MEMOIRES DU GENERAL GALLIENI - DEFENSE DE PARIS

CHAPITRE III

Le 3 septembre, le matin, à la première heure, les Parisiens trouvent affichées sur les murs la proclamation du Gouvernement et la mienne. La grande majorité d'entre eux apprend en même temps le départ du Gouvernement et, par suite, la gravité de la situation. La proclamation du Gouvernement est longue, trop longue à mon avis. Je fais toutes mes réserves sur le passage où elle affirme que le Gouvernement ne s'éloigne de Paris qu'après s'être assuré que la Capitale est en état de défense et renferme une armée suffisante pour la couvrir contre l'ennemi.

 

 

Depuis mon entrée en fonctions, je n'avais cessé d'insister sur l'insuffisance et le retard de nos organisations de défense et sur la nécessité de me donner une armée suffisamment nombreuse pour livrer bataille aux Allemands dans des conditions possibles. On a vu, par contre, que le Camp retranché de Paris, avec son immense périmètre de 200 kilomètres environ, avec ses forts, ne comprenait, comme garnison, que 4 divisions territoriales, plus 6 divisions de réserve ou de l'active, sans compter le 4e corps, qui était annoncé et qui, dès son débarquement, s'est révélé comme très diminué au point de vue de ses effectifs, de ses cadres et de son artillerie, par les luttes auxquelles il avait assisté depuis le commencement de la guerre, aux environs de Verdun. Au total, ..... combattants environ, alors que Paris, lors du siège de 1870-1871, avec un périmètre bien moins considérable, comprenait une garnison de ..... hommes.

Ma propre, proclamation était brève ; une courte phrase pour annoncer le départ du Gouvernement, une autre pour dire le mandat dont j'étais chargé, une dernière pour affirmer que ce mandat je le remplirais jusqu'au bout.

Je crois d'ailleurs qu'elle n'était pas inutile, car, ces derniers jours, il avait couru le bruit, dans Paris, que la Capitale, ainsi que cela venait d'avoir lieu pour Lille, devait être considérée comme ville ouverte, et, par suite, ne serait pas défendue. La veille, j'avais demandé, à ce sujet, des instructions précises à M. Millerand. Celui-ci avait été très affirmatif et m'avait répondu que " Paris devait être défendu à outrance". J'avais ajouté : " Vous savez, M. le Ministre, ce que signifient ces mots à outrance. Ils comportent des mesures excessivement graves, des destructions, des ruines. C'est ainsi que je puis être amené à faire sauter des monuments, des ponts, le pont de la Concorde, par exemple. " M. Millerand me répéta " à outrance ". Ma mission était très nette et j'entendais que tout le monde sût bien qu'elle serait remplie avec la dernière énergie.

Je dois dire, à ce sujet, que, dès les premiers jours, j'avais eu la confiance la plus absolue dans le calme et la résolution de la population parisienne. J'étais persuadé que celle-ci ne voudrait pas rester inférieure à celle qui, en 1870-1871, avait supporté si courageusement les dangers et les privations du long siège de près de 5 mois auquel elle avait été soumise. Mais, je croyais qu'il était indispensable de lui dire la vérité et de la mettre au courant de la situation. Ce n'est qu'à ce prix qu'elle pourrait, me semblait-il, accepter en toute confiance, et sans protester, les mesures graves qu'allait exiger la défense de Paris.

Je n'hésitai donc pas, dès le 3 septembre au matin à faire mettre à exécution les ordres donnés la veille et que je ne pouvais appliquer auparavant, le Gouvernement craignant d'effrayer la population. On commença la destruction des locaux qui se trouvaient dans les zones réservées des fortifications et qui gênaient le tir des défenseurs; on procéda à l'abattage des arbres qui pouvaient servir d'abris à des tirailleurs cherchant à tirer au delà de l'enceinte et de ceux qui, disposés sur les voies de communication, devaient servir pour les barrages à organiser sur les routes et en avant des issues de l'enceinte ; des tranchées, des chevaux de frise, furent disposés devant les portes, fermées également par des cloisons de planches avec créneaux. Bref, on prenait toutes les mesures de précaution nécessaires pour exercer, aux portes restées ouvertes, la surveillance sur les automobiles, les voitures et même les simples piétons.

Je dois dire que les habitants de Paris ne parurent nullement effrayés par toutes ces mesures de guerre. Tout au contraire, il semblait qu'ils fussent satisfaits de voir qu'on prenait, sans égard aux dégâts commis, à la gêne imposée à tous, toutes les dispositions exigées pour la défense de la Capitale. Les circonstances étaient d'ailleurs urgentes, car les Allemands approchaient et un renseignement venu du Fort de Domont annonçait que des forces importantes débouchaient, dans la matinée de ce même jour, de la forêt de Chantilly, marchant sur Luzarches vers le sud. Les renseignements d'avions et des reconnaissances de cavalerie sont tous d'accord pour dire que, dans la matinée de ce jour, les colonnes de la 1re armée allemande se dirigent encore sur Paris. On signale même des éléments qui, par Betz et Nanteuil-le-Haudouin, sont en marche vers le sud-ouest.

Toutes les mesures sont donc prises pour pouvoir faire face, au nord et au nord-est du Camp retranché, au danger qui menace la Capitale.

La 6e armée, qui a exécuté une forte marche dans la journée du 2 septembre, est arrivée dans la soirée du 3 sur le front qui lui avait été assigné, entre la route de Senlis et la Marne. Le général Maunoury établissait son quartier général à Ecouen et devait immédiatement commencer les travaux nécessaires pour fortifier le terrain qu'il occupait et préparer un champ de bataille de circonstance, en avant des lignes avancées du Camp retranché. Un important approvisionnement de fils de fer était mis à sa disposition pour installer les réseaux de protection nécessaires en avant de son front.

La division du 7e corps avec son artillerie de corps s'établissait à hauteur de Louvres, à cheval sur la route de Paris à Senlis.

Le groupe des divisions de réserve du général de Lamaze (55e et 56e divisions) prenait position à hauteur de Dammartin, avec la brigade marocaine en arrière.

La brigade de cavalerie, à Villeroy, se reliait, bien qu'à grande distance, avec l'armée anglaise. Celle-ci s'étendait depuis Couilly jusqu'au sud de la Ferté-sous-Jouarre, toujours séparée de la 5e armée par une lacune regrettable qui allait jouer un rôle important dans les événements qui se préparaient.

La 92e division territoriale, entre Gonesse et Mitry-Mory, étoffait en arrière l'armée Maunoury, tandis que la 85e division territoriale, avec une brigade poussée à Claye-Souilly, couvrait la région est du Camp retranché, se reliant, d'une part à l'armée anglaise et, d'autre part, à la 185e brigade, qui occupait la région de Corbeil, importante par ses moulins, et touchait elle-même à la 89e division qui s'étendait de Palaiseau à Poissy, tenant Versailles, Saint-Germain, Marly.

Le corps de cavalerie du général Sordet, à l'est de Mantes, couvrait le Camp retranché vers l'ouest et établissait une liaison assez précaire avec le groupe de divisions de réserve du général Ebener qui, conformément à ce qui a déjà été dit, couvrait Pontoise et les deux rives de l'Oise.

La 83e division territoriale occupait toujours. le noyau central, c'est-à-dire l'intérieur de Paris, l'enceinte des fortifications et la ceinture des anciens forts. Elle s'occupait activement à mettre ceux-ci en état de défense, car rien; n'avait encore été fait à ce point de vue depuis le premier jour de la mobilisation.

Enfin, la 45e division algérienne, belle troupe, débarquée tout récemment à Marseille, composée d'anciens soldats pour une bonne part et commandée par un général expérimenté, était toujours en réserve générale à Pantin. Je comptais beaucoup sur elle pour les opérations qui allaient s'ouvrir. En avant d'elle, la brigade de fusiliers marins, admirablement commandée et encadrée, achevait de s'organiser à Saint-Denis, d'où elle pouvait être dirigée là où sa présence serait nécessaire.

 

 

Toutes les mesures étaient donc prises pour la bataille qui se livrerait sans doute le lendemain au nord de Paris.

Malheureusement, les troupes de réserve qui, pour la plupart, constituaient l'armée Maunoury, étaient de valeur médiocre et ne valaient pas, tant s'en faut, les corps d'armée actifs que j'avais si énergiquement réclamés depuis quelques jours, et au Gouvernement et au général commandant en chef. Le Commandant du groupe des 55e et 56e divisions de réserve rendait compte, à la date du 1er septembre, que " l'état de fatigue des hommes était très réel et que les effectifs étaient déjà fondus avant les embarquements ". D'autre part, la marche forcée des 1er et 2 septembre, pour se soustraire à la pression des Allemands, avait aussi beaucoup nui a l'état moral de ces troupes. Elles avaient laissé en arrière de nombreux traînards qui ne rejoignirent guère leurs corps que le 4 septembre dans la soirée, et encore pas tous, un certain nombre n'ayant reparu que plusieurs jours après. Il faut dire que ceux des éléments qui avaient tenu bon dans la 55e division avaient fait 60 kilomètres en retraite dans la journée du 2 et la nuit du 2 au 3. Ceux de la 56e division avaient combattu toute la journée du 2 et exécuté une retraite, harcelés par l'ennemi, pendant la nuit. Après cet effort, succédant aux fatigues ininterrompues des jours précédents, les uns et les autres étaient exténués.

Quant aux 61e et 62e divisions de réserve, leur état, ainsi qu'on l'a vu déjà lors de ma visite à Pontoise le 1er septembre, était encore plus précaire. La 62e division, depuis le 22 août, n'avait pas pu avoir un jour de repos. Depuis cette date, elle n'avait cessé de battre en retraite, constamment harcelée par l'ennemi. Un grand nombre d'officiers avaient été tués. C'est ainsi qu'à Pontoise, quand j'avais pu prendre contact pour la première fois avec le général Ebener, il m'avait été rendu compte que, dans cette division, 4 chefs de corps sur 6 étaient tués ou blessés, les deux tiers des chefs de bataillon et des capitaines étaient tombés. Il n'y avait plus que quelques sous-lieutenants de réserve pour les remplacer ; 5.000 fantassins sur 120.000 étaient tués, blessés ou prisonniers. La 51e division était dans la même situation.

J'ajouterai enfin qu'un nouveau corps d'armée, le 4e, commençait ses débarquements dans la journée du 3 dans l'intérieur du Camp retranché, aux gares du Bourget et de Noisy-le-Sec. On se rappelle avec quelle insistance j'avais demandé une force active suffisante pour pouvoir livrer bataille en avant de nos lignes avancées, en même temps que l'on travaillait partout activement pour remédier aux retards constatés dans la préparation de la défense de la Place. Mes demandes se heurtaient, il faut bien le dire, aux répugnances du Général commandant en chef qui, pressé lui-même par un ennemi victorieux et entreprenant, cherchait à se démunir le moins possible de ses forces actives en faveur des places fortes, qu'il considérait comme sacrifiées d'avance. Tout commandant d'armée est, avant tout, soucieux de conserver à son pays les armées dont il a la charge. Mais mon point de vue ne pouvait être le même : on m'avait confié la garde de la ville de Paris et de son Camp retranché qui embrassait la vaste et populeuse banlieue de la Capitale, dont elle constituait, à vrai dire, le prolongement. D'autre part, ces quelques jours passés parmi cette population. qui se montrait si calme et si résolue en présence des dangers qui la menaçaient; et aussi l'abondance des ressources que la défense nationale pouvait tirer des usines, manufactures, fabriques qui travaillaient alors à plein pour nos armées, m'avaient de suite convaincu que la prise de Paris eût porté un coup mortel à la patrie. Les circonstances n'étaient plus les mêmes qu'en 1870-1871 et rien ne devait être négligé pour éviter une catastrophe dont les conséquences eussent été incalculables.

Le Gouvernement avait tenu compte de ces considérations et fait un nouvel effort auprès du général Joffre pour me faire envoyer un corps d'armée actif supplémentaire. C'est ainsi que le 4e corps, venant de la région de Verdun, commençait à débarquer aux gares du Bourget et de Noisy-le-Sec. Ce qu'était ce nouvel élément de la défense de Paris, je le dirai plus loin. Pour le moment, il devait se réorganiser et se joindre à la réserve générale du Camp retranché.

Ce qui rendait encore la situation plus grave, au point de vue de la défense de Paris, c'étaient les instructions qui venaient de nous parvenir du Grand Quartier Général, Instruction générale n° 4, du 1er septembre, résumée et précisée par la " Note pour les commandants d'armée " du 2 septembre, arrivée à Paris le 3 septembre au matin.

Nos armées, il ne faut pas l'oublier, étaient en retraite ininterrompue depuis le 22 août. On a vu déjà les effets dissolvants de ces marches en retraite répétées, le plus souvent de nuit, sur les deux groupes de divisions de réserve de l'armée Maunoury. Effectifs fondus, nombreux traînards tombés aux mains de l'ennemi, bagages perdus, fusils et canons enlevés et, surtout, disparition du moral de la troupe ; tels étaient les résultats des retraites effectuées ces derniers jours par nos différentes armées. Le Général en chef voulait donc s'efforcer, à juste raison, de se soustraire à la pression de l'ennemi, afin de permettre à ses armées de s'organiser et de se fortifier dans la zone où elles s'établiraient en fin de repli. Tel était le but général assigné à nos armées par le paragraphe a) de la note du 2 septembre.

Le paragraphe b) envisageait l'établissement de l'ensemble de nos forces sur une ligne générale marquée par Pont-sur-Yonne, Nogent-sur-Seine, Arcis-sur-Aube, Brienne-le-Château, JoinvilIe, sur laquelle elles se recompléteront par les envois des dépôts. Ces prescriptions pouvaient, si elles étaient appliquées, ce dont je doutais en raison de la vitesse de marche des colonnes allemandes, remplir l'objectif poursuivi par le

Général en chef. Mais ces marches en retraite, ces passages de cours d'eau, ces destructions et mesures de défense - " nous voulons, m'avait téléphoné le général Joffre, faire le désert en avant de nos armées " et surtout la remise sur pied des effectifs par les arrivages des dépôts, demandaient un temps considérable, qu'on peut évaluer à une douzaine de jours au moins. Et, pendant ce temps, l'ennemi avançait toujours, avec des étapes journalières de 60 kilomètres environ. On sait combien est parfaite, mais rude aussi, la discipline de marche de nos adversaires. Malheur aux retardataires et aux traînards ! Les officiers et sous-officiers ne les épargnent pas et, pendant les batailles de l'Ourcq, nous avons vu plusieurs fois, aux bords des chemins, des soldats allemands tombés frappés d'une balle de revolver dans la nuque. Il n'y a donc pas à trop s'étonner de cette vitesse de marche, répondant d'ailleurs aux nécessités militaires du moment : des troupes en retraite doivent toujours être poursuivies avec la dernière énergie.

Quoi qu'il en soit, d'après les instructions du Général en chef, nos armées allaient se retirer au sud de la Seine et de ses affluents pour s'y reconstituer et s'établir dans de fortes positions fortifiées ; mais ce vaste mouvement de repli allait avoir pour résultat de découvrir Paris, désormais livré à ses seules forces. La Capitale était sacrifiée. Déjà, le Gouvernement l'avait abandonnée, suivi par tous les services généraux, et le Général en chef rappelait à lui les dépôts qui existaient dans le Camp retranché ainsi que le corps de cavalerie Sordet qui nous couvrait vers l'ouest et dont le départ allait laisser complètement dégarnie la région de la Basse-Seine. Encore, si le Camp retranché avait été complètement et fortement organisé, il eût pu servir de solide point d'appui de gauche à nos armées en retraite, mais nous étions encore en pleine période des mesures de préparation pour la défense.

La même note prévoyait en même temps (paragraphe c) le renforcement de l'armée de droite par deux corps prélevés sur les armées de Nancy et d'Épinal. Cette disposition me paraissait encore contraire aux intérêts de la défense de Paris. Si ces deux corps d'armée, au lieu d'être portés à droite, étaient au contraire dirigés sur la gauche, de manière à étayer l'armée anglaise et la 5e armée, il eût été possible de parer au débordement dont ces deux armées étaient menacées depuis leur retraite de Belgique, de combler le vide qui s'étendait entre elles et peut-être même de permettre de reprendre l'offensive à notre tour. De toute manière, l'arrivée de ces deux corps à proximité du Camp retranché augmentait la capacité de défense de la Place et les délais nécessaires pour les travaux de fortification, si négligés depuis le premier jour de la mobilisation.

Ces mesures prises : repli au sud de la Seine, reconstitution des unités par les renforts des dépôts, et transport de deux corps vers notre extrême droite, on devait passer à l'offensive sur tout le front (paragraphe d). J'ai démontré déjà que nos armées, constamment poursuivies depuis la Belgique et la Meuse, n'auraient pas eu le temps suffisant d'opérer leur mouvement de repli et, qu'avant de parvenir sur les positions fixées, elles auraient été forcées de se retourner pour faire tête à l'ennemi ; qu'en toute circonstance, il était permis à ce dernier de tenter une action brusquée contre la Capitale, encore mise imparfaitement en état de défense.

L'aile gauche devait être couverte par toute la cavalerie disponible (paragraphe e), en l'état, le corps de cavalerie Sordet, ramené de la Basse-Seine, entre Melun et Montereau. Cette cavalerie allait évidemment s'immobiliser dans le trou existant entre l'armée anglaise et la 5e armée, mais je l'eusse préférée plus au nord pour couvrir le flanc gauche des armées et menacer les communications de l'ennemi.

Il était en outre demandé à l'armée anglaise (paragraphe f ) de participer à la manœuvre, en tenant la Seine de Melun à Juvisy et en débouchant sur le même front lorsque la 5e armée passerait à l'attaque. Toute la gauche anglaise pénétrait ainsi dans la zone sud du Camp retranché sur les emplacements occupés déjà par la 185e brigade territoriale qui était coincée sur sa droite par le corps de cavalerie Sordet. Il y aurait eu là une confusion complète, d'autant plus que la 5e armée venait, à son tour, s'intercaler entre Pont-sur-Yonne et Nogent-sur-Seine.

Enfin, l'armée de Paris (paragraphe g) devait agir en direction de Meaux.

En résumé, la note du 2 septembre, comme tous les documents émanant d'un État-Major peu au courant de la situation sur les divers points du vaste front, et voulant malgré tout entrer dans le détail des mouvements à exécuter, prescrivait une manœuvre a priori qui ne tenait aucun compte de la situation générale et surtout de la marche rapide de l'ennemi. Quant à Paris, il était laissé à ses propres forces et le mouvement de repli des armées le découvrait complètement.

Dans cette même journée du 3, j'allai rendre visite aux ambassadeurs des États-Unis et d'Espagne qui, seuls, n'avaient pas suivi le corps diplomatique à Bordeaux. Tous deux m'étaient signalés comme très sympathiques à notre pays M. Myron Herrick, qui représentait les États-Unis, me fit l'accueil le plus cordial. Sans se départir de la réserve qui convenait au représentant d'une puissance neutre, il sut trouver les paroles nécessaires pour m'encourager dans la rude tâche qui était la mienne et me faire comprendre qu'il ne saurait pas oublier, si besoin était, les devoirs qui lui incombaient pour veiller à l'observation des lois de la guerre et au respect des conventions internationales. Je pus me rendre compte d'ailleurs que, pour lui, l'entrée prochaine des Allemands à Paris ne faisait aucun doute, car il me demanda l'autorisation de faire placer des affiches spéciales à la porte des immeubles habités par des citoyens américains, pour leur servir de sauvegarde. Ces affiches étaient déjà imprimées et toutes prêtes, comme le montre l'exemplaire reproduit ci-après.

 

 

Je reçus également le meilleur accueil de l'ambassadeur d'Espagne, qui, d'ailleurs, était remplacé quelques jours après. Je ne connais pas exactement les sentiments que cet Ambassadeur professait pour la France, mais, ce qui est certain, c'est que l'attaché militaire espagnol, qui avait suivi les cours de la Kriegsakadémie, ne cachait pas sa prédilection pour les Allemands dont il prédisait les succès rapides et certains.

J'en dirai autant du ministre de Norvège, resté également à Paris. Sous des dehors très favorables à notre pays, il montrait, dans ses discours et conversations; que ses sympathies allaient à nos ennemis. Il eût été désireux, me parut-il, de jouer un rôle actif et important, tout au moins comme intermédiaire, si les Allemands entraient dans Paris.

Je constatais, en traversant les rues de la Capitale, que la population ne semblait nullement alarmée par les nouvelles peu favorables qui commençaient à circuler. On vivait, il est vrai, sur le souvenir du siège de 1870-1871 et l'on se figurait que l'investissement se produirait d'après les mêmes règles, combats autour de Paris, défense des forts, résistance jusqu'à épuisement complet des vivres. On voyait de nombreux troupeaux dans les bois de Vincennes et de Boulogne, dans les fossés des fortifications, et on savait que des trains de blé et farine arrivaient constamment dans nos gares encombrées. De plus, on ignorait les retards mis à l'organisation des défenses du Camp retranché.

Mais les conditions n'étaient plus les mêmes. L'expérience de ce premier mois de guerre, la chute rapide des places de Liège, Namur, Maubeuge et bientôt d'Anvers prouvaient que nos fortifications actuelles ne pouvaient tenir contre les effets de l'artillerie moderne. L'Allemagne et l'Autriche avaient su prendre l'avance à ce point de vue et nos ouvrages du Camp retranché n'auraient pu lutter ,avec avantage contre les 420 allemands et les 305 autrichiens. Notre fort bétonné de Manonvillers, construit d'après les derniers perfectionnements, avait été complètement détruit après 36 heures de bombardement des mortiers allemands de 420. Par contre, nous avions profité, nous aussi, de l'expérience de ces dernières semaines, nous nous étions reportés aux enseignements de la guerre des Balkans et de celle de Mandchourie et nous savions qu'un système de tranchées profondes et étroites, recouvertes par des masses de terre et de rondins, flanquées par des mitrailleuses et précédées par tout un réseau de défenses accessoires, fils de fer, chevaux de frise, trous de loup, etc., occupées par des hommes instruits et déterminés, constituait un ensemble à peu près imprenable. C'est d'après ces idées qu'étaient conduits, en ce moment, nos travaux aux abords de Paris. Toute la région, entre Pontoise et la presqu'île de Carnetin au nord, entre la Marne et Brunoy à l'est; enfin, entre la Seine et Poissy, par Trappes et Palaiseau, dans la direction sud; se couvrait d'une triple ligne de tranchées, parsemées de nombreuses batteries, où avaient été transportées les pièces de 155, 120 et 95, jusque-là remisées dans les forts. Mais ces énormes travaux, bien que poussés avec la plus fébrile activité, étaient encore loin d'être terminés. Quoi qu'il en soit, la population parisienne semblait attendre les événements sans affolement et sans appréhension.

Je quitte Paris à 14 heures avec mon chef d'État-Major pour me rendre à Tremblay-les-Gonesse, où le général Maunoury venait d'établir son quartier général. La 6e armée avait pu opérer sa retraite sans être trop inquiétée et ses divers éléments s'installaient sur le front Pontoise-Louvres Dammartin qui lui avait été assigné. Elle s'efforçait, après la période mouvementée qu'elle venait de traverser, de reprendre un peu de cohésion et de se préparer à la nouvelle tâche qui allait lui incomber. J'avais pu trouver, dans nos ressources du Camp retranché, un certain nombre d'officiers pour commencer à combler les vides des diverses unités. C'est ainsi que le général Ruault, de l'artillerie coloniale, que j'avais eu autrefois sous mes ordres à Diego-Suarez et qui, tout récemment arrivé à Paris, s'était mis à ma disposition, avait consenti à remplacer le colonel Potel tué à la tête de l'artillerie du groupe de divisions de réserve Ebener. Mais la concentration hâtive des éléments du 7e corps et du groupe de divisions de réserve de Lamaze, troublée par l'arrivés de la cavalerie allemande et la retraite sur Paris avait nui fortement à l'organisation de cette armée, qui n'avait pu encore trouver le repos nécessaire pour se refaire et rallier ses traînards. On ne peut se douter combien une retraite précipitée et prolongée est nuisible à la discipline d'une troupe, surtout quand cette troupe se compose d'éléments de réserve, mal encadrés et jetés sur la ligne de feu sans une préparation suffisante.

Je mets le général Maunoury au courant de la situation : retraite de nos armées au delà de l'Yonne et de la Seine, pour reprendre l'offensive ensuite, marche rapide des Allemands, emplacements de nos troupes pour couvrir le Camp retranché de Paris, moyens en matériel et personnel mis à sa disposition pour renforcer son armée, mesures prises pour observer les mouvements des différents corps de l'armée du général von Kluck.

Le général Maunoury devait, le lendemain de bonne heure, transporter son quartier général au Raincy, où il se trouvait mieux au centre de son commandement.

Au retour, nous traversons les troupes de la 45e division algérienne qui, ainsi qu'il a été déjà dit, s'installait comme réserve générale entre Noisy-le-Sec et Vincennes, ayant en avant d'elle, au Bourget, la brigade de fusiliers marins. Cette division, commandée par le général Drude, le premier conquérant du Maroc, avait fort bel aspect. Elle se trouvait concentrée aux Aubrais dans les derniers jours d'août. J'avais insisté auprès du ministre de la Guerre pour qu'elle me fût envoyée, mais, en présence des objections du Général commandant en chef, dont les armées étaient fortement pressées par l'ennemi, M. Millerand m'avait demandé s'il ne valait pas mieux la diriger vers le front. J'y avais consenti. Cependant, en présence de la situation subitement aggravée et de l'arrivée imminente des Allemands devant Paris, j'étais revenu sur mon avis et le Ministre, faisant droit à mes raisons, avait donné des ordres pour que cette division fût dirigée sur le Camp retranché, où elle avait commencé ses débarquements à Choisy-le-Roi. Son passage dans Paris par le boulevard Saint- Michel et le boulevard de Sébastopol avait fait sensation. Les régiments de zouaves et de tirailleurs algériens qui la composaient avaient un effectif renforcé. Elle avait ses organes au complet, son régiment de chasseurs d'Afrique, son artillerie de 75, ses convois dont les voitures étaient du type africain, traînées en général par des mulets, ses ambulances. Le général Drude avait bien dû se mettre en marche avant d'avoir reçu tous ses services de l'arrière, mais, telle quelle, la division donna aux Parisiens qui la virent défiler en tenue de guerre à travers quelques-unes des principales voies de la Capitale, l'impression d'une force sérieuse, venue pour renforcer la garnison appelée à les défendre. Il fallait d'ailleurs aller vite, car les circonstances étaient urgentes et on ne pouvait donner aux troupes le repos que toutes réclamaient en mettant le pied dans l'étendue du Camp retranché. Pour moi; cette division algérienne constituait surtout une troupe fraîche, qui n'avait pas encore été éprouvée par les pertes si considérables infligées à nos différentes unités pendant les jours précédents, et qui n'avait pas connu l'influence déprimante d'une retraite qui avait influé d'une manière si grave sur l'état moral et matériel des divisions de réserve de la 6e armée. Je faisais donc un grand fond sur cette division algérienne qui, unie à la brigade de fusiliers marins et à une brigade de zouaves de marche, constituée par les dépôts de Saint-Denis, pouvait former un corps d'armée qui serait la réserve générale du Camp retranché. Pour le moment ainsi qu'on l'a déjà vu, cette réserve était concentrée dans la zone Pantin-Saint-Denis-Le Bourget, prête à être transportée vers le nord ou le nord-est, suivant les besoins.

Après mon arrêt à la division algérienne, je me rendis à Pierrefitte, quartier général de la 92e division territoriale. Je m'y rencontrai avec le général Mercier-Milon, que j'orientai sur les dispositions déjà prises par la 6e armée, dans la région nord-est du Camp retranché. Il m'informa que les divers éléments étaient à leurs postes, que les liaisons étaient assurées avec les troupes voisines, et que l'on continuait à travailler très activement aux défenses du Camp retranché, au transport des munitions dans les ouvrages et à la pose des réseaux de fils de fer en avant des forts et des tranchées. Quant aux ouvrages qui n'étaient pas complètement terminés, ils avaient été organisés de manière à pouvoir quand même être utilisés. C'est ainsi qu'à l'Orme de Morlu, situé au sud de Roissy-en-France, au point culminant de notre intervalle nord, et qui commandait la grande route de Senlis à Paris, les bétonnages des abris n'étaient pas terminés, mais on avait suppléé à ceux-ci par plusieurs couches de rails de chemin de fer. En somme on pouvait dire que, pour le 4 au matin, nos batteries seraient toutes à peu près en état de tirer et approvisionnées en moyenne à une cinquantaine de coups par pièce. Un résultat considérable avait été ainsi obtenu, si on pense que, deux jours auparavant, les pièces étaient encore en désordre, attendant d'être placées sur leurs plates-formes inachevées.

Je trouvai également à Pierrefitte l'amiral Ronarc'h commandant la brigade de fusiliers marins. Celle-ci était à peu près organisée et prête à entrer en campagne. Ses marins étaient vêtus de la capote d'infanterie pour les préserver contre le froid des nuits et leurs bérets de matelots seuls pouvaient les distinguer de nos fantassins ordinaires.

Les rues des diverses localités de la banlieue que je traversais dans cette région, Saint-Denis, Pantin, Le Bourget, étaient pleines de monde et je constatais encore l'attitude, pleine de calme et de résolution, des habitants du pays, heureux surtout de voir refluer sur Paris les troupes, les algériens, les marins notamment, destinés à assurer la défense de la capitale en cas d'investissement. On peut dire que cette région était entièrement transformée en un véritable camp et que toutes les mesures de défense qui se préparaient et s'exécutaient donnaient confiance à tout le monde.

J'étais de retour au quartier général à 18 h. 30. Des renseignements de la plus grande importance m'étaient aussitôt communiqués. Dans la matinée du 3 septembre, les têtes de colonnes allemandes. avaient dépassé Creil et Senlis, se dirigeant, toujours sur Paris;. une autre troupe dépassait Clermont-sur-Oise, suivant la même direction. Des détachements encore plus importants se montraient entre la forêt de Compiègne et Soissons, marchant également vers le sud. Une grosse force de cavalerie battait le pays en avant de Crépy-en-Valois. Une autre masse était signalée à Compiègne et environs. La grande route de Senlis à Paris semblait donc être l'axe de marche des colonnes allemandes. Plusieurs colonnes avaient même été vues débouchant entre Crépy-en-Valois et Villers-Cotterêts, dans la direction générale du sud-ouest, c'est-à-dire vers Paris.

Mais, vers midi, la situation changeait du tout au tout. Les renseignements de nos avions et de nos reconnaissances de cavalerie étaient formels : la première armée allemande, abandonnant la marche dans la direction de Paris, s'infléchissait vers le sud-est, sauf un corps, le 4e corps de réserve, qui semblait devoir couvrir le mouvement, se dirigeant de Senlis vers Luzarches, où avait eu lieu un engagement de cavalerie, premier contact de l'ennemi avec les troupes du Camp retranché. Deux colonnes de moindre importance étaient toujours signalées au sud de Creil et de Beauvais. Dans la soirée, la situation se résumait donc ainsi : un corps d'armée allemand en marche vers le sud sur le front Luzarches-Mortefontaine, suivi d'éléments vers Creil et Beauvais ; une colonne d'un corps d'armée environ, en formation de route, entre Nanteuil-le-Haudouin et Lizy-sur-Ourcq ; une autre colonne, un peu moins importante, entre Ormoy et Mareuil-sur-Ourcq, précédée par une autre colonne de corps d'armée dont la tête atteignait. Château-Thierry ; enfin, plus vers l'est, une dernière colonne, dont la queue quittait Soissons et la tête avait déjà franchi, vers Oulchy-le-Château, la ligne ferrée de Reims à Paris. On pouvait compter ainsi les 5 corps d'armée qui composaient l'armée du général von Kluck : le 4e corps de réserve, toujours aiguillé sur Paris et laissé en arrière des 2e et 3e, 4e et 9e corps actifs qui, eux, avaient pris franchement la direction du sud-est, entre l'armée anglaise et la 5e armée.

Il était indispensable de se rendre compte si ce changement d'orientation se confirmait bien pour le lendemain. Aussi, est-il prescrit aux escadrilles du Camp retranché d'envoyer leurs reconnaissances le lendemain 4 septembre, à la première heure, pour explorer la région de Creil, Chantilly, Senlis, Nanteuil-le-Haudouin, Lizy-sur-Ourcq, Château-Thierry et Betz, ainsi que la vallée de l'Oise jusqu'à Villers-Cotterêts et la vallée de la Marne jusqu'à Meaux et enfin la route de Compiègne et la vallée de l'Aisne jusqu'à Soissons. J'appelais l'attention de nos officiers aviateurs sur l'importance des renseignements qu'ils me rapporteraient et que je demandais avant 10 heures du matin. J'aurais, d'après eux, à prendre les plus graves décisions, au sujet desquelles je m'ouvrais, dès le 3 septembre au soir, à mon chef d'État-Major, le général Clergerie : si la première armée allemande continuait sa marche vers le sud-est, elle offrait le flanc à l'attaque des armées de Paris. Je pensais donc, dès ce moment, à prendre l'offensive contre l'aile droite ennemie, malgré les risques que pouvait présenter cette opération, malgré les directives du général en chef, prescrivant aux armées de se replier au sud de la Seine et de l'Yonne. Je restai sur pieds à peu près toute la nuit, impatient de recevoir les renseignements qui devaient me fixer d'une manière définitive sur la situation et me dicter les dispositions à prendre.

 

LE GENERAL GALLIENI DANS SON BUREAU DU LYCEE VICTOR DURUY, TRANSFORME EN Q.G., SEPTEMBRE 1914.

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