LE POINT DE VUE DU GENERAL BAUMGARTEN-CRUSIUS

I - JUSQU'A PARIS ET JUSQU'AU DELA DE LA MARNE

Ce livre écrit, en 1921, par le Général-Major en retraite, Artur BAUMGARTEN-CRUSIUS, du Grand-Etat-Major Allemand a été traduit et publié chez Charles-Lavauzelle et Cie, en 1924.

PRÉFACE

 

Il existe un miracle de la Marne, mais ce n'est pas celui que supposent les Français et d'après lequel " l'élan gaulois '' aurait chassé du sol sacré de France l'ennemi audacieux : ce miracle. c'est l'exploit miraculeux, sans exemple dans l'histoire, qui fut accompli en 1914 par l'armée allemande, quand, en trois semaines, elle s'avança jusqu'à Paris et remporta dans la bataille des peuples du bassin de la Marne, une victoire tactique contre un ennemi six fois supérieur en nombre.

Comment se fait-il que les fruits de cette victoire nous aient échappé ? C'est ce que mon livre veut montrer au peuple allemand et au monde entier qui n'a connu, jusqu'à présent, que les légendes mensongères de nos ennemis.

A côté de la grandeur héroïque de tout un peuple, la faiblesse de quelques individus isolés n'est qu'une insuffisance humaine pardonnable.

Mon livre veut élever les cœurs à l'orgueil conscient et faire croître l'espérance sur la tombe du passé. Il veut unifier notre peuple déchiré, le réconcilier dans le souvenir de la communauté de son héroïsme passé.

Mon livre ne sera pas un acte d'accusation, il ne réclamera pas un tribunal pour juger les hommes qu'un gouvernement et une direction militaire incompétents ont élevés a des postes qu'ils n'étaient pas capables d'occuper. Je ne cherche que la vérité, car elle réconcilie.

Après les publications de von Bülow, Kluck, Hausen, Stein, Kuhl et Tappen et devant les documents publiés dans le présent ouvrage sur la part que prit le lieutenant-colonel Hentsch à la décision de battre en retraite, les faits historiques sont nettement établis.

Il s'agit maintenant de lutter contre la formation des légendes que l'on a tenté de répandre récemment. Mon livre laisse parler tous ceux qui ont participé aux événements. Le lecteur, même celui qui ne peut pas se procurer tous les ouvrages concernant la question de la Marne, sera ainsi en état de se faire une opinion personnelle.

La conscience de notre valeur doit nous aider à reprendre notre marche en avant. Nous avons été les plus capables dans la bataille des peuples de la Marne. Un coup du destin a jeté la palme de la victoire à notre ennemi vaincu. Mais, à la longue, dans la vie de l'homme isolé comme dans le sort des peuples, seul, celui qui le mérite s'attache la fortune.

Que cette pensée soit la leçon et la consolation qui se dégagent pour nous de notre malheur de la Marne !

Dresde-Blasewitz, janvier 1921.

A. BAUMGARTEN-CRUSIUS.

 

Plan de guerre et préparation de la guerre.

 

Le général-feldmaréchal von Moltke et son successeur le comte von Valdersec voulaient, en cas d'une guerre sur deux fronts, se tenir sur la défensive à l'ouest et prendre l'offensive à l'est. Ce ne fut que le colonel-général comte von Schlieffen qui conçut le plan de déborder par le nord, en traversant le Luxembourg et la Belgique, le front oriental français puissamment fortifié. Il voulait que l'Allemagne terrassât tout d'abord ses ennemis de l'ouest, qui étaient les plus dangereux et au nombre desquels, dans sa juste prévision de l'avenir, il comptait aussi les Anglais. La masse principale des forces allemandes devait être employée dans ce but sur le front occidental.

Son successeur, le colonel-général von Moltke, conserva le plan de Schlieffen. Il s'efforça sans cesse de compenser l'infériorité numérique où nous devions nous trouver en cas d'une guerre sur deux fronts : en 1913, il estimait la supériorité de nos voisins de l'ouest et de l'est à 566 bataillons; 319 escadrons et 82 batteries, soit en infanterie la valeur de 12 corps d'armée environ, et c'était encore beaucoup trop peu. Mais même à la veille de la déclaration de guerre, au cours de l'hiver 1913-14, le ministre de la guerre prussien, le général von Heeringen (1909-1913) ne soutint pas les demandes du Grand Etat-Major, dont la plus importante était la création de trois nouveaux corps d'armée. Le ministre de la guerre prussien d'avant-guerre n'a pas du tout rempli sa mission qui consistait à tenir prêts, pour la défense de notre patrie, tous les hommes et tous les moyens de lutte dont nous pouvions disposer. Nos réserves de munitions furent totalement insuffisantes malgré la pression répétée du Grand Etat-Major. Le canon de campagne allemand, inférieur au canon français, ne fut pas remplacé en temps voulu par la pièce bien meilleure qu'offrait Krupp. C'est à peine si la moitié de nos ressources en hommes était instruite militairement ou même tenue prête à être incorporée immédiatement en cas de guerre. Le ministre de la guerre répondit aux insistances de l'état-major en disant : " Si l'état-major maintient de telles exigences, nous irons à la banqueroute d'état ou à la révolution ". (TAPPEN, page 5). Il s'agissait en l'occurrence d'une dépense d'un milliard de marks environ ! Mais on ne tenait pas compte des centaines de milliards que le peuple allemand était appelé à perdre, de l'anéantissement économique et de l'esclavage qu'il était appelé à subir s'il perdait la guerre de brigands en vue de laquelle ses ennemis s'armaient ouvertement depuis plus de 20 ans !

La préparation économique de la guerre n'avait pas été organisée ; on n'avait même pas fait ce qui était strictement indispensable pour assurer l'alimentation de la population. On n'avait pas prévu de direction unique de la guerre pour régler la conduite politique de la guerre, la direction des opérations navales et la direction des opérations terrestres.

On n'avait pas conclu non plus de traité ferme avec nos alliés, l'Autriche-Hongrie et l'Italie, sur la façon dont on conduirait la guerre sur deux fronts dont on était menacé. On avait promis à la première de ces puissances une armée allemande de 4 corps d'armée, 1 division de réserve et 1 division de cavalerie, qui devait agir " si possible " en liaison avec l'armée austro-hongroise chargée de prendre l'offensive, ainsi qu'un corps de landwehr qui devait couvrir la Haute-Silésie et la Posnanie en liaison avec l'aile gauche des forces autrichiennes. Ce n'était qu'après une victoire décisive sur le front occidental que des forces allemandes devaient être rameutées sur le front oriental. L'état-major allemand estimait que " la capacité offensive de l'Autriche-Hongrie ne serait pas de longue durée " (TAPPEN, page 6). L'Italie avait bien encore conclu, il est vrai, en mars 1914, une convention par laquelle elle s'engageait formellement à envoyer une armée de soutien en Allemagne du Sud ; mais dès 1911, le comte Schlieffen avait écrit, en une juste prévision de l'avenir : " L'Italie se rangera aux côtés de nos ennemis ". " 65 millions d'Allemands ne mettant pas sur pied plus de soldats instruits que 41 millions de Français, l'Allemagne sera déjà en état d'infériorité numérique vis-à-vis de la France seule, et sans qu'on tienne compte le moins du monde des troupes anglaises et belges, qui viendront à son secours ". Le gouvernement et les représentants du peuple allemand restèrent sourds aux avertissements du fidèle gardien du peuple allemand. En fait, 2 millions d'Allemands et 1 million et demi à peine d'Austro-Hongrois ont engagé, en août 1914, la lutte décisive contre 6 millions et demi de Russes, Français, Anglais, Belges et Serbes ( Russes 3 millions et demi, Français 2 millions). L'infériorité numérique écrasante des Puissances centrales ne pouvait être compensée que par l'anéantissement rapide de l'un de leurs adversaires.

A la déclaration de guerre, le gros des forces allemandes fut concentré, comme il était prévu, sur le front occidental. En dehors de l'armée de l'Est (5 corps d'armée et demi et une D. C.), un seul corps d'armée fut laissé sur un autre front : le IXe C.R.

en Schleswig-Holstein. Les forces allemandes du front occidental furent groupées en 7 armées. Leur aile gauche (6e et 7e armées), faiblement constituée, devait servir uniquement à repousser et à accrocher les forces ennemies en Alsace-Lorraine. La masse principale des armées allemandes (armées 1 à 5), concentrée dans la zone comprise entre la région nord d'Aix-la-chapelle et le système Metz-Thionville, devait, conformément au plan de Schlieffen, se porter immédiatement en avant, en exécutant une conversion à gauche autour de Metz - Thionville comme pivot, et en ayant une aile droite très forte au nord de la Meuse (12 corps d'armées), afin de rechercher la décision par la bataille.

Le saillant hollandais de Maëstricht ne devait en aucun cas être foulé au cours de cette marche. Mais au sud de ce saillant le camp retranché moderne de Liége barrait l'accès de la rive gauche de la Meuse. Son enlèvement immédiat était donc la condition préalable de la réussite du plan puissant de Schlieffen. Le projet et la préparation de l'attaque brusquée de Liège furent conçus par le colonel Ludendorff du Grand Etat-Major. Quant aux effectifs de l'aile droite, qui selon Schlieffen devait être maintenue aussi puissante que possible, de Moltke estima que les possibilités de ravitaillement en vivres et autres matières obligeait à les limiter à douze corps d'armée ; on espérait pouvoir ravitailler ces corps, par la brèche de la Meuse, au moyen de colonnes de camions automobiles préparées à l'avance, même au cas où une guerre de guérillas éclaterait et où les voies de communications seraient détruites.

Mais Schlieffen avait aussi en réserve un deuxième projet d'opérations pour le cas où la France demeurerait tout d'abord neutre dans le conflit des Puissances centrales et de la Russie. Dans ce cas, la moitié de l'armée de campagne allemande devait rechercher la grande décision sur le front oriental de concert avec les Autrichiens. L'autre moitié devait être maintenue tout d'abord à l'intérieur de l'empire, prête à être enlevée par voie ferrée. Si les Français entraient dans le conflit, cette armée devait être jetée par surprise dans leur flanc gauche. Il est curieux de constater qu'aucun des hommes qui firent partie en 1914 de la direction suprême ne fait mention de ce deuxième plan. Et cependant, il en fut question le 31 juillet 1914.

En tout cas, il nous aurait épargné le reproche d'avoir rompu la paix et d'avoir violé la neutralité de la Belgique. Certes, en cette occurrence, le bassin industriel et minier de l'Allemagne occidentale aurait été menacé. Mais le bassin de Haute-Silésie était, lui aussi, en danger, tout comme la Posnanie et la Prusse orientale, grenier à céréales de l'empire menacé du blocus de la famine. Agissant avec prévoyance, Schlieffen avait fortifié puissamment la rive droite du haut Rhin et l'avait reliée avec le front de la vallée de la Bruche, qui s'étendait de Strasbourg au Donon. Thionville - Metz, notre meilleur système fortifié, aurait fait sentir son action; la construction de la position de la Nied, qui s'appuyait à ce système, était bien préparée.

 

La déclaration de guerre.

 

Le gouvernement naïf du chancelier Bethmann-Hollweg fut complètement battu dans la lutte que se livrèrent les diplomates à propos de la responsabilité de la guerre de brigands projetée depuis longtemps par nos ennemis. Il se laissa remorquer par les hommes d'état austro-hongrois qui n'appréciaient que trop faussement la gravité de la situation mondiale et leur propre force. Devant le grand degré d'avancement de la mobilisation russe, le gouvernement allemand se vit obligé, le 31 juillet, de déclarer la guerre à la Russie et, aussitôt après, aux puissances occidentales. Le peuple allemand accepta avec une résolution courageuse la lutte qui lui était imposée et où son existence était en jeu ; mais le mensonge et l'art de déformation de nos ennemis transformèrent bientôt, devant le monde entier, en une cause injuste la juste cause allemande.

Au point de vue militaire, il n'aurait pas été nécessaire que l'Allemagne lançât de déclaration de guerre. " Le début des hostilités " aurait mis en mouvement tout l'appareil de mobilisation allemand et aurait fait de nous extérieurement aussi, les attaqués.

A mon avis, il aurait mieux valu commencer notre mobilisation trois jours plus tôt, mais éviter, par contre, de lancer toute déclaration de guerre. Bethmann-Hollweg attribue, à tort, au chef d'état-major général von Moltke la paternité de la déclaration de guerre à la France, car, dans le plan de mobilisation, la notion " début des hostilités " devait rendre le commencement de la guerre indépendant de toute déclaration de guerre régulière. En fait, le gouvernement s'arrangea de telle façon que nous lançâmes des déclarations de guerre régulières dans toutes les directions, alors que l'Autriche, elle, ne déclara la guerre à la Russie que le 5 août, " parce que des troupes russes avaient franchi la frontière de Prusse orientale et que, de ce fait, il avait casus foederis ". La monarchie des Habsbourg paraissait donc venir à notre secours, alors que c'était, au contraire, à cause d'elle que le peuple allemand était précipité dans une guerre fatale.

La mobilisation et la concentration des millions d'hommes de l'armée allemande s'effectuèrent sans le moindre frottement. Avec le service de trois ans, qu'ils avaient établi au cours de l'automne précédent, et leurs puissants corps d'armée frontière tenus sur le pied de guerre, les Français auraient pu bousculer au début la faible couverture allemande. Ce n'est, en effet, que le 5 août que les brigades de tête des corps d'armée allemands, transportées en toute hâte arrivèrent derrière elle, dans les zones de concentration de leurs corps. Cependant tout demeura tranquille jusqu'à ce moment-là. Ce ne fut que dans la deuxième semaine d'août que des éléments du 7e C. A. français, venant de Belfort, s'avancèrent jusqu'à Mulhouse-Cernay. Battus, le 10 août, par des fractions de nos XIVe et XVe C. A., ils réussirent à échapper en temps voulu et par une retraite rapide, à l'enveloppement que les forces allemandes s'efforçaient de réaliser. Le lendemain, à la frontière ouverte de Lorraine, notre 42e D. I. et la division de cavalerie bavaroise réussirent à infliger un échec sérieux, près de Lagarde, à une brigade avancée du 15e C.A. français. Elles capturèrent environ 1.000 prisonniers non blessés, un drapeau et deux batteries : ce premier butin de victoire éleva puissamment le moral des troupes allemandes, qui prirent rapidement conscience de la supériorité de leur valeur combattive.

Dès le 7 août, le général Ludendorff avait pénétré, avec les premières troupes d'assaut allemandes, dans la ville et dans la citadelle de Liége. L'élan impétueux de nos troupes, l'audace et l'énergie de leur commandement, les effets terribles de l'artillerie lourde allemande remplirent d'effroi le monde entier et paralysèrent manifestement le commandement et la force combattive de nos ennemis. Le 15 août, lorsque le dernier fort de Liége se rendit, la porte qui permettait de gagner la France en traversant la Belgique se trouva ouverte à l'invasion allemande.

Le 16 août, la concentration de l'armée allemande de l'Ouest était terminée.

La 1re armée, aux ordres du colonel von Kluck, comprenait quatre corps d'armée actifs, deux corps d'armée de réserve, le 2e corps de cavalerie (3 divisions), trois brigades de landwehr quatre bataillons d'artillerie lourde ainsi qu'un régiment de pionniers. Elle s'était concentrée dans la zone située en arrière d'Aix-la-Chapelle. Son objectif était le cours de la Meuse au nord de Liége.

La 2e armée, aux ordres du colonel-général von Bülow, s'était concentrée au sud de la 1re armée et à son contact. Elle comprenait trois corps d'armée actifs, trois corps d'armée de réserve le 1er corps de cavalerie (2 divisions), deux brigades de landwehr, cinq bataillons d'artillerie lourde, deux batteries de mortiers de côte et deux régiments de pionniers. Son objectif était le cours de la Meuse au sud de Liége.

La 3e armée, aux ordres du colonel-général comte von Hausen, rassemblée autour de Prüm, comprenait les trois corps d'armée saxons, une brigade de landwehr, deux bataillons d'artillerie lourde et un régiment de pionniers. Le XIe C. A. appartint tout d'abord, lui aussi, à la 3e armée, mais il fut transporté dès le 26 août en Prusse orientale. L'objectif de la 3e armée était la Meuse de part et d'autre de Dinant.

Les deux~ corps de cavalerie (2e C. C. à droite, 1er C. C. à gauche), sous les ordres des généraux de cavalerie von der Marwitz et von Richthofen, couvraient le front des 1re, 2e et 3e armées. Le 2e C. C. comprenait les 2e, 4e et 9e D. C. ; le 1er C. C:. se composait de la Division de cavalerie de la garde (D. C. G.) et de la 5e D. C.

La 4e armée, aux ordres du duc Albert de Wurtemherg, se concentra au nord de Trèves au sud et au contact de la 3e armée; elle comprenait trois corps d'armée actifs, deux corps d'armée de réserve, une brigade de landwehr, deux bataillons de mortiers et un régiment de pionniers. Son objectif était la partie nord du Luxembourg.

La 5e armée, rassemblée dans la zone comprise entre Trèves et Thionville, était placée sous les ordres du kronprinz impérial et comprenait, trois corps d'armée actifs, deux corps d'armée de réserve, le 4e corps de cavalerie, cinq brigades de landwehr, quatre bataillons de mortiers, deux régiments de pionniers. Elle devait exécuter une conversion à gauche, autour de Thionville comme pivot, son aile droite se portant de Bettenbourg sur Florenville.

La 6e armée, aux ordres du kronprinz Rupprecht de Bavière, couvrait l'intervalle compris entre Metz et les Vosges. Concentrée sur la ligne Courcelles-Sarreguemines, elle comprenait les trois corps d'armée actifs bavarois, le Ier corps bavarois de réserve, ainsi que le XXIe corps prussien, le 3e corps de cavalerie (7e D. C., 8e D. C., Division de cavalerie bavaroise), six brigades de landwehr, quatre bataillons d'artillerie lourde, deux régiments de pionniers.

La 7e armée, aux ordres du colonel-général von Heeringen, concentrée dans la région de Strasbourg et au sud, comprenait deux corps d'armée actifs et un corps d'armée de réserve. Les 6e et 7e armées, placées toutes deux sous le haut commandement du kronprinz de Bavière, avaient pour mission de " se porter vers la Moselle, en aval de Frouard, et vers la Meurthe, obligées de se replier devant cette offensive, leur mouvement devait être réglé de façon à empêcher que le flanc gauche de la masse principale des armées allemandes ne fût menacé par les Français enveloppant la position de la Nied. La 6e armée devait alors renforcer, en cas de besoin, la garnison de ladite position (7 brigades de landwehr et 8 batteries de canons de 10 cm.).

Le G. Q. G. français avait concentré toutes ses forces à la frontière de l'Est, en les répartissant de la façon suivante :

La 1re armée, aux ordres du général Dubail, était concentrée en deux groupements, l'un autour de Belfort, l'autre au nord d'Epinal, avec des forces intermédiaires le long des Vosges. Elle comprenait cinq corps d'armée, une division de cavalerie, ainsi que quelques divisions de réserve. Elle fut bientôt renforcée par toutes les formations de chasseurs alpins de la région frontière italienne.

La 2e armée, aux ordres du général de Castelnau, était concentrée, en bloc offensif avancé, entre Lunéville et Pont-à-Mousson, tout contre la frontière de Lorraine. Elle comprenait quatre corps d'armée actifs, trois divisions de réserve et trois divisions de cavalerie.

La 3e armée, aux ordres du général Ruffey, se concentra au nord de Verdun avec trois corps d'armée actifs, trois divisions de réserve et une division de cavalerie.

La 4e armée, aux ordres du général Langle de Cary, rassemblée initialement, comme armée de réserve, derrière les 3e et 5e armées, fut intercalée dès le début entre ces deux armées, dans la région de Sedan, à cause de la puissance de l'aile droite allemande. Elle comprenait trois corps d'armée actifs et le corps d'armée colonial. Dés 1915, la France a voulu faire croire qu'elle avait respecté, au début de la guerre, la neutralité de la Belgique et que, pour cette raison, elle n'avait étendu sa concentration vers la gauche que jusqu'à la Meuse dans la région de Charleville. En fait, la 5e armée, aux ordres du général Lanrezac, fut concentrée dans la zone frontière située à l'ouest de Givet. Elle comprit tout d'abord trois, puis quatre corps d'armée actifs, la division marocaine et trois divisions de cavalerie. Ultérieurement, le 19e corps d'armée, venant d'Alger, fut également rameuté vers l'aile gauche française alors qu'il était encore en cours de transport. Enfin, un groupe de divisions de réserve était également disposé derrière chacune des ailes de l'armée française.

Les Anglais, aux ordres du maréchal French, se concentrèrent à l'aile gauche des Français, dans la région de Maubeuge, entre le 14 et le 21 août, donc avec un fort retard sur les Français. Ils ne comprirent tout d'abord que quatre divisions d'infanterie et une division de cavalerie ; ils furent portés peu à peu à six divisions d'infanterie, soit environ 160.000 hommes.

En outre, plus de 100.000 Indiens étaient déjà, à cette époque, en route vers la France.

Les Belges, enfin, entrèrent en campagne avec six divisions soit environ 120.000 hommes, auxquels 80.000 hommes servaient de réserve ; une division avait été poussée sur Liége, une autre sur Namur ; les quatre autres couvrirent tout d'abord Bruxelles, dans une position favorable derrière la Gette, sur la ligne Tirlemont - Haelen, attendant anxieusement les forces anglo-françaises dont l'appui leur avait été promis et annoncé comme immédiat, mais qui ne vint pas.

Du côté allemand, les forces concentrées sur le front occidental comprenaient : vingt-deux corps d'armée actifs et treize corps d'armée de réserve, soit au total soixante-douze divisions d'infanterie. Il faut y ajouter dix divisions de cavalerie, six divisions d'ersatz (17 brigades), dix-sept brigades de landwehr, dix-neuf bataillons d'artillerie lourde (78 batteries) et huit régiments de pionniers.

Les forces concentrées par les puissances occidentales étaient de beaucoup supérieurs. Elles comprenaient vingt-deux corps d'armée actifs français et deux corps d'armée anglais ; les forces belges ; quatre divisions coloniales, vingt-cinq divisions de réserve et treize divisions territoriales françaises ; soit au total cent divisions d'infanterie et douze divisions de cavalerie. Joffre a déclaré, devant la commission d'enquête, que les forces françaises du front s'élevaient, au début de la guerre, a 2.300.000 hommes. L'ensemble des forces françaises mobilisées, au début de la guerre, est évalué officiellement à 4.900.000 hommes (Kuhl, page 6).

 

Marche des armées allemandes jusqu'à Paris et au delà de la Marne.

 

De son temps, Schlieffen n'avait eu à sa disposition que trente corps d'armée et demi pour ses armées du front occidental. Seize d'entre eux devaient franchir la Meuse au nord de Namur. Moltke ramena leur nombre à douze, soi-disant en raison des difficultés de ravitaillement. Chez Schlieffen, le groupement situé au sud du précédent devait marcher vers le front Namur - Mézières avec six corps d'armée, et un groupement sud, comprenant six corps d'armée et deux D. C., devait se porter sur Mézières - Verdun. Enfin, cinq corps de réserve devaient, en s'appuyant sur Metz, couvrir le flanc des trois groupements d'attaque face à la ligne Verdun - Toul. Pour agir en Lorraine, Schlieffen n'avait désigné, que quatre corps d'armée et demi, qui devaient exécuter une attaque de démonstration sur Nancy et céder aussitôt que possible deux corps d'armée à l'aile de choc. Pour couvrir l'Alsace, il n'avait prévu que des troupes de landwehr. Schlieffen avait répété sans cesse cet avertissement : " Maintenez toujours votre aile droite puissante ". C'est pourquoi les deux corps de Lorraine précités devaient être envoyés aussitôt que possible à cette aile, ainsi que huit corps d'ersatz, qui, en 1914, se réduisirent à six divisions et furent jetés aussitôt... en Lorraine. Et c'est ainsi que l'idée fondamentale du plan de Schlieffen se liquéfia ", avant d'être transformée en acte et pendant cette transformation. On a l'impression que le G. Q. G. de 1914 n'a même pas compris le principe essentiel " de ce projet de plan de campagne, le plus prodigieux qui soit sorti du cerveau d'un homme ". Schlieffen avait accepté avec détachement le danger d'une invasion française en Alsace-Lorraine. Il estimait que ce danger disparaîtrait fatalement dès que l'aile droite allemande s'avancerait victorieusement et que tout le système fortifié de la frontière française serait alors, lui aussi, sans valeur. De Moltke, lui, rassembla à son aile gauche huit corps d'armée six divisions d'ersatz, un corps de cavalerie de trois divisions et même six brigades de landwehr. Il ne put pas se libérer du souci de couvrir directement les Pays d'Empire. " Il parut indésirable d'abandonner dès le début de la guerre, même momentanément, une partie du sol lorrain, si la situation militaire ne l'exigeait pas impérieusement ", a déclaré Tappen, l'auxiliaire responsable de Moltke. L'idée qu'on ne pouvait acheter un succès à l'aile droite qu'en renonçant à remporter un succès ou en faisant des sacrifices à l'aile gauche, cette idée, conviction chez Schlieffen, le G. Q. G. de 1914 n'avait pas su la puiser dans la prétendue " recette de victoire " du vieux forgeur de batailles qu'était Schlieffen, en recevant l'héritage de ses oeuvres écrites.

Le G. Q. G. se rendit à Coblence le 16 août, jour où les transports de concentration de l'armée allemande du front occidental se terminaient.

Les nouvelles reçues de Prusse orientale étaient mauvaises. Des avant-gardes russes puissantes avaient refoulé la couverture allemande sur la ligne des lacs ainsi qu'au nord et au sud de cette ligne. Derrière elles, deux armées prêtes à marcher avaient été identifiées sur le Niémen et la Narew ; chacune d'elles était, à elle seule, beaucoup plus forte numériquement que la 8e armée allemande tout entière.

La condition préalable du plan d'opérations de Schlieffen, l'entrée en ligne beaucoup plus tardive des Russes, n'était plus remplie. Agissant judicieusement, la 8e armée se jeta sur la plus proche de ces deux armées, celle du Niémen. Son 1er corps remporta, le 20 août, à Gumbinnen, un succès brillant, mais très coûteux. Dès le lendemain, la 8e armée commença à battre en retraite devant les forces ennemies, supérieures en nombre, qui cherchaient à l'envelopper. Se basant sur la " manœuvre en retraite " répétée en temps de paix, la 8e armée prit la décision d'évacuer tout le terrain situé à l'est de la Vistule.

Le G. Q. G. intervint énergiquement, arrêta le mouvement de repli de l'armée de l'Est et mit à sa tête Hindenburg - Ludendorff, ce qui fut, à mon avis, le meilleur acte de l'ère de Moltke (21 août).

Sur le front occidental, le début des opérations nous fut plus favorable. A partir du milieu d'août, on identifia en Lorraine, devant le front de la 6e armée, la présence de forces françaises puissantes. Une grande offensive ennemie entre Metz et les Vosges était vraisemblable. Après la réussite de l'attaque brusquée de Liége, " un certain va-et-vient désordonné sembla se produire dans les déplacements de troupes françaises ". (Tappen, page 13). En fait, la 5e armée française roqua vers la gauche, et la 4e armée fut introduite dans le vide ainsi créé entre la 5e et la 3e armées. Quant a la zone de concentration de l'armée anglaise, on n'était pas encore fixé sur son compte. Le G. Q. G. admettait que cette concentration s'effectuait autour de Lille. De fausses nouvelles, habilement transmises par le service de renseignements ennemi, parlaient aussi d'Anvers - 0stende, où 80.000 Russes devaient même débarquer un peu plus tard.

Le G. Q. G. comptait tout d'abord sur la grande offensive française entre Metz et Vosges, offensive qu'attendait aussi le plan de Schlieffen. Il avait prévu, pour ce cas, la formation d'une nasse gigantesque entre Metz, la Sarre et les Vosges septentrionales, nasse que l'on avait expérimentée à plusieurs reprises, en temps de paix, au grand état-major, au cours d'exercices sur la carte. Les avant-gardes allemandes, " se repliant en combattant " devaient attirer les Français dans cette nasse, afin de leur infliger, entre Moselle et Sarre, une défaite de Cannes. Mais on n'en vint pas là. Le G. Q. G. craignit que l'ennemi n'exécutât une offensive avec des forces supérieures contre Thionville, le pivot de la conversion de l'aile marchante où, selon Tappen, un vide se serait produit dans le front pendant que la 5e armée aurait été rameutée vers le sud pour aider la 6e armée. Cette crainte était sans fondement. La 5e armée ne fut pas employée en Lorraine. On n'utilisa même pas, pour battre les Français, les troupes de la défense mobile de Metz. Le G. Q. G., s'écartant sciemment du plan de Schlieffen, céda malheureusement au désir offensif des troupes d'élite de la 6e armée et ordonna à cette armée ainsi qu'à la 7e, placée dans ce but sous ses ordres, de se porter à l'attaque pour " accrocher le gros des forces françaises et faciliter ainsi la mission de l'aile droite allemande pendant sa conversion ".

Les troupes des 6e et 7e armées, dont le moral était au-dessus de tout éloge, remportèrent, du 20 au 23 août, une victoire puissante au cours de la bataille de Lorraine, mais on ne put réaliser une " victoire de Cannes " telle que l'avait rêvée Schlieffen. Le G. Q. G. s'abstint volontairement de diriger la bataille. Ayant sans doute le sentiment qu'il était insuffisamment dressé à diriger de grandes masses sur le champ de bataille, il laissa ce soin aux commandants d'armée qui avaient été instruits dans ce rôle au cours des manœuvres impériales. Il négligea malheureusement de créer un organe de commandement unique : il oublia même de placer sous les ordres du directeur de la bataille, pour lui permettre d'obtenir un plus grand résultat, les troupes de la place de Metz et les sept brigades de landwehr de la 5e armée, qui travaillaient à la position de la Nied. Et cependant, ainsi que le savait le G. Q. G., les sept corps et trois D. C. des 6e et 7e armées avaient en face d'eux, en fait de troupes françaises, neuf corps d'armée et quatre D. C. et, en outre, certainement plus de trois divisions de réserve ainsi que probablement des unités de chasseurs alpins venues du front italien qui n'était plus menacé.

 

Fronts atteints en Lorraine

 

La différence considérable qui existait entre la conception de Schlieffen et la conception de Moltke, apparut dès la bataille de Lorraine. Schlieffen avait décidé de traverser la Belgique pour s'assurer l'initiative des opérations, pénétrer dans la forteresse de France et gagner le terrain dont il avait besoin pour sa grande bataille d'enveloppement. Pour de Moltke le jeune, la traversée de la Belgique n'était qu'un moyen pour atteindre un but : amener les Français à se battre en dehors de leur cuirasse de forteresses. C'est pourquoi il consentit aussi à accepter, volontairement, la bataille de rencontre que les Français lui offrirent en Lorraine, en avant de leur ceinture fortifiée. C'était d'ailleurs dans ce but qu'il avait renforcé, dès la concentration, son aile gauche aux dépens de son aile droite. C'est là, et non pas comme le prétend Tappen - dans les difficultés de ravitaillement, qu'il faut chercher le véritable motif pour lequel il a réduit de seize à douze corps d'armée le groupement d'attaque chargé de se porter à l'ouest de la Meuse.

Il est certain qu'on ne pouvait pas employer tout d'abord, sur la rive gauche de la Meuse, plus de douze corps en première ligne. C'est pourquoi il était d'autant plus nécessaire de se préoccuper d'avoir, en arrière, dès le début, un second échelon puissant, pendant qu'en troisième ligne un nombre suffisant de divisions d'ersatz et d'unités de landwehr et landsturm, aurait dû être immédiatement disponible. Mais la mission confiée à l'aile gauche et les effectifs qui lui furent affectés se montrèrent eux-mêmes défavorables. On n'avait pas prévu la coopération des places de Metz et de Thionville, de la position de la Nied et des 6e et 7e armées. D'après les expériences faites au cours de la guerre, elles auraient dû être placées sous la direction unique d'un commandant de groupe d'armées. Moltke voulait deux choses à la fois, à savoir : vaincre en Lorraine et aller en même temps à l'attaque décisive avec son aile droite. C'est pour cette raison qu'il a échoué, et non à cause de la recette de victoire " du défunt Schlieffen " Moltke crut transformer l'idée fondamentale de Schlieffen. Au lieu de cela, il l'abandonna complètement.

Je demande au lecteur la permission d'ouvrir ici une parenthèse. Il est de règle, dans l'étude critique des événements historiques, que l'auteur exprime nettement son opinion. Cela répond d'ailleurs également à notre coutume militaire d'avant-guerre, coutume d'après laquelle tout critique doit indiquer comment on aurait dû s'y prendre pour mieux exécuter ce qui fait l'objet de sa critique. Personnellement, je ne me suis proposé qu'un seul but : donner au lecteur les bases qui lui permettront de se faire une opinion personnelle. C'est là, en effet, que réside pour lui tout l'attrait de l'étude des événements historiques. Quand elles me sont connues, je communique au lecteur les opinions de nos chefs éprouvés et de leurs chefs d'état-major. Mais je ne crains pas non plus de dire franchement ma façon de penser. Je demanderai au lecteur de ne voir, en cela, aucune intention de donner des leçons, aucune vaine critique de cabinet de travail, mais simplement la conviction personnelle d'un vieux spécialiste qui, pendant quarante ans, a fait de l'histoire militaire, non seulement dans son cabinet de travail, mais aussi sur tous les théâtres de cette époque guerrière. A la guerre, c'est le succès qui décide. Le critique, lui, recherche où et pourquoi ce succès a été refusé à la décision d'un chef. Loin de lui l'idée de penser qu'en pareil cas il aurait mieux fait. Ce n'est qu'à cette condition que les enseignements communs, que chacun d'entre nous tire des événements historiques, peuvent avoir des résultats utiles. La mission du haut commandement allemand, en 1914, était sans précédent en grandeur et diversité, au point de vue du nombre, de l'espace et des moyens de guerre. Mes critiques ne s'adresseront jamais aux personnes, mais aux organes qui ont pris une décision. L'étude psychologique des individus isolés est, à mon avis, une tâche qui doit incomber aux historiens futurs. Aujourd'hui, nous sommes encore trop près des intéressés, même de ceux qui ne sont plus parmi nous, pour pouvoir nous occuper de cette étude. Je m'abstiendrai à priori, dans la mesure ou la fidélité à la vérité historique le permettra, de toute critique envers notre empereur qui fut, pour nous soldats, pendant vingt-cinq ans, l'exemple des plus nobles vertus militaires. Le général de l'infanterie von François, une des figures guerrières les plus brillantes de notre époque de détresse, évite lui-même de discuter dans son livre récent : La bataille de la Marne et Tannenberg, " si notre chef suprême est intervenu personnellement dans les décisions stratégiques des six premières semaines de la guerre " (page 60).

Je suis en situation d'assurer, en toute certitude, que l'empereur n'est pas intervenu une seule fois, pendant cette période, dans les décisions du G. Q. G., soit en exprimant des désirs avant que ces décisions soient prises, soit en formulant, après coup, des critiques restrictives. Seul, le chef d'état-major général lui présentait des propositions, et l'empereur, chef suprême de l'armée, prenait loyalement position à leur sujet. Dès le début des hostilités, l'empereur a tenu à être présent, personnellement, en tous les endroits critiques. Les combattants du front lui en ont toujours été reconnaissants. Par ailleurs, l'empereur a toujours observé une grande, peut-être trop grande réserve. Le chef d'état-major général avait le droit de donner des ordres stratégiques au nom de l'empereur. Malheureusement, on n'avait pas prévu, organiquement, de suppléant doté de pouvoirs suffisants pour remplacer le chef d'état-major général. Le quartier-maître général avait, en effet, un domaine de travail personnel gigantesque et ne pouvait, par suite, remplacer le chef d'état-major que d'une façon toute momentanée. Ceci explique, sans l'excuser toutefois, que le colonel-général de Moltke n'ait jamais quitté le G. Q. G. et n'ait jamais pris le moindre contact avec ses commandants d'armée.

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