CHAPITRE VIII - LA MARCHE EN AVANT DE L'ARMÉE BRITANNIQUE ET DE LÀ 5e ARMÉE AU SUD DE LA MARNE, LE 7 SEPTEMBRE

"Nous avons dit l'état d'esprit du maréchal French craignant, dans la journée du 6, de tomber dans un piège tendu par les Allemands. Par contre, le général Joffre, ayant une pleine connaissance de la retraite de l'armée von Kluck, avait, par une instruction datée de 21 h. 40, le 6, fait connaître que l'action de l'armée britannique pourrait être utilement dirigée " plus au nord ". Cet ordre de Joffre étant arrivé fort tard dans la nuit, French a réfléchi sur l'observation faite dans les états-majors depuis midi et confirmée par toutes les reconnaissances, que la retraite allemande s'accentuait vers le nord. Il était même arrivé à cette conviction que la retraite allemande était l'effet, non d'une manœuvre, mais " d'une véritable panique ".

Ce nouveau sentiment du commandement anglais tenait sans doute, à ce que les avions révélaient, qu'une fois le rideau cavalerie franchi, on ne voyait plus de " gros " ennemis nulle part. En fait, pourtant, il ne s'agissait pas d'une panique, mais d'une manœuvre : on aurait quelque surprise si on sous-estimait l'ennemi un avertissement en sens contraire venait, d'ailleurs, au maréchal French du fait que ses renseignements lui apprenaient que les deux armées françaises opérant à sa droite et a sa gauche étaient engagées en des combats extrêmement durs et avec des forces supérieures.

De l'ensemble de ses réflexions, je maréchal tira la conclusion, cette fois formelle, que l'armée britannique devait immédiatement et prendre un contact étroit avec l'ennemi. En conséquence, il donna l'ordre, dans la nuit du 6 au 7, de diriger la marche générale sur le Grand Morin et de forcer le passage du cours d'eau avec toute la rapidité possible dans la journée du 7.

La cavalerie s'étant mise en mouvement pour éclairer les routes, l'armée anglaise s'ébranla.

 

L'armée britannique passe le Grand Morin.

 

A 6 h. 45, le signal de marche était donné. Le 1er corps, tenant la droite, donnait la main au corps de cavalerie Conneau et à l'armée Franchet d'Esperey; son mouvement avait une importance toute particulière, puisqu'il s'agissait de tomber dans le flanc de l'armée Bülow découvert, dans la nuit du 6 au 7, par le repli annoncé par le radio de von Kluck, à 10 h. 45 du soir : " Le IXe corps se retire cette nuit dans la région à l'ouest de Montmirail, en liaison avec le IIIe corps, vers Boitron (nord de Rebais). "

Le général Douglas Haig donne l'ordre d'avancer sur la ligne Mauperthuis-Dagny. C'était bien la direction de la droite à la Ferté-Gaucher, comme l'avait indiqué le général Joffre. Celui-ci, d'ailleurs, avertissait Franchet d'Esperey d'avoir à se tenir à la hauteur de French. En s'élevant ainsi vers le nord-est, French débordait la cavalerie de Richthofen, concentrée à Beton-Bazoches. Von der Marwitz et Richthofen ne peuvent plus tenir : ils ont prévenu le haut commandement allemand qu'ils n'ont qu'à se retirer du nord de la Marne en faisant sauter les ponts.

Les troupes anglaises trouvent donc la terrain libre devant elles; elles avancent sans trouver de sérieuse résistance, ce qui les étonne un peu.

A 8 heures, les aviateurs ont constaté le vide; Joffre, averti, prévient aussitôt Maunoury et Franchet d'Esperey.

La ligne Mauperthuis-Dagny est franchie allègrement. Et, devant, toujours le terrain vide ! C'est trop beau ! Le sentiment d'un traquenard, d'un piège, flotte encore dans les esprits. Un officier du corps de cavalerie Conneau (4e division, général Abonneau), qui est en liaison sur ce point avec l'armée britannique, témoigne de cette impression répandue partout :

 

"Avec une étonnante facilité, on aborde les villages et les bois où l'on croyait rencontrer l'ennemi, Tout est vide : a peine ramasse-t-on quelques rares retardataires. Nous sommes très surpris. Quant au général, il l'est plus encore que nous et ne cesse d'affirmer " C'est un traquenard. C'est un traquenard ! Messieurs, ils nous attirent dans un traquenard... " Nous apprenons que l'armée anglaise, du moins une de ses divisions de cavalerie, est bien à notre gauche.

Comme nos alliés sont vêtus de kaki, nos patrouilles, les prenant pour des Allemands, ont tiré plusieurs fois sur eux. Les Anglais trouvent cela très amusant et très sportif... Au cours des nombreuses marches et pointes que je fais au cours de l'après-midi, mon attention se porte sur un régiment d'infanterie anglaise. C'est la première fois que nous rencontrons la " misérable petite armée ". Ils marchent d'un joli pas, long et souple, tout en sifflant leur fameux air : It's a long way to Tipperary. Quand je passe, ils sifflent la Marseillaise. Ce sont de grands et forts gaillards. Ils laisseront d'eux, à tous ceux qui les rencontreront, une réconfortante impression de solidité et d'allégresse hardie."

 

Les contacts sont donc exactement maintenus de ce côté, entre les deux armées, comme l'a voulu Joffre. Mais la situation réciproque ne parait pas très nettement éclaircie. Soit à cause de l'état de fatigue du corps de cavalerie Conneau, soit parce que l'idée d'un " traquenard " hantait aussi les esprits, le 1er corps anglais ayant atteint, au nord du Grand Morin, la ligne Rebais-Pinebard, reçoit soudainement l'ordre de stopper et même de se replier. Mais Haig intervient vigoureusement auprès de ses divisionnaires Lomax et Munro, et il leur démontre la nécessité d'une action immédiate. Malgré l'épuisement des chevaux, la brigade de cavalerie d'Aldeshot s'élève jusqu'à Choisy. En arrière, à Montcel, près de Frétoy, trois escadrons du 1er dragons de la Garde allemande, restés en surveillance sur le terrain, sont attaqués par le 9e lanciers et le 18e hussards anglais (brigade de Lisle) qui, après un combat assez vif, les mettent en fuite. L'avant-garde arrive à deux milles de Rebais que l'on trouve abandonné par l'ennemi. Mais on reste toujours au sud du Petit Morin !

Dans les deux autres corps de l'armée britannique, l'attitude est à peu près la même. Au centre, la 7e brigade enlève Coulommiers après une courte résistance. Au fur et à mesure que l'on avançait vers le Petit Morin, la région plus boisée paraissait plus dure et plus inquiétante : a La marche en avant fut d'abord lente et circonspecte " (Hamilton). Et l'armée s'arrêta enfin devant les collines au sud du Petit Morin.

Avec les quelques avancées qui se produisirent pendant la nuit, le maréchal French donne, comme ligne générale de son armée, le 8 au matin : 3e corps : la Haute-Maison (à peu près à mi-chemin de Coulommiers et de Meaux); 2e corps : Aulnoy et environs (c'est-à-dire un ou deux kilomètres au nord de Coulommiers); 1er corps : Chailly et Jouy-sur-Morin, c'est-à-dire juste au nord du Grand Morin, la droite appuyée à la Ferté-Gaucher. C'était, en gros, mais en retard, l'exécution du désir manifesté par le général Joffre, qui avait, dans la journée, remercié l'armée britannique du concours qu'elle prêtait dans la bataille.

Cependant le sort de la bataille d'articulation de Maunoury était à Varreddes : un ou deux corps anglais débouchant entre Meaux et la Ferté-sous-Jouarre eussent forcé l'ennemi à se replier sur Château-Thierry; le terrain de l'Ourcq étant déblayé, la manœuvre de Joffre pour l'enveloppement eût pu suivre son cours, par Betz et Villers-Cotterêts. Les terribles combats du 8 et du 9 septembre ou n'auraient pas eu lieu ou se seraient engagés dans de tout autres conditions. Le fait que l'armée anglaise n'a pas pu aborder la Marne ni même franchir le Petit Morin. dans la soirée ou la nuit du 7 a donc une importance capitale pour la journée du 8, et c'est ce qu'il ne faudra pas perdre de vue.

Von der Marwitz, avec son corps de cavalerie, tient toujours au sud de la Marne. Il est, le soir du 7, à Jouarre, et ses deux divisions campent : la 9e à l'est de Trilport, et la 2e à Pierre-Levée.

Von Kluck se trouvait ainsi libre de disposer de ses forces au nord de la Marne et jusque dans la région qui, vers Villers-Cotterêts, protégeait ses communications. Il est vrai qu'en rappelant tous ses corps, il avait découvert le flanc de Bülow; mais celui-ci avait le temps de se couvrir à droite contre les Anglais, tandis que son armée attaquait encore avec fureur, en direction du sud, la 5e armée française.

 

Les ordres de Franchet d'Esperey. L'ennemi a quitté le terrain. Le crochet défensif de Bülow.

 

Les instructions données à la 5e armée avait percé à jour, d'avance, la manœuvre en retraite de l'ennemi; au lieu de s'en laisser imposer par l'attitude agressive de Bülow, elles prévoient sa prochaine retraite : " En séparant la Ire armée de la IIe armée, dit expressément l'ordre du général en chef, la 5e armée provoquera la dislocation de la droite du dispositif ennemi. " Une telle rupture suffirait, évidemment, pour déterminer la retraite générale des armées allemandes.

L'ordre général n° 7 allait adapter ce rôle de la 5e armée à l'état de choses constaté jusqu'au 7, à midi : " La 5e armée accentuera le mouvement de son aile gauche (cela veut dire que l'on hâtera, si possible, la séparation entre l'armée von Kluck et l'armée von Bülow par un mouvement le plus rapide vers Montmirail) ; en plus, la 5e armée " emploiera ses forces de droite à soutenir la 9e armée ". Et cela veut dire que le grand quartier général français se rend compte de l'effort que va faire Bülow pour essayer la rupture du front français à la jonction du massif et de la plaine, route no 51, et qu'il ordonne la plus étroite solidarité entre les deux armées chargées de défendre cette route. Le mouvement qui doit décider de la bataille de la Marne est, d'ores et déjà, amorcé dans cet ordre si bref.

En plus, un ordre particulier de Joffre à la 5e armée va lui prescrire de tenir étroitement ses liaisons avec l'armée britannique qui marche sur la Ferté-Gaucher.

Ainsi averti, le général Franchet d'Esperey avait, le 6 septembre à 13 h. 30, libellé ses propres ordres pour la journée du 7. On peut les donner comme un modèle de clarté et de prudence en présence d'une situation encore obscure :

 

"I. - Depuis ce matin (le 6), la 5e armée a progressé vers le nord, refoulant l'ennemi devant elle (constatation du succès propre à donner confiance à tous).

II. Afin que la coopération des armées voisines (c'est-à-dire l'armée britannique) puisse se faire efficacement sentir (voilà cette solidarité entre les armées qui décidera du sort de la bataille), la 5e armée ne dépassera pas, ce soir (le 6), la ligne Couperdrix (2 kilomètres sud d'Augers), Montceaux-lès-Provins, Courgivaux, Esternay, le Clos-le-Roi-Charleville [liaison avec la 42e division] (visiblement, on craint de rompre la ligne). Sur ce front, tous les corps d'armée et le groupe des divisions de réserve se retrancheront de façon à résister coûte que coûte contre toute attaque ennemie,

III. - En vue d'atteindre ce front

a) Le 18e corps d'armée masquant Cerneux attaquera Montceaux-lès-Provins; à cette attaque coopérera l'artillerie du groupe des divisions de réserve ;

b) Le 3e corps appuiera, d'abord, l'attaque du 18e corps sur Montceaux-lès-Provins et enlèvera ensuite Courgivaux;

c) Le 1er corps d'armée enlèvera Esternay;

d) Le 10e corps d'armée appuiera l'attaque du 1er corps sur Esternay en portant à la Noue un détachement de toutes armes. Il se reliera étroitement à la 42e division ;

e) Le corps de cavalerie conserve sa mission : agir constamment en liaison intime avec le 18e corps et coopérer effectivement au combat de ce corps. Liaison avec la cavalerie anglaise,

IV. - Les cantonnements ne seront pris qu'à la nuit tombante et lorsque des dispositions de sûreté complètes auront été prises,

V. - Les corps d'armée feront connaître pour 19 heures l'emplacement de leurs quartiers généraux et de leurs postes de commandement . Liaison téléphonique ininterrompue avec le quartier général de l'armée, maintenu à Romilly-sur-Seine (on voit à quel point Le général tient à avoir son armée bien en main et entend qu'aucun mouvement ne lui échappe. On craint toujours une surprise de l'ennemi revenant sur ses pas et c'est la raison des deux paragraphes qui terminent l'ordre d'opérations .

VI. - Ravitaillement en vivres et munitions, toute cette nuit, de façon à reprendre l'offensive demain matin dès que l'ordre en sera donné,

VII. - L'ordre formel du général commandant l'armée est d'être prêt à résister avec la dernière énergie à la contre-attaque allemande qui peut se produire, comme le cas en a été fréquent, vers la fin de la journée.

Signé : D'ESPEREY."

 

On sent, rien qu'à lire cet ordre d'opérations, qu'on entre dans une phase nouvelle : vigilance, solidité, hardiesse, voilà ce que l'on demande aux troupes. L'ennemi se replie : il faut le pousser; mais il n'a renoncé à son offensive de rupture : s'il revient en forces, il faut l'arrêter.

Nous avons laissé la 5e armée bivouaquant sur la ligne Courtacon, sud d'Esternay, Villeneuve-lès-Charleville, le 6 au soir. Nous avons montré l'armée entière arrêtée, pour ainsi dire, devant le poste avancé d'Esternay où le haut commandement allemand s'est fortifié pour soutenir le choc et pour protéger la retraite progressive des corps de l'armée von Kluck.

Le premier devoir est d'en finir. A la fin de la nuit, un fait important s'est produit sur ce bastion d'Esternay. Les aviateurs, qui ont travaillé dès l'aube, confirment les premiers indices favorables : vers huit heures, des colonnes allemandes nombreuses sont signalées en retraite du front Courtacon-Esternay, vers le nord.

Voici donc l'effet de volant enlevé par les raquettes qui commence à se produire. Les coups frappés par les armées alliées combattant dans une disposition angulaire se renvoient la balle alternativement. C'est alors que Franchet d'Esperey prévient Maunoury et l'armée anglaise que les corps placés devant lui sont en retraite. En même temps, il prend la poursuite.

Du côté allemand nos renseignements sont précis. Nous avons dit, qu'à 10 h. 45 du soir, le 6, von Kluck avait retiré son IXe corps à l'ouest de Montmirail, en liaison avec son IIIe corps, à Boitron. Deux heures à minuit 30, Bülow, qui se dit menacé par une attaque venant de Rozoy, annonce, a son tour, son repli derrière la coupure du Petit Morin. Ainsi le terrain se vide dans la nuit. A l'aube et dans la matinée du 7, le IIIe corps et le IXe corps, réclamés avec une insistance extrême à plusieurs reprises par von Kluck, évacuent le champ de bataille. Ils se hâtent. Le IIIe corps, à 12 h. 40, recevra l'ordre de se porter à Nogent-l'Artaud et la Ferté-Milon. Quant au IXe corps, il se retire derrière le Dolloir, au sud de Château-Thierry, mais un radio de von Kluck, à 5 h. 40 du soir, le réclamera d'urgence à l'ouest de l'Ourcq.

Bülow est donc chargé de se défendre seul autour de Montmirail. Il confie cette mission à la 13e division du VIIe corps, qu'il jette entre Fontenelle et Montmirail. C'est un crochet défensif prolongé au nord, du moins sur le papier par le IXe corps. Montmirail lui-même est tenu par le Xe corps de réserve, puis c'est le Xe corps qu'il faut appuyer à l'est et relier, par la 14e division, au corps de la Garde, c'est-à-dire à la force principale de Bülow. S'appuyant toujours sur l'armée de von Hausen, la Garde croit pouvoir jouer encore la rude partie qui lui a été prescrite au début, c'est-à-dire l'offensive de rupture en direction du sud.

Voilà donc où en sont les deux armées allemandes (Ire et IIe armées). La tête de l'animal s'étant tournée vers Paris, la bête aboie maintenant vers le nord, à Acy-en-Multien-Betz, pour essayer d'empêcher l'enveloppement; l'articulation de la gorge, à Varreddes-Lizy-sur-Ourcq est découverte et exposée aux coups de l'armée britannique qui s'avance vers elle. Les pattes, suivant la longue route de Changis, la Fertè-sous-Jouarre, Montmirail, descendent, l'une par la forêt de Gault, l'antre par la route de Mondement, se débattant contre l'offensive de Franchet d'Esperey et tâchant de déchirer, en plein corps, l'armée de Foch."

 

La cavalerie, les 18e et 3e corps, le 7, sur le Grand Morin.

 

Les Allemands se retirant vers le nord, la cavalerie progresse sans difficulté. En fin de journée les trois divisions de cavalerie sont sur le Grand Morin.

 

Le 18e corps. - "Le 18e corps (général de Maud'huy) fait, entre 8 heures et 11 heures du matin, un premier bond qui le porte sur le front Montceaux-lès-Provins, Sancy, Cerneux, la 38e division en deuxième ligne vers Saint-Martin-des-Champs. Les divisions avancent sans trouver d'obstacles, sauf à Sancy. Par les prisonniers que l'on commence à ramasser, on apprend que le corps a devant lui la division de cavalerie de la Garde et des éléments du IIIe corps, laissés sans doute en soutien. A partir de 14 heures, un deuxième bond est commencé et il se termine vers 19 heures. Il amène le 18e corps sans combat jusqu'au Grand Morin que franchissent ses avant-gardes :

 

"Sur notre passage, dit un témoin, on recueille partout, ce que laisse une retraite précipitée : cadavres ou blessés ennemis, prisonniers, traces manifestes d'un pillage honteux, innombrables bouteilles vides jonchant le sol, tranchées hâtivement creusées et rapidement évacuées; meubles éventrés et jeté, dans les rues, souillures ignobles dans les maisons. L'enthousiasme de la poursuite se double, chez la troupe, du désir de venger de telles infamies."

 

Le soir du 7, le corps stationne sur les positions suivantes . la 35e division d'infanterie à Saint-Martin-du-Boschet, Réveillon, Villeneuve, avant-garde à Belleau; la 36e division, à gauche dans la zone de Moutils, la Chapelle-Véronge, avant-garde à Meilleray; la 38e division à Pierrelez, Maisoncelles et Sancy."

 

Le groupe de divisions de réserve et le 3e corps. - "Même marche en avant du 4e groupe de divisions de réserve (général Valabrègue), qui progresse un peu en arrière du 18e corps et n'a qu'à procéder à une marche régulière interrompue par de longs piétinements. On n'entend même plus le bruit du canon. On pousse jusqu'à Montceaux-lès-Provins, tout fumant encore du combat de la veille. Le soir, le quartier général s'installe à Saint-Hilliers.

Le 3e corps d'armée (général Hache) qui avait eu de rudes combats à soutenir le 6 à Montceaux-lès-Provins et à Courgivaux n'avait pas eu, comme nous l'avons dit ci-dessus, le sens complet de son succès. Dans la soirée et au cours de la nuit, l'ennemi avait fui devant lui, mais la violence même des engagements de la dernière heure ne lui avait nullement laissé pressentir qu'il se préparait à quitter le terrain. Tout au contraire : bivouaquant sur la ligne Saint-Bon, Champfleury, Villouette (division Pétain) et Courgivaux, Escardes (division Mangin), il se méfiait d'une attaque renouvelée à la première heure, le 7. " Le matin du 7, écrit un témoin, nous nous mettons en marche, prudemment, avec précaution , nous attendant à être arrêtés soudainement. Étonnement de ne rien trouver devant nous que les traces d'une fuite précipitée de l'ennemi. " Et l'étonnement grandissait du fait qu'on entendait une canonnade très violente à l'est. On se battait donc tout près. Mais pourquoi pas devant le corps lui-même ? Que faisait l'ennemi ?

Partout, c'est la même impression. La 11e brigade de la 6e division a bien enlevé Montceaux, le 6 au soir, mais n'a pu s'y maintenir. On a le sentiment qu'une attaque ennemie se prépare dans la direction de Sancy. On demande au groupe des divisions de réserve de s'avancer pour organiser la rive sud de l'Aubetin. C'est seulement vers dix heures que l'on commence à se rendre compte nettement que l'ennemi est en pleine retraite. Le fait est confirmé, dans la matinée, par les avis venant du quartier général avec ordre, pour le corps, de se porter sur le Petit Morin, en direction de Montmirail.

Voici donc la marche des deux divisions qui commence vers le nord, en direction générale de Neuvy. Esternay qui, comme nous allons le voir, a tenu devant le 1er corps jusqu'à dix heures, est dépassé. Un escadron de chasseurs est à Neuvy à 13 h. 30. Il l'a trouvé sans ennemis. La retraite des Allemands aurait, au dire des gens du pays, commencé vers 9 heures et s'effectuerait dans deux directions, l'une, le groupe principal, en direction de Paris, l'autre, vers Champguyon et droit au nord. On se met en route; la 5e division s'avançant de Courgivaux par Aulnay, Neuvy, Joiselle; la 6e par la région de Champlong, atteint, en fin de journée, le Grand Morin de Le Crocq à Maison-Rouge. Toujours pas d'ennemi. Mais cette canonnade obsédante vers l'est ? Que se passe-t-il ?

Le 3e corps reçoit l'ordre de poursuivre, le 8, dans la direction Tréfols-Montmirail-Corrobert. On décide, en pleine nuit, de partir à la première heure, vers Montmirail, le corps marchant en trois colonnes. On s'attend à une forte résistance sur le Petit Morin.

 

Le 1er corps entre dans Esternay. Il arrive aux portes de Montmirail.

 

Nous avons dit l'importance du combat qui, la veille, s'était engagé aux portes d'Esternay. Le 1er corps (général Deligny), secondé par l'artillerie du groupe des divisions de réserve, n'avait pu s'emparer de la ville; mais il avait enlevé les hauteurs de Châtillon-sur-Morin et de la route qui mène à Esternay.

A la première heure, le 7, on prépare une attaque de vive force pour faire tomber ce point décisif : il tombe de lui-même. On apprend, à 9 heures, que toute la région au sud du Grand Morin, Esternay, château d'Esternay et les rives mêmes de la rivière sont libres. L'ennemi se retire vers le nord. Un document va nous permettre de suivre ce qui se passe dans le camp allemand. De bonne heure, le IXe corps a reçu l'ordre de retraite :

 

"Le général von Quast, écrit le général von Borne, commandant la 13e division du VIIe corps, ne considéra pas cet ordre comme correspondant à la situation et il résolut de ne pas le suivre (Ainsi l'indiscipline des chefs d'armée comme von Kluck se communique aux chefs de corps.) On s'en tint donc aux accords convenus pour l'attaque. Je partis pour le Xe corps de réserve à Gault et causai alors avec son chef, le lieutenant-colonel comte de Waldersee. Ensuite je cherchai ma division. À mon grand étonnement, je la trouvai répondant à l'ordre immédiat de retraite du General-Kommando, en marche vers Montmirail. L'ordre vint alors de s'arrêter à Montmirail et de se préparer à se défendre. On devrait accueillir le IXe corps. Vers midi, je reçus l'ordre de m'installer sur une position Fontenelle-le Trembley-Montmirail. Le IXe corps était déjà parti."

 

C'est l'occasion ou jamais, pour le 1er corps français, de prendre la poursuite de cette 13e division allemande et du IXe corps. Avant tout, exploiter le succès.

Le 1er corps se met en relation avec le 10e corps : il est entendu que celui-ci, qui a déjà donné la veille un bon coup de main pour l'attaque du château de la Noue, prêtera son appui à la droite du 1er corps et que, tous ensemble, on s'élancera vers le nord.

La 1re division trouve encore quelque difficulté pour s'emparer de la cote 200 qui était le centre de la résistance ennemie : mais les troupes couronnent la crête à 9 h. 15; et, à 10 heures, le corps s'ébranle pour la marche vers le nord. Le 6e chasseurs est lancé en avant. Puis deux colonnes formées, à gauche, par la 1re division (général Gallet), marchant par Esternay-le-Franc, Champguyon, Morsains, Fontaine-Armée, Mécringes; à droite, par la 2e division (général Duplessis), par Viviers, lisière ouest de la forêt de Gault, le Pertuis, Montvinot, Maclaunay.

C'est une marche joyeuse et d'une alacrité imprévue. La troupe comprend et accélère le pas; le corps progresse sans arrêt. A 17 heures, les avant-gardes sont sur le plateau de Mécringes-Courbetaux.

 

"La batterie qui accompagne le 6e chasseurs arrive à 17 heures vers Maclaunay, d'où elle canonne une grosse colonne allemande de toutes armes qui se replie, par un mouvement de flanc, de Vauchamps sur Montmirail. Au delà, les reconnaissances du 6e chasseurs, poussant hardiment leurs pointes vers le nord, sabrent avec entrain et bousculent les patrouilles ennemies. L'une d'elles tombe au milieu du quartier général d'une division allemande et en ramène des prisonniers et de nombreux documents dont la possession devait nous être utile pour la suite des opérations (Le 1er corps d'armée pendant la guerre 1914-1918, p. 51, Berger-Levrault, 1922.)."

 

Ordre est donné de s'emparer immédiatement des passages du Petit Morin, de Courbetaux à Vinet. Jusqu'à la pleine nuit, c'est-à-dire jusqu'à 22 h. 30, le 1er corps continue son mouvement, entourant de partout Montmirail.

Pendant toute la journée, on a entendu le canon, tout près, sur l'est : rien qu'à l'effroyable vacarme, on reconnaît, ce qu'annoncent les renseignements téléphoniques, qu'une grande bataille est engagée à proximité, on dirait de l'autre côté de la forêt de Gault. Et, en effet, vers la fin de la journée, le 1er corps reçoit l'avis de s'arrêter devant Montmirail et d'incliner sa marche vers l'est, de façon à aider à la progression du 10e corps et de l'armée Foch qui luttent à sa droite."

 

Le 10e corps en liaison avec l'armée Foch.

Les combats pour la route n° 51 et la contre-offensive allemande.

 

"C'est que l'aspect de la bataille est tout différent au fur et à mesure que l'on avance de ce côté. Rappelez-vous l'image de tout à l'heure : l'horizon s'éclaire à l'ouest, il reste couvert de nuages à l'est. Ce canon qui tonne, c'est celui du combat haletant engagé pour la jonction du massif et de la plaine et pour la route n° 51 où se donne l'effort suprême.

Le 10e corps (général Defforges), qui opère à la droite de l'armée Franchet d'Esperey, commence à se trouver dans le champ d'action de cette offensive désespérée. Il avait maintenu très solidement son avancée : dans la nuit, l'idée de la victoire a commencé à flotter sur les troupes et sur les états-majors.

L'ordre général pour la 5e armée est d'attaquer à 6 heures du matin. Mais, pour le 10e corps, il en est autrement. On le trouve trop en flèche. Esternay n'a pas encore succombé. Le débouché des autres corps vers le nord n'est pas encore assuré. Et puis, il y a toujours cette difficile affaire de la route n° 51 et, plus à l'est encore, la situation générale de l'armée Foch. Il ne faudrait pas compromettre notre ligne : le 10e corps reçoit donc pour instruction de ne reprendre son mouvement qu'à 7 h. 30.

Mais l'ennemi n'attend pas, lui. On est juste en présence de la manœuvre de Bülow. Dès le lever du jour, une violente attaque allemande débouche sur la 42e division qui perd Villeneuve-lès-Charleville. C'était la voie ouverte vers le sud. Heureusement, la 40e brigade (colonel de Cadoudal) se maintient à Charleville. L'ennemi revient vaillamment à l'assaut, s'épuise et laisse de nombreux tués et blessés sur le terrain. Cadoudal ne rompt pas d'une semelle. Pendant ce temps, une partie de l'artillerie de la 20e division (Rogerie) reçoit l'ordre de gagner la crête entre Bout-de-la-Ville et les Épées, et, faisant face à l'est, de prendre de flanc les lignes allemandes progressant dans le bois au sud de Villeneuve-les-Charleville, pour tourner la ferme Chapton. Ce fut un de ces massacres qui répandaient, d'un bout à l'autre de l'armée allemande, la terreur du 75. L'infanterie allemande tombait par files. Vers le milieu de la matinée, l'attaque était enrayée, et c'était (comme nous allons le dire) la 42e division qui reprenait l'offensive (Je m'appuie pour tout ce récit sur l'exposé très remarquable du commandant Lucas.).

Cette entreprise n'était pas la seule. Le combat était à peine engagé sur la route no 51, qu'une autre attaque allemande débouche du Clos-le-Roi, à 4 h. 30 du matin; de sorte que le saillant de Charleville était menacé sur ses deux faces. Ici, le Xe corps allemand a affaire aux 39e et 38e brigades du 10e corps français, qui, dans le sentiment du danger, se sont retranchées pendant la nuit. L'ennemi se heurte à une résistance énergique : l'artillerie de la 19e division en position au nord des Essarts et une partie de l'artillerie de la 20e division qui se retourne sur la crête du Bout-de-la-Ville concentrent leurs feux sur Clos-le-Roi. On peut deviner ce qui advient de l'attaque allemande : elle se disloque à peine lancée. Les 136e et 4le régiments se jettent sur le village, qui est repris à 6 h. 30. De ce côté, l'entreprise de Bülow échouait avant l'heure où le 10e corps devait entrer en ligne. Il est vrai qu'on se bat toujours à droite pour la route n° 51. Mais le flanc de Bülow commence à être grandement exposé. En effet, la matinée s'avance ; il est 9 heures ; Esternay succombe. L'armée britannique et les quatre corps de gauche de Franchet d'Esperey ont commencé le vaste mouvement semi-circulaire qui menace Montmirail.

A midi, on a partout le sentiment que le ciel est complètement nettoyé à l'ouest : le 10e corps va donc devenir le pivot du vaste mouvement en éventail, face au nord-est, qui rabattra von Bülow sur von Hausen. La 38e brigade a occupé Clos-le-Roi; la 39e brigade s'est reformée à l'est. On est prêt aux abords de la forêt de Gault. La 5e division (Mangin) du 3e corps monte en direction de Morsains. Le 10e corps se met en marche : la 19e division (général Bonnier) à gauche, avec, pour objectif, la Godine et le Recoude en direction de Vauchamps; la 20e division (général Rogerie) à droite, en direction du Bout-du-Val, Boissy-le-Repos et au delà.

L'Allemand fournit encore un violent effort sur Charleville : mais il n'a plus de souffle. La 20e division passe à la contre-attaque dès 15 heures, en liaison avec la 42e division. La route n° 51 est dégagée à droite, tandis que la forêt de Gault est nettoyée, à gauche, par la 19e division qui franchit les tranchées allemandes abandonnées. Les Allemands cèdent sur toute la ligne et laissent entre nos mains de nombreux prisonniers appartenant au Xe corps de réserve.

En fin de journée, la 19e division avait atteint le Recoude et, en liaison constante avec le 1er corps à gauche entre Morsains et Maclaunay, abordait la région de Montmirail-Vauchamps; la 20e division était un peu plus au sud, arrêtée devant le Bout-du-Val, car le sort de la route n° 51 n'était pas encore tranché, et il fallait s'attendre encore à de graves événements de ce côté.

Si l'on voit les choses du côté français, le résultat de la journée était le suivant pour la 5e armée. Elle avait mis fin aux dernières résistances ennemies au sud du Grand Morin et sur la rive sud du Petit Morin. Elle avait pris Montceaux-lès-Provins, Esternay, la forêt de Gault qui lui avaient donné tant de mal la veille. Elle avait parcouru un pays complètement évacué par l'armée von Kluck jusqu'à la Marne. De concert avec l'armée britannique, elle avait nettoyé la région jusqu'au Petit Morin et, pivotant sur sa propre droite, elle allait prendre de flanc l'armée Bülow lancée encore vers le sud dans l'espoir de briser le front de Joffre à la minute suprême. Bien, d'ailleurs, ne montre mieux l'inquiétude de Bülow que ce radio qu'il expédie à Moltke à 16 h. 40 : " La IIe armée est engagée dans un combat décisif sur le Petit Morin, secteur Montmirail-Normée. Le IIIe corps a été rendu ce matin à la Ire armée, Le IXe corps a été poussé avec sa tête jusqu'à Chézy-sur-Marne. La protection par la IIIe armée est faible : pour une tournure décisive, l'attaque de fortes fractions est nécessaire. " Dans la nuit du 7 au 8, Bülow achevait son compte rendu par cette phrase quasi désespérée : " Par suite de pertes considérables, la IIe armée n'a plus que la valeur de trois corps. "

Pour l'armée française, ces résultats étaient plus que brillants. Après la longue retraite si douloureuse, quel réveil ! Avec les beaux faits d'armes d'Esternay, de la forêt de Gault de Villeneuve-Charleville, il y avait de quoi gonfler le cœur des chefs et de leurs braves troupes.

Il restait cependant deux nuages sur l'horizon. Si von Kluck n'était plus au sud de la Marne, il était au nord, et là, il pesait de tout son poids sur l'armée Maunoury, et la manoeuvre française, qui s'était découverte un peu trop tôt le 5, en paraissait handicapée. D'autre part, la manoeuvre allemande sur les marais de Saint-Gond n'avait pas dit son dernier mot. La 9e armée pliait; la bataille glissait dangereusement vers la trouée de Mailly. Si la 5e armée se portait au nord, au secours de l'armée Maunoury, elle perdait le contact avec la 9e armée et la rupture de notre front se produisait à Mondement. Si, au contraire, elle se portait au secours de l'armée Foch vers les marais de Saint-Gond, Maunoury, ayant devant lui des forces supérieures, pouvait manquer sa marche sur l'Ourcq et être menacé lui-même d'être tourné par le nord. Et si, enfin, l'armée Franchet d'Esperey, partagée entre ces deux devoirs, se divisait elle-même, elle s'exposait à un retour en force des Allemands.

Heure critique s'il en fut. Tourments des chefs parmi la joie de tous. Anxiété de ces heures où les responsabilités sont si lourdes !"

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