CHAPITRE VI - LES MARAIS DE SAINT-GOND ET LA TROUÉE DE MAILLY

(6 septembre 1914.)

"Si l'exposé stratégique donné dans les chapitres précédents a paru clair, on sait pourquoi la grande bataille engagée par le général Joffre trouvera sa décision aux pieds de la falaise de Sézanne, au point de jonction des deux armées Franchet d'Esperey et, Foch. C'est l'endroit où le massif tombe sur la plaine, c'est le point où l'armée Bülow et l'armée von Hausen ont reçu l'ordre de rompre, par une attaque concentrique, le front de l'armée française, tandis que von Kluck doit attendre les débris de la gauche de cette armée et, leur barrer la route de Paris."

 

Pourquoi la stratégie allemande vise le centre français.

 

"Le but que se propose l'armée allemande dans cet effort suprême est, prédestiné, en quelque sorte, par une prescription de Clausewitz, répétée à satiété dans les enseignements de l'état-major allemand, et édictée, comme une loi de la guerre, contre la France, par Je vieux Moltke le jeune se borne à l'appliquer servilement :

 

"L'objet de l'attaque stratégique doit être la défaite de l'armée ennemie et la conquête de la capitale. Obtenir un seul de ces deux résultats serait insuffisant : il les faut tous les deux...

L'objet de l'attaque stratégique est donc la destruction des forces militaires, réunies en France pour former une masse principale, puis la conquête de Paris.

Il faut, en conséquence, chercher, avec les forces réunies, la masse principale de l'ennemi pour lui livrer une nouvelle bataille décisive. L'armée française vaincue, on prend, soit avec les forces réunies, soit avec une partie de ces forces, la direction de Paris.

Dans le cas qui nous occupe, le point d'attaque est suffisamment indiqué par l'objet même de l'attaque : l'armée française et Paris."

 

Ce morceau, écrit à propos de la campagne de 1814, a été cité et commenté par le général Foch ; il est connu par les chefs français comme par les chefs allemands."

 

Et voilà la grande différence : les Allemands suivent un plan inspiré par une théorie et une tradition et ils l'appliquent lourdement jusque dans le choix du point d'attaque indiqué par Clausewitz. L'état-major allemand ne se demande pas pourquoi l'adversaire consent à courir le risque de découvrir la capitale, puisque la capitale est un des buts décisifs de la guerre ; il ne se fait pas cette réflexion que si on laisse momentanément Paris, c'est que l'on sait Paris défendu, ou bien encore que l'on se réserve de faire jouer, au camp retranché, un rôle dans la bataille !

 

L'état-major allemand subit la loi de son orgueil : il croit à la victoire facile, telle que les professionnels la lui ont garantie, depuis des années. Il est entraîné par le vide qu'a produit volontairement une retraite combinée. Il ne veut voir qu'une fuite, là où il s'agit d'une manœuvre. Il se précipite à une bataille qu'il croit pouvoir livrer selon ses propres règles et il ne s'aperçoit pas qu'il fait le jeu de son adversaire. Cette bataille, il la veut, non seulement; parce qu'elle est dans son plan, mais parce qu'il en a besoin. Il y est entraîné par le peuple allemand lui-même : " La victoire, écrit von Tirpitz le 5 septembre, a fait tourner les têtes à Berlin. " En cherchant cette bataille, coûte que coûte, le G. Q. G. a éreinté ses troupes. Il n'est que temps si l'on veut obtenir d'elles encore un suprême effort.

Moltke a hâte d'en finir et il confie à von Hausen, appuyé par Bülow, le soin de courir à la bataille de rupture."

 

Foch se prépare à livrer bataille. L'esprit du chef.

 

Dans ce sous chapitre, Hanotaux, commente son passé d'ancien professeur à l'Ecole de guerre et ses deux livres "Les Principes de la Guerre" (1900) et "La Conduite de la Guerre" (1903). En août 1914, il commande le 20e corps à Morhange (2e armée Castelnau) avant que Joffre le choisisse pour commander la future 9e armée.

 

 

La 9e armée, le 6 septembre. Liaison avec la 5e armée.

 

"Au point précis où le massif tombe sur la plaine, faisant barrage sur la route n° 51 qui, conformément au plan de Moltke, devient la droite du front d'attaque allemand, la 42e division (général Grossetti) maintient une étroite liaison avec l'armée Franchet d'Esperey. La division, installée en bouchon sur la route, à la pente sud de la chenille des Grandes-Garennes, entre la ferme Chapton et Soizy-aux-Bois, garde là et à Mondement le défilé qui franchit à sec l'ouest des marais de Saint-Gond. Par Villeneuve-Charleville, Charleville et le Clos-le-Roi, elle donne la main au 10e corps de l'armée Franchet d'Esperey qui va se battre pendant toute la journée du 6, pour le Clos-le-Roi, le Guébarré et les abords de la forêt de Gault. Rappelons que Joffre avait dit : " La 9e armée couvrira la droite de la 5e armée en tenant les débouchés sud des marais de Saint-Gond et portant une partie de, ses forces sur le plateau au nord de Sézanne. "

La 42e division s'est donc installée avec ses avant-gardes jusqu'à Soizy-aux-Bois, pour prendre dès le 6 au matin, les avantages de l'initiative. A sa droite, depuis Oyes, le 9e corps (général Dubois) a sa division marocaine (général Humbert) au sud des marais de Saint-Gond, dans la région de Broussy-le-Grand. La 42e division se trouvait donc un peu en flèche sur la route n° 51. La l7e division (du 9e corps), ayant enlevé, pendant la nuit, Toulon-la-Montagne, avait rencontré l'ennemi à Vert-la-Gravelle. Le front fait donc un zigzag, avec " rentrant " à Broussy-le-Grand. Pour appuyer le " saillant " que fait la division Moussy, on a glissé, derrière elle, la 52e division de réserve Battesti, en rassemblement articulé autour de Corroy.

A droite du 9e corps, le 11e corps (général Eydoux) dispose de la 2le division (Radiguet) sur la ligne Morains-le-Petit à Normée; la 22e division (Pambet) s'est fortifiée de Normée à Lenharrée s'appuyant sur le cours de la Haute-Somme; la 60e division de réserve (Joppé) est installée en arrière de Sommesous, et la 9e division de cavalerie (de l'Espée) couvre du mieux qu'elle peut le grand espace vide qui sépare l'armée Foch de l'armée de Langle de Cary, de Mailly à Sompuis. Nous avons dit que c'est un des points les plus délicats du front français.

Voici, par contre, les forces ennemies qui, non sans retard, débouchent et arrivent au contact : ce sont, d'abord, trois corps de l'armée von Bülow : le Xe corps de réserve, le Xe corps et la Garde. Le Xe corps de réserve, engagé à l'ouest de la route n° 51, se heurte en partie au 10e corps français. Le Xe corps actif , en face de la traversée occidentale des marais de Saint-Gond, s'est battu le 5 contre la division marocaine entre Courjeonnet et Coizard. La Garde débouche sur Vert-la-Gravelle-Écury-le-Repos, en direction de Fère-Champenoise.

A l'est, c'est l'armée von Hausen qui devrait, suivant les ordres de Moltke, prendre la tête de ce mouvement, de façon à faire, pour ainsi dire, fer de lance en direction de Troyes. Mais sa droite, constituée par le XIIe corps, marche en direction de Normée-Lenharrée avec la 32e division seulement, car la 23e division n'arrivera que le soir même du 6 entre Coupetz et Coole, à 15 kilomètres vers l'est. A gauche du XIIe corps devrait marcher le XIIe corps de réserve ; mais les deux divisions se trouvent très loin en arrière : la 23e de réserve arrivera le soir entre Avize et Villeneuve, et la 24e de réserve ne sera elle-même qu'à Vitry-lès-Reims. Enfin, séparé des deux autres par un intervalle dont Foch saura tirer parti, le XIXe corps oblique à gauche et cherche à se couler dans la fissure française entre Sompuis et Vitry-le-François."

 

Les deux manœuvres s'enferrent.

 

" Les deux adversaires étant au contact prennent simultanément l'initiative.

L'armée von Bülow a, d'abord, pour point de direction Sézanne et Marigny-le-Grand et, ultérieurement, Nogent-sur-Seine. L'armée Foch a, d'abord, pour point de direction, Champaubert et, ultérieurement, Dormans, sur la Marne.

Les deux manœuvres vont donc s'entre croiser. Foch a donné ses ordres pour le 6 au matin, Dès la première heure, il est à son poste de commandement, à Pleurs.

Comme il est très préoccupé de son infériorité numérique, il donne des ordres précis pour employer au mieux ses prochaines ressources : deux régiments de la 18e division (général Lefèvre), les 32e et 114e, sont arrivés; ils sont transportés par convois automobiles dans la région de Thaas-Angluzelles, c'est-à-dire en soutien de la 52e division de réserve qui, elle-même, assure la liaison outre le 9e corps et le 11e corps. D'autres éléments, qui débarquent à Troyes, seront poussés vers Arcis-sur-Aube, le reste sera porté dans la région de Villiers-Herbisse, Semoine, c'est-à-dire à la liaison du 11e corps et de la 9e division de cavalerie. Le général se rend très exactement compte des points où l'ennemi portera ses principaux efforts, c'est-à-dire à sa gauche vers la route n° 51 et à sa droite vers la route n° 77.

En outre, puisque les réserves lui manquent, le général Foch médite de travailler sur ses lignes intérieures. Une féconde activité imaginative et intellectuelle marque, dès lors, toutes les décisions et tous les actes du commandement. Il ne s'endort pas.Le plan général de la manœuvre pour le 6 au matin est le suivant. Pour appuyer le mouvement offensif de la 5e armée, en direction de Montmirail, on prendra l'offensive, et offensive face ait nord-ouest. On cherche l'ennemi et on espère le surprendre. Les avions ont signalé deux larges flots de troupes ennemies descendant vers le sud ; c'est, à l'ouest, celles qui suivent la route n° 51 : on les attaque. Mais c'est aussi, venant de l'est, d'autres colonnes arrivant par Tours-sur-Marne et Condé-sur-Marne : une division a atteint Vertus, des parcs sont à Tours-sur-Marne, Condé, Châlons. Il faudra donc surveiller aussi de ce côté.

Pour le moment, toute l'attention se porte vers l'ouest, puisque, sans attendre l'initiative de l'ennemi, c'est de ce côté que l'on va commencer.

Voici l'ordre de combat : la 42e division (général Grossetti) débouchera en liaison avec le 10e corps (de la 5e armée), direction générale Vauchamps-Janvillers. A la droite de la 42e division, le 9e corps (général Dubois) la soutiendra en combattant d'abord sur la ligne des marais de Saint-Gond, d'Oyes à Bannes, avec de fortes avant-gardes au nord des marais prêtes à déboucher sur Champaubert. Le 11e corps (général Eydoux), pour faire face à l'autre danger qui paraît devoir venir de l'est, tiendra intégralement le front Morains-le-Petit-Lenharrée. La 9e division de cavalerie (général de l'Espée) se portera sur Vatry.

Pour l'exécution de ces ordres généraux, le général Dubois a prescrit que, le 6, à 5 heures du matin, les avant-gardes tiendraient: 1° la division marocaine, Congy, cartonnant vers Beaunay-Étoges-Champaubert; 2°, la 17e division, Toulon-la-Montagne avec détachement sur Aulnizeux (c'est la région des Monts), l'artillerie battant directement Étrechy, Mont-Aimé. En outre, la 52e division Battesti, sous les ordres du général Dubois, devait organiser la ligne Broussy-Bannes."

 

La 42e division et le 9e corps le 6. Combats pour la route n° 51 et le débouché des marais de Saint-Gond.

 

"La 5e armée, c'est-à-dire le 10e corps, attaque donc, de concert avec la 42e division, à la première heure, le 6. La 20e division (Rogerie) débouche à 6 heures. L'artillerie soutient l'offensive en tirant au nord de les Essarts-Lachy. A 8 heures, la droite de la 5e armée et la gauche de la 9e montent ensemble et d'un commun effort à gauche et à droite de la route n° 51.

Mais voici que l'ennemi apparaît. Son artillerie tonne et foudroie la terrain découvert entre la forêt de Gault et Soizy-aux-Bois. L'infanterie ennemie s'avance, les mitrailleuses sur le défilé de la route, les feldgrauen se glissant de part et d'autre dans les bois. Le temps est orageux. Une pluie fine, qui deviendra, dans la journée, pluie d'orage, tombe, mouille les routes, les rend glissantes; la chaleur est étouffante. De 8 heures à 10 heures, l'ennemi se renforce. Soizy tombe, et la 42e division se replie sur Charleville. Elle y livre un violent combat et demande appui à la 20e division qui lui envoie un bataillon du 47e. Il faut aussi abandonner Charleville. Toutefois, on s'accroche à Villeneuve-lès-Charleville, et c'est là qu'on arrêtera d'abord la première vague d'assaut de l'ennemi.

Voyons maintenant ce qui s'est passé dans la matinée sur le reste du front, depuis la route n° 51 jusqu'à la route n° 77, c'est-à-dire sur toute la ligne des marais de Saint-Gond.

La division marocaine Humbert a reçu l'ordre de reprendre Congy et de déboucher par Coizard au nord des marais de Saint-Gond. La brigade Blondlat, partie dès 3 heures du matin, trouve Coizard inoccupé et, continuant vers le nord, entre dans Villevenard et Courjeonnet. Il fait encore nuit. Les projecteurs allemands s'allument sur les hauteurs de Congy et bientôt l'ennemi apparaît. Une forte attaque tombe sur le bataillon Sautel, à Congy, et sur le, régiment de zouaves Lévêque à Villevenard. Congy est évacué. Les zouaves se heurtent à des tranchées déjà organisées entre Courjeonnet et Congy. Les rafales de l'artillerie allemande rendent toute la plaine intenable. Nos batteries de 75 sont prises à partie et ripostent énergiquement.

A 9 h. 15, on apprend que les choses se gâtent sur la droite ; la brigade Éon qui, dans la nuit, avait occupé Toulon-la-Montagne et couché à Vert-la-Gravelle, ne se sentant pas couverte sur sa gauche, est obligée d'évacuer Toulon-la-Montagne. L'offensive allemande se développe, accompagnée de tirs d'artillerie lourde qui dominent les nôtres : Blondlat est contraint de se replier au sud du marais.

On le voit, l'effort commun se porte sur la route n° 51. Il est maintenant 4 heures du soir.

La 42e division s'est installée sur la route même, entre la ferme Chapton, Montgivrou et la ferme Montalard; c'est, comme le disait un des généraux qui ont commandé sur les lieux, " le bouchon du goulot ". Si les Allemands passent, la route est ouverte. Le combat a monté soudain sur ces lieux en une rafale effroyable. " On ne s'entendait plus, disait l'officier supérieur qui conduisait le " bal ". Les arbres craquaient comme sous un cyclone. A chaque instant, un cratère s'ouvrait devant nous. Une brume noire couvrait tout. " Grossetti avait conscience de la responsabilité qui pesait sur lui. De la ferme Chapton, il se portait à l'orée du bois pour suivre le combat en personne. La fumée des explosions l'enveloppait. On le croyait perdu et il reparaissait, massif.

A gauche, on se battait toujours pour Charleville. La 40e brigade (colonel Cadoudal) du 10e corps calait, à gauche, la 42e division. L'artillerie commençait à disloquer l'avalanche allemande. Vers le milieu de la journée, cette attaque était enrayée et la 42e division, la main dans la main de la 20e, cantonnait sur ses positions. De ce côté, donc, les Allemands sont contenus. Mais C'est tout.

A droite, la fin de la journée n'est pas bonne. La division marocaine a dû abandonner la lisière nord des marais de Saint-Gond : Sous le feu de l'artillerie ennemie, le général Humbert suspend le mouvement en avant; ses troupes se retranchent au sud des marais.

Le général Foch est mis au courant de cette situation critique. On lui rend compte que la 42e division et la division marocaine sont prises à partie par deux corps allemands (le Xe de réserve et le Xe corps). Il faut bien admettre que, pour le moment, le débouché au nord des marais est impossible. Et, en plus, la route n° 51 est toujours en péril; il faut la sauver à tout prix. Le général limite alors la mission à la réoccupation de Saint-Prix, que la 42e division, violemment attaquée vers Villeneuve-Charleville, vient d'évacuer. " Surtout, qu'on maintienne les liaisons avec la 42e division et l'armée Franchet d'Esperey ! Barrer la route Barrer la route ! Pas de rupture du front. ""

 

La garde attaque sur Bannes et tente de traverser les marais.

 

"Cependant, une autre manœuvre allemande, dont on ne peut discerner encore toute la portée, commence à se démasquer à droite. Tout à l'heure, c'étaient le Xe corps de réserve (général von Eben) et le Xe corps (général von Emmich) qui attaquaient de front des deux côtés de la route n° 51 ; maintenant, la Garde (général von Plettenberg) entre en ligne et elle parait avoir l'ordre de traverser les marais de Saint-Gond par la route du milieu. S'agit-il simplement de seconder l'offensive de front des deux autres corps de Bülow, ou bien est-ce l'esquisse d'un mouvement tournant par la droite de l'armée Foch pour amener la décision tactique de la bataille ?

Ce qui est certain, c'est que la Garde, donnant la main, à l'ouest, au Xe corps et tendant la main, à l'est, à la 32e division saxonne de von Hausen, s'engage sur la route de Coizard-Bannes qui traverse les marais. " Des moustiques bourdonnaient par myriades sur les marais de Saint-Gond et un violent feu de 75 français barrait la route quand la Garde s'avança pour l'attaque. De grandes surfaces presque planes avec de trompeurs abris d'aulnes et de roseaux desséchés par la chaleur de l'été, temps orageux promettant de la pluie, et en face l'aile gauche de la 9e armée française prête à faire feu""

 

Le combat du 11e corps, le 6. Écury-le-Repos- Normée.

 

Le 11e corps qui doit se tenir sur la défensive est violemment attaqué à partir de midi, la 32e division saxonne parvient en face de Normée et Lenharrée.

 

"Les rangs français se sont éclaircis à mesure que leurs devoirs se multipliaient et que l'attaque ennemie débouchait de partout sur l'horizon.

Cependant, un temps d'arrêt se marque vers la fin de la journée c'est que l'armée de von Hausen n'est pas encore tout entière sur le terrain. Ce retard fut, peut-être, le salut de l'armée française. Car, si l'attaque d'encerclement par l'aile droite de Foch s'était produite dans cette journée confuse, peut-être les choses se fussent elles difficilement rétablies. Stegemann est utile à consulter pour connaître les vues de l'état-major allemand sur ce point :

 

"L'aile droite de Foch couvre les routes qui mènent dans le dos des armées françaises de l'ouest entre Troyes et Paris. C'est l'endroit le plus vulnérable de tout le front, d'autant plus vulnérable qu'entre la 9e armée de Foch et la 4e de Langle de Cary, il y a une brèche béante qui n'est que bien misérablement couverte par la 9e division de cavalerie. En dehors de cette division, rien ne ferme la grande ligne de flanc Châlons-Mailly-Troyes (c'est la route n° 77). Mais là, du côté allemand, une brèche aussi s'est ouverte. Elle traverse le milieu de la IIIe armée (armée von Hausen) dont le XIIe corps et le XIIe corps de réserve se en contact avec la IIe armée, tandis que le XIXe corps en liaison étroite avec la IVe armée est loin encore et s'avance sur Vitry. Cependant, le 11e corps de Foch est rejeté de sa première position vers le sud. Foch se trouve ainsi, dès le premier jour, dans un cruel embarras."

 

Stegemann n'est pas absolument exact. Les XIIe et XIIe corps de réserve ne combattent pas en liaison avec la IIe armée. De ces deux corps, une seule division, la 32e, est en contact avec la Garde le 6 septembre au soir. Nous allons le voir bientôt, Foch n'a pas été seul dans un " cruel embarras ". Ses adversaires Bülow et Hausen ont connu, dans cette première journée du 6, des heures pénibles.

Achevons donc, et résumons cette journée du 6 septembre. A la première heure, Foch pensait n'avoir qu'à s'élever au-dessus des marais pour seconder l'offensive de l'armée Franchet d'Esperey. Mais il est pris violemment à partie par des forces qui débouchent sur la route n° 51, enjeu de cette première partie de la bataille. La 42e division, refoulée, s'accroche à la ferme Chapton, qui fait bouchon sur la route. La division marocaine, ayant perdu les débouchés des marais au nord, bivouaque sur Montgivroux-Mondement et la brigade Blondlat sur Broussy-le-Grand et Broussy-le-Petit. La 17e division passe la nuit au nord-est de la ferme Nozet, une brigade en avant-poste entre Broussy-le-Grand et le " champ de bataille ". Le 11e corps a perdu Écury-le-Repos, Morains, Normée et Lenharrée. Mais il a pu garder les croupes au sud.

En somme, l'offensive de Bülow, marchant sur la Seine et qui devait atteindre Marigny-le-Grand, a contenu d'abord, puis refoulé l'offensive française; mais elle est bien loin d'avoir rompu le front français. L'ennemi a lui-même beaucoup souffert, il a épuisé son élan, et l'armée Foch reste ferme sur la défensive."

 

Entrée en ligne de von Hausen dans la trouée de Mailly.

 

"Tandis que l'armée Bülow est déjà engagée à fond, le XIIe corps (général von Elisa) de l'armée von Hausen, dont la 23e division marche sur Coupetz, à 20 kilomètres de la 32e, n'entre en ligne, qu'avec la seule 32e division sur Normée-Lenharrée, dans l'après-midi du 6. En accomplissant ce mouvement, sollicité avec instance par la Garde, non seulement von Hausen manque l'occasion de tomber, comme il lui a été prescrit, sur le flanc de l'armée Foch, mais, étalant son armée en éventail, il accentue la fissure qui n'a jamais été comblée depuis les engagements de la Meuse.

Il en est de même, et avec plus d'aggravation encore, pour le XIIe corps de réserve (général von Kirchbach). Celui-ci est hors de cause pour cette journée du 6, puisqu'une de ses divisions se trouve à 15 kilomètres au nord du champ de bataille de Normée et l'autre à 40 kilomètres.

Reste le XIXe corps (général von Laffert) : il s'est attardé à Châlons-sur-Marne et en part seulement dans la journée du 6 pour atteindre le soir, avec une division, le village de Coole où arrive également, à la nuit, la 23e division du XIIe corps. Mais ce qui est grave ici, - et c'est le résultat de la dualité d'objectif prescrite à von Hausen par les instructions du haut état-major, - le XIXe corps, au lieu de rabattre vers l'ouest, prend ses dispositions pour surveiller les débouchés de l'est et se retourne en partie de ce côté; il s'efforce de garder ses liaisons, sur sa gauche, avec l'armée du duc de Wurtemberg et ainsi, attirant à lui une division du XIIe corps, il élargit, au milieu de l'armée von Hausen qui devrait être toute ramassée pour pénétrer en pointe dans le flanc de l'armée Foch, une espèce de fourche qui, divisant la force de cette armée et l'appuyant des deux côtés à la fois, l'empêchera de pénétrer dans le front ennemi. Toutes les fautes de l'état-major allemand, et de von Hausen en particulier, se totalisent en ce point : c'est ce que nous avait appris l'étude des carnets et récits allemands bien avant la publication des ouvrages de Baumgarten-Crusius et de von Hausen.

Et cela est d'autant plus sensible, qu'en ce lieu exactement, l'armée de Joffre était en grand péril. Le commandement français savait bien ce qu'il faisait en retardant, jusqu'au 6 septembre, la rencontre décisive : il n'ignorait pas qu'il existait encore, dans son propre front, un endroit insuffisamment garni de troupes; si l'on s'engageait trop tôt sur l'Ourcq, cette extrémité de la manœuvre de l'ouest, se raccordant avec la bataille de l'est à Mailly, pouvait être grandement exposée. Tout cela, Joffre le savait et c'est pourquoi il avait hâté, autant qu'il l'avait pu, le prélèvement du 21e corps sur l'armée Dubail, pour venir consolider ce point. Mais la bataille de la Mortagne battait encore son plein. Comment dégarnir Dubail ?... Rendons-nous compte de ces angoisses du général en chef en présence de la rude réalité, et observons comment ses moindres mouvements doivent être combinés à la minute.

Il a donné, le 2 septembre au soir, l'ordre d'embarquer, à partir du 4, les éléments combattants du 21e corps et ce corps est en route par les voies les plus rapides. Quelques jours suffiront, maintenant. Mais, les aura-t-on ?... Heureusement, la destinée les prête à la France ou, plutôt, les lenteurs de l'armée von Hausen et les fausses manœuvres de Moltke les assurent à la vigilance de Joffre et de ses lieutenants.

Au grand quartier général de Luxembourg, on sent bien aussi que les minutes sont comptées; on cherche, partout, les moyens de renforcer l'armée d'enfoncement. Pour le 6 au matin, on se décide à demander le concours de l'armée von Bülow, destinée primitivement à soutenir von Kluck dans la manœuvre contre Paris. Donc Bülow, qui, à ce moment même, est appelé à l'ouest par von Kluck, se trouve appelé vers l'est pour venir en aide à von Hausen. La Garde se jette en plein par le travers des marais de Saint-Gond, pour en finir avec la droite de Foch et l'offensive de von Hausen devient ainsi une offensive combinée des IIe et IIIe armées.

En plus, faisant flèche de tout bois, on ramasse ce qui reste de monde en arrière : la 24e division de réserve (XIIe corps de réserve) s'est attardée à Givet; on lui donne l'ordre de gagner Vitry-lès-Reims dans la journée du 6. Ce même jour, le 6, un officier de la Garde vient implorer du XIIe corps un appui immédiat vers Écury-le-Repos; en réponse à cette demande instante, la 32e division, nous l'avons dit, se détache du gros de l'armée et se porte, à l'ouest, en direction de Lenharrée-Normée. Mais, de ce fait, la fissure s'élargit et elle s'installe au plein milieu de l'armée von Hausen : le XIIe corps est attiré simultanément à droite et à gauche, de Même que la pensée du chef est tiraillée simultanément à l'ouest et à l'est.

Les chefs, avec la raideur prussienne, infligent à leurs troupes le châtiment de leurs propres fautes. On appelle à la rescousse, pour boucher le trou, un malheureux détachement von der Pforte, qui s'est couché sur la route à bout de forces. Qu'il se lève et qu'il marche ! Mis en mouvement le 6 à 6 heures du matin, il n'arrive dans le bois de Sommesous que la nuit suivante (du 6 au 7) à 2 heures du matin ! On peut supposer dans quel état ! Les troupes du XIIe corps, qui doivent former la pointe de l'armée von Hansen et enfoncer le corps de l'armée de Joffre, ont eu à faire, avant de se battre, dans cette même journée, une étape finale de plus de quarante kilomètres. Ne fût-ce que par leur retard, elles avaient perdu la manœuvre avant même de perdre la bataille !"

 

La 9e division de cavalerie française à la trouée de Mailly.

 

"Elles ont perdu la manœuvre : car, si elles étaient arrivées deux jours, ou même seulement vingt-quatre heures plus tôt, elles trouvaient cette partie du front français dégarnie. Le 5 et le 6, elle n'était encore gardée que par une simple division de cavalerie, la 9e, sous les ordres du général de l'Espée. Or, le général Eydoux a perdu Écury-le-Repos et Morains-le-Petit. La droite de l'armée Foch a fléchi. L'ennemi peut croire que la route n° 77 s'ouvre, sans obstacle, devant lui, vers le sud.

Heureusement, pour la barrer, la 9e division de cavalerie a une avant-garde à Vatry, une autre sur la Coole. A 13 heures seulement, l'avant-garde, qui s'était portée sur Vatry, est attaquée par une colonne de toutes armes. Quelques éléments de cavalerie sont jetés sur Soudé-Sainte-Croix où le général de l'Espée s'est porté. Un léger engagement s'ensuit et le général doit lui-même prendre une carabine. Mais le mouvement ennemi vers Coupetz-Cernon-Faux-sur-Coole (c'est toute la colonne de la 23e division) menace le flanc droit de la division. Craignant pour sa liaison avec la 4e armée, le général de l'Espée se reporte en arrière pour couvrir Sommesous et se rapprocher ainsi de la 60e division de réserve. L'ennemi est contenu sur la route n° 77; et la division, avec son quartier général à Mailly, bivouaque la brigade Sailly (1er et 2e dragons) à Soudé-Sainte-Croix, la brigade Seriville (24e et 25e dragons) entre Vatry et Sommesous."

 

Vue rapide sur le rôle de la 4e armée Langle de Cary et les opérations de l'est.

 

" La liaison de la 9e armée avec la 4e armée à sa droite est donc établie, tant bien que mal (plutôt mal que bien) par le voisinage de la 9e division de cavalerie et de la 60e division de réserve, qui débordent un peu à l'est de la route n° 77 dans la région de Poivres, la Folie, Villiers-Herbisse, avec, d'autre part, la gauche du 17e corps (général J.B. Dumas) qui est à cheval sur le chemin des Romains, dans la région de Meix-Tiercelin, Corbeil, Somsois, et les détachements vers le camp de Mailly. En attendant l'arrivée du 21e corps, quinze kilomètres de terrain sont des plus mal protégés et c'est par là que l'armée von Hausen compte entrer en coin entre les 9e et 4e armées françaises et marcher sur Troyes-Vendeuvre pour briser en deux la grande armée de Joffre.

Même sur les combats de l'Ourcq et du massif de Seine-et-Marne, les engagements de la trouée de Mailly ont une suite immédiate. Je dois donc, indiquer rapidement la mission dévolue à la 4e armée et les combats qui se produisent à sa gauche en liaison avec l'armée Foch.

La 4e armée est venue se ranger derrière l'Ornain, tout au fond du demi-cercle catalaunique, pour rattacher le système des armées françaises de l'ouest au système des armées de l'est. Il n'est pas étonnant si, à un moment donné, tout glisse vers elle. Or la place de l'armée Langle de Cary, comme sa part dans les résultats, sont de beaucoup plus importantes qu'on ne l'a dit jusqu'ici.

Au point de vue stratégique, la 4e armée a une double mission à remplir. Elle doit supporter, sur sa gauche, l'effort de l'armée von Hausen chargée d'accomplir la rupture, mais aussi la poussée inébranlable de l'armée du duc de Wurtemberg; sur sa droite, la 4e armée doit maintenir les liaisons avec l'Argonne, Verdun et l'est, de concert avec la 3e armée, et, pour cela, supporter une partie de l'effort dirigé par l'armée du kronprinz sur la trouée de Revigny.

Au point de vue tactique, se trouvant aux prises avec des forces supérieures, la 4e armée est séparée de la 9e armée en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. C'est elle qui borde la " fissure ", alors que ses emplacements sont déterminés et qu'elle ne peut pas laisser entamer son propre front. Eh bien ! elle va combattre si vaillamment et manœuvrer si habilement, du 6 au 8, que non seulement elle arrêtera la ruée de l'adversaire mais qu'elle couvrira la fissure, déjouant le plus dangereux peut-être des plans adverses, puis elle prendra à son tour l'offensive"

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