CHAPITRE XI - LA BATAILLE DE L'ARGONNE
(6 et 7 septembre.)
Le rôle de l'armée Sarrail.
"Une des missions les plus délicates confiées par le général Joffre aux armées françaises engagées depuis le plateau de l'Ourcq jusqu'aux Vosges, était celle qui incombait à la 3e armée. Elle était comme un nœud robuste, rassemblant autour de Verdun toutes les chaînes de la défense française. Mais la situation de la 3e armée était telle que, pour assurer la liaison des deux parties du vaste engagement, si elle avait l'avantage de manœuvrer dans la région des places fortes, elle était contrainte d'opérer sur un terrain particulièrement difficile : l'Argonne.
L'Argonne, avec Verdun à son extrémité nord, faisait, il est vrai, une avancée, une " dent " en pleine chair allemande. Mais si l'ennemi, négligeant momentanément le camp retranché, s'enfonçait dans le territoire français, la place pouvait se trouver exposée, très en flèche et, peut-être, isolée.
En un mot, pour garder ses contacts avec les armées de Lorraine et avec la place de Verdun, la 3e armée était obligée de se maintenir, le plus longtemps possible, le plus au nord possible. Mais pour garder, d'autre part, ses liaisons avec la grande armée de Joffre opérant sur la Marne, elle était obligée de s'allonger vers le sud, jusqu'au cours de l'Ornain.
Le dilemme de la manœuvre de la 3e armée se résume en cette alternative. Or, la volonté de Joffre est de tout sacrifier au succès de sa manœuvre. Quelle sera donc la limite des sacrifices nécessaires ?
Le général Sarrail, par une juste compréhension de son devoir particulier, tend à les restreindre au minimum. On a beaucoup discuté, depuis, sur ce point précis et sur ce que l'on a qualifié " l'ordre d'abandonner Verdun ". Il est assez naturel que, sur les lieux, on ait eu une tendance à attacher plus d'importance aux considérations particulières, et, qu'au centre, on se soit laissé conduire surtout par les considérations générales. Je le dis, - une fois pour toutes, - presque toutes les polémiques relatives à la guerre viennent de ce désaccord : vue particulière insuffisamment renseignée sur la situation générale. Heureusement, à l'heure décisive, c'est-à-dire à la bataille de la Marne, c'est l'esprit d'entente qui prédomina. Le chef avait confiance en son subordonné, et celui-ci finit toujours par exécuter les ordres du chef. Je tâcherai d'exposer avec équité certaines divergences intellectuelles qui se sont, de beaucoup, exagérées par la suite et de dire, en toute sincérité, les raisons communes de la commune victoire.
Il est assez naturel que les états-majors qui n'avaient pas assisté aux défaites de la Sambre et de la Lorraine annexée, ceux surtout qui avaient vu l'ennemi fuir à la journée d'Étain et, bientôt après, aux combats de la Meuse, ne se soient pas rendu compte, d'abord, des raisons qui avaient dicté au général Joffre l'Instruction du 25 août et les ordres pour la retraite générale. Ils se sentaient capables de défendre le terrain pied à pied, notamment à Verdun et autour de Verdun. C'est la première pensée que manifeste le général Sarrail en prenant possession de son commandement, au début même de la grande retraite stratégique, le 30 août. Mais, dès le 31, il lui est prescrit d'arrêter l'offensive qu'il médite et de conformer son mouvement à celui de l'ensemble des armées. Il obéit.
La conception du grand quartier général est que la 3e armée n'a plus, pour le moment, à faire barrage entre l'Argonne et Verdun, mais qu'elle aura à se replier pour se préparer, de concert avec la 4e armée, à reprendre la lutte plus au sud. On tenait compte, d'ailleurs, des dispositions nettement offensives du général Sarrail; car l'Instruction du 1er septembre lui prescrivait de " s'arrêter, de faire face à l'ennemi et de saisir toute occasion pour lui infliger un échec ".
La retraite s'est effectuée sans de trop sérieuses difficultés, l'ennemi, sous les ordres assez mous du kronprinz, s'étant montré peu mordant, et la 3e armée s'est trouvée, la 5 au soir, sur les positions suivantes :
La 7e division de cavalerie, qui est chargée de la liaison avec l'armée de Langle de Cary, opère dans la région de Laimont. A sa droite, se trouve le 5e corps (général Micheler), s'allongeant de Noyers sur l'Isle-en-Barrois par Laheycourt-Louppy-Villotte, les arrière-gardes à Triaucourt, Vaubécourt et Beauzée-sur-Aire. Plus au nord, le 6e corps (général Verraux) cantonne à Saint-André- Rambercourt-Marais-Hargeville. Enfin, en relation avec la place de Verdun, le groupe des divisions de réserve est campé autour de Souilly.
Si l'on considère les voisinages, la situation est la suivante. Au sud, le 5e corps est, en somme, séparé de la 4e armée (de Langle de Cary), dont le 2e corps est à Cheminon, par une fissure d'environ vingt kilomètres, qui n'est couverte que par la 7e division de cavalerie. Au nord, les liaisons sont parfaitement maintenues avec la place de Verdun. A l'est, une distance de 40 kilomètres environ .sépare l'armée du général Sarrail de l'armée du général de Castelnau, et c'est là comme un trou béant fait pour tenter l'ennemi, étant donnée la position tout à fait saillante de la " dent de Verdun ", relativement à Sainte-Geneviève et au Grand-Couronné, où Castelnau, à ce jour même, se défend péniblement.
C'est dans cette journée du 5 septembre que le général Sarrail a reçu l'Instruction générale, pour la bataille de la Marne, ordonnant de prendre l'offensive. Les ordres, qui seront modifiés encore au fur et à mesure des événements, sont les suivants :
" La 3e armée comprendra les 5e, 6e, 15e et 21e corps d'armée (Le 21, corps fut ultérieurement, comme nous l'avons dit, rattaché à l'armée de Langle de Cary et non à l'armée Sarrail.), les 65e, 67e, 75e divisions de réserve, la 7e division de cavalerie. Le 15e corps qui fait mouvement par voie de terre a reçu l'ordre de se porter, par Gondrecourt, Houdelaincourt, sur Dammarie-sur-Saulx, qu'il s'efforcera d'atteindre, le 6 septembre, en fin de journée. Il sera rattaché à l'armée, le 6 septembre.
Le 21e corps d'armée aura ses éléments combattants transportés par voie ferrée dans la région Joinville-Vassy, les 5, 6 et 7 septembre au matin ; après débarquement, le 21e corps d'armée doit se porter dans la région Montiérender-Longeville. Il relèvera de la 3e armée au point de vue du fonctionnement des services, mais il sera initialement à la disposition du commandant en chef...
La 3e armée, dont la mission est d'opérer à droite du groupe principal de nos armées, se repliera lentement en se maintenant, si possible, sur la flanc de l'ennemi, et dans une formation lui permettant, à tout instant, de repasser à l'offensive face au nord-ouest. "
Voilà donc, à la fois, les forces de la 3e armée, sa mission et le terrain où elle est rassemblée : elle constitue l'extrémité est du grand mouvement de l'armée Joffre ; et le relie, d'une part, avec Verdun, et, d'autre part, avec les armées opérant dans l'est. Elle fait, sur l'Argonne, une courbe allongée depuis Revigny jusqu'au camp retranché de Verdun. Sans abandonner tout à fait la surveillance de la Woëvre et des débouchés de Metz, elle a la face tournée vers l'ouest, et elle peut, d'un instant à l'autre, tomber sur le flanc de l'armée allemande, si celle-ci s'aventure plus au sud. Mais elle occupe une ligne extrêmement allongée ; sa droite n'est formée que de divisions de réserve; sa gauche a toutes les peines du monde à rejoindre la 4e armée à la trouée de Revigny, et, enfin, ses arrières sont singulièrement exposés, si l'ennemi a caché une armée dans Metz et tente de se glisser par le Rupt-de-Mad. En un mot, Sarrail a les avantages, mais aussi les inconvénients de la situation extrême qui lui est assignée et du voisinage de Verdun qui l'attire tout en le protégeant."
Les projets de Moltke et les ordres du kronprinz.
"Le sort de la 3e armée va dépendre des projets de l'ennemi et de leur exécution.
Bien entendu, personne, dans le camp français, n'a pu deviner la transformation profonde que vient de subir le plan général allemand. On ne connaît encore ni l'effet de la défense de Castelnau et de Dubail dans l'est, ni l'effet de l'attaque sur l'Ourcq; on ne connaît rien du rôle nouveau qui vient d'être attribué, par les Instructions générales allemandes du 5 au matin, aux deux armées du duc de Wurtemberg et du kronprinz. La connaissance que nous avons maintenant de ces instructions éclaire tout à nos yeux ; mais les états-majors français en étaient réduits à l'incertitude et aux hypothèses, au fur et à mesure qu'ils voyaient les événements se développer devant eux.
En fait, une bataille de rencontre allait s'engager. Mais tandis que Sarrail tendait à prendre l'ennemi par le flanc et au nord, l'ennemi se donnait pour objectif de couper et d'envelopper l'armée Sarrail par le sud, c'est-à-dire par la trouée de Revigny. Il se faisait ainsi une sorte de " balancez vos dames ", ayant pour résultat de ne pas opposer exactement les forces aux forces. De part et d'autre, il allait y avoir surprise : mais elle serait bien plus redoutable, dans ses suites, pour les armées françaises que pour les armées allemandes : car, si le plan allemand réussissait, la grande armée de Joffre était coupée et Sarrail isolé et enveloppé ; la bataille de la Marne, gagnée à l'ouest, était perdue à l'est avec des conséquences de la plus haute gravité.
Tout ceci va devenir très clair par l'étude des ordres de Moltke du 5 au matin, qui s'appliquent en même temps à la IVe armée (duc de Wurtemberg) et à la Ve armée (kronprinz) :
" c) ... Un refoulement de toute l'armée française contre la frontière suisse en direction sud-est n'est plus possible.
e) ... Les IVe et Ve armées sont encore en contact avec d'importantes forces ennemies. Elles doivent s'efforcer de les repousser continuellement vers le sud-est. Par cela même, la voie sera ouverte à la VIe armée sur la Moselle, entre Toul et Épinal. Il n'est pas encore possible d'envisager si une action conjuguée avec les VIe et VIIe armées en cet endroit permettra de repousser sur la frontière suisse des forces ennemies importantes. Le rôle immédiat des VIe (kronprinz de Bavière) et VIIe armées (von Heeringen) est toujours de retenir les forces ennemies se trouvant devant leur front. L'attaque sur la Moselle, entre Toul et Épinal, en masquant ces deux places, est à exécuter le plus tôt possible...
g) En conséquence... Les IVe et Ve armées, par une progression inébranlable, doivent ouvrir aux VIe et VIIe armées le chemin sur la Haute-Moselle. Droite de la IVe armée, en direction de Vitry; droite de la Ve armée, Revigny. Le IVe corps de cavalerie éclaire les fronts des IVe et Ve armées. "
Ces ordres généraux sont traduits par le kronprinz en ordres particuliers datés de Varennes, le 5, à 8 heures du soir. Ceux-ci ont été trouvés à Nettancourt sur un officier allemand. Mis à leur place, ils n'en acquièrent que plus de précision et d'autorité. Ces ordres (Ve armée, n° 167) donnent pour objectifs, le 6: au VIe corps : Revigny; au XIIIe corps : Mussey-Varney-Fains; au XVIe corps : Bar-le-Duc; au IVe corps de cavalerie : l'exploration sur la ligne Dijon-Besançon-Belfort.
Commentons cet ensemble de précisions. Le haut commandement allemand vient, comme il le déclare lui-même, de renoncer à la grande " tenaille ", qui consistait à écraser l'armée française ou à la rejeter tout entière sur la frontière suisse, et il en monte une sensiblement plus courte, avec, seulement, les IVe, Ve, VIe et VIIe armées : elles reçoivent l'ordre d'avoir à se trouver rassemblées, en fin d'exécution, sur la Haute-Moselle.
C'est leur but commun. Il s'agit, pour la IVe et la Ve armée, de s'avancer par une " progression inébranlable " vers cet objectif éloigné et, d'abord, sur la trouée de Revigny et sur Bar-le-Duc, de façon à " ouvrir aux VIe et VIIe armées le chemin de la Haute-Moselle ". Alors, tous ensemble auront à se rameuter autour des armées Castelnau et Dubail pour les bousculer sur la frontière suisse. De là découlent les ordres donnés aux corps de la Ve armée, et, en particulier, la mission confiée au corps de cavalerie d'explorer la ligne Dijon-Besançon-Belfort. Cette mission éclaire la prodigieuse aberration du haut commandement allemand. En somme, c'est l'objectif des quatre-vingts kilomètres qu'on assigne à la cavalerie du kronprinz et, consécutivement, à ses gros.
On pense donc encore qu'il n'y a qu'à courir; on pense encore que l'armée française n'offrira aucune résistance. Le major Bircher, auteur suisse bien renseigné, homme compétent et avisé, ne peut en croire ses yeux. Ayant pris connaissance, dans l'un des fascicules de notre Histoire de la Guerre, de cet ordre du 6, il écrit : " Le corps de cavalerie doit avoir reçu l'ordre d'aller en reconnaissance de Saint-Mard-sur-le-Mont vers Dijon-Besançon-Belfort. On peul à peine supposer que ces données empruntées à des sources françaises reposent sur la réalité. Une reconnaissance pouvait à peine parvenir au delà du plateau de Langres et ne pouvait avoir, au plus, pour but que Bar-le-Duc-Joinville... " Le judicieux Bircher raisonne sur les données du bon sens. Mais le kronprinz et le grand état-major concevaient en pleine chimère. Que dirait-on de nos chefs s'ils avaient donné à leurs armées des objectifs tellement illimités ?
Il n'en est pas moins vrai que l'armée Sarrail allait avoir affaire à une offensive d'autant plus énergique qu'elle se proposait un but plus éloigné et que cette offensive combinée avec celle du duc de Wurtemberg allait devenir une menace terrible pour la liaison de l'armée Sarrail avec l'armée de Langle de Cary. La trouée de Laimont-Revigny, défendue seulement par une division de cavalerie, devenait, de ce côté, l'enjeu de la bataille. Joffre avait mille fois raison de veiller à ses liaisons."
Le terrain de la manœuvre L'Argonne et la place de Verdun.
"Avant d'aborder le récit des dures journées du 6 et du 7 à l'armée Sarrail, il est nécessaire de rappeler, du moins dans ses lignes générales la configuration du terrain : car elle est si particulière qu'elle fournirait, à elle seule, une explication es événements.
L'Argonne n'est, en somme, qu'une Champagne surhaussée.
Dans les vieilles formations géologiques, elle fut le dos de terrains jurassiques d'argile et de silex, sur lequel s'appuyèrent les alluvions de la Champagne humide. Elle s'incurve en demi-cercle et abrite ainsi, de loin, le bassin de Paris. Pour entrer dans celui-ci, il faut franchir les défilés de l'Argonne. Mais si une armée vient du nord, si elle a passé l'Argonne au défilé de Grandpré, et si elle fait nappe en Champagne, elle ne sera jamais en sécurité tant que l'Argonne sera occupée militairement : car cette ligne ferme la parenthèse contre les envahisseurs qui se heurtent, d'autre part, au massif de Seine-et-Marne.
Telle est, en somme, la conception " géologique ", si j'ose dire, de la bataille de la Marne : attirer l'ennemi dans les Champs Catalauniques et le boucler entre le camp retranché de Paris à l'ouest et le camp retranché de Verdun à l'est. Donc, une armée qui vient du nord et qui a franchi le défilé de Grandpré s'expose à ce péril. Elle coule en plaine, où elle ne trouve pas d'obstacle : mais les hauteurs restent occupées et, de ces hauteurs, une attaque de flanc lui sera toujours redoutable.
Observons qu'une troupe qui se cantonne précisément sur l'Argonne est, par contre, très exposée. La parade qu'on peut lui opposer est celle-ci : profiter de la marche en plaine pour la cerner à la fois à l'est, à l'ouest et au sud. A l'est, une plaine s'ouvre, c'est la Woëvre : elle est commandée par Metz et une armée sortant de cette place peut se glisser jusqu'à Saint-Mihiel. A l'ouest, une plaine s'ouvre, c'est la vallée de l'Aire, adossée à l'Argonne. Elle conduit tout droit à Bar-le-Duc, qu'elle tourne. Bar-le-Duc et Saint-Mihiel sont à peu près au même parallèle. En se tendant la main, deux armées qui occuperaient ces deux villes auraient contourné l'Argonne par le sud et y auraient enfermé tout ce qui s'y serait attardé. Il est vrai qu'il reste le camp retranché de Verdun. Mais une place forte de cette importance, sans relation avec le dehors et sans armée de soutien, est condamnée fatalement. Le principe d'une bonne défense de l'Argonne et de Verdun réside donc en cette loi unique : garder les contacts avec la place, oui, mais ne pas s'y laisser enfermer.
Ceci dit, l'Argonne présente, au point de vue tactique, pour une bataille défensive, des avantages incomparables. Il faut connaître ce pays informe, désordonné, tout en détours, en chausse-trappe, en versants boisés, parfois coulants, souvent à pic, pour se faire l'idée des difficultés qu'un pareil terrain présente à l'envahisseur. Celui-ci est visé et dominé de partout. C'est une perpétuelle embuscade contre lui, et, s'il marche rapidement par la plaine pour échapper à l'embûche des hauteurs, il s'empêtre, plus il s'enfonce : car des sommets et du camp retranché, une offensive brusquée peut le tourner, alors qu'il prétend tourner. Revigny et Bar-le-Duc sont bien tentants; mais il faut les atteindre. Une marche concentrique des quatre armées d'invasion vers Neufchâteau, c'est une conception extraordinairement séduisante; mais, il y a " la dent de l'Argonne " : il faudrait d'abord arracher la dent.
Le choc brutal des deux offensives se produit le 6 septembre, dès la première heure. Le kronprinz fonce avec ses corps disposés en flèche, et un peu trop échelonnés les uns derrière les autres, sa cavalerie en avant, vers la trouée de Revigny. Sarrail, ayant son armée tendue en écharpe depuis les forts de Verdun jusqu'à Revigny, entend lui barrer la route et se réserve de tomber sur son flanc au cours de cette offensive téméraire.
Que l'on considère l'une ou l'autre des deux armées, le sort de la bataille est fortement influencé par la proximité du camp retranché et de la place de Verdun. En effet, le kronprinz ne peut se lancer au rendez-vous qui lui est assigné sur la Haute-Moselle, sans prendre ou masquer Verdun : l'enlever de haute lutte, il ne faut y songer; la voiler, c'est fixer, à distance du champ de bataille, des troupes dont le besoin se fera sentir au fur et à mesure que l'offensive s'allongera vers le sud. Et si, par contre, on néglige de prendre de telles précautions, la place est assez forte et assez bien munie pour menacer dangereusement les arrières au moment où la tête sera engagée au loin.
Telle est la véritable utilité des places fortes et des camps retranchés : s'ils sont gardés, non seulement par une garnison intérieure mais aussi par une force extérieure libre de ses mouvements et ne conservant avec la place que des attaches très élastiques, les routes de pénétration de la région sont dominées de telle sorte qu'il est extrêmement difficile à l'ennemi de s'y engager. Ayant toujours la préoccupation de ses arrières, il est gêné dans tous ses mouvements; ses lignes s'allongent, sa sécurité diminue, ses forces s'amincissent et, conséquemment, ses résolutions sont difficilement réalisables.
Disons-le en deux mots. Il est à peu près aussi difficile de masquer une place que de la prendre. En cela, l'exemple de Verdun pendant toute la campagne est de la plus haute portée. L'offensive allemande fut empêtrée d'un bout à l'autre de la guerre par le souci de telle ou telle place : Anvers, Maubeuge, Verdun, comme, sans doute, l'offensive française eût été empêtrée par le souci de Metz ou de Thionville, si elle ne se fût pas portée immédiatement au delà du Rhin, ce qui était son véritable objectif.
Ainsi, l'importance décisive de la place de Verdun apparaît, même quand on en était encore à la guerre de mouvement. Il est permis de se demander si le haut commandement allemand n'eût pas ou intérêt à commencer la guerre par la ruée sur Verdun qu'il dut entreprendre plus tard. Il y eût sacrifié sans doute des forces considérables : mais il eût rompu, peut-être, cette puissante barrière de l'est sur laquelle Joffre appuyait tout son système, soit offensif, soit défensif. Quoi qu'il en soit, il va devenir de plus en plus évident, par l'exposé des raisons qui ont amené l'échec du kronprinz, que c'est la force de cette barrière de l'est, trouée de Charmes, Grand-Couronné, Verdun, qui a sauvé le pays."
La situation de l'armée du kronprinz et de l'armée Sarrail le 6 au matin.
"La Ve armée allemande était ainsi composée : VIe corps (général von Pritzelwitz) : 11e division (voit Webern) et 12e division (Charles de Beaulieu) ; XIIIe corps (général von Fabeck) : 26e division (von Urach) et 27e division (von Pfeil) ; XVIe corps (général von Mudra): 33e division (Reitzensteln) et 34e division (Heinemann); VIe corps de réserve (général von Gossler) : 11e division de réserve (Suren) et 12e division de réserve (Lüttwitz) ; Ve corps de réserve (général von Gündell) : 9e division de réserve (von Guretzky-Cornitz) et 10e division de réserve (von Wartenberg); Ve corps (général von Strantz) : 9e division (von Below) et 10e division (Kosch) ; l'armée comprenait, en outre, le 2e groupe de landwehr (général Franke), composé de la 45e brigade (von Bosse), de la 43e brigade (von der Lippe), de la 9e brigade bavaroise (Kiessling), de la 53e brigade (von Osswald) et de, la 14e brigade (Saenger); la 33e division de réserve (général Bausch); le 4e corps de cavalerie (général von Hollen), composé de la 3e division de cavalerie (von Unger) et de la 6e division (comte von Schmettow).
Le gros des troupes se trouvait, le 6 septembre au matin, dans la région de Givry-en-Argonne-Triaucourt-Sommeilles et défilait au pied de l'Argonne à une distance respectueuse. Le kronprinz donnait pour objectif général à ses troupes de choc Bar-le-Duc : à son extrême droite, il avait pris la liaison, par son VIe corps, avec le XVIIIe corps de réserve (von Steuben), de l'armée du duc de Wurtemberg, et il comptait sur un vigoureux coup de main de ce corps en direction de Revigny.
Disons tout de suite que la place de Verdun ne fut ni surprise, ni intimidée par les premières manifestations de l'ennemi. Le général Coutanceau s'y attendait; on était prêt. Le canon répondit au canon, dès le 4, du côté d'Haudiomont; la défense mobile occupa des positions que l'on avait eu le temps d'installer et de perfectionner. L'artillerie de la place balayait au loin toutes les routes. Le kronprinz se trouva dans l'obligation d'établir des forces importantes en surveillance devant ce front immense. Le VIe corps de réserve, parti de Montfaucon, et toute la landwehr disponible y turent employés dans la région de Saint-André-Avocourt (VIe de réserve) et entre Avocourt et Consenvoye (landwehr). Quant au Ve corps de réserve qui, après avoir combattu le 22 août à Boismont, à Bazailles et à Joppécourt, avait suivi le mouvement de l'armée vers l'ouest, il s'était arrêté avant le passage de la Meuse et ses deux divisions reçurent mission de surveiller la place, entre Romagne et Consenvoye, sur la face nord.
Il reste donc au kronprinz, pour l'offensive vers le sud, les corps suivants pour lesquels les ordres partent le 5 septembre à 8 heures du soir. Le IVe corps de cavalerie (général von Hollen), avec ses 3e et 6e divisions, doit pousser son exploration de Saint-Mard-sur-le-Mont, sur la ligne Dijon-Besançon-Belfort, éclairant les fronts des IVe et Ve armées; le VIe corps (général von Pritzelwitz) a ordre de foncer sur Revigny par Laheycourt et Villotte; le XIIIe corps (général von Fabeck) doit, de Triaucourt, s'avancer vers Lisle-en-Barrois et Villette et s'emparer des ponts de Mussey, Varney et Fains; enfin le XVIe corps (général von Mudra) est chargé de s'emparer de Bar-le-Duc.
Cette marche en direction du sud-est, cette disposition en triangle est imposée par la conformation des lieux et les ordres de Moltke. Puisqu'il s'agit de progresser à tout prix vers Bar-le-Duc, l'armée s'allonge; mais comme il faut parer à une sortie éventuelle de Verdun, elle s'agglomère. Ainsi se produit ce singulier échelonnement des corps et cette espèce de resserrement dans un étroit couloir qui ne permet pas le débit normal de la puissante armée du kronprinz. Disposant au total de la valeur de plus de sept corps d'armée et ayant ainsi la supériorité numérique sur Sarrail, il ne peut jamais en mettre plus de trois en ligne; les autres s'embarrassent entre eux, mélangent leurs convois et en viennent à combattre en se tournant le dos.
Sarrail parait avoir eu une vue très claire des avantages que lui offrait, à ce point de vue, la situation de l'ennemi. Son ordre du 4 disait déjà : " La 3e armée continuera son mouvement vers le sud prête à frapper dans le flanc gauche de l'ennemi qui menacerait la 4e armée. "
Sans perdre le contact avec Verdun, la 3e armée s'est établie sur Beauzée-sur-Aire et Vaubécourt, occupant ainsi cette position de flanc qui était à la fois conforme à la volonté du général en chef et à la conception particulière du général Sarrail. La cavalerie était prête à surveiller l'un ou l'autre revers de ces collines tourmentées. En effet, la situation se compliquait à l'est, du fait qu'un corps allemand (le Ve) était signalé cherchant à s'insinuer dans la Woëvre. Si l'armée de Sarrail voulait éviter le risque d'être tournée, elle devait avoir l'œil de ce côté et se maintenir en forces à proximité de la place. En raison de cette situation extrêmement délicate et complexe, la place elle-même devait nécessairement prendre part à la bataille.
Ainsi, Verdun restait une préoccupation singulière pour les deux chefs. Le kronprinz l'attaquait pour se couvrir contre une sortie de la place et Sarrail réclamait de tout son pouvoir cette sortie. La bataille qui se livrait pour les voies du sud se trouvait, par une sorte de paradoxe, accrochée, d'abord, aux débouchés du nord. En un mot, le kronprinz qui courait en avant était saisi par le talon, au moment où il s'élançait.
Le général Coutanceau, gouverneur de Verdun, avait, au début de la guerre, pris son dispositif " face à l'est " entre Haudiomont et Ornes, avec trois régiments (164e, 165e, 166e), dix batteries et environ sept cents pièces (à tir lent) pour toute la place. Il avait reçu ensuite la 72e division de réserve (143e et 144e brigades de chacune trois régiments à deux bataillons) que le général Ruffey prit bientôt sous ses ordres pour la bataille de Virton; le 24, le général Maunoury avait pris également sous son commandement les trois régiments actifs, pour le combat d'Étain. Il ne restait au gouverneur de Verdun que 13 bataillons territoriaux pour 41 kilomètres de front. Mais la retraite de la 3e armée autour du camp retranché allait avoir pour conséquence la rentrée des effectifs dans la place et même leur renforcement. Dans la journée du 2 septembre, le général Joffre prescrivit au général Sarrail de remettre à la disposition du gouverneur de Verdun les régiments actifs de la place et la 72e division de réserve, enfin de renforcer la garnison d'une brigade de réserve; la 108e brigade (de la 54e division de réserve) fut ainsi détachée à Verdun.
Le général Coutanceau n'était pas sans inquiétude au sujet de l'intervention que l'on réclamait de lui. Il avait sa responsabilité propre, garder Verdun; un article du service des places l'autorisait à consacrer toutes les forces dont il disposait à la mission qui lui était confiée; il jouissait d'une indépendance relative à l'égard de la 3e armée et il arguait de cette situation particulière. Mais le général Sarrail, sentant combien sa propre situation devenait périlleuse, obligé qu'il était de combattre depuis la place elle-même jusqu'à Revigny, prit sur lui de donner au général Coutanceau un ordre formel : " L'intervention des troupes de la garnison de Verdun pourrait être absolument décisive dans les circonstances présentes. Je vous ordonne de mettre tout en œuvre pour que cette action se fasse sentir demain le plus tôt possible dans la direction Nixeville-Rampont-Ville-sur-Cousances (vers le sud-ouest). " La place entrait donc dans la bataille.
En résumé, au moment où la bataille allait s'engager, c'est-à-dire dans la nuit du 5 au 6, les forces dont disposait le général Sarrail occupaient partie la plaine, partie les hauteurs, dans l'ordre suivant: le 5e corps (général Micheler) de Noyers à Lisle-en-Barrois, en liaison à sa gauche avec le 2e corps (général Gérard) de l'armée de Langle de Cary; à sa droite, le 6e corps (général Verraux) de Rembercourt-aux-Pots à Saint-André, à cheval sur l'Aire; et, en relation directe avec Verdun, à Souilly, le groupe des 65e, 67e et 75e divisions de réserve du général Pol Durand. A l'extrême droite, les troupes de la garnison de Verdun (72e division de réserve) prolongeaient le mouvement. Le quartier général de la 3e armée était à Ligny-en-Barrois.
Le 5 septembre, à 18 h. 30, Sarrail donnait au 5e corps l'ordre d'attaquer sur Laheycourt-Villotte avec une brigade installée en flanc défensif face à l'ouest et au 6e corps sur Nubécourt-Sommaisne; deux divisions de réserve devaient appuyer, à Souilly, la droite du 6e corps; une autre se tiendrait en réserve à Chaumont-sur-Aire, la 54e division de réserve à Rembercourt-aux-Pots ; la 7e division de cavalerie serait dirigée sur Lisle-en-Barrois ; enfin, la 72e division de réserve sur Souhesme-la-Grande."
La bataille pour la trouée de Revigny le 6 septembre.
"D'après les ordres donnés respectivement, pour la même heure, dans les deux camps, la bataille s'engagera donc dès l'aube, le 6 septembre.
Le kronprinz part à fond de train en direction de Bar-le-Duc; n'emmenant que ses troupes combattantes, il laisse ses convois à la traîne à la hauteur du camp retranché. Apercevant le mouvement, la 72e division de réserve (général Heymann), avec 16 bataillons, son artillerie de 75 et une batterie de 95, sort de la place à 4 heures du matin, passe à 6 heures au point initial de Baleycourt et se met à jeter le désarroi dans les parcs ennemis échelonnés le long de la Cousances ; en outre, deux divisions de réserve, descendant lentement, et assez mal gardées, d'ailleurs des hauteurs de la forêt de Souilly, s'avançaient en direction de Beauzée-sur-Aire pour prêter la main au 6e corps (général Verraux) qui se battait au sud.
L'offensive du kronprinz n'est pas arrêtée pour cela : l'artillerie du XVIe corps canonne violemment les régiments de réserve dans Rignancourt; puis, filant vers le sud, l'armée allemande fonce sur les deux corps de Sarrail allongés en avant de la trouée de Revigny. En raison même de la force d'impulsion des trois corps allemands resserrés dans l'étroit couloir, ils écrasent tout devant eux. L'aile gauche de Sarrail extrêmement mince et qui, en vérité, n'était qu'un cordon, commença à plier devant le VIe corps (von Pritzelwitz) dans la région Sommeilles-Noyers-Laimont. C'est une véritable surprise et une dure circonstance pour le 5e corps (général Micheler).
Le contact est pris, dès 5 heures du matin, entre la 10e division et l'ennemi qui s'est infiltré entre les hauteurs de Noyers-Brabant-le-Roi et la forêt de Belnoue. La 10e division (général Roques) tenait Noyers et Brabant-le-Roi. Le 89e, violemment attaqué à Brabant-le-Roi, fait un mouvement en arrière sur Villers-aux-Vents. A 7 heures, ordre à la 10e division de reprendre Laheycourt et de chasser l'ennemi de la forêt. Le 31e régiment d'infanterie est envoyé à l'aide à Villers-aux-Vents avec deux groupes de l'artillerie du corps. L'artillerie lourde ne peut gagner que la cote 160 en raison du mauvais état du chemin. Le général Roques, surpris par ce recul, est tué à bout portant d'un coup de carabine par un cavalier allemand. Cette mort tragique ajoute au désarroi.
Les régiments ne se sentent plus en main : une retraite à large envergure commence : à 10 heures, le 13le se replie sur Louppy-le-Château. A 11 h. 15, l'artillerie évacue la côte de Villers-aux-Vents et se replie sur Laimont. L'ennemi s'est emparé de Brabant-le-Roi et attaque Laimont. A 15 heures, Villers-aux-Vents est pris. La 10e division a reflué à l'est du bois Bugné, de Louppy-le-Château et Villotte-devant-Louppy. Toute la gauche cédait. Le 5e corps d'armée, bousculé dans les bois, est rejeté en arrière en direction de Louppy. L'ordre vient au 46e de garder à tout prix Revigny déjà bombardé par la gauche. Mais la 4e armée, qui devait s'étendre jusque-là, était arrêtée à Sermaize et le 46e était déjà à Bussy-la-Côte. Par suite du manque de liaison entre les deux armées, Revigny était sans défense, au milieu d'une trouée d'une dizaine de kilomètres. C'était le point faible de la manœuvre de Sarrail.
Le recul du 5e corps avait sérieusement compromis le sort du reste de l'armée. Le 6e corps (général Verraux) combattait au centre. Il avait reçu l'ordre d'attaquer dès la première heure en opérant face à l'ouest pour appuyer la 4e armée : mais, au préalable, il doit passer sur le corps des colonnes ennemies qui défilent en face de lui, se portant vers le sud. La 12e division attaquera sur Sommaisne, la 40e division sera rassemblée sur Seraucourt, Rignancourt, la 107e brigade (de la 54e division de réserve) en réserve à l'est de Rembercourt.
Tout est en ordre : on va procéder à l'offensive prescrite quand l'ennemi prend les devants et attaque. La 17e brigade, détachée du 5e corps, est bousculée et Vaubécourt est pris sous le leu d'une formidable artillerie de gros calibre. La 40e division (général Leconte) se jette dans la mêlée par Deuxnouds, Bulainville; la 12e division la suit et marche sur Evres. Le 3e groupe de divisions de réserve (général Pol Durand) se développe sur Ippécourt. Le combat est général à 10 h. 30. Les forces françaises ont en face d'elle le XVIe corps (von Mudra). Le 6e corps hésite sous le feu violent de l'artillerie allemande. Le général Herr s'approche du général Verraux et lui dit : " Il nous faudrait des avions. " Ce mot, comme nous allons le voir, est gros de conséquence. Le général Verraux téléphone que les avions disponibles soient mis à la disposition de son artillerie. Tandis que la 40e division subit des pertes cruelles, surtout à la 79e brigade, la 12e division poursuit sa progression :
" La 23e brigade (général Huguet) attaque sur la croupe sud de Beauzée, la 24e (colonel Gramat) à gauche. Le 132e, d'abord réservé, reçoit dans l'après-midi l'ordre d'attaquer dans la direction Sommaisne-Pretz-en-Argonne, en liaison à sa gauche avec les éléments du 5e corps. La 75e division de réserve et la 67e division de réserve, venant toutes deux de Verdun, attaquent à droite de la 12e division d'infanterie sur Beauzée et au nord.
Le 132e, dans un élan magnifique, comme aux grandes manœuvres, enlève Sommaisne et continue son mouvement sur les croupes au nord-ouest. On voit une batterie ennemie se retirer au trot sur le chemin de Sommaisne à Pretz-en-Argonne. Elle est aussitôt prise sous le feu de notre artillerie. Mais les éléments du 5e corps, immédiatement à gauche, se retirent vers le sud. Le 132e reçoit d'enfilade des feux de mitrailleuses. Malgré l'énergie de son chef (lieutenant-colonel Bacquet), il reflue, violemment pris à partie par l'artillerie. Le commandant de la brigade parvient à limiter le recul au nord de la petite voie ferrée.
L'artillerie divisionnaire a subi des pertes sensibles. Malgré tous les efforts pour reprendre Sommaisne, le manque d'artillerie arrête le combat. Il cesse à la tombée de la nuit. Mais l'ennemi n'avance plus. On voit brûler Beauzée, Sommaisne, Amblaincourt " (Voir également, sur le combat de Sommaisne, le vivant récit de Maurice GENEVOIX, Sous Verdun, p. 37.).
Dans l'ensemble, le résultat serait satisfaisant ; car l'ennemi, lui aussi, est cruellement éprouvé, si le sort du 5e corps ne mettait pas l'ensemble de l'armée en péril.
La situation de Sarrail était, en effet, des plus critiques. Sa gauche ayant plié, la manœuvre sur le flanc de l'ennemi n'avait plus qu'une portée secondaire. Avant tout, il fallait résister au choc de face, et la trouée de Revigny était dégarnie de troupes. Or, au lieu de pouvoir compter sur le concours de l'armée Langle de Cary, c'était l'armée Langle de Cary (2e corps) qui, comme nous l'avons dit, réclamait, à 13 h. 45, du secours vers Sermaize.
Cependant, la résistance de l'armée Sarrail commence à préoccuper, d'autre part, l'état-major du kronprinz (le général Schmidt von Knobelsdorf, chef d'état-major, et le major von Heymann). Oui, la tête de l'armée avance; mais son corps est accroché de toutes parts, comme un sanglier qui fonce tandis qu'une meute s'est jetée sur lui.
A la nuit, le 6e corps s'est reformé et reste sur la ligne suivante : la 12e division vers Rembercourt; la 40e division au nord de Seraucourt; la 107e brigade à gauche du corps d'armée, la 17e brigade en face de Vaubécourt. Le 5e corps a, il est vrai, été refoulé sur la ligne Laheycourt-Laimont; et ce village, qui est la clef de la trouée entre Revigny et Bar-le-Duc, est bombardé. Mais le corps obéit à l'ordre qu'il a reçu de tenir coûte que coûte sur Villotte-Laimont. Il s'organise pour résister, et, en somme, il barre encore la trouée. Pourtant, un incident grave se produit : Revigny succombe et, de Revigny, le XVIIIe corps de réserve (général von Steuben) canonne le flanc gauche du 5e corps français. On est sans nouvelles du 8e chasseurs à cheval vers Contrisson.
Ce soir-là, le kronprinz l'emporte; mais il se sent, en même temps, singulièrement entravé dans son succès. Doit-il continuer à foncer à travers la trouée de Revigny ? Doit-il, selon les ordres, marcher sur Bar-le-Duc coûte que coûte ?
Même embarras du côté de Sarrail. Faut-il lâcher Verdun et porter toutes les forces sur la coupure déjà ouverte à Revigny; ou bien faut-il tenir la ligne entière au risque de laisser rompre le front ?
Heureusement, la manœuvre de Joffre a paré d'avance
, ici comme à la trouée de Mailly et comme à Sézanne. Elle intervient à l'heure exacte. Un corps de renfort, le 15e corps, est annoncé depuis deux jours; le 6 au soir, à l'heure la plus critique, ses avant-gardes débouchent dans la trouée : si l'on tient seulement quelques heures, ses gros seront en ligne pour le lendemain. Confiant dans cette intervention maintenant assurée, s'obstinant d'ailleurs dans son système un peu risqué de garder le contact avec la place, Sarrail envoie sa 7e division de cavalerie (général d'Urbal) surveiller les mouvements, qui deviennent inquiétants, d'un corps ennemi (nous savons que c'est le Ve) qui s'infiltre dans la Woëvre ; il insiste, en même temps, pour obtenir de Verdun le maximum de secours et il donne à tout son monde l'ordre de tenir coûte que coûte.Le combat s'était poursuivi jusqu'à la nuit avec des alternatives diverses sur tout le front, depuis Julvécourt jusqu'à Laimont. En fin de journée, la 72e division de réserve de Verdun se maintient à Ville-sur-Cousances et à Julvécourt, harcelant toujours, des bois de Prix-Saint-Pierre et de Souhesmes, les communications du kronprinz; le 6e corps et la division de réserve de renfort tiennent la ligne de Souilly à Rembercourt par Séraucourt (Voir le récit du combat pour le bois d'Ahaye. dans le carnet de route du sous-lieutenant Valoque. du 26, bataillon de chasseurs, dans GINISTY, Histoire de la guerre par les combattants, p. 296.).
C'est à l'héroïsme anonyme de ces braves gens qu'est dû le salut de la France; et ces exploits qui domptent la fureur allemande se reproduisent sur toute la ligne du front. Il est vrai, le 5e corps a plié, mais s'étant ressaisi maintenant sur le front Villotte-devant-Louppy, Neuveille-sur-One, Vassincourt, il n'a pas perdu les ponts de Vassincourt, Mussey, Varney, ce qui, provisoirement, du moins, sauve Bar-le-Duc."
Rôle de l'artillerie à la 3e armée et notamment au 6e corps.
"Nous avons relevé, au cours de la journée du 6 septembre, le rapide dialogue qui s'était engagé entre le commandant du 6e corps, général Verraux, et le général Herr, commandant l'artillerie du corps. Ce n'étaient pas de paroles vaines. Elles indiquent un " tournant " de la guerre à la suite des instructions de la fin d'août dont nous avons dit, dans l'Histoire de la guerre, toute l'importance (Rappelons brièvement que ces instructions du général Joffre dégageaient les premiers enseignements de la guerre. Elles prescrivaient, dès le 16 août, de modérer l'allant de l'infanterie; elles signalaient, le 22 août, que les batteries étaient engagées trop près des crêtes; elles rappelaient, le 24 août, que l'infanterie ne doit attaquer qu'après une préparation d'artillerie et de près et qu'elle doit éviter une trop grande densité des troupes d'attaque; enfin elles prescrivaient, le 27 août, l'action coordonnée de l'artillerie et de l'infanterie, le tir du 75 à grande distance avec crosse enterrée, et l'utilisation des avions dans un rôle tactique en liaison avec l'infanterie et l'artillerie.). Un des chefs les plus autorisés de l'arme va serrer de près, sur le terrain, l'exécution de ces prescriptions. Relevant, d'après un document authentique, l'application qu'il en fait, nous donnerons un élément d'appréciation des plus importants au point de vue du succès de la bataille.
" L'artillerie était partie en campagne sans avions qui lui fussent propres. Peu d'observateurs avaient encore été formés en temps de paix; la méthode de réglage réglementaire ne permettait, d'ailleurs, d'assurer le tir que d'une batterie à la fois par une observation à faible altitude. Toutefois, la formation d'observateurs d'artillerie spécialisés, entreprise par le 6e corps au camp de Châlons, en 1913, avait permis de s'évader de ce cas et, sous l'inspiration du général Herr, une méthode nouvelle était née qui, par le survol des objectifs à grande altitude, la constatation des effets des feux substituée à l'observation de quelques coups de réglage, la correspondance des avions avec la terre, obtenue en donnant un sens à leurs évolutions, devait assurer rapidement, au cours même du vol, le réglage d'un ensemble de batteries sur un ensemble d'objectifs. Aussi, lorsqu'un, puis deux avions furent mis à la disposition du corps d'armée, que des observateurs leur eurent été affectés, l'artillerie du corps posséda vite un instrument de reconnaissance et de réglage sûr qui, à la Marne, était déjà susceptible d'un plein rendement.
L'expérience de la guerre des Balkans avait montré que quelques travaux de fortification de campagne exécutés par l'artillerie diminuaient ses pertes dans de fortes proportions. Cette pratique, que les règlements n'avaient pas encore homologuée, avait été adoptée, dès avant la campagne, par l'artillerie du 6e corps d'armée. Son personnel, exercé à construire rapidement quelques retranchements d'un type connu de tous, utilisa ce procédé dès les premiers combats. Il arriva ainsi au moins à peu près intact, au physique comme au moral. De plus, le mécanisme de tir, qui devait bientôt se généraliser sous le nom de tir de barrage, devint rapidement d'un usage courant.
Ces deux facteurs devaient permettre à l'artillerie de faire bonne figure dans les combats qui marquent la limite de l'offensive allemande. Au moment où, le 6 septembre, les Allemands reprennent le contact avec la 3e armée, l'artillerie du 6e corps comprend. 3 groupes du 25e régiment (artillerie de la 12e division); 3 groupes du 40e régiment (artillerie de la 40e division); 2 groupes du 46e régiment; un groupe du 31e régiment (artillerie de corps); un groupe du 44e régiment; 2 groupes de 120 L à tracteurs (4 batteries); 2 groupes de 120 à chevaux (6 batteries). Pendant la période du 6 au 13 septembre, c'est-à-dire pendant la bataille de la Marne, la quantité d'artillerie lourde dont disposait le 6e corps a varié par suite de détachements et de rattachements successifs. "
Voici, maintenant minutieusement relevée, la journée du 6 septembre à la 3e armée, 6e corps, vue exclusivement par l'œil de l'artilleur.
" 6 septembre 1914. - D'après les ordres donnés, la 12e division d'infanterie doit tenir le front Sommaisne, cote 264, la Papeterie, cote 294. La 40e division d'infanterie agira sur le flanc gauche de l'ennemi. L'artillerie de corps et l'artillerie lourde reçoivent les ordres du général commandant l'artillerie chargé de coordonner leurs efforts avec ceux de l'artillerie de la 12e division. L'artillerie de la 12e division est établie. un groupe (commandant Martin) à l'est de Beauzée avec zone d'action sur la vallée de l'Aire jusqu'au bois de Renonlieu exclu ; un groupe (commandant Bastard) à l'ouest de Beauzée avec zone d'action entre l'Aire et le bois de la Héronnière et le 3e groupe (commandant Maître) au sud de Beauzée avec ligne générale cote 269-Evres.
Le général répartit alors les missions de la façon suivante : il conserve au 25e régiment la part d'objectif qui lui a été faite. Un groupe d'artillerie de corps et l'artillerie lourde 4 à tracteurs battent la vallée de l'Aire, la rive droite de Beauzée à Saint-André et flanquent la lisière nord-ouest du bois de l'Abbaye; le reste de l'artillerie de corps ainsi que les cinq batteries d'artillerie lourde 4 à chevaux battent la position ennemie sur la rive gauche de l'Aire. Les positions de l'artillerie de corps sont alors les suivantes : un groupe du 46e en arrière de la route qui va de Beauzée à la cote 269 ; un groupe du 46e à l'ouest de la Fontaine au Saule; un groupe du 31e sur la rive droite de l'Aire en arrière d'Amblaincourt.
6 heures. - Un groupe d'artillerie lourde à chevaux et un groupe d'artillerie de corps (44e) sont mis à la disposition de la 107e brigade qui doit faire une contre-attaque sur Vaubécourt. Les batteries d'artillerie lourde à tracteurs sont placées à un kilomètre au sud des Anglecourt et les batteries d'artillerie lourde 4 à chevaux : 3 batteries au sud de la cote 302 et 2 dans le ravin au nord-est de la cote 302.
8 heures. - Déclenchement de l'attaque de la 12e division sur Sommaisne ; elle est appuyée par l'artillerie et réussit ainsi à prendre Pretz-en-Argonne.
10 heures. - La 40e division commence son attaque. Elle est appuyée par l'artillerie lourde.
12 heures. - Un avion est mis à la disposition de l'artillerie ; mais, celle-ci n'ayant pas été avisée en temps utile, son observateur n'a pu être prévenu. Le pilote monte seul et rapporte des renseignements insuffisants. Le manque d'essence l'empêche de faire un nouveau vol avec un observateur (voilà les premiers tâtonnements inhérents à toute naissance des choses : la vie est prise sur le fait).
15 h. 45. - Un deuxième avion est mis à la disposition de l'artillerie en même temps que les groupes détachés sont remis sous le commandement du général Herr, qui a l'intention de reprendre la lutte d'artillerie dès qu'il aura été renseigné par l'avion sur les positions de l'ennemi.
L'insuffisance des moyens d'information, l'insuffisance en quantité de l'artillerie légère, la pénurie des munitions lourdes (le général est informé qu'il ne peut plus être ravitaillé pour le 120) sont jusqu'à cette heure les seules causes de l'insuccès de l'artillerie. (Critique précise qui va devenir mère de toute nouveauté.)
16 heures. - La 40e division tient la route allant de Beauzée à la cote 264 ; elle ne peut déboucher. Son artillerie trouve difficilement des positions à cause des pentes trop raides. Elle doit attaquer Bulainville et demande à être soutenue au signal de Beauzée, à la cote 263 et à Bulainville.
Le général fait battre la cote 263 par le 3e groupe du 46e.
17 heures. - Les troupes qui attaquent Pretz-en-Argonne et Sommaisne sont ramenées par une contre-attaque allemande, tandis que l'artillerie lourde allemande couvre de projectiles la ligne du chemin de fer. A la faveur de ce feu très violent, l'infanterie ennemie progresse. Le général fait replier par échelons son artillerie de corps qui n'est plus couverte par aucune infanterie. Le 25e régiment d'artillerie, maintenu à tort sur place, a deux de ses batteries envahies par l'infanterie ennemie. Ces batteries subissent des pertes considérables en personnel et en matériel qu'elles ne peuvent emmener sous le feu ; le chef d'escadron Bastard est tué.
A ce moment, le groupe Carvalho du 44e, que le capitaine Mussel est allé chercher près de Rembercourt, se met en batterie vers la fontaine des Trois-Évêques pour enfiler le couloir de Sommaisne. Les autres batteries du 46e en batterie vers la cote 309 prennent sous leur feu les débouchés de l'attaque.
La nuit, les batteries restent sur leurs positions prêtes à tirer.
Centre de ravitaillement : cote 311 - 500 mètres sud-ouest d'Erize-la-Grande. "
Voici seulement la bataille amorcée. Ce sont les premiers tâtonnements. Nous suivrons le rôle de l'artillerie de jour en jour et nous le verrons grandir jusqu'à l'heure où il devient prédominant et décide du sort de la bataille."
L'objectif de Moltke et le coup d'œil de Joffre dans la bataille de l'Argonne.
"Le résultat de la journée du 6 était celui-ci : la droite de Sarrail menaçait sur la Cousances les communications allemandes; le centre, cependant, n'avait pu progresser; l'ennemi tenant déjà avec toutes ses forces les bords de la cuvette de Triaucourt; la gauche, enfin, que Sarrail avait constituée en flanc défensif à l'endroit précis où le kronprinz attaquait à fond, avait dû céder du terrain et c'est bien là qu'était le danger, à la liaison entre la 3e et la 4e armée, dans la trouée de Revigny.
Ainsi, l'effort offensif porté par le général Sarrail au nord de la ligne de contact était porté par le kronprinz au sud. Il se produit, de ce fait, une situation qui, éveillant attention et l'inquiétude des deux chefs d'armée, explique le caractère d'indécision qui va marquer la journée du 7 septembre,
Le grand quartier général, depuis plusieurs jours, s'était efforcé de déterminer l'importance et la direction d'attaque des forces allemandes : il avait renforcé ses pivots de manœuvre. Nous avons vu qu'il avait, notamment, rendu la valeur de deux divisions au général Coutanceau, gouverneur de Verdun, afin de lui permettre, en cas d'investissement, de tenir jusqu'au moment où la bataille en rase campagne l'eût dégagé.
Maintenant que la bataille avait englobé la place de Verdun, c'est aux liaisons menacées vers Revigny que se portait toute la sollicitude du haut commandement. Dès le 2 septembre, pour parer à la manœuvre qu'il prévoyait sur Bar-le-Duc, le général Joffre avait décidé d'envoyer le 15e corps à Sarrail. Ainsi se manifestait l'action vigilante, précise et juste du haut commandement, au point exact où elle était nécessaire au salut de la France. Le 6 septembre, alors que Revigny venait de tomber et que Langle de Cary réclamait, à 8 heures du soir, l'aide de Sarrail, dans cette même nuit, sur les plateaux qui dominent Bar-le-Duc, le 15e corps débarquait une division entre Ligny-en-Barrois et Longeville. On ne pouvait pas être plus exact.
Le matin du 7 septembre, à 8. h 45, quand le 15e corps commençait à descendre les collines de la trouée, Joffre télégraphiait à Sarrail ; " Avec les forces dont vous disposez, vous êtes en mesure de tenir tête et même d'infliger un échec à l'ennemi. Vous apporterez ainsi une aide précieuse à la 4e armée, qui a devant elle des forces importantes et doit constituer à sa gauche de fortes réserves pour contre-attaquer les forces qui assaillent la 9e armée. "
Mais Sarrail, de son quartier général de Ligny-en-Barrois, s'inquiétait surtout de Verdun. Comme le gros de ses forces en était éloigné, il craignait, à chaque instant, une attaque à fond qui l'eût coupé de la place. Le haut commandement se rendait compte, avec plus de clairvoyance, que l'objectif de l'ennemi était au sud et que les opérations des deux armées du kronprinz de Prusse et du kronprinz de Bavière étaient liées et devaient aboutir à l'encerclement de la 3e armée et de la place de Verdun par Commercy. Aussi s'efforçait-il de fermer de lui-même les accès que les armées de Moltke avaient reçu mission d'atteindre immédiatement : à l'est, Nancy; à l'ouest, Bar-le-Duc. Du côté de Nancy, l'empereur Guillaume, entouré de son état-major, arrivait, le 7 septembre ; sur les hauteurs d'Éply, au bord de la Seille, il attendait les effets de la bataille du mont d'Amance qui, dans sa pensée, devait lui permettre une entrée solennelle dans Nancy (Voir Histoire illustrée de la guerre, t. VII, p. 90.). Et, ce même jour, le 7 septembre, le kronprinz impérial comptait lancer sa cavalerie sur la Haute-Moselle et défiler lui-même dans Bar-le-Duc, à la tête du XVIe corps, le corps de Metz !"
L'armée Sarrail le 7 septembre la Vaux-Marie et la trouée de Bar-le-Duc
"C'est à briser cette manœuvre que le haut commandement français consacrait toutes les ressources dont il pouvait disposer : rarement, tâche plus exactement déterminée ne fut accomplie avec plus de clairvoyance et de fermeté.
Nous sommes au 7 septembre matin. Le grand quartier général, qui félicite et encourage le général Coutanceau pour son action contre les arrières de l'ennemi, attire l'attention du général Sarrail sur le danger qui menace sa liaison avec la 4e armée : une colonne allemande a été signalée descendant de Nettancourt vers le sud, pour atteindre l'Ornain vers Sermaize. Il s'agit, sans doute, d'une division du XVIIIe corps de réserve. " De même, écrit le général Joffre, que la 4e armée doit appuyer la droite de la 9e armée, de même il vous appartient de faire sentir votre action à droite de la 4e armée, tout en vous couvrant contre les entreprises de l'ennemi sur votre flanc droit. "
Le général Sarrail, dans ses ordres pour la journée du 7 septembre, avait maintenu à la bataille le même caractère que pour la journée du 6, c'est-à-dire la défensive au sud, l'offensive au centre et au nord. En attendant l'arrivée d'une première division du 15e corps portée en hâte sur les hauteurs de Véel, le 5e corps, (général Micheler) devait se défendre face à l'ouest sur Vassincourt-Neuville-Louppy-Villotte. Le 6e corps (général Verraux) et le groupe des divisions de réserve (général Pol Durand) devaient attaquer en direction du nord-ouest.
Le 5e corps, ayant prêté une brigade au 6e corps (la 17e), ne disposait que de la 10e division (général Gossart) et de la 18e brigade (de la 9e division, général Martin); ses avant-postes, dans la nuit, tenaient Neuville-sur-Orne, la lisière ouest du bois Bugné, Louppy-le-Château et Villotte-devant-Louppy. Sa mission était de conserver son front.
De bonne heure, l'artillerie allemande bombarda furieusement le front de l'armée. Louppy et Villotte durent être évacués par la 18e brigade; peu après, ces villages furent repris, mais, vers 6 heures du soir, la brigade dut les évacuer définitivement et reporter ses avant-postes sur les crêtes situées à 1500 mètres à l'est. La situation, sans être grave et sans présenter le même caractère que la veille, n'était pas meilleure au sud, où opérait la 10e division. Un trou d'une dizaine de kilomètres séparait maintenant la 3e armée de la 4e armée : le 2e corps (général Gérard) venait, en effet, de se replier de Sermaize sur Cheminon et les troupes allemandes du XVIIIe corps de réserve (armée du duc de Wurtemberg) et du VIe corps (armée du kronprinz), en étroite liaison suivant les ordres reçus, cherchaient à déborder, par la vallée de la Saulx et la forêt des Trois-Fontaines, les hauteurs à l'ouest de Bar-le-Duc.
La brèche commençait de s'agrandir : Vassincourt, tenu par le 46e régiment (de la 10e division), dut être évacué et l'artillerie du 5e corps se reporta sur les crêtes au sud de Mussey. Comme la veille, mais moins sensiblement toutefois, le 5e corps avait plié. Afin de maintenir un point d'appui dans la trouée, ordre fut donné au colonel Malleterre, commandant la 19e brigade, de reprendre Vassincourt; l'opération fut tentée dans la soirée, mais ne réussit pas.
Au cours de ces alternatives diverses, le général Sarrail gardait toute sa fermeté et toute sa confiance, parce qu'il était maintenant assuré non seulement de la proximité du 15e corps, mais de la participation de ce corps à la bataille. En effet, comme le danger pressait, le général Espinasse, qui le commandait, avait reçu l'ordre de hâter son mouvement. Depuis le 2, il était en route, ayant quitté la région de Lunéville ; il avait marché en trois étapes sur Vaucouleurs le 3 septembre, s'était reposé le 4, remis en marche le 5 et le 6 en direction de Gondrecourt. Mais le canon l'appelait : dès le 6, la 29e division s'embarqua à Mauvages et Houdelaincourt, la 30e division à Gondrecourt; et, dans la soirée de cette même journée, de nouveaux ordres prescrivirent à la 29e division (général Carbillet) de se trouver le 7 septembre, à 7 heures du matin, sur les hauteurs de Véel, à l'ouest de Bar-le-Duc, pour y former, pendant la matinée, un flanc défensif couvrant la gauche de l'armée Sarrail et barrant la trouée. La division s'installa donc, le 7 septembre, comme il était prescrit, sur le front Fains-Véel-Combles, tandis que la 30e division (général Colle) prenait position en arrière sur Longeville-ferme le Chêne.
Nous avons dit l'effort fourni dans la journée par l'ennemi entre Sermaize, Vassincourt et Laimont pour ouvrir et élargir la brèche dans la trouée de l'Ornain. Sarrail, à ce moment précis, se conforme aux prescriptions instantes du général Joffre, de veiller aux liaisons avec la 4e armée de Langle. A cet effet, il donne, à 11 heures, l'ordre verbal au 15e corps d'envoyer à gauche, où la liaison fait défaut entre les deux armées, un détachement composé de deux bataillons de chasseurs, un groupe d'artillerie et deux escadrons du 6e hussards pour couvrir le flanc gauche du 5e corps qui tient encore à ce moment Vassincourt. Tandis que le canon tonne dans la trouée, ce détachement s'établit à Couvonges, et, dans l'après-midi, il est renforcé par la 57e brigade. Le général Carbillet, qui en prend le commandement, se tient prêt à toute éventualité, surveillant l'action du 2e corps sur sa gauche et celle du 5e corps sur sa droite. A 17 h. 30, il apprend que Vassincourt vient d'être enlevé par l'ennemi; aussitôt il se prépare à la contre-attaque pour reprendre le village; le détachement se met en mouvement vers 19 heures, d'accord avec la 19e brigade du 5e corps (colonel Malleterre). Mais Vassincourt, nous l'avons dit, ne put être repris dans la nuit et l'attaque se trouva reportée au lendemain 8 septembre avant l'aube.
Au centre de la 3e armée, le général Verraux, commandant le 6e corps, avait, de son côté, reçu l'ordre de reprendre l'offensive commencée la veille et arrêtée.
La 107e brigade (général Estève), détachée de la 54e division de réserve (la 108e brigade était sous Verdun), devait s'établir près de la voie ferrée qui court sur le plateau de la ferme de la Vaux-Marie, au nord, sur le front cotes 285, 293, 302. La 12e division (général Souchier), formée en rassemblement articulé au signal du Fayel, devait se porter au ravin nord-est de Rembercourt-aux-Pots, pendant que la 17e brigade, détachée de la 9e division du 5e corps, protégerait le flanc du 6e corps. La 65e division de réserve (général Bigot), du groupe Pol Durand, reprendrait l'offensive en s'efforçant d'atteindre les passages de l'Aire à Beauzée et Bulainville. Enfin, trois bataillons de chasseurs (26e, 27e et 29e) étaient mis à la disposition du général Verraux qui les plaça en réserve sur la cote 318.
Ainsi l'aile droite du corps d'armée devait tourner par le nord, sur l'Aire, les forces allemandes des XVIe et XIIIe corps établies sur les pentes de la cuvette de Triaucourt et parvenues presque au sommet, près de la voie ferrée et de la ferme de la Vaux-Marie que le gros du 6e corps allait attaquer de front.
La canonnade fut très violente toute la journée. L'ennemi dépensa sans compter ses munitions mais ne causa dans les lignes d'artillerie françaises que des pertes insignifiantes. I1 n'y eut pas d'action d'infanterie sur le front de la 12e division (général Souchier) ni sur celui de la 40e division (général Leconte) placée en arrière. Mais, vers 14 h. 30, après un violent bombardement, la 107e brigade (général Estève) fut fortement attaquée et perdit les trois cinquièmes de son effectif : le 302e régiment, qui avait relevé le matin le 106e et le 30le, fut pris d'enfilade et tourné sur sa gauche. Il se replia dans la soirée sur Erize. Le général Estève avait été grièvement blessé (Capitaine DE MAZENOD Dans les champs de. Meuse, p. 139.).
L'artillerie du 6e corps, dont la situation était d'ailleurs remarquable sur les contre-pentes en arrière de la crête de Rembercourt-ferme de la Vaux-Marie, avait battu, pendant la journée, l'immense terrain qui dévale en pente douce dans la cuvette de Triaucourt au fond de laquelle se dresse, à 15 kilomètres, le large et haut écran boisé de la forêt d'Argonne.
" 7 septembre 1914. - La 107e brigade reçoit mission de tenir sur une position qui doit être organisée en arrière de la ligne du chemin de fer; la 40e division conserve sa mission de la veille; la 12e division fait face à Rembercourt-aux-Pots. L'artillerie de corps et l'artillerie lourde ont pour mission principale d'appuyer la 107e brigade.
A 4 heures, le général Herr est à la cote 309, pour donner ses instructions. Il donne pour objectif à l'artillerie lourde les batteries lourdes ennemies qui, tant d'après l'étude de la carte que d'après les tirs de la veille, doivent être établies dans les ravins est et nord-est de Pretz-en-Argonne. L'artillerie de corps est disposée sur la croupe du signal d'Erize-la-Petite, face à la ligne de chemin de fer. Un avion mis à la disposition du général Herr confirme l'existence d'artillerie lourde à Pretz-en-Argonne et en signale d'autres à Sommaisne. Il indique également des emplacements de colonnes de voitures. Des objectifs sont répartis entre l'artillerie de corps et l'artillerie lourde. L'aviateur constate les effets du tir sur les colonnes de voitures signalées ci-dessus (avant-trains et colonnes de munitions). Le général Herr fait monter dans un second avion un observateur d'artillerie qui précise les emplacements des batteries et fait la distinction entre les batteries d'artillerie lourde et celles d'artillerie légère.
A ce moment, l'artillerie lourde 4 est installée : deux batteries à tracteurs au nord d'Erize-la-Petite, deux batteries à chevaux au signal du Fayel, deux batteries à chevaux à Marats-la-Petite. Les deux autres batteries à tracteurs envoyées pour réparation à Bar-le-Duc sont rappelées d'urgence. Les quatre groupes de l'artillerie de corps sont placés sur la croupe 309, le groupe du 31e à droite, deux groupes du 46e au centre, le groupe du 44e à gauche. L'artillerie de corps est, de nouveau, fortement éprouvée : ses deux lieutenants-colonels sont blessés, un capitaine est tué...
A 16 heures, le général Herr voit sur la gauche l'infanterie française revenir sur la croupe de Rembercourt. Au même moment, le colonel commandant l'artillerie de corps lui rend compte qu'il n'a plus d'infanterie devant lui. Le général fait constituer un barrage par les deux groupes du 46e, pour arrêter la marche en avant de l'ennemi et rend compte de la situation au général Verraux, commandant le 6e corps. Il réclame du 67e d'infanterie un soutien de deux compagnies. Ce soutien est jeté en avant des batteries, dans la direction de la ferme de la Vaux-Marie. Grâce à ces fusils et au barrage, la 12e division a le temps de se porter en avant et parvient à reprendre, à 18 heures, sous la protection de l'artillerie de corps, les positions précédemment occupées par la 107e brigade. Une des batteries d'artillerie lourde 4 à tracteurs rejoint et est placée au sud-ouest de la cote 309. Les troupes reçoivent l'ordre de bivouaquer sur leurs positions pour reprendre l'attaque le lendemain, les bataillons de chasseurs remplaçant aux avant-postes la 107e brigade.
Centre de ravitaillement en munitions : sortie est de Marats-la-Grande (12e division) et cote 309, à 500 mètres d'Erize-la-Petite (107e brigade)."
Pour suivre de plus près encore l'opération intellectuelle qui aboutit à cette manœuvre d'artillerie qui sauva le 6e corps, voici l'extrait d'un précieux carnet de campagne :
" 7 septembre. - Réveil à 2 heures. Ordres donnés. Les avions arrivent. Bons observateurs. Tir excellent sur l'artillerie allemande. J'ai bon espoir; notre attaque progresse. On monte un coup de main sur les batteries ennemies non gardées.
15 heures. La fusillade s'éloigne.
16 heures. Notre infanterie fléchit. Deux batteries se portent en avant pour lui donner du cœur au ventre. Elles ne peuvent se mettre en batterie, prises à partie par l'infanterie ennemie et les gros noirs. Baumann prend le commandement d'un groupe pour créer, avec l'aide des avions, un barrage destiné à arrêter l'offensive ennemie. Les batteries sont maintenues sur leurs positions bien qu'il n'y ait plus devant elles aucun fantassin français. Le tir avec la grosse artillerie contre les avions nous a débarrassés en partie de leur acharnement habituel.
16 h. 20. La 107e brigade d'infanterie, qui combattait devant nous, retraite. Elle aurait perdu tous ses cadres. Nous attendons impatiemment un bataillon de chasseurs qui doit la renforcer et couvrir.
16 h. 45. L'infanterie nous lâche. Pas de renforts. Le colonel de la Guillonière et le lieutenant-colonel Monnier sont blessés. Flichy va exposer la situation au général Verraux.
18 heures. Le colonel Bard met deux compagnies à notre disposition comme soutien. Elles sont lancées sur la ferme de la Vaux-Marie pour nous couvrir. Nos deux échelons sont vides de munitions de 75. Le général fait dire par Flichy qu'il envoie le 12e chasseurs avec Frottier et qu'il va être suivi de la 12e division... Cela n'est plus nécessaire, grâce au feu extrêmement violent de nos batteries qui ont fait un barrage devant notre artillerie, l'offensive allemande sur la ferme de la Vaux-Marie est arrêtée. Les nouveaux renforts poussent jusqu'à la tranchée du chemin de fer.. Deux groupes réoccupent la première position qu'ils avaient abandonnée. La nuit vient. Un officier d'état-major vient, de la part du général Verraux, donner carte blanche pour répartir et employer l'artillerie. L'A. C. bivouaque près de l'Ezrules; L'A. L. sur ses positions, ses chevaux ayant bu dans la soirée.
Je rentre à Rosnes avec l'état-major. Le général Verraux est installé au château. On nous fait fête. Sans l'artillerie qui a tenu pendant plus d'une heure, sans fantassins devant elle, notre front était percé. C'est à elle qu'on doit la reprise de l'offensive qui nous a permis de reconquérir la ligne du matin. Ce succès, nous le devons à son moral énergique, à son instruction, enfin, au bon emploi des avions. Les travaux de campagne qui ont été rendus réglementaires dans la brigade et qu'a effectués le 46e ont diminué ses pertes dans de notables proportions. A. C. et A. L., nous n'avons perdu ni un canon, ni un caisson. "
La journée s'achevait sans que les lignes fussent sensiblement modifiées. Le soir, sur la rive gauche de l'Aire, les troupes stationnèrent, dans cet ordre : en première ligne, les trois bataillons de chasseurs de la 40e division, sous les ordres du général commandant la 12e division sur le front forme Saint-Laurent, ferme de la Vaux-Marie, la droite appuyée à la route de Beauzée ; en deuxième ligne, la 12e division sur le front signal du Fayel, cote 309 ; la 107e brigade devait se reformer autour de Marats-la-Grande. Au nord, sur la rive droite de l'Aire, la 40e division (général Leconte) bivouaqua sur place, au sud du ruisseau de Seraucourt, la 65e division de réserve (général Bigot) bivouaqua au nord du même ruisseau.
Cependant, au cours de la journée, les divisions de réserve n'avaient pas poussé leur action sur la droite avec assez d'énergie et n'avaient pas ainsi répondu à l'attente du général Sarrail, qui, de ce côté, espérait aboutir à un résultat sérieux. Il avait monté, dans la région Osches-Jubécourt, une attaque à laquelle devaient participer la 67e et la 75e division, et dont le but était de tenter un enveloppement de la gauche ennemie par la Cousances. Mais le manque de cohésion des unités et une certaine indécision dans l'exécution firent échouer le mouvement. La 65e division de réserve (général Bigot) qui devait atteindre les passages de l'Aire, à Beauzée et à Bulainville, parvint aux abords de Beauzée et sur les hauteurs de Deuxnouds; mais canonnée par l'artillerie du XVIe corps allemand installée autour des croupes de Saint-André, elle dut se replier le soir vers Issoncourt, près de la route de Verdun-Souilly-Bar-le-Duc. Au centre, la 75e division de réserve (général Vimard) déboucha de Souilly, cherchant, à travers les bois et le long de la Cousances, à approcher des villages de Saint-André et d'Ippécourt tenus par des éléments du XVIe corps allemand et du VIe corps de réserve. Soumise à un feu violent d'artillerie, elle ne put y parvenir jusqu'au début de l'après-midi. Toutefois, l'action de cette division liée à celle de la 67e division (général Marabail) allait aboutir à un résultat. La 67e division, partie le matin de la route de Souilly, s'était emparée d'Osches et avait poursuivi son avance. Débouchant du plateau d'Osches et donnant la main aux éléments de droite de la 75e division, elle se porta sur la Cousances : Ippécourt fut évacué par l'ennemi dans la soirée.
De son côté, la 72e division de réserve (général Heymann) avait cherché à progresser vers Ville-sur-Cousances, mais elle s'était heurtée au tir de mitrailleuses des unités du VIe corps de réserve retranchées sur la rive opposée de la rivière. Le général Heymann renouvela son attaque vers 5 heures du soir, mais il ne put réussir à progresser. A sa droite, la 108e brigade (de la 54e division de réserve) s'était avancée vers Brocourt, mais s'était ensuite repliée sur Blercourt.
Enfin, la place de Verdun elle-même, outre cette manœuvre permanente de sa force mobile contre les communications allemandes de la Cousances, ne restait pas inactive. " De mon côté, écrit le général Coutanceau, je tenais les hauteurs de Sivry-la-Perche. Je n'ai, en effet, jamais abandonné ces hauteurs, pas plus que celles de Samogneux et d'Haudiornont, sur chacune desquelles j'avais laissé deux bataillons. Les deux bataillons du 366e, tenant Sivry au nord-ouest, ont pu, sous les ordres du général de Morlaincourt, intervenir avec deux batteries de 120 long et une batterie de 95 du côté de Récicourt. "
En fait, la place de Verdun observait, de ses positions dominantes, les mouvements de l'ennemi autour du camp retranché, mouvements que nous allons indiquer maintenant d'après l'ennemi lui-même."
L'armée du kronprinz les 6 et 7 septembre.
"" La Ve armée, écrit le général Baumgarten-Crusius, inclina alors vers l'est pour l'attaque contre la 3e armée française, l'aile droite vers Villers-aux-Vents, l'aile gauche à Saint-André. Après une âpre bataille (le 6), continuée jusqu'à l'obscurité, le front français fut sensiblement repoussé vers l'est, malgré l'heureuse avancée d'une division de réserve venue de Verdun vers la liaison de la Ve armée sur Ippécourt. D'après le compte rendu du soir de la Ve armée allemande, l'attaque devait être continuée le lendemain (7) avec Bar-le-Duc comme objectif. Le XVIIIe corps de réserve de la IVe armée était, à cet effet, arrivé pour renforcer l'aile droite de la Ve armée en vue de l'offensive sur Laimont-Chardogne. " Ainsi, comme on l'avait vu du camp français, l'objectif pour le 7 était toujours Bar-le-Duc, alors que la bataille se livre face à l'est, c'est-à-dire face au plateau de la Vaux-Marie- Rembercourt.
Rien n'est plus intéressant que l'examen des carnets de route de l'ennemi, lorsque la connaissance des mouvements généraux de l'armée et des corps en particulier peut en éclairer la lecture ; outre le pittoresque de la vie du soldat, on y suit, sur le terrain, l'exécution des ordres donnés et, dans l'esprit du combattant, le sentiment que les directions données par les chefs ont provoqué.
Nous avons dit que le Ve corps de réserve (général von Gündell) était en observation au nord de Verdun : la 10e division de réserve von Wartemberg occupait les environs de Romagne-sous-les-Côtes.
"3 septembre. - J'ai eu l'occasion, aujourd'hui, écrit un sous-officier du 46e de réserve, d'approcher assez près de l'empereur et de l'observer. Il se carrait dans l'auto et gesticulait vivement de la main droite en parlant. Mais son visage paraissait fatigué, les traits tirés et les yeux sans expression. Le soir, notre lieutenant Keil nous dit que l'empereur aurait apporté de très bonnes nouvelles du théâtre de la guerre. Ainsi, plus de 80 000 Russes auraient été faits prisonniers et l'un de nos corps d'armée se trouverait déjà sous Paris ; le gros des forces françaises serait maintenant dans le sud de la France (voilà donc les bruits qui couraient dans tous les rangs, le 3 !).
5 septembre. - Les hommes sont maltraités. Pour la moindre infraction, le soldat doit rester debout, attaché à un arbre pendant des heures. L'usage de la langue polonaise est interdit; je ne puis imaginer de mesure plus maladroite. Où tout cela nous mènera-t-il ?
6 septembre. - A midi, nous retournons dans les tranchées; mais, dans la nuit, la situation change. Le régiment tout entier abandonne la position près de Romagne et marche toute la nuit, presque sans arrêt, avec armes et bagages, en décrivant une courbe de l'est à l'ouest autour de Verdun. On passe la Meuse et l'on ne prend position que vers 11 heures du matin le 7, au nord-ouest de Verdun. "
Ainsi, de l'est à l'ouest du camp retranché de Verdun, les forces allemandes (Ve corps de réserve, 2e groupe de landwehr, VIe corps de réserve), tout en observant la place et les mouvements de la garnison, opèrent un glissement vers l'Argonne, où gronde la bataille en rase campagne. L'offensive du général Coutanceau, qui se déclenche de bonne heure, le 6 septembre, pour inquiéter les communications de l'armée, produit visiblement son effet, et le général Baurngarten-Crusius le constate. Depuis Avocourt jusqu'à la Cousances, à Rarécourt, à Jubécourt et à Julvécourt, le VIe corps de réserve (général von Gossler) se sent en mauvaise posture ; il appelle les troupes voisines à son aide. Telle est la puissance de l'initiative (Voir Conrad von GOSSLER Erinnerungen an den grossen Krieg des VI. Reserve-korps gewidmet (Breslau, 1919).).
Au sud, opèrent les corps actifs et, d'abord, le XVIe corps (général von Mudra). Les régiments de la 33e division (général Reitzenstein) sont à Saint-André, à Ippécourt et Julvécourt; ceux de la 34e division (général von Heinemann) à Nubécourt et Bulainville et à Fleury-sur-Aire. La mission du XVIe corps, d'après l'ordre du kronprinz du 5 septembre, était la prise de Bar-le-Duc. On était loin de compte : le corps d'armée reste accroché sur la rive nord de l'Aire, à 30 kilomètres de Bar-le-Duc !
Au sud-ouest, le XIIIe corps (général von Fabeck) n'est pas mieux partagé. Au lieu de s'emparer des ponts de l'Ornain entre Revigny et Bar-le-Duc, comme le prescrivait l'ordre du commandement allemand, il s'avance péniblement, les carnets de route nous le révèlent, sur le plateau de Pretz-Sommaisne, et s'immobilise sur un terrain terriblement battu par l'artillerie française du 6e corps. Le général von Fabeck est arrêté net et subit des pertes considérables à 20 kilomètres des ponts de l'Ornain ! A la 26e division (duc d'Urach), voici le 125e régiment :
" Le 6 septembre commença le combat d'Èvres qui dura de 7 heures du matin jusqu'à 8 heures du soir. La route Èvres-Pretz-en-Argonne n'était plus guère praticable, les arbres la barraient, courbés ou cassés par la grêle des obus. Déjà l'on rassemblait les bataillons - le combat s'était déroulé sur une grande plaine de champs et de bois quand l'ennemi reprit position et nous dispersa par un terrible feu de shrapnells et d'obus. Nous étions au beau milieu de cette mitraille, attendant à chaque instant d'être déchirés.
Le 7 septembre, à 5 heures du matin, nous recevons soudain, sur la hauteur de Sommaisne où nous avions passé la nuit, une violente canonnade. Notre artillerie lourde n'est pas en place. A droite et à gauche nous attendons un corps de renfort annoncé; ils n'arriveront que le lendemain soir. Toutes nos réserves sont employées, mais elles doivent en partie être reprises à cause de la violence du feu. Je suis dans un repli de terrain avec l'état-major du régiment et le groupe des téléphonistes ; à droite et à gauche, devant nous et derrière nous, les terribles obus. Nous sommes dans une situation désespérée. Après quelques coups, l'ennemi a découvert les deux batteries. Un craquement et une fumée noire... le canon est là, orphelin. Le soir approche. Nous sommes horriblement fatigués et, tandis que le canon tonne pour nous endormir, nous restons dans notre repli de terrain et nous nous couvrons avec des gerbes " (Récit d'un combattant du 125e régiment, Rodolphe Theile, publié dans le Neues Stuttgarter Tagblatt.)
A la 27e division (général comte von Pfeil und Klein-Ellguth), le 13e régiment d'artillerie s'est porté vers Foucaucourt, dépassé par des troupes du VIe corps de réserve :
" C'était le dimanche 6 septembre. On prit position derrière une hauteur, au sud d'un petit bois entre Foucaucourt et Evres. Nous fûmes très violemment bombardés. Le village d'Evres paraissait en flammes. Notre artillerie qui venait d'arriver commença de faire feu. Bientôt nous changeâmes de position pour nous porter derrière une hauteur au sud d'Evres. A peine étions-nous là de dix minutes - il était environ 8 heures de l'après-midi - que nous fûmes assaillis par une grêle de projectiles qui éclataient tout près de nous et creusaient dans la terre de profonds entonnoirs. L'ennemi tirait comme un insensé et nous ne nous étions jamais encore trouvés dans une bataille aussi violente. A notre gauche, le crépitement de nos propres mitrailleuses - notre arme qui s'était montrée si brillante - et plus loin celui des mitrailleuses françaises, bien plus lent ; on les écoutait comme le tac-tac d'un moulin. A environ 50 mètres devant nous, de l'autre côté de la hauteur, on voyait étendus de braves fantassins morts. Nous nous portâmes plus loin encore vers le sud-est, vers une crête un peu au nord de Pretz Le soir tomba. Dans l'obscurité, nous vîmes longtemps encore à l'horizon la flamme du tir des positions ennemies en longue ligne. Il était 8 heures et demie quand ma batterie reçut son complément de munitions. Derrière nous, on voyait la lueur rouge d'Evres Après que les cuisines roulantes nous eurent ravitaillés, nous nous sommes enveloppés dans nos manteaux ou dans la toile des tentes et on s'étendit ainsi sur le sol pour se reposer jusqu'au matin.
Le lundi 7 septembre, ma batterie bombardait déjà avec succès, à 7 heures du matin, l'infanterie ennemie qui avançait sur une crête à une distance de 4 à 5 kilomètres... A peine étions-nous en position derrière une hauteur au sud-ouest de Pretz, que quelques obus s'enfonçaient dans le sol tout près de nous. C'était le salut matinal des Français. Il était environ 8 heures. Notre poste d'observation fut placé sur la lisière d'un petit bois, cote 260. Nous y étions depuis peu que l'ennemi dirigea son feu d'artillerie sur nous... Midi arriva. Le bombardement des Français continuait terriblement sur notre coin de bois. A 4 heures de l'après-midi, on nous dit que les positions d'artillerie ennemie avaient été exactement repérées par un aviateur. Bientôt après, le feu ennemi ayant justement quelque peu diminué, toutes nos propres positions d'artillerie commencèrent ensemble une canonnade, Avant de nous endormir, nous avons eu une bonne nouvelle : la prise de Maubeuge avec 40 000 prisonnier s" ( Otto Rothermundt - Mit den Wurtembergern in Feindesland.)
Descendons plus au sud encore. Il est assez curieux d'observer que, devant Lisle-en-Barrois, il existait un trou entre le XIIIe corps allemand et le VIe corps ; entre la ferme des Merchines et Villotte, la forêt n'offre pas de débouché vers l'est. L'ennemi attaque Vaubécourt et Vieillotte, mais il ne débouche pas de la forêt sur Lisle-en-Barrois; Sarrail a craint cependant une surprise et c'est vers ce point qu'il a prescrit à la 7e division de cavalerie (général d'Urbal) de se diriger.
L'aile nord du VIe corps allemand (général von Pritzelwitz) opère à la trouée de Laheycourt-Villotte ; ce corps, ayant traversé Sainte-Menehould le 4 septembre au soir, avait pris ensuite comme axe de marche la route de Saint-Mard-sur-le-Mont ; la 11e division (général von Webern) s'était trouvée engagée à Sommeilles, tandis que la 12e division (général Chales de Beaulieu) marchait sur Laheycourt-Villotte.
" Hier, écrit le 5 un combattant de la 11e division, nous arriva de nouveau une nouvelle des plus réjouissantes : les Français offrent un armistice et sont disposés à payer 17 milliards d'indemnité de guerre. L'armistice, pour le moment, est refusé. Aujourd'hui 5 septembre, nous avons marché jusqu'au soir avec une halte, sans dîner.
Dimanche 6 septembre. - Alarme sans sonnerie à 3 heures et départ au clair de lune pour Sommeilles. Peu de temps après, s'éleva un immense nuage de fumée : le village brûlait. La canonnade devint plus violente et, quand nous arrivâmes à 300 mètres devant Sommeilles, à l'entrée d'un bois, la bataille battait son plein. Il paraît que le XVIIIe corps d'armée arrive aujourd'hui sur notre droite. Les pauvres gens de Sommeilles ont été arrachés de terrible façon à leur sommeil (en français).
Ainsi allèrent les choses pendant toute la journée; canonnade continuelle. Depuis ce matin 3 heures (un quart de café) jusqu'à 4 heures du soir, nous n'avons rien mangé. Quand, à midi, nous arrivâmes près de l'artillerie, nous mendiâmes un peu de pain; de là nous nous rendîmes dans un verger planté de pruniers et tout le monde se rua sur les arbres; là je vis, chose étrange, le porte-drapeau de notre bataillon abattre irrévérencieusement des prunes avec le drapeau sacré pour calmer sa faim. A Brabant-le-Roi, l'ennemi s'est de nouveau solidement établi et, pendant que les canons travaillent, nous dînons dans un fossé poussiéreux an bord de la route... Les Français jettent souvent le pain sur leur route et les troupes allemandes, qui ont faim, le ramassent.
Lundi 7 septembre. - Pendant toute la nuit, notre artillerie a tiré. Réveil à 5 heures. Départ à 7 heures vers Bar-le-Duc. Nous arrivâmes près d'un champ où le 23e régiment (de la 12e division) avait poussé une pointe. Ici nos soldats avaient trouvé de la résistance, car semés çà et là, ils gisaient morts. Les maisons de paysans sont petites, tassées sur elles-mêmes avec un seul étage couvert en tuiles. Elles ont l'air misérable et cependant il n'en est pas de même à l'intérieur; elles sont bien aménagées ; on y voit des pendules antiques, des lits massifs et larges, de grandes armoires. Ce soir, ordre de réquisitionner dans le village d'Anzecourt. Mais nous dûmes retourner sans provisions de bouche car il était aux trois quarts incendié et détruit et le reste avait été pillé par l'artillerie. " (Carnet d'un soldat du 38e fusiliers (11e division du VIe corps).
Enfin, à la jonction mal définie de la 4e armée de Langle avec la 3e armée Sarrail, le XVIIIe corps de réserve tentait d'ouvrir la brèche entre le 2e corps et le 5e corps par la vallée de la Saulx. Heureusement, l'arrivée du 15e corps dissipait le nuage qui s'était brusquement amoncelé à la trouée de Bar-le-Duc. Cet événement nous ramène à l'objectif du kronprinz et, du même coup, au plan adopté par Moltke dans l'est, plan dont l'échec décisif allait permettre, jusqu'à la victoire de 1918, la sécurité des opérations entreprises sur tout le front par le haut commandement français.
Rattachement de la bataille de la Marne à la bataille de l'Est.
Lorsque le général Joffre, le 8 août, prétendait rechercher la bataille, toutes forces réunies, sa droite au Rhin, il avait indiqué, par là même, que son principal souci serait une poussée commune et, par conséquent, une liaison étroite entre ses armées. Cependant, bien que la répartition des forces fût sensiblement égale (85 divisions d'infanterie et 10 de cavalerie du côté allemand, 83 divisions d'infanterie et 12 de cavalerie du côté allié, dont un tiers entre le Rhin et la ligne Verdun-Metz incluse et (deux tiers entre cette ligne et la mer), la bataille des Frontières n'avait pas réussi. Mais Joffre n'avait pas rompu avec son système et il avait maintenu la liaison qui ne faisait de son armée qu'un seul corps. En un mot, pas de manœuvre isolée, pas de détachement.
La grande Instruction du 25 août avait mis en jeu, dans le même esprit, tous les éléments de la manœuvre de la Marne contre un ennemi qui poursuivait orgueilleusement sa marche sans modifier son ordre de bataille et se croyait assuré de la victoire par l'excellence d'un plan rigide et longuement médité. Joffre concevait une seconde offensive commune et avait regroupé ses forces en arrière. Ces liaisons, ordonnées et opérées au cours de la retraite, ont assuré la victoire. Mais, pour qu'elles fussent exécutables, il était nécessaire qu'une sécurité nous fût garantie. Cette sécurité, ce fut notre " force de l'est ". Elle brisa la tentative " d'encerclement en grand " conçue dans l'est par Moltke, et elle constitua ainsi le pivot de la manœuvre de la Marne et de toutes les manœuvres successives de Picardie et de Champagne jusqu'en 1918. " La bataille des Frontières a échoué. Mais la 2e et la 1re armée françaises, par l'initiative du début, ont sauvé Nancy et couvert notre droite sur les Vosges. " Ainsi s'exprime fortement le maréchal Joffre dans le mémoire lu par lui devant la Commission d'enquête de Briey.
La ligne fortifiée de Verdun-Toul-Épinal-Belfort restait défendue, après la dissolution, le 26 août, des deux détachements d'armée de Lorraine (Maunoury) et d'Alsace (Pau), par trois armées de campagne, la 1re armée (Dubail), la 2e armée (Castelnau) et la 3e armée (Sarrail). Dans ces trois armées, Joffre allait puiser comme dans un réservoir, pour opposer à l'initiative allemande de l'ouest, non seulement des forces égales, mais une contre-manoeuvre d'enveloppement, que le glissement méthodique et continu des renforts venus de l'est vers l'ouest va lui permettre de réaliser.
Ce n'avait pas été sans une douloureuse émotion que le haut commandement français s'était vu obligé de prélever des divisions et corps entiers sur les armées de l'est. Il avait fallu les arracher souvent en pleine victoire : l'armée de Maunoury, en Woëvre, fut relevée le soir même du succès d'Étain; l'armée du général Pau fut retirée d'Alsace après le succès de Dorcanh et la reprise de Mulhouse ; les armées de Castelnau et de Dubail furent dégarnies après les victoires de la Trouée de Charmes et de la Mortagne ; l'armée de Sarrail se trouva elle-même diminuée après les succès de la Meuse. Partout, notre " force de l'est " après avoir rejeté et battu l'ennemi, servait à renforcer l'ouest.
C'est qu'une fois la frontière de l'est en sécurité, le succès, de la bataille générale importait seul et Joffre s'y consacra tout entier. Depuis 1916, je n'ai cessé de mettre en lumière toute l'importance de ce rôle joué par les armées de l'est. Les révélations produites en Allemagne ont, chaque jour, confirmé la justesse de ce point de vue, et le maréchal Joffre a consacré lui-même, en quelques paroles sobres et éloquentes, la grandeur de la tâche accomplie par les armées de l'est. " Si j'avais seulement pris trois ou quatre corps d'armée qui étaient devant Toul et Épinal, on s'en serait peut-être repenti et le mal aurait été plus grave. En effet, si les Allemands avaient pu enfoncer notre droite, ils marchaient sur Paris et nous n'avions rien pour les arrêter. "
Le haut commandement s'était donc appuyé sur les armées de l'est pour retraiter stratégiquement avec les armées de l'ouest. Et, au fur et à mesure que la retraite de l'ouest s'accomplissait, les armées de Castelnau et Dubail étaient confirmées dans leur mission, alors même que la victoire de la Trouée de Charmes avait déjà brillamment rétabli leur situation. Le grand quartier général télégraphiait, le 28 août au soir : " Il s'agit, pour les 1re et 2e armées, de durer, tout en fixant les forces ennemies qui leur sont opposées et en restant liées entre elles. " Le lendemain, il avisait le groupement Mazel, autour de Belfort, qu'il ne devait " à aucun prix se laisser enfermer dans la place ".
Ainsi, ces armées devaient se consolider sur le terrain, le tenir coûte que coûte en s'aidant mutuellement; mais elles devaient aussi céder une partie de leurs effectifs pour la bataille de l'ouest. " Grâce aux efforts de vos troupes et aux succès que vous avez presque journellement obtenus, écrivait Joffre à Dubail dans la nuit du 1er au 2 septembre, la situation est devenue bonne devant votre armée. Il me semble que les forces actives de l'ennemi font de plus en plus place à des formations de réserve et de landwehr. Il est donc possible de recouvrer un corps au moins de votre armée pour être transporté sur un autre point du théâtre des opérations. Je vous prie de désigner à cet effet un corps d'armée ainsi que le reste du 9e corps. Vous remédierez à la diminution de vos forces par une organisation plus solide des positions. "
Chaque jour, depuis le 25 août, les armées de l'est voyaient fondre ainsi leurs effectifs; successivement s'étaient portés vers l'ouest : le 7e corps et la 63e division de réserve (de l'armée d'Alsace); les 8e, 10e divisions et une partie de la 2e division de cavalerie; une partie du 9e corps; enfin, le 15e corps et le 21e corps.
Cependant, la place de Metz qui, ainsi que Verdun le faisait aujourd'hui, avait joué un rôle efficace lors de la bataille des Frontières en prêtant son appui pour une sortie en rase campagne, la place de Metz n'allait-elle pas, elle aussi, entrer dans la bataille ? Ne pouvait-elle pas dissimuler des. troupes mobiles prêtes à profiter du vide énorme étendu dans la Woëvre, depuis Etain jusqu'à Pont-à-Mousson ?
Bien que sachant l'armée Sarrail adossée à la forêt de Souilly, à la place de Verdun, à la Meuse et aux Hauts-de-Meuse, c'est-à-dire à une quadruple protection, Joffre ne perdait pas de vue, dans la ligne immense de la bataille, la position de cette armée, et il restait attentif à l'inquiétant silence du formidable camp retranché de Metz. Le 2 septembre au soir, il avait prescrit le repli immédiat du matériel des Hauts-de-Meuse sur Verdun et sur Toul.
Tandis que devant la partie nord, le Ve corps de réserve allemand (général von Gündell) s'établissait depuis Consenvoye jusqu'à la forêt de Spincourt et la région d'Étain, où circulaient des patrouiller, des deux partis (une reconnaissance française pénétra jusqu'à Foameix), il régnait dans la partie méridionale, depuis Étain jusqu'au promontoire d'Hattonchâtel et Saint-Mihiel, un calme impressionnant. Au point même du champ de bataille européen où l'on avait cru que la plupart des masses françaises et allemandes viendraient s'étreindre, aucune troupe n'apparaissait descendant de l'horizon, fermé au loin par les collines boisées de la Moselle.
" Le canon, vers le 4 septembre, écrit le lieutenant Louis Madelin, qui occupait alors le fort de Douaumont, s'éloignait d'une façon alarmante; où allait-on ? La France était-elle à ce point envahie ? Le 3 septembre au matin, nous en étions à croire qu'on était encore en Belgique et ce jour-là, - unique nouvelle de l'arrière depuis des jours, nous reçûmes la proclamation par laquelle le gouvernement de la République apprenait à la France son départ pour Bordeaux. La soirée fut terriblement triste, sinistre. Mais, ayant lu à haute voix dans une des chambres le document, je n'entendis pas une réflexion désobligeante. On était à cette belle époque où on se serait cru un mauvais Français si l'on eût critiqué un seul geste, une seule parole d'un de nos grands chefs, civils ou militaires. Si le gouvernement partait, c'est qu'il fallait qu'il partît : voilà tout. Le lendemain 4 nous parvint l'ordre 48 : c'était celui par lequel Joffre expliquait le repli... Alors commença le grand silence. Notre canon seul le coupait. Le 30 août - jour solennel Verdun avait tiré son premier coup de canon : il partit de la batterie de 120 long établie près du fort de Tavannes le premier obus lancé de la place vint tomber sur la route d'Étain, à la hauteur d'Abaucourt où une compagnie ennemie faisait vraiment un peu trop la fière. Le 5 septembre le fort de Douaumont pour la première fois, à son tour, cracha - oui, le 5, à 8 h. 10 - sur les Jumelles-d'Ornes (Louis MADELIN " Devant Verdun " dans la Revue hebdomadaire d'octobre 1917.).
Le général Coutanceau surveillait donc sur la Woëvre. Bien que rien ne parût bouger dans la vaste plaine humide, la place fit cependant bombarder le 4 septembre du côté d'Haudiomont. Le gouverneur ayant envoyé une reconnaissance sur la route d'Harville, apprit, le 5 au matin, que l'ennemi, loin de la place, au sud-est, glissait cependant de l'est vers l'ouest,
" Le général Sarrail, raconte le général Coutanceau, avait déjà paré au mouvement du sud-est en envoyant de ce côté les divisions Pol Durand ; et, avant son départ, le général Pol Durand m'avait envoyé un officier pour me demander comment faire sauter au besoin les ponts de la Meuse. Je lui ai adressé le chef du génie de Verdun, le commandant Benoît, aujourd'hui général, qui avait tous ses dispositifs de mine prêts ; dès l'ordre donné, les ponts ont sauté en amont de Verdun. Donc, j'étais couvert du côté de la Meuse en amont et contre le mouvement du côté d'Harville. Il était enfin tout naturel d'agir du côté de mon chef, le général Sarrail, et non du côté opposé; de faire des mouvements convergents et non divergents. J'attendis donc, le 6 dans la journée, les ordres du général Sarrail " (Procès-verbaux de la commission d'enquête sur le rôle et a situation de la métallurgie en France 2e partie). Chambre des députés, ne 6026 (annexe), P. 107.).
La bataille se livre à l'ouest ; c'est là que se joue la partie décisive. Le général Joffre ne manque pas de le répéter à ses lieutenants. Mais, en même temps, il observe tous les mouvements de l'ennemi, où qu'ils se produisent. Afin de dissimuler lui-même ses propres mouvements à l'abri du camp retranché de Toul, il prescrit, le 4 septembre, d'orienter la marche du 15e corps, non plus sur Vaucouleurs, mais un peu plus au sud, sur Gondrecourt.
Avec une attention de plus en plus minutieuse, il veille aux liaisons entre ses armées. Le 5 au soir, le général de Castelnau, aux prises avec l'armée de Rupprecht de Bavière, sur le Grand-Couronné, est prévenu que " la force la plus voisine à l'ouest de la 2e armée, indépendamment de la place de Toul et du 15e corps, est la 65e division de réserve, qui forme la droite de la 3e armée et se trouve le 5 dans la région de Saint-Mihiel ". En effet, conformément aux ordres du général Joffre, le général Sarrail s'était couvert face au nord-est en portant le 3e groupe de divisions de réserve du général Pol Durand (67e, 75e, 65e divisions) entre Courouvre et Saint-Mihiel.
Enfin, la mission des armées de l'est, pendant que se livre la bataille de la Marne, est de nouveau définie à Castelnau, le 6 septembre après-midi, à l'heure où il peut craindre d'être obligé d'abandonner le Couronné : " La masse principale de nos forces, lui télégraphie le général Joffre, est engagée dans une bataille générale à laquelle la 2e armée, trop éloignée du théâtre de cette action, ne peut pas participer. J'estime préférable que vous vous mainteniez sur vos positions actuelles jusqu'à l'issue de la bataille. Je pourrai alors vous donner des instructions d'ensemble. "
La bataille de l'Argonne s'engage et absorbe les trois divisions de réserve du groupe Pol Durand et la 7e division de cavalerie (général d'Urbal), que nous avons vues faire face à l'ouest, les premières vers la Cousances et l'Aire, la cavalerie sur Lisle-en-Barrois, dans les journées des 6 et 7 septembre. Ainsi, seules désormais, les troupes occupant les forts de Verdun, de Saint-Mihiel et de Toul montent la garde de la Woëvre, c'est-à-dire d'une vaste cuvette, dont le pourtour, des Jumelles-d'Ornes à Vigneulles et Domèvre-en-Haye, ne mesure pas moins de 80 kilomètres, et que menace toujours une sortie du camp retranché de Metz.
On ne peut plus laisser la charge d'une telle surveillance aux troupes de la défense fixe. Dans l'après-midi du 7 septembre, le général Joffre, en vue de donner toute sécurité à Sarrail sur ses derrières, prescrit à Castelnau de jeter la 2e division de cavalerie, dès le 8 au matin, dans la plaine de Woëvre en direction de Beaumont. Sa mission consistera à poursuivre les coureurs et petits détachements ennemis qui voudraient tenter de franchir la Meuse en amont de Verdun et à signaler les colonnes qui se dirigeraient de Metz sur Saint-Mihiel ou Toul.
Or, dans cette même journée du 7, Sarrail a pu, de son côté, réunir de nombreux renseignements révélant une vive activité de l'ennemi en Woëvre : des patrouilles de cavalerie, des régiments d'infanterie et d'artillerie se sont glissés par la vallée du Rupt-de-Mad et, approchant des Hauts-de-Meuse, semblent vouloir les tourner par le sud du promontoire d'Hattonchâtel, à la trouée de Spada : ils se glisseraient ainsi entre les forts de Troyon et du camp des Romains, et seraient en mesure de les bombarder.
En fait, l'activité de l'ennemi dans la Woëvre était une des manifestations de son effort sur le Couronné. La 33e division de réserve (général Bausch), sortie de Metz et appuyée d'unités de landwehr et d'ersatz, avait attaqué la colline de Sainte-Geneviève, par les deux rives de la Moselle, dans la journée du 6; elle s'efforçait, entre Pont-à-Mousson et Toul, de prendre à revers l'armée de Castelnau installée sur le croissant du Grand-Couronné (Voir l'Histoire illustrée de la guerre, t. VII, p. 85.). Mais Castelnau, prévenu par Joffre de l'urgence d'établir la liaison entre la 2e et la 3e armée, avait, malgré les difficultés de sa défense, remis immédiatement la 145e brigade (de la 173e division de réserve) à la disposition du gouverneur de Toul.
Nous avons donné la clef de ces offensives convergentes, et, en apparence, dispersées. Ce sont, " sur l'ordre de Sa Majesté ", les Instructions générales de Moltke du 5 septembre. " Les IVe et Ve armées, par une progression inébranlable, doivent ouvrir aux VIe et VIIe armées le chemin de la Haute-Moselle... Il n'est pas encore possible d'envisager si une action conjuguée des IVe et Ve armées avec les VIe et VIIe armées sur la Moselle entre Toul et Épinal permettra de repousser sur la frontière suisse des forces ennemies importantes. Le rôle immédiat des VIe et VIIe armées est toujours de retenir les forces ennemies se trouvant devant leur front. L'attaque sur la Moselle, entre Toul et Épinal, en masquant ces deux places, est à exécuter aussitôt que possible. "
C'est pour la réalisation immédiate de ce plan que la bataille a repris sur le front de Dubail et de Castelnau, le 5 septembre au bord de la Mortagne, le 6 à la colline de Sainte-Geneviève dominant la Moselle, le 7 au mont d'Amance, en présence de l'empereur Guillaume. L'attaque en direction de la Haute-Moselle est destinée à échouer, nous le savons maintenant; mais nous la voyons devenir désespérée le 8 à la forêt de Champenoux, comme, le même jour, la bataille du kronprinz à la Vaux-Marie. En outre, l'activité constatée la veille dans la Woëvre se développe et, grimpant sur les Hauts-de-Meuse, l'artillerie du Ve corps allemand (général von Strantz) commence le bombardement du fort de Troyon. Sans anticiper sur cette journée du 8, constatons que le 7 au soir, le mystère de la Woëvre commence à se dévoiler et que les ordres sont immédiatement donnés pour reconnaître les mouvements ennemis qui menacent, non seulement la liaison des deux armées Sarrail et Castelnau, mais la sécurité de leurs arrières, puisque les troupes de ces deux armées se trouvent engagées, dos à dos, les unes face à l'ouest, sur le plateau de la Vaux-Marie, les autres face au nord-est, autour du mont d'Amance.
Moltke et le grand état-major allemand ont conçu, le 4 septembre au soir, après l'échec des deux premières étapes de leur plan stratégique, une troisième étape, comportant deux batailles : l'une, menée avec deux armées seulement, entre Paris et Fère-Champenoise et secondée par une troisième sur Mailly, avec un objectif de rupture frontale; l'autre, ayant un caractère de " progression inébranlable ", entre Vitry-le-François et Épinal, celle-ci menée par quatre armées et visant à l'encerclement de toute notre frontière fortifiée de l'est.
Nous sommes arrivés à cette journée décisive du 8, journée qui va faire pencher la balance. Comment, du 8 au 12 septembre, se développent les diverses phases des manœuvres des combats qui aboutissent à l'échec du plan allemand et la victoire des armées françaises, depuis, l'Ourcq jusqu'à l'Argonne, et même jusqu'aux Vosges"
(Fin du premier volume)
Les positions respectives le 6 septembre au matin et le 7septembre au soir, sur deux cartes, de l'ouest vers l'est.
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