MEMOIRES DU GENERAL GALLIENI - DEFENSE DE PARIS

CHAPITRE PREMIER

Le 26 août 1914, je suis nommé gouverneur militaire de Paris. La veille, M. Messimy, ministre de la Guerre, m'avait convoqué dans son Cabinet et mis au courant de la situation militaire telle qu'elle résultait des télégrammes reçus du Grand Quartier Général. Les Anglais occupaient le front Cambrai-Cateau; la 5e armée, général Lanrezac, tenait la Meuse vers Maubeuge et au delà; la 4e armée, général de Langle de Cary, s'étendait le long de la Meuse, mais n'avait pu prendre l'offensive, pas plus que la 3e armée général Ruffey, qui était également sur la Meuse, vers Montmédy; le général Maunoury, avec son groupe de 3 divisions de réserve, avait essayé de déboucher sur le front Longuyon-Spincourt, mais sans résultat; l'armée de Castelnau, 2e armée, fortifiait le Grand-Couronné et couvrait Nancy dans de bonnes conditions ; quant à l'armée Dubail, elle avait dû abandonner l'Alsace. Le trait essentiel de la situation était la menace d'enveloppement de notre aile gauche par des forces considérables, dont le mouvement divergent de grande envergure semblait avoir surpris notre Grand État-Major. Celui-ci, un peu trop dominé encore par les idées napoléoniennes, avait pensé pouvoir conjurer le danger et même profiter de ce qu'il croyait être une faute de l'ennemi ; il avait ordonné son offensive du 22 contre le centre de l'adversaire, mais il avait négligé l'expérience des dernières guerres de Mandchourie et des Balkans et lancé nos 5e et 4e armées contre les positions formidablement organisées avec tranchées, réseaux de fils de fer barbelés, abris de mitrailleuses, artillerie lourde, préparées par les Allemands entre la Sambre et la Moselle. Il en était résulté des pertes énormes et le rejet de nos forces sur la Meuse. Le général commandant en chef était, donc justement préoccupé pour son aile gauche. Il marquait; dans ses télégrammes, son intention d'amener des renforts vers l'Ouest, au moyen de prélèvements faits sur nos troupes des Vosges et de l'Alsace et d'ordonner un mouvement da recul vers le Sud.

Les Anglais et la 5e armée s'établiraient sur le front Péronne-Laon-Reims ; les 3e et 4e armées sur les Hauts de Meuse ; on tiendrait solidement la trouée de Charmes et le front défensif de la Moselle. (On s'explique difficilement que nos 5e et 4e armées n'aient pu s'établir solidement dans la région de la Meuse et des Ardennes, en faisant appel aux ressources de la fortification du champ de bataille.) D'autre part, vers le Nord, les divisions territoriales du général d'Amade, sans cohésion, sans instruction, amenées en face de l'ennemi, à peine débarquées du chemin de fer, s'étaient débandées à l'apparition des premiers uhlans. " Un moment, télégraphiait le général d'Amade, je me suis trouvé seul; avec les officiers de mon État-Major. "

Ce mouvement de retraite, qui nous faisait perdre la ligne de la Meuse et ouvrait à l'ennemi toute la région Nord de la France, était masqué par nos communiqués qui, depuis le commencement de la guerre, dissimulaient habilement nos insuccès et n'avaient nullement préparé le public à recevoir de fâcheuses nouvelles. Pour ne pas l'effrayer, on crut nécessaire de continuer dans la même voie, et les bulletins des derniers jours d'août ne pouvaient guère faire prévoir la retraite continue de nos armées et l'avance rapide des Allemands vers Paris.

Le Ministre me fit connaître en même temps la situation défavorable du Camp retranché de Paris; on avait perdu un temps précieux depuis le premier jour de la mobilisation ; les forts et ouvrages n'étaient pas armés, les batteries extérieures des intervalles étaient à peine commencées et dans aucune les pièces n'étaient en place ; les abris à munitions n'existaient pas et les munitions elles-mêmes étaient toujours dans les magasins de secteurs, ne pouvant être transportées par la voie étroite en construction, à peine ébauchée; les ouvrages d'infanterie, destinés à garnir les intervalles entre les forts et à couvrir les batteries, venaient à peine d'être piquetés sur le terrain. De plus, les approvisionnements prévus par le journal de mobilisation de la place étaient insuffisants et il fallait encore plusieurs semaines pour les porter au complet ; enfin, et surtout, les 4 divisions et les 2 brigades territoriales, - une centaine de mille hommes qui formaient la garnison du camp retranché, étaient des troupes sans cohésion, sans instruction militaire, insuffisamment encadrées et sur la valeur desquelles on ne pouvait guère compter si l'ennemi se présentait en force devant Paris.

Cette situation du Camp retranché de Paris semblait préoccuper vivement le Gouvernement qui se demandait avec anxiété comment il serait possible de remédier à ces graves lacunes, surtout avec la menace des Allemands qui, sous peu de jours, pouvaient être devant la capitale. Je me rappelle encore la scène qui eut lieu dans le cabinet du Ministre, quand je l'informai simplement que je me mettais à ses ordres. M. Messimy me remercia chaleureusement en son nom et au nom du Conseil des Ministres. Il me serra les mains à plusieurs reprises et m'embrassa même. Le moment n'était pas aux longues phrases, mais je pouvais constater, d'après la chaleur de ces démonstrations, que je ne prenais pas une succession enviable. Dans les circonstances critiques par lesquelles nous passions, chacun se devait à son pays, surtout quand il s'agissait d'occuper un poste aussi exposé au danger que le gouvernement militaire de Paris dans ces derniers jours d'août 1914. Toutefois, dès ce moment, mon premier soin fut de prévenir le Ministre, qu'étant donnée la situation du Camp retranché, incapable pour l'instant de résister à une offensive sérieuse des Allemands, je demandais, pour défendre Paris, l'envoi d'une armée mobile comprenant au moins 3 corps d'armée actifs. Séance tenante, M. Messimy, avec l'esprit de décision qui le caractérise, télégraphia au général Joffre, au nom du Conseil des Ministres, pour lui prescrire " de diriger sur Paris 3 corps d'armée actifs pour assurer la défense de la capitale menacée par l'ennemi ". C'était le 25 août, vers trois heures de l'après-midi.

Le Ministre m'avait prévenu que je prenais une tâche formidable. Je devais m'en apercevoir de suite. Le 26 août, à 3 heures de l'après-midi, le général Michel me remettait le service. Je réunissais à 5 heures les chefs de service : général Clergerie, chef d'État-Major; général Hirschauer, chef d'Etat-Major adjoint; général Désaleux, directeur de l'artillerie ; général Goëtschy, directeur du génie ; général Coupillaud, directeur du Service des transports ; intendant-général Ducuing, directeur du Service des ravitaillements du Camp retranché, y compris la ville de Paris; intendant général Burget, directeur du ravitaillement et des services de l'intendance de l'armée de Paris; inspecteur général Février, directeur du Service de santé du Camp retranché. Je ne dissimulai en rien la gravité de la situation et je prévins ces Messieurs que notre armée était forcée de battre en retraite et que nous devions nous préparer à voir les Allemands sous peu devant Paris. Je leur déclarai que; pour des raisons qu'il importait peu de connaître à ce moment, on a négligé la mise en état de défense du Camp retranché où tout est en retard : travaux de défense, approvisionnement des ouvrages en munitions, ravitaillement, etc. Chacun devra se mettre immédiatement au travail en prenant toutes les initiatives et les responsabilités nécessaires. Nous avons encore quelques jours devant nous; nous devons les utiliser, en fournissant l'effort énorme indispensable, pour mettre paris en état de résister aux entreprises de l'envahisseur. J'attends donc que chacun se mette au travail avec la dernière énergie et sache exiger de son personnel les efforts exceptionnels que demandent impérieusement les circonstances. Des sanctions seront prises immédiatement contre les défaillances individuelles qui ne peuvent plus désormais être admises. " Je dois dire d'ailleurs que ces chefs de service étaient tous des hommes de devoir et de haute intelligence, parfaitement compétents dans leurs services spéciaux et qui surent, dès qu'ils furent bien au courant de mes intentions, prendre toutes les initiatives et toutes les mesures que comportaient les circonstances graves que nous traversions. Tous agirent avec ,la décision, le calme et le sang-froid qui seuls pouvaient permettre de faire face aux difficultés issues de l'insuffisance de préparation du plan de défense du Camp retranché. D'autre part, ils avaient, comme moi, à lutter contre cette mentalité spéciale des officiers et fonctionnaires de nos différents services et bureaux, qui s'imaginaient qu'ils devaient, comme en temps de paix, passer par toutes les formalités de règlements compliqués et confus et ne rien faire sans ordres. Cette crainte des responsabilités n'était plus de mise.

Avant tout, j'essayai de me rendre compte des ressources de toute nature dont pouvait disposer le Camp retranché de Paris. Il n'était pas facile d'obtenir ces renseignements, en raison surtout des changements continuels qui avaient lieu tant dans le personnel dirigeant que parmi les troupes. Depuis le premier jour de la mobilisation, on peut dire qu'à Paris tous les services, tous les dépôts, avaient employé tout leur temps à incorporer, habiller et armer les hommes et détachements destinés à nos armées. Le 19e escadron du train, à lui seul, avait eu à faire ces opérations pour plus de 30.000 hommes. De même, nos magasins se remplissaient constamment pour se vider aussitôt afin de satisfaire aux demandes qui leur étaient adressées. Notre État-Major Général - et cela se comprend - songeait avant tout à ses armées et se préoccupait peu du Camp retranché, dont toutes les ressources, depuis le premier jour de la mobilisation, avaient été employées à satisfaire à ses innombrables besoins. Par là même, ceux du Camp retranché avaient été négligés, ce qui expliquait la situation défavorable dans laquelle il allait se trouver et qui n'aurait pas dû échapper au Haut Commandement, dont le devoir est toujours de prévoir les pires éventualités.

Quoi qu'il en soit, voici quel était le tableau approximatif de nos ressources à la date du 26 août, d'après la lettre inventaire que j'adressai au ministre de la Guerre le 30 août pour lui rendre compte des conditions exactes dans lesquelles le Camp retranché de Paris était confié à ma garde :

Paris, le 30 août 1914.

A Monsieur le Ministre de la Guerre ,

" Monsieur le Ministre,

" Ayant été nommé, par décret de Monsieur le Président de la République du 26 août 1914, Gouverneur militaire de Paris et commandant des armées de Paris, j'ai pris mes fonctions le jour même.

" Vu que les événements paraissent vouloir se précipiter et que la situation pourrait devenir critique avant peu, je me dois à moi-même de vous faire connaître les conditions exactes du Camp retranché au moment de ma prise de pouvoir il y a 3 jours. J'ajoute immédiatement que; par là, je n'entends nullement me soustraire à ma responsabilité que je sais très lourde. Je ferai mon devoir, tout mon devoir, jusqu'au bout, mais il était nécessaire que cette situation fût précisée maintenant ; la voici :

" GARNISON. - A ce moment-là, la garnison comportait :

" 1° Quatre divisions et une brigade territoriales ;

" La 83e occupe Paris intra-muros (enceinte des anciens forts) ;

" La 86e occupe la région Nord (Q. G. Pierrefitte); " La 85e occupe la région Est (Q. G. Villiers-sur-Marne) ;

" La 89e occupe la région Sud (Q. G. Versailles); " La 185e brigade occupe l'intervalle S. O. (Q. G. Choisy-le-Roi).

" Chaque division dispose de deux escadrons de cavalerie et d'un groupe de batteries.

" Toutes ces troupes, employées surtout jusqu'à ce jour comme travailleurs, sont à peu près sans instruction. La plupart des unités n'ont pas encore tiré à la cible.

"2° 10 escadrons de cavalerie en dehors des divisions.

"3° 6 groupes de batteries de sortie. Plusieurs batteries manquent encore des harnachements nécessaires pour les attelages. Ces troupes occupent des cantonnements relativement étendus, choisis surtout en vue des conditions hygiéniques et de manière à faciliter l'instruction des unités. Le service de garde y est réduit au cerclage des cantonnements.

" Il y a en outre, à Paris, les dépôts des régiments de cavalerie et d'artillerie qui se mobilisent dans le gouvernement militaire de Paris, et les dépôts du train des zouaves.

" Enfin 5.000 fusiliers marins ont été amenés pour renforcer les forces de police. Ils ne comptent pas jusqu'à présent pour la défense de Paris.

" ARMEMENT. - Le nombre de pièces est de 2.924 dont :

" 148 affectées aux équipages de siège; " 72 aux batteries de sortie ;

" 908 à l'armement disponible.

" Les mitrailleuses sont au nombre de 276, dont 240 dans les corps et 36 en réserve d'armement. 144 sont en outre affectées à la défense fixe.

" Il existe un déficit de 77 mitrailleuses. " Les armes portatives comportent :

" 50.553 fusils mod. 1886;

" 36.059 fusils mod. 1874;

" 6.582 carabines ou mousquetons ;

" 1.456 revolvers.

" Les munitions sont à peu près au complet comme nombre. Une dotation au titre des équipages de siège pourra venir en renforcement.

" Il y a quelques déficits sur les poudres et sur les fusées de diverses espèces. Les batteries, magasins à projectiles, etc. sont en construction. Mais leur état d'avancement ,est en retard sur les prévisions du journal de mobilisation.

" L'armement des batteries est rendu très difficile en raison de la pénurie presque complète des voies de 0,60. On s'occupe d'en réquisitionner les éléments disponibles dans divers endroits et d'en faire fabriquer de neufs ; mais il existe un gros déficit de ce côté. Beaucoup de batteries sont mal placées et insuffisamment protégées. Les communications téléphoniques n'existent pas.

" TRAVAUX DU GENIE. - Les travaux du génie sont en retard sur les prévisions du journal de mobilisation. On a opéré par marchés conclus selon les formes du temps de paix ; les ouvriers manquent, quittent les chantiers pour aller ailleurs, etc., le travail n'avance pas. Le retard est surtout marqué dans le secteur Est.

" APPROVISIONNEMENT. - Les approvisionnements de siège se rassemblent à peu près suivant les prévisions du journal de mobilisation. Mais les transports de ces approvisionnements sont assez difficiles par suite des difficultés de se procurer du matériel roulant par les moyens ordinaires ou la réquisition. Il serait nécessaire de constituer des équipages de transport. De ce chef, certaines gares sont encombrées.

" L'approvisionnement des troupes en vivres est satisfaisant. Mais les ressources en habillement manquent. Des commandes importantes ont été faites. Les livraisons ont commencé. Elles deviendront abondantes vers le 31 août, où 30.000 collections environ seront disponibles.

" En résumé, les seules troupes dont nous disposons sont des troupes territoriales, elles n'ont encore ni instruction, ni cohésion. De plus, elles sont insuffisantes. On peut donc dire qu'à l'heure qu'il est les secteurs ne sont pas défendus et ne peuvent pas l'être.

" Les ouvrages de fortification sont loin d'être achevés. De plus, un bon nombre sont mal placés et en avant des centres de résistance. Il est trop tard pour remédier à cette situation. Les pièces ne seront prêtes à tirer que dans 5 ou 6 jours, et encore dans de très mauvaises conditions, puisqu'il n'existe ni planchettes de tir, ni les communications téléphoniques nécessaires. Enfin le matériel est ancien, démodé et les projectiles, pour la très grande majorité, en poudre noire. Les canonniers territoriaux sont sans instruction et peu préparés à leur rôle.

" J'ajouterai que toutes les mesures ont été prises pour remédier dans la mesure du possible à cette situation précaire qui ne pourra que s'améliorer si nous avons du temps devant nous, temps que j'évalue, pour les ouvrages et les batteries, à une quinzaine de jours au moins.

" En résumé, ce serait s'illusionner gravement que de croire que le Camp retranché de Paris serait capable actuellement de présenter une résistance sérieuse si l'ennemi se présentait d'ici peu de jours devant la ligne de nos forts extérieurs. J'ajoute d'ailleurs qu'il faudrait au moins 3 ou 4 corps d'armée de l'active pour faire une défense efficace qui pourrait être de grand secours pour le gros de notre armée.

" Signé : GALLIÉNI. "

Le 27, je suis au travail dès 5 heures du matin et, à 8 heures, chez le Ministre. Un nouveau ministère avait été constitué dans la nuit. M. Messimy était remplacé par M. Millerand. Je n'ai pas à apprécier ici M. Messimy ; je me contenterai de dire que, pendant les quelques jours où je l'ai approché durant cette période, je l'ai toujours trouvé homme de décision et prompt à prendre toutes les responsabilités nécessaires. Mais il ne pouvait réussir, et son successeur ne pouvait réussir mieux que lui, parce qu'il était insuffisamment secondé par son Ministère. Dans ce dernier, une centralisation à outrance, l'existence de nombreux rouages qui déplaçaient les responsabilités et entravaient le rapide fonctionnement des services, une absence complète de prévoyance et d'initiative, une tendance irrémédiable à annihiler les représentants et organes du commandement et de l'administration, commandants de région, gouverneurs de places fortes, intendants et directeurs des services de santé, la multiplication des organes d'inspection et de contrôle prenant peu à peu, la place des chefs de services, sans leurs responsabilités, l'ignorance des Directeurs du Ministère, voulant tout régler par eux-mêmes et se refusant à consulter les gens compétents, l'insécurité et le manque de confiance de tous, tout cela créait autour du chef du département une machine lourde à mouvoir et de laquelle il ne pouvait tirer le rendement qu'exigeaient les circonstances. Déjà mauvaise en temps de paix, cette machine devenait en temps de guerre un obstacle à la prompte solution des affaires et n'apportait pas au Ministre le concours prévoyant et diligent sur lequel il était en droit de compter. C'était toujours par à-coups et par surprises que l'on était au courant des besoins intéressant la défense nationale. C'est seulement après les combats de la bataille de la Marne que l'on apprit tout d'un coup que notre artillerie de 75 allait manquer de munitions et qu'il fallut se mettre, fébrilement et dans les plus mauvaises conditions possibles, à fabriquer nos obus. Plusieurs mois après, on en était encore a peine à 30.000 obus chargés par jour. Le même fait se reproduisit pour les fusils, les mitrailleuses, le blé nécessaire au ravitaillement de Paris, etc.

M. Millerand, le nouveau Ministre, me posa un certain nombre de questions sur la situation du Camp retranché et il me convoqua à nouveau à 2 heures à son Cabinet.

Aux Invalides, je reçus individuellement chacun des chefs de service qui me mit au courant de la situation exacte de son département, des moyens pris pour remédier aux lacunes constatées. Je donnai à tous les instructions nécessaires pour agir vite et profiter des quelques jours qui nous restaient encore avant l'arrivée de l'ennemi. Je supprimai, à compter de ce jour, le rapport d'ensemble qui avait lieu chaque jour et qui réunissait autour de mon prédécesseur tous les chefs de corps et de service de la place de Paris et du Camp retranché. Je n'ai jamais été partisan de ces longues palabres, où l'on se perd en vaines discussions. Actuellement, mes chefs de service avaient à agir et non à parler. Je pus constater, au surplus, que, depuis deux jours, chacun s'était mis énergiquement au travail, bien dans son rôle, et pénétré des nouvelles méthodes de travail que j'avais essayé d'inculquer à tous.

Pour amener la plus grande unité de direction partout, je fis disparaître le rouage, à mon avis inutile, d'adjoint au chef d'État-Major et je nommai le général Hirschauer, officier jeune et vigoureux, directeur du génie en remplacement du général Goëtschy, que son âge et ses aptitudes ne rendaient pas propre au rôle très chargé qui lui incombait.

A 10 heures, accompagné du commandant Klotz, ancien ministre de l'Intérieur et des Finances, qui était attaché à l'État-Major du gouvernement militaire, je me rendais à la Préfecture de la Seine pour avoir une première entrevue avec M. Delanney, préfet de la Seine, et avec M. Hennion, préfet de police. Nous devions collaborer très étroitement tous les trois et, de fait, il exista toujours entre M. Delanney, M. Laurent qui, deux jours après, remplaça M. Hennion, et moi, l'entente la plus absolue sur les différentes questions que nous avions à traiter ensemble. Je profitai de cette première réunion pour demander à ces Messieurs de m'exempter, vu les circonstances actuelles, d'assister à ces réunions de chaque jour, auxquelles je déléguerais M. Klotz, en mon lieu et place.

Dans, cette première conférence, j'informai ces Messieurs que je demandais au ministre de la Guerre l'autorisation de commencer la destruction des maisons et obstacles divers qui se trouvaient dans les zones réservées de nos fortifications. Jusqu'à ce jour, on avait hésité a prendre cette mesure, pour ne pas effrayer et émouvoir la population. Mais, nous n'en étions plus à prendre de telles précautions ; il fallait agir et, en général, il fallait préparer la population à toutes les mesures ayant pour objet d'organiser la défense du Camp retranché contre l'investissement dont nous étions menacés. Je demandai aussi que toutes les dispositions relatives au ravitaillement de la population civile de Paris et de sa banlieue fussent prises par la préfecture de la Seine, de concert avec le directeur du ravitaillement. En somme, nous nous tenions tous prêts aux graves événements qui se préparaient.

Je me rends de nouveau, à 2 heures, chez le ministre de la Guerre. J'insiste auprès de lui pour obtenir d'urgence l'autorisation de commencer la destruction des maisons, baraques, obstacles divers qui couvraient les zones des fortifications et nuisaient à la défense, et aussi d'employer dans le Camp retranché la brigade de marins qui, formée dans les ports, avait été acheminée sur Paris pour assurer la police de la capitale. M. Hennion semblait avoir des craintes exagérées sur l'attitude de la population parisienne. Tel n'était pas mon avis et l'avenir m'a donné raison. M. Millerand hésite à prendre de suite des décisions sur ces deux points et me demande des notes à ce sujet.

Tout l'après-midi, je suis absorbé aux Invalides par les réceptions, demandes de renseignements, etc. Dès ce moment, je prends la détermination d'abandonner l'Hôtel, dont les issues ne peuvent être suffisamment gardées et surveillées et de m'installer dans un local plus approprié à mon service et à celui de mes bureaux. Beaucoup de gens ne pouvaient encore s'imaginer que nous étions en état de guerre et, suivant les errements antérieurs, venaient assiéger le Cabinet du gouverneur et lui faire perdre un temps précieux.

Le 28 août, le Ministre me reçoit à 8 h. 1 /2. Il me dit tout de suite que, dans les circonstances actuelles, je ne dois pas hésiter à prendre toutes les mesures que je croirai utiles pour remplir ma mission, sans me préoccuper des influences extérieures : presse,, sénateurs, députés, etc. Il rentrait du Grand Quartier Général où l'on semblait optimiste, mais il ajouta : " Vous n'échapperez pas à l'investissement. " J'en profitai pour insister encore sur ce point : que le Camp retranché n'était nullement préparé et que je ne pouvais défendre Paris qu'avec une armée active de campagne. Je lui demandai donc, comme à son prédécesseur, l'envoi d'urgence et la mise à ma disposition d'une armée de 3 corps actifs au moins.

De retour à mon bureau, je donne mes instructions au général Hirschauer pour pousser avec la dernière énergie les travaux du Camp retranché et je prends les dispositions nécessaires pour faire prendre à nos troupes territoriales les emplacements définitifs dans les différentes zones du Camp retranché.

Je me présente à 4 heures chez le Président de la République que je trouve très pessimiste. D'après les renseignements qui lui ont été fournis, il s'attend à une bataille générale pour le 2 septembre, anniversaire de la bataille de Sedan, et il sait que le Camp retranché n'est pas prêt. Il regrette que je n'aie pas été nommé Gouverneur militaire de Paris plus tôt.

Il est certain que, malgré le ton optimiste des communiqués officiels, l'inquiétude commence à se montrer dans la population parisienne. Malgré l'urgence des circonstances, et pour ne pas augmenter cette inquiétude, le gouvernement se refuse encore prendre les mesures nécessaires pour préparer la défense de Paris.

Le 29 août; je suis chez le Ministre à 8 h. 1 /2. Il m'informe que la brigade de marins, malgré l'opposition de M. Hennion, est mise à ma disposition.

J'écris au général Joffre pour lui exposer la situation du Camp retranché de Paris et ma manière de voir sur le rôle et sur la défense de la Place. J'insiste sur ce fait que, Paris n'étant nullement organisé au point de vue de sa défense, je ne puis espérer résister. aux entreprises de l'ennemi qu'au moyen d'une armée active d'opération, dont je demande l'envoi d'urgence.

J'avais convoqué pour 10 heures à mon Cabinet le général Désaleux, commandant l'artillerie du Camp retranché et l'intendant général Ducuing, directeur des ravitaillements. Le premier ne me cache pas que la situation de son service est des plus précaires : les batteries ne sont point terminées, les pièces sont encore dans les forts, les munitions également, les moyens de transport manquent pour les amener dans les batteries, celles-ci sont généralement construites sur des emplacements mal défendus par les ouvrages d'infanterie, et, par suite, très exposées. Enfin, notre matériel d'artillerie de place, composé de pièces de 155, 120, 95 et 90, est suranné et porte à des distances bien inférieures à celles des pièces allemandes des parcs de corps d'armée. Si nous ne pouvons remédier à ce dernier et grave inconvénient, il est possible, au moins, de hâter la construction des ouvrages, la mise en place des pièces et le transport des munitions. Je donne des ordres précis à ce sujet au général Désaleux et je prescris d'utiliser tous les moyens de transport disponibles, en réquisitionnant les autos et taxi-autos de la capitale.

Mêmes instructions à l'intendant général Ducuing au sujet du ravitaillement de Paris ; les lignes de communication étant encore libres, il faut en profiter pour faire diriger sur la capitale le plus d'approvisionnements possible en vivres, charbon, etc. ; et à l'intendant général Burguet pour l'habillement, l'équipement, etc. En somme, au point de vue des vivres, avec la situation actuelle, Paris, s'il était investi, pourrait tenir trois mois.

Je réunis ensuite le Conseil de défense pour régler la question des zones et pouvoir commencer de suite les travaux de destruction.

Je remplace le général Bolgert, commandant la place de Paris, par le général Groth. Plus tard, celui-ci, en raison des travaux de fortification à exécuter dans le noyau central, devait être remplacé, à son tour, par le général Galopin, du génie, que j'avais eu sous mes ordres au 14e corps.

Dans l'après-midi, je commence mes inspections dans le Camp retranché, accompagné du général Mercier-Milon, commandant la région Nord, aujourd'hui la plus menacée par l'ennemi ; je m'arrête d'abord à Pierrefitte, quartier général du général Meynial, commandant la division territoriale, auquel je donne mes instructions au sujet des travaux, de l'instruction intensive de tous et des mesures de surveillance à prendre contre l'ennemi. Je visite ensuite les forts de Saint-Denis et d'Ecouen. Partout, on travaille activement : on retire les pièces des casemates pour les diriger vers les batteries extérieures, on dégage les abords des ouvrages, on transporte les munitions. Tous les habitants des localités voisines, même les plus âgés et les moins aptes à ces travaux, sont réquisitionnés et manient la pioche et la hache. Mais nous sommes bien en retard.

Dès mon retour aux Invalides, je prends toutes mesures pour assurer l'emploi des troupes signalées comme devant former la garnison de Paris et amenée., les unes du Nord, les autres du Sud ou de l'Est.

La journée du 30 août fut une journée grave. Le matin, je suis convoqué de bonne heure par M. Millerand qui m'annonce que la situation devient mauvaise et que les Allemands s'approchent rapidement de Paris. Il me demande mon avis sur le moment auquel le gouvernement devra quitter Paris. Je lui demande à téléphoner avant tout au général Joffre. Celui-ci me dit que la situation, en effet, n'est pas bonne, que la 5e armée a progressé hier, après avoir attaqué vigoureusement l'ennemi, mais que les Anglais n'ont pas bougé. Aujourd'hui, au contraire, ils attaquent à leur tour, mais ces actions décousues ne peuvent ralentir la poursuite de l'aile droite allemande. Je lui rends compte de la situation du Camp retranché qui n'est pas préparé à recevoir une attaque d'une certaine importance et de la nécessité de constituer une armée suffisamment forte pour pouvoir livrer bataille en avant de Paris, en même temps qu'on poussera avec la dernière urgence les travaux de défense sur tous les fronts. Il me répond qu'il ne peut me donner que 3 corps d'armée, et encore pas complets, et composés en grande partie de divisions de réserve. J'ai l'impression qu'il considère Paris comme sacrifié et qu'il ne veut pas se démunir des forces composant ses armées, poursuivies depuis la Belgique et la Meuse.

Je fais le même compte rendu au Ministre, en insistant encore sur l'insuffisance de la garnison de Paris. Je demande que la 45e division algérienne, en ce moment aux Aubrais, soit mise à ma disposition et dirigée sur Paris.

Je réunis à nouveau les chefs de services du Camp retranché pour les mettre au courant de la situation, de plus en plus grave, et leur demander de hâter encore, en prenant les mesures les plus énergiques, les travaux dont ils sont chargés.

Je suis convoqué à 3 heures à l'Élysée. Je suis reçu de suite par le Président. Il est toujours aussi froid et aussi réservé, mais il semble très préoccupé, inquiet même. II me demande combien de temps Paris peut tenir et, à mon avis, à quel moment le gouvernement doit quitter la capitale. Je réponds, comme au ministre de la Guerre, que le Camp retranché, ayant été complètement négligé depuis le premier jour de la mobilisation, n'est nullement préparé à recevoir le choc d'un ennemi entreprenant, que les batteries ne sont pas armées, que les munitions ne sont pas en place, que les ouvrages d'infanterie sont à peine commencés, que le ravitaillement et les approvisionnements ne sont pas au taux fixé par le journal de mobilisation, que les troupes territoriales composant la garnison sont en nombre insuffisant et sans instruction militaire sérieuse; bref, que Paris n'est nullement préparé à soutenir un siège et qu'il est indispensable, ainsi que je l'ai déjà demandé plusieurs fois, de mettre à ma disposition une armée composée de troupes actives, pour livrer bataille en dehors des limites du camp retranché. De toute manière, le Gouvernement devait se tenir prêt à quitter Paris le plus tôt possible.

Dans la salle des officiers d'ordonnance, je rencontre M. Deschanel, Président de la Chambre et M. Antonin Dubost, Président du Sénat. Tous deux me serrent la main et me demandent si le Camp retranché est prêt et si les vivres sont au complet. Tous deux paraissent sombres et inquiets. Ils se rendaient au Conseil des Ministres pour examiner la question de la convocation des Chambres.

Il était 3 heures et demie. Je suis introduit dans la salle du Conseil, où le Président me pose les mêmes questions. J'allais répondre lorsque M. Viviani, Président du Conseil, arrive à sont tour, venant de conférer avec les deux Présidents de la Chambre et du Sénat. II me prie de sortir et d'attendre quelques moments dans le salon des officiers d'ordonnance. Le Conseil traitait encore la question de la convocation des Chambres et la discussion fut longue, car j'attendis près d'une heure avant d'être introduit à nouveau. Je ne pouvais m'empêcher de déplorer cette perte de temps, alors que mes occupations étaient si pressantes et réclamaient ma présence à mon bureau des Invalides et dans l'intérieur de notre camp retranché. Cette longue discussion sur cette convocation des Chambres me paraissait de bien peu d'importance à côté des graves intérêts dont j'avais la charge. Le Président et les Ministres semblaient tous très préoccupés. Je répondis à M. Poincaré dans le même sens que quelques moments auparavant : Paris ne peut tenir, car les mesures de défense n'ont pu être prises; une armée active de 3 corps au moins est indispensable pour cette raison et le Gouvernement ne me paraît plus en sûreté dans la capitale. J'avais d'ailleurs l'impression que l'indécision et le désarroi régnaient parmi nos Ministres, que je sentais incapables de prendre des résolutions fermes.

Lorsque je quittai le Conseil, MM. Augagneur, . Delcassé et Doumergue me serrèrent la main. C'était eux, d'ailleurs, qui étaient le plus près de moi.

Dans Paris, malgré le ton des communiqués toujours si optimistes, l'émotion commençait à se répandre. Les Invalides étaient assiégés par une foule de personnes demandant des laissez-passer pour partir. De longues queues de voyageurs se pressaient aux guichets des gares pour retenir leurs places. Les Compagnies, afin de pouvoir satisfaire aux demandes des voyageurs, se contentaient de faire des trains militaires avec une seule classe. C'est ainsi qu'il partit près de cinq cent mille personnes en moins d'une semaine. Ce qui contribua encore à augmenter le malaise dans la capitale, ce fut la venue des avions allemands. Le Grand Quartier Général avait jugé à propos d'enlever au Camp retranché les 2 escadrilles d'avions militaires qui y avaient été constituées, de sorte que les " tauben " avaient le champ libre pour leurs entreprises. Plusieurs bombes furent lancées, tuant deux personnes.

Ce même jour, je remis au ministre de la Guerre un rapport succinct dans lequel je lui indiquais la situation du Camp retranché à la date du 26 août, jour où j'avais pris mes fonctions de Gouverneur militaire de Paris. On travaillait énergiquement partout ; mais partout on était en retard : tel était le résumé de ce rapport.

En somme, mes conclusions étaient toujours les mêmes : le Camp retranché n'est pas prêt et il faut une armée active pour défendre Paris. Or, le commandant en chef est préoccupé avant tout du sort de ses armées et, se trouvant pressé par l'ennemi, marque de la répugnance à se priver de ses corps d'armée en faveur de places qu'il considère, peut-être, comme sacrifiées. Il appartient donc au Gouvernement d'intervenir pour demander d'autorité l'envoi des troupes nécessaires pour notre défense.

La nuit, Paris a déjà pris l'aspect d'une ville en état de guerre. L'éclairage est réduit partout et, seuls, les projecteurs de la Tour Eiffel et des postes de l'enceinte percent l'obscurité au-dessus de la ville.

Le 31 août, à 7 heures du matin, je vais prendre le ministre de la Guerre et, accompagnés par les commandants du génie et de l'artillerie du Camp retranché et par les commandants des régions et de divisions territoriales qui les occupent, nous allons visiter la région nord, la plus menacée, les forts de Vaujours et d'Ecouen ainsi que les nombreux ouvrages, batteries, tranchées d'infanterie, qui garnissent les intervalles. On travaille partout avec la plus grande activité, mais ce n'est pas suffisant. Il faut se hâter encore, et c'est ce que tout le monde comprend, officiers, soldats et même les travailleurs civils réquisitionnés qui creusent la terre, abattent les arbres qui gênent la vue, posent les fils de fer, etc. Je donne sur place toutes les instructions pour augmenter encore le nombre des travailleurs et utiliser toutes les ressources comme moyens de transport, y compris les taxi-autos réquisitionnés. Il faut que nos batteries soient prêtes à tirer dans deux jours et qu'elles possèdent déjà un approvisionnement de munitions suffisant pour faire face à un tir d'une centaine de coups par pièce. On ne se doutera jamais de l'énorme effort qui aura été donné pendant ces quelques jours par tous sous la menace de l'approche des Allemands.

Déjà, du reste, je commence à être en contact avec les troupes du général Joffre qui occupaient, à cette date, le front Amiens-Compiègne-VouziersStenay-Commercy, jusqu'à la crête des Vosges, Verdun et Nancy étant toujours couverts par nos armées. Les convois de l'armée anglaise commençaient à se montrer sur la Basse Seine et le général Maunoury, avec la 6e armée, tenait le front Chaumont-en-Vexin-Compiègne. Et déjà, on commence à voir refluer vers Paris de nombreux convois de réfugiés ! Le Ministre de la Guerre me félicite verbalement et par écrit des résultats déjà obtenus au point de vue de la mise en état de défense du Camp retranché, Il me dit que les Allemands marchent rapidement et seront sous Paris dans quatre ou cinq jours. C'est une raison de plus pour continuer à bousculer tout mon monde, de manière à faire au moins tout ce qui est en notre pouvoir pour sauver Paris. Déjà, en ces quelques jours, on sent qu'il a été fait beaucoup, mais on était tellement en retard ! Cependant, tout en étant résolu à faire mon devoir jusqu'au bout, l'indécision du Gouvernement, l'absence d'idées nettes dans le haut commandement de nos armées, les lacunes dans l'organisation défensive du Camp retranché et le retard à m'envoyer les troupes actives que j'ai demandées, me laissent préoccupé et conscient des lourdes responsabilités qui m'incombent.

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