REIMS PENDANT LA 1ére BATAILLE DE LA MARNE

 

Ces information sont extraites des mémoires, écrites après la Grande Guerre, de Paul Hess, fonctionnaire au Mont-de-piété de Reims. Ces informations ont été ré-éditées par le Professeur d'Université Rémi Hess, petit fils de Paul, dans le livre : "La vie à Reims pendant la Guerre de 1914/1918". Merci, à la personne qui nous a transmis ce récit d'un témoin oculaire.

 

25 août 1914

 

Ce jour, le communiqué annonce l'échec de notre offensive en Belgique.

- A la caserne Colbert, l'après-midi, on prépare le départ d'un détachement du 132e pour combler des vides sans doute.

 

26 août 1914

 

Dès le matin, la cour de la gare est remplie de soldats belges échappés de Namur et arrivés par Rocroi, qu'ils avaient gagné à pied.

Il y a des chasseurs à pied, de l'artillerie, du génie, de l'infanterie, de la cavalerie et quelques prêtres portant le brassard de la Croix-Rouge ; les vêtements de la plupart de ces hommes sont salis et déchirés. L'un d'eux est coiffé avec un képi du 91e français ; un prêtre l'est avec une casquette ordinaire à visière.

Un télégraphiste militaire auprès de qui je me renseigne, me donne une cartouche de son Mauser. "Souvenir de la Belgique", me dit-il, en m'expliquant que ce groupe représente une partie de la garnison de Namur, ou plutôt des 6 à 7000 hommes qui en restent, alors qu'elle comptait 40000 combattants.

- Un certain énervement peut être constaté parmi la population de Reims. Au bureau, tout à l'heure, un engagiste s'est étonné qu'il ne soit pas question d'évacuer. Depuis hier, l'affluence est considérable au service des "laissez-passer" fonctionnant à la Mairie. De nombreuses familles s'en vont. Notre ville se vide à vue d'œil.

Autour des évacués arrivant en foule, des groupes se forment, écoutant leurs récits fort impressionnants. Cet exode continu des habitants des Ardennes, la rareté des nouvelles que l'on soupçonne très graves et, au surplus la déplorable et malheureuse histoire du dirigeable, dont les journaux n'ont dit mot, ne sont pas pour rassurer nos concitoyens. Ils fuient.

- Aux "laissez-passer", un inspecteur du Travail de Charleville, nous apprend qu'aussitôt le départ du train qui l'a amené, la nuit précédente, les voies ont été coupées.

Un collègue me met en garde contre les laissez-passer délivrés à Pagny s/Moselle, le cachet de la mairie ayant été pris par les Allemands à cet endroit, d'après une dépêche communiquée par la sous-préfecture.

 

27 août 1914

 

Nous n'avons toujours pas de nouvelles précises sur ce qui s'est passé après les combats qui ont eu lieu près de Charleroi. Depuis hier soir, on sait seulement que la préfecture et les services administratifs des Ardennes ont évacué rapidement Mézières. Des habitants de ce département surtout, continuent à passer à Reims. Le spectacle de ces malheureux arrivant par groupes et ne sachant où aller se réfugier est vraiment pitoyable. Remarqué entre autres misères, aujourd'hui, dans leur défilé, une charrette à moisson attelée d'un cheval et d'une vache, transportant une femme et de jeunes enfants avec un pauvre mobilier entassé hâtivement dans de la paille.

 

28 août 1914

 

Le 20e territorial d'infanterie défile le matin, au complet, avec drapeau, tandis que je passe sur le boulevard Louis-Roederer. Les hommes bien équipés, ont très belle allure. Ce régiment. se dirige vers le quai d'embarquement de la gare pour partir par Noisy-le-Sec.

Les dépêches annoncent la reddition de Longwy, après un bombardement de vingt-quatre jours. J'éprouve une certaine angoisse, en lisant cette nouvelle à la sous-préfecture et je me demande comment il a été possible à une garnison et à la population civile de supporter un aussi long bombardement. Cela me paraît presque surhumain.

Sur le soir de cette journée, mon beau-père vient nous voir. Nous parlons de la situation et, m'en rapportant à son expérience. je décide de mettre en lieu sûr, pour peu de temps je l'espère, mes armes personnelles dont j'ai toujours eu le plus grand soin. C'est d'abord un revolver de poche genre bull-dog, puis un revolver d'ordonnance mod. 92 auquel je tiens beaucoup, car il me servait de temps en temps, le dimanche pour les séances d'entraînement au tir et pour les concours. Sur la présentation de mon beau-frère, Simon-Concé, les officiers du 46e territorial avaient bien voulu, en effet m'admettre comme de la société de tir du régiment, quoique je n'aie pas eu à accomplir de service militaire, en raison de l'infirmité de naissance dont je suis malheureusement affligé.

J'enduis donc copieusement ces armes, intérieurement et extérieurement de la graisse verte spéciale dont je me servais pour leur nettoyage, les enveloppe dans plusieurs épaisseurs de flanelle de laine, afin d'éviter la rouille dans la mesure du possible, en fais enfin un paquet roulé dans toute l'épaisseur d'un sac de toile, et le tout, bien ficelé, est enterré assez profondément en un endroit de ma cave repéré par ses distances des murs, dont je prends note, car après remise en place de la terre, tassement et balayage, il n'y paraît rien.

 

29 août 1914

 

Lorsque j'arrive au bureau, vers 7 h 3/4, l'un des employés, Lépine, me demande :

"Avez-vous entendu le canon ?"

Oui, en effet, au cours de la nuit, j'avais distinctement perçu des détonations sourdes très fréquentes, sur la nature desquelles il n'y avait pas à se tromper.

- Des différentes parts, surtout par les émigrants des Ardennes, on apprend qu'une sérieuse action est engagée au-delà de Rethel, vers Novion-Porcien et Signy-l'Abbaye.

 

30 août 1914

 

Dimanche - Après avoir travaillé dans nos bureaux une partie de la matinée, je vais, dès que je puis me rendre libre, à la mairie pour délivrer des laissez-passer.

Dans la cour de l'hôtel de ville, plus de cent personnes attendent, à l'angle de droite, leur tour pour pénétrer dans le couloir, côté rue de Mars, et monter au premier étage où se trouve installé le personnel chargé du service. Quelques hommes de la police ont été commandés pour empêcher les bousculades et maintenir l'ordre, car tous ceux qui posent là, avec impatience, sont pressés de partir et le plus tôt possible ; un vent de panique souffle de plus en plus sur Reims.

Afin de me frayer un passage, je suis obligé de mettre le brassard n° 63 qui m'a été délivré par le commissariat central, lors de mon inscription comme volontaire et je vais m'asseoir à la table où j'ai l'habitude de travailler. Les collègues, surmenés, me voient arriver avec satisfaction et jusqu'à midi, nous n'avons pas une minute de répit.

L'après-midi, l'affluence est la même aux "laissez-passer", de 14 h à 18 h Journée très fatigante.

Les dépêches disent que rien n'est décisif, dans les Ardennes.

- Une affiche signée du Maire et datée du 29 août 1914, est apposée en ville en voici le texte :

 

"République française

Ville de Reims

Le maire prescrit aux particuliers qui possèdent des fusils de chasse, revolvers et armes autres que celles de guerre, de les déposer immédiatement au Dépôt central des pompes, rue Tronsson-Ducoudray, de 8 h à midi et de 2 à 6 heures.

Avant de remettre ces armes, les propriétaires devront les décharger s'il y a lieu, et coller sur chaque objet une étiquette indiquant leur nom et leur domicile.

Le maire de Reims prie ses concitoyens de ne pas s'alarmer de cette précaution nécessaire, qui a d'ailleurs été demandée par un certain nombre d'habitants.

Reims, le 29 août 1914, Le maire, Dr Langlet"

 

Afin de me conformer à cette prescription, je fais un paquet de sept ou huit vieux sabres que je destinais vaguement à une panoplie, avec l'intention de les envoyer rue Trosson-Ducoudray. Quant aux revolvers que j'ai enterrés avant-hier, je les trouve mieux à leur place qu'au dépôt des pompes.

- Un bijoutier du voisinage, ayant appris que nous sommes décidés à rester à Reims, est venu me demander, ce matin à 9 h avant de partir aussitôt pour la Creuse avec toute sa famille, de lui rendre le service de garder à mon domicile trois caisses volumineuses qu'il ne pouvait enlever, dont deux sont remplies de pièces d'orfèvrerie en argent. J'ai accepté ce dépôt de valeur sans empressement et, le soir, je descends ces caisses en seconde cave, avec l'aide des enfants.

 

31 août 1914

 

L'un de nos amis des Ardennes, qui avait été appelé comme G.V.C. et désigné pour se rendre au Châtelet, passe le matin à la maison et nous apprend qu'on s'est battu hier, toute la journée, derrière Rethel ; les batteries françaises étaient à Phertes ! Les gares de la région ont été évacuées et la tête de ligne ramenée à Bazancourt.

On a fait replier précipitamment les G.V.C. II paraît même que ceux qui se trouvaient du côté de Dontrien, Saint-Souplet, ont dû partir d'eux-mêmes au plus vite pour Reims, à pied, avec leur barda sur le dos, sans avoir été prévenus ni de l'avance des Allemands qu'ils ont apprise par les employés du chemin de fer, ni du repli de leurs supérieurs et qu'après s'être présentés à la caserne Colbert, ils restent bien embarrassés de savoir ce qu'ils doivent faire.

- Dans le courant de la journée, je crois nécessaire d'appeler l'attention du directeur de notre établissement sur l'affiche ordonnant la remise des armes ; il me dit avoir causé de cela avec l'Administration. En effet, il y a eu, ce matin, une réunion du conseil d'Administration du mont-de-piété. Quelles mesures nouvelles a-t-on prises ? Jusqu'à présent, je n'en sais rien.

Dans une réunion du 7 de ce mois, l'administration avait décidé :

1 ) de suspendre les ventes pendant la guerre,

2) de limiter tout prêt à cinquante francs.

Cette dernière mesure n'avait pas empêché un afflux considérable de déposants. Outre ceux que nous avions l'habitude de voir, qui nous étaient connus - trop quelquefois - des engagistes nouveaux, des clients tout à fait occasionnels se pressaient dans nos bureaux pour nous apporter quantité d'objets des plus divers qu'ils voulaient mettre en sûreté. Nos magasins recevaient chaque jour, après les opérations faites directement aux guichets de l'administration et l'enregistrement de celles reçues chez les deux commissionnaires, un grand nombre de nantissements. Une partie de la clientèle qui se présentait depuis le 1er août, les eût volontiers encombrés de dépôts de prix, d'objets précieux sur lesquels elle se serait contenté de prêts dérisoires. C'eût été un fonctionnement tout à l'opposé de celui du temps normal, alors que les nantissements remis en gage ne représentaient pas toujours une valeur suffisante pour autoriser le prêt sollicité. Une autre partie, au contraire, aurait cherché à réaliser de gros prêts d'argent au détriment même des plus nécessiteux. Dans le premier cas, nos règlements spéciaux s'opposaient, d'une manière générale, à la réception d'objets sur lesquels le propriétaire aurait voulu obtenir un prêt inférieur à celui proposé, suivant les barèmes et d'après l'estimation de l'appréciateur - et pour le second, nous avions la récente délibération du conseil d'administration, du 7 août. La vie intérieure de nos bureaux s'était trouvée ainsi bien modifiée par les événements.

Le 29, après-midi, le directeur, après avoir pris l'avis des administrateurs, m'avait fait rédiger une note à adresser aux commissionnaires, les priant de finir leurs opérations et de nous faire parvenir leurs engagements sitôt les bulletins établis ; après l'arrêté de la journée du 29, le personnel avait commencé à passer les écritures de ces opérations, à la date du 31 - écritures qui avaient été terminées dans la matinée du dimanche 30. Le personnel avait ensuite été payé de ses appointements de septembre, un mois à l'avance, ce qui l'avait fort étonné.

Aujourd'hui, 31 août, à 21 h 1/4, j'ai la profonde surprise de voir le directeur venir sonner chez moi et me dire qu'il part, avec autorisation, mettre ses enfants en lieu sûr. Son absence sera, me dit-il de vingt-quatre ou de trente-six heures. Il me remet la clé du coffre-fort de son bureau, où sont enfermées la caisse et les valeurs de l'établissement, déchire le coin d'un journal lorsque je lui demande de me faire connaître le mot de la combinaison, l'y indique vivement au crayon et s'en va très pressé, après ce court entretien sur le pas de la porte ; je dois le rappeler pour lui demander quel est le montant des fonds disponibles.

Sans autres explications, je ne puis comprendre semblable décision. Le moment me paraît bien mal choisi pour une absence du directeur. A deux reprises différentes, il m'avait questionné sur mes intentions et celles de ma femme, la dernière fois le 28, en me demandant :

"Que faites-vous ; est-ce que vous restez à Reims ?" Je lui avait répondu affirmativement chaque fois.

Je n'avais pas été sans parler de cette question chez moi, en représentant que puisque l'administration n'envisageait pas l'évacuation des services, je me considérais comme tenu de rester à mon poste. je ne m'exagérais certes pas l'importance de ma fonction mais fin août, nos magasins contenaient environ 45 000 dépôts représentant une somme prêtée qui correspondait à une valeur marchande pouvant être évaluée entre 1 500 000 à deux millions de fr. Nommé garde-magasins par arrêté préfectoral, j'étais personnellement et pécuniairement responsable de la conservation et de la représentation de ces dépôts. Un important cautionnement versé dans la caisse de l'établissement répondait de la garantie de ma gestion. Sans décision de l'administration, je me voyais obligé de rester. Du reste, l'éventualité du départ n'avait même pas été examinée entre ma femme et moi. Lorsque je lui avais déclaré que je devais demeurer à mon poste, elle m'avait dit simplement : Je reste avec toi, sans se laisser influencer par l'exode, de plus en plus accentué, des habitants de Reims.

Après l'entretien que nous venons d'avoir, le directeur et moi, j'ai trouvé difficile d'admettre une absence de sa part, si courte soit-elle. Sans avoir eu le temps de lui demander des directives, en raison des graves circonstances que nous traversons, je me vois seul pour porter les responsabilités effectives de l'établissement, dans un moment des plus critiques où il faut s'attendre au pire. Ma résolution est vite prise de les accepter, maïs je ne puis cependant m'endormir que très tard dans la nuit.

 

le 1er septembre 1914

 

Depuis plusieurs jours, la gare est assiégée pour les départs de Reims. La nuit passée, des gens qui n'avaient pas pu prendre le train, faute de place, ont dormi dans les promenades afin de pouvoir partir dès la première heure, aujourd'hui.

- Le journal L'informateur de Reims, en date de ce jour, porte en manchette : Les Français continuent de supporter le choc des Allemands et leur infligent des pertes considérables, et ceci est suivi simplement du communiqué qui dit, entre autres choses... Des forces allemandes se sont avancées dans la région de Rocroi, marchant dans la direction de Rethel. Actuellement, une action d'ensemble est engagée dans la région comprise entre la Meuse et Rethel, sans qu'il soit possible d'en prévoir l'issue définitive.

 

2 septembre 1914

 

L'Informateur de Reims de ce jour a encore en manchette ceci : "Les Français arrêtent momentanément l'ennemi dans la région de Rethel.

- Le chemin de fer et la poste ont évacué ce matin. Les nouvelles recueillies hier soir n'étant pas bonnes - il paraît que les Allemands occupent les environs de Neufchâtel et du Châtelet - je m'assure de l'encaisse en arrivant au bureau, ainsi que du montant des bulletins des commissionnaires et je pars signifier à ces agents d'arrêter les engagements.

- Le personnel à qui je n'ai pas pu cacher plus longtemps l'absence du directeur, se montre fort étonné de son départ. L'appréciateur, lui, lorsqu'il apprend la nouvelle, est pris d'un violent accès de colère ; son indignation égale sa fureur. Pendant quelques instants, nous entendons des imprécations, des menaces, nous assistons à une scène tragi-comique qui serait amusante en d'autres moments. Nous nous expliquons sa déception quand il nous raconte qu'il était allé, le 30 août, demander au directeur l'autorisation de partir avec sa femme, dans une auto où des places lui étaient réservés par des amis, et que celui-ci lui avait formellement interdit le départ, en lui enjoignant de continuer ses fonctions. Ah ! il n'admet pas d'avoir été pareillement joué.

- Au début de l'après-midi, j'ai eu l'occasion de rencontrer le receveur des finances, M. Fréville, auprès de l'hôpital des Femmes de France, rue de l'Université et je lui ai demandé si je pourrais obtenir encore des fonds sur le compte-courant du mont-de-piété au Trésor. II m'a répondu que ses bureaux étaient fermés ; par conséquent, nous terminons au bureau, les opérations en fin de journée, à 16 heures, après avoir épuisé l'encaisse, puisqu'il se trouve réduit à la somme de 238,12 F. Ainsi l'établissement a certainement été l'une des dernières caisses publiques, sinon la dernière, à fermer ses guichets, après avoir fonctionné toute la journée du 2.

- On entend la canonnade de plus en plus rapprochée.

- Tandis que je me trouvais dans la cour, l'après-midi, j'ai entendu une très forte explosion ; j'ai supposé que l'on venait de faire sauter les voies du chemin de fer.

 

3 septembre 1914

 

Le journal Le Courrier de la Champagne, annonce, en tête de son numéro d'aujourd'hui qu'il interrompt sa publication pour une période indéterminée. Il explique que la privation de toutes communications postales et téléphoniques met ses rédacteurs non mobilisés dans l'impossibilité de fournir aux lecteurs un journal qui fût vraiment un journal. Il termine ainsi ses adieux : "Donc, chers lecteurs au revoir et même, s'il plaît a Dieu, à bientôt !

Il est de fait que les informations publiées depuis la proclamation de l'état de siège en France, le 3 août, sur le rapport de Messimy, ministre de la Guerre, ont été sujettes à caution. Les journaux locaux ou parisiens nous ont donné à lire des histoires, parce qu'ils ne pouvaient que nous raconter des histoires.

- Hier, en quittant le personnel, je lui avais donné rendez-vous pour procéder aujourd'hui au déménagement des registres de comptabilité de l'administration, que je fais descendre en seconde cave, sous le bâtiment principal des magasins, rue Eugène-Desteuque.

Sur des planches de rayonnage larges et épaisses, les isolant de la terre, nous alignons les nombreux journaux à souche d'engagements des années 1913 et 1914 (240 environ), les journaux à souche des recettes (12 années), les registres de comptabilité caisses et magasins - des années 1912, 1913 et 1914, les registres de détail des engagements, dégagements, renouvellements et décomptes des ventes des mêmes années, les registres des magasins et contrôles, les sommiers des cautionnements et des emprunts, les registres due j'ai pu trouver des délibérations du conseil d'administration, etc. ; les nantissements reçus la veille sont casés ensuite dans les magasins et, vers midi, le personnel que je remercie, se disperse amicalement après s'être dit au revoir, mais sans savoir quand il lui sera donné de se regrouper.

Lorsque M. Hébert, administrateur de service, passe, pour se rendre compte, ainsi qu'il l'a fait les jours précédents, je puis lui déclarer avec satisfaction que le personnel a rempli sa mission jusqu'au bout.

Ses nombreuses visites, depuis le 31 août, en compagnie d'autres administrateurs, m'ont, par contre, laissé supposer que le directeur est parti sans leur autorisation.

- Vers 10 h, un aéroplane allemand a lancé quelques bombes ; l'une d'elles est tombée dans la propriété de M. Maréchal (coin de la rue des Capucins et de la rue Boulard).

- La ville, dans son ensemble, présente un aspect morne. Personne ne se presse plus devant les grilles de la gare déserte. Le C.B.R. (Il s'agissait d'un train à desserte régionale roulant sur des voies d'une largeur différente de celles des trains nationaux.) lui-même, a suspendu son service. Les deux tiers, au moins, de la population sont partis.

Le calme plat a succédé à l'animation un peu factice des journées qui avaient suivi la mobilisation, alors que les autos conduisant des officiers, des infirmières paraissant toujours très affairés, ne cessaient de sillonner Reims en tous sens. Le mouvement a cessé presque complètement, puisqu'il reste simplement le civil et que les autos ont été réquisitionnées.

- Dans l'après-midi, les deux affiches suivantes sont placardées en ville :

 

"RÉPUBLIQUE FRANÇAISE - Ville de Reims Aux habitants.

Au moment où l'armée allemande est à nos portes et va vraisemblablement pénétrer dans la ville, l'administration municipale vient vous prier de garder tout votre sang-froid, tout le calme nécessaire pour vous permettre de traverser cette épreuve.

Aucune manifestation, aucun attroupement, aucun cri ne doivent venir troubler la tranquillité de la rue. Les services publics d'assistance, d'hygiène, de voirie doivent continuer à être assurés. Vous voudrez y contribuer avec nous.

Vous resterez dans la ville pour aider les malheureux. Nous resterons parmi vous, à notre poste, pour défendre vos intérêts.

Il ne dépend pas de nous, population d'une ville ouverte, de changer les événements. Il dépend de vous de ne pas en aggraver les conséquences. Il faut pour cela du silence, de la dignité, de la prudence.

Nous comptons sur vous, vous pouvez compter sur nous.

Reims, le 3 septembre 1914 Le maire, Dr Langlet"

 

"Aux habitants de la Ville de Reims. Ordre.

Le capitaine commandant d'armes de la ville de Reims, ordonne que toutes les armes, de toutes provenances, soient immédiatement déposées à la caserne Colbert.

Toute arme trouvée après 6 heures, dans une maison de la ville, exposerait tous les habitants de la maison à des peines de la dernière rigueur.

Vu et approuvé Reims, le 3 septembre 1914

Le maire, Dr Langlet Le capitaine, Louis Kiener "

 

La première de ces affiches attire surtout l'attention ; elle est lue et relue attentivement. C'est que cet avis officiel indique bien, par ses termes mesurés, que les espoirs ne sont plus permis.

La population, en cette fin de journée vit dans une attente oppressée.

 

L'OCCUPATION PAR L'ENNEMI

 

Ce soir, 3 septembre, vers 20 h, après avoir entendu le pas de quelques chevaux, je me suis précipité à la fenêtre et j'ai aperçu sept ou huit cavaliers descendant la rue Cérès pour se rendre vers la place royale ; j'ai eu le temps, même, de voir un civil marchant entre les deux chevaux de tête, tout en fumant une cigarette. Je vais pour m'informer et, arrivé rue Cérès, je demande aux voisins, persuadé que je viens de reconnaître un peloton de légère (car tous ces derniers jours, nous avons vu nombre de soldats séparés de leurs unités, fuyards ou autres, passer individuellement ou par petits groupes) :

"Ce sont des hussards ou des chasseurs qui viennent d'arriver ?"

On me répond :

"Ce sont des Boches ; ils allaient à l'hôtel de ville."

Oh ! cette réponse me fait mal ; je ne m'y attendais pas encore. Toutes mes dernières illusions s'en vont du coup ; j'éprouve un véritable accablement et je rentre bien triste à la maison. Cette fois, nous sommes dans l'inconnu.

 

4 septembre 1914

 

C'est l'esprit assez inquiet que le 4 septembre, après avoir vu passer, de chez moi vers 20 h, quelques cavaliers allemands, je quitte la maison avec l'intention d'aller aux nouvelles du côté de l'hôtel de ville. Je ne suis pas sans faire un rapprochement entre la situation dans laquelle nous nous trouvons, et celle de 1870. Malheureusement, il y existe bien des points de ressemblance. L'armée allemande va vraisemblablement faire son entrée à Reims aujourd'hui ; après la capitulation de Sedan, elle était déjà venue prendre possession de notre ville le 4 septembre, il y a quarante-quatre ans. La coïncidence de ces deux dates est frappante. Toutefois, les événements, s'ils peuvent être jugés désastreux, ne présentent pas, jusqu'à présent, une exacte similitude. La marche foudroyante des armées allemandes sur Paris et le recul continuel des nôtres sont des plus inquiétants ; cependant, tout n'est pas perdu, car, depuis Charleroi, nous n'avons rien appris de décisif.

J'ai relu les sages recommandations faites par le maire, dans l'affiche intitulée "Aux habitants". Espérons qu'elles seront suivies par nos concitoyens, que tous, comprenant la gravité des événements sauront garder le silence, la dignité et... la prudence. Espérons surtout, grand Dieu, que le geste inconscient qui fut fait le 4 septembre 1870, ne sera pas renouvelé. Un individu ne tira-t-il pas un coup de pistolet, du premier étage du café Louis XV, sur les cavaliers de tête de la colonne pénétrant dans Reims par la rue Cérès. La riposte ne se fit pas attendre : une fusillade sérieuse sur les occupants du café. J'ai souvent entendu parler de l'histoire et de ce qu'elle aurait pu entraîner comme conséquence. Quelquefois, j'ai eu l'occasion de voir le billard, dans lequel une balle s'était incrustée ; une petite plaque de cuivre, portant l'inscription : "4 septembre 1870", que son propriétaire y avait fait placer, rappelait cet exploit, dont le souvenir ne me quitte pas ce matin.

Chacun des habitants est garant de la sécurité des autres et si cette considération échappait à l'un d'eux, sous cette forme, les représailles, présentement, seraient impitoyables. Nous avons lu que l'ennemi, sous le prétexte que des coups de feu avaient été tirés sur ses hommes, par des civils, a fusillé par groupes des Français, en plusieurs endroits de la Meurthe et Moselle et dans d'autres départements, incendié entièrement des villages ; par les évacués, nous avons été mis au courant des atrocités commises chez eux, nous avons appris les exécutions à la mitrailleuse de centaines de Belges, à Dinant, véritables massacres répétés aux environs de cette ville. Pourvu que l'appel si éloquent du maire soit entendu.

Des gens stationnent sur les trottoirs de la rue Cérès et je m'attarde un instant à causer avec un ami. Nous nous questionnons l'un l'autre sans pouvoir nous apprendre grand'chose ; nous pouvons seulement constater que le fait de l'occupation est en quelque sorte accompli. En effet, nous voyons passer deux fortes automobiles, conduites chacune par un officier allemand, prenant le virage pour filer vers la rue Carnot et la rue de Vesle. Leurs voitures, genre Torpédo, sont bizarrement armées de larges bandes d'acier recourbées, épousant la forme du véhicule, en hauteur, et fixées du milieu de la partie basse avant à celle de l'arrière. Ces armatures solides, d'environ 7 à 8 cm de largeur et 1 cm d'épaisseur, doivent très probablement servir à soulever les fils de fer ou autres obstacles qui se trouveraient au travers des routes ou aux passages à niveau, sans que les automobiles ralentissent leur allure, ni que leurs voyageurs en soient gênés. A la gauche du conducteur, est assis un soldat serrant en mains son Mauser, prêt à épauler ; les places arrière, dans chacune des voitures sont occupées par d'autres officiers ayant avec eux d'énormes chiens danois. Ce sont les premiers Allemands que je vois entrer d'aussi près.

Lorsque j'arrive rue Colbert, j'apprends qu'on ne laisse pas passer sur la place de l'hôtel de ville ; je fais alors demi-tour pour rentrer à la maison et, en m'approchant de la place royale, je remarque que le refuge est les motifs entourant la statue de Louis XV sont garnis de curieux qui attendent sans doute l'entrée triomphale des troupes ennemies, prévue, à tort ou à raison pour ce matin. Sans m'arrêter, je continue pour regagner la rue de la Grue.

Depuis le matin, le canon tonnait au loin. J'entends soudain, tandis que j'arrive presque à l'entrée de la rue Cérès, une très forte détonation, qui m'a semblé rapprochée. Certains, qui veulent paraître renseignés, parlent de tir sur aéros. Une autre détonation semblable se fait entendre encore, puis, quelques secondes après, une troisième et mes regards se portant dans la direction de la rue de Vesle, je vois distinctement un épais nuage de fumée ; j'ai perçu vaguement un sifflement ou quelque chose d'y ressemblant, je me hâte alors et au moment où je pénètre dans la rue de la Grue, je croise l'un de mes voisins, M. Damilly, tout disposé à faire tranquillement un peu de conversation, comme à l'habitude. Je m'arrête à peine, lui laissant dire seulement :

"Qu'est-ce que c'est ; ils tirent donc des salves d'artillerie avant leur arrivée ?"

Je lui réponds vivement : "On bombarde.

- Vous croyez ?" me dit-il. Ma réponse est catégorique :

"J'en suis sûr", et je vais pour rentrer.

A peine ai-je eu le temps de faire quelques pas, qu'au-dessus de moi, vient se faire entendre le hululement sinistre produit par un projectile arrivant à destination ; aussitôt, l'explosion de cet obus a lieu dans une maison à l'angle de la rue de la Gabelle et de la rue d'Avenay, c'est-à-dire, à cinquante mètres à peu près.

Dès que j'ai pu m'engouffrer dans le vestibule, chez moi, j'entends ma femme descendre précipitamment du grenier tout en criant aux enfants :

"A la cave, à la cave !"

Quelques secondes après, nous nous y trouvons réunis en compagnie d'une personne âgée, Melle Lin, qui est venue, comme de coutume aider aux soins du ménage. Ma femme m'explique alors qu'après les premières explosions, elle avait supposé qu'un aéroplane lançait des bombes. Pour le voir, de l'endroit où nous étions allés quelquefois, lors du passage d'un dirigeable, elle montait sur le toit, mais n'y était même pas parvenue au moment où l'obus sifflait au-dessus de la maison, pour éclater immédiatement, après avoir parcouru seulement le court espace de la traversée de la cour de l'immeuble et de l'étroite rue de la Gabelle.

Le premier instant de stupeur passé, nous causons de cette terrible surprise sans y rien comprendre. Les obus se suivent rapprochés. Nous ne savions pas ce que s'était que la guerre ; nous ne sommes pas longtemps à nous en rendre compte devant ce déchaînement de forces brutales, cet assouvissement de haines accumulées. Mais enfin, nous ne la faisons pas ; nous pouvons tout de même nous demander pourquoi on bombarde la ville déclarée ouverte, où il n'a été fait aucune résistance et dans laquelle il ne reste qu'une population civile. Le commandement allemand a-t-il eu des craintes pour l'entrée de ses troupes ? Alors, il voudrait nous mater à l'avance. Sans l'avoir motivé, nous subirions donc un bombardement d'intimidation ?

Les obus sifflent toujours et tombent souvent si près que je vois, à certain moment, du soupirail de la cave, un fort nuage de fumée envahir la cour. Nous sommes secoués par les arrivées des projectiles et le bruit épouvantable de leurs explosions, suivies immédiatement d'on ne sait quel fracas de nombreuses vitres brisées à la fois et de maisons qui s'effondrent. La pauvre Melle Lin, terrorisée, est prise d'un tremblement qui ne la quittera plus - et dans cette situation, il me faut cependant affecter de plaisanter un peu afin de rassurer les enfants, surtout le plus jeune, André, qui répète souvent :

"Papa, j'ai peur !".

Le tir ne s'arrêtant pas nous initie, malgré nous, à deviner, après chaque coup de canon, la direction prise par les obus. Leurs sifflements nous crient s'ils viennent sur nous, s'éloignent ou s'écartent. Notre quartier nous paraît bien partagé dans cette effroyable distribution d'engins de mort, car, à plusieurs reprises nous entendons toute une série éclater sur des maisons du voisinage, à droite et à gauche ; il en passe qui vont plus loin, en direction de l'église Saint-André, supposons-nous, d'autres qui paraissent obliquer du côté de Saint-Remi. Pendant trois quarts d'heure, environ, c'est un bruit infernal. Le calme vient enfin ; au bout d'une demi-heure de silence, je remonte et la famille en fait autant peu après. Ce violent bombardement, au cours duquel il a été envoyé de cent à cent vingt obus, est terminé. Il est 10 h 1/2.

Je sors, afin de me rendre compte tout de suite des dégâts causés certainement à proximité, et peut-être même dans nos magasins. A peine dehors, je constate que les bureaux de l'Etat-major de la 12e Division d'infanterie, qui faisaient vis-à-vis aux nôtres, à l'angle des rues de la Gabelle et Eugène-Desteuque, sont démolis ; la maison Buirette, en face, rue Eugène-Desteuque n° 18, est disloquée ; la maison Bermont, n° 20, est éventrée ; devant ces immeubles, la rue est encombrée de matériaux, pièces de chevronnage, pierres de taille, etc., qu'il faut enjamber avec difficulté. A l'Action populaire, 5, rue des Trois-Raisinets, un obus entré par le toit a fait explosion à l'intérieur ; tout y est brisé, pêle-mêle parquets et mobilier se trouvent entre le premier étage et le rez-de-chaussée ; une horloge s'est arrêtée là, à 9 h 34. Chez Breyer, mesureur, au 6 de la même rue, ce qui reste de la maison ne tient plus. L'immeuble de la rue de la Gabelle, où tombait le projectile entendu si distinctement, tandis que j'arrivais chez moi, est ouvert en deux. La maison Dufay, 9, rue Saint-Symphorien, a sa façade crevée par le haut, près de la toiture. Les dégâts sont considérables aussi au Bureau central de mesurage, dont la porte pleine, en fer, a été traversée, criblée par les éclats de plusieurs obus ayant fait dans la rue des trous énormes.

Il y a eu des victimes.

A la maison Maille, rue Eugène-Desteuque, côté pair, en face de la rue de l'Hôpital, un projectile a tué une bonne à l'intérieur. Je viens de m'arrêter auprès d'un cadavre allongé sur l'étroit trottoir de la même rue, au coin de la rue des Trois-Raisinets ; le malheureux qui a été atteint à cet endroit, a eu la partie postérieure de la tête emportée et sa cervelle pend tout entière sur le pavé du ruisseau. L'obus qui l'a tué a fait une autre victime, Melle Horn, dont je n'avais d'abord pas remarqué le corps gisant aussi de l'autre côté de la rue, devant la maison Hourlier, n° 19.

Au moment où je reviens de ma courte tournée, un camion attelé d'un cheval et venant de la rue des Marmouzets, s'arrête là. Il est escorté par un homme chargé déjà sans doute, de l'enlèvement des victimes tuées dans les rues, car il donne ses ordres au conducteur et l'aide à placer, sur la voiture, le corps du pauvre passant arrêté par la Mort, alors qu'il se hâtait vraisemblablement vers son domicile (M. Sanvoisin, paraît-il, ancien loueur de matériel de banquets). Au moment où celui de Melle Horn va être également mis sur le camion, une femme sanglotant et criant :

"Ma pauvre sœur, ma pauvre sœur", veut se jeter sur le cadavre.

L'homme qui dirige le macabre travail veut certainement faire vite ; il a l'air de se méfier d'une reprise possible du bombardement. Intervenant brutalement, il dit :

"Allons ! nous n'avons pas le temps de faire du sentiment ; il y en a d'autres à ramasser",

puis coupant court, il commande énergiquement Hue ! et le camion part seul, avec ses morts, par la rue des Trois-Raisinets. Quelles tristesses !

Je rentre, j'en ai vu assez pour le moment et pour être fixé, sans être allé loin, sur le triste état dans lequel a été mis, en si peu de temps, notre malheureux quartier. Dans notre voisinage immédiat, les maisons touchées sont vraiment nombreuses. En constatant que l'établissement n'a que les vitres de ses trois étages de magasins brisées par les déplacements d'air des explosions, je pense que nous pouvons nous estimer heureux d'être indemnes et que nous devons rendre grâce à la Providence, car nous venons de courir un réel et très grand danger. Aussi, sommes-nous très émus de recevoir, vers 11 h, un instant après mon retour, la visite de mon beau-père, inquiet sur le sort des familles de ses enfants, placées toutes les trois dans la même ligne de tir. Aucune, heureusement, n'a été atteinte.

- Le drapeau blanc flotte sur l'une des tours de la cathédrale et au fronton de l'hôtel de ville.

- Dans le courant de l'après-midi, je fais une tournée générale dans les magasins, afin de pouvoir rendre compte de leur état et, en traversant la cour, j'y ramasse cinq éclats d'obus ; pendant ce temps, les enfants en trouvent un, provenant d'un projectile de gros calibre, dans notre chambre.

- A 16 h, les troupes allemandes font leur entrée en ville, par la rue de l'Université et la place royale. De la maison, nous entendons les tambours, puis des sonneries de clairons alternant avec les hourrah poussés en mesure par les soldats.

Le bombardement de la matinée a jeté une telle consternation dans la population, que l'ennemi n'a aucune crainte à avoir pour sa sécurité ; elle a été bien assurée.

Je ne sais s'il peut se trouver des badauds pour contempler le défilé. Il y en avait malheureusement trop ce matin ; je revois encore la dégringolade et le sauve-qui-peut des gens qui s'étaient placés, pour mieux voir ce qu'ils attendaient, sur les sujets groupés autour de la statue de Louis XV. Il est douteux que tous aient pu se sauver à temps lorsque les premiers obus sont arrivés ; le bombardement a été si soudain, que même en s'enfuyant, ils couraient grandement le risque d'être tués.

- Les journaux de Reims ne sont pas parus aujourd'hui. Depuis plusieurs jours, ceux de Paris n'arrivaient plus. D'autre part, nous sommes sans correspondances depuis l'évacuation de la Poste. Dorénavant, nous allons être privés complètement de nouvelles.

La ville se trouve isolée du reste du monde. Pour combien de temps ?

 

5 septembre 1914

 

Le laitier, qui vient d'Ormes chaque jour, pour servir sa cliente, nous dit être rentré hier à son pays, au moment où les pièces d'artillerie allemandes commençaient à bombarder Reims. La batterie se trouvait placée, paraît-il, entre cette commune et Pargny.

- L'affiche s'adressant aux habitants, intitulée "Ordre" et signée du capitaine L. Kiener et du maire, retient à nouveau particulièrement mon attention aujourd'hui ; elle est datée du 3 et prescrit la remise immédiate des armes, quelles qu'elles soient, prévenant les particuliers qui ne se conformeraient pas à ses dispositions formelles, qu'ils s'exposeraient aux peines les plus rigoureuses. Ceci a été déjà demandé avant l'arrivée des Allemands, par un premier avis du maire, affiché en date du 29 août. Personnellement, j'ai obtempéré à ce moment, c'est-à-dire que mes deux revolvers et mes munitions ayant été enterrés dans ma cave, j'ai envoyé au poste central des pompes, rue Tronsson-Ducoudray, un paquet de vieux sabres, me venant de mon père. Mais, il existe un important stock d'armes en dépôt dans nos magasins du mont-de-piété, et, lorsque je l'ai rappelé au directeur, le 31 août, il m'a bien dit en avoir parlé le matin à la réunion de l'administration ; depuis, je me suis expliqué qu'il était beaucoup plus préoccupé, ce jour-là, de son départ que d'autre chose et, comme il n'avait même pas pris la peine de se rendre compte lui-même de ce dont il avait entretenu le conseil, je soupçonne qu'il n'a pu lui donner, à ce propos, que des indications très insuffisantes.

Il me semble donc qu'il est de la plus grande urgence de revenir très sérieusement sur l'examen de cette question des armes en dépôt dans les magasins, car dans les conjonctures actuelles, il faut de la netteté, de la précision - et je vais voir notre administrateur de service, après déjeuner, chez lui, rue des Capucins 54, afin de l'éclairer complètement et, en même temps, voir à obtenir de sa part, la décision ferme, prise en connaissance de cause, que je ne puis pas prendre seul.

Lorsque je lui fais part du but de ma visite, savoir ce que je dois faire des cinquante à soixante fusils de chasse ou de tir de précision et des quelque cent cinquante à cent quatre vingt revolvers, de tous calibres et de tous systèmes, dont je suis le gardien responsable, M. Hébert se montre fort étonné d'apprendre l'existence d'un véritable arsenal au mont-de-piété. Ces détails du fonctionnement, il ne les connaissait pas et c'est une révélation embarrassante, car, en ce moment, chacun doit prendre ses responsabilités et elles peuvent être grandes. Il est très perplexe. Après avoir bien réfléchi, il me dit :

"Il faut voir le maire, il est au courant ; il sait que vous avez des armes, qu'il trouvait aussi bien dans vos magasins qu'au dépôt des pompes, lorsqu'on lui en a parlé, après que son avis du 29 août eût été publié. Revoyez-le à ce sujet, soumettez-lui encore la question et entendez-vous avec le Commandant d'armes."

Si je n'ai pas obtenu de solution, je suis néanmoins satisfait, en sortant, d'avoir exposé exactement l'état de la question à M. Hébert ; il est entièrement au courant maintenant, c'était l'essentiel. Quant au reste, je m'en charge, quoique j'aie de grandes craintes de ne pas pouvoir aborder facilement M. le maire, qui a bien d'autres choses et autrement considérables à voir, ces jours-ci. Je me dirige cependant vers l'hôtel de ville, le soir, à l'heure où j'avais l'habitude d'aller à la mairie, en temps ordinaire, avec l'intention de solliciter, si possible, un court entretien avec M. le Dr Langlet.

Mais d'abord, on n'a pas accès sur la place de l'hôtel de ville qui, tout entière, est occupée par des voitures, fourgons d'artillerie et de la troupe ; une pièce de 77 est braquée sur chacune des rues y aboutissant ; rues Colbert, de Tambour, de la prison, de Mars, de Pouilly, Salin, Thiers et des Consuls. Je traverse ce campement et arrive aux marches du perron à l'instant où 18 heures sonnent au beffroi. Deux factionnaires, baïonnette au canon, sont à la porte d'entrée du vestibule ; au moment où je passe entre eux, celui de gauche m'arrête par le bras et je puis comprendre qu'il dit :

"Trop tard, il est six heures, on ne passe plus".

Je lui réponds : "Service. - Nein", me dit-il et je me rends parfaitement compte qu'il est inutile d'insister ; sa consigne est de ne plus laisser entrer personne après l'heure de fermeture des bureaux. Je redescends donc sur la place très ennuyé, car je veux parler, sans tarder de la question qui m'amenait ; il faut que j'entre.

L'idée me vient heureusement, tout de suite, que j'ai en poche mon brassard des "laissez-passer", marque P.R. ; je me dirige donc aussitôt vers la rue Salin déserte, je passe mon brassard à mon bras gauche, et je retourne allègrement vers l'hôtel de ville, où je pénètre en passant, cette fois, entre les factionnaires de service à la porte de la rue des Consuls, sans qu'il ne me fassent d'observation. La cour est remplie de chevaux ; des soldats font le pansage ou procèdent à leur toilette ; d'autres dorment sur la litière. Je sais où me diriger par les couloirs et je suis à peine arrivé où je voulais aller, que je reconnais l'impossibilité évidente de voir M. le maire.

Il y a une grande animation dans la salle des pas-perdus. Ce sont des allées et venues de conseillers municipaux, de notables rémois, d'officiers allemands fumant des cigares, entrant et sortant continuellement du cabinet de l'administration municipale, car on discute des réquisitions imposées à la ville.

Je viens de m'asseoir sur une banquette, à l'écart, lorsque le Secrétaire en Chef, M. Raïssac, sortant du cabinet du maire, m'aperçoit et vient directement vers moi. Il me questionne et me conseille de m'entendre avec le chef du dépôt des pompes, pour lui remettre, contre reçu, nos fusils et revolvers. Je le quitte, pensant déjà aux mesures à prendre, mais sitôt dehors, la remise ainsi envisagée ne me paraît pas réalisable avec les seuls moyens dont je dispose.

M. Raïssac m'a semblé très fatigué, surmené ; je suis tombé en un moment peu favorable pour lui causer tranquillement ; je me propose de le revoir le soir même, lors de son retour chez lui, puisqu'il passe régulièrement dans la rue de la Grue à 19 h, pour gagner la rue Saint-Symphorien, qu'il habite. Je le retrouve, en effet et lui expose alors que le grand nombre des armes à déposer m'empêche de circuler avec un pareil chargement, sans certaines garanties. Je lui demande, en conséquence, de vouloir bien mettre à ma disposition une voiture de l'un des services municipaux avec quelques hommes de la police pour l'escorter. Tout en comprenant fort bien mes raisons, M. Raïssac m'objecte que le personnel de la police dont il dispose actuellement est trop restreint - quelques auxiliaires - et il ajoute ne pouvoir distraire aucun homme de ses occupations. Il finit par me dire :

"Votre établissement est fermé, vous restez là pour le surveiller ; réflexion faite, ces armes sont aussi bien chez vous."

Je lui déclare alors :

"Eh bien ! je les garde. Si l'on me cherche noise à propos de ces fusils et de ces revolvers, car je m'attends à ce que les Allemands viennent réquisitionner dans nos magasins, je demanderai à m'expliquer devant M. le Maire."

La chose est ainsi entendue et je considère la question des armes, dont j'avais lieu de me préoccuper, comme bien vidée. (Le mont-de-piété avait notamment six de ses vastes magasins remplis, en grande partie, de linge, draps ou toile ; il était dépositaire, en outre, de 500 bicyclettes environ. Ces objets étaient naturellement susceptibles de réquisitions ou de prélèvements).

- Le Bulletin des Ecoles de perfectionnement des officiers de réserve de la 6e Région, n° 31, Metz, juin 1926 - a publié un extrait du livre de Georg Wegener, correspondant de guerre allemand : Le mur de fer et de feu - Un an sur le front ouest, relatant la prise de Reims. Le voici dans son intégralité.

 

"Dans la vieille ville française des sacres 5 septembre 1914.

 

De la hauteur de Berru, où commence la zone fortifiée de la place forte de Reims, nous descendîmes vers la ville. On ne voyait encore personne sur cette hauteur. Mais quelques kilomètres avant la ville, des habitants nous croisèrent, effaçant enfin l'impression hallucinante d'abandon de toute une contrée. A pied, à bicyclette, en voiture, ils se pressaient sur la route dans notre direction ; gens de la campagne pour la plupart, en groupes plus ou moins compacts, chargés de toutes sortes d'ustensiles de ménage et d'objets de literie ; paysans qui s'étaient enfuis vers la ville forte devant notre avance et qui maintenant, convaincus que les scènes de meurtre redoutées ne se produisaient pas, voulaient s'en retourner dans leurs villages. Sur la route, près des premières maisons, seule, mais tranquille, une sentinelle allemande se tenait au milieu de cette foule, complètement impuissante dans son isolement si la masse l'avait attaquée, mais cependant symbole de la force irrésistible qui assujettissait dorénavant le nord de la France, et comme telle, considérée et entourée avec respect. Autrement, on ne voyait aucun Allemand. Nous roulâmes alors à travers les larges rues, parmi la foule qui nous regardait avec de grands yeux, mais nous, faisait volontiers place et nous indiquait la mairie. En quelques instants, nous avions atteint le bel hôtel de ville, du style de la fin de la Renaissance, au fronton duquel se trouvait un grand drapeau blanc qui flottait lentement sur le pompeux relief équestre de Louis XIII, au-dessus du portail.

Sur la place de l'hôtel de ville et sur l'escalier, un petit nombre de soldats allemands, et à l'entrée quelques personnalités officielles françaises avec des brassards blancs; sur notre demande de la Kommandantur, on nous adresse à l'hôtel du Lion d'Or, le célèbre et antique premier hôtel de la ville". Nous traversons une paire de rues étroites et subitement, s'offre à nos yeux une image qu'un Allemand ne pourra jamais oublier.

A l'arrière plan d'une large place, agrandie encore par la belle rue Libergier, s'élevait du sol, dans sa beauté écrasante et rayonnante la façade de la cathédrale de Reims, avec ses trois magnifiques portails couverts de statues, avec la célèbre Grande Rose au-dessus du portail central, avec l'ornementation somptueuse qui représente le baptême de Clovis, le couronnement des Rois de France, etc. Et par dessus tout cela, les deux tours de plus de 80 mètres de hauteur, qui atteignent au prodigieux et complètent la structure du plus beau gothique. Dans la couleur blanchâtre de la pierre dont elles sont faites, les tours s'élevaient dans le clair coucher du soleil rayonnant, comme taillées dans le marbre blanc, sous la lumière bleue du ciel. La tour nord portait un échafaudage. A sort sommet, un petit objet blanc encore plus haut, qui se mouvait lentement : le drapeau blanc qui nous avait annoncé la reddition de la place forte. ,

Au milieu de la place, dans l'axe de l'église, s'élevait, en bronze et entouré d'une grille de fer, un simple monument équestre de Jeanne d'Arc. La pucelle, représentée en une délicate jeune fille élancée, montée sur un cheval fougueux, tient dans la main droite une épée ; son beau visage tout jeune et émouvant regarde le ciel avec un sourire d'extase. L'ensemble est d'une délicatesse un peu mièvre et romanesque mais pourtant très attirant.

Ainsi, ce sol était celui sur lequel tant et tant de rois de France, en costume d'apparat, s'étaient avancés et parmi eux Charles VII. Ceci était le portail par lequel il était sorti, orné de la couronne de France. Comme ce tableau était connu ! Car nos théâtres ont l'habitude de représenter scrupuleusement ce parvis comme fond de scène du brillant cortège de chevaliers, d'évêques et de nobles français qui défile solennellement sur la scène, dans la Jungfrau von Orléans. Et maintenant devant ce portail, autour du monument de la prodigieuse Pucelle d'Orléans qui de nouveau et plus que jamais est la sainte nationale de la France, une compagnie de soldats allemands de l'infanterie saxonne, en simple uniforme gris de campagne, qui parlaient des fatigues et des combats des jours passés. Leurs fusils en faisceaux, leurs sacs sur le sol, ils se tenaient debout ou couchés par petits groupes, bavardant tranquillement, riant et fumant, entourés timidement à distance d'habitants et d'habitantes de Reims, qui regardaient curieusement les barbares du nord, s'étonnant de leur bienséance.

Devant la porte d'entrée du Lion d'Or, sur le côté de la cathédrale, se trouvaient quelques camions allemands et deux sentinelles, baïonnette au canon. C'est là que le général von S..., commandant une brigade de réserve saxonne et actuellement commandant de place de Reims, s'était logé avec sont état-major.

Après que nous eûmes annoncé notre arrivée aux officiers du bureau de la place, nous laissâmes provisoirement nos autos dans la rue, devant le Lion d'Or, sous la garde du poste de police allemand et nous parcourûmes en tous sens la belle ville, visitâmes la cathédrale et d'autres églises, cafés, magasins; nous fîmes des achats, nous parlâmes avec les habitants et avec nos officiers et soldats et nous recueillîmes ainsi, dans le cours de la journée, une foule de détails intéressants sur la manière dont la prise de Reims s'était passée.

 

Le drapeau blanc sur Reims

Le 3 septembre 1914, la xe division qui, dans de durs combats sur l'Aisne et la Retourne, au nord-est de Reims, avait contraint les troupes françaises à la retraite, avait atteint PontFaverger (environ 13 km de la ceinture des forts de la place forte) et reçu, vers 5 h de l'après-midi, l'ordre de s'emparer des forts à l'est de Reims par coup de main. Elle s'avançait de l'est et du nord-est contre la ligne des forts et se déployait pour l'assaut dans la région boisée à l'est de Reims que nous avions parcourue aujourd'hui. Des hussards éclairaient le front. Sur ces entrefaites, le capitaine von H..., qui commandait un escadron de hussards, apprit par des paysans français que la forteresse était vide de défenseurs. Pour vérifier la véracité de ces dires, le capitaine von H... (Capitaine von Hubrecht, d'après le communiqué allemand du 8 septembre 1914.) décida d'employer une ruse de hussards excessivement téméraire. Il se rendit à cheval, avec une escorte d'élite qu'il avait choisie parmi un grand nombre de volontaires, jusqu'au fort de Vitry-les-Reims. Par un chemin forestier, ils trottèrent jusqu'à proximité de la ligne des forts, ensuite au galop jusqu'au fort lui-même. Si celui-ci avait été occupé, on aurait aussitôt tiré sur eux, mais ils le trouvèrent complètement vide. Le capitaine renvoya alors le lieutenant von S... vers le commandement, pour le renseigner au plus vite et résolut d'accomplir quelque chose de plus téméraire encore. Avec le reste de son escorte, il trotta directement jusqu'à Reims, où il arriva vers 9 h du soir. D'un pas paisible, la petite troupe traverse la ville. En chemin, ils virent devant une église deux fantassins français, se saisirent d'un et se firent conduire au maire, sur la place de l'hôtel de ville, dont il a été question plus haut. Le maire se rendit à leur rencontre devant le portail ; à droite et à gauche, se pressait une foule d'habitants. Le capitaine von H..., du haut de sa selle, tint une petite harangue dans laquelle il expliquait au maire qu'il était l'avant garde d'un gros de troupes qui le suivait immédiatement, et qu'il avait à prendre des mesures, en vue de réquisitions importantes. Il passerait la nuit à l'hôtel de ville et garderait le maire près de lui comme otage. Et, pendant que le lieutenant M.. . avec une dépêche annonçant la prise de Reims était envoyé au commandement (il revint d'ailleurs deux heures après, les autres membres de l'escorte, sous les ordres du Fähnrich J... s'installaient en cantonnement dans le voisinage. Le capitaine von H. . ., le lieutenant von W. et le sous-officier Dr. A... restèrent durant la nuit, montant alternativement la garde, en compagnie du maire, dans la salle des séances de l'hôtel de ville, jusqu'à 5 heures du matin. Comme jusque là, aucun renfort n'était arrivé et que le minuscule détachement n'aurait pas pu tenir sérieusement, le capitaine von H . . se décida à une retraite provisoire de cette curieuse situation et il réussit encore, au lever du jour, à faire sortir ses gens saints et saufs de la ville.

Cependant, le soir précédent, la brigade s'était approchée sur un large front des forts situés au nord-est et à l'est de Reims. La plaine était toute blanche sous la pleine lune. Si les forts avaient été occupés, toute la troupe aurait été fauchée ! Vers 10 heures du soir, elle atteignait le fort de Vitry-les-Reims que la patrouille avait déjà reconnu, les batteries annexes et le fort de Nogent-l'Abbesse. Tout était vide, les canons détruits, les munitions emportées. Pendant la nuit du 3 au 4, les autres forts furent également occupés. Tous étaient dans le même état d'abandon et les canons rendus inutilisables. Et pourtant, c'étaient des fortifications grandioses, tout à fait modernes et installées pour de la grosse artillerie. Pendant que la division elle-même devait poursuivre sa marche de Reims vers le sud, un détachement fut constitué par elle, composé d'artillerie et d'un régiment d'infanterie sous les ordres du général von S... pour l'occupation de Reims. Lorsque le jour du 4 septembre se leva, la ville de Reims fut invitée à se rendre. Cependant, par suite de la retraite de l'audacieuse patrouille, elle faisait maintenant des difficultés, si bien qu'à 8 h 1/2 du matin, un bombardement commença. Une heure après, le drapeau blanc apparaissait en haut de la tour nord de la cathédrale. C'est alors que nos troupes entrèrent dans la ville en chantant des refrains allemands : "L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout !", et "Que dieu te bénisse, toi, cher pays natal". Dans le cours de la journée, les casernes et quelques bâtiments vacants furent occupés. Le bombardement n'avait causé que relativement peu de dégâts, mais suffisamment pour causer une frayeur épouvantable à la masse des habitants. Diverses maisons étaient détruites par des obus et en partie par l'incendie. Ailleurs, c'était seulement une traînée en oblique de trous d'éclats d'obus depuis le sol jusqu'au toit. comme les gouttes d'un pinceau sur la façade d'une maison. A un endroit, un obus avait fait un trou profond dans la chaussée, un autre était tombé dans une chapelle de l'église Saint-André et avait fouillé la terre devant l'autel. Nombreuses étaient les vitres cassées par les explosions. Un projectile avait aussi pénétré dans le sol à proximité de la cathédrale et on pouvait voir quelques éclats sur le mur extérieur. Pourtant, elle n'avait souffert aucunement d'un dommage sérieux.

Les habitants de Reims se répandaient en foule dans les rues. Ils allaient çà et là pour voir les quelques maisons détruites par les obus, entouraient nos soldats, regardaient les autos et les cavaliers allemands qui se hâtaient à travers la ville ; ils stationnaient en groupes compacts sur la place royale, devant le monument de Louis X, désigné ici par une inscription comme étant le "meilleur des rois" et regardaient de là les événements devant l'hôtel de ville. Des citoyens au brassard blanc s'employaient au maintien de l'ordre et disaient : "Circulez, messieurs". De grandes affiches étaient collées au coin des rues et sur les premières, le commandant de la place forte avait plusieurs fois, et sous la menace des peines les plus sévères, invité les habitants à livrer toutes les armes qu'ils pouvaient avoir en leur possession. Déjà deux jours auparavant, semble-t-il, on a eu en vue la reddition de Reims sans combat, pour éviter le plus possible les destructions. Enfin le 2, le maire avait publié une proclamation qui préparait la population à l'arrivée probable de l'ennemi, disait que l'on devait conserver l'ordre pour empêcher un malheur pire et conseillait au public de garder une attitude sérieuse et digne. L'appel était un chef d'œuvre. Comme il était à penser que nous en aurions connaissance, toute expression offensante pour nous en était bannie et il était encore d'un style élevé et digne. Je dois ce témoignage aux habitants. Certainement ils avaient avant tout peur ! Le sort des localités belges, dans lesquelles les civils offensaient nos troupes leur était sans doute connu et la crainte était certainement le motif de leur tranquille attitude en face de nous. Ils étaient partout aimables et obligeants, sans être un instant dépourvus de dignité comme les Belges de Namur. Leurs regards étaient pleins de tristesse, mais ils ne se montraient pas sombres ni sournois ; ils maintenaient au contraire, là aussi, l'aimable charme particulier aux Français. Cela ne leur était pas trop difficile, du reste, car nos hommes se comportèrent d'une façon impeccable. En toute tranquillité, gaiement mais sans aucun cri, ils se promenaient dans la rue, faisaient des emplettes, allaient dans les cafés, causaient ça et là avec les habitants, autant qu'il était possible de se comprendre et visitaient, la tête découverte, la cathédrale, dont leurs supérieurs leur avaient dit toute l'importance ; quelquefois même, cette visite avait lieu sous la conduite de ceux-ci. Pas un seul acte arrogant ou brutal ne s'est produit. Et les habitants de Reims qui auraient pu s'attendre à tout autre chose après les tableaux sanglants de leurs journaux, paraissaient le reconnaître avec surprise. Le dernier numéro du grand journal parisien L'illustration contenait une image sur une page tout entière sur laquelle, à l'arrière plan, un village belge est en flammes, devant un monceau de tués : hommes, femmes, enfants, les uns sur les autres. Au premier plan, un fantassin prussien à la physionomie brutale, posant le pied sur le corps d'une femme assassinée et tombée à terre ; Combien c'était différent ici ! Nous entendîmes même, de la bouche d'habitants de Reims, combien ils avaient souffert des leurs, depuis plusieurs jours, lors de la retraite des troupes à travers la ville et combien la tout autre tenue de nos hommes les étonnait. Je vis aussi un des nôtres remplir sa main de pâtisseries, tirées de sa musette, et les tendre à un vieil homme qui paraissait nécessiteux en lui disant ces mots qui constituaient probablement toute sa connaissance du vocabulaire français : "Voulez-vous ?".

Je fus aussi témoin de nos soldats qui, lors de leur visite de la cathédrale, silencieux et sans se regarder mutuellement, tiraient leur porte-monnaie et jetaient leur menue monnaie dans la sébile des mendiants du portail.

A la tombée de la nuit, nous rentrâmes à l'hôtel. Je liai précisément conversation avec quelques messieurs, lorsque arriva un officier couvert de poussière, qui raconta avec une joie débordante la réussite grandiose d'un autre "coup de main de hussard" des plus audacieux qu'il venait de réaliser. C'était le commandant du parc d'aviation d'étapes de la xe Armée, capitaine de R. .. M. .., jadis conseiller de justice à Weimar. La nouvelle de la chute de Reims lui était parvenue de bonne heure, le matin, à Rocroi, à la frontière belge. En spécialiste avisé, il savait que Reims était un centre important d'aviation de l'armée française et en même temps l'un des principaux ports aériens de France. Peut-être y avait-il là-bas des choses de valeur à trouver.

Aussitôt, il fait mettre en marche sa meilleur auto, et, accompagné seulement d'un officier et de deux hommes, foncé à 100 km â l'heure vers le dépôt d'aviation militaire de Bétheny au nord de Reims. Tout était évacué ! Tout autre en aurait été découragé. Lui, non. Il savait où il y avait encore des terrains d'aviation privés et des hangars à Reims. Il se mit à leur recherche et trouva en effet, en dehors de Reims, dans la fabrique d'avions Deperdussin, dissimulée derrière un pli de terrain, étroitement entassés dans un hangar, pas moins de neuf biplans militaires et vingt monoplans avec réservoirs remplis d'essence, tous paraissant prêts à voler, et dans une pièce voisine, trente à quarante moteurs Gnôme et autres matériels de grande valeur, évidemment la majeure partie du parc d'aviation militaire de Reims. Il plaça provisoirement l'officier qui l'accompagnait, de garde devant ce matériel et alla chercher lui-même au plus vite, une section de troupes arrivantes qui, jusqu'à la fin de la nuit, protégèrent le précieux trésor d'une destruction éventuelle. C'est seulement alors qu'il vint rendre compte de sa brillante découverte dont la valeur se montait peut-être à un million. Le lendemain matin, il pensa à visiter, accompagné d'otages, l'endroit en question, peut-être miné et à faire débarrasser le hangar. De vives félicitations récompensèrent encore dans la soirée l'heureux officier et le jour suivant, j'avais moi-même, au grand quartier général, l'occasion de raconter la chose, dans tous ses détails, à une personnalité par l'intermédiaire de qui, elle parvint au plus vite à Sa Majesté l'Empereur.

La soirée de ce jour glorieux se termina comme elle devait se terminer. Comme il convenait, nous n'oubliâmes pas le fait que Reims est le centre de l'industrie et du commerce du vin de Champagne et nous nous souvînmes du vieux vers que la hardie chanson allemande mit, il y a ,juste cent ans, sur les lèvres de notre Blücher :

"Je pense que le vin de Champagne Sera le meilleur là où il pousse."

Il ne fut naturellement pas question d'une continuation de notre randonnée pour la nuit. Comme il n'y avait pas de place au Lion d'Or, nous prîmes notre cantonnement pour la nuit au Grand Hôtel.

Quelque tranquille qu'ait été la population, quelques précautions étaient cependant de raison. C'est que le nombre de troupes entrées dans Reims était encore très restreint. A la vérité, on avait fait comprendre aux autorités que, si la moindre des choses se produisait, un simple signal par fusée déclencherait aussitôt le bombardement de la ville par les forts. Seule quelque folie de la population était cependant imaginable. Etant donné l'abandon à peine explicable des forts, étant donné aussi le fait extraordinaire de la non-évacuation des avions, on pouvait aussi supposer que la garnison n'avait pas tout entière battu en retraite, mais qu'elle s'était, au moins en partie, vêtue d'habits bourgeois, comme le fait s'était souvent produit en Belgique. Nos troupes reçurent en conséquence la consigne de se tenir prêtes à une alarme nocturne. A nous-mêmes, il fut dit : "S'il se produit quelque chose, nous irons vous chercher. Si cela ne nous était plus possible et que vous ne puissiez pas nous rejoindre, tenez vous dans les caves de votre hôtel pendant le bombardement". Sur cette perspective mouvementée, qui, en définitive n'était qu'un attrait de plus à cette magnifique journée, nous gagnâmes notre cantonnement, en passant au milieu de nos Saxons qui sommeillaient sur des bottes de paille autour de la Pucelle d'Orléans, et nous dormîmes tranquillement jusqu'au lever du soleil.

Lorsque, de bon matin, je sortis sur mon balcon, le soleil dardait de nouveau ses rayons sur les blanches tours de la cathédrale et sur nos braves soldats, qui avaient dormi un peu fraîchement sur des bottes de paille répandues sur les pavés de la place du Parvis, et qui, maintenant, étendaient leurs jambes endolories et se réchauffaient aux rayons du soleil.

A midi, mon collègue Pietsch et moi prîmes congé de la Kommandantur. Les deux peintres de batailles restèrent avec l'une des autos et nous retournâmes vers l'Allemagne."

 

Les habitants demeurés à Reims, savent que leur ville ayant été abandonnée sans défense ni défenseurs à l'ennemi - du moins momentanément - celui-ci n'avait qu'à y entrer. Il a pu le faire sans la moindre résistance. Nos armées poursuivaient plus loin leur retraite devant les armées allemandes et Reims, dans ces conditions, ne pouvait échapper à l'envahissement.

Les troupes allemandes ont donc pu pénétrer à l'aise dans notre ville déclarée ouverte, à l'avance, par le maire, dans sa proclamation du 3 septembre. S'il y a eu simulacre d'investissement de leur part, il n'a pas été suivi de siège, si court soit-il, ni par conséquent de ce que l'on pourrait qualifier de reddition. Les voies étaient simplement libres et sans obstacle.

La lecture, dans le récit qui précède, de ce qui a trait au bombardement de la matinée du 4 septembre 1914, laisse une impression désagréable d'évidente mauvaise foi. L'apparente sincérité donnée à l'ensemble de la relation, l'exactitude de détails secondaires, alors qu'il n'est pas parlé des nombreuses victimes, font ressortir une lacune d'importance, manifestement voulue. Et, lorsque après avoir connu à Reims la terreur amplement motivée par ce bombardement barbare, on a eu tout à coup, plus tard, à lire semblable narration, on ne peut que la signaler comme un mauvais ersatz de vérité, en ce qui concerne les résultats du bombardement du 4, avant l'entrée des troupes allemandes.

On n'en comprend pas moins l'enthousiasme débordant d'un correspondant de guerre allemand venant d'apprendre la "prise" de Reims. Il exulte à l'annonce de cette importante nouvelle dont il veut, sans tarder, s'assurer lui-même ; il accourt, afin de s'informer et de se documenter auprès de l'état-major qui a eu l'honneur de mener à bien la prise de possession de cette place forte - sans risques d'ailleurs - et il est heureux enfin de fêter comme il convient, avec les officiers généraux ou supérieurs de la division d'occupation, cette glorieuse étape dans l'avance foudroyante des armées allemandes.

Cependant, sa chronique est bien incomplète, car tandis que l'on sablait le champagne au Lion d'Or, notre malheureuse cité était dans les larmes, après avoir subi ce hombardement des plus meurtriers, que rien ne pouvait faire prévoir.

Le correspondant de guerre allemand glisse sur la question assez gênante du motif de ce bombardement, cherchant seulement à lui donner, en passant, une explication plausible ou à présenter, sans assurance, un vague essai de justification en parlant de difficultés faites par la ville, le matin du 4 septembre, après qu'elle fut invitée à se rendre.

Quelles difficultés pouvaient être faites à l'entrée des troupes ennemies, et qui aurait pu en faire, en l'absence de tout élément militaire à Reims et dans les forts ?

Au surplus, le maire n'avait-il pas dit, la veille, dans la proclamation dont il est fait mention plus haut : Il ne dépend pas de nous, population d'une ville ouverte, de changer les événements. Il dépend de vous de ne pas en aggraver les conséquences. Il faut pour cela du silence, de la dignité, de la prudence. Nous comptons sur vous, vous pouvez compter sur nous. Ces sages recommandations adressées aux habitants, avaient été comprises et scrupuleusement observées.

Et non seulement le narrateur ne s'appesantit pas, mais, après avoir mené une enquête minutieuse sur les événements qu'il tient à conter en détail, après avoir parcouru la ville en tous sens, causé avec les habitants, il mentionne uniquement les dégâts matériels, les nombreuses vitres cassées et, s'il peut dire que le bombardement a causé une frayeur épouvantable à la population, il feint d'ignorer que l'artillerie allemande a semé la mort, en même temps que l'épouvante et la dévastation, en anéantissant des familles entières, au cours de ce massacre inutile à coups de canon.

Il ne daigne pas parler des malheureuses victimes.

Il risquerait en effet, de déflorer son joli récit, duquel la lourdeur n'est pas exclue, lorsqu'il étale avec complaisance, la bienséance, la tenue impeccable et la générosité des soldats allemands. Evidemment, ces qualités s'allieraient mal avec la barbarie impitoyable du commandement, s'il faisait connaître exactement tous les faits, tels qu'ils se sont passés.

Aussi, ne voulant pas apporter la déconsidération sur les chefs de haut rang avec lesquels il termina comme elle devait se terminer, la soirée de ce jour mémorable pour lui, du 5 septembre 1914, il préfère ne pas parler des tragiques effets du bombardement de la veille ; il garde le silence à ce sujet.

Quant à nous, Rémois, nous sommes à l'époque dans la consternation, car si nous n'avons encore qu'un aperçu des ravages causés par ce bombardement du vendredi 4, il est combien effroyable.

Le haut de la rue du Barbâtre et le quartier Saint-Remi paraissent avoir été des plus éprouvés par le nombre des victimes. On cite entre autres, les cinq personnes composant toute la famille Caudron-Remy, habitant 221, rue du Barbâtre, qui ont été retrouvées affreusement déchiquetées par l'explosion d'un obus, dans l'escalier de la cave où elles s'étaient réfugiées : le père, renvoyé dans ses foyers après être parti à la mobilisation, 29 ans ; la mère, 24 ans ; un jeune enfant de deux ans ; le grand-père et la grand-mère. Dans la même rue, au n° 225, un obus aurait encore tué trois personnes. On parle également d'une famille anéantie (mère et trois enfants), rue Saint-Sixte 2, où l'on aurait retrouvé vivant, sans son berceau, un bébé de six mois, alors que tout était effondré autour de lui. Des cadavres d'inconnus - pauvres gens évacués des Ardennes ou d'ailleurs, sans doute - ont été ramassés sans avoir pu être identifiés.

D'autre part, M. Thiltgès Henri, 66 ans. que je connaissais comme philatéliste expérimenté a été tué ainsi que sa femme, à leur domicile, me Saint-Pierre-les-Dames 9.

Il y aurait de soixante à quatre-vingt malheureux qui auraient été tués ou blessés mortellement, pendant cette terrible matinée.

 

6 septembre 1914

 

Dimanche - L'après-midi de ce jour, rencontrant mon ami et voisin R. Collet, je l'accompagne dans une courte promenade, puisqu'il désire, comme moi, se rendre compte des dégâts causés par le bombardement dans les environs du quartier que nous habitons et nous nous dirigeons vers l'église Saint-André. Nous voyons la maison Grouselle, rue de l'Avant-Garde, qui a été dévastée par deux obus, dont l'un a éclaté dans le jardin et l'autre à l'intérieur où il a pénétré par la toiture. La maison n° 12 de la même rue a été entièrement démolie par un projectile.

Tandis que nous sommes arrêtés, passent deux soldats allemands qui regardent à peine, jetant un coup d'œil indifférent à ces ruines qui nous émeuvent. Il est vrai qu'ils en ont vu d'autres depuis leur entrée en campagne. ils se promènent en fumant des cigares, comme des troupiers qui ont quartier libre ce dimanche.

A l'église Saint-André, un obus est entré à gauche du petit portail et a éclaté en abîmant entièrement une chapelle et en crevant ou tordant les tuyaux du petit orgue, rendu complètement hors d'usage.

- Au cours d'une seconde sortie faite avec mes deux fils, Jean et Lucien, nous devons nous arrêter longuement, avant de rentrer, pour laisser passer un régiment d'infanterie arrivant en ville, par la rue Cérés, l'arme sur l'épaule. Les hommes défilent en chantant le Deutschland über alles !. Ce spectacle produit sur nous une sensation pénible. La mélodie de leur chant ne nous est pas inconnue ; nous avions cru le remarquer déjà le 4, dans l'après-midi, sans avoir pu nous imaginer exactement ce qu'il était, lorsque nous avions perçu, de la maison, quelques bribes de ce qui une sorte de cantique. En effet, c'est l'air de l'hymne national autrichien et, sur cette musique d'Haydn, nous avons souvent entendu adapter un Tantum ergo dans les églises, en France.

Les soldats, comme ceux déjà vus les jours précédents, n'ont pas le moins du monde l'apparence de gens qui auraient subi des privations. Avec leurs faces rondes, colorées à la suite de la marche qu'ils viennent de fournir, leurs têtes passées à la tondeuse si courte que l'on croirait presque qu'ils ont le crâne rasé, ils donnent, dans l'ensemble, une impression de jeunesse vigoureuse. En les regardant, je me rappelle avoir lu dans les journaux, au début d'août, que leur ravitaillement devenant difficile, ils étaient tellement rationnés, qu'à Visé, lors des premiers combats en Belgique, les Allemands se rendirent aux Belges qui leur montraient des tartines de beurre. Peut-on écrire de pareilles âneries ! Ah ! ce ne sont pas ceux-là qui crevaient de faim, cela se voit tout de suite. En dehors de cela, leurs vêtements, leurs équipements sont en excellent état. Les officiers ont des chevaux superbes, harnachés de neuf, et chacun est à même de constater que les autos assurant leurs différents services, en imposent par leur beauté et leur souplesse.

En examinant cette masse grise de troupe d'où toute couleur voyante a été éliminée, où tout ornement ou accessoire brillant a été camouflé - les petits clairons même de la clique paraissent avoir été peints afin de supprimer la visibilité du cuivre de l'instrument -, en voyant avancer cette colonne uniformément terne, suivie de ses convois interminables, on ne peut se défendre de penser que l'armée ennemie a poursuivi de longue haleine, et dans les plus infimes détails, une préparation à la guerre ne ressemblant pas à la nôtre. Avec son matériel, elle donne une impression de force disciplinée, d'organisation et de puissance redoutables.

Nous voyons là, de nos yeux, et nous sommes obligés de constater que les journaux nous ont encore bien trompés.

Malgré cela, il est clair aussi que nos soldats, s'ils arrivaient en vainqueurs, s'ils chantaient comme ceux-ci, pour s"entraîner a défiler, auraient individuellement un autre aspect. Ils se tiendraient la tête haute, tandis que sauf le cadre - officiers et sous-officiers -, le reste, tout en faisant entendre de jolies voix, avance en troupeau, au pas mais sans respecter l'alignement et sans marquer le moindre souci de se présenter en prenant une allure martiale, pour entrer victorieusement dans une grande ville ennemie.

De nouvelles affiches ont fait leur apparition sur les murs, en ville. Voici exactement comment elles sont libellées, l'une et l'autre :

 

"Ordre Ayant pris possession de la ville et forteresse de Reims, j'ordonne ce qui suit :

Les chemins de fer, les routes et les communications télégraphiques et téléphoniques dans la ville de Reims même, ainsi que dans la proximité immédiate de la place, doivent être protégés contre toute possibilité de destruction ; il est surtout nécessaire de protéger, par une surveillance minutieuse, les bâtiments publics situés le long des lignes de communication. La ville sera tenue responsable de toute contravention contre cet ordre ; les coupables seront poursuivis et fusillés ; la ville sera frappée de contributions considérables.

J'ajoute qu'il est, d'ailleurs, dans le propre intérêt de la population de se conformer aux prescriptions précédentes. Elle aura ainsi le moyen d'éviter de nouvelles graves pertes en reprenant en même temps ses occupations ordinaires.

Le Général allemand, commandant en chef."

 

Le texte de la seconde est :

 

Proclamation.

"Toutes les autorités du Gouvernement français et de la municipalité, sont informées de ce qui suit :

1 ° Tout habitant paisible pourra suivre ses occupations régulières en pleine sécurité, sans être dérangé. La propriété privée sera respectée absolument par les troupes allemandes. Les provisions de toute sorte servant aux besoins de l'armée allemande

seront payées au comptant.

2° Si, au contraire, la population oserait, sous une forme quelconque, soit ouverte ou cachée, de prendre part aux hostilités contre nos troupes, les punitions les plus diverses seront infligées aux réfractaires.

3° Toutes les armes à feu devront être déposées immédiatement à la mairie ; tout individu trouvé une arme à la main, sera mis à mort.

4° Quiconque coupera ou tentera de couper les fils télégraphiques ou téléphoniques, détruira les voies ferrées, les ponts, les grandes routes, ou qui conseillera une action quelconque au détriment des troupes allemandes, sera fusillé sur-le-champ.

5° Les villes ou les villages dont les habitants prendront part au combat contre nos troupes, feront feu sur nos bagages et colonnes de ravitaillement ou mettront entrave aux entreprises des soldats allemands, seront fusillés immédiatement.

Seules, les autorités civiles sont en état d'épargner aux habitants les terreurs et les fléaux de la guerre. Ce seront elles qui seront responsables des conséquences inévitables résultant de la présente proclamation "

Le Chef d'Etat-major général de l'armée allemande, von Moltke

 

Le troisième placard, rédigé dans le même esprit, ne paraît pas s'adresser à nous. Il déclare, sous ce titre :

 

Proclamation s'adressant â la population.

" D'après les informations reçues, la population du pays a, à plusieurs reprises, participé dans les actions hostiles. Il est prouvé que les habitants du pays, cachés en embuscades, ont tiré sur les troupes allemandes. Ils sont allés jusqu'à tuer des soldats allemands blessés ou à les mutiler d'une maniére atroce. Même les femmes ont pris part à ces atrocités.

En outre, sur plusieurs routes, des barrages ont été construits, dont une partie était occupée et fut défendue par la population. La guerre n'est faite que contre l'Armée de l'ennemi et pas contre les habitants, dont la vie et la propriété resteront intactes.

Si cependant d'autres violences, de quelque sorte que ce soit, seront commises contre les troupes allemandes, j'infligerai les plus graves punitions aux coupables ainsi qu'aux habitants des communes dans lesquelles des combats contre la vie de nos soldats seront entrepris.

La population répond, avec sa vie et sa propriété, de ce qu'aucun complot aura lieu contre les troupes allemandes. Il est donc dans l'intérêt des habitants d'empêcher tout acte de violence qui pourrait être commis contre nos troupes par quelques individus fanatisés, en tenant compte de ce que la commune entière sera tenue responsable du crime commis."

Le général commandant en chef

 

Si l'autorité militaire allemande ne recherche pas la correction absolue pour présenter les termes de sa prose, elle a du moins le talent indéniable de la mettre à portée de tous, au point de vue de la compréhension.

 

7 septembre 1914

 

Dans la matinée de ce jour, je ne puis résister au désir de faire une promenade. Après être passé par la place du Palais de justice, où j'ai vu la maison Jules Matot (papeterie de la mutualité) complètement détruite par un incendie consécutif au bombardement, la curiosité me pousse vers le quartier Saint-Remi, dévasté aussi et, par là, j'apprends que l'obus tombé rue Saint-Sixte, dans une maison habitée par un entrepreneur de maçonnerie, aurait tué cinq personnes. La brasserie Veith, a reçu deux obus. Au coin de la rue Féry et sur la place, du côté du petit portail de la basilique, plusieurs obus sont tombés également. Un obus est entré dans l'église, de ce même côté, pour éclater à l'intérieur, au pied des marches d'entrée. Un autre projectile a éclaté sur la droite du grand portail, en haut de l'escalier extérieur. Rue Saint-Bernard, une maison est démolie ; une autre l'est aussi à l'angle des rues Chantereine et Tournebonneau. En remontant cette dernière rue, j'en remarque une, détruite encore, à gauche. La maison de retraite a été touchée une ou deux fois. Rue Saint-Remi, il y a une maison effondrée, toujours du fait du bombardement du 4.

En somme, il résulte de ces différentes visites faites dans les quartiers bombardés, que ce que nous avions compris par intuition en entendant pour la première fois des sifflements d'obus, se trouve confirmé.

Nous nous étions parfaitement rendu compte, en éprouvant nos sensations terribles, que les buts cherchés avaient été d'abord la cathédrale puis l'église Saint-André, l'hôtel de ville et la basilique Saint-Remi, à la manière dont le tir, après avoir atteint notre voisinage, se dirigeait à gauche, puis à droite au loin, pour revenir sur nous. Les églises Saint-André et Saint-Remi avaient été touchées ; si la cathédrale n'avait pas été atteinte, toute une série de projectiles, ayant suivi la même ligne de tir allongée insensiblement, était passée à quelques mètres à peine et à gauche de sa tour nord.

- A mon retour, en faisant une tournée dans les magasins et sur les toitures du mont-de-piété, je puis mieux constater le désastre causé dans le voisinage de l'établissement et j'en suis presque effrayé plus que le jour même.

A gauche, je remarque un hangar démoli par un obus, dans la propriété du Comptoir de l'Industrie. Dans le zinc de la toiture de la maison en angle, rues d'Avenay et de la Gabelle, se voit l'entrée du projectile qui, en éclatant, l'a ouverte en deux ; le toit de la partie de maison qui abritait, avant la guerre, les bureaux de l'état-major de la 12e Division, n'existe plus et tout est brisé à l'intérieur. Un obus a tout saccagé dans la maison Buirette. Dominant cela, du point d'observation où je suis posté, je compte qu'avec les autres projectiles éclatés encore bien près, le nombre de ceux tombés là, dans un très faible rayon, est d'une trentaine. Je ramasse des éclats et trouve notamment, dans la case d'un magasin, un morceau de culot provenant d'un gros calibre. D'ailleurs, nous avons appris que le tir de ce bombardement du vendredi 4, avait été effectué par une batterie de quatre pièces de 150.

- Toute la matinée, on a entendu tirer le canon au loin, par véritables rafales - ainsi que les jours précédents.

- En me rendant chez notre administrateur, l'après-midi, je croise, rue Robert-de-Coucy, un groupe de trois soldats allemands, baïonnette au canon, entourant un civil qui me paraît être un homme de la campagne ; il est vêtu incomplètement d'une tenue de cérémonie, pantalon, gilet et cravate noirs, chapeau mou noir aussi sur la tête, mais en bras de chemise, et a les mains liées avec une corde, derrière le dos. Il marche avec assurance ; cependant la situation de ce malheureux me paraît assez inquiétante. Pourquoi a-t-il été arrêté ; où le conduit-on ? Je me le demande.

- Au moment où je rentre, une colonne de fantassins, escortée de voitures, que je vois passer de l'entrée de la rue de l'Université, débouche de la rue Cérès et arrive sur la place royale. L'officier à cheval qui la commande, se place devant la pharmacie Christiaens, de manière que les hommes qui viennent en chantant opèrent le virage en défilant devant lui, pour se diriger vers l'hôtel de ville.

Remarqué encore la beauté et la justesse des voix, dans le chœur à deux parties que ces soldats font entendre.

 

8 septembre 1914

 

Quelle n'est pas ma surprise, en me promenant dans la rue Colbert, ce matin, d'entendre au loin un crieur de journaux. D'abord, je n'en crois pas mes oreilles - mais, il n'y a pas de doute, je l'aperçois, s'arrêtant pour distribuer ses feuilles à droite et à gauche. Je hâte le pas afin d'arriver à lui avant épuisement de son stock, tout en me demandant ce que cela peut bien être, et je reconnais qu'en effet, il s'agit là du Courrier de la Champagne. Le journal, dont le format est considérablement réduit, reparaît pour donner les faits de cinq jours.

Dès que je l'ai en poche, je rentre à la maison afin de le savourer - nous avons une telle soif de nouvelles - et je lis le résumé d'un entretien que le rédacteur a eu avec le commandant d'armes allemand, lieutenant-colonel von Kiesenvetter, pour solliciter l'autorisation de publier quelques nouvelles. Cette autorisation lui aurait été accordée, sous la réserve qu'il ne serait parlé ni de mouvements de troupes, ni des opérations militaires.

Le commandant d'armes aurait dit qu'il ne voyait aucun inconvénient à ce que Le Courrier de la Champagne reparaisse dans ces conditions. Il aurait ajouté :

Dites bien que nous regrettons tout les premiers la déplorable erreur qui a amené le bombardement de votre ville. Ce bombardement est dû à ce qu'un corps d'armée prussien ayant envoyé la veille des parlementaires à Reims, et ces parlementaires n'étant pas rentrés le lendemain à neuf heures du matin, on a considéré, d'après les règles unanimement admises, que ces parlementaires avaient été retenus prisonniers. Ce corps d'armée, du reste, n'était pas le même que celui dont les officiers discutaient au même moment, à l'hôtel de ville, la question des réquisitions.

Faites-bien remarquer surtout que si votre belle cathédrale n'a pour ainsi dire pas été effleurée, c'est que nos canonniers avaient reçu de l'Autorité supérieure, l'ordre formel de la respecter. Dans un article de tête, intitulé : "A nos lecteurs", le rédacteur explique : Au point de vue de l'information extra-locale, la situation ne s'est pas modifiée; notre ville reste toujours comme emmurée par rapport au monde extérieur. Ni du côté allemand, ni du côté français, ne filtre aucune nouvelle, quelle qu'en soit l'importance, même il nous a été impossible d'obtenir le moindre renseignement sur la question, pourtant mondiale, de la nomination du nouveau Pape.

Il ajoute que Le Courrier va s'efforcer de fournir à la population si éprouvée, une lecture qui la réconforte et l'encourage au milieu des tristesses de l'heure présente, tout en faisant connaître les ordres et avis de l'autorité afin de conseiller le public qui va se trouver aux prises avec les multiples difficultés qu'engendre la situation actuelle.

La tâche du courageux journaliste ne sera pas aisée. Il lui faudra savoir manœuvrer habilement, tout en déployant des qualités de mesure, de tact, et faire preuve d'un doigté difficile pour pouvoir nous faire connaître ce qu'il désirera nous apprendre. Nous ne pouvons que nous réjouir de ce projet hardi, en faisant des vœux pour que l'entreprise réussisse - et en souhaitant bonne chance à M. Gobert, qui en a pris l'initiative - car, nous avons revu et lu avec plaisir son journal réapparu aujourd'hui, quoiqu'il ne nous ait pas appris grand'chose que nous ne savions déjà.

Mais les déclarations tout à fait inattendues du commandant d'Armes allemand, parlant du bombardement du vendredi 4 comme d'une déplorable erreur, me laissent sceptique. Cette manière de présenter les choses, me produit même, ni plus ni moins, l'effet d'une dérision macabre.

De même, je me permets de douter que si la cathédrale n'a pas été atteinte par les obus qui sont passés si près de sa tour nord, nous le devons à l'ordre formel de la respecter, reçu de l'autorité supérieure, par les canonniers allemands. Je trouve la plaisanterie un peu épaisse et j'y vois encore un bluff voulant donner le change, dans le but de transformer notre légitime indignation en reconnaissance et en remerciements béats.

N'y aurait-il pas lieu, au contraire, de se réjouir, en l'occurrence, de la maladresse des artilleurs allemands.

L'église Saint-André et la basilique Saint-Remi ont été touchées ; il s'en est fallu de si peu que la cathédrale ne le soit, que pour ma part, j'ai du mal à accepter cette explication de tir à côté. Cela me paraît vraiment trop fort et je reste convaincu qu'un examen de gens du métier, démontrerait facilement que les obus tombés rue Robert de Coucy et rue Eugène Desteuque lui étaient bien destinés, ainsi du reste que ceux venus éclater rue des Trois-Raisinets et boulevard de la Paix qui, eux, semblent être passés au-dessus ou entre les deux tours.

- On ignore tout de la guerre, quoique j'aie entendu parler, aujourd'hui, d'une bataille qui aurait eu lieu vers Montmirail, sans rien savoir de plus. On dit aussi que plusieurs quartiers de Rethel ont été brûlés. D'Epernay, on n'a que des nouvelles contradictoires. Que s'y est-il passé ?

- En longeant, cet après-midi, la rue Robert de Coucy, j'ai été le témoin unique d'une petite scène rapide, qui ne vaudrait pas la peine d'être retenue si elle n'avait été, par elle-même, assez caractéristique de l'état d'esprit de certains des hôtes que les événements nous ont imposés.

Une automobile arrivait à toute allure, de la rue du cloître, pour se diriger sans doute vers le Lion d'Or, où il y a beaucoup d'Allemands de la Kommandantur. Dans cette voiture puissante derrière deux officiers dont l'un conduisait, se tenait un hussard de la mort, sous-officier ou homme d'escorte, tenant son revolver au poing, dans la position "haut le pistolet".

J'avais tourné la tête par curiosité, en même temps que deux femmes qui me précédaient sur le trottoir. Lorsque cette auto arriva à notre hauteur, le soldat ricanant, dévisagea ces femmes et se mit à brandir son revolver à bout de bras, voulant probablement les intimider ou leur faire comprendre qu'elles n'avaient pas à broncher. Dans tous les cas, assez vite pour qu'il l'ait vu, un haussement d'épaule de l'une de ces femmes, était la réponse immédiate à celui qui faisait si bêtement le malin. Son geste imbécile m'avait révolté plus qu'elles apparemment, car sans y avoir prêté autrement attention et sans avoir arrêté leur conversation, elles continuaient leur chemin tout tranquillement.

- Deux affiches, émanant de la mairie, ont été placardées en ville. Voici leur texte.

 

"1 ° - Avis urgent.

Les habitants sont invités à s'abstenir absolument de toucher aux obus qui n'auraient pas éclaté et à les signaler immédiatement à la mairie (Bureau de police, rue de Mars).

Le moindre choc peut amener l'éclatement du projectile.

Reims, le 7 septembre 1914 le maire, Dr Langlet

 

2° - Ville de Reims

Nous rappelons à nos concitoyens que la tranquillité la plus complète doit régner constamment dans la ville.

Les autorités militaires allemandes ont pris toutes les mesures pour assurer le bon ordre parmi la population et elles ont prié en outre la municipalité de désigner chaque jour, deux notables qui passeront la nuit au quartier général, et dont la présence répondre du calme de notre ville.

Nous comptons donc sur nos concitoyens, pour que l'ordre ne soit troublé en aucune façon.

Reims, le 8 septembre 1914 Le maire, Dr Langlet"

 

Un petit renseignement dactylographié, non daté, intéressant au plus haut point les réfugiés des Ardennes et de la Meuse, a été également collé sur certains murs. Il est ainsi conçu :

 

" Mairie de Reims Avis

Les habitants des régions des Ardennes et de la Meuse (sauf région de Verdun) peuvent regagner leurs localités en prenant un laissez passer dans les commissariats de police, en présentant leurs pièces d'identité.

Faire viser ensuite par l'autorité militaire, hôtel du Lion d'or, place du Parvis."

 

Et voici la formule des laissez-passer délivrés :

 

"Erlaubnisschein. Herr oder Frau u. Kinder erhalten

die Erlaubnis von Reims nach zurückzukehren.

Reims, den 1914."

 

Une autre affiche, de l'autorité militaire allemande, dit ceci :

 

"Avis Les maladies contagieuses doivent être signalées immédiatement au commandant de place (hôtel du Lion d'Or).

Les malades déclarés devront être transportés de suite à l'hôpital civil (Hôtel-dieu) et admis dans la section des contagieux.

Signé : Lindig, Capitaine et commandant de la ville."

 

- Par moments, on entend le canon ; depuis le 3, il n'a pas cessé de tonner, au loin.

La ville vit maintenant dans un calme d'inquiétude, d'appréhension presque effrayant. Les magasins sont fermés.

 

9 septembre 1914

 

Une affiche officielle, avec l'en-tête "Ville de Reims" et intitulée "Organisation de l'administration municipale", a fait hier son apparition sur les murs ; elle n'a pas été sans surprendre beaucoup de ceux de nos concitoyens qui ignoraient les défaillances qui se sont produites au sein de la municipalité, ces temps derniers.

C'est la publication d'un arrêté du maire, daté du 7 septembre 1914, rapportant les dispositions de celui qu'il avait pris le 19 mai 1912, concernant la délégation des adjoints, à la suite des dernières élections municipales.

L'administration municipale nommée dans la séance du conseil municipal du 19 mai 1912, était composée de :

MM. le Dr J. B. Langlet, maire et 1 - Chappe Paul, avocat 2 - Dr Knoeri Jean 3 - Rousseau Louis Emile 4 - Lesourd Edmond, prof. 5 - Dr Jacquin Adjoints

Or, MM. C... et L..., ayant quitté Reims et abandonné leurs postes, le maire, en l'absence du Dr Knoeri, mobilisé, s'est vu dans l'obligation de procéder au remplacement de ses deux ex-collaborateurs et il a choisi MM. Emile Charbonneaux et de Bruignac, conseillers municipaux au dévouement sûr et dont il apprécie certainement la compétence, afin de compléter sans tarder l'administration municipale.

D'après le dit arrêté, dont voici la teneur exacte, les attributions y seront ainsi réparties :

"Organisation de l'administration municipale. Nous, maire de la ville de Reims,

Vu l'arrêté de la mairie du 19 mai 1912, concernant la délégation des adjoints,

Arrêtons ce qui suit :

Art. Ier - M. Knoeri, adjoint au maire, actuellement sous les drapeaux, est déchargé de toutes attributions spéciales.

Art. 2 - M. Rousseau, est délégué pour exercer en notre lieu et place, les fonctions de maire, en ce qui concerne l'octroi, la police, la bureau de mesurage et de conditionnement, les foires et marchés, les contributions directes et indirectes, les listes électorales, l'état civil, les naturalisations, les cimetières et inhumations, l'assistance publique, la prévoyance sociale, les visas et légalisations.

Art. 3 - M. ,Jacquin , est délégué pour exercer en notre lieu et place, les fonctions de maire, en ce qui concerne le service de l'hygiène publique, les subventions municipales, la protection des enfants du premier âge, le fonctionnement de l'abattoir, les bains et lavoirs publics, les écoles primaires, les bibliothèques populaires, les sociétés de gymnastique et de tir, les sapeurs pompiers, les subventions aux sociétés, les affaires militaires, les adjudications de l'armée, les fêtes publiques.

Art. 4 - M. Emile Charbonneaux, conseiller municipal, est adjoint à l'administration municipale et délégué pour exercer en notre lieu et place, les ,fonctions de maire, en ce qui concerne l'alimentation et le ravitaillement des troupes, les assurances, les postes et télégraphes, les tramways, les chemins de fer, l'agriculture, les habitations ouvrières.

Art. 5 - M. de Bruignac, conseiller municipal, est adjoint à l'administration municipale et délégué pour exercer en notre lieu et place, les fonctions de maire, en ce qui concerne la voirie, l'éclairage public, les égouts, la navigation, les cours d'eau, les promenades et plantations, les alignements, le contentieux.

Art 6 - Sont spécialement réservées au maire, les fonctions relatives à toutes les autres affaires, notamment celles concernant la bibliothèque et le musée, le personnel, Ies finances, la Bourse du travail, les syndicats professionnels, les sociétés mutuelles, les travaux d'architecture, le domaine communal, les baux et ventes, les écoles pratiques de commerce et d'industrie, l'école professionnelle et ménagère, le cours d'apprentissage, l'école régionale des arts industriels, l'enseignement secondaire, le théâtre, le cirque, la musique municipale, l'école de musique.

Art. 7- Sont, en outre, délégués aux adjoints, sans distinction entre eux, les certificats, signatures de copies et paraphes des registres soumis à cette formalité, ainsi que la présidence des commissions municipales et, s'il y a lieu, des commissions administratives et permanentes.

Art. 8- Les adjoints sont autorisés à se suppléer au besoin dans l'exercice des fonctions à eux déléguées, ainsi qu'à nous suppléer également au besoin dans l'exercice de celles que nous nous sommes réservées.

Art. 9- Le maire agira et statuera par lui-même toutes les fois qu'il le jugera convenable dans les affaires dépendant des parties du service qui font l'objet des présentes délégations.

Art. 10- Sont rapportées toutes dispositions de l'arrêté du 19 mai 1912, contraires au présent arrêté.

Reims, le 7 septembre 1914 Le maire, Dr Langlet."

 

La lecture de cette affiche donne naturellement lieu à bien des commentaires.

L'attitude des élus qui se sont dérobés à leur devoir devant le danger, alors que le maire signait de si belles déclarations dans le but de rassurer la population, les 2 août et 3 septembre 1914, est très sévèrement jugée. Ainsi, il ne les rend pas vaines, ces déclarations ; il leur garde toute la valeur qu'il a voulu leur donner. Si les habitants avaient eu de l'inquiétude à ce propos, ils seraient maintenant rassurés.

La décision et le choix du Dr Langlet sont unanimement approuvés, car dans les circonstances très graves que nous traversons, on ne se paye pas de mots. Les Rémois sont très heureux de voir dorénavant des hommes résolus à la tête de l'administration de la ville, et tout en reconnaissant que chacun est en droit de songer à sa sécurité personnelle, ils estiment inadmissible qu'on se libère, par le départ, d'une magistrature que l'on a briguée mais n'offrant plus que des obligations et des charges périlleuses, comme l'ont fait les deux ex-adjoints.

- Nous tombons, aujourd'hui, de surprise en surprise.

Dans Le Courrier de la Champagne du 9, nous avons, en effet, la stupéfaction de lire un long article intitulé "Impressions d'une personnalité rémoise sur les causes du bombardement".

Vient ensuite le préambule que voici : Une personnalité rémoise qui, de par ses fonctions, a suivi de près les événements de ces jours derniers, nous communique ses impressions sur les véritables causes du bombardement et sur l'inexacte interprétation des faits par une partie de la population rémoise, - et l'article explique assez longuement que le bombardement du 4 fut le résultat d'une erreur. La personnalité rémoise appuie ses dires principalement sur la présence d'officiers allemands à l'hôtel de ville, alors que des obus tombaient rue de Mars.

Donc, on tient à nous persuader qu'il y a eu erreur.

J'ai lu et relu cette thèse, qui paraît faire écho aux déclarations du commandant d'armes déjà exprimées dans le journal d'hier, et je garde les premières impressions qu'il m'a été donné de ressentir directement, dès le déclenchement du bombardement, en persistant à supposer que, s'il y a eu erreur, ce n'est pas dans le sens que l'on veut donner à ce mot.

Le vendredi 4 septembre, ainsi que je l'ai noté, j'ai vu arriver, tandis que causant à un ami, je me trouvais sur le trottoir gauche, à l'entrée de la rue Cérès, deux automobiles bizarrement armées. Les officiers qui les conduisaient, ont contourné la statue de Louis XV, pour filer vers la rue de Vesle, par la rue Carnot, à une allure telle que la pensée m'est venue tout de suite qu'ils devaient connaître Reims.

Lorsque après avoir appris que je ne pourrais pas passer vers la place de l'hôtel de ville, je me suis retrouvé, environ une demi-heure plus tard encore à l'entrée de la rue Cérès, à peu près devant le café Louis XV, les deux mêmes voitures automobiles, revenant directement par la rue Carnot sont repassées, retournant en vitesse dans la direction de Witry-les-Reims et, comme les premiers obus, tombant à ce moment rue de Vesle, arrivaient en somme derrière elles, qu'en outre le tir s'allongeait insensiblement, j'ai eu nettement et spontanément l'impression que les officiers les pilotant venaient de donner l'ordre de tirer.

Il est vrai qu'il y avait d'autres officiers allemands à ce moment, à l'hôtel de ville. Ces officiers des services, intendance ou réquisitions, n'avaient-ils pas été trop pressés de venir à Reims dans la matinée, après avoir appris la veille au soir, le raid audacieux du capitaine de hussards, dont l'exploit avait dû courir comme une traînée de poudre les formations ennemies environnant notre ville et prêtes à s'y précipiter ? Etaient-ils d'accord avec le commandement qui, lui, avait fixé l'entrée de ses troupes d'occupation pour l'après-midi, à 16 heures ? En résumé, devaient-ils se trouver à l'hôtel de ville à cette heure ?

Un malentendu entre les Allemands à ce sujet ne serait-il pas ce qui pouvait être facilement baptisé "erreur" à notre endroit, mais après coup, - surtout, lorsque pour faire admettre cette version, on pouvait y ajouter l'histoire assez embrouillée de parlementaires allemands envoyés à la Neuvillette et non rentrés dans leurs lignes.

Je serais porté à laisser la personnalité rémoise avec ses impressions et à croire qu'il n'y a eu aucunement "erreur" sur ce qui avait été prévu nous concernant, nous Rémois - malgré les regrets exprimés par les autorités militaires allemandes.

- Une petite note paraît dans le journal de ce jour, afin de rassurer bien des personnes qui se sont émues, en voyant les succursales des maisons d'alimentation fermées et ont émis des craintes de disette.

Il est expliqué que les réapprovisionnements sont très difficiles en ce moment, tant à cause de la suppression des moyens de transport et de la disparition de la main-d'œuvre que par suite des grosses quantités réquisitionnées par l'autorité militaire allemande, mais que l'administration municipale se préoccupe constamment de la question et qu'elle fera tout le nécessaire pour assurer, au fur et à mesure des besoins, le ravitaillement de la population.

- Aujourd'hui, des ouvriers vitriers de la maison Minelle, rue de l'Université 55 sont venus pour commencer à travailler au remplacement des cent quatre-vingts vitres environ, brisées dans les magasins du mont-de-piété, par les déplacements d'air, pendant le bombardement du 4 courant.

 

10 septembre 1914

 

Dans un bel article de tête, le rédacteur du Courrier de la Champagne, reprenant aujourd'hui le solennel avertissement adressé par le maire à la population rémoise, le 3 septembre recommande à nouveau le silence, la dignité, la prudence.

Le silence, dit-il, convient à notre deuil, à notre douleur, à nos angoisses. Donc, pas ou peu d'attroupements. Le mieux serait qu'ils fussent supprimés. Isolés du reste de l'univers, subissons notre exil sans même essayer d'en sortir par de fausses nouvelles qui, étant généralement fantaisistes, énervent les esprits et affolent l'opinion. Notre cité française, notre cité rémoise est en deuil, respectons sa douleur - et il ajoute : la solitude est la compagne du silence, sachons le comprendre.

Après avoir dû, à regret, relater la manière de se comporter d'un consommateur obséquieux qui aurait offert, dans un café, des cigares à des officiers allemands, lesquels suffoqués de cette amabilité inattendue, lui auraient rendu dédaigneusement son étui en lui riant au nez, le journaliste conclut très justement : Mais, la dignité n'exclut bien entendu ni la politesse courante, ni même l'obligeance en usage entre personnes de bonne compagnie.

Il croit devoir parler de la prudence en ces termes :

Reims est livrée aux armées allemandes, capables, si elles le voulaient, de la réduire en cendres. Il serait insensé de provoquer, d'irriter cette puissance formidable, non seulement par un acte hostile que nous défend notre situation de non belligérants, mais par un geste, par une parole hasardée. Donc, que chacun soit prudent et pour lui-même et pour les siens, et pour ses voisins et pour ses amis. Chacun de nous répond de la sécurité de tous, c'est à chacun de nous que le salut public est confié.

Ces excellentes recommandations tombent à propos, actuellement. Nous avons bien des précautions à prendre ; il faut causer peu, ne se confier qu'entre amis sûrs et c'est pour cela que ceux qui n'en avaient pas besoin, peuvent trouver humiliant d'avoir à reconnaître, en présence de l'ennemi, que ces leçons, ce rappel aux convenances élémentaires étaient nécessaires à l'égard de quelques-uns de nos concitoyens ou concitoyennes - l'exception, heureusement. Ces jours derniers, par exemple, la place du Parvis offrait fréquemment le spectacle assez choquant de personnes stationnant autour du bivouac allemand, et liant conversation ou plaisantant avec les soldats qui ne leur demandaient rien.

Il est évident encore que ceux qui font si bien usage de la brutalité, de la manière forte, savent parfaitement qu'en employant ce moyen, ils trouveront ou auront des chances de trouver presque partout, parmi les habitants des villes ou villages qu'ils occupent, de piètres caractères cherchant à se faire bien venir, quelquefois au détriment de leurs frères de misère. En ce moment, il ne nous faudrait pas, à Reims, de gens de cette espèce dangereuse.

D'autre part, il est curieux de constater comme le joug est tout de suite insupportable à certains, qui se hérissent spontanément devant la contrainte et saisissent toute occasion de devenir agressifs.

Ce qui s'est passé mardi dernier, dans l'un des couloirs de l'hôtel de ville, en est une preuve.

Le jeune sous-officier saxon commandant le poste de police installé à la mairie, circulait en fumant un cigare, lorsque croisant un appariteur suppléant, M. Arnold, il l'arrête au passage, afin de lui demander un renseignement.

Le Père Arnold, ainsi qu'on le dénomme dans les services municipaux, est un vieil Alsacien, à l'accent des plus durs. Il est originaire de Thann (il prononce Dhânn) - et il a été désigné pour remplir provisoirement un poste d'appariteur depuis la guerre, car il était auparavant magasinier au Bureau central de mesurage de conditionnement, où il comptait une trentaine d'années de services ; c'est un très brave homme, de grande taille, de forte carrure - mais un type dans son genre.

Donc, le Saxon, qui parle fort correctement le français, demande à M. Arnold :

"Voyons, quelle distance avez-vous, d'ici Paris ?"

Le père Arnold, de sa grosse voix, répond lentement, comme à son habitude :

"Oh ! d'ici Paris, nous avons à peu près cent soixante kilomètres".

Le sous-officier, fixé sur ce qu'il désirait savoir, réfléchit une seconde puis, dit, comme se parlant à lui-même :

"Tel jour, nous serons à Paris".

Alors, le père Arnold, comprenant cette fois le sens de la question qu'il n'avait pas pu saisir plus tôt, envoie immédiatement cette réplique, cinglante comme un coup de fouet :

"Hein ! vous n'irez pas à Paris, vous recevrez sur la gueule !"

Le Saxon interloqué, ne bronche pas, mais le bonhomme insiste, croyant sans doute qu'il ne s'est pas suffisamment expliqué, il ajoute :

"Oui, oui, c'est moi qui vous le dis, vous recevrez sur la gueule !"

De vieux employés qui ont entendu le colloque, alors qu'ils allaient entrer dans leurs bureaux ne trouvent pas la Situation risible. S'ils ne disent rien, ils ne sont pas rassurés, car ils pensent tous :

"Arnold va se faire enlever !".

Non, le sous-officier fait simplement demi-tour en continuant à aspirer la fumée de son cigare, tandis que le père Arnold passant auprès d'eux, leur fait un clignement d'œil malin qui a l'air de signifier : "Quand ce blanc-bec là voudra continuer la conversation, il viendra me retrouver".

Plus tard, on reparlait souvent de cet entretien cocasse qui eût pu tourner mal, dans les bureaux de l'hôtel de ville. Ceux qui en avaient été témoins ne se lassaient pas de le raconter et la conclusion, toujours la même, qui venait immanquablement dans les éclats de rire, était : C'est égal, si le Saxon existe encore, il a dû penser déjà quelquefois : "Le vieux de la mairie de Reims avait tout de même raison".

- Le Courrier de la Champagne avait fait savoir, hier, aux consommateurs de tabac que les stocks, chez tous les débitants de la ville, étant épuisés, ils pourraient s'adresser, pour en obtenir, à l'entrepôt situé rue Payen 17 & 19, occupé par les autorités allemandes qui seules distribuaient les tabacs.

Le journal revient sur ce renseignement en disant qu'il a cessé d'être exact - ce qui a motivé des mécomptes et des réclamations. Il déclare, dans son n° du 10 : L'autorité militaire allemande ayant pris possession de toutes les existences en tabac, précédemment propriété de l'état français, en a disposé pour ses troupes et, en dehors de la distribution qu'elle avait faite hier à quelques débitants ou particuliers, elle n'en a plus du tout pour la vente.

- Un autre avis est donné par le journal ; le voici :

 

"Tramways de Reims.

Nous apprenons qu'à la suite d'un accord intervenu avec le commandant Hahn, le nouveau commandant de la Place, la Compagnie des Tramways est autorisée à remettre son service en marche dès maintenant."

 

Les commandants de place se succèdent rapidement. Celui-ci est le troisième que Reims connaît depuis huit jours.

- Nous avons vite remarqué, aujourd'hui, un mouvement insolite d'autos amenant des blessés allemands dans les anciens hôpitaux évacués et même chez des particuliers. Leur va-et-vient continuel n'a pas tardé à exciter une curiosité que l'on évite de laisser trop paraître. Nous désirerions ardemment savoir quelque chose, car on parle beaucoup, à voix basse, depuis hier, d'une terrible bataille de quatre jours qui se serait développée on ne sait exactement où. Un ami, cependant, m'a dit confidentiellement : Il paraît qu"'ils" prennent la purge par là, du côté de Montmirail, Etoges, Vertus et que la Garde aurait été décimée dans les marais de Saint-Gond. On cause encore d'un sérieux échec subi par les Allemands vers Condé-sur-Marne et un convoi interminable de voitures de tous modèles, remplies d'approvisionnements est passé rue Cérès pour se diriger, par le boulevard Lundy, vers l'avenue de Laon.

Toute cette active circulation paraîtrait de bon augure et il doit y avoir du vrai dans ce que l'on entend, mais on a besoin de précisions pour se réjouir. Il s'agit de se renseigner dans la mesure du possible et c'est ainsi que vers 13 h 1/4, passant rue du Cloître, comme je le fais presque journellement, pour voir mes neveux et dire bonjour à ma belle-sœur, Mme Simon-Concé, je ne suis pas trop surpris d'apercevoir, tandis que je vais lui causer, quatre soldats allemands en train de déjeuner dans la salle à manger, à côté.

Je ne puis m"empêcher de lui dire doucement : "Tiens ! tu as des invités, aujourd'hui".

Elle me répond en souriant :

"Oui, on les a déposés ici tout à l'heure ; ils ont été blessés près de Vertus, paraît-il".

Mes neveux parlant l'allemand, l'un d'eux me précise que ces soldats lui ont appris qu'ils font tous les quatre partie de la Garde,

mais qu'étant de quatre régiments différents, ils ne se connaissaient pas avant de se trouver réunis là, où l'on doit venir les reprendre dans l'après-midi, car ils sont atteints légèrement par des balles, aux bras ou aux jambes.

Il serait bien intéressant d'en savoir davantage sur les événements qui se sont passés depuis que nous sommes complètement privés de nouvelles, mais nous devons forcément attendre.

 

11 septembre 1914

 

Nous avons été réveillés par le roulement de voitures, dont le passage a recommencé ce matin, vers 3 heures, se poursuivant sans arrêt jusqu'à 4 heures.

Après le nombre considérable de celles qui ont déjà traversé notre ville hier, nous avons lieu d'être ébahis d'en entendre arriver encore dans la matinée, par longues files se développant sur des kilomètres et de voir de nouveaux trains, toujours aussi nombreux, monter la rue Cérès et le faubourg, à différents autres moments de la journée.

Ce défilé d'autos, fourgons divers, prolonges, caissons d'artillerie, chariots, quelquefois aux dimensions énormes, chargés jusqu'au plus haut de sacs qui paraissent contenir du grain et de la farine, fourragères remplies à déborder de quantité de colis divers, ne cesse pour ainsi dire pas, ce vendredi 11, et cela nous donne une idée de ce que peuvent devenir encombrants et gênants dans certains cas, pour les armées, leurs impedimenta lorsqu'ils doivent atteindre de pareilles proportions.

En flânant, ce matin et cet après-midi, j'ai été amené à faire, à différentes reprises, la même constatation. Si les caissons d'artillerie que nous voyons rouler parmi ces charrois sont en quantité surprenante, les pièces - de 77 ou autres - y sont plutôt rares.

J'ai remarqué, lorsqu'il est venu, suivant les autres et comme perdu au milieu d'eux, un de nos fourgons régimentaires du 205e d'infanterie et, un instant après, mon attention a été attirée par la vue d'un trompette ayant son instrument dans le dos, mais qui était certainement heureux et fier d'avoir un clairon français attaché à la selle de son cheval.

Cette fois, à n'en pas douter, l'armée allemande est en pleine retraite. Toutefois, ces convois interminables ont une marche très régulière et fort bien ordonnée. De distance en distance, des officiers, des sous-officiers à cheval ou assis sur une auto, transmettent, souvent par un simple signe du bras, un ordre qui vient d'être donné d'arrêter, afin d'éviter l'embouteillage ; cela s'exécute instantanément, puis tout repart sur un nouvel ordre.

Mais combien de centaines, peut-être même de milliers de ces véhicules, aurons-nous eu à contempler aujourd'hui et hier.

En dehors de cela, il arrive toujours beaucoup de blessés allemands. Aujourd'hui, les autos continuent leur va-et-vient pour les amener et les déposent encore chez les particuliers ou même sur les trottoirs.

Après déjeuner, j'ai croisé, sur le boulevard de la Paix une cinquantaine de ces malheureux de toutes armes, formant une longue colonne ; leur vue faisait pitié. Ceux qui avaient les bras en écharpe pouvaient avancer, mais beaucoup d'autres, derrière, se traînaient lamentablement à l'aide de cannes, de béquilles, quelques-uns marchant à même sur leurs pansements. Ils se dirigeaient du côté de la place de la République où des autos les attendaient car, quelques instants après, me trouvant par là, je remarquais encore d'autres blessés, plus grièvement, étendus dans des voitures sanitaires prêtes à partir et à proximité desquelles, un car, portant une quinzaine de religieuses au costume bizarre et paraissant faire partie de leur service de santé, se trouvait en station. Là, il y avait une grande activité. .

- Comme nous entendons de plus en plus, non seulement le canon, dont les détonations sont bien plus rapprochées que ces jours derniers, mais le tac-tac des mitrailleuses alternant avec de très nombreux coups de fusil, nous pouvons tout de même avoir espoir, il nous semble, en la libération prochaine de notre ville. On dit que les troupes françaises sont bien près de Reims ; cependant, il nous faut patienter encore.

- L'affiche suivante, imprimée en trois langues, allemande, française et russe, a été placardée en divers endroits de la ville :

 

"Avis

Sera fusillé : quiconque endommagera un fil ou câble du service télégraphique ou téléphonique, également quiconque arrachera cette affiche.

Si un tel délit a lieu dans le territoire d'une commune, celle-ci encourra les plus graves représailles dans le cas où le coupable ne serait pas saisi.

Le Grand Quartier Général Allemand."

 

- Le Courrier de la Champagne, annonce aujourd'hui le nom que le nouveau Pape portera dans l'Histoire : Benoît XV, mais il dit ignorer quel est celui des cardinaux qui, élevé au Souverain Pontificat, a choisi ce nom.

- D'autre part, le journal publie ceci, comme suite à une information parue dans le numéro du 8 septembre 1914, sous le titre "Au champ d'aviation" :

 

"Les moteurs et avions du champ d'aviation

Notre article relatant l'abandon, par nos aviateurs, de moteurs et d'avions, au champ d'aviation, dont s'est emparé le génie allemand, a causé à Reims une pénible émotion.

Nous sommes heureux de pouvoir annoncer, d'après les indications qu'a bien voulu nous donner un aviateur, que les moteurs Gnôme ne pourraient pas servir à nos ennemis, puisque les aéroplanes allemands n'ont que des moteurs fixes. Quant aux avions même, ce sont des appareils d'école, qui ne sont pas utilisables pour la guerre. Ces aéroplanes sont d'un modèle lourd ; ils sont très pratiques pour apprendre à voler, mais ils ne peuvent absolument pas être utilisés comme avions militaires." (Dans son article du 8, le journal annonçait que des otages : MM. Drancourt, Lejeune, Bataille, Chevrier et Chézel, conseillers municipaux avaient été emmenés par un officier supérieur de l'aviation allemande, accompagné d'officiers du génie, au champ d'aviation de Deperdussin où se trouvaient vingt moteurs Gnôme tout neufs et intacts et une dizaine d'avions, que nos aviateurs n'avaient sans doute pas eu le temps d'emporter.

Les Allemands craignaient que ces engins aient été laissés intentionnellement, pour les attirer et les faire sauter au moyen de mines préparées par nos troupes sous ce matériel.

Ils s'étaient rendu compte facilement que ces objets ne masquaient aucun piège et avaient rendu la liberté aux otages, le même soir de ce dimanche 6 septembre 1914.)

 

12 septembre 1914

 

Dès 4 heures du matin, le canon recommence à tonner à proximité de la ville ; on entend encore mieux qu'hier la fusillade et les mitrailleuses.

La canonnade s'accentue de plus en plus ; nous nous rendons compte qu'un terrible duel, entre les pièces de différents calibres, est engagé depuis le petit jour.

Les rafales de coups de canon paraissant d'instant en instant moins éloignées, j'ai la curiosité de m'assurer, à plusieurs moments de la journée, si nous ne nous faisons pas illusion à ce sujet. Non, car j'ai pu voir parfaitement, à l'aide d'une jumelle, du haut des magasins de l'établissement, les nuages de fumée de l'artillerie, dans la direction des Mesneux et constater qu'ils se rapprochaient.

Quelquefois, les détonations deviennent si violentes que toutes les vitres tremblent aux fenêtres de notre appartement ; certains coups font vibrer la maison tout entière. Il paraît, d'ailleurs, que les Allemands sont près de la Maison-Blanche et que les troupes françaises viennent de la montagne de Reims.

Dans le courant de la matinée, vers 11 heures, on est venu de la maison Minelle, dire aux ouvriers occupés à la pose des vitres, dans nos magasins du mont-de-piété, de rentrer chez eux.

Reims est désert. Chacun attend chez soi les événements.

- Le journal Le Courrier de la Champagne de ce jour, samedi 12 septembre 1914, avant tout article, a imprimé en lettres majuscules ce qui suit, sans titre, dans sa première colonne :

 

"Quelles que soient les impressions intimes que peuvent éveiller les nouvelles, vraies ou fausses, qui circulent à tout instant, il est nécessaire que la population reste absolument calme et réservée ; il y va de sa dignité comme de sa sécurité.

Les événements présentent souvent des alternatives diverses, tant que des solutions définitives ne sont pas intervenues.

La ville de Reims, ouverte aux mouvements de troupes et désireuse de rester en dehors de toute action militaire, doit se montrer correcte et déférente vis-à-vis des autorités et des troupes allemandes, hospitalière et bienveillante pour les blessés, comme elle l'a été jusqu'ici."

 

En deuxième page, il rappelle aux habitants qu'il est formellement interdit de stationner et de former, sans aucun prétexte, des attroupements sur la voie publique, notamment dans les grandes artères et sur les places publiques, où les troupes sont appelées à circuler ou à cantonner.

Dans un court article, faisant suite à son entrefilet d'hier, il dit encore, sous ce titre :

 

"A propos des moteurs du champ d'aviation

Nous pouvons ajouter à notre information d'hier, qu'au moment de quitter leurs hangars, nos aviateurs ont retiré des moteurs une pièce importante, ce qui en empêche le fonctionnement. C'est ainsi, du reste, que l'on procède pour les pièces d'artillerie que l'on est obligé de laisser entre les mains des ennemis ; on en retire les culasses pour les rendre inutilisables."

 

Il nous apprend, en outre, que le troisième fils du Kaiser, Prince Auguste-Guillaume, se trouve à Reims depuis deux jours, qu'il est descendu au Grand-Hôtel, où il occupe, au premier étage, la chambre n° 23 et qu'en raison de sa présence, les abords de l'hôtel sont sévèrement interdits à la circulation.

- Vers 15 heures, un nouveau roulement de voitures se fait entendre. De nos fenêtres, sur la rue de la Grue, nous voyons remonter la rue Cérès par une longue file d'autos, caissons, etc. ; elle est suivie de cavaliers puis de fantassins et d'artillerie, enfin d'un mélange assez confus des armes, donnant cette fois l'impression d'une retraite précipitée.

Une demi-heure auparavant, six soldats d'infanterie étaient arrivés chez une voisine d'en face, Mme Erard et cela m'avait donné à penser, tout de suite, que mon tour d'héberger des Allemands n'allait pas tarder. Jusqu'à présent, j'étais plutôt surpris de n'en avoir pas eu à recevoir, soit pour les voir effectuer des réquisitions dans nos magasins, soit pour les loger. Je me crois donc obligé de demeurer chez moi, à attendre, lorsqu'un coup de sonnette au n° 12, encore chez la même voisine, m'attire à la fenêtre.

Je reconnais, tandis qu'il attend qu'on ouvre, un cycliste militaire qui avait amené là, tout à l'heure, les fantassins et qui revient sans doute les chercher, puisque tous sortent presque aussitôt. Ces soldats discutent un moment sous nos fenêtres, le temps de remettre leur sac au dos, et s'en vont. Il devient évident que cela ne va décidément plus pour l'armée allemande. Je vais dont être sûrement exonéré de logement et, du coup, je ne puis que me réjouir du contretemps survenu si vite pour troubler la quiétude de ces hommes.

Les troupes diverses continuent à passer, rue Cérès, l'infanterie chantant sans enthousiasme, comme elle chantait le 4, en faisant son entrée dans Reims et je m'aperçois que nos quasi-voisins d'une demi-heure à peine, ont été prévenus rapidement d'avoir à suivre les derniers éléments de la colonne qui part, cette fois, presque en cohue.

A distance, nous avons remarqué, dans le défilé, encadré de nombreux soldats baïonnette au canon, un groupe très important de civils, la plupart marchant avec leur parapluie ouvert, en raison du mauvais temps, ce qui nous a empêchés de les reconnaître. Nous sommes fortement intrigués, nous demandant quels sont ces hommes et où on les conduit, mais nous apprenons plus tard qu'il s'agissait des otages.

Les autorités militaires allemandes, après s'être assurées, dans la matinée, à la mairie, des personnes du maire, M. le Dr Langlet et de M. Bergue qui lui servait d'interprète, qu'elles conduisirent immédiatement au Lion d'Or ; de celles de Mgr Neveux et de M. l'abbé Camu, qui s'étaient présentés à la Kommandantur, en vue d'intervenir au sujet de l'arrestation arbitraire de deux prêtres du diocèse, avaient demandé l'élaboration rapide d'une liste de cent noms, à choisir dans tous les milieux sociaux et dans tous les partis politiques. Cette liste avait été établie avec l'aide de MM. Eug. Gosset, président de la chambre de commerce, Rousseau, adjoint au maire et Raïssac, secrétaire en chef de la mairie - pas assez vite, au gré des Allemands - car le temps pressait, et avant même qu'elle ne fût complètement terminée, ces messieurs furent obligés d'aller chercher les futurs otages à leur domicile, escortés de soldats en armes.

Une proclamation, portant la liste des otages désignés, avait été rédigée et traduite en français, pour être imprimée aussitôt et placardée. Elle disait ceci :

 

"Proclamation

Dans le cas où un combat serait livré aujourd'hui ou très prochainement aux environs de Reims ou dans la ville même, les habitants sont avisés qu'ils devront se tenir absolument calmes et n'essayer en aucune manière de prendre part à la bataille. Ils ne doivent tenter d'attaquer ni des soldats isolés ni des détachements de l'armée allemande. Il est formellement interdit d'élever des barricades ou de dépaver les rues, de façon à ne pas gêner les mouvements des troupes, en un mot de n'entreprendre quoi que ce soit qui puisse être d'une façon quelconque nuisible à l'armée allemande.

Afin d'assurer suffisamment la sécurité des troupes, et afin de répondre du calme de la population de Reims, les personnes nommées ci-après ont été prises en otages par le commandement général de l'armée allemande. Ces otages seront pendus à la moindre tentative de désordre. De même, la ville sera entièrement ou partiellement brûlée et les habitants pendus si une infraction quelconque est commise aux prescriptions précédentes.

Par contre, si la ville se situe absolument tranquille et calme, les otages et les habitants seront pris sous la sauvegarde de l'armée allemande.

Par ordre de l'autorité allemande, Le maire, Dr Langlet.

Reims, le 12 septembre 1914"

La deuxième partie de cette proclamation était en italiques et le passage "ces otages seront pendus", avait amené des protestations de la part du maire et de ceux de nos concitoyens collaborant à la rédaction ou à sa traduction. Ils avaient demandé, paraît-il, que conformément aux lois de la guerre, cette expression fût remplacée par "seront fusillés" - mais satisfaction ne leur avait pas été donnée. La dite proclamation était suivie de la liste des noms de quatre-vingt-un des habitants de Reims ; elle se terminait, après le dernier nom, de celui de M. l'abbé Maitrehut, par ces mots "et quelques autres".

En même temps que la publication de cette liste, un nouvel appel à la population rémoise était également affiché. Voici son texte :

 

"Appel à la population rémoise Chers concitoyens,

Aujourd'hui et les jours suivants, plusieurs d'entre vous, notables et ouvriers, seront retenus comme otages pour garantir vis-à-vis de l'autorité allemande le calme et le bon ordre que vos représentants ont promis en votre nom.

Il y va de leur sécurité, de la sauvegarde de la ville et de vos propres intérêts que vous ne fassiez rien qui puisse démentir ces engagements et compromettre l'avenir.

Ayez conscience de votre responsabilité et facilitez notre tâche.

Hommes, femmes, enfants, restez le plus possible dans vos demeures, évitez toute discussion.

Nous comptons que vous serez à la hauteur de la situation. Tout attroupement est absolument interdit et sera aussitôt dispersé.

Les adjoints Le maire

L. Rousseau, Dr Jacquin, J.B. Langlet

Em. Charbonneaux, J. de Bruignac "

 

Un certain nombre de ceux dont les noms avaient été portés éventuellement sur la liste des otages, n'ayant pas été trouvés à leur domicile, furent remplacés d'urgence par d'autres habitants désignés pour les suppléer et c'étaient ces malheureux, retenus au dernier moment, que nous venions de voir emmener.

Ils ne savaient s'ils partaient pour longtemps, lorsque arrivés à peu près à un kilomètre au delà du passage à niveau de Witry, sur la route de Rethel, l'officier qui les surveillait leur fit faire halte pour se ranger au bord de la route, puis s'adressant au maire, il dit quelques mots parmi lesquels ils retinrent surtout ceux-ci :

"Il n'y a pas eu de désordre à Reims ; vous êtes tous libres. Vous pouvez rentrer chez vous."

On peut imaginer la joie qu'éprouvèrent instantanément ces pauvres gens qui ne pensaient pas recouvrer sitôt leur liberté. Aussi, quelque-uns d'entre eux voulant en jouir immédiatement, tentèrent-ils de rompre tout de suite le contact en s'égaillant dans les champs, malgré la pluie, mais des soldats lancés à leurs trousses, leur firent rebrousser chemin par la route, que les troupes suivaient encore et qu'ils reprirent en sens inverse pour rentrer à Reims. Les plus âgés étaient exténués. Le Dr Langlet, très fatigué, devait être soutenu par les deux bras.

Les Rémois, otages de fait, avaient eu de terribles angoisses au cours de cette longue journée. Leurs noms ne correspondant plus exactement avec ceux portés sur la liste faisant suite à la proclamation affichée dans l'après-midi, furent cités dans les numéros du Courrier de la Champagne, des 13, 14 & 15 septembre 1914. D'après ses indications et sauf omissions qui seraient infiniment regrettables, le cortège emmené par les Allemands était composé de : M. le Dr Langlet, maire, Mgr Neveux, M. l'abbé Camu, M. l'abbé Andrieux, MM. Mennesson-Dupont, Demaison, Bataille, Lapchin père, Guernier, Pérot, Ducrot, Menu, P. Jolly, Weiland, Mathieu, Bernard-Cahen, Lorin, Cahen Edouart, Fribourg, Fournier, Pétrement, G. Bonnet, Mars-Antony, Patoux, Osouf, R. de la Morinerie, M. Farre, R. de Bary, F. Kunkelmann, Lethwaitte, Cabanis, Lemaire, Em. Wenz, Ternier, Guerlin-Martin, Pingot, Dallemand, Putz, Latarget, Benoist, Lavoine, Stever, Bouy, Suffert, Darcq, Foureaux, Reuteler, Peltier, Sarrazin débittant, Colignon, Monimart père, Coty, Charlier, Cabay, Brimont, Plichon, Catoire, Lacomblin, Robin, Dorget, Moulet, Triquenaux, Huct, Adam, Savar, Gaillard, Wilmet, Muzin, Legrand, Etienne, Boudin, Abelé, Léon Collet, de Jivigny, Drancourt, Vanier, Gaudefroy-Sichard, Kanengieser, Gomont, Vor Morteau, Benj. Mennesson, Raimbeau, Rémia ou Remier, Saint-Aubin, Touyard, Martin.

Enfin, ce samedi 12 septembre 1914 vécu au milieu d'une atmosphère de bataille toute proche, susceptible peut-être de reprendre et de continuer dans nos murs si l'ennemi n'a pas complètement abandonné Reims, se termine, pour nous dans une grande inquiétude.

Depuis le commencement de la nuit, le ciel s'est empourpré de lueurs qui s'étendent et rougeoient de plus en plus, malgré la pluie diluvienne.

Les Allemands auraient-ils mis le feu à la ville, après avoir, vers 19 h incendié les magasins à fourrage du Petit-Bétheny, qu'ils avaient arrosés d'essence ?

Malgré le désir d'avoir quelques nouvelles, j'ai évité de circuler aujourd'hui - et ce soir, à la maison, nous sommes plongés dans une incertitude complète.

 

LA DÉLIVRANCE DE REIMS

 

Dimanche 13 septembre 1914

Nous sommes réveillés à 5 heures, par deux coups de fusil tirés dans le voisinage et entendus très nettement. Où en sommes-nous, que se passe-t-il et que nous réserve la journée de ce dimanche ?

A 6 heures, je suis dehors, me dirigeant vers la place royale ; dans le court trajet à effectuer pour y parvenir, je suis rejoint par M. luta, fondé de pouvoirs de la maison de champagne Maréchal & Cie et interprète volontaire à la Mairie, qui me dit en passant :

"Allons les voir."

A son air joyeux, j'ai compris qu'il s'agit de nos soldats. Il va vite, court presque ; je le suis un instant et il m'annonce que les Français sont dans l'avenue de Paris, depuis hier soir, 20 h.

Quelques minutes après, j'ai en effet le plaisir de voir un de nos cyclistes militaires traverser la place, puis, en descendant la rue Carnot, de croiser deux ou trois fantassins isolés, formant sans doute l'extrême pointe d'avant-garde du corps d'armée qui s'apprête à reprendre possession de la ville de Reims, car ils avancent prudemment, tenant en mains leur fusil, baïonnette au canon et, à hauteur du palais de justice, j'aperçois un groupe de quelques officiers. Malgré l'heure matinale, il y a déjà une animation considérable le long de la rue de Vesle. Tous les visages sont radieux et les drapeaux sortent aux fenêtres, les uns après les autres.

Je me hâte de rentrer, suffisamment fixé, pour annoncer, sans tarder, à la maison la bonne nouvelle de notre libération, et je pense, chemin faisant : "Nous allons donc respirer à l'aise". On ne peut, il est vrai, se défendre d'éprouver au moins de la gêne, même quand on n'aurait rien à se reprocher, lorsque des menaces sans cesse aggravées sont continuellement suspendues au-dessus d'une collectivité dont on fait partie. Espérons que le régime de l'occupation est bien fini. Il n'est plus question de sujétion. Nous avons retrouvé notre liberté.

En me voyant pavoiser, nos enfants eux-mêmes se réjouissent. Ils vont pouvoir enfin s'ébattre, car depuis plusieurs jours, nous leur avions expressément défendu de sortir en ville ; confinés à la maison, ils avaient dû se contenter de prendre un peu l'air dans la cour et le petit jardin de l'établissement.

C'est avec confiance et dans une grande tranquillité d'esprit que nous attendons nos troupes, qui certes, vont recevoir un accueil enthousiaste.

Dans le courant de la matinée, nous voyons arriver les premiers régiments de la 5e armée, commandée par le général Franchet d'Esperey.

Les 127e et 33e d'infanterie défilent dans la rue Cérès, montant vers le faubourg. Vient ensuite le 27e d'artillerie, qui fait halte tout le long du faubourg et de la rue Cérès, de la rue Carnot, de la rue de Vesle et laisse passer les 73e et 110e d'infanterie.

Nous ne nous lassons pas de regarder nos soldats. La foule s'est massée sur leur trajet. La ville est en fête ; le pavoisement est devenu général et sur la cathédrale ainsi qu'à la façade de l'hôtel de ville, le drapeau blanc a fait place aux couleurs nationales.

Les Rémois cherchent à manifester leur contentement en faisant plaisir aux troupiers.

A la maison Hennegrave (anciennement Petitjean) sur la place royale, on leur distribue en hâte, au fur et à mesure de leur passage, une quantité considérable de pain d'épice, de nonnettes, etc. L'un de nos voisins, plus loin, est occupé à verser dans les quarts qui lui sont tendus, du café chaud, et sans cesse, il retourne remplir sa cafetière dès qu'elle est vide. Le long de la rue Cérès, chacun tient à leur offrir soit du pain, du vin ou du chocolat, des cigares, des cigarettes, des allumettes, etc. Pour tout le monde, c'est un besoin d'expansion. Des bouquets sont remis à bon nombre d'officiers qui sont aussi heureux que leurs hommes de semblable réception. J'entends un capitaine d'infanterie, dont la selle est garnie de fleurs, dire en passant à un lieutenant du régiment d'artillerie au repos :

"C'est plus agréable que la retraite, hein !"

et celui-ci sourit en répondant :

"Ah oui".

Naturellement, l'espoir dans le succès définitif et rapide de nos armées, est plus vivace que jamais.

Tout à l'heure, j'ai causé avec quelques canonniers d'une pièce qui stationne à hauteur de notre rue de la Grue, particulièrement avec l'un d'eux, tout jeune, qui à son tour avait voulu faire plaisir à nos enfants, en leur donnant un biscuit de troupe, et, comme je m'étonnais que l'ordre d'avancer ne soit pas donné aux batteries que nous voyons immobilisées, depuis leur arrivée, tout le long des voies suivies par l'infanterie, il m'a répondu très simplement :

"Nous n'avons plus rien dans nos caissons ; que pourrions-nous faire, sans obus ?".

Nous nous sommes mis réciproquement au courant des événements de la semaine et il m'a appris que la bataille dont nous avons eu les échos, avait commencé le 6, que son régiment, dès ce jour, prenait part aux opérations dans la région d'Esternay et qu'il n'avait cessé de donner jusqu'à hier, tout près de Reims.

A 13 heures, le général Franchet d'Esperey (ancien lieutenant-colonel du 132e d'infanterie, à Reims) vient à l'hôtel de ville, avec son escorte, pour saluer la municipalité, qui s'y tenait en permanence.

Vers 17 h 1/4, tandis qu'à la maison, nous nous entretenions avec mon beau-frère L. Montier et ma sœur de l'heureuse délivrance de notre ville, une vive fusillade assez proche, se fait entendre. Nous montons sur la terrasse et nous voyons un aéroplane - allemand, très probablement - filer vers l'est, poursuivi par des détonations de shrapnells ; il semble échapper ; puis d'autres aéros en reconnaissance apparaissent. C'est pour nous, un spectacle nouveau - nous ne pouvons rien en déduire.

Nous avons su que les coups de fusil entendus ce matin, avaient été tirés par un soldat, de la place royale, sur deux Allemands, l'un montant un cheval et l'autre conduisant une charrette, qui filaient par la rue Colbert. Ils n'avaient pas été atteints, mais arrivés près de la porte Mars, l'un d'eux ayant fait feu sur les premiers éclaireurs qui circulaient vers cet endroit, les nôtres ripostant, avaient tué les chevaux et les deux hommes.

Des prisonniers, traînards ou isolés, n'ayant pas été prévenus à temps d'avoir à déguerpir, ont été faits en ville, par-ci, par-là, en certains endroits par groupes. Ils se laissaient prendre lorsqu'ils étaient découverts. Les gamins, ce matin, indiquaient aux soldats où ils pouvaient trouver des Boches, disant : "Venez par ici, j'en ai vu un", ou bien : "il y en a encore là".

Chez notre boulanger, rue Nanteuil, il s'est passé, hier, une scène amusante. Un Feldwebel était venu dans la matinée, pour réquisitionner le pain et, afin de s'assurer qu'il ne serait rien prélevé, pour la clientèle, sur la fournée en cours, il avait laissé sur place, un homme de faction. Lorsqu'il était devenu évident que la retraite se précipitait, quelques ménagères s'étaient risquées à venir voir s'il ne serait pas possible d'avoir tout de même de quoi manger. L'Allemand était toujours là, de surveillance et c'est alors qu'un client facétieux arrivant à son tour, lui dit brusquement :

"Mais, mon vieux Fritz, si tu ne veux pas rester ici tout le temps, c'est le moment de f... le camp".

Aux éclats de rire qui suivirent cet avertissement, il comprit qu'il n'avait qu'à rejoindre au plus vite, ceux qui passaient encore rue Cérès. '

- Jusque 18 h 1/2, le canon a tonné fortement, mais on est en plein à la confiance ; cela paraît moins inquiétant que la veille et peut s'expliquer par ce fait que les troupes françaises ont repris position à peine hors de la ville, aussitôt après l'avoir traversée, afin de continuer le mouvement offensif déclenché par la bataille de la Marne, sur laquelle nous avons été très heureux de pouvoir obtenir aujourd'hui quelques détails, venus confirmer le peu que nous en avions appris, pendant l'occupation.

- Le Courrier de la Champagne, dans son numéro de ce jour, dit ceci, intitulé : "Du calme jusqu'au bout".

" Ainsi que nous avons eu occasion de le dire déjà sous diverses formes, il faut que, pour le moment, nos concitoyens restent très réservés dans leurs appréciations sur les événements.

Nous sommes encore trop près des lignes de combat pour qu'il ne soit pas nécessaire d'être prudent et calme, afin d'éviter des représailles éventuelles. "

 

Il publie également cette nouvelle :

 

" Le prince Henri de Prusse à Reims

Le prince Henri de Prusse, cousin de l'empereur se trouvait hier de passage à Reims. Il a passé la nuit (du 11 au 12, évidemment) à l'hôtel du Lion d'Or, où il occupait les chambres 22 & 23. Quatre personnalités rémoises ayant été demandées comme otages, pour passer la nuit dans des chambres voisines, la municipalité avait désigné MM. Fréville, Guédet, Le Jeune et Rohart.

Puis, il donne les prix pratiqués le 12 sur le marché, disant : Le grand marché du samedi était relativement bien approvisionné.

Les légumes et primeurs n'ont pas subi de hausse appréciable.

Des fruits avaient été amenés au début du marché, particulièrement un lot de raisins. Toute cette marchandise a été, en presque totalité réquisitionnée.

Prix moyen des denrées

Bœuf,

le kilo,

de

1,40

à

1,20F

Veau,

 

2, 20

 

3, 00 F

Mouton,

 

2,00

 

3,40F

Porc frais,

 

2,20

 

3,00 F

Lard,

 

1,80

 

2,80F

Lapin,

 

2,40

 

2,50F

Oie,

 

2,20

 

2,30 F

Poulet gras,

la pièce

 

5,50

 

6,50 F

Œufs,

la douzaine

 

1,80

 

2,00 F

Pommes de terre rondes,

les 100 kg de

 

14

à

18 F

Pommes de terre longues,

 

18

à

20 F

 

Le beurre fait toujours défaut. "

Enfin, sur les événements qui se sont passés hier, tout près de Reims, il s'exprime ainsi :

 

" La bataille de Reims et les tirs de l'artillerie

C'est au bruit du canon et de la fusillade qu'a été rédigé et composé le présent numéro. Nous félicitons et remercions nos collaborateurs, d'avoir exécuté comme d'habitude leur labeur quotidien, sans souci de l'orage de balles et de mitraille qui faisait rage autour de nous.

Une bataille extrêmement vive a eu lieu, aux portes de notre ville, bataille qui portera sans doute dans l'Histoire le nom de bataille de Reims.

Commencée dans les premières heures de la matinée, elle a atteint son maximum d'intensité à partir de midi, pour ne se terminer qu'à la nuit.

Notre consigne nous empêche d'en dire plus long sur cette bataille. Mais nous voudrions, tout au moins, donner ici quelques indications sur les tirs de l'artillerie, sujet tout d'actualité qui intéressera certainement beaucoup de personnes. "

A la suite de cette partie d'articles, le journal donne des explications d'ordre technique sur les bouches à feu utilisées actuellement par l'ennemi et par nos armées, leurs calibres, leurs portées, les différentes sortes de projectiles qu'elles envoient, afin de communiquer aux Rémois une idée aussi précise que possible du grandiose duel d'artillerie qu'ils ont si bien entendu.

- Après dîner, un bruit régulier et prolongé m'attire vers la rue Eugène Desteuque. J'y vois passer, l'arme à la bretelle, les hommes d'un des régiments d'infanterie dont j'ai retenu le numéro ce matin, tandis qu'ils étaient dirigés à l'extrémité de la ville par la rue et le faubourg Cérès, alors qu'ils en reviennent maintenant pour être conduits on ne sait où...

Quelques voisins seulement sont venus là, parmi lesquels le commis, d'une quinzaine d'années, de l'épicerie Jacquier, rue Cérès, qui bientôt, n'y tenant plus d'obtenir une explication du mouvement rétrograde qui s'effectue, demande à plusieurs reprises, à haute voix :

"Eh ben quoi, les gars ! ça ne va donc pas, par là", et il traduit ainsi exactement le sentiment de curiosité de tous.

Personne ne lui répond ; les soldats sont fatigués et, dans l'ensemble, paraissent assez sombres. Le jeune garçon épicier recommence sa question, du même ton gouailleur, au moment où arrive un sergent-major, à la droite de sa compagnie ; celui-ci tourne la tête en marchant, et répond seulement, comme importuné :

"Non, ça ne va pas".

Le sérieux de cette courte réplique, contraste tellement avec l'air de plaisanterie que voulait avoir la question, que j'en ressens une vive impression.

D'un autre côté, des sapeurs du génie viennent de placer au travers de la rue Nanteuil, à son extrémité sur la rue Cérès, un camion de la maison Laurent & Carrée, resté dehors ; ils se disposent à passer la nuit auprès de cet obstacle bien précaire, s'il doit faire office de barrage.

Les pensées se heurtent ce soir dans ma cervelle.

Redouterait-on un retour offensif de l'ennemi ? Non, cela ne paraît pas possible. Nous avons vu partir ses dernières unités en pagaye, hier après-midi, et nous avons constaté que, dans la poursuite, elles étaient presque talonnées par les nôtres.

Rien ne nous dit cependant que le gros de l'armée allemande, qui a contourné notre ville, a effectué sa marche arrière dans le même désordre.

Nous ne savons pas et malgré le bel optimisme de la journée, je rentre soucieux, en désirant ardemment que la délivrance de Reims soit définitive.

Nous nous endormons au son du canon. Il ne gronde pas loin et ses détonations ne cesseront pas de la nuit.

 

LE BOMBARDEMENT SYSTÉMATIQUE DE REIMS

 

Lundi 14 septembre 1914

 

Nous nous réveillons comme nous nous sommes endormis, au bruit du canon.

Désirant, si possible, avoir un aperçu de ce qui se passe dans les directions nord et est de Reims, où nos troupes étaient dirigées hier, je monte, au début de la matinée vers 8 h 1/2, au troisième étage du bâtiment principal de nos magasins et vais m'installer à une lucarne de son pignon, situé sur la rue de la Gabelle. Je ne croyais pas trouver un si bel observatoire. De là-haut, en effet, ma vue portant parallèlement à la route, je vois parfaitement la ligne d'horizon donnée par les hauteurs juste en face, des bouches à feu en action, que je ne vois pas, mais dont la présence se révèle fréquemment par les petits nuages noirs paraissant de-ci de-là, suivis quelque temps après par les détonations de départ des projectiles. Les Allemands, dans leur retraite, ont pu assurer l'occupation de ces points élevés à leur artillerie et c'est de ces endroits et d'autres, dominant Reims, que nous entendons maintenant le canon tonner sans arrêt ; la veille au soir, les extrémités du faubourg Cérès et le quartier Cernay ont reçu quelques obus.

Je vois très bien également, mieux encore qu'avant-hier 12, lorsque je regardais dans la direction des Mesneux, les éclairs et les flocons de fumée produits en l'air par l'éclatement des shrapnels destinés à nos malheureux troupiers qui, hier, partageaient notre bonheur et depuis ont dû être contraints de rester aux limites de la ville, ou à peu près.

Il me semble que mes deux fils aînés pourraient venir examiner un instant, auprès de moi, ce triste spectacle qu'offre la guerre, puisqu'il nous est permis de le considérer partiellement et je descends, afin d'aller les chercher à la maison. Par exemple, ce que je n'avais pas prévu se produit. Après mes explications, toute la famille - c'est-à-dire ma femme et nos quatre enfants - piquée de curiosité, remonte avec moi.

Nous regardons à la jumelle encore quelques coups partir et chaque fois qu'est apparu un nouveau nuage noir, qui grossit à vue d'œil, nous percevons ensuite le son vibrant du départ. Il y a déjà une demi-heure environ que nous sommes apostés devant notre lucarne, où nous nous remplaçons les uns après les autres, lorsqu'à certain moment, nous voyons surgir un amas de fumée plus blanc et beaucoup plus volumineux que les autres ; nous attendons, comme auparavant, le bruit de la déflagration qui nous semble devoir être formidable, car il n'est pas douteux que c'est une grosse pièce qui a tiré. Soudain, le sinistre sifflement du projectile envoyé par ce coup nous annonce le passage, tout près, de l'obus.

Malheur ! cela aussi est de l'imprévu. Notre stupéfaction est grande, mais de courte durée heureusement ; nous avons ressenti ces terribles émotions le 4. L'engin a déjà fait entendre son explosion d'arrivée à courte distance et il n'est pas seul car en voici d'autres qui sifflent. Oh ! l'effroyable chose que la surprise d'un bombardement subit.

L'observatoire a été vite abandonné ; en un rien de temps, nous sommes dans les escaliers que nous dégringolons quatre à quatre. Les enfants eux-mêmes ne montrent pas d'affolement. C'est vers la cave que nous sommes naturellement attirés pour assurer notre sécurité.

Dans la cour, qu'il nous faut traverser, nous voyons le concierge de l'établissement, sa femme et sa petite-fille tenant dans ses bras son enfant nouvellement née, qui viennent nous demander de les accueillir dans notre cave ; ils auraient pu s'abriter dans celle qui se trouve de leur côté mais ils préfèrent ne pas être seuls.

Nous nous installons donc comme nous le pouvons, assis sur deux chantiers ou sur les dernières marches de l'escalier, écoutant les sifflements suivre les sifflements au milieu des éclatements d'arrivée.

A l'appréciation approximative de la direction et de la distance, il nous semble que les obus tombent principalement vers l'hôtel de ville ; notre quartier ne paraît pas visé aujourd'hui. De nouveaux sifflements et de nouvelles explosions ne nous permettent cependant pas de remonter. Cela dure une partie de la matinée.

Dès que le calme est revenu, après onze heures, je sors et pars vers l'hôtel de ville. J'apprends en chemin, de M. Ebaudy, de la compagnie des Sauveteurs, que le premier obus, celui que nous avons si bien entendu siffler et - je crois pouvoir le dire - que nous avons même vu partir, est tombé à l'angle de la maison n° l, rue Thiers, tuant six personnes dont deux à l'intérieur de la maison.

En effet, plus tard on précisait que les victimes qu'il avait faites étaient, en dehors de Mlle Lucie Chenot, 29 ans et sa bonne, Mlle Olive Grosjean, 26 ans, habitant la maison n° 1 rue Thiers : le lieutenant-colonel de Lanzac de Laborie, du 3e Spahis, détaché au centre des hautes études militaires, tué ainsi qu'un gendarme de la légion, nommé Bollangier, paraît-il, qui sortaient des bureaux de l'Etat-major, rue des Boucheries et arrivaient rue Thiers, avec un officier allemand prisonnier, lequel a été blessé seulement. Le même obus a tué encore un soldat du 33e d'infanterie, probablement du même groupe et une femme inconnue, de 60 à 70 ans, qui passait également rue Thiers. Ses éclats blessaient en outre, grièvement, M. Hubled, 48 ans, qui se trouvait sur la place de l'hôtel de ville.

Tout le quartier de l'hôtel de ville est saccagé, notamment la rue Thiers où je remarque particulièrement l'hôtel de Metz (BayleDor), au n° 39, en grande partie démoli et l'immeuble Cama, ainsi que les rues des Consuls, de Mars, du Petit-Four, de la Tirelire, des Ecrevées.

L'école de la rue des Boucheries, où les services de l'Etat-major étaient à peine installés, a reçu un obus qui a mis le feu aux combles ; trois soldats y ont été blessés dont un très grièvement et dans l'ensemble, tout le quartier environnant présente un aspect de désolation véritablement navrant. Une large traînée de sang allant de la rue des Consuls à la place des Marchés a été laissée par un cheval blessé, qui est allé s'abattre à ce dernier endroit.

On apprend encore que, dans la matinée aussi, un obus détruisant une maison habitée par la famille Sorriaux, rue Croix-Saint-Mars 139, a anéanti toute cette famille, composée de : Mme Sorriaux, 39 ans ; Albertine Sorriaux, 17 ans ; Paul Sorriaux, 11 ans et René, 3 ans.

L'après-midi, vers 13 heures, l'ambulance de la Croix-Rouge installée dans l'établissement Sainte-Marie-Dupré, 270, avenue de Laon et 10, rue Boudet, désignée sous le nom d'Hôpital auxiliaire de la Société française de secours aux blessés militaires n° 47, est atteinte par deux obus se succédant à courte distance l'un de l'autre.

Parmi les nombreux soldats blessés qui étaient soignés en cet endroit, une quinzaine sont tués sur le coup et deux autres rendent le dernier soupir après quelques heures de cruelle agonie.

Deux infirmières et un jeune homme qui se dévouaient autour de ces malheureux, sont également victimes ; ce sont :

Mademoiselle Germaine Gosse, 20 ans Madame Fontaine-Faudier, 25 ans Monsieur Léon Bobenrieth, 16 ans

pour lesquels un service fut célébré à l'église Saint-Thomas, le 17 septembre 1914, à onze heures, avec lieu de réunion indiqué, dans un avis de L'Eclaireur de l'Est du 17 septembre, 270, avenue de Laon et inhumation au cimetière du nord.

- Sur la fin de l'après-midi, au cours d'une nouvelle tournée dans le quartier de l'hôtel de ville et environs, je vois, auprès de la porte Mars, les cadavres des deux chevaux tués hier à coups de fusil ; les corps des deux Allemands atteints au même moment et déposés d'abord à côté, sur le trottoir, ont été enlevés.

A mon retour, le bombardement ayant repris, il nous faut encore, par deux fois, redescendre à la cave.

- La question que l'on se pose, lorsque chacun a pu retrouver ses sens, est celle-ci : que cherchaient les Allemands, ce matin ? Voulaient-ils atteindre l'hôtel de ville, ou ne visaient-ils pas plutôt les locaux que l'état-major venait d'occuper, rue des Boucheries ? La pensée en est venue spontanément à beaucoup des habitants de Reims, quand fut connue la nouvelle que, s'il n'y est plus, il s'y est du moins installé - pas pour longtemps. En ce cas, l'ennemi aurait été vite et bien renseigné par ceux que, vraisemblablement, il aurait laissés derrière lui pour espionner.

D'autre part, ce bombardement d'une ambulance est-il pur hasard ?

Tout ceci produit un trouble considérable dans les esprits. L'indignation est générale et la consternation, en ville, aussi profonde qu'on saurait l'imaginer, après cette terrible journée.

 

15 septembre 1914

 

A 5 h nous sommes réveillés par le canon.

Vers 8 h 1/2, je pars pour effectuer mon tour de promenade journalier et, ainsi que j'en ai l'habitude, je me dirige du côté du Champ de grève. Près de la maison Esteva, à gauche, en contrebas de l'avenue de la Suippe, sont installées deux batteries de 75, qui ont tiré hier, une partie de la journée. Ce matin, les canonniers se détendent en faisant une partie de football devant leurs pièces, et j'ai plaisir à voir l'ardeur et l'insouciance avec laquelle les deux camps mènent le jeu. De l'autre côté, à proximité de la rue de Sillery, un régiment d'infanterie est en réserve. Que se passe-t-il derrière les quartiers Louvois et Jeanne d'Arc ?

A mon retour, je m'arrête un instant pour regarder cuisiner, sur les roulantes groupées place Belle-Tour, d'autres soldats de l'artillerie. Un groupe stationne là, tout le long des boulevards de la Paix, Gerbert et Victor-Hugo, avec son matériel.

- La matinée s'étant passée sans bombardement, il me semble au début de l'après-midi, que je puis recommencer, accompagné de mes fils Jean et Lucien, la tournée faite en un endroit qui me paraît intéressant à connaître actuellement. Après avoir suivi le boulevard Gerbert, nous nous engageons dans la rue Lagrive, accédant aux Coutures, tandis que se font entendre quelques détonations auxquelles je ne prête pas autrement attention, lorsqu'à son extrémité, nous croisons M. Gravier, professeur à l'Ecole des Arts qui, sans s'arrêter, nous lance cet avertissement :

"N'allez pas par là ; ils répondent à nos batteries".

En effet, nous ne tardons pas à voir la terre soulevée dans le champ de Grève, à 400 m. environ devant nous, par les explosions simultanées de trois obus. Changeant alors d'itinéraire, nous gagnons la rue Ponsardin, d'où nous entendons siffler les projectiles qui continuent à arriver sur notre droite, alors que nous nous dirigeons sur le quartier de la gare, pour terminer notre promenade.

Rentrés à la maison, nous devons encore deux fois nous réfugier dans notre cave, où nous sommes rejoints par le concierge et les siens ainsi que par deux ouvriers vitriers travaillant dans les magasins, que les arrivées d'obus plus fréquentes et rapprochées, ne sont pas sans inquiéter pour leur départ et leur rentrée à domicile.

- Nous avons appris par Le Courrier de la Champagne de ce jour que le gouvernement a été transféré à Bordeaux. Le journal donne le texte de la proclamation qui fut adressée à la Nation et insérée au Journal officiel du 3 septembre. Le voici :

 

" Proclamation du Gouvernement.

Français,

Depuis plusieurs semaines, des combats acharnés mettent aux prises nos troupes héroïques et l'armée ennemie. La vaillance de nos soldats leur a valu, sur plusieurs points, des avantages marqués. Mais, au nord, la poussée des forces allemandes nous a contraints à nous replier.

Cette situation impose au Président de la République et au Gouvernement une décision douloureuse. Pour veiller au salut national, les pouvoirs publics ont le devoir de s'éloigner, pour l'instant, de la ville de Paris.

Sous le commandement d'un chef éminent, une armée française pleine de courage et d'entrain, défendra contre l'envahisseur la capitale et sa patriotique population. Mais la guerre doit se poursuivre, en même temps, sur le reste du territoire.

Aucune de nos armées n'est entamée. Si quelques-unes ont subi des pertes trop sensibles, les vides ont été immédiatement comblés par les dépôts et l'appel des recrues nous assure, pour demain, de nouvelles ressources en hommes et en énergies.

Durer et combattre, tel doit être le mot d'ordre des armées alliées, anglaise, russe, belge et française !

Durer et combattre pendant que sur mer les Anglais nous aident à couper les communications de nos ennemis avec le monde !

Durer et combattre pendant que les Russes continuent à s'avancer pour porter au cœur de l'Empire d'Allemagne le coup décisif !

C'est au Gouvernement de la République qu'il appartient de diriger cette résistance opiniâtre.

Partout, pour l'indépendance, les Français se lèveront. Mais pour donner à cette lutte formidable tout son élan et toute son efficacité, il est indispensable que le Gouvernement demeure libre d'agir.

A la demande de l'autorité militaire, le Gouvernement transporte donc momentanément sa résidence sur un point du territoire d'où il puisse rester en relations constantes avec l'ensemble du pays.

Il invite les membres du Parlement à ne pas se tenir éloignés de lui pour pouvoir former, devant l'ennemi, avec le Gouvernement et avec leurs collègues, le faisceau de l'unité nationale.

Le Gouvernement ne quitte Paris qu'après avoir assuré la défense de la ville et du camp retranché par tous les moyens en son pouvoir.

Il sait qu'il n'a pas besoin de recommander à l'admirable population parisienne le calme, la résolution et le sang-froid. Elle montre tous les jours qu'elle est à la hauteur des plus grands devoirs.

Soyons tous dignes de ces tragiques circonstances. Nous obtiendrons la victoire finale. Nous l'obtiendrons par la volonté inlassable, par l'endurance et par la ténacité.

Une nation qui ne veut pas périr et qui, pour vivre, ne recule ni devant la souffrance ni devant le sacrifice est sûre de vaincre."

 

Dans le même journal, d'aujourd'hui, nous lisons l'avis suivant :

 

" Croix Rouge.

En raison de nombreux départs, la permanence, rue de Vesle 18, doit prier les Dames qui avaient offert leur concours, pour le service des ambulances, de bien vouloir se faire inscrire à nouveau."

 

16 septembre 1914

 

Dans les communiqués officiels des opérations publiés par Le Courrier de la Champagne de ce jour, nous trouvons ceci, pour ce qui nous intéresse directement :

 

" 13 septembre - 15 heures

A notre aile gauche, l'ennemi continue son mouvement de retraite.

Il a évacué Amiens se repliant vers l'est.

Entre Soissons et Reims, les Allemands se sont retirés au nord de la Vesle. Ils n'ont pas défendu la Marne au sud-est de Reims.

Même jour, 23 heures

Aucune communication n'est arrivée ce soir, au Grand Quartier Général. Les communiqués d'hier et de cet après-midi ont montré la vigueur avec laquelle nos troupes poursuivent les Allemands en retraite. Il est naturel que dans ces conditions le Grand Quartier Général ne puisse, deux fois par jour, envoyer des détails sur les incidents de cette poursuite. Tout ce que nous savons, c'est que la marche en avant des armées alliées se continue sur tout le front et que le contact avec l'ennemi est maintenu.

A notre aile gauche, nous avons franchi l'Aisne."

 

puis, sous le titre, en très gros caractères : "L'ennemi bat en retraite" sur toute la ligne, nous lisons :

 

" 14 septembre - 14 h 30 soir- 1°.........................

2° Au centre, les Allemands avaient organisé, en arrière de Reims, une position défensive sur laquelle ils n'ont pu tenir.

14 septembre - 23 h 15 - A notre aile gauche, nous avons partout rejoint les arrières-gardes et même les gros de l'ennemi ; nos troupes sont rentrées à Amiens, abandonné par les forces allemandes. l'ennemi semble faire tête sur le front jalonné sur l'Aisne.

Au centre, il semble également vouloir résister sur les hauteurs du nord-ouest et au nord de Reims ; etc."

 

Ce matin, à 5 h, le canon a annoncé que les Allemands sont toujours bien près de la ville, puisque des obus sont venus encore siffler dans les environs de notre quartier. Nous pouvons en conclure que si l'ennemi, ainsi que le dit le communiqué du 14 (14 h 30), a dû abandonner la position défensive qu'il avait organisée en arrière de Reims, ce n'a pas été pour longtemps.

Nous avons dû passer une partie de la matinée dans la cave ; le bombardement étant redevenu très intense ensuite, il nous a fallu y redescendre et y rester l'après-midi tout entier.

Vers 14 h, un obus explosant sur le pavé, rue Chanzy, aux Six-Cadrans, entre le kiosque et les maisons des Loges-Coquault, cause la mort de neuf personnes, par ses éclats :

Mme Froment-Hardy, fille du succursaliste des Etablissements Economiques, place des Loges-Coquault (inscrite dans les décès, à l'état civil, le 17 septembre) ; Mlle M. Legras, 16 ans, demeurant 82, rue Gambetta (état-civil du 17 septembre) ; M. E. Breton, instituteur retraité, 72 ans, 117, rue Chanzy (état-civil du 21 septembre) ; M. Champrigaud, rue de Contrai 3 (état-civil du 21 septembre) ; Mlle Thérèse Gruy, 12 ans, domiciliée 14, rue du Jard (état-civil du 21 septembre) ; M. Font, Antoine, 3, rue Gambetta (état-civil du 22 septembre).

Enfin, mon ancien condisciple Ch. Destouches; 47 ans, domicilié rue Croix-Saint-Marc 96, qui passait, avec sa famille, au moment où l'obus vint éclater à cet endroit, a été tué ainsi que sa femme, 30 ans et son fils Pierre, 8 ans, tandis que sa fille Juliette, 12 ans, était mortellement blessée. Les décès des trois premiers sont inscrits sous les n° 2.478 à 2.480, à l'état civil, le 22 septembre et celui de la fillette, le 23 septembre (n° 2.537).

Le même obus frappait encore mortellement M. Stengel, maître-sonneur à la cathédrale, demeurant 14, rue du Jard, dont le décès est mentionné à l'état civil le 2 octobre et M. Desogere, adjudant du 132e d'infanterie en retraite, comptable aux Hospices civils, porté dans les décès, sous le n° 2.609, le 23 septembre. En outre quelques personnes avaient été atteintes plus ou moins grièvement, entre autres, Mlle Antoinette Font, dont le père avait été tué.

- Sous le titre "Choses vues", Le Courrier d'aujourd'hui mentionne le dévouement des gens du quartier Saint-Remi (vieillards, femmes et tout jeunes gens) qui, dimanche matin, faisant office de brancardiers et de brancardières de bonne volonté, sont allés spontanément à l'étonnement des officiers et des hommes du 41e, sur lesquels s'abattaient les obus, vers l'octroi de la route de Châlons et à proximité du Parc Pommery, chercher avec des charrettes à bras des soldats blessés qu'ils transportaient avec des précautions

infinies, tandis que les gamins, toute la matinée, se chargeaient d'aller faire remplir les bidons de nos troupiers.

Dans le même journal, nous trouvons les avis suivants :

 

" Postes, télégraphes, téléphones.

Le maire a fait placarder hier, dans l'après-midi, l'avis que voici :

Mairie de Reims Avis, Les lettres mises à la poste, rue Cérès, aujourd'hui

15 septembre, avant six heures, seront expédiées ce soir."

Reims, le 15 septembre 1914.

Ce service de correspondance est limité à la journée du 15 septembre et a été effectué par des autos postes.

Jusqu'à nouvel ordre, les Postes, télégraphes et téléphones sont exclusivement réservés aux communications militaires ou gouvernementales dans la zone des opérations militaires.

Il faut donc attendre la réorganisation de ces services pour les communications privées.

Avis en sera donné en temps opportun.

Chemins de fer

Des trains étant venus de Paris sur Reims et vice-versa, le public s'est demandé si les trains de voyageurs, dans la direction de Paris seraient bientôt réorganisés.

Là aussi, l'autorité militaire s'est réservée le service exclusif des chemins de fer pour le transport des troupes et leur ravitaillement.

Il en est de même pour le C.B.R.

Nos lecteurs seront informés de la reprise du service public par l'avis officiel qui nous sera communiqué le cas échéant, et que nous publierons aussitôt.

Société française des secours aux blessés militaires Comité de Reims

La situation, jusqu'ici, ne nous avait pas permis l'organisation définitive d'un assez grand nombre de nos hôpitaux.

Aujourd'hui que les choses se modifient favorablement, nous faisons à nouveau appel aux hommes de bonne volonté pour notre service de brancardiers auxiliaires.

Se faire inscrire à notre permanence, 18, rue de Vesle."

 

17 septembre 1914

 

A 4 heures du matin, le bombardement reprend brusquement. Nous devons nous lever rapidement, nous habiller en toute hâte et descendre encore à la cave ; il n'y fait pas chaud. Hier, le tir n'étant pas continuellement dirigé de notre côté, nous avons pu lire un peu et j'ai fumé beaucoup, pour tuer le temps, mais l'inaction me pesait. Aujourd'hui, je ne pouvais pas recommencer à tendre le dos à rien faire. L'idée me vient de profiter de mon séjour forcé auprès d'un fût de bière, rentré pendant l'occupation allemande, pour en faire le tirage et, comme d'habitude, les enfants sont heureux de me rendre service en m'aidant dans ce travail, l'un en remplissant les bouteilles, les autres, en les transportant après que je les ai bouchées et ficelées ; l'opération se fait tandis que les obus sifflent sans arrêt. Le tir est mené très serré pendant trois heures durant, jusqu'à 7 heures. Il devient un peu plus espacé ensuite, sans toutefois cesser.

Dans les courts moments de répit que nous donne ce bombardement ininterrompu, nous remontons ensuite, prendre chez moi ce qui devient de plus en plus nécessaire pour demeurer en bas ; la cave se garnit ainsi insensiblement des objets les plus divers, d'abord de quelques chaises. Une lampe à pétrole, achetée spécialement, pour éviter éventuellement - pendant les quelques jours encore que nous supposons que pourrait durer la malheureuse situation de notre ville - la gêne éprouvée les premiers jours de bombardement, devient tout de suite d'une grande utilité. Nous descendons les provisions, la vaisselle indispensable, pour le cas probable où nous ne pourrions pas aller prendre nos repas dans l'appartement. Le concierge, ce matin, était arrivé à côté de nous, accompagné, ainsi que les jours précédents par sa femme, sa petite-fille et la toute jeune enfant de cette dernière ; il va, lui aussi, chercher entre les sifflements, les ustensiles dont les siens auront besoin. Aujourd'hui, précisément, les ménagères se trouvent dans l'obligation de cuisiner sur place ; il nous faut encore aller quérir une table, ce qui nous permet, à midi, de nous installer tant bien que mal, pour faire, en commun, un frugal repas que partagent M. et Mme Robiolle, venus des Bains et lavoir publics, rue Ponsardin, voir la famille Guilloteaux et que l'intensité du bombardement a mis dans l'impossibilité de retourner chez eux.

A partir de 13 heures, un terrible duel d'artillerie s'engage et les détonations de nos pièces de gros calibre placées au sortir de la ville, s'ajoutent encore au vacarme épouvantable des explosions d'obus, ce qui n'empêche pas les enfants de rire de bon cœur, absorbés qu'ils sont par la partie qu'ils ont mise en train, avec l'un des jeux que nous avons eu la bonne inspiration de leur descendre. J'entretiens le plus possible leur gaieté, en me réjouissant intérieurement de ce qu'ils ne s'effraient pas plus que ma femme, et pourtant !

Dans le courant de l'après-midi, Mlle Bredaux, sage-femme, qui habite rue Cérès 9, a réussi à venir faire visite, comme elle le fait chaque jour, à la petite-fille du concierge, M. Guilloteaux, qui, mariée au fils de M. Robiolle, mobilisé, est depuis quelques jours mère d'une jeune enfant, inscrite dans les naissances du 10 septembre 1914, comme suit : Gisèle - Georgette Robiolle, rue de la Grue 9.

Mlle Bredaux est accompagnée de sa sœur et ces personnes attendent, auprès de nous, une accalmie pour retourner chez elles. Plusieurs fois, à la suite d'arrivées qui me paraissaient assez

rapprochées, je suis remonté afin de me rendre compte, du seuil de la porte, de ce qui se passe dehors.

Voici encore une nouvelle explosion proche qui m'attire au rez-de-chaussée, d'ou je m'aperçois aussitôt que, cette fois, c'est un obus incendiaire qui a dû éclater dans l'appartement situé en haut de la maison, rue Cérès, où se trouve un magasin de la teinturerie Renaud-Gaultier ; je vois parfaitement les progrès rapides de l'incendie, puisque l'immeuble est exactement dans le prolongement de la rue de la Grue.

En redescendant, je fais part de mes constatations, disant que le feu vient d'être mis, par un obus, à cette maison, dont j'ai regardé un moment les fenêtres et les volets brûler, au second étage. Mlle Bredeaux, en apprenant cette nouvelle, me fait préciser à nouveau, puis dit simplement :

"C'est chez moi".

Immédiatement, nous remontons ensemble et, dès due la porte sur la rue est ouverte, elle me répète tristement :

"Oui, C'est bien Chez moi".

Les obus sifflent toujours, il serait très dangereux de rester là ; elle doit revenir se mettre à l'abri avec nous, qui cherchons à la consoler, elle et sa jeune sœur, comme nous le pouvons. Toutes deux restent muettes et réfléchissent ; elle se représentent que, du fait, elles se trouvent démunies brutalement de tout ce que renfermait leur appartement. Ces pauvres personnes qui ne possèdent plus là, auprès de nous, que ce qu'elles ont sur le dos, ne se laissent pas abattre ; elles décident d'aller demander l'hospitalité de la nuit dans une maison amie.

Après avoir passé une journée triste et effrayante, en raison de la violence du bombardement conduit par des grosses pièces tirant sur toute la ville, nous ne pouvons quitter la cave qu'au déclin du jour, vers 19 h.

- Le journal L'Eclaireur de l'Est, du jeudi 17 septembre 1914, dit qu'hier, le nombre des victimes a été considérable. Il ajoute que, malheureusement, malgré le retour de MM. les commissaires de police (Partis, ainsi que d'autres services administratifs (sous-préfecture, etc.) avant l'arrivée des Allemands.), il est aujourd'hui impossible de fournir les noms des victimes.

Ce numéro du journal L'Eclaireur, publie les divers avis suivants :

 

" Pas de lumière après 9 heures.

Les habitants de la ville sont prévenus que par ordre de l'Autorité militaire, toutes les lumières doivent être éteintes, même dans les appartements privés, à partir de neuf heures du soir.

Toute infraction à cette prescription exposerait le contrevenant à être arrêté comme suspect et inculpé d'espionnage. Plusieurs personnes, convaincues d'avoir correspondu

par signaux optiques avec l'ennemi, ont été passées par les armes.

Reims, le 16 septembre 1914, Le Maire, Dr Langlet

 

Précautions urgentes.

L'Administration municipale recommande expressément aux habitants de sortir le moins possible pendant tout le temps où l'on entend le canon à peu de distance de la ville, et de se tenir dans les maisons dès que les éclatements se produisent dans certains quartiers.

La plupart des accidents auraient été évités par ces précautions.

Reims, le 16 septembre 1914 Le Maire, Dr Langlet

 

Interdiction des attroupements

M. le maire de Reims a l'honneur d'informer ses concitoyens que les rassemblements, attroupements, stationnements sur les places publiques ou dans les rues, sont rigoureusement interdits pendant le séjour des troupes.

Les cafés seront fermés à huit heures du soir et la circulation supprimée à partir de la même heure, sauf le cas de nécessité absolue.

Les trottoirs devront être laissés entièrement libres. Les Etalages et les terrasses de cafés sont interdits.

Les sanctions les plus sévères seront prises contre les contrevenants.

Reims, le 16 septembre 1914 Le Maire, Dr Langlet

 

les armes et munitions allemandes Avis important

Le maire de Reims ordonne aux personnes qui se sont appropriées des armes ou des munitions abandonnées par des soldats allemands, de les remettre immédiatement au commissariat de police de leur arrondissement.

Les détenteurs d'armes ou d'objets ayant appartenu à des soldats allemands, s'exposent à des poursuites rigoureuses.

Pour le Maire de Reims L'adjoint délégué : Louis Rousseau

 

Conseils de prudence

Avec la meilleure intention, le public accueille les bruits les moins fondés sur certaines personnes suspectes de relations avec l'ennemi, ce qui provoque des incidents et pourrait amener des faits très regrettables.

Dans aucun cas et sous aucune forme, les particuliers ne doivent prendre de mesure d'exécution.

Ils doivent uniquement faire connaître à l'hôtel de ville les indications qu'ils pourraient posséder à ce sujet, afin que l'administration prenne, après examen, les sanctions nécessaires ; c'est le seul moyen de faire oeuvre utile éventuellement.

 

La Goutte de lait

Les mamans qui craignent les meurtriers obus allemands dont la tragique pluie s'abat chaque jour sur la ville, sont informées qu'elles peuvent se rendre, sans encombrement, à la "Goutte de lait'; chaque matin, de très bonne heure, ou le soir, vers six heures, lorsque le tir vient de cesser.

Les mères de famille sont priées de rapporter les biberons et les paniers à chaque livraison.

 

On réclame du tabac

Nombre de nos lecteurs nous écrivent pour s'étonner que les communications étant normalement rétablies à l'heure actuelle, l'Administration ne se préoccupe pas de renouveler la provision de tabac, cigares et cigarettes des débitants et buralistes de la ville.

L'un de ces derniers nous affirme qu'il faut attendre pour cela le retour de M. l'entrepositaire. Nous le souhaitons, en ce cas, très prochain."

 

Le 18 septembre 1914

 

Aujourd'hui, c'est à 2 h 1/2 du matin, que nous sommes arrachés brutalement à notre sommeil par les détonations épouvantables des grosses pièces et qu'il nous faut encore faire, avec les enfants, une descente immédiate à la cave ; elle est particulièrement pénible.

La famille des concierges, augmentée depuis hier de deux personnes, et les Robiolle, restés avec eux pour la nuit, viennent nous rejoindre tout de suite ; nous sommes réunis au nombre de quatorze et tous, nous éprouvons le besoin de dormir encore. Nous cherchons à prendre, les uns sur des chaises, d'autres allongés sur un tapis, des positions dans lesquelles nous pourrions nous assoupir et reposer quelques instants ; c'est impossible.

Nous causions des tristes événements de cette période terrible que nous vivons ; des ravages causés par le bombardement, pour ainsi dire ininterrompu depuis lundi 14 ; des véritables massacres qui en sont résultés ; des victimes que nous connaissions ; de la situation tragique de la ville de Reims, qu'on ne peut, nous semble-t-il laisser abîmer plus longtemps, ce qui nous donne l'espoir que la poursuite de l'ennemi, si malheureusement arrêtée, sera vraisemblablement reprise dès que possible.

Mme Guilloteaux, assise dans un fauteuil qu'on est allé lui chercher, afin de lui donner le moyen d'installer mieux la petite Gisèle, âgée d'une semaine à peine, qu'elle tient enveloppée dans un duvet, exhale ses plaintes, la pauvre femme, après chacune des explosions formidables que nous entendons. Elle répète ce qu'elle disait souvent hier et tous ces jours derniers :

"Eh, mon Dieu ! on n'arrivera donc point à les déloger de delà"."

Le ton larmoyant de cette demande bien vague, faite à la cantonade, avec une prononciation ardennaise fortement accentuée, porterait à rire en toute autre circonstance ; on n'y pense pas. Nous comprenons trop bien les angoisses terribles de la bonne aïeule voulant protéger de tout danger, même du froid, le frêle petit être qu'elle garde précieusement sur ses genoux et personne ne lui répond aujourd'hui, parce que, sincèrement, on ne peut plus rien lui dire, car à la longue, nous finirions aussi par nous demander si on y parviendra, à "les" déloger.

Nous ne sommes pas initiés - loin de là - mais il est devenu évident que nos troupes ont trouvé le 13, au sortir de Reims venant de les fêter, une résistance opiniâtre qui semble devenir, de jour en jour, plus difficile à briser.

Le communiqué de 14 h 30, en date du 14, publié par nos journaux locaux le 16, nous a bien appris que les Allemands avaient organisé, en arrière de Reims, une position défensive sur laquelle ils n'ont pu tenir, mais celui du même jour - 23 h 15, disait : ...Au centre, l'ennemi semble également vouloir résister sur les hauteurs du nord-ouest et au nord de Reims, etc. La deuxième dépêche de ce lundi dernier 14, n'était donc pas longtemps sans venir contredire la première. D'ailleurs, nous sommes bien placés - quelle dérision d'employer pareil terme ! - pour savoir que l'ennemi ne semble pas seulement vouloir résister, et pour avoir la certitude qu'il résiste vigoureusement. Nous ne nous sommes même aucunement aperçus d'un ralentissement du bombardement commencé le 14, dans la matinée ; il n'a fait, au contraire, qu'augmenter d'intensité.

Comment les Allemands sont-ils parvenus à s'accrocher aussi solidement aux hauteurs qui dominent notre ville, à si peu de distance ? Seraient-ils donc parvenus à opérer, à leur tour, une volte-face, un redressement qui serait, toutes proportions gardées peut-être, une réplique de celui qui fut si bien réussi par nos armées, il y a une quinzaine de jours, lorsqu'elles ont arrêté net la marche sur Paris ? Après les avoir vus traverser Reims dans une complète retraite, bien près de se transformer en déroute, nous aurions du mal de comprendre cela.

Il serait fort intéressant de connaître ce que pense de pareille situation l'autorité militaire, mais, bien entendu, nous ne savons absolument rien et ce n'en est pas plus rassurant.

Après avoir vu le flux de l'armée allemande et son reflux en des déploiements formidables, allons-nous être de nouveau envahis ? Malgré tout, je veux espérer que non !

Toutes ces pensées me traversent l'esprit, après chacune des lamentations de Mme Guilloteaux.

A 3 h 1/4, la canonnade paraissant cesser, je retourne au premier étage, m'étendre sur un lit, tout habillé et deux heures après, toute la famille est remontée. Quelques minutes seulement se passent ensuite. A 5 h 20, le sifflement de plus en plus fort d'un obus qui arrive, nous fait craindre, l'espace de quelques secondes, avant son explosion, qu'il soit pour nous. Il éclate tout près et nous oblige à réintégrer la cave que nous ne pouvons plus quitter, après un semblant d'accalmie, le bombardement vient de reprendre avec violence et il nous faut, cette fois encore, y passer toute la journée.

M. Robiolle avait quitté hier l'établissement des Bains et lavoir publics qu'il dirige, rue Ponsardin ; il désire savoir ce qui a pu se passer de ce côté, et s'en va, suivi de sa femme, se proposant de revenir aussitôt mais nous ne les revoyons pas. Les explosions continuelles des obus qui se sont mis littéralement à pleuvoir dans ces parages, peu de temps après leur départ, rend leur retour impossible.

Le boulevard de la Paix, dans toute sa longueur, de même que les boulevards Gerbert et Victor-Hugo sont complètement hachés. Les batteries d'artillerie du malheureux groupe que j'avais remarqué, bivouaquant là, depuis le 15, ont bien été repérées, malgré l'abri que pouvaient leur donner les gros arbres, qui, pour la plupart, sont ébranchés ou mis en pièces. Des hommes et nombre de chevaux sont tués en ces endroits. La caserne Colbert a été touchée plusieurs fois.

La cathédrale l'a été également.

Le soir, des obus incendiaires qui hier, avaient fait leur première apparition, sont encore envoyés sur la ville. Un incendie allumé par ces projectiles à la sous-préfecture, rue de l'Université, se propage aux maisons voisines jusqu'à la rue des Cordeliers, après avoir gagné la maison Fourmon, en angle, puis progresse ensuite jusqu'à la moitié de cette dernière rue.

L'usine Lelarge, boulevard Saint-Marceaux, est en feu depuis hier.

A la nuit de cette nouvelle et longue journée d'épouvante, nous sommes exténués.

 

Samedi 19 septembre 1914

 

La journée du 19 septembre 1914 fut pour la ville de Reims, la plus triste de la semaine terrible, qui suivit le dimanche lui ayant apporté la joie de revoir les troupes françaises.

Les habitants du centre, surtout de la partie limitée par le boulevard de la Paix, les rues Cérès, Carnot, Chanzy, de Contrai et des Augustins, eurent à vivre, durant ce samedi, les heures atroces d'un bombardement infernal, avec gros calibres et obus incendiaires, au cours duquel leur incomparable cathédrale s'enflamma dans toutes ses parties donnant prise à l'incendie, tandis que brûlaient nombre de maisons, sur différents points de ce quartier.

Dès le matin, le tir des batteries ennemies commencé le 14 sur la ville et répété chaque jour, depuis sa réoccupation par nos troupes, reprend avec une intensité encore accrue et, ainsi que cela avait déjà eu lieu le 4, pendant une phase du bombardement d'intimidation qui avait précédé la prise de possession allemande, puis hier 18, la cathédrale sert souvent de but. Notre habitation, au n° 7 de la rue de la Grue, dans l'immeuble du mont-de-piété, n'en est éloignée que de cent cinquante mètres. environ ; aussi, nous faut-il, sans tarder, reprendre le chemin de la cave, trajet que nous avons dû faire fréquemment, le jour ou la nuit, au cours de la semaine.

Ma femme, mes quatre enfants et moi y descendons rapidement ; aussitôt, comme précédemment, nous entendons arriver par la cour de l'établissement, le concierge accompagné de sa femme, portant, enveloppée dans un duvet, leur arrière petite-fille, alors âgée de dix jours ; la mère de cet enfant les suit, avec l'aide d'une parente.

La situation devient tout de suite effrayante. Les projectiles ne cessent de siffler pour s'abattre souvent dans nos environs ; nous entendons alors les explosions toutes proches des arrivées, le fracas des maisons démolies et des pierres retombant lourdement les unes après les autres.

Pour nous, la matinée se passe dans l'inaction ; notre attention est tout entière retenue par les sifflements des obus qui se succèdent continuellement. L'avant-veille 17, pendant un tir déjà terrible, les enfants avaient trouvé une excellente diversion à leurs angoisses en faisant une fantaisiste partie d'échecs et, entre eux, ils riaient de bon cœur ; aujourd'hui, ils ne pensent guère à leur jeu. Ils se tiennent anxieux auprès de nous, qui évitons d'échanger nos impressions afin de ne pas les épouvanter. Tous, nous attendons en silence la fin de cette pluie d'engins meurtriers - et le temps s'écoule sans apporter d'accalmie.

On me questionne sur ce qui se passe au dehors, lorsque après une courte absence, je suis parvenu à courir jusqu'à la rue Eugène-Desteuque ou à l'autre bout de la rue, afin de me rendre compte des dégâts subis à proximité. Presque à chacune de ces sorties, j'aperçois seulement M. Davorgne, charretier à la maison Laurent & Carrée, remonté aussi, un instant, sur le seuil de la cave du n° l, dont l'escalier donne directement sur la rue et tout prêt à redescendre là, où il est à l'abri avec sa famille.

A certain moment, je remarque que le toit de la pharmacie Clouet, sise 11, rue Cérès prend feu. La maison voisine, n° 9, où se trouvait un magasin de la teinturerie Renault-Gautier a brûlé entièrement l'avant-veille jeudi 17, par suite de l'explosion d'un obus incendiaire au second étage de cet immeuble ; le sinistre considéré comme éteint depuis le vendredi, s'était vraisemblablement communiqué à côté. Il se déclare, après avoir couvé là ; des pompiers arrivent, mais tout en se multipliant au mépris des obus, ils sont en nombre insuffisant - trois ou quatre - pour lutter avantageusement ; on a besoin d'eux ailleurs, ils s'en vont, ne peuvent sans doute pas revenir et la maison n° 11 est bientôt complètement embrasée.

Vers midi, nous prenons promptement un semblant de repas, en constatant qu'il nous faudrait du pain pour le soir.

Dans l'après-midi, le besoin de respirer à l'air me fait remonter quelques minutes dans la cour. Les obus sifflent toujours sans discontinuer et, les projectiles tombant trop près, je dois me replier dans la cave. J'y suis à peine arrivé qu'un coup de sonnette du dehors m'en fait ressortir, en vitesse. Une seule pensée me vient à l'esprit tandis que je m'empresse. Qui donc a pu se risquer dans les rues en semblable moment ? Il faut que l'on ait besoin d'un secours pressant. La porte ouverte, je reconnais Mlle Debay ; elle est haletante, remplie de crainte. Cette personne chargée de la garde de la chapelle des religieux franciscains, située à l'angle des rues de Mâcon et des Trois-Raisinets, m'apprend qu'un obus vient d'y tomber ; elle demande asile, la maison n° 12, rue Eugène-Desteuque, où elle était accourue, croyant s'y réfugier, étant fermée et probablement vide. j'accueille bien volontiers cette pauvre femme, et nous rentrons. A cet instant, M. et Mme Demilly, voisins du 10 de la même rue Eugène Desteuque (face à la rue de la Grue) sortis de leur cave et venus au bruit des coups de sonnette impérieux et répétés, sans succès, à la porte de la maison voisine de chez eux, nous aperçoivent. Ils traversent vite leur rue et accourent me demander également à s'abriter chez moi, car leur immeuble est sérieusement menacé. En effet, un obus incendiaire explosé dans la propriété Sacy, 21, rue de l'Université, contiguë à l'école ménagère où les Femmes de France ont installé un hôpital militaire, a provoqué le développement d'un foyer considérable au milieu du pâté de maisons situé entre les rues de l'Université et Saint-Symphorien, et le feu dévore déjà l'arrière de la lithographie Mendel, 8, rue Eugène-Desteuque. Ils retournent prévenir leur fille de venir se réfugier avec eux et reviennent aussitôt, portant tous de lourdes valises. La bonne des Mendel, restée seule et que le danger a fait fuir la maison n° 8, qu'elle gardait, s'étant mise provisoirement en sûreté auprès de cette famille, la suit.

Peu après, Mme Erard, notre voisine d'en face (n° 12, rue de la Grue) à qui nous avions offert éventuellement l'hospitalité, vient sonner à son tour, accompagnée de deux dames, ses amies, habitant la rue de Thionville et retirées chez elle depuis plusieurs jours. Toutes les trois ont dû quitter avec précipitation la cave où elles se tenaient au n° 12 de la rue de la Grue, cet important immeuble se trouvant aussi sérieusement atteint par les flammes, à la suite de l'arrivée d'un nouvel obus incendiaire au 8 de la place royale, au-dessus de la pâtisserie voisine du magasin de vêtements Gillet-Lafond. Un incendie a pris là encore avec rapidité, gagnant par l'arrière, les maisons du côté pair de la rue de la Grue.

Quoique au nombre de vingt-deux personnes à ce moment, dans notre cave, nous parvenons à nous faire facilement place et chacun se croit en sécurité relative sous les arceaux soutenus par des piliers solides.

Nous venons de nous installer à peu près lorsqu'une explosion formidable, toute proche, se produit faisant entendre le fracas déjà trop connu de matériaux arrachés et projetés avec force de tous côtés, en même temps que le bruit de vitres brisées tombant par toute la rue. J'ai le sentiment que notre maison vient d'être touchée et je grimpe lestement au premier étage sans y voir de passage d'obus ; les six fenêtres de l'appartement ont seulement leurs grandes vitres en miettes et leurs rideaux en lambeaux partout du verre sur les planchers. Par un coup d'œil au dehors, je suis fixé aussitôt en voyant une énorme brèche, à hauteur du premier, dans le mur de la maison Isidor, au bout de la rue de la Grue.

Je reviens faire part de mes constatations ; quelques minutes s'écoulent et un choc terrible, ressenti plus près encore, ébranle le sol sous nos pieds. Instinctivement nous nous sommes tous courbés, en entendant l'obus accentuer sur nous son sifflement sinistre. Il vient d'éclater à côté, au 5 - nous sommes au 7. D'autres suivent toujours, dont plusieurs n'explosent pas. Nous évitons de parler afin de les entendre arriver.

Je remonte, avec l'intention, cette fois, de pousser si possible, une reconnaissance jusqu'à la rue Eugène-Desteuque, car je tiens à me rendre compte de ce qu'il en est des magasins du monts-de-piété et des incendies du quartier qui ne peuvent que progresser vite. Je cours là, entre deux sifflements et j'ai alors la stupéfaction, en arrivant à l'extrémité de la rue de la Grue, de voir la cathédrale en feu ; toute la toiture, depuis les tours jusqu'à l'abside est entourée d'énormes tourbillons de fumée jaune s'élevant à une grande hauteur, au milieu desquels disparaît le carillon ; les flammes en jaillissent de partout, activées par le vent.

Il est difficile d'exprimer les divers sentiments ressentis à cette vision inattendue, qui me cloue sur place et me ramène instantanément à l'esprit le souvenir de ce qui s'est passé à Louvain. L'indignation et la profonde douleur sont surpassées par une infinie tristesse ; les larmes me viennent aux yeux. Pourtant, ce n'est pas fini, leur artillerie continue ; je dois abandonner la contemplation de ce désastre irréparable et, en m'en revenant sous ce coup pénible, il me semble voir les plus cultivés des barbares qui nous bombardent à l'aise, des hauteurs de Berru ou de Brimont, diriger le tir, manifester leur joie et applaudir à ces coups heureux des pointeurs (Reims se trouvait sous le feu des batteries de la 7e armée allemande, commandée par le général Josias von Heeringen.). Pauvre cathédrale ! notre paroisse aimée. Le résultat cherché pas nos ennemis depuis la matinée est obtenu. Voilà, pour eux sans doute, un tableau magnifique, unique, au milieu des incendies allumés déjà - mais leur rage de destruction ne s'apaise pas avec cela ; le feu de leurs pièces est encore aussi violent.

Je vais annoncer la nouvelle en prenant des ménagements. On éprouve une surprise, une réelle douleur, mais contrairement à ce que je craignais, personne ne paraît épouvanté ou ne peut guère l'être davantage. J'ai l'impression nette que, dans la cave, on s'attend à tout maintenant. Je demande aux deux plus âgés de mes enfants de m'accompagner rapidement, afin qu'ils puissent garder le souvenir du spectacle grandiose dans son horreur, que je ne voudrais pas avoir vu seul et, les renvoyant après quelques secondes, je vais, avant de réintégrer moi-même, m'adosser à un mur, d'où je ne puis quitter des yeux l'ardent et vaste brasier dont j'entends distinctement le crépitement dans toute la charpente. A ce moment, le clocher à l'Ange s'incline peu à peu et tombe du côté de la chapelle de l'Archevêché.

Après quelques instants, je pars à nouveau, tenant absolument à savoir ce qui se passe un peu plus loin, avec l'intention de me diriger vers la rue de l'Université, pour revenir vivement par la rue Cérès. De loin, je vois, au-delà de la rue des Cordeliers, un foyer agrandi autour de la maison Fourmon et de la sous-préfecture, brûlées la veille. En passant place royale, je vois flamber, du haut en bas, dans toute la largeur de la rue Trudaine à la rue Colbert, la papeterie Chauvillon et la pharmacie Christiaens ; les rues sont désertes, à notre boulangerie, rue Nanteuil 7, en passant au large de la maison Clouet encore en flammes et, entrant par le couloir ouvert, je puis pénétrer dans la boutique vide et dans les appartements sans voir personne ; descendant jusqu'à l'entrée de la cave, j'appelle sans obtenir de réponse - la maison est abandonnée ainsi. A mon retour dans la rue de la Grue, je remarque, en passant, deux artilleurs se hâtant en silence, tandis que le bombardement continue, de charger des fers pour chevaux sur une prolonge stationnant devant la maison Laurent & Carrée. Pendant cette course rapide, je n'ai vu qu'eux.

Vers 17 h 1/2, un dernier coup de sonnette me fait aller à la porte. J'ai alors l'agréable surprise de recevoir M. Simon-Gardan, mon beau-père qui, mettant immédiatement à profit un ralentissement survenu enfin dans le bombardement, n'a pu se retenir de faire aussitôt une tournée dans toute la famille, afin d'obtenir des nouvelles des uns et d'en donner aux autres. Il est accueilli avec joie dans la cave, questionné avidement, mais son entrée, dans notre malheureux quartier, l'a mis à même de juger la situation mieux que nous qui avons subi, depuis le matin, son aggravation continuelle sans avoir pu apprendre qu'elle était loin d'avoir le même caractère pour le reste de la ville. Avec véhémence, il la représente excessivement dangereuse dans notre rue étroite, au milieu d'incendies considérables ne pouvant être combattus et continuant à se propager. Ce qu'il nous révèle a pour effet de décider tous nos voisins réfugiés à reprendre leurs sacs, leurs valises et à nous faire sur-le-champ leurs adieux, en se dispersant.

Nous remontons les derniers, en famille. Il vient d'être arrêté que ma femme et nos deux plus jeunes enfants se retireront avec mon beau-père, chez lui, rue du Jard 57. Quant à moi, ne pouvant me résigner en un moment aussi critique à quitter l'établissement sur lequel je dois veiller, je décide de rester. Mes deux fils, Jean, 15 ans et Lucien, 14 ans, à qui je viens de demander s'ils consentiraient à me seconder, s'ils croient pouvoir m'aider à faire le nécessaire, ont accepté tout de suite - ils restent fermes - mais leur mère, que cette détermination remplit d'inquiétude, ne veut accepter de s'en aller qu'après la promesse faite que nous irons, tout au moins dîner rue du Jard, aussitôt que les premières mesures, qui s'imposent d'urgence, auront été prises.

Des flammèches, des débris de papier enflammés, provenant de la papeterie Chauvillon, tombent sans discontinuer, pendant le court conciliabule que nous devons tenir à ce sujet ; la cour en est couverte et cette pluie de feu, autour de nous, ajoute à l'épouvante des incendies plus proches dont nous entendons, maintenant que le canon s'est tu, le bruit des crépitements s'accentuer. Le plus jeune de nos enfants, André, en est effrayé à tel point qu'il laisse échapper ces mots, d'une petite voix tremblotante, en se serrant contre sa mère :

"J'aimerais mieux être mort."

De la part de ce pauvre petit, de 5 ans 1/2 que l'on n'a pas entendu proférer une plainte pendant le bombardement terrible de la journée, ces paroles d'effroi nous glacent ; elles nous en disent long sur ses angoisses, et nous ne savons véritablement comment nous y prendre pour le rassurer un peu, en attendant qu'on l'enlève au plus vite.

Cependant, il y a lieu de boucher, sans attendre, les ouvertures des magasins du Mont-de-piété sur la rue Eugène-Desteuque, dont toutes les vitres, replacées à la suite du bombardement du 4, ont été de nouveau brisées par les nombreuses explosions des environs et, avant de partir, mon beau-père veut bien commencer ce travail avec nous ; il me donne à propos d'utiles indications. Le concierge, dont les fenêtres, également ouvertes, sont la plus à proximité du foyer d'en face, nous aide quelques instants à poser ce que nous avons pu trouver de cartons ou de planches dans ses chambres puis, dans les magasins du premier étage où, cette fois, il nous faut démonter les portes intérieures, à défaut d'autre chose et il nous quitte définitivement, avec toute sa famille, vers 18 heures.

Peu après, mon beau-père doit partir pour emmener ma femme, notre fillette Madeleine et son petit frère André.

Mes fils aînés, Jean et Lucien, s'efforcent avec moi d'activer le travail restant à faire au second étage. Afin de me rendre compte de la situation, je fais ensuite une tournée générale dans les magasins et nous pouvons, à notre tour, nous diriger rue du Jard 57, où nous ne restons que le temps de prendre rapidement un léger repas. Aussitôt, nous reprenons, tous les trois, le chemin de la rue de la Grue.

Nous constatons alors, en arrivant dans ses environs, que le foyer qui avait pris naissance au 8 de la place royale, après avoir brûlé le magasin Gillet-Lafond, s'est étendu à droite et à gauche de la maison et a continué à gagner beaucoup en profondeur. Tout le milieu du grand quadrilatère limité dans sa longueur par la place, la rue de l'Université et la rue de la Grue et en largeur par les rues Cérès et Eugène Desteuque flambe ; l'ensemble est menacé de disparaître sans que le feu ait pu, même, être attaqué, car, de tout le bataillon de sapeurs-pompiers de la ville, il ne reste qu'une quinzaine d'hommes ; ils sont sur pied depuis deux jours et deux nuits, ayant eu à lutter sans repos et malgré les obus, contre des incendies considérables. Aujourd'hui, leurs efforts ont été impuissants devant le nombre et l'importance des nouveaux sinistres, provoqués à tout moment par la pluie de projectiles incendiaires, et le fléau progresse autant qu'il peut.

Dans la rue de la Grue, dont les maisons sont vides d'habitants, ne se trouvent plus que Albert Reininger, resté seul depuis le soir à la maison Laurent & Carrée ; Thomas, gardien de l'imprimerie Marguin et nous. La connaissance est vite faite, puisque, chacun pour notre part, nous avons en vue de protéger "nos" immeubles.

Tout à l'heure, nous avons vu partir les derniers voisins restés dans la partie menacée de la rue Eugène-Desteuque. En ce moment, tandis que nous échangeons nos impressions, passent encore quelques gens affolés, s'enfuyant de la rue Saint-Symphorien, en emportant un peu de linge sous les bras et... laissant, abandonnant forcément le reste.

Je me trouve cependant à l'aise depuis notre retour, sachant maintenant ma femme et nos deux plus jeunes enfants en sécurité. Jean et Lucien eux-mêmes, remplis du désir de se rendre utiles, éprouvent le besoin de m'assurer qu'ils envisagent sans crainte l'état de choses ; devant l'évidence de leur sang-froid, je me borne à leur recommander la prudence et à leur demander obéissance absolue. Ils sont résolus, très calmes et je sens que nous serons tous les trois, maîtres de nos mouvements.

Peu de temps après notre arrivée, le propriétaire d'un immeuble voisin, sis au coin des rues Eugène-Desteuque et Saint-Symphorien, venu là ce soir pour s'efforcer de garantir sa maison, dont les locataires sont absents, vient nous demander de lui prêter secours, car elle est déjà sérieusement atteinte. Nous le suivons. Albert Reininger est là aussi, avec une lance d'arrosage, mais il ne peut en adapter le tuyau au robinet sans vis constituant la seule prise d'eau. Il est trop tard, du reste, pour combattre efficacement avec le peu de moyens dont nous disposons puisque, tandis que nous sommes dans l'escalier de cette maison, le chevronnage brûle à deux mètres au dessus de nos têtes. Nous devons laisser le malheureux voisin qui se désole et que nous ne parvenons pas à convaincre de l'inutilité de nos efforts - et nous revenons rue de la Grue.

La maison Erard a pris feu ; les étincelles voltigent à nouveau. Aussi, nous empressons-nous, cette fois, de fermer les ouvertures de mon logement, situé juste en face de cet immeuble, portant le n° 12 de la rue. Nous pouvons, non sans peine, réunir encore tout ce qui est nécessaire pour boucher six grandes fenêtres complètement dépourvues de vitres. Nous exécutons lestement le travail, à la lueur de l'incendie, puis je demande à Jean de rester en surveillance au premier étage, dans l'appartement, tandis que Lucien et moi allons nous installer au grenier où les étincelles, se glissant sous les tuiles, pénètrent de tous côtés. Là, il nous faut d'abord amonceler ce qui s'y trouve, puis couvrir l'ensemble avec des draps mouillés et observer le feu d'en face, tout en garantissant nos lucarnes en bois, au nombre de quatre, de ce côté.

La maison Marguin (n° 6) commence bientôt à brûler à son tour ; Thomas doit la quitter. Il se joint à Albert qui, du premier étage de la maison Laurent, au n° 1, arrose tant qu'il peut ce nouveau foyer, mais le débit de sa lance d'arrosage est insignifiant devant pareil sinistre que des torrents d'eau n'arrêteraient plus. L'incendie s'étend toujours et gagne, cette fois, la petite maison n° 10, entre les ateliers de l'imprimerie (n° 8) et la maison Erard. Les ateliers Marguin en arrivent vite à la pleine intensité et la maison, de toute la hauteur de ses étages, croule dans les flammes qui redoublent d'activité.

D'une lucarne de mon grenier, je remarque que le toit de chez Laurent laisse percer, par endroits, de minces filets de fumée ; l'incendie menace en conséquence de franchir la rue étroite et de continuer par le côté impair. De toutes mes forces, je crie à Albert, descendu sur le seuil de la porte, avec sa lance, d'arroser son toit ; les craquements d'en face couvrant ma voix, il ne m'entend pas. le dois quitter mon observatoire, descendre et courir vers lui en enjambant les pièces de bois tombées en feu sur le pavé ; il me comprend enfin et s'efforce de diriger son jet du côté indiqué ; la couverture s'échauffe de plus en plus, elle finit par se soulever et de petites flammes commencent à se montrer, qui augmentent à vue d'œil. Bientôt, toute la toiture ainsi qu'une partie de la façade brûlent.

Albert et Thomas se trouvent maintenant dans la rue, entre deux brasiers. Trois ou quatre personnes qui s'en vont, descendant la rue Cérès chargées de paquets, s'arrêtent, surprises de voir des gens manœuvrer si près des flammes, sans paraître s'inquiéter du danger et leur crient à plusieurs reprises : "Sauvez-vous". Les deux hommes sont trop occupés ; ils ne tournent même pas la tête. Voyant que l'on ne prête guère attention à leurs avertissements et qu'on les laisse crier, elles se lassent et continuent leur chemin. Pourtant, ils ne peuvent plus tenir longtemps ainsi ; l'intensité de la chaleur les oblige à ahan donner. Albert se résigne à regret ; je le vois jeter sa lance sur le pavé dans un violent mouvement de colère, et s'éloigner suivi de Thomas. Après avoir fait tout ce qu'ils ont pu, ils s'en vont doucement.

Il est près de minuit et nous restons seuls.

Je monte sur le passage de séparation des toitures que nous appelons "la terrasse", afin de mieux me rendre compte de ce qu'il en est de cet épouvantable fléau, que nous voyons toujours progresser sans que rien ne puisse être tenté pour l'arrêter. Là-haut, il y aurait de quoi frémir ; le coup d'œil est terrifiant. A gauche, en face, à droite et même en arrière mais dans un voisinage moins immédiat, c'est un océan de feu. On ne pourrait imaginer spectacle aussi triste et poignant, unique aussi, avec la cathédrale dont les restes de la charpente brûlent encore sur la voûte. Nul autre bruit que le craquement des pièces de bois, le crépitement des fenêtres, des volets en feu que nos oreilles entendent depuis plusieurs heures ou l'explosion, assez fréquente, dans les flammes, d'obus de la journée non éclatés. Pas une voix qui se fasse entendre. Je descends, après avoir constaté que l'incendie a déjà bien gagné en profondeur dans l'immeuble Laurent et qu'il a, de plus, atteint la maison n° 3 rue de la Grue.

Il faudrait cependant voir, si possible, à trouver des secours qui ne viennent pas. Je rappelle aux enfants qu'ils ont une porte de sortie sur la rue de la Gabelle, puis, leur ayant promis d'être rapidement de retour, je pars, en courant, par la rue Eugène-Desteuque, où je vois en passant que seule la maison Grandremy, au n° 4, existe encore à cette heure au commencement de la rue et je gagne la place royale, ne sachant exactement où me diriger. Dans ce trajet, je ne rencontre pas une âme, personne à qui je puisse demander seulement le service d'aller chercher, plus loin, les pompiers - et je ne sais à quel endroit ils se trouvent, il y a des foyers à combattre de tous côtés.

Reims, cette nuit est comme morte, anéantie, après six jours consécutifs de bombardements terribles, au cours desquels il ne lui a pas été possible de se ressaisir de la stupeur et de l'épouvante ressenties dès le lendemain de la réception joyeuse faite à nos troupes, le dimanche précédent. Ce quartier du centre surtout est désert. Une partie de sa population l'avait quitté avant l'arrivée des Allemands. Dans la soirée d'aujourd'hui, après l'accalmie, certains habitants affolés se sont enfuis hors de la ville et d'autres se sont retirés dans les caves des maisons de champagne.

Ne pouvant laisser les enfants plus longtemps seuls, je rentre et pareille détresse, devant une catastrophe qui s'accroît d'heure en heure, dans des proportions considérables, me fait clairement voir que nos ennemis achèveront à loisir la destruction de la ville, s'ils sont à même de rouvrir le feu comme la veille, à deux heures du matin. Le répit qu'ils nous donnent cette nuit, est dû, sans doute, au défaut de munitions ; s'ils reprennent, d'un moment à l'autre, un bombardement incendiaire aussi serré que celui de la journée, ils réussiront sans peine à accumuler les ruines, à compléter leur oeuvre. Rien ne peut plus s'y opposer.

Pendant une seconde observation, j'ai vu avec douleur ce qui est fatal, en ce qui nous concerne, au milieu de ce quartier abandonné ; notre tour va venir bientôt par l'arrière et nous n'avons pas les moyens d'éviter cela. Nous ne pouvons pas nous dispenser de continuer la surveillance exercée sur l'incendie d'en face - la rue nous sépare de quelques mètres seulement du mur de la maison Erard, par les ouvertures duquel nous voyons tout l'intérieur embrasé - quoique je sois presque sûr, maintenant, de parvenir, sur rue, à préserver jusqu'au haut notre grenier et ses lucarnes, que j'arrose toujours.

Sur notre côté droit, le danger approche, mais la maison n° 5 qui va être atteinte ne nous communiquera pas le feu par la charpente, ainsi que cela s'est produit ailleurs. Sur toute la longueur des bâtiments allant de la rue de la Grue à la rue de la Gabelle, les flammes avancent après avoir contourné les maisons numéros 3 et 5 et repris une nouvelle intensité en gagnant les écuries de la maison Laurent, rue de la Gabelle ; celles-ci sont mitoyennes avec l'immeuble, par le bâtiment servant d'habitation au directeur, qui est attenant au nôtre et sans qu'il y ait, de ce côté, forte surélévation de toiture comme celle existant entre les n° 5 et 7 sur la rue de la Grue ; c'est par là que nous sommes très sérieusement menacés.

La fumée est devenue peu à peu très épaisse, sans que nous y prenions garde, dans le grenier on nous nous tenons et nous sommes gênés pour respirer. Lucien me dit tout à coup en être incommodé. Croyant qu'il souffre surtout des picotements aux yeux que nous supportons depuis un moment, je lui dis de patienter encore un peu, car je vois que nous allons être obligés de quitter, mais il me demande presque aussitôt :

"Papa, en as-tu encore pour longtemps, je ne me sens pas bien."

Je comprends alors que nous ne devons pas nous attarder davantage ; je crains pour lui la suffocation et nous descendons tout de suite au premier étage, où est toujours posté son frère. Là, nous prenons des vêtements, sans nous donner le temps de choisir ; les enfants enlèvent vivement quelques souvenirs se trouvant à portée de la main et nous allons pour sortir, par ma porte particulière cela nous est impossible. De la maison d'en face, des débris de toiture, des parties de chevronnage en feu se détachent à tout moment et tombent pour achever de se consumer sur le pavé ; la rue en est obstruée. Nous nous dirigeons donc vers la porte charretière du mont-de-piété (n° 9) où la rue a un peu plus de largeur ; là non plus, nous ne pouvons pas passer, ce serait entrer dans une fournaise - la maison Isidor, au coin de la rue de la Grue et de la rue Eugène-Desteuque est en plein feu à son tour, de même que toute la partie gauche de cette dernière rue, allant de la me Saint-Symphorien à la rue de l'Université. Il nous faut alors gagner la seule issue nous assurant une retraite, la porte du n° 6 de la rue de la Gabelle, que nous franchissons avec un véritable serrement de cœur.

Exténués, nous ne faisons que quelques pas pour nous asseoir sur des bornes de la rue d'Avenay, où il nous est impossible de nous reposer longtemps ; il nous semble que là aussi, l'air est irrespirable.

Avant de nous éloigner, nous voyons avec peine les flammes attaquer le toit pour lequel je craignais tant, vers la rue de la Gabelle, et courir bientôt, par la charpente surchauffée, tout le long de la maison d'habitation du directeur. Elles ont vite fait d'atteindre la première lucarne arrière du grenier où nous nous tenions un quart d'heure auparavant, en même temps qu'elles avancent, des écuries Laurent, vers les dépendances de l'établissement, sur la rue de la Gabelle et la porte par laquelle nous venons de sortir.

Nous sommes tous les trois désolés de n'avoir qu'à déplorer notre impuissance, en voyant le fléau gagner à vue d'œil la partie des bâtiments que nous nous efforcions de protéger. Nous avons vu toute la nuit sa marche rapide ; il nous a fallu céder, et c'est de deux côtés à la fois qu'il parvient maintenant à l'immeuble du mont-de-piété, que j'ai eu l'illusion de pouvoir préserver. La vision instantanée des conséquences du désastre m'afflige profondément. Les enfants réfléchissent en voyant notre habitation prendre feu ; ils pensent à tous les objets qui leur étaient si chers - qu'il eût été doublement dangereux de vouloir sauver tout à l'heure.

Partant par la rue des Marmouzets et la rue Eugène-Desteuque, nous traversons le boulevard de la Paix, où il nous semble que nous respirerions mieux à l'aise ; l'air est là encore empesté de fumée. Assis sur un banc, nous avons devant nous le Bureau central de Conditionnement, à cette heure complètement en feu.

Fatigués comme nous le sommes, autant qu'on peut l'être, nous ne savons véritablement où nous diriger pour nous remettre un peu dans l'air pur.

Enfin, nous éloignant des incendies les plus proches, nous allons du côté de la caserne Colbert. L'abominable odeur de brûlé qui nous rend malades nous suit ; nos vêtements en sont imprégnés et nous sommes comme saturés de la fumée que nous avons respirée, avalée toute la nuit.

Nous ne serons bien nulle part.

Nous longeons le boulevard, remarquant, à côté de trous d'obus à espacements presque réguliers, des chevaux tués par groupes de quatre et cinq, éventrés, ouverts de toutes manières ; c'est ce qui reste sur place, des batteries d'artillerie que j'avais vues le 15, dissimulées sous les branchages des gros arbres, mais qui ont été si complètement pilonnées en ces endroits. Il y a une vingtaine de cadavres d'animaux dans le court trajet que nous parcourons et cela continue tout le long du boulevard Gerbert. Nous ne faisons que passer lentement et lorsque nous arrivons rue du Jard, pour rentrer à l'abri, chez mon beau-père, le jour s'est levé, il doit être un peu plus de cinq heures.

Tout est paisible, dans ce quartier qui n'a pas souffert. Un habitant hume déjà l'air frais, sur le pas de sa porte, en fumant sa pipe, se demandant sans doute ce que réserve le silence de cette matinée, succédant aux effroyables détonations de toute la semaine.

Nous croisons des personnes qui paraissent se rendre aux premiers offices de ce dimanche 20 et, à ce contraste, il nous semble être transportés brusquement dans une autre ville, sortir d'un affreux cauchemar qui a duré vingt-quatre heures environ, au cours duquel nous aurions été témoins d'un cataclysme annonceur de la fin du monde.

- Dans le courant de la journée du 20, le bombardement recommence et c'est encore sur le centre que tombent les obus de rupture dont je reconnais les sifflements et les formidables explosions. Les nausées et un violent mal de tête qui me rendaient malade, depuis notre retour, se dissipant un peu, j'ai hâte, sur la fin de l'après-midi, de revoir notre malheureux quartier.

Dehors, dès le premier tournant, le squelette de la cathédrale frappe ma vue.

L'accès des rues de la Grue et Eugène Desteuque est impossible, à travers les moellons, les blocs de pierre, les décombres de toutes sortes de matériaux ou les pièces de bois brûlant toujours. Le mont-de-piété, sur toute son étendue, achève de se consumer. De l'immeuble et ses dépendances, magasins, bureaux, il ne reste que des murs calcinés. A l'emplacement de notre habitation, rue de la Grue, plus rien ; quelques ouvertures béantes dans la façade demeurée debout.

Comment décrire l'aspect de désolation que donne cette partie si éprouvée de la ville, où ne se voient que des ruines fumantes.

A l'entrée de ce qui était l'Hôpital des Femmes de France, installé à l'Ecole étrangère, rue de l'Université, un tronc humain complètement carbonisé gît là, en avant d'un amoncellement de débris, de ferrailles tordues ; à côté, sont encore deux autres têtes, toutes noircies.

De la sous-préfecture à la place royale, tout le côté impair de la rue de l'Université est détruit.

L'ancien palais archiépiscopal n'existe plus que par la carcasse de ses murs, de même que de l'autre côté, la rue du Cardinal-de-Lorraine, où se trouvait le couvent des Religieuses adoratrices et la maison Prieur.

Les incendies continuent à se propager dans les rues Saint-Symphorien, des Trois-Raisinets, du Levant, des Murs, Saint-Pierre-les-Dames et place Godinot, où je remarque un pompier seul, devant un immeuble en feu dans toute sa hauteur, tenant sa lance dont le jet ne va pas à trois mètres. L'eau fait défaut, de grosses conduites ont été crevées en maints endroits ; le dépôt central des pompes, rue Tronsson-Ducoudray, a brûlé avec une partie du matériel. Le feu, sur bien des points, devra s'éteindre de lui-même maintenant, lorsqu'il ne trouvera plus d'aliment, à l'extrémité des rues ; il est devenu impossible de le combattre. Quelles tristesses et quelle pitié !

- Le 21 , de très bonne heure, je puis enfin, avec bien des difficultés, pénétrer par l'ouverture où se trouvait ma porte d'entrée, sur la propriété du mont-de-piété anéanti. Tout de suite, je remarque le vaste entonnoir, d'environ cinq mètres de diamètre sur deux mètres cinquante de profondeur, formé dans le jardin, par un projectile tombé là pendant la journée du 20 ; j'en trouve de nombreux éclats et une bonne part du culot pouvant me fixer sur son calibre - c'était un 210.

La chute de cet énorme engin et la force de son explosion, ont à tel point ébranlé le sol, que les voûtes de ma cave, d'une épaisseur d'un mètre entre les piliers, sont comme coupées net. Elles ont cédé partout et se sont effondrées sur une superficie de trente à trente-cinq mètres carrés. Aux emplacements où nous avions pensé être en sécurité dès le 14 et au cours des six jours de terribles bombardements de la semaine - nous y étions, le soir de la veille encore, réunis au nombre de vingt-deux personnes - il n'y avait plus qu'un amas de terre et de moellons dépassant trois mètres de hauteur.

Telle est la relation exacte de ce que fût la journée du 19 septembre 1914 et la nuit qui suivit, vécues en cet endroit. Reims, après avoir été déjà martyrisée toute la semaine, le fut

atrocement, de la manière la plus impitoyable, la plus sauvage, ce samedi par les Allemands rendus furieux après l'échec de leur marche sur Paris. La victoire de la Marne les ayant contraints, en outre, d'abandonner notre cité qu'ils avaient tenue neuf jours sous leur domination, ils s'étaient acharnés à la ruiner.

Les victimes de leur vandalisme, pour la seule journée du 19, furent nombreuses parmi la population civile (près d'une centaine). Cependant, ils ne réussirent pas à terroriser toute la partie des habitants restée sur place. Beaucoup de ceux-ci gardaient confiance, malgré tout.

Les Rémois après avoir assisté à la retraite de l'ennemi, espéraient toujours la reprise de la poursuite qu'ils déploraient amèrement avoir vu aussi arrêter le 13, faute de munitions. Toutefois, une inquiétude vague les gagnait peu à peu. Ils avaient lieu de se demander si elle n'allait pas devenir, avec chaque jour qui s'écoulait, de plus en plus difficile.

- Nous avons eu l'occasion de constater, à la lecture du communiqué du 20, qu'il n'est pas loquace sur les événements qui se sont déroulés à Reims. Voici ce qu'il fait savoir :

" Communiqué - 20 septembre 1914.

France- A notre aile gauche, nous avons encore réalisé, sur la rive droite de l'Oise, de légers progrès. L'honneur de la prise d'un nouveau drapeau revient à une division d'Algérie. Toutes les tentatives faites par les Allemands, appuyés par une nombreuse artillerie, pour rompre notre-front entre Craonne et Reims, ont été repoussées. Autour de Reims, la hauteur de Brimont, dont nous avions conquis une partie, a été reprise par l'ennemi. En revanche, nous nous sommes emparés du massif de la Pompelle. Les Allemands se sont acharnés, sans raison militaire, à tirer sur la cathédrale de Reims, qui est en flammes."

D'autre part, le communiqué allemand présente ainsi sa version :

" Communiqué allemand

Dans l'attaque contre les armées franco-anglaises, des progrès ont été faits sur quelques points.

Reims se trouve sur le front de bataille. Les Allemands ont été forcés de répondre au feu. Il est regrettable que, de ce fait, la ville elle-même ait subi des dégâts. On a donné des instructions pour que la cathédrale soit épargnée dans la mesure du possible.

Dans les Vosges, les attaques des troupes françaises massées au Donon, près de Senones et de Saales, ont été repoussées"

Si le communiqué ne dit rien, pour des raisons que nous ignorons, nous savons que nous avons copieusement encaissé, que le quartier de la laine avoisinant la cathédrale, l'un des plus commerçants de la ville, est toujours en feu, que ses maisons brûlent encore les unes après les autres et que l'immense incendie s'étend sur une superficie pouvant sans exagération être évaluée au moins à huit hectares, d'un seul tenant. Peut-être, ne tient-on pas à publier officiellement des nouvelles de ce genre, auxquelles l'autorité militaire du point de vue stratégique, n'attache sans doute pas grande importance et qui peuvent rester ignorées quelque temps, puisque, en tant qu'élément civil, nous sommes sans communications postales, - isolés du reste du monde.

- L'incendie de la cathédrale aurait, paraît-il, été provoqué par l'explosion d'obus incendiaires dans les importants échafaudages montés sur le devant et le côté de la tour nord. Les matières chimiques renfermées dans ces engins de destruction, ont mis le feu aux madriers énormes de cette véritable construction de pièces de bois qui avait été élevée à une grande hauteur, rue Robert de Coucy et place du Parvis, afin de permettre des réparations extérieures, puis, les flammes, atteignant les combles, ont ensuite envahi toute la charpente que l'on appelait "la forêt", en raison du nombre et de la dimension imposante de ses diverses parties, faisant, en même temps, fondre son revêtement de lames de plomb. Le feu se communiquant alors à l'intérieur, y trouvait un aliment facile dans la paille qui avait été répandue par toute la nef, pour recevoir les blessés allemands pendant l'occupation, les tambours, les centaines de chaises, les stalles, etc. et c'est ainsi que les pierres seules ont pu subsister. Mais, lorsqu'on examine les parements des murs éclatés, les sculptures, les statues ornant le côté gauche du portail, calcinées jusqu'à la base de la tour, les vitraux brisés par les déplacements d'air, ou du fait de l'incendie, on ne peut qu'être saisi d'un sentiment d'indignation et de colère à la pensée que l'ennemi n'a pas hésité à tirer des coups de canon sur cette merveille. Notre pauvre cathédrale présente maintenant l'aspect le plus lamentable. De pareils dégâts sont probablement irréparables.

 

21 septembre

 

Dans le courant de la matinée, je me rends à l'hôtel de ville, afin d'informer le maire, président-né du conseil d'administration du mont-de-piété, du désastre qui a anéanti cet établissement. M. le Dr Langlet est dans son cabinet ; il me reçoit immédiatement, en présence de M. Lenoir, député, qui déjà, s'entretient avec lui des tristesses qui se sont abattues sur notre ville. En peu de mots, je mets M. le maire au courant de l'étendue du sinistre, concernant l'administration. Il me pose quelques questions d'un air accablé je me rends compte combien sa charge doit être lourde actuellement - et je me retire, après lui avoir déclaré, lorsqu'il m'a tendu la main, que je me tiens à sa disposition, puis je rentre préparer le rapport que je désire remettre au plus tôt à l'administrateur de service, à la suite de cette démarche que j'estimais urgente et que je tenais à faire au préalable.

- Nous apprenons que parmi les très nombreuses victimes du bombardement infernal de samedi dernier 19, se trouvent M. le Dr Jacquin, adjoint au Maire, tué rue Thiers, alors qu'il venait de sortir de l'hôtel de ville, vers midi - et quatre, peut-être même cinq religieuses de l'Enfant Jésus, tuées par un obus, 48, rue du Barbâtre, au siège de leur communauté, transformée en ambulance.


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