LE POINT DE VUE DU GENERAL BAUMGARTEN-CRUSIUS

I - JUSQU'A PARIS ET JUSQU'AU DELA DE LA MARNE

Marche en avant des 1re, 2e et 3e armées, 1ère Partie.

 

Les armées 1 à 5, aile de choc de l'armée allemande de l'Ouest, commencèrent leur mouvement en avant le 18 août, conformément au plan prévu. Ce mouvement consista tout d'abord en une grande conversion à gauche, au cours de laquelle eurent lieu les premiers combats avec l'armée ennemie, prête elle-même à se porter en avant. Le G. Q. G. appréciait assez exactement la répartition des forces ennemies, mais sans être cependant convaincu de l'exactitude irréfutable de ses calculs. Le 20 août, il estimait, ainsi qu'il le fit savoir à ses commandants d'armée, qu'il y avait, à l'ouest de la partie du cours de la Meuse comprise entre Namur et Mézières, les forces françaises suivantes : quatre corps actifs, quatre divisions de réserve, la division marocaine et trois divisions de cavalerie. Quant aux Anglais, qui comprenaient au début quatre divisions d'infanterie et une division de cavalerie, il supposait qu'ils étaient encore en train de débarquer à Boulogne et que leurs éléments avancés se trouvaient à Lille. Cela faisait au total, avec les cinq divisions belges encore en état de combattre, vingt et une divisions d'infanterie et quatre divisions de cavalerie. Les trente-deux divisions d'infanterie et cinq divisions de cavalerie des 1re, 2e et 3e armées allemandes leur étaient de beaucoup supérieures; elles l'auraient été surtout si elles avaient été placées sous un commandement unique, mais on ne fit qu'une tentative peu énergique et impratique pour réaliser cette unité de commandement.

Le G. Q. G. estimait - et son appréciation était exacte - que la 4e armée allemande (5 corps d'armée) avait en face d'elle, dans le bassin de la Semois, la 4e armée française (4 corps) et que la 5e armée allemande (5 corps d'armée et 4e corps de cavalerie) avait devant elle, au nord-est de Verdun, la 3e armée française (3 corps d'armée 3 divisions de réserve, 1 division de cavalerie). Devant cette partie du front de notre armée d'invasion, la supériorité numérique était donc assurée aux armées allemandes, mais ce n'était pas là cependant la supériorité écrasante, que Schlieffen avait voulue et qu'il aurait été parfaitement possible de réaliser.

La première mission de l'extrême droite était particulièrement difficile. La 1re armée devait se porter à hauteur de la 2e, en passant par l'étroite brèche de la Meuse de la région de Liège, sous les yeux des Belges retranchés sur la Gette, pendant que la 2e armée investirait Namur et exécuterait une conversion vers le nord. La 3e armée était dirigée vers la partie du cours de la Meuse comprise entre Namur et Givet.

 

Croquis 3. Les combats entre Sambre et Meuse.

 

Les 1re et 2e armées, placées sous le commandement unique du colonel-général von Bülow (2e armée), devaient avoir franchi pour le 20 août la voie ferrée Bruxelles - Namur avec leurs avant-gardes, puis converser ensuite face au sud. La place de Namur devait être prise le plus tôt possible par les deux corps d'armée qui formaient les ailes intérieures des 2e et 3e armées (Corps de réserve de la Garde et XIe C.), sous la direction du général von Gallwitz. Les 4e et 5e armées devaient se conformer au mouvement en avant de l'aile droite. Le G. Q. G. laissa ensuite, par son ordre du 20 août au soir, " aux commandants des 2e et 3e armées, le soin de s'entendre mutuellement pour coordonner l'attaque que la 2e armée devait exécuter contre les forces ennemies situées à l'ouest de Namur, avec l'attaque que la 3e armée devait diriger contre la partie du cours de la Meuse comprise entre Namur et Givet ".

Le G. Q. G. renonça ainsi à diriger lui-même la grande attaque de son aile de choc. Il demeura à Coblence, beaucoup trop loin de cette aile, dans l'espérance, dit le général von Stein, qui était alors quartier-maître général, que l'offensive des 6e et 7 armées, qui venait d'être déclenchée en Lorraine, amènerait " la grande décision de la guerre " (Nation., 1919). Dès ce moment-là, il aurait dû être plus près du front, peut-être à Trèves, mais en aucun cas à Luxembourg, qui était un nid d'espions.

La marche en avant de l'aile de choc s'effectua conformément aux ordres donnés, bien que la guerre nationale eût éclaté en Belgique sans qu'on s'y attendît. La 1re armée, qui avait atteint la Meuse dès le 14 août avec ses avant-gardes, se porta, le 18 août, à l'attaque des Belges établis sur la Gette, pour les " couper d'Anvers " ainsi que l'avait prescrit le G. Q. G. L'ennemi se déroba au double enveloppement qui le menaçait, en se repliant en temps opportun. La 1re armée, échelonnée en deux groupements, quatre corps d'armée en première ligne, deux en soutien, ces derniers prêts à converser face à Anvers, atteignit Bruxelles avec son aile droite (IVe C. R.), le 20 août, après de légers combats et se forma le lendemain sur la ligne Ninove - Gembloux, ligne de déploiement des 1re et 2e armées. Malgré les performances de marche énormes accomplies par ses troupes, la 1re armée n'avait pas réussi à couper les Belges d'Anvers.

La 1re armée comptait que les Anglais viendraient par Lille c'est pourquoi elle aurait voulu, le 22 août, continuer à marcher en direction du sud-ouest, en passant à l'ouest, et près de Maubeuge avec son aile gauche et en se tenant prête à converser suivant la direction de marche prise par l'ennemi ( Kluck, page 33).

Mais le colonel-général von Bülow rapprocha, par son ordre du 21 août, la 1re armée de la 2e, en donnant pour raison que " s'il en était autrement, la 1re armée s'en irait trop loin et ne pourrait plus soutenir la 2e en temps utile ". Il enleva également à la 1re armée le droit de disposer du 2e corps de cavalerie qui se trouvait devant son front. " La décision du commandant de la 2e armée n'est pas demeurée sans exercer d'influence sur les combats que la 1re armée livra aux Anglais. Elle pesa encore pendant bien des jours sur le commandant de la 1re armée et sur son chef d'état-major " (Kluck, page 35).

A l'aile ouest de l'armée allemande, la grande crise si importante approchait. Une 1re armée, qui n'aurait pas été entravée, aurait été vraisemblablement en situation d'envelopper l'armée anglaise en faisant pression sur elle par l'ouest, puis de la rejeter sur la 5e armée française en investissant Maubeuge et de tomber sur les derrières de cette dernière " (Kluck, page 38).

Devant le front de la 1re armée, l'armée anglaise atteignit, le 22 août, avec son Ier corps, renforcé d'une brigade de cavalerie la ligne Binche - Mons (exclu) ; avec son IIe corps, la ligne Mons - Condé ; elle était couverte, en arrière et à gauche, par sa division de cavalerie. Le général en chef anglais, sir J. French, estimait qu'il avait devant lui un à deux corps allemands avec une division de cavalerie. Réciproquement, la 1re armée allemande ne savait encore, à ce moment-là, qu'une seule chose sur l'armée anglaise, à savoir qu'il y avait un escadron de cavalerie anglaise au nord-est de Mons , se fiant à la communication du G. Q. G. du 20 août, elle comptait " que les Anglais débarqueraient à Boulogne, qu'ils seraient employés en venant de la direction de Lille ", et que, comme l'estimait le G. Q. G., " il n'y avait pas encore eu de débarquements importants ", (Bülow, page 21 ).

2e armée. - La 2e armée avait serré, le 17 août, sur ses têtes de colonne à l'ouest, de Namur. Conformément à l'ordre de mouvement du G. Q. G., le colonel-général von Bülow la porta, les jours suivants, au delà de la voie ferrée Namur - Bruxelles, sur la ligne Ninove - Gembloux qui lui était commune avec la 1re armée. Le général de l'artillerie von Gallwitz investit, le 20 août, les fronts nord et nord-ouest de Namur et prit à son compte la protection de la 2e armée face à la place. Il disposait, dans ce but, de son Corps de réserve de la Garde (C. R. G.) ainsi que du XIe corps, qui, détaché de la 3e armée, s'était porté sur le front sud-est de Namur.

Le 1er corps de cavalerie, qui était demeuré jusqu'alors devant le front de Meuse Namur - Dinant - Givet, fut rameuté par un ordre du G. Q. G. du 20 août, à l'aile droite de la 2e armée, en contournant Namur par l'est et par le nord, et placé sous les ordres de cette armée. Il ne put entrer en action dans cette région que le 24 août et manqua, au moment critique, à l'endroit décisif. La 2e armée convint avec la 3e que " celle-ci se rapprocherait, le 21 août, jusqu'aux abords immédiats de la Meuse, de part et d'autre de Dinant, et qu'elle n'ouvrirait méthodiquement le feu contre les forces ennemies établies sur la Meuse que le 21 au soir au plus tôt " (Bülow, page 20).

L'attaque qui devait être exécutée en commun, par la 2e armée au delà de la Sambre, et par la 3e armée au delà de la Meuse, fut fixée au 23 août dans la matinée.

Les avant-gardes de la 2e armée refoulèrent, dès le 21 août, des éléments de cavalerie et des avant-gardes françaises au delà de la Meuse. Le 22 août vers midi, le colonel-général von Bülow se décida, parce qu'il n'avait devant lui, sur la Sambre, que les trois divisions de cavalerie du corps Sordet et de faibles fractions d'infanterie, " à profiter des avantages du moment et a franchir avec son aile gauche, au cours de la journée même, la coupure extrêmement difficile de la Sambre, avant l'arrivée de nouveaux renforts ennemis " (Bülow, page 22).

En fait, la 2e armée parvint encore, avant la soirée, à prendre pied solidement sur la rive sud de la Sambre.

Le 23 août, la 2e armée continua son attaque. L'ennemi (5e armée française) attaqua, lui aussi, pour rejeter les Allemands au delà de la Sambre. On en vint ainsi à un combat de rencontre au cours duquel la 2e armée gagna franchement du terrain. Le 24 août, l'attaque de la 2e armée devait être continuée dès le point du jour. La 1re armée en fut avisée par le colonel-général von Bülow : " Le IXe corps sera porté immédiatement (ordre de minuit) à l'ouest de Maubeuge pour exécuter une attaque enveloppante contre le flanc gauche ennemi; le IIIe corps se joindra au IXe corps ". Or, les deux corps étaient depuis 18 heures au contact immédiat de l'ennemi sur le canal, à l'ouest de Mons. L'ordre était inexécutable.

La 1re armée allemande était en effet entrée en lutte, elle aussi, le 23 août, avec les Anglais sur tout le front s'étendant depuis l'ouest de Binche jusqu'à mi-chemin de Condé, en passant par Mons. Une bataille ininterrompue de quatre jours, constituée par une série de combats acharnés et sanglants, s'engagea sur ce front pour la possession des passages du canal.

Après les succès du 23 août, l'ordre de la 1re armée pour la journée du 24 prescrivit de rejeter l'ennemi sur Maubeuge et de lui couper la retraite vers l'ouest, en portant rapidement en avant l'aile droite de l'armée (IIe C. A. et IVe C. R.) en liaison avec le 2e C. C. Celui-ci, partant de l'Escaut qu'il avait atteint au cours de la journée à l'est de Courtrai, devait être poussé le lendemain sur Denain, dans le flanc et sur les derrières des Anglais.

Le colonel-général von Bülow prescrivit cependant au 2e C. C. de continuer à marcher sur Courtrai. Mais la 1re armée obtint du G. Q. G. que le 2e C. C. lui fût subordonné, et celui-ci parvint encore, bien qu'avec du retard et une moindre valeur combative, à atteindre, dans la soirée du 24, la région nord de Denain.

La 1re armée avait exécuté; au cours de la journée, son attaque contre le front anglais du canal et en était sortie victorieuse; mais les Anglais avaient réussi cependant à se dégager de ce combat où ils n'avaient aucune chance de succès, au prix de pertes élevées, il est vrai, surtout pour leur aile droite.

Au cours de la nuit suivante l'armée anglaise atteignit la ligne Maubeuge - Bavai - Valenciennes et continua aussitôt sans perdre de temps, à se replier dans la direction du sud.

La 5e armée se déroba, elle aussi, en temps voulu à l'enveloppement des 2e et 3e armées allemandes.

Ainsi qu'il avait été convenu, la 3e armée allemande attaqua, le 23 août, de part et d'autre de Dinant, la flanc-garde de la 5e armée française (environ 2 divisions), qui était fortement retranchée sur la rive gauche de la Meuse. La Meuse fut franchie en plusieurs points du front dans le courant de la journée. L'attaque et la poursuite devaient être continuées le lendemain au point du jour, en direction du sud-ouest.

Mais un cri d'appel de la 2e armée, parvenu le 24 août, à 4 heures du matin, à l'état-major de la 3e armée, appela celle-ci en direction de l'ouest pour soutenir l'aile gauche de la 2e armée engagée sur Mettet.

Bien qu'il eût appris, entre temps, la victoire de la 4e armée allemande, située à sa gauche, et bien que le succès lui fut assuré s'il poursuivait l'ennemi en direction du sud-ouest, le commandant de la 3e armée céda à la demande du commandant de la 2e armée, demande dont l'inutilité devait être constatée quelques heures plus tard ; la 2e armée parvint, en effet, avec ses seules forces, à obliger la 5e armée française à battre en retraite. Mais des heures précieuses avaient été perdues pour la 3e armée, heures qu'elle aurait pu utiliser à transformer cette retraite en déroute ou même à encercler l'ennemi.

" On était cependant en droit de supposer - écrit le colonel-général baron von Hausen dans ses Souvenirs - qu'un chef aussi éprouvé et aussi reconnu que celui qui était à la tête de la 2e armée ne demanderait instamment du secours qu'an cas de nécessité absolue, ou qu'il se déciderait même à spécifier personnellement les secours qu'il désirait recevoir au lieu de les laisser à l'appréciation de celui dont il demandait l'aide ".

La subordination de la 1re armée à la 2e et la directive prescrivant aux 2e et 3e armées de s'entendre pour la première grande action que devait livrer l'aile décisive, n'ont pas donné de bons résultats. L'entente réciproque n'est qu'une demi-mesure. Elle conduit à des frictions et à l'insuccès. En plaçant un commandant d'armée sous les ordres de son voisin, on lui enlève la joie de faire preuve d'initiative. Quant au voisin, même quand il est entièrement désintéressé, il est porté à avantager sa propre armée, parce qu'il juge et ordonne en se plaçant à son propre point de vue.

Le G. Q. G. rendit son indépendance à la 1re armée le 27 août de grand matin. Il aurait été possible de réaliser une victoire de Cannes. L'esprit offensif énergique de la 5e armée française qui attaqua résolument, le 23 août, l'aurait facilitée. Il eût suffi, pour cela, que la 2e armée menât un combat d'attente, les 23 et 24 août, sur le front de la Sambre ; les 1re et 3e armées auraient alors pu encercler en temps opportun les Anglais et l'aile nord de l'armée française.

Mais il aurait fallu, pour cela, que les opérations fussent dirigées énergiquement, soit par un commandant de groupe d'armées, comme cela eut lieu plus tard au cours de la guerre, soit par le G. Q. G. lui-même : mais celui-ci aurait dû, pour cela, se rapprocher du champ de bataille. Que l'on n'ait pas prévu, en temps de paix, la création de groupes d'armées, c'est une faute technique, étant donné l'accroissement considérable de l'effectif des armées, aux millions de combattants. Malheureusement, le service des transmissions était insuffisamment organisé, lui aussi. Les unités téléphoniques avaient trop peu de matériel moderne. Lc service radiotélégraphique était également insuffisamment développé. Le G. Q. G. ne disposait que d'un seul poste récepteur de T. S. F. La 1re armée, elle, n'avait que deux postes de système différents, dont un seul pouvait entrer en relations directes avec le G. Q. G. Certains comptes rendus importants mirent vingt-quatre heures à parvenir à destination. Il était impossible d'échanger des opinions. Ni le chef d'état-major général de l'armée, ni le chef du bureau des opérations du G. Q. G., ni le quartier-maître général ne se sont rendus une seule fois aux armées jusqu'à la fin de la bataille de la Marne. Le fait d'envoyer de temps en temps des officiers de liaison du G. Q. G. porter aux armées de longues directives, tirées à. la polycopie et qui étaient souvent dépassées par les événements au moment où elles étaient remises ne pouvait pas remplacer les conversations directes qui faisaient défaut.

Du côté ennemi, Joffre agissait tout autrement. Se dépensant sans cesse il était sur place partout où il s'agissait d'inciter à agir, d'éclaircir une situation ou de créer un compromis. Son représentant au G. Q. G. veillait, pendant ce temps-là, au bon fonctionnement du service. Celui-ci était grandement facilité par le fait que le réseau de transmissions utilisé était le réseau national.

La victoire de la 3e armée ne fut pas suffisamment exploitée. Le 1er C. C. et la 3e armée avaient constaté et signalé au G. Q. G., dès le 15 août, qu'il existait une brèche, au sud de Givet, dans le dispositif ennemi. La 3e armée avait été néanmoins engagée contre le front de Meuse Namur - Givet. Ce ne fut que le 23 août, à 8 h. 25 du matin, alors que ses troupes étaient déjà engagées sur la Meuse, de part et d'autre de Dinant, dans un combat de front, que la 3e armée reçut du G. Q. G. la directive suivante : " Il est recommandé de pousser au delà de la Meuse, au sud de Givet, les éléments disponibles de la 3e armée, pour couper la retraite aux forces ennemies qui sont en face d'elle ". Certes, trois heures à peine après la réception de cette directive, toutes les troupes de la 3e armée qui n'étaient pas encore engagées - soit une faible division rapidement constituée - furent bien mises en marche sur Rocroi par Fumay ; mais ce détachement, qui était trop faible pour le but qu'il fallait atteindre, qui n'avait pas d'équipage de pont et qui avait été déjà engagé à Dinant, ne put pas, dans la région montagneuse des Ardennes et à cause des combats qu'il eut à livrer avec les populations des localités de la Meuse, progresser assez rapidement pour couper la retraite à la 5e armée.

Le général de l'artillerie, von Stein, qui était alors quartier-maître général, reproche, dans La Nation, au commandant de la 3e armée de ne pas avoir dirigé de sa propre initiative l'attaque de son armée dans la brèche qu'il savait exister au sud de Givet; dans le front ennemi, au lieu de la lancer sur la Meuse, de part et d'autre de Dinant, dans un combat de front à priori difficile. On peut répondre à cela que l'état-major de la 3e armée avait attiré en temps utile l'attention du G. Q. G. sur cette brèche. Si le G. Q. G. avait voulu l'utiliser, il aurait été de son devoir de donner des ordres en conséquence à la 3e armée. Au lieu de cela, le G. Q. G. retira, le 20 août, le 1er C. C. du front de Meuse pour l'envoyer vers le nord, et prescrivit aux 2e et 3e armées de s'entendre directement pour forcer le passage de la Sambre et de la Meuse au sud de Namur. La 3e armée aurait certainement remporté, avec l'appui du 1er C. C., un succès gigantesque si elle avait été engagée, dès le 20 août, par le G. Q. G. dans la brèche qui existait au sud de Givet.

Il n'est pas douteux que ce fut uniquement la notion ultérieure du succès que l'on pouvait obtenir avec cette opération, qui a fait naître au G. Q. G. le désir de voir la 3e armée franchir la Meuse au sud de Givet. Les 20 et 21 août, le G. Q. G. était encore beaucoup trop sous l'impression de la nouvelle de la retraite de la 8e armée allemande en Prusse orientale, où l'avance étonnamment rapide de deux puissantes armées russes avait révélé une faute de calcul dans le plan de guerre allemand. C'est pour cette raison que le G. Q. G. ne vit pas le succès qui lui souriait sur la Sambre. Bülow, lui, n'a jamais songé le moins du monde à exécuter une manœuvre d'encerclement. Il a fait exactement ce que désirait l'ennemi. Il a traversé la Sambre, alors que son adversaire voulait l'y rejeter.

De Moltke l'aîné a dit que le comble de l'art, pour un chef, était de réunir sur le champ de bataille ses forces jusqu'alors séparées. Schlieffen a ajouté : " A la vérité, c'est bien, comme on le prétend, le moyen le plus efficace, mais c'est aussi le plus audacieux. La plupart des grands chefs ont peur, en effet, du danger et s'efforcent de réunir leurs forces séparées, non pas sur le champ de bataille, mais aussi longtemps que possible avant la bataille. En agissant ainsi, ils laissent échapper le succès décisif et doivent se contenter d'un succès moindre, si ce n'est pas d'un succès nul " (CANNAE).

On dirait que ces phrases ont été écrites à propos de la façon dont Bülow a dirigé la bataille de la Sambre.

Le général de l'infanterie von Kuhl émet, dans son livre (page 50) le jugement suivant : " Ce qui manqua à nos opérations de la Sambre, de la Meuse et de la région de Mons, ce fut une direction supérieure. Les efforts compréhensibles qui furent faits par la 2e armée pour attirer à elle les 1re et 3e armées, afin de les amener à la soutenir directement dans la grande bataille imminente, n'ont pas eu une action favorable sur nos opérations. Si la 3e armée avait reçu, dès le début, l'ordre de se porter avec le gros de ses forces en direction de Givet - Fumay, pendant que, plus à l'ouest, la 1re armée aurait exécuté un mouvement débordant pour envelopper l'aile gauche anglaise, on aurait pu obtenir une grande décision. Les attaques décousues des Français avaient mis Lanrezac dans une situation extrêmement dangereuse. La possibilité nous était offerte, dès ce moment-là, d'anéantir l'aile gauche ennemie et de refouler l'armée française vers le sud-est contre les places de la Moselle, ainsi que le voulait le comte Schlieffen ". Il n'est pas douteux que le grand but que Schlieffen avait fixé aux opérations initiales - à savoir l'encerclement de l'aile gauche ennemie - aurait pu être atteint. " Nous nous sommes trompés sur ce point, et cela nous a valu la perte de la bataille de la Marne " (KUHL; page 95).

Une victoire de Cannes en Lorraine et une autre sur la Sambre n'auraient pas cependant amené la fin de la guerre. C'est certain. Mais il n'aurait plus été possible à nos ennemis de l'ouest de concentrer ultérieurement une masse de forces intactes au sud de la Marne. La force combative de l'armée allemande du front occidental aurait alors été certainement suffisante pour toutes les missions qu'elle aurait eu à remplir au cours de la campagne de 1914.

Les déclarations que j'ai faites dans ma Bataille de la Marne (R. M. Lippold, Leipzig), au sujet de l'occasion, perdue par nous, de remporter, entre Sambre et Meuse, une victoire de Cannes ont été reproduites et approuvées entièrement par la littérature militaire de tous les pays. Faute de place, je sais obligé de prier le lecteur de se reporter à cet ouvrage.

Pour moi, il n'est pas douteux que la " tenaille " allemande dont les 1re et 3e armées formaient les branches et la 2e armée le pivot, aurait pu couper l'aile gauche anglo-française, comme le colonel-général von Hindenburg le fit, la semaine suivante, en Prusse orientale avec l'armée russe. Si cela n'a pas eu lieu, ce fut uniquement par la faute du G. Q. G. et nullement par celle des commandants des 1re et 3e armées. Une manœuvre d'armée d'une telle envergure demandait à être conduite d'une main très ferme.

Les performances de marche qui furent accomplies, pendant les semaines suivantes, par les troupes allemandes, montrent; que les efforts que l'on aurait eu à demander, au point do vue marche, aux 1re et 3e armées, chargées de l'enveloppement, n'auraient certainement pas été irréalisables.

Le G. Q. G. allemand estimait qu'il y avait, à l'ouest de la Meuse moyenne, six corps d'armée français et peut-être autant de divisions de réserve deux à trois divisions de cavalerie et enfin l'armée anglaise. Du côté allemand, on disposait des douze corps d'armée des 1re, 2e et 3e armées et des cinq divisions de cavalerie des 1er et 2e C. C forces qui étaient certainement suffisantes pour remplir la mission de l'aile droite.

La situation stratégique du mois d'août 1914 entre Sambre et Meuse rappelle la situation de la fin d'août 1870 sur la Meuse, au sud-est de Sedan. Comme en 1870, une armée de l'Ouest était en marche pour dégager une place (Namur) et était menacée, par des forces bien supérieures, d'être rejetée dans une place fortifiée, - cette fois c'était Maubeuge, - à la suite d'un double enveloppement de ses deux ailes.

Les seize divisions d'infanterie et les quatre divisions de cavalerie franco-anglaises avaient en face d'elles les trente divisions d'infanterie et les cinq divisions de cavalerie des armées Kluck, Bülow et Hausen disposées, le 20 août, sur l'arc de cercle Ninove-Namur-Jemelle, long de 120 kilomètres environ, et, le 23 août, sur l'arc Condé-Mons-Charleroi-Willerzie, long de 150 kilomètres environ. Les points extrêmes Condé et Villerzie étaient distants de 100 kilomètres environ l'un de l'autre. Dès ce jour-là, les deux ailes allemandes auraient déjà pu être sérieusement rapprochées l'une de l'autre, si un commandement unique avait existé. Le 25 août au plus tard, le cercle de la cavalerie allemande aurait pu se refermer au sud-est de Maubeuge (voir croquis 3).

Le chef-d'œuvre de ce genre de manœuvre, que le grand Moltke avait donné au monde à la fin d'août 1870, et que le colonel-général von Hindenburg devait réaliser, lui aussi, quelques jours plus tard, sur le théâtre d'opérations oriental, malgré l'insuffisance de ses forces, ce chef-d'œuvre ne fut malheureusement pas renouvelé, en août 1914, par de Moltke neveu.

Et cependant, les conditions où se trouvait l'ennemi étaient particulièrement favorables à l'exécution d'une telle manœuvre. D'après le feldmaréchal French (1914), le général français Lanrezac était " un chef qui surestimait ses capacités et un modèle d'officier d'état-major pédant, peu fait pour comprendre comment une guerre doit être conduite ".

En ce qui concerne les intentions des généraux French et Lanrezac, French fit savoir à ses commandants de corps d'armée que les deux armées alliées devaient avoir atteint pour le 24 août la ligne Givet-Mons et repousser une attaque ennemie sur la ligne Dinant-Mons. Quant à l'idée de retraite, elle fut complètement exclue de l'entretien des deux commandants d'armée, ainsi que l'affirme formellement sir John French.

Le 22 août, après la défaite de son 10e corps sur la Sambre Lanrezac demanda encore aux Anglais d'exécuter immédiatement une offensive énergique dans le flanc gauche de l'aile de choc allemande.

Le général Lanrezac n'est pas demeuré, naturellement, sans répondre à l'aimable critique de French que j'ai citée plus haut. Au point de vue objectif, seule la déclaration suivante de Lanrezac est intéressante : " J'avais ordonné, pour le 24 août, une contre-offensive en direction du nord, mais elle ne fut pas exécutée, parce que les Anglais se replièrent. "

Lanrezac ferme cette controverse édifiante par les paroles suivantes : " Le feldmaréchal French n'était certainement pas mieux renseigné sur mes opérations que je ne l'étais moi-même sur les siennes, que je ne connais pas encore aujourd'hui (juillet 1919) exactement. "

Je conclus de l'exposé de la situation fait par les généraux French et Lanrezac, qu'il aurait été parfaitement possible d'encercler l'aile gauche ennemie.

Marche des 4e et 5e armées

 

La première rencontre de la 4e armée allemande (20-22 août) avec la 4e armée française en marche vers la partie sud-est de la Belgique aboutit, elle aussi, après un dur combat à une victoire décisive dans la région de la Semois. La 4e armée rejeta les Français sur la Meuse, de part et d'autre de Sedan. Mais, à partir du 25 août, de nouveaux et durs combats s'allumèrent dans cette région et immobilisèrent également, pendant les journées suivantes, toutes les forces de la 4e armée.

A gauche de cette armée, la 5e armée allemande, marchant au combat avec ses cinq corps, battit la 3e armée française dans la bataille de Longwy et la poursuivit, le 23, jusque dans la région de la Chiers, près de Longuyon.

Là aussi, un nouveau et dur combat s'alluma, le 24 août, sur un large front. Le lendemain, l'ennemi déboucha de Verdun par Etain, pour exécuter une contre-attaque contre l'aile gauche de la 5e armée. Il rendit même nécessaire l'intervention de la réserve générale de Metz (33e D. R.).

De même qu'il l'avait fait pour la 6e armée, le G. Q. G. avait laissé la 5e armée exécuter, elle aussi, une offensive prématurée, bien que sa conception personnelle fût toute différente et meilleure. Lorsque la 3e armée française s'était portée en avant, le 21, en direction du nord-est, la 5e armée avait décidé de passer immédiatement à la contre-offensive frontale. Le G. Q. G. s'y était tout d'abord opposé, mais il avait cédé par la suite. La conséquence de cette décision fut que la 5e armée, tout comme la 6e, ne remporta qu'une victoire " ordinaire " et non une victoire de Cannes. La coopération intelligente des corps d'armée d'aile des 4e et 5e armées (VIe et Ve C. A.) avait permis de conjurer une crise de la bataille. Mais ici aussi, tout comme aux deux ailes de l'armée, on n'avait pas su profiter des avantages de la situation en laissant l'ennemi s'engouffrer dans la poche qui devait l'étouffer. L'élan offensif des armées et de leurs chefs avait été l'adversaire le plus funeste du G.Q.G. qui n'avait

pas su en triompher. La directive du G.Q.G. du 23 août, prescrivant de " refouler l'ennemi dans la direction de l'ouest en passant au nord et près de Verdun ", n'avait même pas pu être réalisée. Longwy tomba, il est vrai, le 25 août, mais la 3e armée française atteignit, en cette même journée, les ponts sauveurs de la Meuse, entre Stenay et Verdun, sans avoir été rompue et sur un large front. L'encerclement de toute l'aile gauche ennemie n'avait pas été réalisé.

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