LA DRAMATIQUE JOURNEE DU 8 SEPTEMBRE SUR L'OURCQ
Voici donc la bataille de la Marne engagée d'un bout et l'autre du front. La manœuvre de l'Ourcq a " allumé", et de là l'incendie s'est propagé sur la Marne, sur l'Ornain, en Argonne, à Verdun, au Grand-Couronné, sur la Mortagne, sur la Haute-Moselle. Un immense horizon discontinu de villages qui brûlent détermine la ligne de bataille et le canon explose partout parmi les flammes.
Unité de la bataille de la Marne. Un front de 400 kilomètres.
"Cette extraordinaire et tragique unité d'un champ de bataille de 400 kilomètres, les deux commandements l'avaient-ils prévue et y avaient-ils pourvu ? Telle est, dans l'ordre des hautes conceptions humaines, la question qui se pose maintenant. Une pareille architecture de destruction était-elle due simplement au hasard et au caprice des événements, ou se produisait-elle, de part et d'autre, selon un devis coordonné et une volonté maîtresse d'elle-même et des choses ? Tel est le problème vraiment magistral, celui qui scrute en leur essence la psychologie des chefs et celle des peuples. De part et d'autre, les esprits étaient-ils réellement capables d'une si vaste conception stratégique avec des réalisations tactiques d'une telle envergure ?
Napoléon avait voulu et exécuté des entreprises militaires s'étendant sur d'immenses régions ; mais, en raison des conditions de transport et d'armement, qui étaient celles de son temps, les résultats tactiques s'étaient toujours limités à des batailles couvrant tout au plus quelques dizaines de kilomètres. Même quand il maniait des masses, il finissait toujours par les concentrer sur un étroit espace pour asséner le coup final. Le champ de bataille de Waterloo est une cuvette si resserrée qu'on se demande comment 300 000 hommes purent s'y déployer. La sort du monde se décida pourtant, aux Quatre-Bras, sur un champ de manœuvre où une bataille étranglée en fut vite réduite à la lutte sans espoir du bataillon carré.
Or, voici maintenant un Austerlitz de 300 kilomètres. Six grandes batailles se livrent en même temps. Et elles ne sont pas cantonnées, je veux dire que les troupes engagées ne sont pas enfermées dans telle ou telle partie du champ de bataille comme dans un champ clos ; elles sont absolument et étroitement solidaires; elles se propagent en quelque sorte d'un point à un autre, avec des allées et retours, des copénétrations, des endosmoses qui les groupent et regroupent en une constante unité. Une méthode nouvelle, introduite par les généraux français, fait que les corps d'armée arrachés à l'un des fronts, en pleine bataille, vont servir un autre front, parfois à des distances considérables, que ces troupes, sans cesser de se battre, sont considérées comme réserves éventuelles, de telle sorte que selon la décision du chef et le travail des lignes intérieures, la bataille se nourrit elle-même et s'entretient de sa propre substance d'une façon si surprenante que ce sont ces apports constants et commandés, faisant fonction de renforts, qui finiront par produire " l'événement " et décider du succès.
Tout cela : plan à large envergure, coordination des efforts, solidarité de toutes les parties du champ de bataille, utilisation des réserves combattantes, manœuvre ininterrompue sur les lignes intérieures, tout cela était-il une production de l'art militaire ? L'esprit humain brossait-il cette fresque magnifique et sanglante en pleine conscience du dessin et avec une vue claire de l'objet qu'il se proposait ?
A cette question, il faut répondre oui tout de suite. De part et d'autre, les états-majors avaient abordé en connaissance de cause ces péripéties probables. Dans le camp français, comme dans le camp allemand, l'effort intellectuel et l'entraînement technique étaient à la hauteur de telles conceptions et de telles réalisations. La guerre de Mandchourie, la récente guerre des Balkans avaient ouvert les yeux sur les nouvelles formes probables et sur les proportions éventuelles des guerres futures, De part et d'autre, on avait compris la leçon. L'un des maîtres de l'Ecole française avait dit (pour tout résumer en quelques lignes ) : " L'attaque décisive, tel est l'argument suprême de la bataille moderne, lutte de nations combattant pour leur existence, leur indépendance ou quelque intérêt moins noble, combattant en tout cas avec tous leurs moyens, avec toutes leurs passions ; masses d'hommes et de passions qu'il s'agit par suite d'ébranler et de renverser. " Et ailleurs : " Une attaque entreprise doit être poussée à fond ; la défense doit être soutenue avec la dernière énergie. Ce sont là les deux principes inscrits en tête de la tactique moderne (F. FOCH, Des Principes de la Guerre.). "
La doctrine était prête; restaient les applications sur le terrain. La première de ces applications (qui, en se développant, devint immédiatement, pour tout le monde, une révélation et un enseignement) fut l'immense Bataille des Frontières avec ses trois actes liés : 1° engagements préliminaires de Belgique-Ardennes-Lorraine; 2° retraite stratégique au sud de Paris; 3° reprise sur la Marne
Cette bataille apprit la guerre vraie, et non plus seulement la guerre de doctrine, aux deux adversaires; elle mesura leurs forces et leur capacité; elle mit aux prises non seulement des systèmes, mais des tempéraments : peuples contre peuples, chefs contre chefs, les cœurs et les esprits s'enlacèrent dans une étreinte terrible et, bientôt, au cours même de la bataille, un sentiment de la valeur réciproque naissant de la lutte affirma l'ascendant. Ce coup de foudre, cette illumination soudaine éclate dans la poussière des combats et condense en actes réfléchis les instincts aveugles; il fait apparaître, soudain, les choses telles qu'elles sont et, finalement, détermine la confiance valeureuse des uns, le découragement obscur et la sourde panique des autres: c'est pourquoi nous sommes obligés de lever les yeux en pleine bataille de la Marne, pour essayer de découvrir ses premières lueurs dans le ciel chargé de nuages, avant même qu'elles les aient déchirés."
Situation générale dans la nuit du 7 au 8.
"Dès maintenant, il est possible de marquer cette oscillation des âmes qui, alternant de l'un à l'autre camp, commence à faire pencher la balance. De part et d'autre, on avait certainement la capacité de ces grandes choses. Mais, dans le camp allemand, cette capacité se montre orgueilleuse, pédantesque, brutale et confuse, tandis que dans le camp français, elle apparaît raisonnable, sensée, pondérée, pleine de tact et du discernement. A y bien réfléchir, on voit en présence, dès la première grande bataille, la psychologie des deux peuples.
Nous avons dit comment le haut commandement allemand substitue les projets aux projets et, finalement, comment, étant mal parti, on avait mal marché et on arrivait au but en ordre dispersé, En outre, le grand état-major allemand a mésestimé son adversaire. Il a considéré celui-ci comme battu dès les premières rencontres, il a cru qu'il fuyait alors qu'il manœuvrait. Des troupes gavées de gloriole et d'illusions, mais mal ravitaillées, sans convois et sans resserves, sont poussés dans une course à mort qui les épuise avant même qu'elles aient atteint le lieu du combat. Même dans l'ordre technique, tout cela est d'une frappante infériorité. Ne parlons pas de ce quelque chose de supérieur intellectuellement et de divin (selon le mot du maréchal de Saxe) qu'exige la conduite de la guerre.
Que se passe-t-il, cependant, dans le camp français ? Les grandes offensives du début ont échoué. L'enthousiasme du début est tombé de même. Mais le solide caractère d'un Joffre ne s'est pas laissé démonter; c'est l'heure au contraire, où il trouve en lui-même toutes ses ressources. Sans hésiter, sans tâtonner, il prend la résolution simple et vigoureuse de la retraite générale avec contre-offensives en coups de boutoir, et il l'ordonne sur tout le front. Tout le monde obéit. Il entame la force allemande à Proyart, à Guise et sur la Meuse, amène ses troupes entre Marne et Seine, les cale au sud du la plaine catalaunique, prépare la double piège du camp retranché de Paris et du camp retranché de Verdun, attire l'ennemi au débouché de la plaine sur les premiers gradins des collines où il s'est établi lui-même et il l'attaque inopinément quand toutes ses armées sont en ligne et prêtes.
Engagée depuis le 5 à midi sur l'Ourcq, depuis le 6 au matin sur tout le reste du front, la bataille ne présente encore, le 7 au soir, que des résultats extrêmement confus et douteux. Maunoury a gagné du terrain, mais il sent qu'il se heurte à quelque chose de prodigieusement fort et d'inconnu pour lui. L'armée britannique n'a marché qu'en hésitant, empêtrée dans le rideau des deux corps de cavalerie tendu devant elle. Franchet d'Esperey a été arrêté une journée entière devant Esternay; maintenant, il est vrai il sent le champ libre devant lui en direction de Montmirail, mais, à la route 51, son 10e corps, déjà très en flèche, ne peut plus faire un pas sans que la 42e division ait franchi la chenille de la Grande-Garenne. Foch est pris à sa gauche (route 51) et à sa droite (route 77). Certainement, les choses se sont améliorées à la fin de la journée du 7 : mais, il s'en faut, ce n'est pas la victoire. Langle de Cary, après avoir sauvé, avec la division de l'Espée, la fissure vers Arcis-sur-Aube, ne s'est nullement dégagé. A droite, son 2e corps ce dans une mauvaise position aux approches de la trouée de Revigny. Quant à Sarrail, il tient bon, il garde ses communications avec Verdun, mais il doit être bien inquiet de ce qui se passe précisément à sa liaison avec Langle de Cary, à la trouée de Revigny.
Tout cela se totalise dans la pensée du général Joffre en cette nuit du 7 au 8, et il est facile de deviner ce qui se remue dans cet esprit forme, dans cette volonté sereine : la manœuvre de l'Ourcq n'a pas encore réussi sur le terrain même où elle est engagée, mais elle a porté coup sur l'ensemble.
Von Kluck, ayant repassé la Marne, tient tête à Maunoury; mais il s'est découvert lui-même et il a découvert Bülow. Et celui-ci, tout en s'épuisant en de terribles attaques sur les marais de Saint-Gond, commence à plier. La ligne allemande a fléchi d'Esternay à Montmirail. Ici, la victoire se prononce. Il reste des points obscurs et peut-être dangereux au fur et à mesure que l'on avance vers l'est : le péril n'est pas conjuré à la route 51 ; il l'est moins encore à la trouée de Mailly, et moins encore, peut-être, à la trouée de Revigny. Mais Joffre se dit qu'il a paré précisément là où le doute en apparence subsiste et où l'ennemi peut croire encore à la possibilité d'un succès : au secours de Maunoury, il a porté son 4e corps qui n'a pas encore donné; au secours de Foch, sur la route 77, il a amené sa 18e division et son 21e corps qui n'ont pas encore donné; au secours de Sarrail, à la trouée de Revigny, il amène son 15e corps qui va intervenir à l'heure critique. Il est vrai, qu'à la route 51 (Grande-Garenne), sa 42e division est un peu à court; mais Franchet d'Esperey est déjà dégagé sur sa gauche et Joffre voit poindre l'heure où il assénera le coup final, en portant à droite son vaillant 10e corps, en dégageant Grossetti et en lui faisant jouer le rôle de deux ex machina en pleins marais de Saint-Gond.
Malgré que ces heures de la nuit semblent encore sombres, le grand chef les aborde donc avec une lumière dans l'esprit et une sorte d'alacrité dans le cœur et, de lui, ce sentiment se répand jusqu'au plus humble de ses soldats. Personne ne pourrait dire pourquoi, mais partout on commence à humer un air de victoire. N'exagérons pas le mystère : les " renseignements " qui, du grand quartier général, sont adressés aux troupes, annoncent que l'ennemi se replie, et, même sous les rafales du canon, le soldat constate bien, qu'en plus d'un point, il gagne du terrain et que l'ennemi recule devant lui. Il n'est pas un soldat qui n'ait en sa giberne, à cette heure unique, une ample provision de confiance. " Si vous lui dites que Joffre n'a pas su attirer l'ennemi dans un piège, il lève les épaules et vous traite d'imbécile. " (Planhol.)
Combien les sentiments sont autres dans le camp allemand ! Ici, du haut en bas de l'échelle les impondérables jouent en sens contraire. D'abord, quel peut être l'état d'esprit d'un von Moltke, dans la nuit du 7 au 8 ? Il est facile de le deviner. La contre-offensive de Joffre l'a surpris, il n'y a cru et ne l'a annoncée à ses lieutenants que le 7 dans l'après-midi; la manœuvre de l'Ourcq l'a pris au dépourvu ; et, pour un chef, cela est grave ; car avec les masses modernes, les évolutions sur le terrain sont d'une difficulté inouïe. L'insubordination de von Kluck lui fait mâcher de l'absinthe : de ce fait, sa propre manœuvre est en bas; pourvu que l'on ne soit pas coupé maintenant du côté de Paris ! Von Kluck, il est vrai, tient tête ; mais il a découvert Bülow. Bülow attaque, mais il n'a plus de réserves. Hausen attaque, mais il n'attend plus qu'une seule division ; Wurtemberg et le kronprinz sont pleins d'ardeur, mais ils n'ont pas gagné 10 kilomètres après un effort inouï et ils en auraient 80 à accomplir pour atteindre l'objectif qui leur est fixé... Se battre, se battre, se battre, pour gagner ne fût-ce que sur un point, tout l'espoir est là. Sinon, il faut songer à la retraite. Si l'on s'attarde, la défaite peut tourner à la catastrophe. Déjà, l'on a averti l'empereur de ne pas venir coucher à Châlons-sur-Marne. A cette minute critique, le haut commandement allemand en est visiblement à se demander quelle sera l'heure la plus opportune pour s'avouer à soi-même qu'on est battu et agir en conséquence.
Et les nouvelles qui viennent de l'est ! La VIIe armée a dû abandonner la Mortagne, la VIe armée va être obligée de renoncer à la sanglante offensive sur le Grand-Couronné ! Partout le front craque ; on ne peut espérer le salut (plus question de victoire) que d'un hasard favorable et de ce que l'on appelle encore la " supériorité " du soldat allemand.
Ce sentiment trouble et amer qui commence à emplir le cœur du grand chef, pense-t-on qu'il n'a pas déjà gagné, autour de lui, ses immédiats subordonnés ? Ils savent, tout, et, si discrets qu'on les suppose, ils portent sur le visage des stigmates de la peine, de la mortification, du labeur anxieux. Rien qu'à les regarder, l'inquiétude vous gagne,
Et puis, les commandants et les états-majors des armées ont reçu des ordres. Ces ordres ne sont pas encourageants. Pis, ils sont contradictoires. Ceux qui réfléchissent ont facilement percé l'attrape-nigaud qu'est la prétendue " marche sur Paris ". En réalité, c'est la retraite. On a fait 70 kilomètres en avant, on refait ces mêmes 70 kilomètres en arrière ; on repasse par les mêmes lieux ; c'est la retraite. Et, des états-majors aux officiers de troupe, des officiers de troupe aux soldats, les figures vont s'allongeant par fatigue, tourment, trouble général, sentiment de la peine perdue, confusion dans les esprits et dans les rangs. Il suffit de rappeler les textes des carnets de route. Ne se résument-ils pas en un seul mot ? " Nous n'en pouvons plus ! "
Comment supposer que la troupe ne voit pas, ne comprend pas ? Quand elle trouve une lutte sans merci au lieu du repos et de la bombance qu'on lui avait promis après des marches épuisantes, quand elle patauge dans les marais de Saint-Gond ou s'empêtre dans les craies et les sapinières de Champagne au lieu de cette entrée solennelle dans Paris, tant prônée, quand elle a subi pendant quarante-huit heures les rafales du 75 et de l'artillerie lourde et qu'elle en a constaté les effets, quand elle a vu ce soldat français, qu'on lui disait en fuite, tenir tête et disputer avec acharnement la moindre motte de terrain, quand les ordres qui lui arrivent respirent l'incertitude, la confusion et la répandent dans les états-majors, dans les convois et jusque sur le front, quand on lui dit d'attaquer encore, d'attaquer toujours alors que ses rangs sont décimés, ses caissons vides et qu'elle n'en peut plus, elle aussi a compris ; et elle comprend de minute en minute quand elle sent le dur carcan de la discipline s'appesantir sur elle. On veut encore sa chair, son sang, sa vie, elle les donne ; mais son cœur, elle ne le donne plus ; elle se battra puisqu'il faut se battre : mais elle sent la panique sourdre en elle quand l'aube de la journée du 8 commence à éclairer l'immense champ de bataille où les deux adversaires, sur la terre sanglante, se lèvent d'un élan et d'un cœur si différents."
Reprise sur l'Ourcq, le 8 septembre.
"Maintenant que nous avons sous les yeux l'ensemble de la bataille depuis Nanteuil-le-Haudoin jusqu'à Nancy et que nous sentons a quel point toutes les parties sont solidaires, nous pouvons nous élever au-dessus des particularités et des contingences secondaires et suivre les caractères stratégiques de la grande lutte engagée et conduite par les deux volontés adverses. Il ne s'agit plus de savoir seulement ce qui peut être tenté sur tel ou tel point, mais bien ce que l'une ou l'autre armée doit accomplir un vue de l'issue finale. Von Kluck vaincu, disgracié et mécontent, a bourré les journaux allemands d'interviews pour expliquer qu'il était vainqueur dans le secteur qu'il commandait, et il a consacré à cette thèse, perdue comme la bataille elle-même, son volume : la Marche sur Paris. Le kronprinz et les autres chefs allemands expliquent et s'expliquent à qui mieux mieux ; ils se rejettent, les uns sur les autres, la responsabilité de cette défaite capitale qui a entraîné toutes les autres... La question n'est pas là pour l'histoire. Il s'agit de savoir comment la bataille a été perdue tout entière, puisque, incontestablement, la formidable armée allemande a été battue d'un bout à l'autre du front.
Si, par contre, nous considérons le point de vue français, il faut prendre garde aussi de nous en laisser imposer par des polémiques qui, s'inspirant de considérations particulières, prétendent subordonner l'ensemble de la manœuvre et de la bataille à tel ou tel incident. En fait, la lutte est engagée avec la même intensité et les mêmes alternatives périlleuses de Paris jusqu'aux Vosges. Et il n'y a, de toute évidence, que le haut commandement qui ait connaissance de tout ce qui se passe et qui soit en mesure de tout ordonner simultanément. On concède que, puisque le général en chef eût été " le vaincu de la Marne " s'il n'eût pas été " le vainqueur de la Marne ", ce dernier titre ne peut lui être refusé : rien de plus. Mais est-il conforme à la vérité et à la justice de le renfermer ainsi dans une attitude passive ? Une telle résignation fataliste fut-elle sa seule et unique force ? En fait, nous le voyons agir sans interruption et avec une vigueur constante dans le même sens depuis le début de la manœuvre jusqu'à la fin de la bataille. Certainement, il écoute ses lieutenants ; il les interroge ; il tient compte de leurs avis ; mais, lui seul décide, seul il commande. Il a eu la continuelle vigilance qu'exige une si prodigieuse étreinte des corps et des âmes. A toutes les minutes du drame, il déploie l'esprit de création et d'adaptation avec l'autorité nécessaire pour profiter des circonstances et obtenir, en chaque point, les succès particuliers qui finiront par se totaliser dans le succès général. Personne que lui ne pouvait faire cela, - et il l'a fait.
La manœuvre de, l'Ourcq, conçue par le commandement français, reste toujours le moteur initial et principal de la bataille de la Marne; mais son caractère se transforme par suite de l'initiative adverse. Une bataille n'est pas un théorème géométrique : le cerveau qui l'a montée n'en peut arranger d'avance toutes les combinaisons. Sur le terrain, la volonté de l'ennemi saisit la conception initiale, la déchire, la retourne, la renverse, s'il le peut, à son profit : il essaye de la faire sienne et son courage, sa violence, son audace dominent, parfois, le calcul le plus habile et le plus ingénieux. Et nous ne parlons pas de l'intervention du hasard toute l'incertitude et l'instabilité des choses humaine, se rue, en quelque sorte, sur la pensée originaire, comme pour mettre à l'épreuve la valeur du chef qui poursuit l'exécution de son dessein et cherche à le réaliser.
A l'origine, la manœuvre de l'Ourcq visait à saisir les communications de von Kluck, que l'on supposait prêt à continuer son mouvement au sud de la Marne ; l'objectif donné à l'armée Maunoury n'est pas seulement l'Ourcq, c'est Château-Thierry, c'est-à-dire la Marne. Mais la bataille s'est engagée, dès le 5 après midi, au cours d'une opération commandée comme un simple déploiement. Au lieu de prendre le IVe corps de réserve et la 4e division de cavalerie sur leurs communications, ce qui fût arrivé, si l'on n'eût attaqué que le 6 au matin, on les trouve encore sur la rive droite et ils tiennent le coup héroïquement. Von Kluck, averti, a immédiatement la volonté passionnée de réparer sa faute. Tandis que von Gronau et Linsingen luttent sur le plateau de Trocy et les hauteurs du Multien, ne cédant que pied à pied et, finalement, barrant la route à Maunoury, von Kluck ordonne à ses corps de repasser la Marne en grande hâte, fait un " tête à queue " et se retourne violemment pour sauver ses communications.
Avec la violence qui est dans son caractère, von Kluck ne prend égard à rien. Et c'est pourquoi il met son voisin de gauche, von Bülow, en danger de faire la culbute dans le trou qu'il a creusé si brusquement. De cela peu lui chaut. Indiscipliné dans la manœuvre de retraite comme il fut indiscipliné dans la manœuvre offensive, il n'écoute aucun avertissement. Il passe outre et il verse dans son propre système avec un tel excès qu'il va se mettre lui-même en péril. C'est un point sur lequel on n'a pas suffisamment attiré l'attention : jusqu'ici, la manœuvre de von Kluck lui fait perdre à lui-même la bataille de l'Ourcq au moment où il prétend l'avoir gagnée. Mais il faut reconnaître qu'elle met, d'abord, en grand péril, l'armée Maunoury et c'est, précisément, dans la journée du 8, que ce péril est à son comble."
Ordres, dans le camp allemand, pour la journée du 8.
"Voyons, d'abord, comment les choses doivent apparaître au grand état-major allemand dans cette nuit du 7 au 8. En dépit des conseils de prudence, sans entendre les cris désespérés de son voisin Bülow, von Kluck a donc transporté toute son armée, non seulement au nord de la Marne, mais deux de ses corps jusque dans la région de Nanteuil-le-Haudouin. Bülow se trouve ainsi complètement découvert sur sa droite; il a rappelé à lui les deux corps de cavalerie et a établi, avec son VIIe corps, un crochet défensif de Montmirail à Chézy-sur-Marne : il pivote autour de ce point et laisse ainsi le champ libre devant l'armée britannique et la 5e armée française.
Soulignons, tout de suite, l'effet de cette manœuvre. Le recul de von Kluck ayant découvert le flanc de Bülow, Bülow, en reculant à son tour, découvre, de son côté, le flanc de von Kluck.
Cependant, par sa gauche, Bülow, conformément aux ordres du G. Q. G., fonce vers le sud pour obtenir, en liaison avec von Hausen, la rupture du front de Joffre. Aux marais de Saint-Gond (route 51 et route 77), la bataille est indécise et même, à la route 77 (trouée de Mailly), un certain avantage a été obtenu.
Plus on avance vers l'est, plus le haut commandement allemand trouve des sujets d'encouragement. Wurtemberg a dû fléchir à sa droite (Vitry-le-François), mais il a réussi à sa gauche (Sermaize) et le kronprinz pousse son armée à travers la trouée de Revigny. Il est vrai que la bataille semble accrochée devant le Grand-Couronné de Nancy. Mais il reste encore l'espoir que, si le kronprinz force les passages au sud de l'Argonne, toute la défense française de l'est tombera d'un seul coup.
S'inclinant une fois de plus devant la volonté de son lieutenant von Kluck, Moltke l'a laissé porter ses corps d'armée, rappelés de la Marne, vers l'extrême droite, pour sauver ses communications, le IIIe corps sur Crouy-sur-Ourcq, le IXe corps sur la Ferté-Milon. En plus, la 10e brigade de landwehr, qui descend sur Noyon, reçoit l'ordre de marcher en toute hâte sur Crépy-en-Valois. Considérons attentivement ce mouvement : c'est de là que naîtront les derniers événements de la bataille de la Marne et les premiers incidents de la Course à la mer. Quant à Bülow, selon les propres expressions d'un télégramme d'angoisse qu'il adresse au grand quartier général, " il ne dispose plus que de trois corps d'armée" et " il est engagé dans un combat terrible sur le Petit Morin, secteur Montmirail-Normée ".
" Mes pertes sont considérables ajoute-t-il, et mon flanc se découvre de plus en plus." Von der Marwitz a demandé, à von Kluck s'il faut faire sauter les ponts sur la Marne. Cette IIe armée qui devait frapper le coup décisif n'a plus un bataillon de réserve.
Cependant le haut commandement allemand commence à s'inspirer de l'exemple, que lui a donné le général Joffre. Il songe à puiser dans ses troupes combattantes pour en tirer les réserves chargées d'intervenir aux points qui fléchissent; il se dit, sans doute, dès lors, que son effort dans l'est a échoué ; car, dès le 5 septembre, il a donné l'ordre à von Heeringen, commandant la VIIe armée engagée contre Dubail sur la Mortagne, de se transporter en Belgique avec son état-major, le XVe corps et la 7e division de cavalerie (et l'on prévoyait aussi le départ d'un corps de la VIe armée), afin de constituer une nouvelle force à l'aile droite de l'armée.
L'arrivée prochaine de ces renforts, joints au VIIe corps de réserve que va libérer la prise de Maubeuge, doit peser sur la fin de la bataille de la Marne et, d'ores et déjà, elle autorise le haut commandement allemand à réclamer de ses subordonnés et de leurs troupes un effort surhumain.
Nous voyons alors Bülow raccourcir encore son front de sa propre initiative : sans attendre l'autorisation, il se met à pivoter autour de Montmirail. Mais, par ce simple fait, il découvre davantage encore le flanc de von Kluck, et laisse celui-ci de plus en plus exposé sur la Marne aux coups de l'ennemi. Nous avons dit la situation de von Hausen et ses intentions. Rappelons seulement, d'un mot, sa résolution farouche de foncer sur les batteries françaises à la baïonnette, le 8 au matin. Quant au duc de Wurtemberg et au kronprinz, on leur laisse carte blanche pour continuer une manœuvre qui parait en voie de réussite et dont le succès serait au moins une fiche de consolation.
En ce qui concerne l'est, il n'est pas inutile de faire observer, dès maintenant, que même un succès dans celte région ne pourrait plus avoir de conséquences stratégiques importantes. En effet, le plan de Moltke est déjà à vau-l'eau. Sans parler des difficultés rencontrées par les armées de von Hausen, du duc de Wurtemberg et du kronprinz, à quoi sert-il de pousser les troupes françaises vers le sud, puisque l'armée von Heeringen, qui devait les enserrer sur la Haute-Moselle, a reçu l'ordre d'abandonner la partie ? Il s'agit bien de l'est ! Il s'agit de sauver ce qui peut être sauvé, à l'ouest, c'est-à-dire sur le massif de Seine-et-Marne. C'est pourquoi on peut dire que, dans le camp allemand, on ne se bat plus à ce moment que pour la retraite décidée in petto. Nous partageons entièrement, sur ce point, - mais pour des raisons de portée beaucoup plus générale, car il faut prendre en considération les événements de l'est, - l'opinion d'un très intelligent historien suisse, le colonel Poudret : " La partie semble perdue dès le moment où von Kluck fut obligé, ou se crut obligé de dégarnir aussi complètement la région de Montdauphin au- profit du secteur de l'Ourcq. L'armée Bülow allait se trouver trop exposée pour pouvoir se maintenir. C'est là l'événement capital de la bataille (Revue militaire suisse, décembre 1919, p. 487.)."
ordres du général Joffre pour la journée du 8.
"Et c'est ce désordre existant dans le haut commandement allemand qui fait valoir, par contraste, le calme et la méthode qui, malgré les difficultés d'une heure aussi critique, règnent dans le camp français et dictent les instructions émanant du général Joffre.
Voyons-les donc d'abord, dans leur ensemble, pour mieux comprendre celles qui s'appliquent spécialement à la bataille, de l'Ourcq pour la journée du 8.
Le deuxième bureau a fourni, dans la journée du 7 septembre, au général en chef, un curieux renseignement sur la méthode tactique de von Kluck. " Le général von Kluck, fait-on observer, a commandé, aux manœuvres impériales de 1910, le Ier corps manœuvrant contre le XVIIe (général von Mackensen) : or, sa tactique, couronnée de succès, a été d'amener son adversaire contre une position retranchée, faiblement occupée, le gros du corps d'armée étant groupé derrière la position, puis, en une marche de nuit, de décaler, par un mouvement en tiroir, le gros du corps d'armée, pour le porter ensuite sur le flanc du parti opposé. " " Le mouvement en tiroir ", " la marche de nuit ", " la tentative de se dérober en glissant derrière une position ", tout cela faisait prévoir la manœuvre de l'Ourcq en face de Maunoury. Il était permis de conclure que von Kluck tenterait finalement de se porter sur " le flanc du parti opposé " et qu'il essaierait, tout au moins, de le déborder, Donc, la question des " communications ", si importante pour von Kluck, apparaissait avec raison comme capitale à notre haut commandement. C'est de ce point qu'il part pour prescrire les grandes lignes de la manœuvre dans la journée du 8.
Mais le haut commandement français (pour nous en tenir toujours à la bataille de l'Ourcq) pense aussi à autre chose, à quoi von Kluck n'a pas pensé. Von Kluck a travaillé comme s'il était seul. Il n'a tenu aucun compte de ses liaisons. Joffre, au contraire, y attache une importance extrême. Il sent, dès cette heure, que le sort de la bataille en ce point dépend de la combinaison solidaire, du mouvement avec l'armée britannique et l'armée Franchet d'Esperey. D'ailleurs, son attention a été attirée sur un indice extrêmement frappant, recueilli dès le 7 au soir : c'est la bonne tenue de la droite de Maunoury, débouchant sur Étrépilly : il est permis de tirer de cet indice la conclusion que si von Kluck est fort et même redoutable à la bataille des " communications ", il est plus faible et donne prise à la bataille de " l'articulation ". Donc il ne faut pas négliger celle-ci. Entre von Kluck et von Bülow, il y a un trou qui se crée : si l'on sait l'exploiter, c'est là que l'on battra non seulement von Bülow, mais von Kluck lui-même. La " bataille d'articulation " se livre, finalement, entre Meaux et Varreddes : avec toutes les forces dont on dispose, c'est là qu'il faut frapper.
Mais le plus grand sang-froid est nécessaire pour régler une entreprise si compliquée : car, sur les lieux, on n'a pas eu le temps de débrouiller les faiblesses de l'adversaire; on ne connaît que sa force et l'on est tout à l'urgence de combler les vides et de tenir tête à l'écrasante offensive des corps de von Kluck débouchant d'heure en heure sur le champ de bataille vers Nanteuil-le-Haudouin.
L'instruction générale n°7 a déjà préparé cet ensemble de mouvements. Elle est datée du 7 septembre (15 h. 45) et nous en rappelons les termes, pour la partie concernant la bataille occidentale :
" L'armée allemande semble se replier vers le nord-est devant l'effort combiné des armées alliées de gauche.
Celles-ci doivent suivre l'ennemi avec l'ensemble de leurs forces de manière à conserver toujours la possibilité d'enveloppement de l'aile droite allemande. (Voilà pour les communications.)
La marche s'exécutera donc d'une manière générale dans la direction du nord-est dans un dispositif qui permettra d'engager la bataille si l'ennemi marque un temps d'arrêt, et sans lui laisser le temps de s'organiser solidement (ceci au cas où von Kluck en viendrait immédiatement au système de l'organisation du terrain tel qu'il le tentera un peu plus tard).
A cet effet, la 6e armée gagnera successivement du terrain vers le nord sur la rive droite de l'Ourcq (toujours les communications).
Les forces britanniques chercheront à prendre pied successivement au delà du Petit Morin, Grand Morin et Marne (cet ordre en vue de la bataille d'articulation est complété encore par un ordre adressé à la 5e armée (Franchet d'Esperey) : la 5e armée accentuera le mouvement de son aile gauche, etc.). "
Au cours de la journée du 8, ces ordres à la 6e armée se compléteront par les prévisions suivantes :
ORDRE N° 4261
La 6e armée a pour mission de gagner successivement du terrain vers le nord, sur la rive droite de l'Ourcq; le général Maunoury aura avantage à retirer la 8e division de la droite de son dispositif, dès que la progression de l'armée anglaise rendra sa présence moins nécessaire, pour la porter à gauche, où elle trouvera les autres éléments du 4e corps d'armée.
Le gouverneur de Paris est invité à donner toutes facilités pour l'exécution des mouvements prescrits.
ORDRE N° 4282
La chute de Maubeuge rend disponible un corps d'armée allemand qui peut être transporté par voie ferrée. Il est donc essentiel que le corps de cavalerie ne reste pas groupé à la gauche de la 6e armée, mais qu'il découple hardiment ses divisions pour agir sur les points sensibles des communications ennemies, particulièrement Soissons et Compiègne. (Tout cela vise les communications.)
ORDRE N° 4360
L'armée britannique a pour mission d'attaquer en flanc les forces opposées à la 6e armée... (Voilà pour l'articulation.)
Ainsi la double préoccupation est parfaitement marquée et établie dès le 8 dans la journée.
L'Instruction particulière n° 19 qui arrivera dans la soirée s'appliquera surtout en vue de la journée du 9; mais il vaut mieux la connaître dès maintenant parce qu'elle donne la pensée directrice du haut commandement français :
" INSTRUCTION PARTICULIÈRE N° 19
Au G. Q. G., le 8 septembre 1914.
I. - Devant les efforts combinés des armées alliées d'aile gauche, les forces allemandes se sont repliées en constituant deux groupements distincts.
L'un, qui paraît comprendre le IVe corps d'armée de réserve, le IIe et le IVe corps actifs, combat sur l'Ourcq, face à l'ouest contre notre 6e armée, qu'il cherche même à déborder par le nord.
L'autre, comprenant le reste de la Ire armée allemande (IIIe et IXe corps actifs) et les IIe et IIIe armées allemandes, reste opposé, face au sud, aux 5e et 9e armées françaises. (En fait, le mouvement de von Kluck s'accomplit : les IIIe et IXe corps ont été rappelés le 7, à 17 h. 40.)
La réunion entre ces deux groupements paraît assurée seulement par plusieurs divisions de cavalerie, soutenues par des détachements de toutes armes en face des troupes britanniques. (Ce passage indique que l'on connaît l'existence du trou à l'articulation des deux armées allemandes et que l'on compte l'exploiter.)
II. - Il parait essentiel de mettre hors de cause l'extrême droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles. La 6e armée et les forces britanniques s'attacheront à cette mission.
A cet effet, la 6e armée maintiendra devant elle les troupes qui lui sont opposées sur la rive droite de l'Ourcq. Les forces anglaises, franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et la Ferté-sous-Jouarre, se porteraient sur la gauche et les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l'Ourcq. (Voilà exactement la bataille pour l'articulation au nord de la Marne, et par conséquent, contre von Kluck.)
III. - La 5e armée couvrirait le flanc droit de l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy-Château-Thierry. (Toujours la même préoccupation.)
La corps de cavalerie franchissant la Marne, au besoin derrière ce détachement ou derrière les colonnes anglaises, assurerait, d'une façon effective, la liaison entre l'armée anglaise et la 5e armée.
A sa droite, la 5e armée continuerait à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à cette dernière le passage à l'offensive. Le gros de la 5e armée, marchant droit au nord, refoulera au delà de la Marne les forces qui lui sont opposées. (" Au delà de la Marne ", tout s'explique par ces seuls mots : c'est bien contre la gauche de von Kluck que se porte cette nouvelle manœuvre, celle qui décidera finalement du succès.)
IV. - Au delà de la Marne, la route Romény, Azy, Château-Thierry, affectée à l'armée britannique par l'ordre général n° 7 en date du 7 septembre, est réservée à la 5e armée.
J. JOFFRE.
Pour ampliation, le major général, BELIN. "
Rien n'est plus clair : cette directive générale a pour objet d'enserrer l'armée von Kluck entre " la bataille des communications " et " la bataille de l'articulation ", tout en bousculant l'armée von Bülow et en forçant celle-ci, sous peine d'être culbutée par sa gauche, de rétrograder vers le nord. Le haut commandement français tire donc parti à fond de la faute de von Kluck et il use de tous ses avantages.
Disons, maintenant, parmi quelles difficultés, les choses vont se réaliser sur le terrain."
Les ordres de Maunoury et de von Kluck pour le 8 septembre.
"A la fin de la journée du 7, deux faits considérables avaient attiré (un peu inégalement) l'attention du général Maunoury : d'une part, l'échec de sa gauche à la bataille pour les communications dans la région de Betz-Nanteuil-le-Haudoin ; d'autre part, le succès de sa droite dans la région d'Étrépilly. Nous disons que son attention avait été attirée " un peu inégalement ". En effet, l'heure ne lui paraissait pas venue encore ou plutôt il ne dispose pas encore des moyens lui permettant le succès esquissé à l'articulation, puisque l'armée britannique n'a pas développé tout son mouvement ; mais, d'autre part, il a une vision extrêmement nette du danger qu'il court, si sa gauche est débordée et si von Kluck le rejette sur la côte de Dammartin-Montgé.
Une préoccupation ou, plutôt, un doute, domine tout cela. Que représentent ces masses allemandes débouchant sans cesse en face de lui ? S'agit-il d'une " retraite générale ", comme le lui annoncent les télégrammes du grand quartier général, ou s'agit-il d'une manœuvre le visant spécialement et ayant pour objet de le rejeter dans le camp retranché de Paris ? D'autre part, ses troupes sont épuisées par trois jours de combat. Il a peu de réserves sous la main. Aussi, il se retourne avec anxiété vers le général Gallieni, qui partage ces inquiétudes, et il réclame avec insistance tous les renforts en hommes et en canons dont le gouverneur peut disposer.
Heureusement, les dernières ressources ne sont pas épuisées. Le 4e corps n'est pas entré en ligne et une division de réserve, la 62e, peut encore, en dernière ressource, être jetée dans ]a bataille.
La première pensée du général Maunoury avait été de caler la " bataille des communications " en y employant la division du 4e corps, 7e division (général de Trentinian) qui lui était envoyée de Paris, soit par la voie ferrée, soit en taxi-autos si opportunément. Dans la nuit du 7 au 8, il adresse au général Boëlle cet ordre, qui nous révèle bon état d'esprit :
" Claye-Souilly, 8 septembre 1914, 0 h. 45.
J'apprends le mouvement de recul de la 61e division de réserve (général Desprez) et de la cavalerie du général Sordet sur Nanteuil-le-Haudouin. Il est indispensable que ce mouvement de recul soit réparé dès la pointe du jour; ceci importe plus encore pour la réussite de l'ordre donné par le commandant en chef que pour celle de la manœuvre de la 6e armée.
Le général exige donc que, ce matin, tous les éléments de la 61e division de réserve, réunis à Nanteuil, reprennent par un mouvement offensif ce qu'ils ont perdu hier.
Ils seront suivis immédiatement de tous les éléments de la 7e division qui, elle-même se fera suivre des éléments de l'artillerie de corps.
Il en résulte que la direction de l'offensive de la 7e division est marquée par le bois de Montrolle-Saint-Quentin (4 kilomètres à l'est de Mareuil-sur-Ourcq).
Quant à la cavalerie du général Sordet, elle devra monter à cheval au reçu du présent ordre, regagner tout le champ perdu et chercher par tous les moyens à remplir la mission générale qui lui a été définie.
La situation est telle que toutes les considérations relatives à la conservation des effectifs doivent céder le pas devant la nécessité de gagner la bataille aujourd'hui même, au prix de tous les sacrifices. "
Cet ordre est lumineux. Le général Maunoury, commandant en chef de la 6e armée, voyait que la bataille devait être gagnée ce jour même, le 8, et il prenait ses dispositions pour ne pas être tourné par von Kluck. Car tel était, maintenant, l'effort désespéré de celui-ci.
Nous verrons, d'ailleurs, dans le cours de la journée, que le général Maunoury ne perd pas de vue, tant s'en faut, " la bataille d'articulation " : car c'est là que, finalement, la partie se décidera.
Voici comment la contre-offensive de gauche est montée sur le terrain : la 61e division est placée provisoirement sous les ordres du général Boëlle. La 7e division, appartenant au 4e corps, se portera en avant dès la première heure. Elle a pour mission d'attaquer, par une offensive vigoureuse, dans la direction Montrolle, plateau de Boullarre-Rouvres (c'est-à-dire sur la deuxième crête du Multien) et, de là, si possible, de franchir l'Ourcq, dans la direction de Neufchelles-Montigny.
Cette offensive sera liée étroitement avec celle du 7e corps (général Vauthier), qui est dirigée sur Rosoy-en-Multien et Crouy-sur-Ourcq. Par conséquent, elle s'efforcera de déborder la gauche du 7e corps pour pouvoir prendre en flanc les défenseurs de la rive ouest de l'Ourcq, puis, ultérieurement, ceux de la rive est (en direction de la Marne). Ainsi, de loin, on conjugue " la bataille des communications " avec " la bataille d'articulation ".
A l'extrême gauche, le corps de cavalerie se portera immédiatement et rapidement en avant sur le plateau de Cuvergnon, pour gagner l'Ourcq à Mareuil-sur-Ourcq et en amont et chercher, par tous les moyens possibles, à venir canonner les derrières de l'armée. allemande.
Le général Maunoury, dans ses instructions de la dernière heure (7 heures du matin), répète : " Il s'agit, aujourd'hui, de gagner définitivement la bataille qui était en très bonne voie hier soir et, pour cela, de consentir à tous les sacrifices, "
Ce plan, qui visait à une nouvelle tentative d'enveloppement de l'armée von Kluck, allait se heurter à une force extrêmement puissante, puisque von Kluck, de son côté, avait poussé la plus grande partie de ses corps sur le point où il craignait d'être débordé.
Son armée était, il est vrai, dans le plus médiocre état. Deux corps (IVe de réserve et IVe corps) se battent, l'un depuis trois jours et l'autre depuis deux jours, en reculant sans cesse, en perdant beaucoup de monde et en ayant abandonné deux lignes de terrain. Les autres corps, dont la masse peut en imposer, ont marché sans désemparer, depuis quinze jours et, notamment, dans les deux journées du 6 et du 7, elles ont accompli de véritables marches à mort, faisant jusqu'à 70 et 75 kilomètres par vingt-quatre heures, sans ravitaillement, sans convois et sans confiance. C'est dans ces conditions qu'on leur demande un effort surhumain.
Nous avons dit l'angoisse de von Kluck pour son articulation de Trilport à la fin de la journée du 7. Rentré à son quartier général de Vendrest, von Kluck avait, à 21 h. 15, rédigé son ordre d'opérations pour le 8 :
" Les IIe et IVe corps, le IVe corps de réserve ont maintenu aujourd'hui la ligne Antilly-Puisieux-Varreddes. Des cantonnements ennemis importants se trouvent ce soir à Nanteuil-Silly-le-Long-Saint-Soupplets et à l'ouest de cette ligne. A Betz, cet après-midi, attaque par des forces ennemies nouvelles. Au sud du Grand Morin inférieur se trouvent de faibles forces; au sud de Coulommiers environ une division ennemie.
La IIe armée est engagée ligne Montmirail-Fère-Champenoise.
Le IIe et le IVe corps, le IVe corps de réserve resteront sous le commandement actuel du général Linsingen avec la répartition actuelle des groupes. L'adversaire a mené la bataille à son aile droite sud et au centre principalement avec une forte artillerie lourde. Il est nécessaire de se maintenir dans les positions conquises et de s'y établir dans des tranchées.
On est laissé juge de replier en arrière l'aile gauche pendant la nuit, de Varreddes dans une position plus favorable. L'attaque sur l'aile droite de l'armée sera exécutée après l'arrivée des renforts.
Le IIIe corps partira à 2 heures du matin de Montreuil par Mareuil et de la Ferté-sous-Jouarre par Crouy, afin d'attaquer sur l'aile droite du groupe de Sixte von Arnim au nord d'Antilly On recommande d'envoyer en avant de l'artillerie avec de la cavalerie.
Le IXe corps partira à 2 heures du matin du sud de Château-Thierry, au nord du IIIe corps, sur la Ferté-Milon.
Le IIe corps de cavalerie, moins la 4e division de cavalerie, couvrira le flanc gauche de l'armée vers le Grand Morin inférieur et Coulommiers il opérera du nord de Trilport contre l'artillerie ennemie au nord de Meaux.
Le quartier général de l'armée reste à Vendrest. Un bataillon de la brigade d'infanterie du IVe corps de réserve venant de Bruxelles et un bataillon du 2e régiment de grenadiers sont arrivés le soir à Villers-Cotterêts et sont incorporés au groupe Sixte voit Arnim. "
Se retrancher et, à tout prix, tenir : tel est le mot d'ordre. Mais déjà, von Kluck se rend compte que la partie est perdue et, avec une mauvaise foi tout allemande, il laisse à ses subordonnés la responsabilité des événements fâcheux qu'il prévoit, c'est-à-dire l'abandon, pendant la nuit, de son articulation de Varreddes; il tente bien d'y jeter l'artillerie du corps de cavalerie ; mais toute sa pensée se porte, par ailleurs, sur les communications. Il pousse sur Crouy l'artillerie du IIIe corps suivie par l'infanterie et il dirige, dans la plus grande hâte, sur la Ferté-Milon, le IXe corps qui est son suprême espoir.
Or, dans le camp français, tout est sacrifié, pour le moment, par le général Maunoury, à l'offensive de contre-enveloppement et rien ne pouvait être plus heureux, puisque l'on va avoir affaire à la masse constituée par von Kluck pour essayer lui-même d'envelopper, de ce côté, le front français. En ce qui concerne son centre et sa droite, voici quelles sont les dispositions prises par le commandant en chef de la 6e armée : au centre, le général de Lamaze, commandant le groupe des divisions de réserve, maintiendra étroitement sa liaison, à sa gauche, avec le 7e corps et il aura pour mission spéciale de monter à l'assaut du plateau de Trocy. Le camp retranché de Paris a envoyé sur le terrain tout ce dont il peut disposer en artillerie et, notamment, en artillerie lourde et on est décidé à répondre, d'abord, au canon par le canon. Pour préparer et soutenir l'attaque, l'artillerie de la 56e division sera renforcée de toutes les batteries de la 55e et des deux groupes de sortie qui tiennent lieu d'artillerie de corps au 5e groupe des divisions de réserve.
Au petit jour, toute cette artillerie est en position au nord de la ferme de Nongloire, au sud de la Râperie. Elle tonne pendant toute la matinée et nous dirons tout à l'heure les effets que cette foudroyante intervention produira dans le camp allemand.
Quant à la droite, de l'armée Maunoury, c'est-à-dire la 45e division et la brigade de chasseurs indigènes, très éprouvée dans les journées précédentes, elle restera provisoirement sur la défensive. Réservée pour " la bataille d'articulation ", elle est obligée d'attendre, de toutes façons, que l'armée anglaise arrive sur le terrain. Elle a ordre de garder ses positions, tout en canonnant vigoureusement l'ennemi. Son propre front et les villages de Chambry et de Barcy qu'elle occupe sont, par contre, méthodiquement bombardés par l'ennemi."
La bataille pour les communications à Montrolle-Nanteuil-le-Haudouin, et la bataille pour l'articulation à Trocy.
"Suivons donc la " bataille pour les communications ", puisque c'est elle qui est, en ce moment, la préoccupation suprême des deux adversaires.
On comptait beaucoup, dans le camp français, sur, la tentative d'enveloppement qui devait être exécutée à distance par le corps de cavalerie. Opérant à la gauche du 7e corps, il devait chercher les derrières de l'ennemi et l'inquiéter, sinon par des attaques corps à corps, du moins à coups de canon. Ce corps, dont le général Bridoux prenait le commandement des mains du général Sordet, était en liaison à sa droite avec la 61e division. Suivant les ordres reçus, il se porte dans la région de Lévignen, Bargny, Ormoy-le-Davien, éclairant toujours vers l'est et le nord-est. Jusqu'à 4 heures et demie du soir, le corps de cavalerie occupait Lévignen et il faisait savoir qu'il comptait y tenir malgré que de l'infanterie allemande était en marche, de Bargny, précisément sur Lévignen Le général Bridoux avait, en outre, reçu le matin l'ordre d'envoyer une division canonner l'ennemi à l'est de l'Ourcq pour le déterminer à la retraite. La 6e division de cavalerie, mise sous les ordres du général de Cornulier-Lucinière, partit aussitôt, avec 2 000 hommes et 10 canons, à midi, de Lévignen et, par Crépy et Vannoise, s'engagea dans la forêt et déboucha à Troesnes, sur l'Ourcq : elle s'établissait nettement sur les communications de l'armée allemande. Le soir tombait. A ce moment, le quartier général de von Kluck, quittant Vendrest, était en route pour la Ferté-Milon, afin de " se rapprocher, écrit voit Kluck, du foyer de la bataille ".
" Au crépuscule, de hardis pelotons de cavalerie française attaquèrent un camp d'aviation au sud de la Ferté-Milon. La colonne des autos de l'Oberkommando s'approchait précisément du lieu dudit incident. Tous les membres de l'état- major saisirent leurs armes fusils, revolvers, pour se défendre contre une reconnaissance possible de cavaliers français. Une large ligne de tirailleurs fut formée. Un ciel crépusculaire plein de nuages d'un rouge sombre éclairait fantastiquement les silhouettes de ces groupes de combat pittoresques. Le tonnerre de l'artillerie des IXe et IVe corps lançait ses coups retentissants et menaçants, les formidables éclairs des pièces lourdes traversaient les ombres de la nuit commençante. Sur ces entrefaites, les escadrons français avaient été abattus, disloqués et faits prisonniers par les troupes du IXe corps ou d'autres. Une bonne prise venait d'échapper à ces vaillants cavaliers. "
Tel est le récit de von Kluck : il dissimule bien des angoisses, lesquelles ne sont pas étrangères à la nouvelle orientation de la pensée du chef. Car c'est dans cette même nuit, comme nous le verrons, que von Kluck se détermine à la retraite générale de son armée.
Après ce raid et deux engagements au nord-est de Mosloy, la division Cornulier-Lucinière se porta vers le nord et prit ses cantonnements, à 22 heures, à Vouty. Nous verrons comment elle poursuivra le lendemain son audacieuse randonnée sur les lignes de communications allemandes.
La 61e division (général Desprez) avait à réparer son échec de la veille en marchant vers le nord-est. Reprise bien en main, elle s'est déployée avec beaucoup d'entrain dès la pointe du jour. A 8 heures, sa première brigade occupe Villers-Saint-Genest en direction de Betz; sa deuxième brigade était un peu au sud de ce village : sa troisième était au nord de la route Nanteuil-Betz et apparaissait à l'est de Boissy-le-Fresnoy. C'était un bon début de journée. Mais les Allemands, sans doute sous le coup des fatigues de la veille, n'avaient encore engagé que leurs forces d'avant-garde.
Le principal effort, du côté français, était réservé, comme nous l'avons dit, au 4e corps (7e division) et au 7e corps (général Vauthier).
Le général Boëlle avait sous ses ordres la 7e division (général de Trentinian) et, provisoirement, la 61e division , dont nous venons de dire l'heureux déploiement. Il s'était mis en relation avec la 6le division et avec le commandant du 7e corps (général Vauthier, dont le poste de commandement était à Brégy), pour régler avec soin la manœuvre commune. Les mouvements prescrits pour la 7e division et l'artillerie de corps du 4e corps d'armée s'étaient exécutés dans la nuit du 7 au 8 avec un certain retard toutefois, retard causé par l'arrivée par petits paquets, par " isolés ", peut-on dire, de la brigade transportée en auto-taxis. Le général Boëlle, après avoir mis de l'ordre dans cette confusion, prend ses mesures pour intercaler sa 7e division entre la 61e division (général Desprez) et la 14e division (général de Villaret), qui est la division du gauche du 7e corps. Ainsi, il prend naturellement la direction d'attaque nord-est prescrite par le commandement. Le général de Trentinian doit déboucher à 9 heures du front de Nanteuil-le-Haudouin-Silly-le-Long, où la division s'est formée, et se porter sur le front Villers-Saint-Genest-Bouillancy pour marcher ultérieurement à l'assaut du plateau Boullarre-Rouvres. Ce mouvement est en liaison intime avec celui de la 14e division.
Observons que la 7e division a perdu une partie de ses canons à Ethe ; mais on lui a adjoint l'artillerie du 4e corps qui intervient fort utilement. Sans attendre l'entrée en ligne de la division, cette artillerie se porte au galop vers Chèvreville et, de là, appuie la 14e division des ses feux,
C'est alors que la 7e division débouche il son tour sur le champ de bataille. Par un mouvement aussi bien réglé qu'à la manœuvre, elle se met en marche sur deux colonnes : colonne de droite, 14e brigade (général Felineau), sur Bouillancy, par Chèvreville ; colonne de gauche, 13e brigade (général Faret) sur Villers-Saint-Genest. Le 14e hussards éclaire la marche. Le déploiement est magnifique ; il n'est, d'ailleurs, pas inquiété par l'ennemi. Cependant, la jonction est faite à gauche avec la 61e division de réserve qui attaque sur le front sud de Macquelines, bois de Montrolle. Un violent combat d'artillerie s'engage ; l'artillerie ennemie parait se trouver au nord-est de Betz ; le bois de Montrolle, où les éléments de la 61e division ont pénétré, est ainsi rendu presque inabordable.
Le mouvement n'en progresse pas moins sur tout le front presque linéairement. A 11 h. 30, la 7e division atteint la route Villers-Saint-Genest-ferme des Gueux. L'artillerie du corps s'est hissée sur le, plateau des Épinettes d'où elle arrose de ses obus et de ses shrapnells toute la crête en face, occupée par l'ennemi.
Nous avons dit que le mouvement de la 7e division était lié à celui de la 14e division (général de Villaret). Celle-ci a essayé de s'emparer de Betz. Mais elle est violemment attaquée sur sa gauche par des troupes ennemies et elle fait savoir que sa gauche est en l'air et qu'elle n'a plus do réserves.
Cette contre-offensive est, d'ailleurs, générale ; il semble que vers la fin du la matinée, l'ennemi se soit réveillé de sa torpeur ; de partout et, notamment, du corps de cavalerie, on signale des attaques allemandes descendant des hauteurs du Betz et paraissant se diriger vers Nanteuil-le-Haudoin. Une telle menace provoque 1es ordres suivants de la part du général Boëlle : " Le corps de cavalerie, qui est dans la région de Lévignen signale que de l'infanterie ennemi (colonnes assez importantes) progresse le long de la route et de la voie ferrée d'Antilly-Betz (vers 11 heures). Il y a lieu d'arrêter, à tout prix, ce mouvement de l'ennemi. A cet effet, la 61e division de réserve cherchera à progresser dans la direction de Betz... La 7e division prélèvera, si possible, sur ses réserves, un ou deux bataillons pour arrêter l'offensive ennemie sur Betz. Il importe d'arrêter ce mouvement débordant sur l'aile gauche de la 6e armée que le corps de cavalerie ne peut arrêter à lui tout seul. "
Cependant, la 14e division, qui a supporté difficilement le choc, se maintient avec peine sur la croupe nord-ouest d'Acy. La 7e division s'infléchit vers elle pour maintenir la liaison, et prend pour axe de marche : forme de Gueux-Étavigny. La 14e brigade s'engage vers Gueux. Vers 15 h. 30, la 7e division occupe par sa tête de colonne la corne sud-ouest du bois de Montrolle, dans lequel la 61e division de réserve a pénétré de son côté; elle a enlevé la ferme de Gueux et la ferme le Château. Son artillerie va engager la lutte avec l'artillerie ennemie placée dans la région d'Étavigny,
Ainsi l'entrée en ligne de la 7e division avait arrêté net le mouvement tournant combiné par von Kluck. Mais, pour avancer maintenant, c'est autre chose. On avait devant soi la crête de Betz. Elle était garnie de troupes allemandes attendant le débouché des troupes françaises. L'artillerie lourde tirait de tous les points du plateau. Le terrain était balayé et le bois de Montrolle était haché. La 61e division de réserve, après l'avoir occupé la plus grande partie de la journée, n'avait pu en déboucher. Cependant, un pas de plus avait été fait. Le 122e, en liaison avec le 121e, s'accrochant aux pentes au nord de Boissy-le-Frenoy, s'était glissé en direction de Macquelines et occupait les hauteurs au sud de la Grivette. Encore un effort et le plateau était enlevé.
C'est alors que von Kluck, surpris d'une si audacieuse avancée, obtient de ses troupes un suprême effort. A la tombée du jour, une attaque allemande se glisse jusqu'au bois de Montrolle, elle y pénètre et les éléments du la 61e division de réserve, qui l'ont gardé toute la journée, sont refoulés sur Villers-Saint-Genest. Incident sans importance et qui sera vite réparé. Cependant, les troupes de la 6le division et du 4ie corps se retranchent sur leurs positions; elles reçoivent du général Boëlle l'ordre de se cramponner au terrain et de se maintenir coûte que coûte devant l'adversaire. Les termes mêmes de cet ordre nous rendent parfaitement compte de la situation telle que la voyait le général Boëlle :
" I. - Les forces ennemies opposées à la 6e armée paraissent avoir été sensiblement renforcés dans la journée du 8. De gros rassemblements ont été signalés à May-en-Multien et, en arrière, à l'est du front Rosoy-en-Multien-Boullarre. D'autres rassemblements ont franchi l'Ourcq, venant de Brumetz à Neufchelles. Une division de cavalerie ennemie avec obusiers serait vers Thury-en-Valois avec chasseurs à pied et cyclistes tenant le ravin à l'ouest de Cuvergnon, la lisière nord-ouest de Cuvergnon et la lisière nord du bois au nord.
II. - Dans ces conditions, les troupes placées sous les ordres du général commandant le 4e corps devront, coûte que coûte, se maintenir devant l'adversaire en se cramponnant au terrain et en renforçant leurs positions par des organisations de campagne sérieuses.
La ligne de combat à organiser sera occupée pendant la nuit, sauf pour les troupes montées, ce qui n'empêchera pas de chercher à reconstituer et à réorganiser des réserves en vue de la manœuvre.
Les troupes reprendront les armes à 4 heures et réoccuperont entièrement leurs positions. Le bataillon du 103e (arrivé pendant la nuit à Nanteuil-le-Haudouin) sera rendu à 4 heures à Sennevières à la disposition de sa division.
Le 14e hussards établira la liaison avec le corps de cavalerie vers Ormoy-Villers et éclairera dans la zone comprise entre les routes de Nanteuil-le-Haudouin-Lévignen, Nanteuil-Étavigny.
IV. - Les zones d'action des 61e division de réserve et 7e division restent les mêmes que pour la journée du 8 septembre, sauf modifications apportées de commun accord par les généraux.
V. - Quartier général du de corps d'armée : Nanteuil-le-Haudouin. "
Le 7e corps avait subi un sort à peu prés a analogue à ses voisins. Au début de la journée, comme nous l'avons indiqué, la 14e division avait tenté d'aborder la côte d'Étavigny-Boullarre et la fortune avait paru lui sourire. Elle se heurtait, sans le savoir exactement à la force principale de l'armée von Kluck. Après des alternatives diverses, le corps avait gardé intact son front de Puisieux au Bas-Bouillancy, y compris le village et les hauteur au nord-est de ce village. Mais il n'avait pu mettre le pied sur la crête d'Etavigny.
L'ennemi était contenu. L'on ne se doutait pas encore, dans le camp français, que c'était un réel succès. Car von Kluck, n'ayant pu avancer, allait se trouver coincé dans sa propre manœuvre. Du moment où il n'arrivait pas à prendre de flanc l'armée Maunoury à la " bataille des communications ", l'issue allait, incessamment, se tourner contre lui à la " bataille de l'articulation ". Perdre une journée, pour lui, c'était perdre la partie. Car il laissait à l'armée britannique et à la 5e armée le temps d'atteindre la Marne et de déboucher sur celui de ses flancs que sa lourde faute, avait exposé sans défense aux coups de l'ennemi.
C'est ce qu'il a senti depuis la veille au soir en autorisant, l'abandon du pivot de Varreddes et c'est ce qui se confirme maintenant à proximité de la bataille d'articulation. Là, le IIe corps et ce qu'il reste du IVe corps de réserve ont affaire au groupe des divisions de réserve du général de Lamaze. Certes, ces divisions sont extrêmement fatiguées. Malgré tout, leur commandement, comprenant l'importance de la mission qui leur est confiée, obtient d'elles un nouvel effort.
Nous les avons montrées, dans la matinée, prêtes à monter à l'assaut du plateau de Trocy et faisant précéder leur offensive d'une vigoureuse préparation d'artillerie venant de la ferme Nongloire au sud de la Râperie. L'attaque se déclenche. L'artillerie lourde allemande est, en partie, détruite par notre 75 et notre propre artillerie de sortie. Mais il en reste assez devant nos admirables réservistes pour qu'un véritable tir de barrage les accueille sur les pentes du plateau, sur les collines au nord et au sud de la Thérouane et sur le ru de Poligny, dès que nos fantassins paraissent même en formations très diluées. Les fonds des ravins et le village de Marcilly sont bombardés par le tir courbe des obusiers. Cependant, l'offensive se renouvelle trois fois au cours de la journée. C'est en visant ces magnifiques assauts qu'un auteur allemand a écrit : " Ces Français sont des diables; ils ressuscitent sans cesse. " Nos pertes sont extrêmement lourdes; mais celles de l'ennemi ne le sont pas moins et elles accablent une troupe dont le moral est déjà atteint. Les vagues tentatives de contre-attaque ennemies sont enrayées, à leur tour, par notre artillerie. Celle-ci, batteries de sortie comprises, prend de plus en plus l'avantage. Partout l'ennemi est arrêté. Pour la fin de la journée, l'offensive des divisions Lamaze n'a pas encore obtenu la victoire; mais ces braves troupes ont, d'ores et déjà, le sentiment que les effets de leur vaillance apparaîtront le lendemain. Elles passent la nuit dans leurs tranchées, prêtes à reprendre le combat.
Von Kluck, que l'angoisse étreint depuis le 7, a perdu complètement pied dans cette journée du 8. Ses avions l'ont prévenu que l'ennemi atteint la Marne et que, partout, le danger se resserre autour de lui. A 9 h. 15 du matin, il a dû faire face à l'attaque de Lamaze sur Trocy et ordonné à la 5e division du IIIe corps de marcher non plus sur Crouy mais sur Trocy " pour paralyser, écrit-il, un essai de rupture en ce point ". Au moment où il voudrait ne se consacrer qu'à ses communications, son articulation craque. " L'ennemi, écrit von Kluck, est signalé en marche vers Coulommiers, la Ferté-Gaucher, Rebais. " Ce sont les Anglais. L'armée britannique, comme nous allons l'exposer, s'est décidée, en effet, à entrer dans la fissure produite par le départ des corps de l'armée von Kluck.
Il semble qu'elle peut se passer du concours immédiat de la 8e division française (de Lartigue). Aussitôt le commandement français jette celle-ci dans la " bataille d'articulation ". Au cours de l'après-midi, le général Maunoury lui a fait connaître la situation sur la rive nord de la Marne et dans la région de l'Ourcq. Il lui a signalé que l'ennemi qu'il a devant lui est soutenu par de forts rassemblements signalés aux abords de Lizy-sur-Ourcq et qu'une artillerie lourde allemande est embusquée à Gué-à-Tresmes. En conséquence, et tout en maintenant par la brigade de cavalerie la liaison avec l'armée britannique, ordre est donné à la 8e division d'avoir à pousser vivement vers le nord pour prendre part, ,sans retard, à la bataille. Elle préparera son entrée en ligne en canonnant, de la rive gauche de la Marne, les forces ennemies qui arrêtent notre droite par leur tir d'artillerie venant d'Étrépilly et de la cote 107 (2 500 mètres ouest du Germigny).
Voici donc la " bataille d'articulation " qui rebondit avec de nouveaux éléments; ceci est d'une importance extrême : car le front de von Kluck craquera là. La 8e division, dont le déploiement était marqué dans la matinée par Saint-Fiacre, Villemareuil, avec flanc-garde à Fublaines, atteint, dans l'après-midi, le front : château de la Noue, cote 170 (500 mètres sud de Montceaux, château de Brinches). Elle tombe donc droit sur Varreddes et son canon va commencer à nettoyer la rive droite. Cependant, Montceaux et le bois de Meaux, au nord, étaient encore tenus par des éléments ennemis qui ne sont plus, d'ailleurs, qu'un rideau. Von Kluck le sait et il voit maintenant, avec terreur, s'avancer cette pince, contre laquelle il tente, trop tard, de se protéger. Le lendemain 9, il faudra bien prendre un parti : ou décamper, ou se faire prendre.
Fera-t-il la folie de s'entêter dans l'autre bataille, celle des communications, à Nanteuil-le-Haudouin ? Aujourd'hui, oui : " Le sort de la journée, écrit von Kluck, dépend de l'entrée en ligne du IXe corps à la Ferté-Milon-Mareuil. Il ne devra pas se laisser retarder par l'ennemi en marche de Coulommiers. " Mais si cette action du IXe corps ne se fait pas sentir avant le soir, la bataille des communications est perdue. Et même en bonne voie, demain, où mènerait-elle von Kluck ? Il ne prendra pas Paris en un tournemain, et, s'il s'attarde, il aura la moitié de la grande armée de Joffre sur les talons,
D'ailleurs, pour plus de sûreté, Maunoury, en vue de lui barrer la route s'il tente ce coup de folie, a pris une nouvelle précaution Dans la soirée du 8, une division fraîche, la 62e, avait été mise à sa disposition par la gouverneur de Paris. Elle est chargée d'organiser une position éventuelle de repli sur le front Plessis-Belleville-Monthyon. Une ligne de soutien est donc toute préparée en avant du camp retranché si la 6e armée est obligée d'y chercher son appui,"
La journée du 8 dans le camp allemand.
"Cette journée du 8, si on l'envisage du point de vue allemand, est celle qui présente le plus d'obscurités. Obscurités en partie voulues : elles ont été amoncelées à plaisir par von Kluck et par ses apologistes, et épaissies encore par les communiqués et explications du grand quartier général, uniquement faits pour en imposer à l'opinion allemande et à l'opinion universelle. Le grand quartier général, ayant pris pour système de soutenir qu'il n'avait pas été battu à la Marne, et même qu'il n'y avait pas eu, à proprement parler, de bataille de la Marne, puisqu'il ne s'agit que d'une manœuvre en retraite " génialement " conçue et toute spontanée, il fallait trouver un moyen de jeter le voile sur les faits précis et d'ordre tactique qui avaient déterminé le grand recul stratégique. Ainsi, on fut amené à accepter la thèse de von Kluck, clamant à tous les échos ; " Je n'ai pas été vaincu. Tout au contraire, l'ordre de retraite a été donné quand j'étais pleinement victorieux. " Comment démentir cette assertion audacieuse sans donner des explications précises et comment mettre un terme aux vantardises de von Kluck, si l'on ne découvrait pas toute la vérité ?
Mais la découvrir, c'était renverser le système du grand état-major et, surtout, c'était révéler an public la discorde scandaleuse qui avait régné entre les chefs et qui avait été une des causes principales de la défaite ! L'opinion publique se serait soulevée et l'indignation eût risqué de dessiller les yeux d'un peuple aveugle au moment où on lui demandait les plus tenaces efforts.
Pour conserver son prestige auprès de l'armée et auprès de la nation, pour obtenir, de l'une et de l'autre, la continuation d'une guerre, qui, dès le début, manquait à ses promesses, il fallait donc tout nier, tout voiler, accepter les mensonges d'où qu'ils vinssent, quitte à les arranger peu à peu et à avouer graduellement ce que l'on ne pourrait pas toujours taire. D'où ces versions diverses, contradictoires, truquées et tronquées, se succédant et se superposant et auxquelles la plupart des historiens de la guerre, et même les historiens français, se sont laissé prendre, Nous avons cité plus haut l'aveu de Fendrich, socialiste au nez de carton, plat serviteur du grand état-major, qui, cherchant à se débrouiller au milieu des contradictions et des querelles des grands finit par reconnaître que tous mentaient consciemment et par déclarer qu'il n'avait fallu rien moins que l'intervention de l'empereur pour imposer une version que Fendrich lui-même reconnaît n'être pas moins adultérée que les autres.
Pour le moment, ce qui importe, c'est de dégager la vérité sur le moment critique de la bataille de la Marne, vérité sans laquelle aucune leçon militaire et historique ne résulterait de ce prodigieux événement. L'Allemagne est battue à cette heure précise, LE 8 AU SOIR, Voilà le fait.
Il est en effet avéré, d'ores et déjà, que les ordres pour la retraite ont atteint certaines unités de l'armée von Kluck dès la matinée du 9, et, par conséquent, ont été dictés dans la nuit même. Ils ont donc été le résultat immédiat de la journée du 8.
Bloem, qui appartient au IIIe corps, raconte que, le 9 avant 6 heures dit matin, des colonnes de la 22e division de réserve défilèrent à Trocy devant les grenadiers du 12e régiment. On les retirait du combat, et Bloem ajoute que ce n'étaient plus que des " débris ". C'est la première Indication précise qui nous soit donnée sur la retraite ordonnée. A partir de ce moment, elle se poursuit sans discontinuer et par échelons : elle dure deux jours à l'armée von Kluck. Vers midi, les autres formations de la même 22e division de réserve, notamment le 12e régiment, reçoivent l'ordre de battre en retraite par Vernelle sur Fussy (Eug. BIRCHER, p. 135.).
De même, d'après Löhrisch, l'ordre de la retraite arrive dans les ambulances avant midi.
C'est donc, ici encore, dès le 9 au matin, que les ordres ont été expédiés. M. Eugène Bircher, qui observe ces faits, dit judicieusement :
" Tout cela fait conclure que von Kluck a reçu l'ordre du la retraite (ou plutôt l'a donné; car, il n'y a sûrement pas d'ordre du grand quartier général avant le 9) dans la nuit du 8 au 9, du sorte que l'offensive de droite (le 9) fut ordonnée pour se dégager et ne fut pas exécutée avec toutes les forces, mais seulement de façon que la retraite ne fût pas gênée par une poursuite trop ardente de l'ennemi. "
Or, toutes les versions allemandes et même françaises de la bataille de la Marne affirment que l'armée de von Kluck était victorieuse le 8 au soir et qu'elle l'était même encore le 9 au soir. On la montre repoussant la gauche de Maunoury, menaçant celle-ci d'enveloppement et la rejetant, en quelque sorte, jusque dans le camp retranché de Paris. Comment ces assertions peuvent-elles se concilier avec le fait incontestable que von Kluck avait déjà autorisé, le 7 au soir, l'abandon éventuel du pivot de Varreddes et pris le parti de la retraite dès le 8 dans la nuit ?
Il ne parait pas douteux que von Kluck fut gravement déçu et peut-être complètement désarçonné à la fin de la journée du 8 : il comptait obtenir, ce jour-là, nous l'avons vu, un succès décisif par une brutale manœuvre d'enveloppement vers le nord, manœuvre destinée à surprendre et à culbuter Maunoury. Et c'est pourquoi il pousse dans cette direction toutes les unités qui lui arrivent l'une après l'autre, quel que soit l'état de fatigue et d'épuisement où il les reçoit. Il ne prend pas garde, qu'en appelant à lui les corps qui sont chargés de maintenir ses liaisons avec von Bülow, il compromet, non seulement le sort de la bataille générale, mais même le sort de sa propre armée dont le flanc gauche va être gravement exposé.
Quelle ne dut donc pas être sa déception quand il s'aperçut que sa fameuse manœuvre par l'aile droite n'aboutissait qu'à des gains de terrain insignifiants, tandis que la faute commise, en dégarnissant les liaisons, permettait à l'ennemi (8e division française et gauche de l'armée anglaise) de s'avancer jusqu'à la Marne et de le saisir dans la bataille d'articulation !
Tel dut être l'effet brutal produit sur l'esprit imaginatif de von Kluck. Une fois de plus, il ouvrait les yeux en plein rêve. Mais, concevant vite, il ne s'entêtait pas. De même qu'après s'être élancé tête baissée au sud de la Marne, le 5 septembre, il s'était retourné et avait battu en retraite, dès le 6 au matin, il n'insiste pas le 8 et, cette fois encore, il bat en retraite. Tel est sans doute, en présence de la réalité, l'évolution qui se produit dans l'esprit du chef de la Ire armée
Mais, en même temps, sa vanité doublement froissée et la fertilité de soit esprit, abondant un explications, excitent son imagination. Jamais, il ne consentira à s'avouer fautif et vaincu. Il cherchera donc les échappatoires lui permettant de se tirer d'affaire devant l'opinion et d'affirmer que ce n'est pas lui qui est responsable de la retraite, par conséquent de la défaite, mais les autres.
Aussi, tout en se décrochant il continue à se battre et il crie à tue-tête qu'il est vainqueur. Sous son inspiration (et qui en croirait-on, sinon le général populaire qui a exercé le commandement dans une crise si difficile ?) la presse allemande fait chorus et nous impose peu à peu la version que " l'esprit d'imprudence et d'erreur " lui a dictée.
Mais, maintenant, nous voyons clair et nous sommes en mesure de dire les choses telles qu'elles se sont passées. La vérité aura le dernier mot. Déjà, nous avons signalé l'étrange obstination de von Kluck à faire repasser la Marne par tous ses corps, à rompre, en conséquence, ses liaisons avec von Bülow, à se jeter, à corps perdu, dans la bataille des communications qui n'avait aucun lendemain stratégique raisonnable et à présenter ainsi, à son adversaire, l'occasion favorable pour engager une bataille d'articulation qui, poussée à fond devait infailliblement couper en deux la grande armée allemande.
Que ce fût là un fait de la volonté et de l'entêtement de von Kluck, nous avons à ce sujet un témoignage important, le rapport de von Bülow, commandant en chef de la IIe armée.
Que se passe-t-il, le 8 septembre, d'après le rapport de von Bülow ? Ne nous occupons pas de sa gauche et de l'offensive contre l'armée Foch, et ne considérons que l'aile droite, celle qui a perdu ses liaisons avec von Kluck. Von Bülow écrit :
" L'aile droite (13e division, VIIe corps et Xe corps) devait se replier pour éviter l'enveloppement et atteignait, le soir, la ligne Margny-le-Thoult. " (C'est ce que nous avons appelé " le crochet défensif ".)
Et von Bülow ajoute, livrant la clef de ces événements décisifs
" Dans l'attente que la Ire armée arriverait à se dégager dans la journée du 9 et à se relier à la seconde (c'est-à-dire à reprendre ses liaisons, on fait crédit à von Kluck), la IIe armée continue son offensive vers le sud. Mais, le 8 au soir, la Ire armée faisait connaître qu'elle était toujours aux prises avec un ennemi en forces sur la ligne Cuvergnon-Congis.... "
De ce renseignement, il résulte que, de l'aveu de von Kluck lui-même, son armée est très mal en point le 8 au soir et qu'il ne peut retirer un seul homme du front de l'Ourcq.
Que conclut Bülow pour sa propre position ?
" Je ne comptais plus, dès lors, dit-il, sur une intervention du grand quartier général (cela veut dire que von Kluck, n'en faisant qu'à sa tête, le haut commandement allemand est débordé, impuissant, annihilé). D'après mes renseignements d'avion, des colonnes ennemies se dirigeaient vers le nord, par Rebais et Doue (forces anglaises) ; une troisième colonne était en marche de la Haute-Maison vers le nord-est, c'est-à-dire vers Château-Thierry, pour couper les communications des Allemands restés au sud de la Marne. Plus tard, nous sûmes que la colonne annoncée à Choisy avait repris sa marche sur Thierceleux (c'est la gauche de la 5e armée en route sur Montmirail).
Dans ces conditions, je devais compter sur la percée de forces ennemies importantes, à moins que la Ire armée ne se résolût, au dernier moment, à se replier vers l'est et à se relier à la seconde. Lorsque, le 9 septembre de bon matin, les colonnes ennemies traversèrent la Marne en grandes forces entre la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry, il fut hors de doute que la retraite de la Ire armée devenait difficile et que la IIe devait se replier pour éviter l'enveloppement complet de sa droite. Entièrement d'accord avec le représentant du grand quartier général, le lieutenant-colonel Hentsch, j'ordonnai..., etc. "
Il faut conclure du récit de von Bülow, que von Kluck se savait battu dès le 8 au soir et que c'est lui qui, comme conséquence de la journée du 8, a déclenché l'événement, c'est-à-dire l'ordre de retraite. Seulement, par un tour de bon camarade, il s'est bien gardé de prévenir Bülow (qui ne savait rien encore le 9 au matin), parce qu'il se réservait sans doute de faire tomber la responsabilité de la décision sur son voisin, le chef de la IIe armée, et, en tout cas, sur le grand quartier général ; ce qui s'est produit, en effet.
Nous sommes ici en présence de faits précis : contrairement à l'opinion accréditée, la journée du 8 ne fut pas une victoire pour les Allemands sur l'Ourcq. C'est cette journée, au contraire, qui décida de leur défaite. Von Kluck a fait montre d'une force plus apparente que réelle en jetant tous ses corps de renfort sur la gauche de Maunoury et, malgré ses violents efforts, il a maintenu péniblement ses lignes. En fait, le soir, il était battu, parce que, contenu à sa droite, et n'ayant pu faire intervenir en ce point le IXe corps qui, de son propre aveu, devait " décider du sort de la journée ", il voyait avec terreur surgir une nouvelle offensive à sa gauche, c'est-à-dire à la bataille d'articulation. Sa manœuvre avait été le comble de l'imprévoyance et de l'inintelligence. Il n'avait pas eu, un seul instant, le sens des réalités.
Si on s'est fait, jusqu'ici, une idée différente de la journée du 8, si on a vanté l'habileté de la manœuvre de von Kluck, c'est qu'on ignorait les précisions et les ordres et que l'on acceptait comme, argent comptant la version de von Kluck lui-même, communiquée après la retraite sur l'Aisne (en décembre 1914), au professeur Georges Wegener, correspondant de guerre du grand quartier général, qui nous la rapporte dans son livre : Der Wall von Eisen und Feuer :
" Je n'oublierai jamais le matin où von Kluck, comme nous étions arrivés au terme de notre séjour à son quartier général, et que nous allions prendre congé, nous retint encore une heure dans sa chambre, nous entretenant de diverses choses politiques et militaires. Entre autres choses, il en vint à parler d'un article du Journal des Débats sur les événements autour de Paris du 4 au 10 septembre et sur les causes de la retraite sur l'Aisne. Il trouvait cet article excellent. Lui-même avait pu se faire, seulement par cet article, une vue d'ensemble des événements et n'avait compris que par cette lecture que l'adversaire estimait ses opérations d'alors plus haut que lui-même ne l'avait fait. L'article en question dépeint, du point de vue français, comment von Kluck, après avoir pénétré jusqu'à Senlis et ses patrouilles jusqu'à Dammartin (à 30 kilomètres de Paris), dut commencer sa retraite vers Meaux et Château-Thierry, non point à cause de sa propre faiblesse, mais à cause de l'avance française sur la Marne (comme si cette avance française sur la Marne, c'est-à-dire sur Château-Thierry, intéressait les autres armées et non la sienne). Au contraire, il résultait de son récit que lui-même, ayant pris l'offensive, avait conservé l'avantage. Joffre - au dire de l'article - avait ordonné au général Maunoury, combattant contre von Kluck, de continuer les opérations commencées, car la 5e armée française avait remporté un grand succès sur la Marne (contre von Bülow naturellement : or , C'était le rappel du IXe corps qui avait décidé de la chute d'Esternay) ; " mais, ajoute l'article, aussitôt la difficulté de la tâche de Maunoury s'accrut. Non seulement le IVe corps de réserve avait tenu bon et en particulier sur les hauteurs de Trocy, mais encore deux corps d'armée prussiens repassaient la Marne sans être arrêtés par les Anglais qui suivaient trop lentement vers le nord. Nous sommes ici en présence de ces habiles manœuvres de von Kluck. Le général Maunoury fit tous les efforts possibles et lutta avec toutes ses réserves. " Cependant, reprend la général qui porte toute son attention sur l'événement et sur l'heure la plus critique, c'est-à-dire sur la soirée du 8, cependant, le 8 septembre au soir, il était clair que la manœuvre de Maunoury avait échoué. Pour ne pas être encerclé lui-même, tout ce qui restait encore du 4e corps dut être amené par marches, voie ferrée, automobiles, etc., sur le terrain. Malgré tout, la situation des Français devenait de plus en plus mauvaise. Les Allemands menaçaient leur retraite sur Paris : " Vers la fin de l'après-midi du 9 septembre, ajoute le journal, le 4e corps français dut revenir en arrière dans la région de Nanteuil et l'on se demandait quelle serait la situation le lendemain. " Alors, reprend le général, arrive, sans qu'on s'y attende, la retraite spontanée des Allemands (die selbstätige), sans défaite aucune, comme le reconnaissent les Français eux-mêmes et même sans combat proprement dit. Ils en étaient venus probablement à la conviction, du moins l'a-t-on dit, qu'ils ne pouvaient plus tenir; et alors commença cette retraite qui s'arrêta bientôt sur l'Aisne. Et von Kluck confirme, d'un air détaché, que les Anglais n'avancèrent que lentement. Quand il traversa l'Aisne, il croyait les avoir sur les talons : il put, cependant, s'établir dans sa position actuelle sans avoir, pendant toute sa retraite, laissé un canon, une voiture de munitions ou un cheval entre leurs mains. "
Telle est la thèse. Elle ne fera plus que se répéter en se compliquant au fur et à mesure que des objections se produisent, jusqu'à la fin. Von Kluck déclare qu'il était vainqueur. Il refoulait Maunoury dans Paris. L'ordre de retraite l'a surpris. Cette retraite eut pour cause, affirme-t-il, un grand succès remporté par la 5e armée française sur la Marne, c'est-à-dire sur la IIe armée. Toute la faute est à Bülow et au grand quartier général.
Suivons, cependant, l'action de chaque corps, de gauche à droite, de la bataille des communications à la bataille d'articulation. A l'extrême droite, von Kluck avait entassé l'élite des forces nouvelles qui arrivaient sur le terrain. Il cherchait, évidemment, à constituer une masse de manœuvre de ce côté avec la 6e division (du IIIe corps), qui intervient le 8 au soir près de Cuvergnon, et aussi avec la 4e division de cavalerie; enfin et surtout avec le IXe corps parvenu seulement, le soir du 8, à proximité de la Ferté-Milon-Mareuil. Mais ces troupes allemandes qu'il pousse l'épée dans les reins, ou arrivent trop tard, ou arrivent exténuées.
Quels sont les résultats réels ? Hermann Löhrisch West s'est posé la question : à l'ambulance de Rosoy-en-Multien, il interroge les blessés qui arrivent sur le résultat de l'assaut du 8 au soir, vers Acy et Betz.
" J'apprends, par un camarade de régiment de la 1re compagnie, la fin de l'assaut. A environ 7 heures et demie, il avait cessé, l'ennemi chassé hors de sa position. Mais le restant du régiment était trop épuisé et, pour cette raison, il fut retiré, la nuit, de la hauteur conquise et ramené à Boullarre, c'est-à-dire éloigné du champ de bataille. "
Cela ne donne nullement l'impression d'un succès. Or, voici maintenant le récit d'un artilleur du IVe corps, le lieutenant Hermann Richter (7e division), qui se bat sur le plateau de Trocy. Ces artilleries si puissantes et qui doivent décider du sort de la bataille ont-elles, plus qu'on ne l'a à l'extrême droite, le sentiment de la victoire ?
" Il est environ 11 heures du soir (dans la nuit du 7 au 8). Depuis hier à 5 heures de l'après-midi, nous n'avons rien mangé. Exténués, affamés, nous mangeons quelques bouchées de pain de soldat et nous buvons un coup de vin rouge... Puis le sommeil, dont nous sommes privés depuis quarante-deux heures, s'empare de nous.
8 malin. - Notre but de tir est Étrépilly. On dirait que la bataille devient plus dure encore aujourd'hui qu'hier… Nous apprenons qu'Étrépilly, occupé par nous, a été surpris, cette nuit, par les turcos et que tous ceux de nos gens qui ne se sont pas enfuis ont été massacrés cette nuit par les noirs... Quelques minutes plus tard, les obus de la 6e batterie tombent sur les maisons d'Étrépilly... Je viens justement de découvrir des mouvements de troupes sur la route d'Étrépilly à Trocy, quand les obus, passant au-dessus de nous, nous font involontairement tourner la tête. Et là, à l'extrémité gauche de la 4e batterie, un mélange de fumée, de métal, de parties de corps humain, des cris désespérés. Le téléphone nous apprend que deux canons sont détruits, tous les servants tués ou blessés... Voilà encore un hurlement au-dessus de nos têtes, au milieu des canons de la 6e batterie. L'après-midi (toujours du 8 septembre), je remarque que les masses ennemies se dirigent au loin vers Étrépilly, vers le sud, donc en retraite. Devons-nous avancer ? Je vais au poste de commandement et je pose la question au général : " Devons-nous changer de position ? - Gardez-vous-en bien ! Nous avons uniquement pour devoir de tenir la position à Trocy... " Quatre obus explosent encore et, cette fois encore, deux canons mis hors de combat, la plupart des hommes tués ou blessés. Et, à la tombée de la nuit, un des canons demeurés indemnes est encore endommagé. De sorte que, par ordre du commandant, la batterie est retirée de la ligne de feu. Le capitaine von B..., d'ordinaire si plein d'entrain, est consterné en voyant les débris de sa fière batterie... Ce tableau d'horreur ne veut pas me quitter quand je me couche, le soir, sur la terre nue, sans avoir rien mangé... "
Non ! ce ne sont là ni des sentiments, ni des âmes de vainqueurs. Aussi ne faut-il pas s'étonner du découragement de cet officier lorsque, après une nuit d'insomnie, il écrit, le 9 au matin, " qu'il est encore sous l'impression de la terrible journée du 8 ". D'une façon générale, les récits de la journée du 8 septembre sont abrégés ou supprimés par la censure sur les carnets de route ou les " lettres de soldats " publiés en Allemagne. Malgré tout, il n'en est pas un où ne respire un profond découragement.
Pour le IIe corps qui se bat à Acy-en-Multien, l'officier Kietzmann du 49e régiment d'infanterie résume en ces quelques lignes son impression :
" A Acy, se déroula une bataille dans laquelle nous nous trouvâmes sous le feu des obus ennemis et où nous eûmes beaucoup à souffrir.
7-9 septembre. - La bataille dura sans interruption, même pendant la nuit. Nous eûmes de lourdes pertes causées par les obus. Notre artillerie n'était pas à la hauteur de l'artillerie ennemie qui nous était opposée. "
Le IVe corps de réserve est engagé depuis le début de la bataille. Il est maintenu en avant du Plessis-Placy. Rien d'étonnant à ce qu'il ait énormément souffert. Il est à bout de forces.
Mais voici un officier particulièrement intelligent, Alfred Wirth, qui voit clair et observe non seulement le point de la bataille où il combat, mais ce qui se passe autour de lui et qui remarque le mouvement ennemi qui va décider du succès de la journée.
" 8 septembre. - A 6 heures, le duel d'artillerie reprend. Violent feu d'infanterie nous prenant par le flanc. Vers midi, arrivée des têtes de colonnes du corps de Brandebourg (c'est le IIIe corps). L'après-midi, on entend de sourds, craquements derrière nous, si profonds que la terre semble en trembler. Nos pionniers font sauter les ponts de la Marne pour empêcher les forces ennemies de nous attaquer dans le dos."
Celui-ci comprend. C'est la " bataille d'articulation " qui progresse et il se rend compte, très clairement, qu'à partir de ce moment, l'armée est en danger d'être cernée par le sud, donc par la Marne. Si un simple capitaine fait ce raisonnement, comment l'état-major ne le ferait-il pas ?
" En avant, continue Alfred Wirth, le combat est violent, mais il est favorable particulièrement à l'aile droite où les gens du Schleswig-Holstein ont participé. "
On voit bien que ce succès lui paraît secondaire comparé au danger qui vient de la Marne. D'ailleurs, le spectacle qu'il a autour de lui n'est pas fait pour le réconforter :
" Des parties de mon ancien bataillon reviennent de la ligne de leu leur marche est pesante et fatiguée. Les yeux, enfoncés dans les orbites, ont les bords noircis ; ils regardent avec un sérieux effrayant droit devant eux, et c'est à peine si quelques paroles tombent de leurs lèvres; leurs uniformes sont sales et déchirés, leurs visages couverts de poussière et de sueur, l'un d'eux est éclaboussé de sang. Je cherche la fin de mes provisions et je les leur donne. Ils s'en saisissent avidement... "
Revenant à l'observation qui l'a frappé dans la journée du 8, le capitaine Wirth note :
" Il semble que du sud un adversaire vienne vers nous. On envoie contre lui une division brandebourgeoise... "
Cette note est décisive. Il s'agit, nous l'avons vu, de la 5e division (du IIIe corps) jetée à l'articulation de Trocy. L'ennemi, venant du sud, voilà bien, aux yeux des combattants eux-mêmes, la bataille d'articulation qui se complique; c'est le vrai péril devant lequel la Ier armée est obligée de se dérober. D'ailleurs, elle s'y décide sans retard et c'est ce que nous allons voir bientôt.
Ces témoignages le prouvent : au fur et à mesure que l'on approche de la Marne, la bataille prend, pour les soldats eux-mêmes, son véritable aspect : avec un succès précaire à droite, une sérieuse menace se lève à gauche. Si les courages sont un peu réconfortés par les bruits favorables qui circulent sur l'échec des Français dans leur tentative d'enveloppement vers Nanteuil-le-Haudouin, on voit avec appréhension une autre tentative menaçant l'aile gauche vers Varreddes et Château-Thierry.
La lieutenant Wilhelm Harloff, du 90e régiment d'infanterie (Kaiser Wilhelm), nous donne le récit des émotions d'un officier appartenant à ce IXe corps qui, transporté et ballotté d'un bout à l'autre de la bataille, manqua tellement à von Bülow sans devenir d'une utilité sérieuse pour von Kluck. On mit ses effectifs sur les dents pour les amener à pied d'œuvre au moment où il n'y avait plus qu'à battre en retraite. C'est ce qui provoque, chez notre jeune officier, la réflexion suivante où il y a à la fois de la gloriole et de l'amertume :
" Les marches fournies par la 17e division du 1er au 10 septembre n'ont jamais été nulle part égalées. Tout comme en 1870, nous avons mérité le nom de " kilometer division ", la division des kilomètres... Le colonel général von Kluck avait ordonné que le IXe corps qui, jusqu'à présent, avait été à l'aile gauche de la Ire armée, marchant le long du front en arrière, aurait à se rendre à l'extrême aile droite pour la défendre contre les tentatives françaises d'encerclement, Nous partîmes donc, le 7 septembre au soir (des environs d'Esternay) pour une des plus grandes marches de toute la guerre. Après quatre heures de marche, on bivouaque à 11 heures, un peu en arrière de Fontenelle, à Gillauche (près des fermes du Soudan incendiées au cours de la bataille de la Marne). Nous étions tellement fatigués que c'est seulement après un bon bout de temps que l'on s'aperçut que l'on était installé, avec ces messieurs de la 12e compagnie, sur un même tas de fumier. On nous réveilla à 3 heures trois quarts et on se remit immédiatement en route. Dès qu'il fit jour (le 8 septembre), nous fûmes pris en surveillance par un grand nombre d'aviateurs ennemis sur lesquels on tira, mais en vain. (Ce sont ces aviateurs qui signalèrent ce qu'ils appelaient " la retraite générale allemande " au commandement français.) A 11 heures, on traversa la ville très jolie et admirablement située de Château-Thierry, qui avait des traces du bombardement allemand. A une heure, excessivement fatigués (en effet, vingt heures de marche !), on fit une courte halte en plein champ. Puis il fallut continuer sous la poussière et la chaleur. A 6 heures et demie seulement, une autre courte halte, mais celle-ci sous une pluie torrentielle, près de la Ferté-Milon. Malheureusement, ce ne fut pas encore le bivouac; comme il y avait de la cavalerie française dans les environs (raid du corps Bridoux au delà de Lévigen, signalé ci-dessus), on dut encore se remettre en route, à 10 heures du soir, pour aller prendre le, repos dans un champ d'ailleurs assez voisin ; mais, à 3 heures du matin, il fallut de nouveau se remettre en route. Après une nouvelle marche de six heures, nous étions dans le voisinage de Crépy-en-Valois. "
Donc, le IXe corps arrive le 9 au matin, mais dans quel état ! Or, von Kluck a déjà donné l'ordre de la retraite. Le corps se battit, il est vrai, le 9, pour aider les corps combattants dans cette région à se dégager. Mais, combien, sans tant de fatigues, sa présence n'eût-elle pas été plus utile auprès de Bülow pour faire face à l'avance alarmante de la 5e armée française !
L'armée allemande, menée par de tels chefs, fut toujours sacrifiée au caprice d'une prétendue " génialité " stratégique. On surmène ces corps, on joue avec eux au Kriegspiel, et l'on s'étonne, après cela, qu'ils ne rendent pas tout ce que l'on exige d'eux à l'heure de la bataille !
Un autre corps prend part, comme nous l'avons dit, à la manœuvre finale de von Kluck, c'est le IIIe corps. Il a déjà subi bien des alternatives et bien des fatigues. Pour les faire accepter par la troupe, on répandait dans ses rangs qu'on revenait vers Paris pour y entrer triomphalement (Henri Heubner).
" A 6 heures du matin (le 8, à Charly-sur-Marne) les compagnies fatiguées se remettent en route; marche ininterrompue par un soleil brûlant jusqu'à midi. Cet appel excessif aux forces des troupes ne fut pas inutile. Cela réussit, malgré que nos malheureuses compagnies épuisées
demeurassent à moitié couchées sur les routes brûlées par le soleil; nous, du moins, nous avons pu tenir. Notre division-soeur était arrivée vers midi à l'aile en danger (il s'agit de la 5e division qui marche de Cocherel sur Trocy). On pouvait voir clairement, d'après l'explosion des projectiles, que l'aile droite aussi était en péril. Nous continuâmes (il s'agit, on le voit, de la 6e division) notre marche et nous primes enfin près du village d'Antilly (entre Boullarre et Betz) une position d'attente pour soutenir l'aile droite du corps exposé. Lorsque, vers 6 heures moins le quart, l'autre division du corps d'armée envoyée en renfort entra en ligne à côté de l'aile gauche, la bataille était en quelque sorte gagnée par les Allemands. Il y eut une nouvelle offensive de l'ennemi, à 7 heures et demie, à l'aile droite. Mais il en fut de même et la partie fut perdue pour lui... Quant à nous, nous n'avions pas participé d'une façon directe à cette bataille. Mais les grandes marches tellement extraordinaires que l'on avait fait faire à nos deux corps (IXe et IIIe) n'avaient pas été inutiles puisqu'elles avaient préservé les deux corps en danger d'une véritable catastrophe. Le soir, notre bataillon bivouaquait dans un petit bois de peupliers, sur des gerbes de paille.
Les fatigues des jours précédents et la conscience d'avoir remporté la victoire sur un adversaire bien plus fort nous ont donné un sommeil profond et réconfortant. "
Celui-ci, du moins, croit à la victoire et a l'efficacité de la manœuvre. Mais observons que son corps ne s'est pas battu, qu'on l'a trouvé trop épuisé pour l'engager : ainsi la crédulité de l'officier, vainqueur à peu de frais, se satisfait de la grande " conception géniale " qu'on lui a insinuée, depuis le début, et il garde l'illusion d'une prochaine entrée dans Paris.
Les officiers qui raisonnaient voyaient les choses tout autrement et, pour conclure, nous citerons le témoignage d'un officier du IXe corps dont le jugement est froid et lucide, Hermann Lôhrisch :
" D'après ce qui m'est venu aux oreilles, les choses seraient différentes (de ce qui est dit et écrit officiellement). La raison qui aurait forcé à la retraite serait que l'on avait continuellement retiré des troupes du ventre pour les placer à l'aile droite, de sorte que la ligne plus à gauche serait devenue trop mince et courait le risque d'être rompue. Dans ces conditions, il devint absolument nécessaire de se rapprocher de la base d'opérations. De telle sorte, qu'avec les troupes dont on disposait, il fallait se contenter de maintenir ce que l'on avait obtenu de terrain par une avance rapide, en se retirant sur des positions plus favorables. C'est ainsi que l'ordre de retraite arriva au moment où, après d'immenses sacrifices, l'offensive ennemie de Paris à Verdun paraissait rompue. "
Cette version, écho peut-être de ce qui se disait à l'état-major de von Bülow, est beaucoup plus voisine de la vérité, du moins pour ce qui se passe sur l'Ourcq. C'est parce que, von Kluck a retiré ses corps de la gauche pour les jeter sur sa droite qu'il a exposé le, centre au danger d'une percée signalée, dès le 7, par Bülow. C'est donc von Kluck qui a la responsabilité de la défaite de l'Ourcq et par contrecoup de la Marne ; et c'est dès le 8 au soir qu'il s'est rendu compte lui-même qu'il n'avait plus qu'à déguerpir (Von Kluck, dans la Marche sur Paris dit que c'est " le 9 à 11 h. 30 d du matin que le repli de l'aile gauche de l'armée von Linsingen sur la ligne Crouy-Colombs fut ordonné "; mais il joue sur les mots. Dès le 7 au soir, l'abandon de Varreddes était autorisé et, comme nous venons de le voir, le mouvement par les arrière-gardes, les convois et le repli sur le Clignon s'opérait dès le 8.).
De toutes façons, sa défaite était certaine, à moins d'un de ces miracles qui sont bien rares en stratégie : la manœuvre de Joffre l'avait acculé à un dilemme : ou il se gardait à droite pour se sauver de l'enveloppement, mais alors il affaiblissait sa liaison avec Bülow et s'exposait à la percée ; ou bien il maintenait sa liaison par le moyen de ses deux corps ; mais alors il risquait d'être battu et enveloppé à droite.
Des deux périls, il choisit le moins grave et, en tout cas, le moins désagréable pour lui. Il préféra se maintenir à la bataille des communications quitte à sombrer à la bataille de l'articulation. Il est vrai, qu'ici, il ne sombrait pas seul et il pouvait accuser son voisin et collègue Bülow d'avoir été par le fond avant lui."
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