VOLUME DEUX - CHAPITRE II - LA BRECHE DES DEUX MORINS ET LA BATAILLE DE FÈRE-CHAMPENOISE,LE 8 SEPTEMBRE

"Si von Kluck est, battu dès le 8 au soir, ce n'est pas seulement parce que Maunoury lui oppose une résistance acharnée, c'est parce que, selon les ordres de Joffre, l'armée anglaise et la 5e armée s'avancent dans la " fissure " creusée, par le retrait des corps de l'armée von Kluck entre l'armée de celui-ci et celle de Bülow. Nous avons dit que la tête de la bête allemande aboyait, au nord, sur Nanteuil-le-Haudouin, mais que la gorge était découverte entre Meaux et Montmirail. Les deux armées alliées se jettent donc en ce point, et c'est ce qui va forcer tout le corps à reculer.

Mais un vide s'est fait, entre le front allemand et le front des armées alliées dans la région des deux Morins. Les Allemands de von Kluck se sont décrochés, ils ont repassé la Marne et ils n'ont pas été suivis, l'armée anglaise n'a pas allongé le pas ; elle aura, le lendemain, à marcher pendant, une journée entière pour rejoindre les gros ennemis. C'est cette journée, celle du 8, que von Kluck, avec son tempérament de risqueur, essaye de mettre à profit pour battre Maunoury. Il est de toute évidence que si l'armée anglaise qui opère au sud de la Marne avait pu marcher sur les talons de von Kluck et si, seulement, elle s'était alignée sur la Marne entre Meaux, la Ferté-sous-Jouarre et Charly, dès la journée du 8, von Kluck eût été coincé dans l'étroit espace qui lui était, laissé entre Betz et Charly."

 

Marche de l'armée britannique du Grand Morin au Petit Morin, le 8 septembre.

 

"Nous avons dit avec quelle insistance le général Joffre, averti de la situation périlleuse où la manœuvre de von Kluck allait mettre le général Maunoury, agit, dans la mesure de son pouvoir, auprès de l'armée britannique pour qu'elle se porte, sans une minute de retard, sur le flanc gauche de von Kluck au nord de la Marne. Les instructions dans le même sens se renouvellent et se précisent d'heure en heure depuis le 7 au matin :

 

" - La continuation de l'attaque anglaise favorisera l'action de la 5e armée, Il y aurait intérêt à orienter l'action britannique plus au nord en appuyant, à sa gauche, la 6e armée.

- En vue du 8 : Forces britanniques chercheront à prendre pied successivement au delà du Petit Morin, Grand Morin et Marne.

- Le 8 encore : L'armée britannique a pour mission d'attaquer en flanc les forces opposées à la 6e armée. "

 

En flanc, rien de plus précis : il s'agit de rabattre l'armée von Kluck sur l'armée Maunoury et de la saisir dans cet angle.

Et à coups redoublés, pendant le cours de cette journée du 8

 

" - N° 4263 : Il y a intérêt à ce que l'armée britannique prenne pied le plus tôt possible au nord du Petit Morin et de la Marne pour empêcher l'ennemi de s'arrêter derrière ces obstacles.

- N° 4343 (à 15 h. 30) : Il est indispensable que les forces britanniques débouchent au nord de la Marne dès ce soir. Les forces qui lui sont opposées se portent contre la 6e armée.

- Instruction particulière ne 19 : Les forces anglaises, franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et la Ferté-sous-Jouarre, se porteront sur la gauche et les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l'Ourcq. "

 

Cependant, au matin du 8, l'armée britannique n'avait encore fait aucun progrès décisif. Elle avait bivouaqué sur la ligne suivante : sa gauche, 3e corps (général Pulteney), à la Haute-Maison; son centre, 2e corps (général Smith Dorrien), à Aulnoy et environs ; sa droite, 1er corps (général Douglas Haig), à Chailly et Jouy-sur-Morin. En deux mots, elle était à cheval sur le Grand Morin, sa gauche en avant, mais sans autre ennemi devant elle que quelques arrière-gardes de cavalerie et quelques bataillons de chasseurs. Car von der Marwitz, qui opérait devant l'armée anglaise et si, trouvait le 7 au soir avec ses 2e et 9e divisions à l'est de Trilport et à Pierre-Levée, avait fait savoir qu'il se retirait, demandant s'il fallait faire sauter les ponts de la Marne. A 11 h. 20, von Kluck ordonne de, préparer la destruction des ponts.

French, de son côté, malgré les demandes, instantes d'agir de Gallieni et de Maunoury, et malgré les instructions si précises de Joffre, pesait les risques d'une marche trop aventureuse, non sans comprendre, d'ailleurs, la gravité du moindre retard à une heure si critique :

 

" La question primordiale était de savoir comment donner appui à la 6e armée si fortement engagée, puisque, maintenant, la liaison était fermement assurée avec la 5e armée à ma droite... Mais, je ne pouvais pas douter que les passages de la Marne devant mon aile gauche, entre Changis et la Ferté-sous-Jouarre, seraient fortement gardés et que notre avance sur ce point n'irait pas sans difficultés. Une grande masse d'artillerie lourde allemande était signalée dans la boucle de la rivière, près de Varreddes. "

 

Tout bien pesé, et sachant que, de ce côté, la 8e division française abritait sa gauche, French conclut que " la meilleure aide qu'il pût apporter à la 6e armée était de franchir aussi rapidement que possible le Grand Morin, le Petit Morin et la Marne ". Il faut suivre son raisonnement, parce qu'il nous fait pénétrer dans la psychologie de ce général - " Le cours de la Marne au point où je voulais la franchir est orienté nord-est - après le passage, l'armée britannique se trouverait donc presque directement sur la ligne de retraite de la Ire armée allemande qui était au contact de Maunoury au delà de l'Ourcq. " Rien n'est plus clair cette fois : French a compris qu'il s'agit de coincer von Kluck, si possible dans la journée du 8, sur la rive droite de la Marne. Si von Kluck eût pu lire dans la pensée de cet adversaire qu'il raille si lourdement, le rire se fût figé sur ses lèvres, car ce que les Anglais se proposent de faire, ils le font. French prend donc sa décision ; il se sent plein d'allégresse. A l'officier détaché près de lui pour lui expliquer la marche de la 8e division française, il dit : " Bonne marche ! Je vais donner l'ordre d'avancer (Duc DE DOUDEAUVILLE, Au service de la patrie.). "

 

" Je donnai donc mes ordres, raconta-t-il lui-même, pour une attaque générale sur le Petit Morin le 8, de bon matin... Je trouvai Haig à la Trétoire (nord de Rebais) ; aux abords du village, la 4e brigade, appuyée par des batteries de campagne, forçait le passage du Petit Morin. Je revois fort bien la scène, ajoute la vieux soldat d'Afrique, en pleine joie de l'action - nous étions sur un terrain élevé, coupé de ravins rocheux, semé de buttes sablonneuses. A nos pieds s'étendait le village, que l'ennemi arrosait copieusement d'obus et, au delà, la ligne du Petit Morin, avec ses bords boisés et rapides, avec la solide position d'arrière-garde que l'ennemi avait établie sur la ligne opposée. "

 

Cette position ennemie, c'est-à-dire la ligne de la Marne de Changis à la Ferté et la ligne du Petit Morin de la Ferté à Villeneuve, était tenue par Marwitz et par Richthofen, ce dernier sur le Petit Morin et sous les ordres de Bülow. Von Kluck crut devoir, à 11 h. 20, pour parer au danger imminent, jeter sur la Marne, de la Ferté à Nogent-l'Artaud, une brigade d'infanterie (général Kraevel), une brigade d'artillerie et sa réserve d'armée de Montreuil-aux-Lions (un régiment), toutes ces troupes prises au IXe corps, et il ajoutait : " Préparer la destruction des ponts de la Marne et les détruire en cas de nécessité. Dépêche sur le résultat. "

Cependant, French explique à Douglas Haig, avec une grande, précision, le rôle de l'armée britannique. " Des combats très rudes, lui dit-il, sont engagés entre la 6e armée et deux corps et demi allemands (bientôt cinq corps et demi). Notre rôle est de venir à l'aide des Français en traversant la Marne entre la Ferté et Nogent. La 5e armée marche avec nous. "

Douglas Haig se met en route dans l'ordre suivant : à droite, la 1re division avec objectif Sablonnières et Hondevilliers, à gauche, la 2e division avec objectif Boitron.

Mais, aussitôt que le corps s'ébranle, il se trouve un présence de l'organisation du terrain telle que l'a réalisée la 1er corps de cavalerie allemand (von Richthofen). La rive sud du Petit Morin est vide de troupes, mais aux passages, gués ou ponts, des mitrailleuses sont dissimulées derrière des bâtiments ou des bois; et, du haut des collines sur la rive nord, des batteries d'artillerie canonnent sur les routes les troupes qui s'avancent. Après une courte résistance, les mitrailleuses se dérobent; parfois, elles se laissent prendre comme si elles étaient d'avance sacrifiées : le 1er corps anglais a devant lui la division de cavalerie de la Garde.

L'artillerie anglaise, dont la puissance étonnait dès lors se mit à tonner sur toute la vallée du Petit Morin. Au 1er corps, la cavalerie de la 1re division cherche un passage en amont de la Trétoire ; elle le trouve à la Forge, et tourne ainsi l'ennemi (Lord B. W. HAMILTON, Les sept premières divisions anglaises, p. 86.). Le forcement de la petite rivière peut être tenté.

Sous les ordres du général Maxse, en liaison avec la cavalerie française qui opérait plus à droite, toute, la 1re division aborde la rivière sur un large front, prenant pour point de direction Bassevelle. A 9 heures, la cavalerie française faisait savoir qu'elle occupait les hauteurs de la rive nord au-dessus de Bellot. Appuyée par la 26e brigade anglaise, la cavalerie française avec son artillerie réduisit au silence les dernières batteries allemandes. Mais elle avait été arrêtée devant Bellot par l'artillerie lourde tirant de la rive droite.

Le Petit Morin lut franchi vers 11 heures : 250 prisonniers furent capturés aux chasseurs de la Garde ; même succès un peu plus en aval, à Orly, que le 2e corps occupa. Tout cela encourageait beaucoup la troupe qui faisait groupe autour des prisonniers allemands et ramassait les casques et autres souvenirs.

A 11 heures, sur la rive nord, on prit de nouveau contact avec les postes allemands dans des bois touffus couronnant le ravin et, après un combat assez rude, la route se trouva dégagée. Deux brigades de canons de campagne et une brigade d'obusiers soutenaient l'offensive et progressaient avec elle. Une fois la rivière franchie, Lomax a ordre de prendre la route qui monte vers Hondevilliers et Bassevelle, tout en surveillant ce qui vient de l'est. On avait, appris, en effet, que de la cavalerie allemande occupait la route Montmirail-la Ferté. L'ennemi, en un retour offensif sur Boitron, dispute le village. Uni,, compagnie s'engage vigoureusement et l'ennemi lève le drapeau blanc.

 

" Nous capturons huit mitrailleuses de la division de cavalerie de la Garde, dit un témoin. Un bataillon de la Garde allemande y fut entièrement détruit. Quatre cents prisonniers. Je trouve que les positions de l'ennemi sont bien préparées, avec de forts abris pour les canons très ingénieusement établis. "

 

Au centre britannique, était le 2e corps (Smith Dorrien). Il part de la région de Doue. French vient rejoindre son lieutenant vers le milieu de la journée. Mais la 3e division a de la peine à déboucher d'Orly, après un engagement assez vif au passage à niveau.

Le 3e corps (Pulteney), opérant à l'extrême gauche en liaison avec la 8e division d'infanterie française est plus heureux. Il marche droit devant lui et descend vers la Marne en infligeant des pertes importantes à l'ennemi. L'approche de la Marne stimulait l'ardeur des troupes. Cependant, on apprit que quelques éléments ennemis se trouvaient dans le bois entre Lizy-sur-Ourcq et la Ferté-sous-Jouarre et qu'une puissante artillerie lourde, établie dans cet angle de l'Ourcq et de la Marne, canonnait toute la région. Nous avons dit, ce que représentait, pour von Kluck, Ce nœud de Varreddes, seule protection effective de sa gauche et sa seule ressource sérieuse à ,cette heure, pour " la bataille d'articulation. ". Nous avons dit qu'à 9 h. 15 du matin, il avait dû y jeter en toute hâte sa 5e division de Cocherel sur Lizy.

La 8e division française et le 3e corps anglais tombaient donc sur cette force de pivot et la canonnaient avec vigueur. Pulteney croyait à une résistance très sérieuse s'il tentait de passer la rivière à Changis et à la Ferté-sous-Jouarre. " Les Allemands en se retirant au delà de la Marne avaient occupé cette dernière ville en force ", fait observer le maréchal French dans ses Souvenirs, Il insiste auprès de Pulteney sur la nécessité de porter toutes ses disponibilités en avant pour venir à l'aide de la 6e armée. Mais l'organisation allemande entre Changis et la Ferté-sous-Jouarre en imposait : elle arrêta l'élan du 3e corps et, le 8, l'armée britannique n'intervient dans la " bataille d'articulation " que par son artillerie. French n'en observe pas moins que cette avance du corps de Pulteney fut stratégiquement très efficace :

 

" Bien que le IIIe, corps ne parvint à passer la Marne que le 10 septembre au point du jour, il est hors de doute que la vigoureuse attaque de Pulteney dégagea considérablement la droite de la 6e armée. Les troupes britanniques combattaient sur toute la ligne dans un magnifique esprit, pleines d'énergie et de ténacité, habilement conduites et tenues en mains " (1914, p. 118).

 

En somme, l'armée anglaise avait progressé vers le nord, mais elle n'avait pas encore livré de combats sérieux et, en aucun point, elle n'avait atteint la Marne, le 8 au soir : le 1er corps bivouaqua dans la région de Sablonnières, Hondevilliers, la Trétoire, Boitron ; le 2e corps était resté sur le Petit Morin, dans la région de Saint-Ouen ; le 3e corps s'installa autour de Signy-Signets en face de la Ferté-sous-Jouarre.

Si l'armée britannique eût pu se rendre compte exactement de ce qui se passait au nord de la Marne, elle eût sans doute repris le contact sans perdre une minute. Car, dès la nuit du 8 au 9, l'ennemi, non seulement abandonnait le sud de la rivière, mais ramenait en arrière la puissante artillerie qui dominait sur la rive nord le confluent de l'Ourcq et de la Marne.

Dans la soirée du 8, French, rentré à son quartier général de Coulommiers, dégage le résultat de cette journée dans une Instruction qui sera datée du 10 et qui revient à ceci.: " Se servir de l'artillerie, craindre les " petits paquets", maintenir soigneusement les liaisons, autant que possible par la cavalerie. " Quant à l'ordre de marche pour le lendemain, il est rédigé dès le 8 septembre, à 19 h. 30 :

 

" G.Q.G., 8 septembre 1914.

L'ennemi continue sa retraite vers le nord. Notre armée a été aujourd'hui aux prises avec ses arrière-gardes sur le Petit Morin et les engagements ont été couronnés de succès. Elle a pu ainsi grandement concourir au progrès des armées françaises, à notre droite et à notre gauche, malgré une très vive résistance de l'ennemi.

L'armée reprendra sa marche en avant, en direction du nord, demain à 3 heures, attaquant les arrière-gardes allemandes partout où elle les rencontrera.

La division de cavalerie agira en union étroite avec le 1er corps d'armée et assurera la liaison avec la 5e armée française, à droite.

La général Gough avec les 3e et 5e brigades de cavalerie agira en union étroite avec le 2e corps et assurera la liaison avec la 6e armée française à gauche. "

 

Il est de toute évidence qu'on n'admet pas une minute l'idée d'une bataille sérieusement engagée contre l'armée de von Kluck : c'était une manœuvre de marche qui était ainsi prescrite, non une manœuvre d'étreinte et de combat.

D'après ces ordres, le 1er corps devait se diriger à partir de Sablonnières et de la Trétoire, en vue de passer la Marne à Nogent-l'Artaud et à Charly; le 2e corps partant de Saint-Ouen devait passer la rivière à Méry-sur-Marne. Enfin, le 3e corps devait forcer le passage à la Ferté-sous-Jouarre, et se mettre en marche le plus rapidement possible vers Dhuisy.

Que l'on se rende compte des situations respectives dans les deux camps ennemis. Von Kluck essaye de tenir depuis Étrépilly jusqu'à Betz-Nanteuil-le-Haudouin. French va déboucher exactement dans son dos, depuis Charly, depuis Dhuisy. Jamais un général s'est-il placé de lui-même dans une situation plus angoissante ? Si seulement son adversaire sait en profiter !…

Nous avons vu Bülow, renseigné par ses avions, se tourner vers le grand quartier général et crier de toute la force de, ses poumons : " Partons, partons ! Il n'y a plus une minute à perdre ! " Car il assiste, lui, à un spectacle plus terrifiant encore : c'est l'avance, en plein dans ses lignes, de l'armée qui l'a battu la veille à Esternay et à Clos-le-Roi et qui s'ébranle maintenant de Montmirail sur Château-Thierry : la 5e armée française du général Franchet d'Esperey."

 

La 5e armée reçoit l'ordre de prendre la poursuite sur Montmirail.

 

"A la 5e armée française, le vent de la victoire a déjà soufflé la troupe entre avec une joie, une allégresse intense sur le sentier de la guerre qui ramène dans les parties de la chère France que l'on avait dû abandonner.

 

" On s'est levé de meilleure humeur que d'habitude encore, le 8 septembre. Non seulement il ne s'agit plus de reculer, mais il faut aller de l'avant... Des forces nouvelles nous en viennent, une impatience d'être dans l'action.

Le cauchemar de la défaite était dissipé. C'est la victoire qui là-bas nous tend les bras et nous appelle. Il faut s'équiper en hâte et se tenir prêts à courir vers elle. Il faut harceler l'ennemi, lui souffler au poil, le bousculer et le reconduire le plus loin possible, l'épée dans les reins. "

 

Ces sentiments sont, en particulier, ceux des corps qui opèrent à gauche de la 5e armée et en liaison avec l'armée anglaise, car ils trouvent le terrain presque entièrement dégagé devant eux. Il n'en est pas de même de ceux qui opèrent à droite. De ce côté, on entend, dès la première heure, cette canonnade terrible et qui parait toute proche. Que se passe-t-il donc ? Les chefs seuls le savent.

Le général Franchet d'Esperey avait reçu ou allait recevoir, dans la journée, du grand quartier général, les ordres suivants :

 

" - Ordre général n° 7. - La 5e armée accentuera le mouvement de son aile gauche et emploiera ses forces de droite à soutenir la 9e armée.

- Télégramme n° 4097. - La gauche de la 5e armée doit marcher en liaison avec la droite de l'armée britannique qui se dirige vers la Ferté-Gaucher.

- Instruction particulière n° 19. - La 5e armée couvrirait la flanc droit de l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy, Château- Thierry. Le corps de cavalerie franchissant la Marne, au besoin derrière ce détachement ou derrière les colonnes anglaises, assurerait d'une façon effective la liaison entre l'armée anglaise et la 5e armée. "

 

On comprend quelle impression faisaient ces ordres colportés de bouche en bouche, des états-majors jusque dans les derniers rangs de l'armée. L'ennemi reculait, on marchait sur ses talons ! On allait passer la Marne dans la journée ! Mais alors, c'était la victoire ! Et cela, subitement, après quelques heures de lutte seulement. On parlait de grands succès remportés par Maunoury sur l'Ourcq, Enfin, la grande manœuvre de Joffre réussissait !...

Cependant, toujours, sur la droite, cette canonnade obsédante, Franchet d'Esperey, bien renseigné, réfléchissait, lui, à l'exécution des ordres du grand quartier général. Pour la gauche, en direction du Petit Morin et de Château-Thierry, cela allait bien. Mais, pour la droite, la situation était plus délicate : il fallait venir en aide à la 9e armée que l'on savait engagée dans de rudes combats sur la route n° 51, laisser un corps en arrière, se heurter au gros de l'armée Bülow chargé de l'offensive qui doit couper eu deux l'armée de Joffre. Comme on le voit, la route de Sézanne reste encore, le 8 au matin, un noeud décisif de la bataille. Le danger serait de perdre l'équilibre en précipitant sans précaution toutes les forces de la 5e armée dans le champ à peu près vide de troupes qui s'ouvre devant elle.

Franchet d'Esperey est homme à se laisser séduire par la marche à l'ennemi rondement et sans délai. L'avant-veille, il disait à un général d'artillerie qu'il rencontrait à Essarts-le-Vicomte :

" Vous ne me connaissez pas ? - Non, mon général. - Je suis le général Franchet d'Esperey, commandant la 5e armée. J'en ai assez de foutre la camp ; demain, nous prenons l'offensive. " Avec un tel mordant, il eût été tenté peut-être de cueillir une victoire facile en marchant droit sur Château-Thierry. Mais il y avait un autre devoir : donner à Foch le coup de main décisif que l'ordre du général Joffre prescrivait selon les nécessités d'ensemble de cette heure encore critique. Tout bien pesé Franchet d'Esperey donne, dans la nuit du 7 au 8, les ordres suivants :

 

" A sa droite, la 5e armée continuera à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à cette dernière, le passage à l'offensive,- ; le gros de la 5e armée, marchant droit au nord, refoulera au delà de la Marne les forces qui lui sont opposées.

Au delà de la Marne, la route Romény, Azy, Château-Thierry, précédemment affectée à l'armée britannique, est réservée à la 5e armée.

L'armée continuera, à partir de 6 heures, son offensive vers la Marne, échelonnée la droite en avant.

Elle devra progresser rapidement jusqu'à la coupure du Surmelin (rivière d'Orbais) et pousser ses avant-gardes sur la rive droite de cette rivière pour en tenir les débouchés vers le nord-est. Elle sera ainsi en mesure de s'engager vers le nord ou le nord-est et d'appuyer éventuellement, avec le 10e corps d'armée, la gauche de la 9e armée. La marche pourra être reprise dans l'après-midi du 9 sur de nouveaux ordres. "

 

Donc marcher et, en même temps, peser à droite pour délier l'armée voisine - c'est parfait.

À gauche, le 1er corps de cavalerie (général Conneau), en liaison avec l'armée britannique, ne doit laisser aucune maille se rompre dans le filet traîné à la suite de l'ennemi. Malheureusement les chevaux sont fatigués et la progression est un peu lente. A gauche, la 4e division de cavalerie marche de la Ferté-Gaucher sur Bellot et Chézy ; au centre, la 8e division de cavalerie marche de Saint-Martin sur Montfaucon par Saint-Barthélemy; à droite, la 10e division progresse de Villiers-les-Maillets sur Montdauphin, l'Epine-aux-Bois et Viffort. Le 45e est prêt à être chargé en autobus à Saint-Martin et la Ferté-Gaucher.

L'avance se fait assez normalement dans la matinée. Mais, en vue du village de Bellot, soudain la colonne que forme la 4e division de cavalerie (général Abonneau) s'arrête. La brigade de hussards est tenue en échec devant Bellot et, tout à coup, sur la colonne arrêtée, les obus tombent. Ce sont ces mêmes cavaliers et chasseurs du corps de la Garde qu'a rencontrés devant elle l'armée anglaise.

 

" La division, colonne de 3 kilomètres de long, des canons, des caissons, des fourgons, hésite... ne bouge pas... Un sifflement strident. Les projectiles tombent sur la colonne et frappent spécialement l'artillerie. Des attelages sont hachés, les chevaux et les hommes gisent sur le sol. La division se disperse à travers champs, laissant sur la route quelques attelages et des canons... Mais un homme a gardé tout son sang-froid. C'est un capitaine d'artillerie. Il met ses pièces en batterie et ouvre le feu. Il prend à partie les batteries ennemies, multiplie les coups, les assomme, détruit canons et caissons. Il a le dessus. Nous retrouverons, le, soir, les cadavres écroulés autour de leurs pièces. Après quoi, le capitaine fait arrêter le tir, rafistole sa batterie, replacer les attelages et, paisiblement, sa besogne faite, il s'assied " (Capitaine LANGEVIN, Cavaliers de France, 9. 179).

 

Cet incident interrompt la marche de la 4e division et, par suite, du corps de cavalerie pendant plusieurs heures. Nous avons vu que le 1er corps d'armée britannique, en liaison avec lui, avait, contribué à la dégager.

A 15 h. 30, 1a 4e division de cavalerie est tout entière rassemblée vers Fontaine-Robert. La 10e division progresse par Verdelot lui, et appuie à coups de canon l'attaque de l'Épine-aux-Bois pris à revers par le 18e corps ; la 8e division est à Bellot, tandis que la 4e division reprend la marche sur Vieils-Maisons en suivant le bord du plateau. Sans s'en douter le corps approche du " crochet défensif " que von Bülow avait constitué le 7 au soir, avec le IXe corps (parti le 8 au matin) et la 13e division du VIIe corps, sur le Dolloir de Chézy à Fontenelle et Montmirail. On reçoit des coups de canon venant de l'est et on en rend, mais de loin.

D'autre part, la 4e division de cavalerie accompagne de son feu les fractions ennemies qui se retirent par Mont-Cel-Anger et qui s'enfoncent dans la grande forêt : ce sont, probablement, les dernières arrière-gardes de Richthofen. La fissure se fait donc là entre les deux armées allemandes. Ce serait l'heure de foncer pour l'élargir. Mais il y a comme un temps d'hésitation. Tout le monde, hommes et chevaux, est sur les boulets. A 20 h. 30, la 4e division prend ses cantonnements à Villeneuve-sur-Bellot et Bellot. A la 10e division, " demi-tour ". " Nous rentrons cantonner à Doucy " (Récit du lieu tenant TOURNAIRE du 3e régiment de cuirassiers, dans GINISTY loc. cit., p. 286.), c'est-à-dire en arrière même de Bellot. La 8e division est éreintée et s'affale entre Verdelot et Vieils-Maisons. Ici, comme à l'armée britannique, médiocre journée pour un si grand espoir.

Les choses vont tout autrement au 18e corps commandé par un chef qui est l'entrain personnifié, le général de Maud'huy : partant de Saint-Martin-du-Boschet, Moutils, Pierrelez, le corps a reçu pour direction l'Épine-aux-Bois, Marchais, Fontenelle. Il est précédé par la division de droite du corps de cavalerie qui éclaire la route. La direction du corps le jette sur l'angle même de la position prise par Bülow à Fontenelle ; devant lui, le 3e corps bouscule des arrière-gardes. Dans la matinée, la marche s'opère allègrement. Mais, vers raidi, les têtes de colonnes des 35e et 36e divisions rencontrent l'ennemi fortement établi sur la rive droite du Petit Morin entre Marchais et Montmirail.

La 35e division (général Marjoulet) se porte vers Marchais-en-Brie par la Celle; la 36e division (général Jouannic) se porte sur le même point en se servant du pont au nord de Montdauphin. Ainsi, Marchais devient le premier objectif de cette journée. Il est évident que l'ennemi entend défendre sérieusement la ligne de Montmirail, le Trembley, Fontenelle. On se trouve, en effet, au point exact où, avec la 13e division (von der Borne) du VIIe corps, von Bülow entend résister à la fois pour permettre à sa gauche de continuer son offensive à la route n° 51, et à son armée entière de se dérober, si cet effort suprême ne réussit pas.

C'est donc le 18e corps qui est chargé d'emporter cet angle de Marchais-en-Brie-Fontenelle, tandis que le 3e corps s'en prendra à Montmirail, où s'appuie le Xe corps de réserve. Après une vigoureuse préparation d'artillerie, la 35e division atteint le Petit Morin à Celle et à Vinet, vers 15 heures. La 36e division qui a occupé sans difficultés Vendières et l'Épine-aux-Bois se porte sur Marchais, qu'elle cherche à envelopper par le nord. Mais, à partir de 17 heures, l'ennemi bombarde violemment tout le déploiement du 18e corps par des batteries établies sur le plateau de Fontenelle-Bailly, au nord-ouest de Montmirail. Il faut une énergie extrême au chef et au soldat pour traverser la zone de feux. Néanmoins, l'attaque progresse. A la nuit, le 18e régiment d'infanterie enlève Marchais par une attaque à la baïonnette. Von der Borne dit que, dans l'obscurité, deux compagnies de son 57e qu'encadrait le 158e furent enfoncées et que, vu l'impossibilité où il était de se rendre compte de la force des Français, il donna l'ordre de reculer jusqu'à la voie ferrée Montmirail-Artonges. Quant à von Einem, commandant le VIIe corps, il dit que, peu après le recul des bataillons de la 13e brigade, vers minuit, l'ordre de Bülow parvint prescrivant la retraite de la 13e division et du Xe corps de réserve sur la ligne Margny-le Thoult, afin, déclare Bülow, " d'éviter l'enveloppement " (VON FRANÇOIS, Marneschlacht und Tannenberg, p. 105 et suiv.).

L'examen de la carte suffit pour expliquer ce recul allemand la ligne de séparation entre les deux armées étant, en gros, la route de Fontenelle à Château-Thierry et, par la chute de Marchais-en-Brie, Bülow étant acculé, comme le général Franchet d'Esperey l'avait prévu, à la vallée du Surmelin, la fissure entre von Kluck et von Bülow va devenir un trou béant où la gauche de la 5e armée et toute l'armée britannique pourront se précipiter. Bülow assiste à ce désastre de son quartier général de Montmort.

Nous ne mentionnons que pour maintenir exactement l'emplacement des forces la marche du 4e groupe de divisions de réserve (général Valabrègue) qui progresse en soutien et suit le 18e corps; les éléments de première ligne partis de Saint-Martin-du-Boschet arrivent le soir à le Vézier, où s'établit la poste do commandement. Le corps, en progressant, a le triste spectacle de la destruction générale accomplie par les Allemands, à partir do Montceaux-les-Provins.

 

" 8 septembre. - Nous avons été faire le tour du village. L'affaire a été chaude; de nombreux cadavres restent encore à ensevelir. Cérémonie pour deux soldats du 228e. Nous admirons l'organisation défensive faite par les Allemands. Départ à 10 heures. Il fait chaud, Partout sur la route, des traces du combat. Une barricade faite par l'ennemi avec des animaux morts, bœufs, vaches, chevaux... Une batterie de 77 à droite de la route complètement anéantie. Nous poursuivons la marche vers le nord. Tous les villages sont déserts. Les mobiliers sortis des maisons, les fossés pleins de bouteilles de champagne vides, un grand nombre de bicyclettes brisées. Nous passons le Morin et gravissons le plateau de Montmirail. Tranchées boches, admirables abris pour mitrailleuses. Au loin, Montmirail qui brûle. Nous arrivons à Artonges. La compagnie cantonne hors du village, tant les odeurs y sont pestilentielles. Nuit calme. Vers 3 heures du matin, la pluie. "

 

Le 3e corps (général Hache) prend la marche comme d'ordinaire entre le 18e corps et le 1er corps. Sa direction est exactement Montmirail, où s'est établi le Xe corps de réserve (von Eben) ; il va donc tomber exactement sur le terrain que Bülow a préparé comme angle d'appui de son " crochet défensif ".

Le corps se met en mouvement à 8 h. 35 : à gauche, la 37e division puis la 6e division (général Pétain) ; à droite, la 5e division (général Mangin) ; en avant, la cavalerie explore. Ici, la grosse affaire, c'est l'occupation de Montmirail. Comment s'y prendre ? Le 3e corps défile en plaine aux pieds du plateau qui le domine à l'est et où l'artillerie allemande est rangée. De là haut, cette artillerie balaye la plaine et elle est elle-même inattaquable. S'agit-il d'un combat de positions comme à Esternay ? S'agit-il d'un siège ? A 10 h. 15, la 5e division atteint Fontaine-Armée et se porte entre Cornantier et Hechecourt où l'on envoie le génie de la brigade et toute l'artillerie divisionnaire. Il faut procéder par étapes. Ordre est donné de n'engager l'infanterie que pour assurer la possession du plateau de Montgobert qui fait face au plateau de Montmirail ; mais on se contentera de se retrancher une fois sur cette position. Il faut être en force pour tenter quelque chose. A midi 30, le général Hache ordonne à la 37e division de gagner le plateau de Montgobert et il masse ses artilleries. On monte ainsi jusqu'à Rieux et aux Chéneaux. De là, une rafale à haute volée est dirigée par-dessus Montmirail sur les artilleries ennemies dont le tir est réglé par un drachen. Après une longue canonnade, on a la chance de le descendre.

Mais, en somme, on est arrêté, Nous avons un récit de cette minute particulièrement pénible à un corps qui s'était élancé plein d'enthousiasme à la poursuite de l'ennemi :

 

" 8 septembre - En arrivant vers Villeperdue, nouvel arrêt. L'ennemi occupe les hauteurs voisines qui ont vue sur notre route. Ordre de quitter le chemin et de, nous dissimuler dans les bas-fonds. Je pars en reconnaissance vers Fontaine-Armée où se trouve le général Mangin. La division est arrêtée. L'artillerie lourde allemande, établie sur le plateau à l'est, de Montmirail, arrose le terrain systématiquement. Un drachen-ballon, le premier que je vois, hors de portée pour nous, dirige les coups de cette artillerie avec précision. Les objectifs sont très nombreux. Des batteries de 75 sont à l'est de Fontaine-Armée ; une colonne de voitures est en marche sur la route de Fontaine-Armée à Molincourt. Le général Mangin et son état-major, les commandants de régiments d'artillerie et leurs adjoints, les chevaux, tout cela forme des groupes nombreux et visibles du ballon à quelques mètres de la ligne d'infanterie

Les gros obus allemands tombent tantôt à droite, tantôt à gauche de la route, et il semble que, grâce aux yeux du ballon, ils ne vont pas tarder à nous atteindre. L'un d'eux tombe, en effet, à une cinquantaine de mètres à peine du groupe où se trouve le général Mangin. Les officiers le supplient de vouloir bien se porter un peu en arrière. Il finit par céder à leurs instances; mais, après avoir porté son poste de commandement à quelques centaines de mètres, le général s'arrête et dit en souriant : " Jusqu'ici, mais pas plus loin. "

L'artillerie allemande reste pour nous invisible et cause de graves pertes à la nôtre. Si le ballon était descendu, les mouvements deviendraient plus faciles, l'artillerie allemande serait aveuglée. Mais il est à plus de 8 000 mètres. Une batterie de 75 voisine continue à tirer sur le ballon. On creuse le sol pour augmenter l'angle de tir et la portée. Un coup heureux fait disparaître le ballon : " C'est une division gagnée ", dit avec raison le chef de corps. "

 

A 18 heures, après la préparation d'artillerie qui s'est faite du haut du plateau de Montgobert, on pense que l'heure est arrivée de tâcher de pénétrer dans Montmirail. Les premiers éléments sont jetés en direction du pont. Le 129e revient trois fois à la charge ; trois fois, il est repoussé. Le pont ne peut être enlevé. L'ennemi occupe des tranchées étagées formant une position très forte. Un des généraux écrit sur son carnet : " Que sera demain ? Nous nous le demandons avec inquiétude. "

C'est qu'en effet, au fur et à mesure que l'on s'avance vers l'est, le problème se complique. Évidemment, on n'a pas encore bien compris dans le camp français la singulière disposition où la manœuvre, de von Kluck et l'obstination du grand quartier général allemand à attaquer sur les marais de Saint-Gond ont mis l'armée allemande toute entière. On ne peut croire qu'un mouvement en arrière si brusque fasse pendant en quelque sorte à un mouvement un avant si brutal. Le coup de bascule est si déraisonnable qu'on ne peut le supposer; et puisque l'offensive allemande se poursuit si acharnée à l'est, on craint qu'elle ne reprenne aussi d'une façon ou de l'autre là l'ouest.

Cependant, le terrain parle, les avions et les reconnaissances renseignent. Il devient de plus en plus évident que le pays est libre devant l'armée britannique et devant la gauche de la 5e armée, tandis qu'il est garni de troupes et d'artillerie devant la droite de cette même armée. En effet, c'est ici que Bülow a massé ses forces disponibles pour protéger et flanc-garder tout le reste de son armée et de la grande armée allemande.

Ces constatations de fait amènent le général Franchet d'Esperey à prendre des dispositions nouvelles pour la partie droite de sa manœuvre. Il se décide à redresser ses axes d'attaque pour ses deux corps de droite EN DIRECTION DU NORD-EST à partir de la journée du 8. Cela veut dire que le 1er corps (général Deligny), laissant à gauche l'objectif de Montmirail, devra marcher sur Montvinot, Bergères-sous-Montmirail, Vauchamps, Fontaine-au-Bron, tandis qu'à la droite du 1er corps, le 10e corps marchera sur Boissy-le-Repos, Fromentières, la Chapelle-sur-Orbais. En outre, le général prend la précaution de soutenir le 10e corps qui est le plus en avant et qui avait le plus dur, en lui rattachant la 51e division de réserve.

Pour en revenir au 1er corps, on voit comment son rôle se dessine. Il a ordre d'envelopper en quelque sorte Montmirail à l'est, tandis que le 3e corps l'enveloppera à l'ouest. Ainsi Montmirail, pris entre deux feux, finira par succomber.

Cependant, en débouchant sur Vauchamps, on aura donné, d'autre part, un fameux coup de main à la bataille de la route 51 : car l'armée Bülow, très en pointe et allongée vers le sud, est prise par la racine, et si elle s'attarde une minute à Soisy-aux-Bois, sa gauche est coupée et tournée. Cette savante manœuvre, l'une des plus belles de la bataille de la Marne, va devenir décisive ; elle permet, en même temps, de passer l'une des divisions du 10e Corps à Foch qui en a tant besoin et qui en fera un usage si décisif aux marais de Saint-Gond.

Ce " redressement ", cette inclinaison à droite, est un coup de maître : mais il fallait la connaissance parfaite du métier chez les chefs pour l'ordonner et la vigueur du soldat, au 1er corps, pour l'accomplir. Que l'on soit bien attentif à ces " finesses " de la tactique, si je puis employer une pareille expression. Car l'art militaire, comme tous les arts, est parfois affaire de nuance. Le succès est dans un " fignolement ".

Sur le terrain, ce changement de direction parait chose si simple qu'elle ne produit d'abord aucune impression sur ceux qui l'exécutent. Les états- majors notent : " La direction du 1er corps orientée précédemment vers Montmirail est rejetée vers Vauchamps. " C'est tout. Et l'autre combinaison, celle de Montmirail, se manifeste dans un simple retard : " Le 1er corps attend pour attaquer que le 3e corps échelonné un peu en arrière et à gauche ait porté ses têtes de colonne à sa hauteur sur le Petit Morin. " Cela veut dire, en fait, que Montmirail va être entouré et cerné.

Voyons donc l'effet de ces deux manœuvres simultanées. A 14 heures, la 2e brigade est arrivée en face de Courbetaux, aux portes de Montmirail. Après une sérieuse préparation d'artillerie, elle s'en empare et passe sur la rive droite du Petit Morin. Opération très dure, mais suffisante : par ce simple fait, la manœuvre qui décide du sort de Montmirail est reliée à la manœuvre qui va décider du sort de la route no 51. C'est là le trait d'union de l'opération ; mais, justement par son succès, elle devient le trait d'union de toute la bataille de la Marne.

L'ennemi a sans doute le sentiment de la gravité de l'incident car il accumule ses moyens de résistance en ce point et peut-être se croit-il capable de prendre le dessus. Tactiquement, l'engagement est rude, en effet, et la 2e brigade, dont le commandant, le général Sauret, est blessé grièvement, peut à peine progresser sur la rive droite. Mais intellectuellement, stratégiquement, Bülow est battu : il le sent, il le sait et probablement les soldats le sentent aussi ; car le " crochet défensif " pris à revers n'a plus qu'à céder.

Laissons de côté, pour le moment, ce qui se passe à l'est et voyons comment on va d'abord et très sagement débarrasser l'ouest, c'est-à-dire la région de Montmirail.

Dès qu'on a passé le pont de Courbetaux, l'état-major du 1er corps d'armée entre en liaison avec la 5e division (.général Mangin) du 3e corps, que nous avons vue arrêtée devant Montmirail et préparant un assaut d'ailleurs risqué sur cette ville par une rafale d'artillerie du haut du plateau de Montgobert. Le 1er corps propose donc à Mangin de faire, en liaison, le coup de l'enveloppement sur les troupes allemandes qui s'attardent dans Montmirail. Mangin est toujours prêt. Il marchera donc sur Montmirail dès le soir même (le 8), tandis que le 1er corps marchera par Bergères et Courbetaux sur le plateau pour couper la route qui rejoint Montmirail à Vauchamps. Nous, avons vu que Mangin est arrêté devant le pont de Montmirail : mais le 1er corps s'est développé sur la rive droite du Petit Morin. Bergères est enfin occupée par la 2e division (général Duplessis) à 20 h. 45 et nos avant-gardes commencent à grimper au plateau de Vauchamps. Alors il apparaît de toute évidence à Bülow (qui ne pense qu'à cela depuis deux jours) que la retraite pour lui s'impose. Il l'ordonne aussitôt sur Margny-le-Thoult. Son front crève de toutes parts.

Ces combats sont donc d'une importance extrême. Si la victoire ne s'affirme pas par la fuite immédiate de l'ennemi, elle n'en est pas moins significative, puisqu'il cède le terrain du combat.

L'horizon se dégage nettement à l'ouest. Pour achever l'explication de ce beau travail, il est nécessaire de voir comment les choses se passent à l'est. Mais ici, nous sommes en présence des opérations du 10e corps rattaché, dès le 8 au matin, à l'armée Foch. Tournons donc les yeux vers la route n° 51 et vers les marais de Saint-Gond. La fortune de la France se joue sur cette pente, en ce point critique où le massif se rattache à la plaine."

 

Le 10e corps rattaché à la 9e armée. La route n° 51.

 

"Bülow n'avait plus qu'un espoir : forcer par l'offensive commencée à sa gauche le passage de la route n° 51 et tourner l'armée de Foch à gauche, tandis que von Hausen la forcerait et la tournerait à droite à la trouée de Mailly, route n° 77. La manœuvre offensive allemande visait à obtenir, sans une minute de retard, l'un ou l'autre de ces résultats, sinon les deux ; mais nous avons indiqué qu'ils étaient déjà gravement compromis le 7 au soir.

Pour laisser à sa manœuvre le temps de se remettre sur pied, Bülow avait constitué, avec Montmirail comme pivot, le " crochet défensif " qui, de Montmirail à Chézy-sur-Marne, devait la protéger au moins temporairement. Tant que Montmirail tenait, ou pouvait tenter quelque chose à la route n° 51 : mais si Montmirail succombait, les deux opérations allemandes, l'une défensive et l'autre offensive, basculaient en même temps. Voyez la carte.

Le haut commandement français avait parfaitement compris cela. Il fallait enlever Montmirail; mais le point était fortifié et défendu comme un second Esternay; on ne pouvait l'emporter de vive force sans grosses pertes; et, en cas d'insuccès, on s'exposait à des conséquences désastreuses. Mieux valait chercher autre chose. " Employez vos forces de droite à soutenir la 9e armée ", avait dit Joffre. Ainsi fut montée la très belle opération stratégique qui, en combinant les opérations de la droite de Franchet d'Esperey (10e corps) et de la gauche de Foch (42e division), avait pour objet, d'une part, do faire tomber Montmirail et, d'autre part, de couper par la racine l'offensive allemande sur la route n° 51. A partir du 8 matin, cette combinaison attire à elle toute la manœuvre de la droite de Franchet d'Esperey, non seulement le 10e corps, mais le 1er corps, et le général ordonne à ces deux grandes unités d'incliner leur marche en direction du nord-est.

Nous avons indiqué ci-dessus comment la manœuvre réussit, le 8 au soir, autour de Montmirail. Voyons, maintenant, quelle aide elle fournit au général Foch, et quel coup de balancier formidable est produit par le simple changement d'orientation qui rompt l'équilibre, instable jusque-là, de la bataille de la Marne.

Nous suivons donc la manœuvre du 10e corps (général Defforges). Les résultats obtenus dans la soirée du 7 avaient été du plus haut intérêts, et avaient déjà ébranlé fortement le moral de Bülow. Les positions du 10e corps, dès le 7 au soir, avaient présenté comme un raccourci de toute la bataille : à gauche, la 19e division (général Bailly) était en avant, à la Recoude, et tirait sur la corde pour s'élancer jusqu'au plateau de Vauchamps, tandis que la 20e division (les Bretons du général Rogerie) s'attardait un peu en arrière devant le Bout-du-Val pour prêter main-forte à Grossetti, route n° 51. Cela veut dire que l'ouest continuait à se dégager, mais que l'est était toujours obscur.

Franchet d'Esperey confirme au 10e corps, dans la nuit du 7 au 8, l'ordre d'agir en liaison intime avec la 42e division. Il aura donc à déborder, par Bannay, s'il peut atteindre ce bourg, les forces ennemies qui restent engagées vers Saint-Prix et Soizy-aux-Bois contre la gauche de la 9e armée. Mais ce mouvement, visant le flanc de l'offensive allemande, ne devra pas, en principe, dépasser la route de Montmirail à Champaubert.

 

Regardons, maintenant, la carte avec la connaissance que nous avons de ce qui s'est passé le 7 à l'armée Foch. Celle-ci a eu à supporter tout le poids de l'offensive allemande essayant de se glisser sur Mondement et bois d'Allemant. Elle a plié, le 7 dans la journée. Sous la rafale de l'artillerie lourde allemande et sous les torrents de pluie d'un orage d'été, la contre-offensive préparée par le général Dubois n'a pu se déclencher. La situation étant telle et Humbert

étant encore à Mondement, on se rend compte de ce que représente l'offensive du 10e corps se mettant en route en direction de Bannay et prenant, à bref délai , sous son canon, la route de Champaubert à Montmirail ! Elle va ainsi déborder, à la lettre l'offensive de Bülow et même celle de von Hausen. Elle va prendre une avance de 10 ou 15 kilomètres sur la ligne de feu. Si elle arrive la première à Champaubert, tandis que Montmirail tombe von Bülow et von Hausen courront le plus grand risque d'être cernés. Rarement on a obtenu de tels résultats par une simple orientation de marche en se servant surtout des jambes des soldats.

Le mouvement du 10e corps commence à 7 heures, le 8. Toutes les précautions sont prises pour l'exécution impeccable d'une entreprise si hardie. La 20e division (général Rogerie) est disposée à 6 h. 30 par brigades successives, la tête à le Bout-du-Val, prête à attaquer dans la direction de la Pommerose, le Thoult-Trosnay, cote 228, ferme des Grands-Bouleaux : on suppose donc une avance considérable; on suppose le Petit Morin franchi, la petite Suisse de le Thoult dégagée, la route de Champaubert elle-même dépassée, et, résultat capital, la crête des Grandes-Garennes et le massif de Soizy-aux-Bois pris à revers. Sans doute, le commandement a reçu, dans la nuit, des avis sur certains mouvements en retraite esquissés par l'ennemi, Remarquez que nous sommes le 8 au matin, que la journée la plus acharnée commence d'une part, sur l'Ourcq et d'autre part sur Vitry-le-François et sur Bar-le-Duc et, qu'il deux pas, on est encore incertain sur le sort de Montmirail et sur celui des marais de Saint-Gond. Et voici, qu'en ce point, on se porte allègrement en avant ; on semble prévoir qu'une simple marche suffira et que la victoire peut ouvrir ses ailes.

Ce mouvement en pointe de la 20e division est appuyé par celui de la 19e division (général Bailly) qui, se maintenant en relation avec le 1er corps autour de Montmirail, partira de le Recoude à la même heure par brigades accolées et attaquera dans la direction de Boissy-le-Repos. Enfin, la 5le division de réserve (général Bouttegourd) servira de réserve au 10e corps et se rassemblera autour et au sud de Charleville. Elle donne la main, à l'est, a la 42e division (Grossetti) et à la division marocaine (Humbert).

Le général Defforges est de sa personne à Charleville, à 7 heures. On marche vers le nord. Or, voilà qu'un fait considérable se produit. A droite, la 40e brigade ne trouve plus d'infanterie devant elle ; le Bout-du-Val et le bois, à l'ouest, avaient été évacués pendant la nuit. Par contre, elle est en butte à un feu d'artillerie lourde particulièrement intense, surtout sur le plateau de la Pommprose. C'est classique : l'infanterie a disparu ; l'artillerie fait rage : il s'agit d'une retraite par ordre. La brigade se hisse, sous le feu des obus, jusqu'à la ferme de la Pommerose ; de là elle domine toute la vallée du Petit Morin, cote 213; elle pousse ses éléments à la Charmotte, à la cote 208, et voilà qu'elle descend le coteau vers le Thoult un direction de Bannay.

En même temps, la 19e division (général Bailly) débouche de le Recoude, atteint Soigny en flammes, après un combat d'artillerie, et se met en marche vers l'autre pont du Petit Morin à Boissy-le-Repos. Un bataillon du 71e envoyé en reconnaissance dans ce village y entre sans coup férir, passe le Petit Morin et pousse ses derniers éléments de couverture sur la rive nord de la rivière. L'artillerie allemande tire toujours et arrête parfois les troupes obligées de quitter les routes pour progresser sans trop de pertes. Mais pas d'infanterie, des tranchées abandonnées, pas de combats proprement dits.

 

" Nous admirons les tranchées allemandes dans lesquelles un homme tient debout facilement. Pas de parapet visible de loin; la terre est rejetée en glacis en avant et couverte d'herbe. La tranchée est divisée en secteurs par des épaulements... Les Allemands sont de fameux remueurs de terre : nos officiers font voir ce travail à leurs hommes, la leçon ne sera pas perdue. Les blessés et les prisonniers disent tous que le 75 est effroyable. Le sentiment de la victoire se répand dans tout le corps. Des prisonniers interrogés me racontent que la veille 7, ils avaient l'ordre de retarder pendant douze heures au moins, l'avance de notre division pendant que l'armée organisait sa retraite, " (Docteur G. VEAUX, En suivant nos soldats de l'ouest, p. 133.).

 

A la nuit, une reconnaissance d'officier d'état-major ayant constaté que la partie du village de le Thoult située sur la rive droite du Petit Morin était inoccupée, un bataillon du 47e y est envoyé. Partout on trouve les traces de la retraite allemande, cadavres, blessés, ivrognes, chevaux morts, caissons brisés, canons démontés, mitrailleuses et paniers à obus abandonnés. Donc, de partout, mêmes précisions - sur ce point l'ennemi est en retraite, c'est la victoire !

Une fois le Petit Morin franchi, le plateau de Vauchamps abordé, Montmirail dépassé, la manœuvre de Franchet d'Esperey a réussi et Montmirail, après Esternay, n'a plus qu'à succomber. Le " crochet défensif " de Fontenelle-Montmirail tombe en même temps. Bülow donne en hâte l'ordre de repli sur Margny-le-Thoult quand le Thoult même est occupé.

Mais la manœuvre a-t-elle réussi de même plus à l'est, c'est-à-dire à la route n° 51 ? Si l'occupation de le Thoult tourne à gauche le crochet défensif elle tourne aussi, à droite, les Grandes-Garennes et les bois du Reclos et la 42e division doit être dégagée. Mais ici nous entrons sur le terrain de l'armée Foch et l'armée Bülow, en liaison avec l'armée von Hausen, a conservé, de ce côté, toute sa force d'offensive.

Avant d'exposer les combats de la 9e armée dans cette anxieuse journée du 8, récapitulons, en deux mots, les résultats obtenus dans cette même journée par l'armée britannique et l'armée Franchet d'Esperey, à la bataille d'angle : 1° le vide qui existait entre les deux armées ennemies, le 7 au soir, du Grand Morin jusqu'à la Marne, est en train de se combler par l'avance des deux armées alliées; 2° l'armée britannique a son aile gauche devant t la Ferté-sous-Jouarre et, de concert avec la 8e division française, elle entre, du moins à coups de canon, dans la " bataille d'articulation " qui va régler le sort de von Kluck. La même armée britannique a passé le Petit Morin et a occupé la route de la Ferté-sous-Jouarre à Montmirail jusqu'à la route transversale de Rebais à Nogent-l'Artaud ; 3° la 5e armée a franchi également le Petit Morin, un instant arrêtée devant Montmirail ; Montmirail est tourné le 8 au soir, et le plateau de Vauchamps est abordé par les troupes du 10e corps, qui commencent à l'occuper; 4° ces troupes ont apporté, ,en même temps, rien que par leur marche vers le nord-est, une aide précieuse à la bataille de Foch, puisque la route n° 51 est débordée jusqu'au nord du talus de Saint-Prix.

Maunoury à gauche et Foch à droite vont donc se sentir également soulagés. Quant à Franchet d'Esperey, il se sent déjà vainqueur: car, dès la nuit du 8 au 9, il libelle le premier bulletin de victoire qui ait été rédigé dans un état-major français, dans une grande guerre, depuis de bien nombreuses années :

 

" SOLDATS,

Sur les mémorables champs de bataille de Montmirail, de Vauchamps et de Champaubert qui, il y a un siècle, furent témoins des victoires de nos ancêtres sur les Prussiens de Blücher, notre vigoureuse offensive a triomphé de la résistance des Allemands. Poursuivi par ses flancs, son centre rompu, l'ennemi bat en retraite vers l'est et le nord par marches forcées. Les corps les plus redoutables de la Vieille Prusse, les contingents de la Westphalie, du Hanovre, du Brandebourg se sont repliés en hâte devant nous. Ce premier succès n'est qu'un prélude. L'ennemi est ébranlé, mais il n'est pas battu d'une manière définitive.

Vous aurez encore à supporter de rudes fatigues, à faire de longues marches, à combattre dans de rudes batailles. Que l'image de la Patrie souillée par ces Barbares soit toujours devant vos yeux. Jamais il n'a été plus nécessaire de tout lui sacrifier. En saluant les héros qui sont tombés dans les combats des derniers jours, mes pensées se tournent vers vous, les vainqueurs de la prochaine bataille. Un avant, soldats ! Pour la France !

Signé : FRANCHET D'ESPEREY. "

 

Cet ordre du jour, destiné à éclairer le soldat et à répandre jusque dans les rangs le sentiment de la victoire, devait être lu dès la première heure, le 9 septembre."

 

La manœuvre décisive vue du côté français et du côté allemand.

 

"Nous voici arrivés au point précis où, dans le temps et dans l'espace, le sort de la bataille de la Marne se décide : il s'agit de la crise à la jonction du massif et de la plaine. Qui est maître du massif deviendra maître de la plaine : c'est la logique des choses.

Or, la maîtrise du massif va être assurée par la chute de Montmirail

Mais, au moment où nous abordons l'historique sincère de cette partie de la bataille, le lecteur doit être averti qu'il a à se mettre en garde contre certaines erreurs et légendes, même très séduisantes, qui se sont accréditées au sujet de ces événements. Dans sa hâte de savoir, l'opinion a accepté des explications, ou prématurées ou partiales, ne correspondant que bien vaguement à la réalité. De bonne foi, chaque chef s'est cru exclusivement vainqueur; chaque soldat, chaque civil, chaque curé, chaque maire a développé l'idée de la bataille telle qu'il se l'était faite du haut de son clocher ou du fond de sa cave. Le journalisme, comme un photographe ou phonographe fidèle, a tout noté pêle-mêle. Parmi ces notations (non négligeables, tant s'en faut, mais par trop localisées) les plus ingénieuses, les plus émouvantes se sont répandues et elles sont maintenant enracinées dans le souvenir. La légende a pris le pas sur l'histoire, et l'histoire est obligée de compter avec la légende. Actuellement encore, dans les exposés officiels, certaines erreurs persistent.

Il est à peine croyable, mais il est exact que la véritable manœuvre qui força la victoire aux marais de Saint-Gond n'a été ni exactement relatée, ni pleinement mise en lumière. Cette manœuvre est celle de la droite de Franchet d'Esperey, telle que nous venons de l'exposer : à savoir l'orientation A L'EST ordonnée dès la nuit du 7 au 8, pour le 10e et le 1er corps.

L'origine du mouvement remonte aux ordres du grand commandement. Datés, les premiers du 7 et les seconds du 8, ils ont été a admirable nient exécutés par Franchet d'Esperey et Foch. Ce sont ces ordres et nuls autres, c'est cette manœuvre et nulle autre, qui ont produit "l'événement ".

Il convient donc de la rappeler ici, pour que le lecteur ait l'intelligence complète, la vue exacte des choses telle que l'avait le haut commandement français, au moment où il donnait ces ordres décisifs.

Profiter de la rupture du front causée par la retraite de von Kluck et manœuvrer, par la droite de la 5e armée, pour prendre du flanc l'armée Bülow et lui couper la retraite si possible, tout est dit. Une fois ceci décidé et exécuté, la bataille de la Marne est gagnée. Or, cette opération dérivant de la conception générale de la bataille reste incontestablement à l'acquis du haut commandement. C'est d'ailleurs, une vue de simple bon sens et qui s'inspire de la réalité des faits. Mais le génie et le bon sens, à la guerre surtout, se confondent. Le sentiment de la réalité dans les initiatives décisives, la coup d'œil, en un mot, c'est par quoi Napoléon est " le dieu de la guerre ".

Nous allons donc reprendre cette résolution magistrale en son germe et la suivre dans son exécution et dans ses effets : je ne pense pas que l'on puisse trouver, dans la création des grandes œuvres militaires, quelque chose de plus précis, de plus naturel et de plus impressionnant.

Dès le 7, l'ordre général n° 7 établit que la conception existait dans l'esprit du haut commandement ; mais ce n'est encore qu'une simple indication, un " garde à vous " adressé aux chefs d'armée intéressés :

 

" La 5e armée accentuera le mouvement de son aile gauche et emploiera ses forces de droite à soutenir la 91e armée... Cette dernière s'efforcera de tenir sur le front qu'elle occupe, jusqu'au moment où l'arrivée des forces réservées de la 4e armée sur sa droite lui permettra de participer au mouvement en avant. "

 

Le rôle de la droite de la 5e armée ayant à se porter à l'appui de la 9e armée commence à s'esquisser : rien de plus. Cette manœuvre en effet n'est pas encore au premier plan. On admet que la 9e armée, bientôt renforcée à droite, brisera la résistance adverse et se portera, d'elle-même, par un vaste mouvement offensif, à la rupture du front ennemi.

Ce qui n'était qu'une indication le 7, devient un ordre formel le 8; des faits nouveaux se sont produits, la connaissance de ces faits est parvenue au général Joffre ; il voit clair dans la volonté de l'ennemi et dans sa propre volonté et, alors, il dicte l'Instruction particulière n° 19 dont les articles 2 et 3 contiennent toute la substance de la manœuvre.

 

" II. - Il paraît essentiel de mettre hors de cause l'extrême droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles... (Suivent les ordres, à la 6e armée et à l'armée britannique, cités ci-dessus.)

III. - La 5e armée couvrirait le flanc droit de, l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy-Château-Thierry.

A sa droite, la 5e armée continuerait à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à celle-ci le passage à l'offensive ; le gros de la 5e armée marchant droit au nord, refoulera, au delà de la Marne, les forces qui lui sont opposées. "

 

Il n'est plus question du mouvement par la droite de la 9e armée et en liaison surtout avec la 4e armée ; on se préoccupe exclusivement du mouvement de cette même 9e armée par sa gauche et en liaison avec la 5e armée. La manœuvre est cette liaison même ; il appartient aux chefs des deux armées de l'exécuter.

Nous allons voir, par l'exposé des résolutions prises dans le camp allemand, à quel point les ordres donnés aux armées françaises répondaient aux nécessités du moment.

Nous avons dit l'état d'hésitation et d'émotion inquiète qui était celui du chef de la IIe armée allemande, Bülow, dès le 7 dans la soirée. Il avait vu disparaître de sa droite, au cours de cette journée, le IIIe corps et le IXe corps qui avaient rallié l'armée von Kluck en repassant la Marne. Sa droite était donc sans protection et sans liaison, sauf par les deux divisions de cavalerie de Richthofen, entre Montmirail et la Marne, alors que l'armée britannique et l'armée Franchet d'Esperey pénétraient dans le vide ainsi créé sur son flanc. Il se reportait, d'autre part, à ses instructions qui lui ordonnaient de pousser à fond l'offensive de rupture déjà commencée sur la route n° 51, en direction de la Seine.

Fallait-il poursuivre, en effet, cette offensive malgré le grand péril que courait sa droite, ou bien valait-il mieux se prémunir contre ce péril grandissant de minute en minute ? Nous avons vu Bülow se décider à constituer un crochet défensif sur le Dolloir et jusqu'à Montmirail avec la cavalerie Richthofen et la division von der Borne. Il se donne ainsi un jour, non sans se dire pourtant que si cette protection improvisée venait à céder, sa position deviendrait soudainement des plus délicates. La précaution une fois prise, il se décide à suivre ses instructions et, selon les propres termes de son Mémoire justificatif : " ordre est donné à la gauche de la IIe armée de continuer ses attaques vers le sud ".

Voici les raisons qui déterminent Bülow : d'abord il sait que l'exécution du grand plan allemand dépend, en définitive, du succès de sa propre offensive. Un seul espoir, c'est de rompre le front de Joffre sur la route de Sézanne, et à la trouée de Mailly, ou du

moins sur l'un de ces deux points. Si l'on réussit, la bataille change de face. Maunoury est rejeté sur Paris, l'armée britannique et l'armée Franchet n'ont plus qu'à s'enfuir sur Provins, Melun et peut-être sur la Loire. Foch écrasé, repliera, s'il le peut, les débris de son armée sur Troyes et au delà, tandis que Langle de Cary et Sarrail cernés en seront réduits soit à s'enfermer dans Verdun, soit à se rabattre sur la frontière suisse. Un tel gain éventuel vaut que l'on risque beaucoup.

Et, sur les lieux mêmes, les choses ne se présentent pas si mal. Depuis trois jours que la bataille est engagée, Foch n'a pu faire sauter le verrou qui l'enferme au droit de la ferme Chapton. L'offensive allemande a maintenant une occasion admirable de passer sur le corps de la division marocaine et d'enlever Sézanne, succès qui déciderait de tout. Par le centre des marais de Saint-Gond, la valeur du corps incomparable de la Garde est un gage de victoire finale. Enfin, à l'est de ces mêmes marais de Saint-Gond, toute l'armée saxonne est entrée en ligne et le fléchissement du 11e corps français permet d'espérer que l'on pourra, dans la journée du 8, se rendre maître de Fère-Champenoise et de la trouée de Mailly. L'armée saxonne est décidée à vaincre : on a évoqué devant elle les souvenirs glorieux de Gravelotte et de Mars-la-Tour. Von Hausen a pris la résolution d'attaquer la baïonnette et de passer coûte que coûte.

Il est vrai, les réserves manquaient à la IIe armée : mais l'on avait reçu avis que Maubeuge se rendait et que le chemin de fer allait amener à toute vapeur le VIIe corps de réserve rendu libre par la capitulation de la place; en plus, le haut commandement allemand, à l'imitation du haut commandement français, se décidait à emprunter des troupes à ses armées de l'est; des renforts venus de Lorraine étaient en marche sur l'Aisne. Le XVe corps appartenant à la VIIe armée (von Heeringen) avait déjà pris le train, lui aussi, pour venir servir de réserve stratégique à l'armée du nord.

Toutes ces raisons déterminent von Bülow à persister et à faire appel à von Hausen pour frapper ensemble, dans cette journée du 8, le coup qui devait en finir avec l'armée Foch. On met donc le feu au ventre des deux armées. Non seulement c'est l'offensive, mais c'est l'offensive désespérée. Von Hausen télégraphie à Moltke à 23 h. 30 : " Une attaque à la baïonnette est ordonnée pour le 8 au matin avec toutes les troupes. Les ailes des IIe et IVe armées, en liaison avec nous, attaqueront de concert. Le Q. G. de l'armée est à Châlons. "

Les choses étant ainsi dans le camp allemand, on comprend quelle surprise lui ménage le simple changement d'orientation dans les deux corps de droite de l'armée Franchet d'Esperey.

Regardez attentivement la carte et considérez la situation des deux armées opposées autour de Montmirail le 7 au soir : à l'ouest, le " crochet défensif " de Bülow est aligné de Montmirail à Chézy; le reste de l'armée Bülow descend vers l'est de Montmirail à Bannes. Bülow, évidemment, n'a pensé qu'à se protéger par sa droite face à l'ouest, tandis que sa gauche attaque face au sud. Si son point d'appui est brisé à Montmirail, et si l'agresseur, ayant passé le Petit Morin à Courbetaux, Boissy-le-Repos, le Thoult, s'oriente à l'est, c'est-à-dire prend la route de Champaubert et non la route de Condé-en-Brie, qu'arrivera-t-il ? De toute évidence, le " crochet défensif " sera cerné entre l'armée britannique et la 5e armée, tandis que les corps de droite de celle-ci se portant sur Vauchamps, Champaubert, Montmort, prendront par le dos l'armée de von Bülow et même l'armée de von Hausen, s'ils peuvent pousser jusqu'à Bergères-lès-Vertus. Tout dépend donc de ce succès de Montmirail que nous avons vu se dessiner en faveur de l'armée française dans la soirée du 8; et tout dépend surtout de l'orientation à l'est, une fois le Petit Morin franchi; or, voici précisément que le 10e corps passe la petite rivière et aborde le plateau de Vauchamps au cours de cette journée du 8. Franchet d'Esperey a le sens profond du résultat que doit produire cette belle manœuvre, puisqu'il l'annoncera à ses troupes par le bulletin dicté dans la nuit du 8 au 9,

Or, c'est sous le coup d'une telle menace déjà esquissée, que, le même jour 8, au matin, Bülow a donné à sa gauche l'ordre de foncer sur la route n° 51 et sur la route de Bannes à travers les marais de Saint-Gond, et, d'autre part, avec le concours des divisions prêtées par von Hausen, de foncer à la trouée de Mailly, tandis que von Hausen doit foncer de même à Fère-Champenoise, à Lenharrée, à Connantray. Assaut redoutable, assurément, mais court d'haleine, s'il en fut. Que Foch tienne seulement durant cette journée du 8, et, dès le 9 au matin, le sort de la bataille, basculant autour de " l'événement " de Montmirail, se prononcera contre von Bülow et contre von Hausen. Pour ne pas être enfoncés ou tournés, ils n'auront qu'à déguerpir sans perdre une minute, de même que von Kluck déguerpira, au même moment, en dépit de sa " victoire " de Nanteuil-le-Haudouin.

Foch sait tout cela. Il voit clair dans l'obscurité apparente des événements. Il sait que Franchet d'Esperey, lui donnant la main, s'avance pour tourner la route n° 51 et pour prendre à revers son principal adversaire. On lui demande de tenir, il tiendra.Cette journée du 8 sera rude : il ne se fait aucune illusion. L'ennemi est décidé à tous les sacrifices pour saisir une circonstance unique. Si Foch doutait, il lui suffirait de prêter l'oreille à la terrible rafale d'artillerie qui retentit sur tout son front dès les premières lueurs de l'aube.

Le temps est orageux, la matinée lourde. la pluie menace ; le soldat a pu dormir à peine, étendu sur la boue crayeuse, le ventre vide, car dans la plupart des divisions, les vivres ne sont pas arrivés. A la 5e armée, la certitude de la victoire, confirmée par la marche en avant sans coup férir, donne du cœur et des jambes. Mais ici, à peine jour, la mort recommence sa sinistre besogne ; au-dessus des marais de Saint-Gond un brouillard s'élève et cache ces artilleries et ces infanteries qui, pas à pas, s'infiltrent et dévalent de partout."

 

La bataille de Fère-Champenoise, le 8. La retraite du 11e corps.

 

"Foch a son quartier général à Plancy, son poste de commandement étant resté à Pleurs. Conformément aux instructions qu'il a reçues et sentant tout le prix d'une offensive en liaison avec la 5e armée, il donne l'ordre d'attaquer sur tout le front. Mais, il est prévenu ; car l'ennemi a pris l'initiative et voici que, dès 3 h. 30, une offensive formidable s'abat à la partie la plus sensible de son propre front. C'est l'armée saxonne qui, selon la volonté et l'ordre de ses chefs, s'est levée et en pleine nuit, dans le silence et l'ombre, s'est jetée à la baïonnette sur les régiments français de première ligne encore endormis.

Ainsi la journée du 8 va commencer dans le désordre d'un engagement de nuit qui provoque une sorte de panique. Une poche se creuse dans le front de Foch au droit de la route de Mailly.

Pour expliquer comment cette poche sera contenue dans la suite de la journée, il faut suivre, de gauche à droite, les événements qui se succèdent avec une dramatique rapidité. C'est la gauche qui sauvera la droite et c'est le massif qui sauvera la plaine. La partie est étroitement liée dès maintenant : disons donc le sort de la bataille de Foch, d'ouest en est; c'est dans ce sens et à rebours de la marche du soleil que l'horizon s'éclaircira.

A droite, la 5e armée travaille déjà en communauté de vues avec la 9e armée. Nous venons de voir le 10e corps (général Defforges) " agir à partir du 8 au matin, en liaison intime avec la 42e division (général Grossetti) et s'efforcer de déborder, en direction de Bannay, les forces ennemies engagées vers Saint-Prix et Soizy-aux-Bois ". Ce mouvement a pour objet de dégager la route n° 51. La 42e division qui a bivouaqué, le 7 au soir, autour de la ferme Chapton doit, de son côté, dès la première heure du 8, marcher droit au nord de cette route, de façon à enlever, si possible, Soizy-aux-Bois et à aborder franchement le talus des Grandes-Garennes. Ce double mouvement lié sera secondé, à droite, par celui de la division marocaine, attaquant au nord de Montgivroux en direction du signal du Poirier.

On a annoncé à la 9e armée que les Allemands sont en retraite devant l'armée britannique et la 5e armée : mais ici, rien de tel. Les contacts sont étroitement maintenus avec des avant-postes ennemis fortement constitués et qui ne manifestent aucune velléité de s'en aller. " Au jour, dit un document de toute autorité, on est face à face, sous les armes, prêts à reprendre l'attaque. "

Nous avons indiqué à quel point les dispositions sont, en effet, les mêmes dans les deux camps : Foch a donné l'ordre d'attaquer, et Bülow, qui est à Montmort, a donné l'ordre d'attaquer. Dans cet étroit couloir, les deux partis vont s'étreindre.

Dès 3 h. 30, les canons de la 42e division et ceux du général Humbert avaient commencé un tir préparatoire sur Soizy-aux-Bois, Botrait, crête du Poirier et Oyes. Mais l'ennemi avait répondu à la même heure; dès la pointe du jour, on voit les soldats allemands essayer de s'infiltrer par tous les débouchés des bois, jusqu'à Montgivroux et Mondement.

La contre-attaque française est prête et la 57e brigade de la 42e division (colonel Tronchand), en étroite liaison avec le colonel Éon de la division marocaine, s'élance par les bois de la Branle, d'une part, le bois de Saint-Gond de l'autre sur Soizy-aux-Bois, où le capitaine Henrion du 77e entre le premier : l'ennemi est bousculé sur tout le front. Appuyée par l'artillerie de la 5le division de réserve qui s'est avancée sur Charleville, la 42e division force décidément les Grandes-Garennes; elle s'enfonce bravement dans ce mauvais pays, gagne le Petit Morin et, toujours en liaison, par les Culots, avec le 10e corps, elle monte jusqu'au talus de Saint-Prix. Donc, de ce côté, les Grandes-Garennes sont franchies, c'est-à-dire que le verrou de la route n° 51 est tiré par les Français et au profit de l'offensive française,

A droite, la division marocaine (brigade Blondlat) s'est avancée selon les ordres, dès la pointe du jour : le régiment Fellert sur Oyes, le régiment Cros entre Oyes et le bois de Saint-Gond. On se retranche tout en progressant. A 5 h. 50, le colonel Éon, commandant la 36e brigade et les troupes d'attaque, arrive à proximité du village d'Oyes. A 6 h. 30, par un vigoureux assaut, l'infanterie enlève le signal du Poirier. La liaison est assurée par Soizy avec la 42e division qui progresse sur Saint-Prix. A 7 heures, Oyes est pris. Beau début de journée : la manœuvre prescrite pour débarrasser la route 51 réussit donc à la fois à droite et à gauche.

Mais voici que, des hauteurs de Baye, un feu violent d'artillerie lourde tend, devant les troupes, un barrage terrible. Et, de partout, on signale les troupes ennemies se rassemblant pour une contre-offensive. A ce moment, les événements malheureux qui se produisaient à droite de l'armée, à la trouée de Mailly, attiraient presque exclusivement l'attention du haut commandement. Humbert ne peut pas exploiter son succès de la matinée. Les régiments Cros et Fellert se contentent de maintenir leurs positions l'un sur le Poirier, l'autre sur Reuves.

Résumons en deux mots ce qui se passe dans la matinée à la route n° 51 : à gauche de la route, le 10e corps et la 42e division se sont avancés jusque sur le Petit Morin ; ainsi la manœuvre par la liaison des deux armées est, de ce côté, en bonne vole d'exécution ; sur la route elle-même, la division marocaine s'est avancée jusqu'à Soizy-aux-Bois, signal du Poirier, Oyes, Reuves, mais elle est arrêtée.

Les choses vont bientôt se gâter, surtout de ce côté. Car l'exécution des ordres de Bülow est commencée. Il fait un effort suprême et veut enlever la route coûte que coûte.

Ce qui se passe à l'aile droite de la 9e armée complique malheureusement, et de beaucoup, la situation déjà assez préoccupante à l'aile gauche.

Nous avons dit la résolution de von Hausen d'attaquer à la baïonnette et de surprendre les défenseurs de Fère-Champenoise et de la trouée de Mailly. Nous avons dit la liaison de l'armée saxonne avec l'armée Bülow vers Écury-le-Repos et montré ces deux armées faisant " fer de lance " pour enfoncer l'armée Foch au point le plus délicat de tout le front, celui où le 11e corps se recourbe en quelque sorte pour ne pas perdre sa liaison avec la 9e division de cavalerie, elle-même péniblement accrochée aux villages qui barrent la trouée.

Donc : du côté ennemi, le groupement von Kirchbach (2e division de la Garde, 32e division, 23e division de réserve), troupe aguerrie, résolue à vaincre ou mourir; on a répandu dans les corps, le matin même, des proclamations qui font connaître au soldat la gravité de l'heure et qui l'adjurent de se sacrifier pour la patrie. Des renforts sont promis : en effet, la 24e division de réserve sera jetée dans le combat au cours de la journée.

Du côté français: un seul corps, en première ligne, le 11e, n'ayant pour s'appuyer à sa droite que la 9e division de cavalerie. Il est vrai qu'il a reçu, le 7 dans la journée, l'appui de la 18e division du 9e corps, venue de Nancy par voie ferrée. Mais cette force, très appréciable, connaît mal les lieux et la situation ; elle n'a pas la moindre idée de ces rudes combats se livrant pied à pied sur ce terrain aveuglant et glissant à la fois.

Et puis, ce qui explique tout, en deux mots, l'ennemi a résolu d'attaquer par surprise, décidé qu'il est à tout sacrifier pour obtenir le succès.

Donc, à 4 h. 30, sans préparation d'artillerie, sans coups de fusil, dans un silence impressionnant et en une résolution farouche, une masse d'hommes sort des bois, saute sur nos avant-postes, tombe sur la troupe à peine réveillée, la massacre, et se précipite en avant, tête baissée, n'ayant qu'un but unique, indiqué par les chefs : l'artillerie, les canons !...

Le succès de l'offensive allemande est relaté en ces termes par les documents ennemis :

 

" L'attaque des trois divisions du groupe de droite de la IIIe armée, en liaison avec la gauche de la IIe armée, eut un plein succès : la 2e division d'infanterie de la Garde prit Normée dans un combat contre des parties du 9e corps français (la 18e division).

La 32e division d'infanterie, dépassée par le 100e régiment de grenadiers de réserve, pénétra dans Lenharrée par une audacieuse attaque à la baïonnette et fit, dans une lutte acharnée, soit au centre du village soit au cimetière, de nombreux prisonniers du 11e corps; puis marcha sur les hauteurs au sud du village, et s'empara de nombreuses mitrailleuses et de 22 canons, on alla même jusqu'à dire 30, mais 7 seulement purent être, par la suite, amenés à l'arrière.

Plus à gauche, la 23e division de réserve prit d'assaut les lignes ennemies sur la ligne Haussimont-Sommesous. Après un dur combat, elle avança en luttant âprement dans une contrée accidentée avec l'aile droite à Montépreux et la gauche sur Mailly. L'audacieuse attaque à la baïonnette fit une impression visible sur la division de réserve ennemie (60e division de réserve) qui gardait la trouée. De nombreux prisonniers le reconnurent.

Les trois divisions du groupe de droite continuèrent ainsi l'attaque jusqu'à midi. Ils poussèrent jusqu'au sud de la Vaure; la 2e division d'infanterie de la Garde, des deux côtés de la voie ferrée allant à Fère-Champenoise, la 32e division d'infanterie sur Connantray, la 23e division de réserve s'emparant de Montépreux et des bois à l'est de cette localité (BAUMGARTEN-CRUSIUS, loc. cit., et colonel-général baron VON HAUSEN, Souvenirs de la campagne de la Marne en 1914.). "

 

Voici donc que la victoire se prononce pour les Allemands. Fère-Champenoise a succombé à 10 heures et demie; il est midi: ils ont le droit de penser que la trouée de Mailly est à eux et que le front français est enfoncé.

Plaçons-nous maintenant, du côté français, dans cette même matinée du 8. Nous comprendrons comment les choses se sont passées et quelles ressources, malgré les apparences fâcheuses, restaient au général Foch.

Celui-ci avait ordonné de faire des reconnaissances dès la pointe du jour. Le 11e corps (général Eydoux), qui tient le front de ce côté, disposait, outre de ses deux divisions Radiguet et Pambet, de la 18e division (Lefèvre) qui, la veille au soir, était arrivée jusqu'à OEuvy où elle avait bivouaqué. Il est en liaison, à sa droite, avec la 60e division de réserve (Joppé) qui est venue en aide à la 9e division de cavalerie; et avec cette même division de cavalerie (de l'Espée) qui, seule, depuis trois jours, garde la trouée. Nous avons vu que les troupes de la Garde (2e division) et les troupes saxonnes, le 7 au soir, s'étaient affalées dans les petits boqueteaux de la plaine fertonne, n'en pouvant plus, accablées par le tir des canons français.

Le bivouac avait été pris du côté des Français sur des positions formant un demi-cercle à partir de Mailly et Poivres par Sommesous, Haussimont, Vassimont, Lenharrée, Normée, Écury-le-Repos, Morains-le-Petit, Aulnay-aux-Planches, Bannes et le Mont-Août, autour de Fère-Champenoise. Grande étendue de terrain pour une troupe qui avait déjà supporté de très dures journées. Cette forme en éventail faisait que, si un point crevait, tout était en péril. On voit très bien, à l'examen de la carte, que le point de direction de l'offensive semi-circulaire allemande est Salon, au sud de Fère. Si l'ennemi, en descendant de toutes parts des hauteurs, arrive en ce point, la trouée est tournée et le chemin d'Arcis-sur-Aube est ouvert.

L'ordre d'attaquer avait été donné au 11e corps pour la journée du 8 à la pointe du jour. Un premier échelon partait de Gourgançon pour se porter sur le front de Fère à 4 heures du matin. Mais, en arrivant à proximité de la ville, il se croise avec des éléments d'infanterie des 21e et 18e divisions qui, surpris au petit jour dans les bois au sud de Morains-le-Petit et Écury-le-Repos, se repliaient en désordre. Nos avant-postes, culbutés devant Normée, avaient cédé; la 35e brigade (colonel Janin 32e, 66e et 290e), découverte, fut attaquée au bivouac dans les bois entre Fère et Normée. Des feux violents de l'artillerie de la Garde poursuivaient les éléments épars et foudroyaient les villages. En vain, on se bat à Lenharrée, à la Grosse et à la Petite Ferme ; la fissure s'élargit; les infanteries ennemies progressent dans les bois qui entourent Fère.

 

" Attaque à revers de Grosse et Petite Ferme, écrit le général Moussy sur son carnet; fusillade, canonnade, fuite des 291e, 293e, 65e, de ma cavalerie qui reflue en désordre dans mon artillerie. Recul à 7 heures et demie, puis à 9 heures dans les bois, ligne Mont-Août-Puits... "

 

On ne parvint à arrêter le mouvement de recul à l'ouest qu'à la ferme Saint-Georges et à la lisière nord-nord-ouest des bois d'OEuvy (34e brigade Guignabaudet), tandis que l'on s'organisait très sérieusement sur la Maurienne et sur la crête nord de Gourgançon. C'est le barrage à la limite extrême : s'il fléchit, l'ennemi entre à Salon. Fère avait été évacué à 9 heures et occupé par l'ennemi à 10 heures et demie (Voir les beaux livres de M. LE GOFFIC, les Marais de Saint-Gond et la Marne en feu, qui contiennent mille données précises et des documents pleins d'intérêt, notamment la défense du drapeau du 32e par les 200 hommes du sergent Guerre, près de Fère- Champenoise.).

A la trouée même, la 60e division de réserve avait été emportée dans le mouvement de retraite. A la gare de Sommesous, le lieutenant-colonel Guibert se fait tuer à la tête de son régiment, le 247e, qui contre-attaque à la baïonnette. La trouée ne peut pas tenir si elle est attaquée de flanc. La 9e division de cavalerie cède à son tour du terrain et elle se concentre sur Mailly. Les coteaux de la Vaure continués par ceux de la Maurienne, Sainte-Sophie, Connantre, Saint-Georges, Gourgançon, Semoine, Mailly, constituent la ligne de défense suprême de ce côté. Autour de Fère-Champenoise, le demi-cercle s'est renversé.

Il est midi. La chaleur est torride. L'orage menace. Au cours de la retraite, les régiments ont perdu des canons, des mitrailleuses, des convois; des hommes en grand nombre ont péri ou se sont égarés, d'autres ont été faits prisonniers. Les sous-officiers et les officiers ont succombé aux points où l'on a tenté de résister. Et le sort de la 9e armée, le sort même de la bataille dépendent de cette trouée de Mailly, de cette route n° 77 !

Foch lui-même a dû replier son poste de commandement de Pleurs à Plancy. Il a le sens profond de ses responsabilités; mais il a aussi la connaissance exacte de la situation générale et de ses propres ressources. Évidemment, il n'y a qu'une solution : non seulement tenir, mais contre-attaquer. L'ennemi était déjà très fatigué la veille au soir, de nombreux indices et des observations précises signalaient qu'il préparait sa retraite. C'est son suprême effort. Selon le mot du général Dragomiroff : " Il pleut dans mon camp, mais il pleut dans le sien ! " Foch se retourne donc vers son 9e corps.

Le 9e corps (général Dubois) combattant au centre, ainsi que nous l'avons dit, faisait toit ou pente, le dos appuyé à la route n° 51 et à la division marocaine. Il était dans la situation suivante : Mondement-côte de Montgivroux-ligne des marais de Saint-Gond-Coizard-sud d'Aulnizeux-Bannes.

Heureusement, Foch n'ignorait pas qu'il y avait une autre ressource dont il commençait à pouvoir se servir. Comme la bataille se dégageait à l'ouest, certaines des troupes opérant de ce côté pouvaient peu à peu devenir disponibles. Alors, sa manœuvre consisterait, par le jeu des lignes intérieures, à se servir de ses troupes de l'ouest, soulagées par l'intervention du 10e corps, et en les retirant successivement du massif, à les constituer en force offensive dirigée contre le flanc de l'ennemi avançant sur la plaine. En considérant avec sang-froid l'ensemble de la situation, il est amené à cette solution si simple et qui n'est que la suite de la " manœuvre d'orientation à l'est " commencée dès le 7 au soir : verser l'ouest dans l'est au fur et à mesure que l'ouest se dégagera.

Telle est la conception qu'il a de son action à cette heure critique: tenir par tous les moyens locaux à la courbe de la trouée de Mailly (ligne de la Maurienne) et consolider d'abord cette ligne, en l'appuyant sur le toit du 9e corps. Cependant, par-dessous, faire glisser d'ouest en est des poutres de soutien, empruntées à ses troupes de gauche de façon à caler d'abord la courbe qui a fléchi, ensuite le toit au fur et à mesure des besoins. Ainsi le massif sauvé sauvera progressivement la plaine."

 

Manœuvre de Foch sur la poche de Fère.

 

"A la 17e division (général Moussy), le reste de la nuit du 7 au 8 avait été calme quand, à 4 h. 30, on est surpris par l'afflux, dans les lignes de la 17e division, d'éléments de troupes du 11e corps battant en retraite et venant de la direction de Morains-le-Petit. La 52e division de réserve, qui était sur le flanc droit de la 17e division, suit même le mouvement de recul et le général Moussy est obligé de le suivre à son tour.

Le général Dubois, averti à son quartier général de Saint-Loup, donne l'ordre de s'arrêter partout, de se retrancher, la face tournée vers l'ennemi venant du nord-est et il fait tonner son artillerie. Ces premières précautions une fois prises, il avertit le commandant de l'armée, général Foch, et prend ses ordres. Il est 7 h. 30. C'est à partir de ce moment que Foch, déployant les qualités supérieures que l'avenir devait mettre en si belle lumière, commence la manœuvre qui, finalement, aura raison de l'ennemi. Tandis que celui-ci s'élance impétueusement et fait une poche au sud de Fère-Champenoise, il monte l'offensive de flanc qui percera la poche par le côté ouest. Combien de fois retrouverons-nous cette même manœuvre ! Et les généraux allemands s'y laisseront toujours prendre !...

Foch ordonne donc de maintenir l'ennemi à tout prix par une vigoureuse résistance et de ne plus rompre, quoi qu'il en coûte. Il ordonne au 11e corps et au 9e corps de se lier le plus vite possible vers Fère-Champenoise, de manière à entreprendre une action destinée à rejeter l'ennemi sur Morains-le-Petit et Écury-le-Repos.

Sous les ordres du général Battesti, Dubois groupe à 8 heures la 52e division et, en plus, les troupes disponibles de la l7e division, 1re brigade et 1er groupe d'artillerie divisionnaire. C'est une masse de 15 à 20 000 hommes, " attaque monstre ", écrit sur son carnet le général Moussy ; elle va tomber sur le flanc de l'offensive allemande engagée au sud de Fère-Champenoise.

Le général Dubois, sur l'ordre de Foch, rappelle de l'ouest le 77e prêté au général Humbert. Il ordonne à ce régiment de tenir à tout prix Broussy-le-Petit et Saint-Prix et il se porte lui-même à Linthes.

Cependant, l'ennemi est arrêté par une magnifique résistance du 114e (18e division) à la cote 136, au nord d'OEuvy. L'ennemi est en flèche et il s'épuise . C'est le moment.

La 17e division (Moussy), couverte à Bannes et à Broussy-le-Grand, est solidement installée sur les pentes est du Mont-Août et à la ferme Sainte-Sophie. La ligne est bien tenue : les flancs sont protégés. En avant !

L'ordre de l'attaque générale est donné par le général Foch à 15 h. 30 avec toutes les forces disponibles du 9e, du 11e corps, de la 52e division, en direction de Fère-Champenoise ... En direction de Fère-Champenoise, c'est-à-dire eu plein flanc de l'offensive ennemie.

L'attaque est préparée par le tir à toute volée de quinze batteries d'artillerie installées à la ferme Sainte-Sophie-Mont-Août. Cette canonnade furieuse ébranle l'ennemi.

La préparation à peine achevée, deux régiments de la 52e division, partant de Puits, s'élancent sur Fère-Champenoise par le nord, tandis que plusieurs bataillons disponibles de la l7e division attaquent droit à l'est. Des éléments du 11e corps attaquent Fère par le sud. L'offensive ennemie est prise par la racine. Les unités, en se prêtant la main, avancent lentement, mais elles avancent partout. A 18 heures, un groupe de notre artillerie était à cent mètres de la gare de Fère, au nord de la ville, et son tir prenait en écharpe, sur toute la route au sud de Fère, les troupes saxonnes prises, d'autre part, de dos et de flanc.

A la même heure, l'attaque allemande sur Gourgançon-Salon qui, un moment, avait paru sur le point d'aboutir, est enrayée. Le 11e corps, soutenu par l'idée d'une manœuvre si claire que tout le monde la comprend, a contribué de toutes ses forces à ce résultat considérable. Avant la fin de la journée, appuyé par la division de cavalerie de l'Espée avec sa brigade de cuirassiers (colonel de Cugnac), il est parvenu à réoccuper les hauteurs au nord d'OEuvy, c'est-à-dire qu'il est, lui aussi, aux portes de Fère. La nuit tombe. Le premier élan a réussi; il se développera le lendemain.

A la fin de cette dure journée du 8, les divisions bivouaquent aux approches de Fère, dans les conditions suivantes - la 21e division à Corroy-la-Colombière; la 18e division à Gourgançon-OEuvy; la 22e division à Semoine; la 60e division de réserve à Montépreux-Semoine.

Cela veut dire que l'ennemi n'a pas percé, que Salon en sauvé, que la trouée de Mailly reste indemne, affranchie de tout péril et que la poche est en train de se fermer. Nous dirons comment, au même moment, la trouée était défendue par l'armée Langle de Cary appuyant la 9e division de cavalerie par l'est.

Cependant que l'attention et les efforts de tous étaient retenus, à la 9e armée, sur cette partie si émouvante de la bataille, le 9e corps avait à subir un non moins terrible assaut, à sa gauche, sur la route n° 51, où les choses avaient paru prendre une tournure si favorable, le matin.

La situation était restée assez bonne jusqu'à 14 heures. Mais, au moment où la division marocaine se prépare à appuyer la 42e division, tentant de franchir le Petit Morin à Saint-Prix, une violente canonnade la prend à partie sur le front Broussy-le-Petit, Mesnil-Broussy, Reuves et Oyes, et, tout à coup, voici que débouche sur Broussy-le-Petit une attaque puissante. Elle balaye le bataillon occupant le village, et se rend maîtresse ainsi de la route passant au milieu des marais. Elle s'engage sur cette route, tandis que nos troupes, ébranlées par la canonnade, cèdent pied à pied, et, finalement, elle débouche au sud des marais de Saint-Gond et se trouve en terrain sec au delà de Mesnil-Broussy. Les positions que nous avions reprises avec tant de peine au nord des marais sont abandonnées. Le Mont-Août, qui est le point de résistance dominant les marais, est perdu.

La brigade Blondlat n'a pu que se maintenir sur les pentes de la croupe d'Allemant. Au sud des marais, Reuves tombait vers 5 heures. Les villages étaient pris et repris plusieurs fois dans des combats meurtriers, à la baïonnette. Le recul se répercute sur le flanc gauche ; les troupes se replient en combattant sur Montgivroux-Mondement-lisières du bois de Saint-Gond. Du moins elles s'y cramponnent (régiments Fellert et Cros) et y demeurent, quoique un peu en flèche...

Voici donc que le succès de la matinée est annulé. La division marocaine, diminuée du 77e, est dans une situation des plus critiques. La 42e division, lancée en avant jusqu'au talus de Saint-Prix, se trouve maintenant dangereusement découverte sur son flanc droit, et le 10e corps lui-même, qui continue sa manœuvre au nord du Petit Morin, peut se trouver en grand péril. Est-ce que la manœuvre par la 5e armée se serait découverte trop tôt ? Nous ne sommes pas encore à Montmirail, et notre front plie à la fois à la route n° 51 et à la route n° 77. L'offensive de Bülow aura-t-elle le dernier mot?

Il faut parer à gauche comme on a paré à droite, tamponner en attendant de contre-attaquer. L'ennemi suspend d'ailleurs, à la nuit, sa progression et on constate que, profitant de l'obscurité, il a dû reformer ses lignes un peu plus en arrière, sur Soizy-aux-Bois. Vers 20 heures, les attaques sont arrêtées sur tout le front. Les troupes bivouaquent sur leurs positions et s'y retranchent.

Pourquoi ces dispositions prudentes de l'ennemi après une tentative si brutale et qui, en somme, a réussi ? Se serait-il passé quelque chose ?

Dans son ensemble, la journée a été terrible. Alternatives tragiques. L'ennemi peut se croire vainqueur. Il a crevé notre défense à Fère; il a crevé notre défense à la cote de Montgivroux-Mondement; il a débouché au sud de ces marais, la plus forte position défensive de notre front. Partout la 9e armée est en recul. La Garde est entrée à plein corps dans nos lignes et a tout fait plier devant elle.

Cependant Foch n'a pas été ébranlé une minute. Le soir, il télégraphiera au général Joffre l'admirable confiance dont il déborde : " Mon centre cède; mon aile droite plie. Situation excellente. J'attaque demain. "

Et déjà, il a monté sa manœuvre tandis que, sur une plus large envergure encore, Joffre montait la sienne. Battesti a attaqué dans la poche et est arrivé déjà aux portes de Fère. D'autre part, Franchet d'Esperey a progressé à gauche et il atteint le plateau de Vauchamps; Montmirail succombe. Sur les deux points, la manœuvre de flanc non prévue par l'ennemi va décider de son sort. La nuit tombe; mais c'est à l'ouest que se lève le succès."

 

La bataille de Fère-Champenoise vue du camp allemand.

 

 

LA BATAILLE DE RUPTURE A FERE-CHAMPENOISE

 

"Telle fut cette journée du 8, vue du camp français. Mais comment les mêmes choses apparaissaient-elles vues du camp allemand ? Pourquoi cette incertitude et cette hésitation à exploiter les succès si sensibles dès la soirée du même jour ?

Les choses s'expliquent à un double point de vue, par des raisons d'ordre stratégique connues des seuls états-majors et par l'état d'épuisement et presque de découragement où se trouvait la troupe alors qu'on lui imposait, sans trêve ni repos, des efforts et des sacrifices vraiment surhumains.

Les considérations stratégiques sont exposées très clairement dans le mémoire du général Baumgarten-Crusius. Au milieu de la journée du 8, exactement à 1 h. 30, on se félicitait vivement à l'état-major du général von Hausen de la belle tournure que prenaient les événements : quelle heureuse idée que cette attaque par surprise; tout avait plié devant elle; rien ne résistait an furor teutonicus des Saxons. On prenait des dispositions pour pousser la marche en avant et l'on n'était pas loin de penser que l'on coucherait, le soir, à Arcis-sur-Aube.

Or, à cet instant même, arriva au quartier général de la IIIe armée, à Châlons, une communication émanant du général von Bülow, demandant instamment de l'aide parce que l'ennemi menaçait d'encerclement l'aile droite de la IIe armée et qu'on n'avait plus aucune réserve. Rien n'est plus clair. L'avance du général Franchet d'Esperey, unie à la 42e division entre Montmirail et la route n° 51, se faisait sentir à droite de la IIe armée. Bülow constatait que sa ligne craquait de le Thoult à Soizy-aux-Bois; ses troupes reculaient sur Vauchamps-Champaubert. Craignant d'être tourné, ce général prudentissime avait déjà pris ses précautions et nous savons que " ses convois avaient les attelages tournés vers le nord ". Il suppliait donc von Hausen de venir à son aide.

Von Hausen, qui avait été mis à contribution la veille, se fit un peu tirer l'oreille. Cependant, il donna l'ordre à son lieutenant de droite, von Kirchbach, " d'essayer de conserver la jonction avec la IIe armée par une légère inclinaison vers l'ouest ". Von Kirchbach suspendit momentanément son offensive sur OEuvy-Gourgançon (donc, premier effet indiscutable de la manœuvre d'orientation vers l'est). Mais, comme il recevait, au même moment, la 24e division de réserve qui, ainsi que nous l'avons dit, arrivait du Mesnil, à marches forcées, il pensa qu'il pourrait encore reprendre l'offensive vers le sud à la fin de la journée. Mais déjà la 9e division de cavalerie française, attaquant au sud-est de Sommesous, donnait de l'inquiétude à von Kirchbach : il voyait se dessiner la double contre-attaque française. Au lieu d'attaquer lui-même, il en était à se défendre. Comme Foch l'avait prévu, le simple fait de reprendre l'initiative ébranlait le moral de l'adversaire.'

Les choses se compliquent encore. A 3 h. 40 de l'après-midi, Bülow donne l'ordre à la 2e division de la Garde de laisser von Hausen se tirer d'affaire tout seul. Bülow vient, en effet, à 11 h. 45 de rendre compte à Moltke que " l'ennemi cherche à envelopper la droite de la IIe armée, " et il s'est écrié : " Je n'ai plus de réserves. " Toujours l'effet de la manœuvre française sur Vauchamps-Champaubert. Mais ce qui devient tout à fait pénible pour von Bülow et von Hausen, c'est que la 2e division de la Garde, sa tête à Fère, son gros à Normée, ne peut même pas se libérer de l'étreinte française et qu'elle reste " accrochée " jusqu'au soir, luttant " avec acharnement ".

Ainsi cette fameuse offensive allemande, à travers les marais de Saint-Gond, qui est interprétée un moment, même dans le camp français, comme un succès décisif des Allemands, tourne on ne peut plus mal, au dire des chefs allemands eux-mêmes. Nous voyons à quel point Foch avait vu juste.

Finalement, tout ce que purent faire von Hausen et von Kirchbach, en gardant à leur disposition la 2e division de la Garde, fut de parer, tant bien que mal, à la contre-offensive française de la fin de la journée et de se retrancher autour de Fère-Champenoise. On avait reçu maintenant le renfort de la 24e division de réserve : on l'emploierait à remplacer la division de la Garde si Bülow rappelait décidément celle-ci.

Bülow était au désespoir. Cette 2e division de la Garde lui avait manqué précisément pour l'assaut final sur la route n° 51 projeté pour l'après-midi du 8 et qui, avec des ressources insuffisantes, s'était vite épuisé. D'où cette hésitation et ce mouvement de recul qui avaient été constatés, même du camp français, à la fin de la journée du 8.

Ne cherchons pas d'autres explications et éclaircissements : nous avons l'aveu du général allemand lui-même. Bülow écrit dans son mémoire justificatif :

 

" Bien que la bataille eût fait de nouveaux progrès devant le centre et l'aile gauche, le 8 septembre, la IIe armée ne pouvait enregistrer encore un succès décisif. L'aile droite non soutenue (13e division et Xe corps de réserve) dut, au contraire, pour ne pas être encerclée, se replier le soir et fut ramenée jusque sur la ligne Margny-le Thoult. "

 

Sur la ligne Margny-le Thoult ! C'est donc bien l'effet de la manœuvre de Franchet d'Esperey. Le 8, au soir, l'aile droite de Bülow commençait à se trouver en péril d'encerclement.

Ainsi, double résultat de la manœuvre prescrite par le haut commandement et exécutée par Foch et Franchet d'Esperey : la trouée de Mailly était sauvée en même temps que la route n° 51 était dégagée. La dramatique journée du 8 se terminait aux marais de Saint-Gond sur un double succès qui, comme il arrive si fréquemment à la guerre, s'ignorait encore lui-même.

Aurions-nous le moindre doute sur ce sentiment de la défaite s'imposant aux armées allemandes dès la soirée du 8 que les carnets de route des soldats et des officiers nous apporteraient des preuves sans nombre et toutes concordantes : les uns ont déjà reçu l'ordre de la retraite, et les autres, épuisés par des efforts et des privations inouïes, le pressentent et l'attendent comme la seule chance de salut.

Le capitaine Arthur Kutscher, du Xe corps de réserve, écrit :

 

" Tandis qu'hier on nous disait : " En arrière ! " aujourd'hui mardi, on nous dit : " Restez ! " Pendant la journée, impossible de songer à manger; on peut à peine lever la tête. Les minutes s'écoulent lentement. Reprise d'un feu infernal. On reste étendu toute la journée; impossible de se relever... Notre seule nourriture, à la nuit, ce sont les fruits que nous faisons tomber des arbres. Nous apprenons que le colonel et la plupart des officiers ont été tués ou blessés. A une heure de la nuit, un mouvement dans la troupe. Ordre : " Nous nous retirons ! ". Sur la grande route, les unités se rassemblent aussi bien que possible dans la hâte. Nous prenons la direction de Vauchamps. "

 

Un mitrailleur du même corps trace cette dernière ligne que l'on trouve sur son carnet :

 

"Il ne paraît pourtant pas que l'on arrive si vite à Paris ! "

 

Au corps de la Garde, les pertes sont immenses. Dans le 1er bataillon du 1er régiment, au dire d'un officier fait prisonnier à Reims, il n'y a plus un seul officier.

A l'armée saxonne, l'impression est un peu différente sur le sens de la journée. Un moment, comme nous l'avons indiqué, on pouvait croire à la victoire. Mais, sur la grandeur des pertes et sur les dernières heures de la soirée, " l'officier saxon " du XIIe corps ne se fait aucune illusion.

 

" 8 septembre. - Nous marchons à l'attaque de l'ennemi remarquablement retranché et cela bien que son artillerie ne soit nullement ébranlée. Le soleil commence à rayer le ciel de grandes bandes sanglantes et ,éclaire, avec la lueur de Lenharrée en flammes, la retraite de l'ennemi cette fois définitivement battu ... Le combat pour l'enlèvement du village aurait été effroyable. Déjà nos gens y étaient entrés une première fois, mais en avaient été rejetés ensuite avec de grandes pertes. Le 3e bataillon du 178e a fait, au sortir du bois, une attaque de flanc à la baïonnette qui a décidé de l'affaire. On a pris deux batteries qui nous avaient si terriblement bombardés. Dans la marche en avant, on a pu voir que, des deux côtés, les pertes sont tout à fait énormes. Cette décision a exigé des sacrifices terribles. D'après les médecins, le 178e a environ 1700 grands blessés, sans compter les morts. Mais aussi, c'était un véritable enfer ! D'officiers, il n'y en avait presque plus... A la fin de la journée, combat en retraite à travers le champ de tir des Français (C'était l'explication que l'on donnait à la troupe pour pallier l'effet de la supériorité du tir de l'artillerie française). Il faut enlever les positions une à une. Bivouac près de Connantray. "

 

Et c'était pour arriver à ce résultat négatif, de si effroyables tueries !

Un dernier témoignage, emprunté à une unité qui combat plus à l'est, vers Sompuis :

 

" La compagnie était demeurée pendant des heures sous un terrible feu d'obus et de shrapnells. Bien des camarades y étaient restés... Ce jour-là l'impression, aussi bien chez les officiers que dans la troupe, était excessivement déprimée, car, bien que les Français eussent été rejetés, la vainqueurs n'avaient cependant pas pu tenir la position conquise. Le bataillon était très diminué tant à cause des pertes, qu'à cause des hommes qui avaient quitté les rangs et s'étaient dispersés. "

 

Certes, de telles armées sont à bout. Si les chefs n'ordonnent pas la retraite, elle se fera d'elle-même."

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