VOLUME DEUX - CHAPITRE III - FIN DE LA BATAILLE POUR PARIS - (9 septembre.)

Situation générale et état d'esprit des deux commandements.

 

"Maintenant que la bataille du massif et de la plaine est parfaitement liée et que, de la Marne à l'Ourcq, les raquettes se renvoient le volant, mieux vaut suivre ce jeu sans désemparer. Les événements de l'est vont, en effet, évoluer désormais sur eux-mêmes : ils sont en rapports de moins en moins étroits avec les événements de l'ouest; la bataille se prolongera autour de l'Argonne sensiblement plus longtemps qu'autour du massif de Seine-et-Marne.

D'ailleurs, dans le plan allemand, ces deux batailles étaient conçues désormais comme distinctes, l'une ayant pour objet d'enfermer les armées françaises de gauche dans Paris ou de les rejeter au delà de la Seine et de la Loire, l'autre ayant pour objet de repousser les armées françaises de droite sur la frontière suisse.

D'autre part, à partir du 8 au soir, date à laquelle il devient évident pour l'état-major allemand que le front de Joffre n'a pas été rompu et ne sera pas rompu, le sentiment d'une retraite prochaine et, par conséquent, la conception de la bataille se transforme du tout au tout. Il ne s'agit plus d'attaquer, mais de reculer. Selon le renseignement trouvé sur un officier allemand prisonnier, " les attelages des convois sont d'ores et déjà tournés vers le nord ". Rien n'est plus clair.

Or, la retraite sera toute différente selon qu'il s'agit de telle ou telle partie de l'immense armée. Von Kluck et von Bülow, engagés dans la bataille pour le massif de Seine-et-Marne et pour Paris, ne l'accompliront pas de la même façon que von Hausen, le duc de Wurtemberg et le kronprinz engagés dans la bataille de rupture; et la retraite prendra encore un autre caractère quand il s'agira des deux armées du prince héritier de Bavière et de von Heeringen qui se battaient à la tenaille de gauche et pour les passages de l'est. Les trois tronçons de la grande armée d'invasion vont avoir des objectifs nouveaux et non prévus dans la manœuvre initiale.

L'armée de droite a échoué devant Paris, l'armée du centre a échoué devant Verdun, l'armée de gauche a échoué devant Nancy. La première doit être portée à chercher sa ligne d'appui en arrière, à proximité de Paris; la seconde sera portée à chercher la sienne à proximité de Verdun; la troisième, obligée d'évacuer le territoire français, la cherchera à proximité de Nancy.

Pour la clarté, il vaut mieux les suivre séparément; mais, bien entendu, sans perdre un seul instant de vue la solidarité profonde qui les unit et qui unit les armées françaises lancées à leur poursuite.

Quittant donc, pour le moment, l'armée von Bülow et l'armée von Hausen, le 8 au soir, nous allons lier en un seul exposé et comme celui d'une bataille unique, les opérations de toute l'aile droite allemande (armées von Kluck, von Bülow et von Hausen) contre toute l'aile gauche alliée (armées Maunoury, French, Franchet d'Esperey et Foch). C'est la bataille du massif de Seine-et-Marne qui s'achève.

Observons, qu'à ces heures critiques, où tout paraît encore incertain, aucun des deux commandements ne peut se rendre compte exactement de la situation réciproque. Chacun d'eux est obligé de mêler à ses décisions un élément hypothétique. C'est à cela que pensait, sans doute, le maréchal de Saxe quand il disait qu'il y avait, dans l'art militaire, quelque chose de divin.

Il s'agit, évidemment, de cette sorte d'intuition qui avertit celui qui commande, à défaut de renseignements complets et de calculs entièrement au point. L'atmosphère générale des événements l'enveloppe et c'est elle, en somme, qui fait pencher la balance dans son jugement. L'oscillation des âmes, qui s'est produite dans les deux camps, retentit en lui. Il ne sait pas tout, mais il sait mieux.

Ajoutons qu'un certain laps de temps est nécessaire pour que les effets de la bataille remontent des lieux divers où elle se livre jusqu'au centre qui doit les apprécier, et qu'un certain laps de temps est nécessaire, aussi, pour que les ordres descendent du centre jusqu'aux lieux particuliers où ils doivent s'exécuter. Sur un terrain aussi vaste, quelle que soit la rapidité des moyens d'information nouveaux (télégraphe, téléphone, automobiles, motocyclettes, etc.), l'événement n'agira plus à la façon d'un bloc compact jeté comme un pavé par la main du chef. Des temps et des obstacles le divisent, le partagent, Il n'y a pas une simultanéité absolue entre l'ordre et l'exécution, entre l'exécution et les résultats qui en découlent. Il est déjà merveilleux que de telles masses donnent ensemble. Mais, qu'il se produise des hiatus, des coupures, des frottements, des erreurs, qu'il y ait de la force perdue, cela est inévitable et peut tromper des observateurs qui n'ont pas une vue complète de l'ensemble.

En un mot, le tableau s'est dessiné lentement aux yeux des chefs, tandis qu'il se dessine d'un trait aux yeux de l'historien qui sait ce qui va arriver et qui a percé, rétrospectivement, le secret des états-majors.

Il faut se rendre compte de tout cela pour apprécier cette étrange journée du 9 qui est toute en simulacres, contradictions, incertitudes et faux-semblants ; où ceux qui se savent battus s'affirment vainqueurs, où ceux qui sont vainqueurs désespèrent, à certains moments, de la victoire. Les premières impressions ne correspondent que très vaguement à ce qui se passe - car les états-majors se laissent entraîner soit par leurs espoirs, soit par leurs craintes. L'excitabilité nerveuse est à son comble dans les deux camps.

Et puis, il reste toujours, pour soutenir les uns et pour alarmer les autres, les effets possibles d'un coup d'audace suprême. Combien de batailles célèbres ont été gagnées, à la dernière minute, par un renversement de la fortune, par la fermeté d'une division, d'un corps de cavalerie, d'un bataillon carré. On ne tient rien tant que l'on n'a pas tout saisi.

La formule classique de certaines fins de bataille désespérées s'impose alors à l'esprit : Una salus victis nullam sperare salutem. On doit prévoir même ces retours de sanglier où un adversaire résolu montre ses défenses et se bat à mort.

Ces alternatives, ces incertitudes peuvent être reconnues, de part et d'autre, à l'aube de la journée du 9 - défaite apparue mais non consentie du côté allemand, victoire obtenue mais non avérée du côté français. Dans quel sens va s'écrire ce post-scriptum de la grande bataille signée, au fond, par la destinée, le 8 au soir ?"

 

La retraite allemande. Les deux thèses en présence. Caractères de la retraite allemande

 

"L'issue va dépendre, d'abord, de la volonté des chefs. A ce moment précis, c'est-à-dire dans la nuit du 8 au 9, il faut assister, par la pensée, au conseil du grand état-major allemand, obligé de subir les événements qui le forcent à la retraite. Ce conseil est tenu à Luxembourg, où l'empereur Guillaume vient de rentrer.

A une telle distance du front, la délibération s'engage sur des idées, sur des renseignements, sur des rapports, sans prise directe sur la réalité. Joffre était sur les lieux quand, quatre jours auparavant, à Bar-sur-Seine, il avait prononcé la parole fatidique : " Messieurs, nous nous battrons sur la Marne ! " Cette fois, Moltke est bien loin de ses troupes, loin de ses subordonnés et loin de leur pensée, quand il prononce l'autre parole fatidique " Il faut abandonner la Marne. "

Cette résolution sera le sujet d'un éternel débat dans l'histoire militaire en général, et dans l'histoire allemande en particulier : car elle a décidé de la suite des événements à l'infini. J'ose dire qu'il s'écrira, à ce sujet, des milliers de volumes et, probablement, la passion, pendant des siècles, s'y collettera avec la vérité et avec le bon sens. Essayons d'apporter du moins, ici, les principaux éléments du débat.

Deux thèses sont en présence: la première, sanctionnée, au fond, par la disgrâce de Moltke, admet que le haut commandement allemand, impressionné par Bülow, a ordonné la retraite précipitamment. S'il eût tenu, la partie eût pu être gagnée encore. L'autre thèse reconnaît que, les armées allemandes ayant échoué partout dans la campagne d'offensive et d'invasion, mieux valait les retirer au plus vite, les sauver, pour chercher une autre issue sur d'autres points.

Les raisons qui ont fait considérer la retraite comme indispensable sont présentées par Bülow lui-même, c'est-à-dire par le général que l'opinion publique allemande a chargé de la plus lourde responsabilité.

La thèse contraire, celle qui soutient que la retraite fut précipitée, est soutenue par le général Baumgarten-Crusius, porte-parole de von Hausen, par von Hausen lui-même, par von Kluck, par von François et par bien d'autres. Stegemann a présenté le point de vue de l'état-major qui a succédé à celui de von Moltke.

En outre, des renseignements d'ordre divers, à l'appui de l'une ou de l'autre des deux thèses, peuvent être puisés à des sources abondantes : le récit autorisé de von Tappen, les radios, les carnets de route, l'exposé de Freytag-Loringhoven, etc.

 

Voici les raisons par lesquelles von Bülow motive l'ordre de la retraite :

 

" Bien que la bataille ait fait de nouveaux progrès, le 8 septembre, devant le centre et l'aile gauche, un succès décisif ne pouvait être encore enregistré à la IIe armée. L'aile droite, sans soutien (13e division d'infanterie et Xe corps de réserve), dut, au contraire, pour ne pas dire encerclée, être reprise, le soir, sur la ligne Margny-le Thoult. "

 

Bülow énumère les autres faits qui agissent sur son esprit, dans cette nuit du 8 au 9. plus d'aide à recevoir de la Ire armée; aucune direction à attendre du haut commandement (ce qui est confirmé par von Tappen, chef du bureau des opérations à Luxembourg) avance des armées alliées en marelle sur Tiercelieux.

 

" Dans ces conditions, conclut-il, il fallait compter avec la possibilité d'une percée de puissantes forces ennemies entre la Ire et la IIe armée, au cas où la Ire armée ne se déciderait pas, au dernier moment, à reculer en direction de l'est et à rétablir ses liaisons avec la IIe armée. Si cela n'arrivait pas et si l'ennemi passait dans le dos de la Ire armée de l'autre côté de la Marne, il y avait, pour la Ire armée, un grand danger d'être entièrement entourée et repoussée en direction de l'ouest (c'est-à-dire cernée et rejetée sur les murs du camp retranché de Paris où elle n'aurait plus eu qu'à capituler).

Lorsque, le 9 septembre au matin, l'ennemi franchit la Marne en nombreuses colonnes entre la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry, il n'y eut plus de doute pour moi que la retraite de la Ire armée, d'après la situation tactique et stratégique, était inévitable et que la IIe armée devait aussi reculer pour ne pas être absolument tournée par son flanc droit. D'accord avec le représentant du grand quartier général, le lieutenant-colonel Hentsch, j'étais absolument convaincu que, maintenant, le plus important devoir de la IIe armée était de soutenir la Ire armée au nord de la Marne et de lui offrir de nouveau la possibilité de reprendre la liaison avec l'aile droite de la IIe armée en direction de Fismes.

Par cette résolution qui n'était pas d'une exécution facile pour la IIe armée, victorieuse partout, le plan évident du haut commandement français, à savoir la débordement de l'aile droite de l'armée allemande par l'enveloppement et l'anéantissement de la Ire armée, serait encore déjoué à temps et l'on gardait la possibilité de former en peu de jours, avec l'aide de la VIIe armée (von Heeringen) qui arrivait en grande hâte, un nouveau front d'armée solidement établi sur l'Aisne.

Bien que la résolution de reprendre en arrière la IIe armée ait été arrêtée le 9 septembre au matin, l'avance victorieuse de l'offensive du centre et de l'aile gauche de la IIe armée fut encore continuée avec toute la vigueur possible ; et, lorsque l'ennemi fut repoussé partout, la IIe armée commença, dam l'après-midi du 9 septembre, la mouvement en arrière en partant de l'aile gauche. "

 

Telles sont les raisons de la retraite, tel est l'état d'esprit à la IIe armée, et tels sont les arguments qui ont convaincu le délégué du grand état-major : sauver à la fois la Ire armée et la IIe armée, s'appuyer sur le renfort qu'apporte l'armée von Heeringen et constituer un front unique et robuste sur la ligne de l'Aisne. Cette manœuvre est, en somme, celle qui fut exécutée point par point.

Voici, maintenant, les raisons qui s'opposaient à cette décision, telles qu'elles sont exposées par le général Baurngarten-Crusius :

Après avoir reconnu que la situation de l'armée Bülow était extrêmement difficile, le 8 au soir, et après s'être demandé si ses sept faibles divisions pouvaient tenir contre quatorze divisions françaises, Baumgarten ajoute :

 

" Pour moi, j'ai la conviction que l'échec d'une seule armée ne pouvait décider de l'ensemble de toute l'armée occidentale. Tout n'allait pas si mal. Même à la IIe armée, l'avance victorieuse de la gauche, unie à la droite de von Hausen, apportait une large compensation. Si les armées alliées pénétraient en coin (entre von Kluck et von Bülow), leur situation n'en serait que plus périlleuse plus tard.

D'après mon jugement, le haut commandement de la IIe armée se prononça, non pas tant d'après la situation de sa propre armée que d'après les appréciations qu'il portait sur la situation des autres armées. Mais il ne se rendit pas compte que cette situation était bonne. La force défensive de l'armée allemande de l'ouest (armée von Kluck), qui devait apparaître bientôt, aurait permis à la IIe armée, j'en suis convaincu, de se cramponner solidement aux secteurs de défense ; d'abord sur la Surmelin, en second lieu sur la Marne, et finalement sur la Vesle (Baumgarten reconnaît donc, qu'en somme, il fallait battre en retraite au moins jusqu'à la Vesle.), et, s'appuyant sur le front ouest du camp retranché de Reims, d'attendre que les autres armées eussent remporté la victoire. C'est précisément ce qui a été exécuté magistralement par Hindenburg dans la campagne d'été de 1918, alors qu'il ne disposait pas du camp retranché de Reims et même qu'il avait à craindre une attaque de flanc venant de ce côté (La manœuvre en question a échoué aussi bien en 1918 qu'on 1914 et Hindenburg n'a pas été plus heureux que Moltke. Je pense, qu'aux yeux même de Baumgarten-Crusius, l'argument a quelque peu perdu de sa valeur.).

Sans doute, la situation de la IIe armée eût été autre si on lui eût laissé un corps couvrant sa droite, et on eût ainsi écarté cette idée de retraite, tant de l'esprit du commandement général que de celui de von Bülow.

Mais cette faute est, à mon avis, imputable à l'erreur de notre grand quartier général. "

 

Voici donc les deux thèses en présence. Est-il nécessaire d'ajouter qu'elles sont toutes deux intéressées ? Les deux avocats plaident pour leur propre cause. Les faits sont, d'ailleurs, plus éloquents que leurs plaidoyers. Moltke, von Kluck, Bülow ont pris assurément une décision grave, mais pouvaient-ils agir autrement qu'ils l'ont fait ? N'est-il pas conforme à la réalité d'admettre que chacun d'eux, pro parte, a subi la force des événements ou plutôt a été dominé par les puissantes conceptions de l'adversaire ?

Certes, il y a eu de lourdes fautes commises dans le haut commandement allemand : il y a eu d'abord celles de von Kluck qui, passant outre aux ordres du grand quartier général, a filé sur Provins et Melun au lieu de faire face à Paris; qui, ensuite, a ramené tous ses corps au nord de la Marne, sans tenir aucun compte de ses liaisons avec l'armée Bülow et qui, finalement, s'est jeté à corps perdu dans " la bataille des communications ", sans prévoir qu'il serait coincé à bref délai par la bataille d'articulation. Nous avons établi que ces fautes ont amené von Kluck à décider sa propre retraite dès la nuit du 8 au 9, preuve qu'il se sentait battu alors qu'il se proclamait vainqueur. Il incombe, donc, une très lourde part de responsabilités à von Kluck.

Von Bülow a sa part aussi. Il a filé sur la route n° 51, avec une brutalité absurde, sans se rendre compte de la force de l'adversaire qui lui était opposé. Il avait affaire à Foch, et cela c'était une chose qu'il ne pouvait deviner; mais il n'a pas aperçu les difficultés tactiques d'une offensive à travers les marais de Saint-Gond. Il n'a su s'assurer aucune réserve. Il a toujours regardé à droite et à gauche, non dans son propre camp. Certainement, il a manqué de coup d'œil au début et d'estomac à la fin; mais sa position était terrible.

Il ne fait pas doute, non plus, que ces responsabilités se totalisent et se cumulent sur la tête du commandant en chef, von Moltke : celui-ci a laissé von Kluck s'engager témérairement au sud de la Marne et passer outre à ses instructions; il n'a pas su maintenir les liaisons entre la Ire et la IIe armée; il est resté passif aux heures les plus décisives, laissant à von Kluck la disposition des IIIe et IXe corps, laissant ses lieutenants von Kluck et von Bülow attaquer ou battre en retraite selon leur inspiration propre, sans les tenir en main et sans leur imposer, à aucun moment, la loi de fer de la solidarité du champ de bataille. Il a été pauvre d'invention, pauvre de ressources et pauvre de courage.

Mais ces défaillances sont effets et non pas causes, Le haut commandement allemand chancelle à tous les degrés et dans toutes les armées parce que partout il est dominé. Si la conception stratégique supérieure de la bataille de la Marne n'avait pas créé les événements et opprimé les armées allemandes en leurs masses et en leurs chefs, si l'étreinte ne s'était pas produite, dans les conditions où Joffre l'avait voulue et préparée, chefs et masses eussent peut-être trouvé leur heure ; mais on n'est pas seul à la guerre. L'armée allemande était prise dans la manœuvre de Joffre comme dans un étau : ou von Kluck était battu à l'articulation ou il était battu aux communications; ou von Bülow était battu à Montmirail ou il était battu aux marais de Saint-Gond; ou von Hausen était battu à Fère ou il était battu à Vitry-le-François. Partout, Joffre avait des réserves, quand les autres n'en avaient plus; partout sa manœuvre tenait à la gorge un adversaire épuisé; partout le soldat français avait le sentiment de sa supériorité et de la prochaine victoire. Pondérables et impondérables, tout agit à la fois, et c'est précisément ce qui agit dans ces heures tragiques, au cours de cette nuit du 8 au 9 quand, au grand quartier général allemand, sous l'accablement des faits et en présence des résolutions prises par les trois chefs des armées de droite, on se soumit à la nécessité de la retraite générale.

Mais, avec la science technique et la solidité superbement entraînée des états-majors et du soldat allemands, la retraite ne va pas s'accomplir en désordre et comme un événement qui échappe à toute direction et où la panique joue son rôle. La retraite aura lieu par ordre et elle sera commandée, à peu près d'un bout à l'autre de l'immense champ de bataille. Cela, il est vrai, sous une forme pesante et même pédante, toute différente de celle qu'avait adoptée après Charleroi le haut commandement français.

Il n'est pas sans intérêt de distinguer ici encore les psychologies militaires des deux adversaires : la retraite de Joffre a été faite d'un seul coup, et jusqu'à la limite du terrain où la raison fixait la possibilité d'une reprise. La retraite allemande va se faire méthodiquement, savamment, en échelons, mais sans vue d'ensemble; elle ne saura pas réserver la possibilité ni les moyens d'une nouvelle guerre de mouvements immédiate sur ce terrain : elle choisira tout bonnement une ligne de résistance et s'y fortifiera. Si l'on cherche encore des issues, des sorties, ce sera plus tard et d'après des conceptions nouvelles; par conséquent, elles seront improvisées et échoueront.

Nous pouvons dire, dès maintenant, que la retraite à la française laisse toute son élasticité à la guerre, tandis que la retraite à l'allemande la bloque lourdement. Si l'on va au fond des choses, on s'aperçoit que l'issue même de la guerre est incluse dans ces deux méthodes intellectuelles opposées. Mais nous n'en sommes pas encore à porter le jugement d'ensemble.

Ajoutons seulement une observation : à partir de cette journée du 9, qui voit le commencement de la retraite, quel est celui des deux commandements qui garde l'avantage de l'initiative ? L'initiative appartient, à ce qu'il semble, dans une certaine mesure, aux deux côtés à la fois. Le commandement allemand a pris l'initiative de la retraite et, ainsi, il va donner à la bataille un caractère nouveau ; mais le haut commandement français a gardé l'initiative de la marche en avant. Il est vrai que, tout en bousculant l'ennemi, il s'expose à tomber dans les pièges de la manœuvre en retraite, que celui-ci a eu le temps de préparer."

 

Les ordres de Joffre pour la journée du 9.

 

"Voyons maintenant quels sont les ordres donnés des deux côtés pour la continuation de la bataille.

Les chefs des trois armées françaises de gauche et, en particulier, le général Maunoury avaient reçu, le 8 dans la soirée, l'Instruction particulière n° 19.

Le général Maunoury avait pu se rendre compte que le sentiment du grand quartier général était que l'ennemi rompait, mais que le duel n'était pas fini. Le haut commandement savait que l'ennemi se repliait; il savait aussi qu'un fort groupement venant du nord et cherchant sa liaison avec la droite de von Kluck, avait pour mission de déborder la 6e armée (bataille des communications). Mais il ne savait pas encore que ce groupement avait précisément pris le contact avec les IIIe et IXe corps. On prescrivait au général Maunoury de mettre hors de cause l'extrême droite allemande " avant qu'elle eût été renforcée par les cléments rendus disponibles par la chute de Maubeuge ". Mais, sentant la résistance formidable qui lui était opposée, Maunoury, ne trouvant pas le trou qu'on lui laissait espérer, avait peine à comprendre comment il parviendrait à déborder von Kluck : celui-ci s'était, de toute évidence, assuré la supériorité numérique pour défendre ses communications. Joffre avait bien prescrit, par l'ordre n° 4282, au cours de cette même journée du 8, de découpler hardiment les divisions du corps de cavalerie pour agir " sur les points sensibles des communications ennemies, Soissons et Compiègne en particulier " (et nous savons qu'elles avaient rendu, en effet, tout le service que l'on pouvait attendre d'elles) ; mais ce ne sont pas des escadrons épuisés qui peuvent avoir raison de trois corps d'armée faisant masse à l'extrême droite de von Kluck et tendant la main aux forces arrivant de Belgique. Que restait-il donc à faire, à défaut d'un débordement presque impossible ? ...

Heureusement, l'Instruction particulière n°19 ne laissait pas les chefs des armées alliées au dépourvu : elle prescrivait la manœuvre simultanée qui devait agir, d'une façon définitive, sur les résolutions de von Kluck : la manœuvre à l'articulation.

 

" II. - Il paraît essentiel de mettre hors de cause l'extrême droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles.

La 6e armée et les forces britanniques s'attacheront à cette mission. (Il s'agit évidemment d'agir en commun contre von Kluck et au nord de la Marne.) A cet effet, la 6e armée maintiendra devant elle les troupes qui lui sont opposées sur la rive droite de l'Ourcq. Les forces anglaises, franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et la Ferté-sous-Jouarre, se porteraient sur la gauche et les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l'Ourcq. "

 

Examinons de près ce deuxième paragraphe. Maintenant, on ne demande plus une action offensive à la 6e armée ; on la sait épuisée par l'effort prodigieux de quatre jours de combat et dominée par le renforcement de l'adversaire : il suffit donc qu'elle maintienne les forces qui lui sont opposées sur la rive droite de l'Ourcq. C'est à l'armée britannique (aidée elle-même par la 5e armée), qu'incombe maintenant le rôle de masse assaillante. Franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et la Ferté-sous-Jouarre, elle se portera sur la gauche et les derrières de l'ennemi qui se trouve encore sur l'Ourcq.

Est-ce clair ? Le général Joffre, par ces ordres nouveaux, s'est adapté aux circonstances. Von Kluck, ayant porté toutes ses forces à droite pour la bataille des communications, a créé la brèche de 40 kilomètres qui découvre son propre flanc gauche et le flanc droit de Bülow : sans perdre une minute, on décide d'entrer dans la brèche. C'est justement cette manœuvre devinée ou entrevue qui frappe de terreur, dès le 8 au soir, le commandant de la IIe armée allemande, von Bülow.

Prendre par les derrières l'armée de, von Kluck et l'enfermer sur l'Ourcq, ce serait renverser la bataille par un coup de maître. Tandis que Franchet d'Esperey envelopperait Bülow par Vauchamps et Champaubert, l'armée britannique envelopperait von Kluck par Nogent-l'Artaud, Château-Thierry, Dhuisy. On élargirait la fissure jusqu'à détruire des deux côtés l'armée allemande. Quelle minute d'enthousiasme et de certitude il dut y avoir, au grand quartier général français, quand ces instructions si judicieuses, si hardies et si pénétrantes purent être rédigées et expédiées au cours de la journée du 8 !

Le succès va dépendre, maintenant, de la rapidité d'exécution de l'armée britannique."

 

Le haut commandement allemand dans la journée du 9 et la mission du colonel Hentsch.

 

"Que savons-nous des instructions du commandement allemand spécialement pour la bataille de l'Ourcq et Marne en vue du 9 ?

Nous avons dit les résolutions de von Kluck au cours de la nuit du 8 au 9. Il a décidé la retraite in petto, il a pris ses précautions en se débarrassant de ses convois, de ses ambulances et de ses formations les plus fatiguées, et il a donné, dès le 9 au matin, ses ordres à Linsingen. Mais il ne se déclare pas vaincu et il va chercher, pendant quelques heures encore, à imposer à ses ennemis, peut-être même à ses collègues, l'idée qu'il est toujours vainqueur.

Nous avons dit les sentiments de von Bülow, au même moment. Bülow était sans doute le chef en qui les cercles militaires mettaient le plus de confiance. Lui aussi, il est décidé à la retraite, Mais, résolu qu'il est à manœuvrer pour se tirer du guêpier, il s'efforce de se couvrir de l'autorité du grand quartier général.

Voilà la différence.

Quant à von Hausen, il plastronne. Finalement, ce sera sur lui que l'on fera retomber les responsabilités, alors qu'il n'a pas compris grand chose à ce qui se passait et que, d'après ses Mémoires, il ne paraît pas avoir encore compris.

 

 

Quant au haut commandement allemand, voici ce que nous savons à son sujet. Moltke, considérant que la situation. de l'armée Bülow devenait critique, avait envoyé, le 8, le lieutenant-colonel Hentsch (Le comte Stürgkh, délégué autrichien au G. Q. G. allemand, dit que de tous les officiers d'état-major, celui qui paraissait le plus influent était le colonel von Hentsch. Celui-ci connaissait à fond le théâtre des opérations et l'empereur et Moltke écoutaient toujours très attentivement ses avis.) de la Ve armée à la Ire armée avec, raconte von Tappen, " la mission de s'orienter sur leur situation et, au cas où des mouvements de recul auraient déjà été ordonnés par les commandants d'armée, de faire en sorte qu'une cohésion des armées fût de nouveau rétablie entre elles; pour la Ire armée, la direction de Soissons serait, dans ce cas, indiquée... Aucun ordre pour des mouvements de retraite n'a été donné à cet officier qui a affirmé lui-même n'avoir donné aucun ordre semblable aux commandants d'armée ".

Hentsch, qui commence par l'est, s'est arrêté à Varennes et à Courtisols, puis à Châlons, où la situation lui paraît favorable. Il arrive à Montmort, chez Bülow, le 8, à 19 h. 45 (Lieutenant-colonel MULLER-LOEBNITZ, Die Sendung des Obersleutnants Hentsch am 8-10. September 1914.). Conférence entre Hentsch, Bülow, son chef d'état-major Lauenstein et le commandant von Matthes - à la IIe armée, on craint manifestement d'être tourné; Bülow, a raconté un autre assistant, le capitaine Koeppen, sait que des colonnes françaises sont en marche contre sa droite sans appui. A 23 h. 45, il télégraphie à Moltke : " La 2e division de la Garde est déjà à Fère-Champenoise... L'ennemi cherche à envelopper la droite de la IIe armée. Je n'ai plus de réserves. " C'était le tableau sommaire de la situation, avec ses avantages à gauche, ses périls au centre et à droite. L'ennemi est en progrès dans la fissure, entre la Ire et la IIe armée allemande. Montmirail avait succombé pendant la nuit.

Malgré tout, Moltke, à Luxembourg, hésite encore. Hentsch, le matin du 9, se met bien d'accord, à Montmort, avec Lauenstein, qu'il quitte vers 7 heures avec l'assurance que la retraite sera ordonnée dans la matinée par Bülow. Celui-ci, en effet, se décidera à 10 heures et demie. Mais Hentsch n'est pas, à lui seul, le grand quartier général. Celui-ci, loin des lieux, renseigné par bribes, ne sait se résoudre. Donner l'ordre de la retraite générale, il ne peut s'y résigner... Et alors ? Le G. Q. G. attend ! Cependant il s'applique, dès le 9, à rédiger ces pénibles instructions pour un mouvement éventuel de retraite. Il le fait non sans peine. Car c'est un coup mortel qu'il se porte à soi-même ! " Il fallait, écrit von Tappen, que ces ordres fussent prêts sous la main afin de ne pas perdre de temps, au cas où leur divulgation deviendrait nécessaire. "

Quoi qu'il en soit, il est certain aujourd'hui que l'initiative de la retraite est venue de la Ire et de la IIe armée séparément, et que les deux commandements particuliers, von Kluck et von Bülow, ont pris leur parti l'un et l'autre, avant que le haut commandement lui-même se soit prononcé. C'est là une preuve de plus de l'incapacité de ce fameux grand état-major, qui, n'ayant cru qu'au succès, s'affole à l'heure du revers.

Il existe un radio de von Kluck, par lequel il fait connaître sa résolution de battre en retraite, au moins partiellement : ce télégramme est daté du 9, à 11 h. 30 du matin. Le voici :

 

" L'aile gauche de la 1- armée se retire par Crouy, Coulombs jusqu'à Montigny-Gandelu. Le IIe corps de cavalerie couvre ce mouvement contre l'ennemi, qui passe à Charly, en attaquant partout où il pourra (Cf. la Marche sur Paris..., p. 131.). "

 

Est-ce clair ? C'est à la " bataille d'articulation " que von Kluck cède d'abord. Déjà, la veille, son artillerie lourde avait été évacuée de Varreddes. Le voici, maintenant, qui cherche une première ligne d'appui sur la rive gauche de l'Ourcq, le long du Clignon. Il n'est que temps, s'il ne veut pas être pris d'un coup de filet, puisque French passe la Marne à Charly.

Cependant, pour la même raison (quatre colonnes anglaises arrivées sur la Marne de part et d'autre de Charly), la IIe armée prépare, elle aussi et au même moment, la retraite, l'aile droite vers Damery : c'est-à-dire que la fissure existant entre les deux armées va s'élargir jusqu'à devenir un abîme de 50 kilomètres. En gros, ce trou béant s'ouvre de Meaux à Épernay.

Von Kluck affirme cependant encore qu'il ne songe nullement à la retraite générale; d'après lui, il constitue simplement un " crochet défensif " à gauche et, ainsi paré, il affirme qu'il tiendra. Comme s'il était possible de faire tête à Mareuil quand French est à Dhuisy, d'Esperey à Epieds et Maunoury à Nanteuil-le-Haudouin ! Regardez la carte.

Von Kluck n'en déclare pas moins que son crochet défensif sur cette ligne tout à fait secondaire du Clignon eût suffi pour le mettre à l'abri contre l'enveloppement par ces trois armées. Et, fort de cette gasconnade, il incrimine le haut commandement qui, impressionné, affirme-t-il, par l'action de l'armée Maunoury, a envoyé l'ordre de la retraite générale vers 13 heures. Le système de von Kluck est donc le suivant : il se repliait tactiquement le 9 à 11 heures, quand le haut commandement a pris la responsabilité de la retraite stratégique à 13 heures.

Voici, en fait, ce qui s'est passé. Le lieutenant-colonel Hentsch a quitté le général von Lauenstein à Montmort, vers 7 heures du matin, se rendant au quartier général de von Kluck, à Mareuil. Les longs convois des IIIe et IXe corps retardent son arrivée. Il n'est à Mareuil qu'à midi et demi. Von Kluck est à déjeuner à Ancienville. Mais von Kuhl, le véritable cerveau de l'armée, et von Bergmannn sont là. Depuis deux jours, l'état-major de la Ire armée est inquiet pour sa gauche; des replis ont été ordonnés; toutefois, on est en pleine attaque sur la droite ; la brèche entre les Ire et IIe armées ne peut être aveuglée pour le moment : il faudrait attendre deux jours. Mais, selon Hentsch, qui rend compte de ce qu'il a constaté à la IIe armée, on ne peut plus attendre : il trace lui-même sur la carte de von Kuhl les lignes à atteindre. Et la retraite est décidée.

Von Kuhl, qui avait fait des objections, assurément sans grande conviction, a écrit depuis : " C'est alors que, le 9 après-midi, l'armée reçut l'ordre tout à fait surprenant du G. Q. G. de battre en retraite vers Soissons en direction presque nord... Hentsch fut envoyé le long du front sans mandat écrit... Dans sa main a reposé tout le sort de la bataille... " Voilà tout le système de von Kluck et de von Kuhl : on reporte la responsabilité sur un homme qui ne peut plus parler, puisqu'il est mort au cours de la campagne de Roumanie. Mais à qui fera-t-on croire qu'un grand chef comme von Kluck, a en pleine victoire ", s'est incliné devant les ordres d'un lieutenant-colonel " sans mandat écrit " lui prescrivant la retraite ?

En tout cas et, sans doute, sur la recommandation de von Kluck, le lendemain, fut rédigé un papier ainsi conçu :

 

" La Ferté-Milon, 10-9-14.

Hier après-midi (Pourquoi avoir attendu le lendemain pour faire un tel procès-verbal ?) est venu au quartier général de l'armée à Mareuil le lieutenant-colonel Hentsch, du grand quartier général, qui apportait la communication suivante :.

La situation n'est pas favorable. La Ve armée est arrêtée devant Verdun, les VIe et VIIe devant Nancy-Épinal. La IIe n'est plus qu'une ruine. Sa retraite derrière la Marne est inévitable; l'aile droite (VIIe corps) a été rejetée en arrière, elle ne s'est pas repliée (il s'agit du grave échec de la 13e division von der Borne). Il est d'ailleurs nécessaire de regrouper au plus tôt les armées : la IIIe au nord-est de Châlons, les IV, et Ve se rejoignant par Clermont-en-Argonne en direction de Verdun. La Ire armée doit donc, elle aussi, se retirer, direction Soissons-Fère-en-Tardenois et même en cas d'extrême nécessité, jusque sur Laon-la Fère. Les lignes à atteindre par les armées, il les traça au fusain sur ma carte. Vers Saint-Quentin, dit-il, une nouvelle armée se rassemble. Ainsi pourrait commencer une nouvelle manœuvre.

Je fis observer que nous étions en pleine attaque, qu'une retraite serait très délicate; l'armée était en plein désordre, par-dessus tout épuisée au dernier point. Il poursuivit que malgré cela (il aurait pu dire : en raison de cela) il ne restait rien d'autre à faire. Il reconnut que, étant donné le combat en cours, la retraite n'était pas exécutable dans la direction prescrite, mais qu'elle devait se faire droit en arrière, derrière l'Aisne, l'aile gauche tout au plus sur Soissons. Il insista sur ce que ces " directives " étaient obligatoires, sans égard pour d'autres communications éventuelles. Il avait pleins pouvoirs (VON KUHL, Die Marnefeldzug 1914, p. 218. Von Kluck, dans son livre, ne cite, de ce " procès-verbal ", que le deuxième paragraphe, de façon à insinuer qu'il fut rédigé en présence de Hentsch et à en altérer profondément le sens !).

VON BERGMANN. Signé : VON KUHL. "

 

Quoi qu'il en soit, von Kluck, à partir de ce moment, rédige tous ses ordres de manière à faire peser sur les autres la responsabilité d'une décision si grave. A 14 heures, il télégraphie, par radio, à sa 4e division de cavalerie : La IIe armée se porte dans la direction d'Épernay (c'est dire elle qui commence le mouvement, et, en plus, elle s'éloigne !) ; la Ire armée se retire elle-même, son aile gauche à Soissons. Donc, l'idée du " crochet défensif " sur l'Ourcq est déjà abandonnée, elle n'a pas tenu longtemps ; et l'on en est à la retraite sur l'Aisne. De l'échange des radios avec Marwitz, il résulte que celui-ci aurait appuyé son chef en niant la nécessité de la retraite générale.

Retournons-nous vers Bülow, maintenant. Lui aussi travaille à rejeter la responsabilité sur les autres. Il tient à marquer que c'est la Ire armée qui a reculé la première. Toutes ses communications commencent par cette phrase : La Ire armée bat en retraite. En outre, il motive la retraite de sa propre armée par la nécessité de sauver la Ire armée, et c'est dans ces conditions qu'il donne, dans la matinée du 9, son ordre particulier de retraite qui doit être exécuté dans l'après-midi du même jour. Il commence par sa gauche (ce qui ne prouve pas un si profond souci de sauver von Kluck). C'est la Garde et les corps engagés dans les marais de Saint-Gond ou vers Fère-Champenoise en union avec l'armée saxonne qui détaleront d'abord à partir d'une heure de l'après-midi. Puis la droite, c'est-à-dire le Xe corps de réserve et la13e division, à 2 heures de l'après-midi.

Quant à l'armée von Hausen, elle ignorait ce qui se passait et n'avait reçu ni donné aucun ordre de retraite, ni dans la nuit du 8 au 9, ni dans la matinée du 9. Baumgarten raconte, cependant, que l'attention fut éveillée le 9, à 7 h. 35 du matin, à Châlons, par un marconigramme de Bülow adressé à von Kluck à 1 h. 15 du matin disant : " Aile droite de la IIe armée est reprise, 9 septembre, vers Margny. La division de cavalerie de la Garde a tenu jusqu'au 8 au soir le Dolloir. "

Il s'agissait évidemment de cette consolidation sur, Margny-le Thoult, que Bülow avait esquissée quand Franchet d'Esperey avait commencé sa manœuvre orientée à l'est, sur le plateau de Vauchamps. Von Hausen continua cependant à se battre avec des alternatives diverses, toute la journée du 9, autour de Fère-Champenoise, comme nous allons l'établir dans l'exposé des faits, lorsqu'on reçut, à 1 h. 20 de l'après-midi, un télégramme de Bülow daté de 11 heures du matin : " IIe armée commence marche arrière; aile droite à Damery. "

Le général von Hausen aurait répondu à 2 heures de l'après-midi : " La bataille continue devant le front de la IIIe armée. Quelle est votre intention ? Nous avons pris OEuvy." Sans attendre la réponse, von Hausen donna, à 2 h. 15, l'ordre de préparer les arrières pour la retraite. Baumgarten affirme qu'aucun ordre précis ni même aucun renseignement officiel n'arriva, dans le cours de la journée du 9, à la IIIe armée. On saisit seulement, à 5 h. 30 de l'après-midi, un sans fil de Bülow, daté de 2 h. 45 de l'après-midi et disant : " La Ire armée recule. La IIe armée commence la marche en arrière, vers Dormans-Tours-sur-Marne. Ordre de retraite est parvenu à Kirchbach. " De ce dernier fait, von Hausen avait été informé par le XIIe corps de réserve qui, à 3 heures de l'après-midi, avait prévenu que le XIIe corps actif devait commencer sa retraite à une heure de l'après-midi par l'aile gauche. Quant au XIIe corps de réserve, il partait à 4 h. 30 de l'après-midi.

 

" De tout cela il résulte, conclut Baumgarten-Crusius, que la résolution de la IIe armée, d'une si haute portée pour tout le front allemand et qui intéressait et impressionnait si fortement la droite de la IIIe armée, ne fut connue par le commandant de la IIIe armée qu'à 2 h. 45 de l'après-midi et non pas par des voies officielles et sûres, mais par des télégrammes sans fil pris au vol. "

 

A la suite de ces informations diverses, le général von Hausen aurait donné lui-même l'ordre de départ en direction du nord seulement à 5 h. 30 de l'après-midi et avec une extrême répugnance.

Par l'ensemble de ces faits, il parait établi : 1° que les armées von Kluck et von Bülow ont pris chacune la décision de la retraite séparément et en jouant à qui pourrait reporter sur l'autre la responsabilité du premier mouvement; 2° que von Kluck, qui a commencé à reculer dès la nuit du 8 au 9, cache son jeu derrière une proposition à peine réalisable et qui consiste à s'organiser sur le cours du Clignon; mais cette proposition, émise à 11 h. 30, est déjà abandonnée à 2 heures de l'après-midi, après la visite du lieutenant-colonel Hentsch que Bülow, qui, dès le 8 au soir, a replié sa droite vers la Margny-le Thoult, s'est mis d'accord sinon avec le haut commandement, au moins avec le délégué du haut commandement, colonel von Hentsch, pour une retraite partielle, le 9 au matin ; 4° que le haut commandement, averti, au plus tard à 11 h. 30, par von Kluck et, probablement par le colonel Hentsch à peu près vers la même heure, n'a su prendre aucune décision avant l'après-midi du 9, alors que les faits étaient déjà accomplis ; 5° qu'aucune des trois armées, et notamment la IIIe armée, n'a reçu aucun ordre d'ensemble, aucune précision sur les heures, la marche, l'attribution des routes, l'organisation des convois, etc., venant du grand quartier général, et que chacun, du moins au début, a dû agir selon sa propre inspiration.

Tels nous apparaissent, à cette heure critique, d'après les documents officiels, ce fameux haut commandement et cette fameuse " organisation " allemande !"

 

L'armée Maunoury dans la bataille de l'Ourcq, le 9 septembre.

 

"Sur tous ces points, d'ailleurs, l'exposé des faits va, maintenant, apporter la pleine lumière. Il ne s'agit pas seulement de connaître les ordres, il faut savoir comment ils sont exécutés. A de pareilles heures, la manœuvre s'inspire fatalement des circonstances et du terrain.

Du côté français, le général en chef avait prescrit an général Maunoury, dont l'armée compte maintenant 150.000 hommes, de se tenir sur la défensive et de garder à tout prix ses positions sur l'Ourcq, tandis que la masse de manœuvre offensive opérait sur la Marne. Le général Maunoury avait une intelligence très claire de cette situation. L'exposé historique de la 6e armée s'exprime, en effet, en ces termes : " Après les quatre journées de bataille du 5 au 8 succédant aux fatigues des semaines précédentes, la nécessité s'imposait de réduire les efforts demandés à des troupes exténuées jusqu'à l'heure où, l'action de l'armée anglaise se faisant sentir, le coup de collier décisif devait être donné en coopération avec cette armée. En conséquence, le général commandant l'armée ordonnait de tenir, coûte que coûte, les positions conquises les jours précédents, de s'y organiser et, sous la protection des premières lignes, de prendre toutes mesures pour être prêts à passer à l'offensive générale au premier signal. "

Cette résolution de ne pas attaquer immédiatement, mais d'attendre que l'offensive combinée avec l'armée britannique soit au point, cette disposition nouvelle qui consiste à subordonner la " bataille des communications " à la " bataille de l'articulation ", peut servir à expliquer pourquoi von Kluck s'attribue l'avantage final. En fait, il profitait temporairement du parti pris d'attente des Alliés jusqu'au déclenchement de leur attaque en commun. Ce parti pris d'attente est nettement confirmé par les instructions données par le général Joffre dans la matinée du 9; à 10 h. 30, il annonce à Maunoury l'arrivée d'une division de renfort, mais il ajoute : " En attendant, éviter toute action décisive, en repliant, si besoin, LA GAUCHE de l'armée en direction de Paris. "

Le général Maunoury se met donc en relations avec le maréchal French; il détache auprès de lui un officier pourvu des moyens de communication les plus rapides, automobiles et avions, et lui demande de préparer en commun l'offensive qui doit être définitive.

Dans la première partie de la journée du 9, l'ennemi tient son infanterie immobile; il y a seulement une violente canonnade, sur le front du 5e groupe des divisions de réserve.

Mais voici que le combat d'artillerie, qui seul se prolonge à l'aile droite française, prend soudain une figure nouvelle et toute à l'avantage de l'artillerie française -. un groupe de la 56e division (commandant Baratier), s'aidant d'un avion envoyé pour régler son tir, s'attaque à la grande batterie lourde de Trocy qui nous avait fait tant de mal, et c'est alors une répétition en grand des scènes terribles que les carnets de route allemands nous ont déjà décrites. La masse des artilleries allemandes, concentrée sur le plateau, saute en éclats. La lendemain, on devait la trouver à l'état de débris, canons, avant-trains, caissons, attelages, servants, épars sur le plateau évacué. Il ne fallut pas une heure pour qu'elle fût réduite au silence; soudain, sur le front allemand opposé au groupe des divisions de réserve, le silence régna.

Le général Dartein, commandant la 56e division, envoie une forte reconnaissance sur Étrépilly et Trocy; elle chasse une compagnie ennemie, laissée seule dans le village d'Étrépilly, la poursuit jusqu'à Trocy, pénètre dans le village après un échange de coups de fusil (Voir général L. DARTEN, la 56e division au feu, p. 128.).

Il se passe donc quelque chose ?

 

 

Les patrouilles du détachement sont de plus en plus affirmatives: il s'agit bien d'un mouvement de retraite de l'ennemi. La renseignement est aussitôt transmis, par le 5e groupe des divisions de réserve, au général Maunoury, qui reçoit confirmation par un renseignement analogue provenant du 7e corps d'armée. On voit à quel point la bataille " d'articulation " pèse dans la décision générale.

Cependant, tout n'est pas fini à la" bataille des communications", car c'est là que von Kluck, avec ses renforts, a décidé de jouer sa dernière carte. Mais cette carte est biseautée. La veille au soir, la 6e armée, selon l'ordre donné par le commandement en chef, avait " découplé " ses divisions de cavalerie pour se rendre compte de ce qui se passait en arrière de l'armée von Kluck, et dans la direction du nord, vers Villers-Cotterêts et Soissons où l'on avait signalé des renforts allemands que l'on supposait arriver de Maubeuge (Sur les belles randonnées de la cavalerie et sur leur pénétration hardie dans les lignes ennemies qui contribuèrent beaucoup à affaiblir le moral des Allemands et sans doute à déterminer la première retraite du 8, voir J. HÉTHAY, le Rôle de la cavalerie française à l'aile gauche par un cavalier de la Marne, p. 132 et suiv., et général PELECIER, Un raid de cavalerie.). Or, la cavalerie avait trouvé le terrain étrangement débarrassé dans cette direction. Le 4e escadron du 3e hussards traverse Crépy-en-Valois dans la nuit du 8 au 9. Des avant-gardes vont sur la route de Villers-Cotterêts, battant l'estrade et ramassant quelques uhlans et soldats attardés, qui signalent la présence d'une division de réserve à une dizaine de kilomètres.

 

" Nous passons la plus grande partie de la journée du 9 à Crépy, dit un des cavaliers français, et nous y trouvons un stock de munitions et d'approvisionnements de toutes sortes dans la gare. "

 

L'ennemi se serait donc replié, la veille, en direction de l'Aisne. Seule, une division de réserve est signalée dans le voisinage. On peut croire à un succès de la 6e armée pour cette journée du 9, quand, soudain, tout change encore.

 

" Vers midi, (le 9), ordre est donné au régiment de se porter au sud sur Ormoy-Villers. Des renseignements arrivent, assez alarmants. Notre convoi serait attaqué vers Nanteuil-le-Haudouin. Que sont ces forces, que couvrent-elles ? On l'ignore. Mais, comme nous sommes à 6 kilomètres environ au nord de Nanteuil-le-Haudouin, notre situation est critique et rien n'est plus palpitant que cette grave minute où le général de Lastours, à cheval sur la route, dicte à son entourage silencieux des ordres pour parer à la situation nouvelle... Nous galopons dans les bois qui bordent, sur la gauche, la route d'Ormoy à Nanteuil; la chaleur est accablante; les chevaux sont blancs d'écume et de sueur... Avec précaution, nous débouchons dans la plaine. Que voyons-nous ? Des taches mouvantes suivent les champs, ce, sont des fantassins français qui attendent une attaque prochaine. Nous franchissons la route de Nanteuil à Villers-Cotterêts. Un peu plus loin, à 2 kilomètres de Nanteuil, du haut d'une crête, nous assistons à une étrange et confuse bataille qui se déroule à ses abords... "

 

Voici, en effet, ce qui s'était passé à la gauche de la 6e armée, notamment dans la partie tenue par le 4e corps d'armée (général Boëlle). Aux premières heures du jour, le front de ce corps d'armée faisait potence : la 7e division, face à l'est et en liaison vers le Bas-Bouillancy avec le 7e corps d'armée, était établie entre la ferme de Gueux et la corne nord-ouest du bois de Montrolles, la 61e division (général Desprez), face au nord, était en avant de Villers-Saint-Genest, Boissy-Fresnoy, tenant ces points d'appui ; on voit très bien, sur la carte, la relation avec la route d'Ormoy-Villers à Crépy-en-Valois où opère notre cavalerie.

Des renseignements recueillis le 8, Il résultait que la 6e armée devait s'attendre à une tentative d'enveloppement de ce côté. En effet, la 10e brigade de landwehr (avec la 1re batterie de landsturm), partie de Belgique le 5 septembre et débarquée à Noyon, avait passé l'Oise sur un pont de bateaux à Compiègne et venait renforcer l'extrême droite allemande.

Le général Boëlle est sur les lieux à 5 heures du matin.

La 7e division (de Trentinian) tiendra face à l'est, du bois de Montrolles à Bouillancy, de façon à étayer fortement le 7e corps, tandis que la 61e division de réserve (Desprez) s'efforcera d'enlever Betz. La 14e division (du 7e corps) à sa gauche au Bas-Bouillancy. L'artillerie allemande, installée sur le plateau d'Étavigny-Boullarre, bat tout particulièrement le bois de Montrolles. L'ennemi aurait évacué Bargny et Betz, la cavalerie française tient Macquelines et est en contact avec la cavalerie ennemie vers Gondreville. On entend une canonnade ennemie du côté d'Ormoy-le-Davien. On commençait à avoir le sentiment que l'ennemi ferait un effort pour forcer notre front à partir d'Etavigny. Cependant, jusqu'à 10 h. 30, la situation reste bonne. Seulement le tir de l'artillerie ennemie devient de plus en plus pressé. Tout mouvement est arrêté. Le général Desprez est toujours à Fresnoy. On entendait les coups de canon tirés sur le convoi de la cavalerie, lorsque, à 11 h. 45 exactement, une canonnade violente éclate vers Nanteuil-le-Haudouin et les projectiles viennent tomber entre cette localité et Droiselles. Le général Boëlle quitte Nanteuil-le-Haudouin situé dans une cuvette, et transporte le poste de commandement du 4e corps à Chèvreville. Ce mouvement accompli dans le plus grand calme, on s'aperçut que les Allemands essayaient de tourner le 4e corps en débouchant de la région Versigny-Rozières. La situation devenait délicate, avec la cavalerie en pointe à Macquelines et aux approches de Crépy-en-Valois.

Immédiatement, le général Boëlle prend des mesures pour contrecarrer ce dangereux mouvement venu de l'ouest. Il fait occuper Silly-le-Long afin d'arrêter l'ennemi qui débouchait de Montagny-Sainte-Félicité et ordonne de défendre à tout prix la route Nanteuil-Plessis-Belleville que menaçait l'infanterie allemande. Il forme ainsi un " crochet défensif " par Droiselles, Peroy-les-Gombries, Boissy et se prépare à recevoir le choc de l'ennemi (Voir, dans la Militär Wochenblatt du 12 novembre 1921, la situation des chemins de fer à l'aile droite allemande et l'action de la 43e brigade de réserve (von Lepel) sur Nanteuil-Droiselles.).

A 13 heures, les Allemands attaquent au sud du Bois-du-Roi tenu par le 317e. Ils s'emparent de Lévignen, refoulent la 3e division de cavalerie (de Lastours) et débouchent par la grand-route. A gauche, sur le plateau de Rozières, la 1re division de cavalerie entre en ligne, mais l'ennemi s'infiltre et la cavalerie en recul se reforme à la ferme de Beaulieu.

A 14 h. 30, nos batteries quittent le moulin de Fresnoy. Le général Boëlle jette deux de ses groupes d'artillerie dans le voisinage de la Croix-du-Loup et protège ainsi Nanteuil-le-Haudouin. Un bataillon du 317e tient à Droiselles et aux environs toute la journée. Cependant l'ennemi débouche du Bois-du-Roi. La 61e division (Desprez) perd Villers-Saint-Genest, puis Boissy et Fresnoy. Elle tient encore Sennevières et le chemin de Sennevières-Nanteuil. Nanteuil-le-Haudouin est évacué. On dit bientôt qu'il est occupé par l'ennemi, dont une colonne est même signalée entre Nanteuil et Silly-le-Long. Décidé à tenir coûte que coûte, le général Boëlle ordonne à 15 h. 45 : " Si la 6le division refluait, les troupes de la 7e division se porteraient en avant, pour maintenir en place la ligne de bataille qui ne devra être reportée en arrière à aucun prix. " Il y eut alors un moment de terribles angoisses parmi les troupes. Depuis le matin, elles avaient vu avec émotion grandir le danger venant du nord : d'abord, la canonnade inattendue, puis la cavalerie, les coups de fusil, les infiltrations d'infanterie dans les bois, et voilà maintenant qu'on bat en retraite :

 

" Avec cette effrayante soudaineté que nous avons observée chaque fois que là-bas, sur la Meuse, il nous a fallu battre en retraite, la campagne s'est peuplée de lignes d'infanterie... "- Alors, demande Bréjeard ? - Est-ce qu'ils lâchent ? " s'écrie Millon... Des sections d'infanterie commencent à se replier. Millon répète : " Ils ne tiennent pas. Ils ne tiennent pas !... " Et brusquement, derrière nous, la fusillade éclate. " " Nous sommes tournés ! " Sur la grand route de Paris et entre la route et la ligne du chemin de fer, des masses profondes d'infanterie débouchent de derrière Nanteuil. Un immense fer à cheval ennemi nous enveloppe. Il semble, à cette heure, qu'il ne reste plus, pour la retraite du 4e corps, qu'une étroite voie libre entre Senneviéres et Silly, vers le sud-est.... D'un instant à l'autre, nous risquons d'être pris entre deux feux, car au nord-ouest de Nanteuil, sur les hauteurs dominant la route, nous ne pouvons douter que l'artillerie s'installe pour appuyer le mouvement de l'infanterie ennemie... La nuit vient. En ordre, les régiments de ligne se replient par le fond du vallon dont nous occupons l'une des pentes. C'est la retraite. Nous sommes battus..., battus !... L'ennemi marche sur Paris (LINTIER, Ma pièce, p. 207-209)."

Ces lignes révèlent l'émotion générale et la compréhension un peu fébrile des choses à l'armée Maunoury. Un régiment qui a lâché pied a mis le comble à l'inquiétude. En fait, les ordres formels du général Gallieni, venu en personne sur les lieux, ceux du général Boëlle, l'héroïsme de certains éléments (bataillon Wilbien, du 102e) commencent à arrêter le mouvement de retraite. L'ennemi est stationnaire partout, vers 6h.50.

A la tombée du jour, toute canonnade a cessé ; on a l'impression que le mouvement dessiné par les Allemands sur l'arc de cercle Droiselles-Versigny-Montagny-Sainte-Félicité est arrêté et que l'ennemi ne progresse pas au sud de la ligne Péroy-les-Gombries, Boissy-Fresnoy. La cavalerie du général de Lastours, épuisée, s'est concentrée dans la direction de Ver. A droite du 4e corps, le 7e corps, pour garder les liaisons avec son voisin de gauche, a reçu l'ordre de se replier sa gauche à Chèvreville, dans la nuit du 9 au 10.

En somme, la 61e division de réserve s'était repliée sur le front Nanteuil-Bouillancy. Une attaque, à 18 heures, sur Silly-le-Long, avait été repoussée par un régiment de la7e division, laquelle aurait gardé facilement ses communications, même avec Nanteuil-le-Haudouin, s'il n'y eût pas eu un instant d'émotion et quelque malentendu dans les ordres.

Le général Boëlle avait attendu toute la journée son autre division, la 8e, qui, selon les ordres du commandant en chef, avait quitté le sud de la Marne pour rejoindre le 4e corps et agir à la " bataille des communications ". Elle arrivera seulement dans la nuit, à Cuisy, et se portera en direction du Plessis-Belleville.

Pour le lendemain, en attendant l'arrivée de ce renfort décisif, la 7e division reçoit l'ordre de tenir à tout prix sur le front Nanteuil-Senneviéres qu'elle occupe. D'autres précautions sont prises pour consolider, le lendemain, cette partie du front, un moment surprise et ébranlée : la 62e division de réserve est à portée, une brigade à Ève et Plessis-Belleville, une brigade à Dammartin ; les 1re et 3e divisions de cavalerie (général Bridoux) sont prêtes à agir le 10 au matin, une fois les chevaux reposés ; les troupes du camp retranché de Paris doivent prendre à 6 heures du matin, le 10, leurs positions de combat ; la brigade de fusiliers marins et deux bataillons et demi de zouaves en réserve se rassemblent, dés 9 heures du soir, dans le ravin de la Morée, à la disposition de Gallieni, tandis qu'une brigade de spahis se porte, à droite, sur Bondy-Bobigny-Drancy.

En résumé, l'attaque allemande pour envelopper le 4e corps était un effort désespéré. Il s'agissait surtout d'empêcher à tout prix la redoutable mission du corps de cavalerie français qui pouvait rendre difficile la retraite déjà ordonnée de l'armée von Kluck en direction de Soissons.

Même dans le camp français, où ces quelques instants d'anxiété s'expliquaient par la lassitude des suprêmes efforts, on avait le sentiment qu'il s'agissait d'une tentative sans portée.

Si la 61e division de réserve recula quelque peu, il faut l'attribuer aux fatigues qu'elle éprouvait après trois ou quatre jours de combats, ayant affaire à des troupes fraîches débouchant d'une région où l'on ignorait leur présence, avec les bénéfices de la surprise. La 7e division avait tenu ferme ; on avait gardé toute la journée la ferme des Gueux ; la défense vigoureuse faite à Silly-le-Long avait suffi pour ébranler l'ennemi. Bientôt son artillerie était réduite su silence. Dès le soir, on eut l'impression que partout l'ennemi battait en retraite.

D'ailleurs, une nouvelle qui ne pouvait plus laisser le moindre doute aux esprits clairvoyants se répandait dans les états-majors et jusque dans les rangs. L'armée française avait franchi la Marne et s'avançait en direction de Soissons. Donc, von Kluck va être pris entre deux feux. La tour Eiffel vient d'intercepter un radio de Marwitz à Kluck : " Dites-moi exactement où vous êtes et ce que vous faites. Hâtez-vous, parce que X.. X. X. " Cela veut dire, à n'en pas douter, que von der Marwitz se replie devant l'armée anglaise et que le péril grandit de minute en minute.

Selon les vues et les volontés du haut commandement français, la bataille " d'articulation " dégageait à temps la bataille des " communications ".

A la 6e armée, l'impression produite par les événements de la journée du 9 apparaît comme très différente, selon qu'il s'agit de la droite ou de la gauche. A droite, l'armée anglaise franchit la Marne; Varreddes est réoccupé à midi ; l'artillerie allemande est écrasée par l'artillerie française au plateau de Trocy ; tout le plateau est évacué. Donc, victoire très nette à l'articulation.

A gauche, l'ennemi tente un mouvement de débordement avec des troupes fraîches. Il y a surprise, émotion. Nanteuil-le-Haudouin est évacué. Mais on perd à peine quelques kilomètres de terrain et, dès la fin de la journée, la " bataille d'articulation " étant gagnée, la " bataille des communications " est à peine compromise."

 

La journée du 9 vue du camp allemand. La retraite de von Kluck.

 

"Et von Kluck se proclame victorieux !... Voyons donc ce qui se passe dans le camp allemand. Comment cette journée du 9 est-elle comprise sur l'Ourcq et sur la Marne par les soldats de ce chef si satisfait de lui-même ?

I1 suffit de suivre les faits eux-mêmes tels qu'ils apparurent à la troupe au fur et à mesure que le sentiment de la triste réalité, à savoir la nécessité de la retraite, se répandit dans les rangs. Ainsi, en comparant la réalité aux ordres et aux communiqués, nous lèverons, en nous appuyant sur les documents allemands eux-mêmes, le voile jeté délibérément sur la vérité ; nous saurons comment la bataille a été perdue à la fois sur l'Ourcq et sur la Marne.

Un événement historique d'une telle portée mérite cette enquête approfondie. La phase décisive doit être mise en pleine lumière. Qui ne serait ému en considérant cette minute unique dans l'histoire du monde, celle où la fortune des armes oscille d'abord, puis se prononce, et où l'armée allemande finalement tourne le dos, se met en fuite et commence le mouvement qui l'emportera jusqu'à la perte de la guerre ?

" Vers midi, écrit le lieutenant Richter, du 75e d'artillerie (IVe corps), nous avons l'impression que le feu de l'ennemi faiblit sur toute la ligne (plateau de Trocy) à notre droite. Par contre, sur notre gauche (à l'articulation), à une grande distance il est vrai, on dirait qu'il s'accroît. Mais, d'autre part, regardant attentivement le terrain devant nous, nous voyons des troupes ennemies se replier comme des lignes sombres à l'horizon, en direction du sud-ouest, c'est-à-dire en direction de Paris. Plus d'ennemi en face. Nos batteries se taisent. Nous tournons nos regards vers la gauche, en attendant l'ordre de marcher en avant... Mais qu'y a-t-il ?... Que se passe-t-il de ce côté ?... Tout à fait à gauche, par derrière et presque dans notre dos, il est vrai à 15 ou 20 kilomètres de distance de nous, voici des éclatements de shrapnels ennemis ! L'ennemi aurait-il réussi une attaque de flanc sans que les troupes qui se trouvent à notre gauche s'en soient aperçues ? (C'est bien une attaque de flanc, mais il n'y a plus de troupes à gauche : les dernières ont quitté Varreddes, la veille au soir. Voilà les conséquences de la faute de von Kluck qui se dessinent.) Le feu devient de plus en plus violent de ce côté, de part et d'autre. Un officier d'ordonnance arrive à cheval : " Changement de position ! (Voici que la volonté du commandement, décidé à la retraite, arrive jusqu'à cette batterie. L'infanterie est en marche de retraite depuis le matin : on a laissé à l'artillerie le soin de la couvrir à coups de canon ; il est un peu plus de midi. Le soldat a compris en un clin d'œil, car voici la première réflexion du lieutenant H: Richter) : Quoi ?... Qu'est-ce que cela veut dire ?... En arrière ?.. Pendant toute la durée de la campagne, nous n'avons pas, une seule fois, fait un changement de position en arrière. "

 

Richter interroge un officier d'ordonnance : celui-ci ne sait rien. Il dit seulement que l'aile gauche est déjà repliée en arrière. Pourquoi ? De cela, il n'a aucune idée. On discerne très bien, ici, la nature des ordres donnés par von Kluck dans la matinée du 9 : commencer à retraiter par la gauche, donc en échelon, en s'appuyant sur la droite comme pivot ; l'infanterie d'abord ; la bataille étant perdue à l'articulation, la retraite se fait pour sauver les communications. Silence absolu sur les raisons du mouvement. Les officiers d'état-major eux-mêmes ignorent ou feignent d'ignorer. L'artillerie est avertie à la dernière minute. Cependant la troupe épuisée, harassée, sait qu'elle a été jusqu'au bout, la veille, et qu'elle est battue : elle comprend immédiatement que la retraite, c'est la défaite :

 

" Jurant et le cœur gros, continue Richter, nous transmettons l'ordre aux batteries. Nos chevaux sont prêts, mais pas d'avant-trains. Soudain; un hurlement monte dans le ciel et se rapproche de nous, cette fois-ci VENANT DE GAUCHE, c'est-à-dire de flanc. Ce sont de grosses marmites noires qui éclatent à 400 mètres de la batterie, dans le fond boisé. Si les avant-trains ne sont pas ici bientôt, la batterie sera, pour finir, anéantie : car le feu de flanc se rapproche toujours. (Voilà la panique, la crainte " d'être tournés ", " d'être anéantis... ".) Un retard encore... Alors que les marmites tombaient à 100 mètres, nous attelons et nous parvenons à quitter ce lieu d'horreur... On marche vers le nord. Personne ne sait où l'on va. Le bruit court que nous reculons seulement de quelques kilomètres pour éviter un débordement de notre flanc gauche. (Le soldat sent bien que le péril est là.) Tous les officiers que nous dépassons demandent, étonnés et effrayés, quel est le but de notre marche. Ce qui nous tranquillise beaucoup, c'est que l'ennemi tire toujours sur notre ancienne position. Donc, il ne s'est pas encore rendu compte de notre retraite. En traversant le terrain derrière Trocy, nous passons devant Vincy, où se trouve l'ambulance de notre corps d'armée. C'est un coup au cœur, pour nous : que vont devenir tous ces malheureux abandonnés dans les ruines du petit village ! La marche se poursuit vers le nord. Nous passons devant les batteries du 74e et du 40e régiment d'artillerie qui couvrent la retraite. (C'est bien le repli en échelons... Et, maintenant, le spectacle de la retraite en pleine fuite, pareil à une armée de Xerxès.) On voit d'innombrables colonnes, des régiments d'infanterie confondus en une masse informe, tout cela se pressant, s'encombrant, s'embouteillant sur la route allant vers le Plessis-Placy. On marche dans les champs. Sur tous les visages les traces d'une fatigue immense après cinq jours de bataille et la tension de la triste question qui se pose dans tous les esprits : " Où allons-nous ? Pourquoi cette marche en arrière ? " (Suit une anecdote assez caractéristique au sujet d'un colonel qui, ayant laissé son régiment, est insulté, comme par mégarde, par un simple artilleur et qui s'éloigne sans dire mot…) . Plessis-Placy, ordre nous est donné de nous mettre en position d'attente pour ouvrir le feu au premier signal. Des batteries passent sans interruption, mêlées à de l'infanterie, au train des équipages... (En mot, encombrement, désordre, confusion.) Au soleil couchant, une auto du grand quartier général, où se trouve un officier d'état-major, devant nous. Notre commandant se précipite et demande ce qui se passe : " Ne vous tourmentez pas ; pas d'énervement. Par ordre supérieur, on opère un changement de front par déplacement de flanc gauche. Raisons stratégiques. Je n'en sais pas davantage…" Bientôt après, l'ordre nous arrive d'atteler : on marche ferme jusqu'aux lisières du village de Plessis-Placy. La nouvelle donnée par l'officier d'état-major nous a tranquillisés. Seuls, quelques pessimistes croient encore que nous sommes en fuite et battus. De repos, il n'est pas question. On boit un verre de vin rouge, et en marche ! C'est la nuit noire. Marche, marche, toujours droit au nord. Cherchons-nous la liaison une autre armée ? Les suppositions, les questions se croisent pendant cette nuit de marche ininterrompue. Clair de lune, brume glaciale. Les autos filent devant nous à toute vitesse. Mais pas un ne nous donne l'ordre tant désiré : Halte ! Hommes et chevaux dorment en marchant.

Vers 2 heures du matin, nous arrivons à Villers-Cotterêts et rencontrons les troupes du IXe corps (celles qui ont combattu à Betz-Nanteuil-le-Haudouin ; Villers-Cotterêts est donc un point de concentration.) Elles sont furieuses d'avoir dû revenir en arrière. Elles on 10 000 prisonniers et pris 50 canons (il s'agit de leur succès à Nanteuil-le-Haudouin). Alors, nous ne comprenons plus rien à l'ordre de la retraite. Évidemment, il s'agit d'une combinaison stratégique. Mais toujours pas question de repos. Plus loin, plus loin ! Dix heures de marche sans arrêt. Les cavaliers se plaignent et gémissent des douleurs qu'ils ressentent dans tout le corps. Les chevaux se traînent. Rien n'y fait. Il faut marcher.

Voilà le jour qui commence à poindre. Nous marchons toujours. Un ciel froid et nuageux s'étend sur ces campagnes du nord de la France, comme si le soleil prenait à tâche de ne pas lever le voile qui cache aux yeux des ennemis de tels événements et cette marche en retraite si prés de Paris. Enfin, vers 5 heures du matin, on fait halte sur la route de Villers-Cotterêts à Soissons. Nous tombons de nos chevaux. Les cailloux de la route nous servent d'oreillers. On roule dans le fossé et on dort là d'un sommeil agité. On rêve, encore une fois, de la marche magnifique vers Paris, mais aussi des journées sanglantes de Trocy. Et c'est un nouveau champ de bataille et de nouveaux combats qui nous appellent..."

 

Ce que cet homme ressentit, toute l'armée de von Kluck l'éprouva. Partout, avec l'épuisement de la lutte, on ne sait quelle vague idée de l'impossible et d'une nécessité supérieure, mais aussi une surprise, une stupeur rien qu'à penser que l'armée allemande serait battue. Cela ne peut pas être, donc cela n'est pas. La retraite, la fuite vers le nord, cette marche à mort, c'est un " mouvement stratégique ". Les chefs savent mieux que nous ce qui convient. Ils ne sauraient se tromper. Un mot jeté par un officier d'état-major qui passe dissipe presque l'impression des faits eux-mêmes : Allemagne au-dessus de tout.

Et c'est un enseignement profond que cette page écrite par un homme intelligent et sincère reflétant la nature de tout un : peuple : raisonnement limité et, en quelque sorte, encadré dans des notions conventionnelles et apprises, subordination intellectuelle, non sans résistance et amertumes intérieures ; manque profond du sens de la réalité ; les événements se déformant à peine saisis par les yeux et par la raison ; l'orgueil refoulé se retournant, se souvenant et cherchant d'autres issues ; l'erreur reconnue se refusant à s'avouer elle-même, et cela peut-être à jamais. Ils sont bien malades, les peuples qui n'osent se rendre compte de leurs propres pensées, et encore moins de leurs propres fautes, ni descendre au fond d'eux-mêmes. La vraie grandeur et la véritable " culture " ont pour pierre de touche cette vertu éminemment socratique : LA SINCÉRITÉ.

Voilà donc la débâcle telle qu'elle se présente au centre de l'armée allemande, c'est-à-dire sur le plateau de Trocy qui a été le clou où s'était accrochée, pendant quatre jours, la bataille de l'Ourcq. C'est là que le mouvement de retraite se dessine avec le plus de franchise. Nous reviendrons cependant sur ce qui se passe à l'articulation même, c'est-à-dire dans la région de Varreddes où la panique parait avoir sévi dès le 8 au soir, avant même que l'ordre de la retraite eût été donné. Le capitaine Wirth, du 66e de réserve (IVe corps de réserve), a observé, lui aussi, le mouvement inquiétant qui se produit à gauche, du côté de la Marne, et il écrit :

 

"Le repliement de notre aile gauche était devenu nécessaire, eu égard à la situation d'ensemble. Et ainsi, dans le cours de l'après-midi du 9, a commencé la marche en arrière vers l'Ourcq. Départ vers 5 heures de l'après-midi à travers les grands bois de 1'Ourcq. On marche sans arrêt. Personne ne pense à ses pieds brûlants, au corps épuisé ; pas de plaintes, pas de murmures... Enfin, nous sortîmes du bois et nous arrivâmes vers 11 heures à la Ferté-Milon, Le generalkominando du IIIe corps s'y trouve déjà. Je reçois l'ordre de partir en auto pour préparer le logement à Villers-Cotterêts. Il est près d'une heure du matin lorsque. nous atteignons la petite ville (Alf Wirth, Von der Saale bis zur Aisne, Leipzig, chap. x, p. 56 et suiv.)."

 

Avec le IVe corps de réserve, la 4e division de cavalerie (von Garnier) était restée en flanc-garde, un peu en arrière dans la région de Thury-en-Valois, puis elle s'était heurtée à la cavalerie française dans la région de Cuvergnon et, le 9, elle avait attaqué sur Nanteuil en liaison avec la 10e brigade de landwehr venue du nord.

Les deux autres divisions (2e et 9e) de von der Marwitz s'étaient maintenues derrière la Marne, autour de la Ferté-sous-Jouarre, jusqu'au moment où un ordre de von Kluck daté de 15h. 15 leur prescrivit, ainsi qu'à la 5e division de cavalerie (à Dhuisy), qui leur était adjointe, de couvrir la retraite de l'armée vers Soissons.

Quant au 1er corps de cavalerie Richthofen (division de la Garde et 5e division), le tourbillon de la retraite l'a emporté et en partie désorganisé. Le 8, à 20 heures, la division de la Garde a dû lâcher la ligne du Dolloir et se replier sur Condé-en-Brie ; quant à la 5e division, elle a dû repasser la Marne et s'enfuir jusqu'à Marigny-en-Orxois où Marwitz, von Kluck, Bülow lui donnent tour à tour des ordres dans la journée du 9 (Voir l'étude si précise du général DUPONT, le Haut Commandement allemand en 1914, Chapelot, 1922). Les arrière-gardes, qui se sont attardées dans la région de Château-Thierry, ont été entourées et ont dû se rendre au corps de cavalerie et au 18e corps français (Revue militaire suisse, lieutenant-colonel POUDRET, " Étude sur la cavalerie ", numéro de mars 1919, p. 133.).

En un mot, la cavalerie, après avoir rempli son office de protection pour la manœuvre de von Kluck, s'est trouvée épuisée, découragée, en partie disloquée. Son mouvement en arrière prend, sur certains points, le caractère d'une fuite. Elle ne pourra plus, an cours de la retraite elle-même, rendre que de bien médiocres services. Von Kluck l'a mise sur ses boulets.

L'ordre de la retraite atteignit également, dès le 9 au malin, les formations de l'arrière et notamment les ambulances et les services de santé. Ceux qui étaient trop en avant sur le terrain du combat ne furent pas prévenus à temps, et nous avons vu Hermann Richter déplorer que les blessés dussent être abandonnés à Vincy aux mains de l'ennemi. Il en fut de même à Rosoy-en-Multien, à Vivières et sur tout le front.

Ailleurs, les blessés ne furent sauvés que grâce aux initiatives prises dans chaque formation particulière. Hermann Löhrisch, blessé à Étavigny le 7, avait été recueilli dans l'ambulance de Rosoy-en-Multien. " Organisée pour 800 blessés, dit-il, il y en avait environ 1 200 en traitement. "

Le docteur Anschutz, médecin-major supérieur attaché au 90e régiment de fusiliers, a fait le récit de son odyssée qui commence à l'ambulance de Champignol, près d'Esternay, pour s'achever à Chauny.

 

"La journée d'Esternay avait été chèrement achetée. Les régiments 75, 76, 89 et 90 du IXe corps avaient subi de très fortes pertes... Nous étions maintenant en route vers le nord au milieu des colonnes opérant la retraite... Je crains bien que tous les transports de blessés n'aient été faits prisonniers le lendemain par la cavalerie française... La direction nous était donnée par ma boussole. Nous tombâmes dans des colonnes de munitions et des défilés d'artillerie. Impossible de garder la route; nous nous jetâmes à travers champs. Des masses de cavalerie ennemies nous surveillaient de loin et nous pouvions les voir à la lorgnette. Le chemin que nous avions pris au hasard nous sauva; car tout notre feldlazaret n° 9 lui pris par l'ennemi. Nous arrivâmes à Crépy-en-Valois juste au moment où l'on faisait sauter le pont pour arrêter l'ennemi. A diverses reprises, nous fûmes surpris par la cavalerie ennemie. Nous passâmes à travers la magnifique forêt de Compiègne, où il y avait des traces d'un autre engagement avec la cavalerie ennemie... On nous indiqua pour but Pierrefonds, où se trouvait le generalkommando du IXe corps (général von Quast). Mais, de Pierrefonds, il fallut repartir pour Chauny qu'on atteignit en deux jours. Nous dûmes faire de grands détours, les routes étant encombrées par les colonnes en marche. Nous passâmes au milieu du IIe corps et du IIIe corps. Derrière Soissons, les gigantesques colonnes de munitions, des convois, des camions, des boulangeries, des cuisines, bref tout ce qui compose les trains d'une armée... Enfin, j'arrivai à Chauny où l'on avait concentré un grand nombre de lazarets (Carnet de route du docteur Auschutz, dans Mecklenburgs Söhne, fascicule 9, p. 218.)."

 

Ces tableaux, pris sur le vif, ne révèlent-ils pas, avec une précision incisive, le vrai caractère d'une retraite soi-disant voulue et qui n'est, en réalité, qu'une fuite improvisée et " à la boussole ", constamment harcelée par l'ennemi ?

En fait, la retraite est partout, mais surtout au début, soudaine, hâtive, improvisée ; elle est la suite et l'effet patent d'une bataille perdue. Von Kluck la subit et il la décide en quelque sorte séance tenante et sous l'impression des faits dans la nuit du 8 au 9; et quelle peine a-t-il pour s'arracher à lui-même cet ordre douloureux, à la dernière minute, quand il sent que son armée lui échappe et que, s'il ne la dirige pas dans cette extrémité suprême, c'est la déroute.

Si nous voulons une preuve de cette disposition des esprits sur laquelle on s'appliqua, par la suite, à jeter un voile, il suffit d'observer que c'est à la bataille d'articulation, c'est-à-dire à la gauche de l'armée von Kluck, qu'elle apparaît d'abord, car c'est là que la bataille fut perdue, De ce côté, dès le 8 au soir, la conviction de la défaite s'empare de l'esprit du soldat et la panique jette son cri terrifiant. Voici les aveux recueillis de la bouche du soldat :

 

"C'était justement dans la région que nous avions traversée l'avant-veille si paisiblement. Entre Germigny et Varreddes, on fit une courte halte. Mais bientôt, le canon se met à gronder; les obus et les shrapnells éclatent dans Varreddes et au delà (c'est le canon de la 8e division du 4e corps). Il n'y a plus moyen de revenir en arrière; car la tête du bataillon est déjà dans le village. Et alors, donc. " Au trot sous les obus ! " On entre, ainsi, dans le village où les coups tombent de plus en plus pressés. Là, des pelotons de cavalerie, des cuisines roulantes, des groupes d'infanterie s'entassent dans le plus grand désordre. Tout court, se sauve, fuit, au sens littéral des mots... Enfin, après des minutes effrayantes, nous avons fini par traverser, laissant le plus dense du feu derrière nous. Nous passons le canal sur un pont étroit. Mais je m'aperçois que j'ai perdu un canon de ma batterie. Je reviens pour le reprendre... Aucune trace de mon cher canon. Alors, je remarque une vallée latérale qui bifurque au débouché d'une des rues du village: " ... Bonjour les amis ! Eh bien, vous n'êtes pas devenus fous? " Je cherche à passer dans cette déclivité du terrain : mais, à gauche le canal, à droite la Marne, et pas le moindre passage : ",Demi-tour, marche ! " Et on revient en arrière, en passant tout près du village ; après une demi-heure de course haletante, je rejoins ma batterie qui est allée se mettre en position à 3 kilomètres en arrière de Varreddes (Der Deutsche Krieg in Feldpostbriefen.)."

 

Singulière " retraite par ordre ". Et observez que la fuite se produit par le seul effet du canon français et sans que l'infanterie se soit même montrée. Car telle est, au fond, la raison de cette incompréhension relative où l'on est, de part et d'autre, du véritable caractère de la bataille. Les deux adversaires, s'abordant rarement, ne connaissent pas exactement les effets produits par leur artillerie à longue distance. Combats sans étreinte, panique sans contact, tel est le plus souvent le mystère de cette bataille de la Marne qui est, à tant de points de vue, comme la " répétition générale " ou la " première " d'une guerre nouvelle et dont les annales de l'histoire n'avaient jamais vu d'exemple.

Il nous reste à faire connaître le sort de ces deux corps arrivés à marches forcées à l'extrême droite (le IXe corps a tait 120 kilomètres en quarante heures), dans l'espoir de tourner l'armée Maunoury ou, en tout cas, de sauver les communications : le IIIe et le IXe corps. C'est la manœuvre désespérée de von Kluck.

C'est pourquoi nous devons donner ici, d'après von Kluck lui-même, la physionomie de la bataille qu'il avait conçue. Von Kluck avait espéré jeter, le 9 au matin, dans sa manœuvre d'encerclement, les renforts qu'il attendait : la 43e brigade de réserve (Von Lepel), appelée de Bruxelles et parvenue jusqu'à Verberie; elle était suivie de la 10e brigade de landwehr (von Lenthe), venue de Ribécourt, et elle devait tomber dans le dos de Maunoury à Baron. L'ordre général daté de la Ferté-Milon le 8 à la nuit portait que la décision devait être obtenue, dans la matinée du 9, par une attaque enveloppante du général von Quast, avec le IXe corps, la 11e brigade de landwehr (Schulenburg), la 6e division (du IIIe corps) et la 4e division de cavalerie, en partant de la région boisée au nord de Cuvergnon; la brigade Lepel attaquerait de Verberie sur Baron; le groupe Sixt von Arnim participerait à l'offensive avec la 16e brigade, et les 7e et 4e divisions. Telle était la force de la masse d'attaque. On comprend l'effet escompté d'une pareille offensive sur les effectifs faibles et épuisés de Maunoury. L'aile gauche de l'armée (von Linsingen) se tiendrait sur la défensive; les 2e et 9e divisions de cavalerie de von der Marwitz, sur la Marne, avec la brigade mixte Kraevel du IXe corps à Montreuil-aux-Lions, couvriraient cette aile gauche.

 

Quand, à 9 heures et demie, le 9, von Kluck et von Kuhl arrivèrent à Mareuil, von Quast était en plein combat; sa droite traversait le Bois-du-Roi, la brigade Lepel avançait sur Baron, les aviateurs observaient que les routes étaient libres jusqu'à Creil et Compiègne. Tout alla bien jusqu'à 14 heures, mais von Kluck était cependant loin de triompher. Un danger terrible grandissait vers l'est : à 7 h. 35, il apprend de Bülow que la IIe armée se retire sur Condé-en-Brie-Margny; à 11 heures, il apprend de Marwitz que les Anglais, ayant franchi la Marne à Nanteuil et Charly, grimpent sur le plateau de l'Orxois. C'est la déchirure, la fissure, traduisez la défaite. Ce fut, sans doute, un cruel instant : aussitôt, à 11 h. 30, von Kluck ordonne au groupe von Linsingen de se replier sur Crouy-Coulombs et, en même temps, il jette la 5e division en arrière de Trocy sur Dhuisy, dans le flanc des Anglais que Marwitz s'efforce d'attaquer de front. C'est dire que la bataille d'articulation est irrémédiablement perdue ; Linsingen a beau protester par téléphone, les minutes deviennent de plus en plus critiques.

Un combat s'engage et, tandis que Bülow prévient qu'il prépare la retraite de sa droite sur Damery (il dira, le soir, sur Dormans) voici le colonel Hentsch qui arrive à Mareuil. Kluck, nous l'avons dit, est à proximité; il déjeune à Ancienville. On ne cherche pas à le prévenir. Tout de suite, Hentsch constate, raconte von Tappen, que des ordres sont déjà donnés pour la retraite de la Ire armée. Après un entretien avec von Kuhl, que nous avons résumé ci-dessus, la décision est prise de diriger la retraite sur Soissons.

Dans son ouvrage Marnefeldzug 1914, von Kuhl reconnaît que " Hentsch n'était point autorisé à ordonner de lui-même la retraite à aucune armée. Il ne l'a pas fait non plus ". Mais la IIe armée devant retraiter l'après-midi, la Ire armée devait fatalement se replier à son tour.

La vérité, nous l'avons dit, c'est que, si Bülow avait déjà ordonné et commencé la retraite de sa droite, Kluck avait également ordonné et commencé la retraite de sa gauche et Hentsch était ainsi en droit d'exercer SES POUVOIRS DE COORDINATION DES MOUVEMENTS EN RETRAITE des armées d'aile droite.

A 14 heures, von Kluck, de retour à Mareuil, rédige cet ordre, bien conscient, dit-il, de la portée de sa résolution dont il rejette d'ailleurs, immédiatement, la responsabilité sur Bülow et sur Hentsch, tout en avouant que, si son armée n'eût pas battu en retraite, elle pouvait être refoulée sur Dieppe ou sur Amiens :

 

"La situation de la IIe armée exige son repli derrière la Marne des deux côtés d'Épernay. Par ordre du grand quartier général, la Ire armée doit être reprise en arrière en direction de Soissons pour couvrir le flanc. Une nouvelle armée allemande sera concentrée à Saint-Quentin. Le mouvement de la Ire armée sera commencé aujourd'hui même. L'aile gauche (von Linsingen), y compris le groupe von Lochow, retraitera tout d'abord derrière le secteur Montigny-l'Allier-Brumetz. Le groupe Sixte von Arnim se joindra à ce mouvement selon la situation du combat jusque derrière le secteur Antilly-Mareuil. Le mouvement offensif du groupe von Quast ne sera pas poursuivi plus qu'il ne sera nécessaire pour décoller de l'ennemi, de manière que la liaison avec les mouvements des autres armées soit possible."

 

La lecture des carnets de route nous montre que la façon dont von Kluck interprète le mouvement commence à se répandre dans les rangs en même temps que l'ordre même de la retraite: il déclare à ses soldats que c'est la défaite de l'armée Bülow qui force sa propre armée à la retraite :

 

"... Le 9 septembre, lisons-nous sur un carnet de route, la bataille reprenait pour nous au village de Betz. Notre bataillon devait avancer à droite et à gauche du parc du château. Mais, à peine dans le village, nous fûmes assaillis par une pluie d'obus. Grosses pertes. Un autre régiment de la 6e division progressa en échelon à notre droite et, tous ensemble, nous avançâmes jusqu'au talus du chemin de fer, au delà du parc du château. C'est nous qui avions pénétré le plus loin. L'artillerie lourde tirait par-dessus notre tête sur l'ennemi qui se retirait. De même que la veille, nous croyions avoir battu l'ennemi. Aussi fûmes nous d'autant plus surpris et fâcheusement impressionnés quand on nous fit savoir, tard dans la soirée, que nous devions partir vers le nord, PAR QUE L'ARMÉE VOISINE ETAIT BATTUE."

 

Le spectacle de confusion et de désordre que décrivent les combattants s'affirme plus encore dans les régiments de l'armée von Kluck entraînés dans la retraite générale alors qu'ils marchaient pour accomplir la grande manœuvre d'encerclement. Surpris et sans ordres, les services d'arrière n'ayant d'autre indication que celle-ci : " direction vers le nord ", furent croisés par les autres unités du centre et de la gauche et, ainsi, les courants se confondirent dans des complications inextricables. Pourquoi le tableau de cette retraite pathétique, menacée à chaque instant par la cavalerie française (La 5e division de cavalerie (général Cornulier-Lucinière) avait quitté le 9 à 4 heures du matin son bivouac de Vouty, exactement à 10 kilomètres derrière la masse d'attaque de von Quast groupée le 9 matin au nord de Cuvergnon. Elle se porta jusqu'à Chouy et même Plessier-Huleu : là elle était sur le plateau d'Hartennes où passait tout le ravitaillement allemand (route de Soissons à Château-Thierry). L'escadron Gironde, se reportant vers le nord-ouest, gagna ensuite le plateau de Coeuvres (ferme de Pony), tandis que le gros de la division, rebroussant vers l'ouest, allait bivouaquer, pour la nuit du 9 au 10, à Verrines, au sud de Néry.

Sur l'importance de ce raid et le trouble qu'il jeta dans les services d'arrière de l'armée von Kluck, un seul texte suffira. Il est extrait du Militär Wochenblatt du 14 janvier 1920 : " L'inspection d'étapes n° 1 a rendu compte, le 9 septembre, que la présence de la cavalerie française dans la forêt de Villers-Cotterêts empêchait le transport des ravitaillements en munitions et en vivres de Soissons sur la Ferté-Milon et aussi sur Neuilly-Saint-Front. "), est-il resté inconnu à l'histoire, tandis que celle-ci a mis en pleine lumière tous les incidents de la retraite française après Charleroi ?

 

"Dans la nuit du 9 au 10 septembre, continue à noter H. Heubner (du IIIe corps), nous avons fait une marche de nuit excessivement fatigante, d'environ 40 kilomètres jusqu'à l'Aisne, et nous l'avons poursuivie, le jour suivant, jusque tard dans la soirée ; nous repassâmes par Villers-Cotterêts où nous croisâmes les convois du IVe corps. Nos pauvres hommes étaient tellement fatigués qu'ils tombaient sur le pavé humide. J'ai pu constater que l'excès de la fatigue pouvait pousser les hommes au désespoir. Nous franchissons l'Aisne par une pluie battante et une obscurité complète; le 10 dans la nuit ".

 

Nous avons dit, ci-dessus, l'odyssée des services d'arrière du IXe corps, d'Esternay à Crépy-en-Valois. Voici, maintenant, la retraite des formations de combat, restées sur le terrain jusqu'à la dernière minute pour couvrir la retraite :

 

"..Devant nous, à notre gauche, il y avait le village de Boissy-Fresnoy; notre infanterie s'avançant un peu au delà de la sortie du village avec les autres bataillons de notre 90e régiment (17e division du IXe corps). Désignés par un avion à l'artillerie française, nous nous repliâmes dans le village qui fut aussitôt bombardé. Enfin, vers 6 heures du soir (le 9), l'artillerie ennemie cessa de tirer. Ce fut un poids bien lourd enlevé de notre cœur. Tous les régiments se réunirent. On fit des tranchées par prudence et, vers 11 heures, on put enfin dormir. Nous étions exténués. Dans le lointain nous voyions les énormes quilles de lumière projetées au ciel par les phares des forts de Paris...

Quel fut notre étonnement quand, le lendemain matin (10 septembre), nous reçûmes l'ordre de reculer, bien que nous fussions maîtres du champ de bataille ! Ainsi, sans être même suivis des Français, nous marchâmes vers le nord en nous intercalant dans les autres corps de l'armée von Kluck. Encore une fois, la journée fut dure. Nous traversâmes Crépy-en-Valois dont on fit sauter le pont après notre passage. Nous arrivâmes à la forêt de Compiègne un peu avant midi... Puis nous inclinâmes vers le nord-est et gagnâmes Viviers-Frère-Robert, station d'été pour les Parisiens.

Le lendemain, 11 septembre, en marche à 8 heures, arrivée à Berneuil-sur-Aisne à midi et demi. Là, nous croisâmes la route de marche du IIIe corps. Pour la première fois et pleins d'étonnement, nous vîmes défiler devant nous tout un corps d'armée. Les deux grands-ducs de Mecklembourg, venus dans leurs voitures près de notre cantonnement, assistèrent à ce défilé sans fin de troupes de toutes armes avec l'artillerie, le train des équipages, etc. La marche reprit avec des arrêts interminables pendant toute la nuit. Heureusement l'ennemi nous laissa quelque répit. Le lendemain, 12 septembre, nous arrivâmes à la ferme de Moronval près d'Attichy et de là, par un temps affreux, nous allâmes creuser des tranchées près de Nampcel."

 

Et voici le récit d'un officier du 24e d'artillerie (IXe corps). Il achève le tableau de cette retraite jusqu'à la dernière minute.

 

"Le 8, les batteries reçurent l'ordre d'avancer pour se mettre en bataille contre le flanc de l'adversaire; elles furent attaquées dans l'après-midi par la cavalerie française qui, d'ailleurs, fut repoussée. Le 9 septembre, les batteries s'installèrent dans des positions solides où elles se retranchèrent. Le 10 septembre de bonne heure, de violentes attaques recommencèrent et continuèrent toute la journée, principalement en combats d'artillerie. L'ennemi fut repoussé deux fois, et même les batteries quittèrent leurs positions après un combat acharné et purent avancer. Vers le soir, des colonnes françaises qui se touchaient furent 1ittéraiement fauchées par notre feu.

Le 11 septembre, les batteries se retirèrent par Crépy, Compiègne jusqu'à Vitry où1 elles bivouaquèrent. Le 12 septembre fut un jour affreux : tempête, pluie, attaque de l'artillerie ennemie, pertes en hommes et en chevaux. Enfin le régiment put arriver à Nampcel où il demeura jusqu'au 20 septembre ."

 

De cet ensemble, un peu confus en apparence, se dégage pourtant une vérité stratégique et militaire incontestable et qui domine toutes les allégations et insinuations du haut commandement allemand et en particulier de von Kluck : la Ire armée allemande fut battue et bien battue ; elle ne céda que contrainte et forcée et avec une rapidité qui sent plutôt la fuite que la manœuvre.

Ceci est incontestable, en tout cas, pour la gauche et le centre de l'armée von Kluck. Nous avons vu qu'il a brisé lui-même sa liaison avec Bülow, nous avons dit les appels au secours des troupes qui, à l'articulation, sont prises sous le feu des Anglais et de la 8e division française, nous avons dit les alarmes de von Kluck et les mesures qu'il prend pour sauver cette articulation, mais nous avons dit aussi le recul de 25 kilomètres qui s'est opéré progressivement du sud du Grand Morin jusqu'à la Marne, et les ordres de repli éventuel à l'articulation dès le 7 à 9h. 15 du soir. La retraite est, en fait, ininterrompue depuis le 6 septembre. C'est encore une muraille qui s'écroule d'abord à gauche puis, peu à peu, jusqu'à la droite. A supposer que cette retraite progressive de l'armée von Kluck n'ait pas été imposée par la pression directe de l'ennemi et en admettant même qu'elle ait été voulue et commandée par le général, celui-ci n'en est .pas moins responsable de la perte de la bataille, lui et non pas d'autres. La faute originaire lui appartient. Une fois atteint par les premiers coups de canon, tirés sur la Marne par la 8e division française et par l'armée anglaise, il n'avait évidemment plus aucune illusion à se faire. Sa cavalerie et ses formations de gauche se mettaient en retraite d'elles-mêmes depuis Varreddes jusqu'à Château-Thierry parce qu'après les avoir portées trop en avant, il les avait laissées sans soutien.

Il comprit, dans la nuit du 8 au 9, qu'il n'avait plus qu'à faire comme elles et à fuir. Il ordonna à sa droite de tenir d'autant plus fermement qu'il était dans la nécessité de dégager d'abord sa gauche et progressivement le reste de son armée. S'il a su prendre à temps encore cette résolution, elle répare à peine la double faute dont elle est la suite fatale : à savoir l'offensive sur Provins et la suppression de ses liaisons avec l'armée von Bülow.

Quand, par la suite, von Kluck a essayé de jeter la poudre aux yeux de l'opinion et de l'histoire en vantant surtout ces deux résolutions, il n'était pas encore descendu de ce pinacle d'orgueil où les victoires trop faciles de 1866 et de 1870 avaient hissé les généraux allemands. D n'admettait pas qu'un chef allemand ne sût pas son métier. Maintenant que tous ses collègues ont été battus comme lui, il n'a qu'à se placer parmi eux à son juste rang : vaincu de la Marne, vaincu par sa faute, il est le premier qui ait réalisé la défaite. Averti le premier, il a su prendre à temps quelques précautions pour atténuer cette défaite et l'empêcher de tourner au désastre. C'est tout le mérite qu'on peut lui reconnaître. D'autres n'ont pas su voir clair et s'incliner aussi vite, même devant les nécessités inéluctables. Tout compte fait, il vaut encore mieux être un von Kluck qu'un von Ludendorf !

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