagnie et de ballots d'effets, auprès un cheval de dragon abandonné. Epaves partout. Nous cantonnons à Blesmes, village à flanc de coteau dominant la Marne. Les habitants sont restés dans le pays : ils nous racontent que ta veille, vers 3 heures du matin, ils ont assisté à la fuite éperdue de l'artillerie boche, qui au risque de se broyer a dévalé au galop les ruelles étroites et en pente du village. (C'est sans doute l'artillerie de la division de cavalerie de la Garde.) Une heure après, les Français arrivaient (Carnet de route du lieutenant G. Hanotaux.). "

 

Le 3e corps (général Hache) est, comme nous l'avons dit, placé au centre de la 5 armée : il a eu affaire, dans le cours de la journée du 8, au " crochet défensif " de Bülow ayant sa tête d'angle à Montmirail. Nous avons dit aussi par quelle savante manœuvre Montmirail a été débordé par la division Mangin et comment une attaque à la nuit tombante avait bousculé la 13e division allemande dont le chef, von der Borne, avait, " dans l'impossibilité de se rendre compte de la force de cette attaque, ordonné la retraite sur la voie ferrée Montmirail-Artonges ". Bülow a compris soudain le danger qu'il court s'il est pris de flanc sur le plateau de Vauchamps.

 

" Vers minuit, écrit le général von Einem, commandant le VIIe corps, l'ordre du commandement de la IIe armée arrivait, disant de reprendre en arrière la 13e division d'infanterie et le Xe corps de réserve sur la ligne Margny-le-Thoult. Ces mouvements furent exécutés le 9 septembre au matin. J'ai vu moi-même les bataillons avancer dans leur nouvelle position. Ils n'avaient pas l'air de troupes battues, mais bien au contraire ils étaient excessivement frais. C'est dans cette position que l'ordre de commencer la marche en retraite derrière la Marne nous atteignit à 3 heures de l'après-midi . Jusqu'à ce moment, la division ne fut pas attaquée. L'ennemi ne pressait pas.

Cependant, à partir de 3 heures du matin, nos patrouilles étaient entrées dans Montmirail.

Ce fut là sans doute, avec l'événement d'Esternay, l'un des faits décisifs de la bataille de la Marne, puisque l'armée de Bülow se trouvait désormais sans liaison effective avec l'armée de von Kluck. Rejetée définitivement vers l'est, elle était en grand péril si elle s'attardait sur la route n° 51, objectif principal de l'offensive sur le sud.

On peut dire que, à ce moment précis, la 5e armée est victorieuse et par conséquent la bataille gagnée. Joffre le sait si bien, qu'avec sa méthode véritablement géniale de puiser ses réserves dans ses corps combattants et de les reporter ailleurs au fur et à mesure que leur tâche est accomplie sur un point, il donne l'ordre de décrocher en temps utile, la 37e division (général Comby) pour être embarquée à Esternay à destination de l'armée Maunoury. C'est comme si dans une course, il prenait le parti de changer de piste pour "couper au court".

Voici donc le 3e corps affaibli d'une division. Mais la tâche s'est singulièrement allégée devant lui. Les deux divisions Pétain et Mangin la première à gauche et l'autre à droite, se mettent en mouvement, de Montmirail vers la Marne. Le 7e chasseurs est à Marchais à 7 h. 30. Les deux divisions ont franchi le Petit Morin entre Courbetaux et Vinet. La marche se poursuit sans difficulté en direction de Margny et Verdon- L'ennemi a évacué Verdon à 15 h. 40 et a continué sa retraite vers le Breuil; direction excellente, puisqu'il est repoussé vers l'est.

Cependant, au delà de Margny, la situation se révèle tout à coup plus délicate. L'artillerie lourde allemande s'est arrêtée sur les hauteurs dominant Margny et, de là, elle prend à partie notre 5e division au débouché de Corrobert. Nous avons le récit du combat, où notre artillerie lourde entre en jeu et prend nettement le dessus sur l'artillerie allemande :

 

"Au sortir de Montmirail, la colonne s'arrête… Vers midi, je reçois l'ordre de me porter en avant avec mon artillerie lourde sur la route de Corrobert. Je croise le général Rouquerol : comme je lui demande un ordre, il me fait connaître que je suis à la disposition du général Mangin qui se trouve en avant. Je continue ma route et, avant d'arriver Corrobert, le rencontre le général Mangin.

La marche de la division est arrêtée : une artillerie lourde allemande bat tout le terrain au nord de Corrobert. Le 43e d'artillerie , qui est en batterie dans cette région, n'a pu arriver à la f aire taire. Le général me donne la mission suivante " Battre la route qui part de Verdon vers le nord, par laquelle l'ennemi doit se retirer ; contrebattre l'artillerie lourde allemande qui doit se trouver dans la région nord de Margny; appuyer l'attaque de notre infanterie sur Margny. Faites vite ! " J'envoie l'ordre aux commandants de groupe de venir me rejoindre et nous partons en reconnaissance. Nous traversons le village et ne pouvons obtenir aucun renseignement sur l'emplacement exact de l'artillerie lourde allemande. Le pays est vallonné et coupé de petits bois qui limitent la vue. En vain nom parcourons au galop les différentes régions où il semblerait possible d'établir des observatoires : impossible de rien voir, ni Verdon, ni Margny. Il ne nous reste qu'un moyen à essayer : déterminer nos éléments de tir en nous servant de la carte et de la boussole; envoyer des lieutenants observateurs avec les troupes d'infanterie qui montent vers Margny . ils nous renseigneront. De l'étude que j'ai faite du terrain quand, quelques jours auparavant, j'ai passé, au cours de la retraite, par Margny, il résulte pour moi que l'artillerie lourde allemande doit être au nord de Margny, vers la HauteFoy, et je trace, dans cette direction, un carré de 600 mètres que le groupe de 120 doit prendre sous son feu. Les groupes sont répartis avec cet objectif. Le feu est ouvert, les servants y vont de bon cœur, ayant mis la veste bas... Bientôt l'artillerie allemande cesse son tir. Nous recevons des renseignements de nos lieutenants observateurs. Changement d'objectif ; battre Margny ; i1est convenu que le tir cessera à 16 heures : à cette heure-là, notre infanterie donnera l'assaut. A 17 heures, on annonce que Margny et Verdon sont pris.

Je me porte en avant sur la route de Verdon pour obtenir de nouveaux renseignements. J'apprends en chemin qu'une forte colonne allemande sort du Breuil vers Igny-le-Jard. L'artillerie lourde et le 43e se portent en avant pour le prendre sous son feu … A Verdon, je vois le général Mangin qui m'exprime toute sa satisfaction pour les résultats obtenus... Nous arrivons aux Combes. Le succès se confirme, 300 ou 400 tués ou blessés, 2000 fusils pris. " - Le général Mangin : On dit que vous avez dépensé beaucoup de munitions. Combien avez-vous tiré de coups ? - Moi : Le groupe qui tirait sur Margny a employé 17 coups par pièces, celui de Verdon 35 coups, soit 600 coups environ pour les deux groupes. - Le Général : C'est très peu si on compare aux dépenses de l'artillerie de campagne." "

 

C'est ainsi que sauta, à Margny, l'extrémité même de la droite de Bülow. Entre Margny abandonné par la droite de la IIe armée et Crouy-sur-Ourcq que traverse en retraite la gauche de la Ire armée, il y a 48 à 50 kilomètres !

Le stationnement du 3e corps, le 9 au soir, a lieu à l'Échelle-le-Franc, Vauchamps, Verdon, Romandie, Courbehaut, Corrobort. Toute la région de Montmirail accueille les soldats du 3e corps comme des libérateurs. Les glorieux souvenirs de la campagne de 1814 revivaient, cent ans après, dans les cœurs.

Le 1er corps (général Deligny) avait, d'abord, reçu l'ordre de filer droit sur le Breuil. Sans doute, on espérait couper ainsi la retraite de l'ennemi. Mais il semble que Bülow, quel que fût son affolement, ait compris qu'il ne pouvait pas accomplir sa retraite sur Epernay par une marche de flanc en présence de l'ennemi sans s'abriter par une contre-offensive locale. De même que von Kluck attaquait à Nanteuil-le-Haudouin pour consolider son pivot à droite, de même von Bülow réattaquait sur Soisy-aux-Bois pour consolider son pivot à gauche. Il profitait de la situation assez favorable qu'il s'était créée, la veille au soir, en se maintenant à

proximité de Mondement et sur les marais de Saint-Gond. Ces dispositions de l'ennemi, peu à peu découvertes, sont la cause de modifications dans la marche du 1er corps. Ainsi va s'expliquer la manœuvre respective de la retraite dans la région des marais de Saint-Gond. On peut dire que, de part et d'autre, les deux armées, reculant ou avançant par un mouvement oblique, se cherchent par le flanc.

Les ordres étaient donnés d'abord au 1er corps d'avoir à se porter en trois colonnes sur le Surmelin. Mais les avant-gardes mises en route dés le début de la matinée se butent, vers 9 heures, à une

organisation défensive préparée par le Xe corps de réserve sur le ru de Margny.

Un peu plus tard arrive la nouvelle, beaucoup plus grave encore, que la 9e armée est vigoureusement contre-attaquée sur la route n° 51. C'est le système de décrochement de von Bülow qui entre en exécution. Que faut-il faire ? Que fait l'ennemi ? Cède-t-il ou résiste-t-il ? S'agit-il d'un " traquenard " ? On comprend l'embarras.

Dans le doute, le 1er corps reçoit l'ordre de s'installer sur la ligne du ru de Margny en se tenant prêt soit à poursuivre sur le Breuil, soit à agir vers l'est pour dégager la 9e armée. Pour le même motif, la 19e division, appartenant au 10e corps, a été mise provisoirement sous les ordres du général Deligny, et ne doit pas dépasser Fromentières.

Durant tout le milieu de la journée, le 10e corps et la gauche de la 9e armée résistent, non sans de lourdes pertes, à la contre-offensive allemande. Mais, vers 13 heures au moment même où l'ennemi, va déguerpir, on sent le besoin d'intervenir par une force venant de l'ouest, c'est-à-dire du massif, pour fixer un succès qui hésite encore vers la plaine. C'est l'heure de recourir au 1er corps. Franchet d'Esperey, qui est venu à Vauchamps, a ordonné au général Deligny, à 10 h. 30, de pousser le maximum de forces sur Champaubert pour prendre de flanc le Xe corps allemand qui s'accroche à la route n° 51.

En conséquence, la 19e division est aiguillée en direction générale Bannay-Baye. La 2e division est chargée d'immobiliser sur Bièvre et Fontaine l'ennemi qui tient toujours les hauteurs de Margny et qui peut descendre de là sur le flanc de la 19e division engagée dans le combat. Enfin la 1re division combinera ses efforts avec ceux de la division Mangin pour enlever les hauteurs de Margny.

Le fait est, qu'en raison de la situation de la 9e armée, la marche du 1er corps vers le nord est arrêtée, puis portés en direction sud-est pour être de là transformée en offensive et prendre de flanc le Xe corps, la 14e division (du VIIe corps) et la Garde, de l'armée von Bülow. Tels sont les ordres de 15 h. 10.

Mais il faut du temps pour retourner les formations d'un corps en marche. Un certain retard se produit ; or, si l'ennemi menaçait de contre-attaquer du haut des collines de Margny, le 1er corps serait pris entre deux feux. Il y a un moment de grande anxiété. L'artillerie de la 19e division tire en direction de l'est (c'est-à-dire sur le Xe corps de réserve) du haut du bois de Thoult ; l'artillerie du corps d'armée tire à toute volée de la route de Vauchamps dans la même direction ; ainsi protégés, la 19e division progresse.

A 17 h. 30, Foch fait savoir que la 9e armés a ordre de reprendre l'offensive sur tout le front. Le 1er corps devra accompagner ce mouvement général. Si les choses sont bien exécutées, l'ennemi sera pris entre deux feux. Le sort de la route n° 51

, disputée depuis quatre jours entiers, va se décider par cette belle manœuvre en rassemblement. Voyons donc le mouvement du 1ercorps dans son ensemble :

Une brigade attaque à la Marlière ; une autre à la Roquetterie (route de Vauchamps à Champaubert) ; une autre de la Roquetterie à Fontaine-au-Brou.

La 2e division est aiguillée sur croupe 232 et Bièvre (près la Chapelle-sur-Orbais) avec ordre d'occuper coûte que coûte pour couvrir le flanc de la 19e division qui procède à l'attaque décisive au sud.

A 18 heures et demie, la 1re et la 2e division sont maîtresses du ru de Margny, leurs éléments de droite marchent sur Bièvre. Les troupes bivouaquent en plein champ de bataille : la 1re division sur la route de Vauchamps à Orbais ; la 2e à l'est de cette route, et la 19e division aux abords de Champaubert.

C'est dans la manœuvre du 10e corps que nous allons voir s'affirmer cette maîtrise du champ de bataille qui fixa, à la dernière minute, la victoire dans le camp français, alors que, sur tant de points, elle semblait hésiter encore. Heureuse fortune - fortune méritée - pour le général Joffre d'avoir su, par son choix de la dernière minute, en ce point critique et à cette heure décisive, des lieutenants tels que Franchet d'Esperey et Foch. Une grande part du succès final leur appartient.

Mais, pour mettre ces événements en pleine lumière, il faut considérer maintenant le rôle du 10e corps dans ses rapports avec la 9e armée et, pour cela, exposer la situation d'ensemble de cette armée dans la journée critique du 9 septembre.

Pour la 5e armée, son œuvre dans la journée du 9 est magnifique : c'est un vaste hémicycle de terrain dégagé et réunissant les deux batailles, celle de l'ouest et celle de l'est, celle du massif et celle de la plaine.

Tel est le résultat de la manœuvre, si fortement combinée par le chef et si finement exécutée par les lieutenants ; résultat où domine de notre côté l'art des liaisons, tandis qu'il est si lourdement négligé du côté allemand. C'est une habile exploitation de la "fissure". C'est une entrée hardie, alors que d'autres hésitent. C'est une supériorité de décision et de vue incontestable chez les généraux français.

L'ennemi est en fuite et cède partout devant des " mouvements ", quelles que soient ses velléités de résistance.

Nous allons voir comment, par ces mêmes "mouvements", la route n° 51 et, par conséquent, la gauche de la 9e armée, va se trouver entièrement dégagée.

CHAPITRE SUIVANT DE L'OUVRAGE DE GABRIEL HANOTAUX

MENU DE LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR GABRIEL HANOTAUX

MENU DES RESPONSABLES ET ECRIVAINS FRANÇAIS

LA BATAILLE DE L'OURCQ VUE PAR GABRIEL HANOTAUX- VIe ARMEE

LA BATAILLE AU SUD DE LA MARNE VUE PAR GABRIEL HANOTAUX - ARMEE FRENCH, 5 ET 6eARMEES

RETOUR VERS LE MENU DES BATAILLES DANS LA BATAILLE

RETOUR VERS LA PAGE D'ACCUEIL