LA BATAILLE POUR REIMS ET SA REGION, VUE PAR GABRIEL HANOTAUX

 

A la date du 10 septembre, l'ennemi est en pleine retraite. Aussi les données de la poursuite se développent plus largement pour toutes les armées, sauf pour l'armée Sarrail qui se trouve encore engagée dans les derniers combats de la trouée de Revigny.

L'Instruction générale n° 21, datée du 10 à 18 heures, détermine les conditions de la poursuite finale.

I. Les forces allemandes cèdent sur la Marne et en Champagne devant les armées alliées du centre et de l'aile gauche. Pour affirmer et exploiter le succès, il convient de poursuivre énergiquement le mouvement en avant DE FACON A NE LAISSER A L'ENNEMI AUCUN REPIT : LA VICTOIRE EST MAINTENANT DANB LES JAMBES DE NOTRE INFANTERIE.

II. - En conséquence, l'offensive continuera sur tout le front, dans la direction générale nord-nord-est, savoir :

a) la 6e armée continuera à appuyer sa droite à l'Ourcq, au ruisseau de Saviéres et à la route Longpont, Chaudun, Courmelles, Soissons incluse.

Le corps de cavalerie Bridoux, gagnant du terrain sur l'aile extérieure , cherchera constamment d'inquiéter les lignes de communication et de retraite de l'ennemi.

b) Les forces britanniques pourraient poursuivre leur action victorieuse entre la ligne ci-dessus affectée à la 6e armée et la route Raucourt, Fère-en-Tardenois, Loupeigne, Mont-Notre-Dame, Bazoches.

c) La 5e armée, à l'est de cette dernière ligne, contournera par l'ouest les massifs boisés au sud et au nord d'Épernay, en se couvrant contre les troupes ennemies qui pourraient y trouver abri et en se réservant d'agir face à l'est, dans la région de Reims, contre les colonnes qui reculeraient devant la 9° armée.

Le 10e corps remonterait de la région de Vertus dans la région d'Epernay. Reims, assurant les liaisons entre la 5e et la 9e armée et toujours en mesure d'appuyer cette dernière.

d) La 9e armée poursuivra l'ennemi droit devant elle dans la zone à l'ouest de la route Sommesous, Châlons qui lui appartiendra.

e) La 4e armée, agissant à l'est sur cette route, refoulera l'ennemi sur la Marne, en amont de Châlons, et s'efforcera de prendre pied sur la crête Saint-Quentin, Dommartin-sur-Yèvre, pour faciliter le débouché du 2e corps et les opérations ultérieures de la 3e armée.

Le 11 septembre, à 17 heures 30, l'Instruction particulière n° 22 clôt la liste des prescriptions générales données pour la poursuite et achève, en tant que document officiel, la bataille de la Marne :

I. - L'ennemi a cédé sur tout le front, abandonnant blessés, matériel et approvisionnements. Devant la 6e armée et l'armée anglaise, il se retire derrière l'Aisne; le VIIe corps allemand, qui formait initialement l'aile droite de la 2e armée allemande, est signalé sur la Vesle, entre Fismes et Braisne, devant la 5e armée. En face des 4e et 9e armées, l'ennemi se replie au nord de la Marne et de la Saulx.

III.- Les 9e et 4e armées auront à concentrer leurs efforts sur le groupement du centre et de l'aile gauche ennemis; en cherchant à les rejeter vers le nord-est, pendant que la 3e armée, reprenant son offensive vers de nord, s'efforcera de couper les communications.

....

IV. - La 5e armée, ayant un détachement à droite de l'armée anglaise (18e corps et corps de cavalerie) (Ordre n°4611, 10 septembre. - Ordre de porter le corps de cavalerie à la recherche de l'ennemi; de pousser le 18e corps au nord du Clignon à la hauteur de la droite anglaise.), et un à la gauche de la 9e armée (10e corps), disposera le gros de ses forces de manière à agir soit contre le groupement ennemi du nord-ouest, soit contre celui du nord-est selon la situation.

V. - Le mouvement en avant des armées alliées se poursuivra en direction générale du nord-nord-est, comme il est indiqué dans l'Instruction particulière n° 21 en date du 10 septembre :

ZONE DE MARCHE. - a) La 6e armée, la droite limitée à la route de Soissons exclue; b) les forces britanniques disposeraient de la zone comprise entre la route incluse Soissons-Laon à l'ouest et la route incluse Bazoches-Perles-Blanzy-les-Fismes- Merval-Révillon-Beaurieuz-Craonne-Corbeny à l'est; c) 5e armée : à l'est de cette dernière route exclue jusqu'à la route incluse Reims-Rethel; d) 9e armée : entre cette dernière route exclue et la route incluse Sarry-l'Épine-Saint-Étienne-Suippes et Somme-Py.

" La 9e armée poursuivra l'ennemi droit devant elle dans la zone à l'ouest de la route Sommesous-Châlons; et la 5e armée, chargée d'une opération en quelque sorte intérieure, en agissant sur le flanc de Bülow et en cherchant la région d'Épernay-Reims avec un mandat plus spécial encore confié au 10e corps :

La 5e armée contournera par l'ouest les massifs boisés au sud et au nord d'Epernay, en se couvrant contre les troupes ennemies qui pourraient y trouver abri et en se réservant d'agir, face à l'est, dans la région de Reims, contre les colonnes qui reculeraient devant la 9e armée. Le 10e corps d'armée remonterait de la région de Vertus dans la région d'Epernay-Reims, assurant les liaisons entre la 5e et la 9e armée et toujours en mesure d'appuyer cette dernière."

 

Évidemment, on tente d'isoler l'armée von Kluck, de la séparer complètement de l'armée von Bülow, de rejeter celle-ci dans la région de Reims et au delà et de l'envelopper par le nord tout en la martelant par le sud. Nous allons dire quelle fut la parade opposés par l'ennemi.

En ce qui concerne la manœuvre d'enveloppement, le corps de cavalerie Bridoux, qui l'entame dans la région de Compiègne, doit être soutenu également par plusieurs armées, à savoir la 6é armée, l'armée britannique, et, ultérieurement, par l'armée d'Amade et par toutes les forces qui pourront être groupées dans le nord. Pour le début de cette manœuvre, le groupement allié de l'ouest opère contre l'armée von Kluck, à peu près comme le groupement du centre contre l'armée von Bülow : une armée martèle le fond en direction sud-ouest, pour forcer l'ennemi à remonter, c'est l'armée britannique :

" La 4e armée, agissant à l'est de la route Sommesous-Châlons, refoulera l'ennemi sur la Marne en amont de Châlons et s'efforcera de... faciliter le débouché du 2e corps et les opérations ultérieures de la 3e armée. - La 4e armée prendra la poursuite en direction de Vouziers..."

L'armée d'Amade agit dans le nord, formant la pointe supérieure du vaste croissant et visant les communications de l'ennemi ; l'armés Maunoury se porte sur l'Oise pour continuer l'enserrement de l'armée von Kluck que l'on espère pouvoir rejeter sur Compiègne et Amiens ; elle y serait coincée à l'ouest du massif de Saint-Gobain, Il appartient à l'armée anglaise d'exécuter cette opération capitale : si elle se développe à temps entre Marne et Aisne, elle coupe von Kluck de von Bülow et obtient le résultat qui lui a échappé sur la Marne. Franchet d'Esperey entre aussi dans la fissure ; mais son objectif est autre : c'est en sens contraire et face à l'est qu'il entreprend la poursuite de l'armée von Bülow ; s'il la rejette sur l'est et la surprend à Reims, la grande armée allemande est coupés en deux et son centre est écrasé entre Franchet d'Esperey et Foch prolongé par de Langle de Cary.

 

....

" 10 septembre, 17 h. 45. - Sa Majesté ordonne : IIe armée se retirera derrière la Vesle, aile gauche à Thuizy. Ire armée recevra instructions de IIe armée.

IIIe armée, en liaison avec la IIe armée, tiendra ligne Mourmelon-le-Petit-Francheville-sur-Moivre,

IVe armée, en liaison avec IIIe armée, au nord du canal de la Marne au Rhin jusqu'aux environs de Revigny.

Ve armée restera sur positions conquises.

Ve corps d'armée et réserve générale de Metz sont affectés à l'attaque des forts Troyon, les Paroches, camp des Romains.

LES POSITIONS ATTEINTES PAR LES ARMEES DEVRONT ÊTRE FORTIFIEES ET DEFENDUES.

Les positions atteintes par les armées devront être fortifiées et défendues.

Les premières fractions de la VIIe armée (XVe corps et VIIe corps de réserve) atteindront, vers le 12 septembre, à midi, la région de Saint-Quentin-Sissy." 

" Eu égard à la situation de la Ire et de la IIe armée, écrit von Tappen, il fallut bien, le coeur gros, prendre la décision de ramener en arrière les IIIe, IVe et Ve armées sur une position commune, de façon que la liaison fût maintenue solidement avec la IIe armée. C'est à Suippes, au quartier général de la IIIe armée, que les ordres furent rédigés. Puis le chef d'état-major général se rendit à Reims auprès de von Bülow et, à la suite de l'entretien de ces deux chefs, les mesures prises furent pleinement confirmées. Dans la nuit du 11 au 12, le colonel-général von Moltke rentra au grand quartier général à Luxembourg. Il était gravement malade. Les efforts physiques et moraux de cette journée du 11 avaient mis le comble à ses maux et il succomba à la tâche que sa santé ne pouvait plus supporter."

 

Coïncidence étrange de la défaillance physique et de l'anéantissement moral !

Ainsi, malgré l'échec du kronprinz et du duc de Wurtemherg, le 10 au matin, on avait cru pouvoir tenir encore dans la région de la Vaux-Marie et continuer le siège de l'enceinte de Verdun par le sud ; on avait attendu avec confiance l'arrivée de von Heeringen pour consolider la ligne de la Vesle, et non pas celle de l'Aisne ; on avait, enfin, formé le projet d'enterrer les armées puisqu'il s'agit désormais de positions, qui devront être fortifiées et défendues. Mais le 11, on apprend par les avions que les armées Franchet d'Esperey et Foch cherchent à percer en face de la IIIe armée.

C'est alors que Moltke libelle, avec von Bülow, à Reims, dans l'après-midi du 11 septembre, l'ordre de retraite suivant :

 

" Des renseignements sûrs permettent de prévoir que l'adversaire envisage une attaque avec de très grandes forces contre l'aile gauche de la IIe armée et contre la IIIe armée.

Sa Majesté ordonne en conséquence : Devront atteindre :

IIIe armée : la ligne de Thuizy (exclu) - Suippes (exclu).

IVe armée : la ligne Suippes (inclus) - Sainte-Menehould (exclu). Ve armée : Sainte-Menehould (inclus) et à l'est.

Les lignes atteintes devront être organisées et tenues. Dans la marche en arrière, les armées devront assurer la liaison de leurs ailes.

Signé : Von Moltke."

 

Déjà, il était évident qu'on ne pourrait plus tenir ni du côté de Revigny ni au sud de Verdun. Le front remontait jusqu'à la ligne de Sainte-Menehould et se tassait sur l'ouest pour consolider von Hausen et, autant que possible, parer au projet de rupture sur lequel on avait été renseigné comme étant celui de l'adversaire.

Celui-ci marchait sur les talons de la IIe armée et, tandis que la Ire armée était rejetée sur la ligne Attichy-Soissons, l'armée Franchet d'Esperey débouchait sur la Vesle et emportait le passage, menaçant, le 12 septembre, d'envelopper, par Muizon, le flanc droit du Xe corps de réserve. Bülow croit nécessaire " de faire évacuer par le Xe corps de réserve la position à l'ouest de Reims ". Peut-être même ne pourrait-on plus rester sur la ligne de l'Aisne à Berry-au-Bac. La retraite tournait au désastre. " D'après tous les renseignements, il était hors de doute que tout l'effort ennemi tendait à se glisser entre la Ire et la IIe armée, à séparer ainsi définitivement ces deux armées et à rejeter ensuite la Ire armée vers l'ouest. "

Von Bülow dit lui-même qu'il avait eu l'intention de donner quelque repos aux troupes le 11 septembre. Impossible. II avait fallu déguerpir au plus vite et envoyer, en toute hâte, le VIIe corps sur la Vesle pour garder les passages et a recueillir la Ire armée ". Là doit rejoindre, à Braisne, la brigade renforcée de la 13e division qui arrive de Maubeuge. On se hâte enfin d'utiliser l'arrivée prochaine de la VIIe armée von Heeringen, que le G. Q. G. place sous les ordres de Bülow. On commençait à escompter l'entrée en ligne de cette réserve générale puissante. Grâce à elle, les choses prendraient à bref délai une tournure nouvelle.

Mais l'ennemi faisait un pas de plus. Il débouchait, maintenant, au nord de l'Aisne. Il avait percé avec de l'infanterie (divisions de réserve) jusqu'à Amifontaine et avec sa cavalerie jusqu'à la Malmaison et Sissonne, c'est-à-dire au delà de la ligne du Chemin des Dames. Le massif de Saint-Gobain était tourné, la frontière ardennaise presque atteinte. L'armée allemande se trouvait plus que jamais en péril de rupture.

C'est alors qu'intervint, le 13 septembre, la double série de circonstances qui permit au front allemand de se reprendre, de se rejoindre, de se consolider définitivement. Von Bülow en réclame tout l'honneur pour lui, dans ces termes :

On ne pouvait s'opposer à la manœuvre de l'ennemi qu'en bouchant rapidement le trou existant entre la Ire et la IIe armée. On recourut aux éléments de la VIIe armée qui arrivaient.

Ces éléments furent donc poussés en avant à l'est de Laon dès la nuit du 12 au 13 septembre; ce fut la 28e brigade du VIIe corps de réserve renforcée par deux régiments de réserve d'artillerie de campagne n° 14 et 1 et par le 7e régiment de pionniers qui, le 13 septembre, résista dans un long et dur combat sur les hauteurs de Craonne-Hurtebise à la poussée de forces ennemies supérieures, jusqu'à ce que, à droite de cette brigade, le reste du VIIe corps de réserve et à gauche les premiers éléments du XVe corps d'armée aient pu intervenir.

Une poussée de l'ennemi qui s'était produite dans la soirée du 13 septembre entre Brimont et Reims fut encore arrêtée par la 1re division d'infanterie de la garde. Ainsi le trou commençait à se boucher de plus en plus, et l'ennemi qui, de ce côté, avait percé jusqu'au camp de Sissonne, se vit obligé de ramener ses troupes en arrière pour éviter qu'elles ne fussent coupées (Mon rapport sur la bataille de la Marne, par von Bülow, général feld-maréchal ; traduction Payot, p. 139.).

D'après von Bülow, le salut, en ces circonstances tragiques, était venu, pour l'armée allemande, de la présence d'esprit avec laquelle, sous son commandement, avaient été maintenues, malgré tout, les liaisons de la IIe armée avec la Ire armée d'une part et avec la IIIe armée d'autre part, et aussi de la décision avec laquelle on avait battu en retraite aussi loin qu'il le fallait pour pouvoir s'appuyer sur les lignes du Chemin des Dames et du massif de Laon où désormais les troupes arrivant de Maubeuge et celles venant de l'est serviraient de réserve générale et recueilleraient les corps épuisés de la grande armée d'invasion.

D'après von Tappen, chef du bureau des opérations au grand quartier général, les choses se seraient passées un peu différemment, à partir du jour où, la grande retraite étant décidée, il y avait lieu de parer à la manoeuvre de rupture tentée par le général Joffre :

Le 13 septembre, écrit-il dans son Mémoire, apporta encore des nouvelles très inquiétantes de la IIe armée contre laquelle l'ennemi ne ralentissait nullement ses attaques, persévérant dans son système d'envelopper le flanc droit. Situation difficile et à laquelle il fallait d'urgence porter définitivement remède. Ce ne pouvait être que par une offensive de notre part. Pour cela, le chef du service des opérations (donc lui-même von Tappen), à qui parvenaient ces nouvelles, offrit au quartier-maître général (von Stein) qui remplaçait le chef d'état-major général (von Moltke) malade, de l'accompagner aux quartiers généraux des Ve, IVe et IIIe armées et de rendre disponible un corps à chacune de ces armées dont la situation sur une ligne de retraite plus courte était déjà assurée. Ces trois corps devaient être jetés dans la brèche ouverte entre la Ire et la IIe armée, et par une offensive, changer la situation en notre faveur. Le 13 septembre au soir, aux oberkommandos des Ve, IVe et IIIe armées, les mesures nécessaires furent prises; elles le furent par voie orale, bien plus rapidement et plus sûrement que par écrit en ce moment où on manquait de téléphones, télégraphes et autres moyens de communication. Chacune de ces armées avait, avec plus ou moins de difficultés, libéré un corps qui s'acheminait immédiatement vers la IIe armée. Il s'opérait ainsi un glissement de troupes très près en arrière du front, opération très difficile mais qui finit par s'exécuter. Au quartier général de la IIe armée, où nous nous rendîmes immédiatement, ces mesures furent accueillies avec une confiance entière. Le 14 septembre dans la matinée, le quartier-maître général (von Stein) et le chef du service des opérations attendirent à la IIe armée l'éclaircissement de la situation, et ils purent, du fort de Fresnes, assister à la rupture uniquement par le feu de notre artillerie d'une attaque française venue de Reims. Vers midi, les attaques françaises étant arrêtées, nous nous rendîmes à Vauxaillon (nord de Soissons) au quartier général da la Ire armée. Ici, comme à la IIe armée, on s'expliqua clairement sur les vues du grand quartier général : offensive brusquée avec les trois corps nouveaux dans la brèche ouverte entre la Ire et la IIe armée.

Le 14 au soir, très tard, nous partîmes pour rentrer au grand quartier général à Luxembourg et nous y arrivâmes le 15 de bonne heure. Dans l'intervalle (c'est-à-dire le 14) le quartier-maître général (von Stein) avait été nommé au commandement du XIVe corps de réserve et le général von Falkenhayn avait pris la direction des services du chef da l'état-major général de l'armée en campagne, à la place du colonel-général von Moltke, malade.

Ainsi, d'après von Tappen, c'est lui qui sauva la situation en prélevant sur les armées de gauche insuffisamment poursuivies par nos armées de droite, les trois corps qui, jetés entre la Ire et la IIe armée, consolident tout le front allemand et s'opposent à la manoeuvre de poursuite de gauche, tandis que von Bülow attribue ce succès à son habile intervention secondée par l'arrivée du corps de Maubeuge et du corps de von Heeringen.

Von Tappen dit que ses ordres furent donnés oralement, et on doit reconnaître que l'intervention des deux corps (le kronprinz refusa de donner le troisième) dans la fissure n'eut pas lieu immédiatement. Il est probable que, dans le désordre, il y eut des tentatives incomplètes et que des systèmes plus ou moins différents concoururent tous au même résultat. Ce qui est certain, c'est que la poursuite française avait enlevé Reims, atteint, par Pontavert et Amifontaine, le camp de Sissonne et que c'est sur cette ligne que la poursuite française " dans la fissure " fut arrêtée.

 

La retraite sur les communications. : Ire et IIe armées allemandes.

 

A la Ire armée, von Kluck continuait à n'en faire qu'à sa tête, et il avait une forte tendance à se séparer du gros de l'armée et à se porter vers l'ouest, quand intervint l'ordre de se subordonner à von Bülow : c'était un coup de massue. Nous avons dit qu'il l'accueillit en protestant. On lui avait tracé son rôle : se retirer en attaquant l'ennemi et en se resserrant sur les gros. Mais comme il avait fait savoir, le 11, qu'il ne pouvait être question, pour lui, d'attaquer l'ennemi, le désordre général et la lassitude de son armée ne le lui permettant pas, les instructions furent données pour le passage de l'Aisne. La cavalerie était complètement épuisée. Marwitz lançait en clair, avant l'aube du 11, ce radio : " Aucun ennemi à Soissons. Où allons-nous ? Je suis incapable d'agir... " Le raid de la 5e division de cavalerie française (Cornulier-Lucinière) sur les communications de von Kluck entre Soissons et l'Ourcq avait à ce point troublé l'armée allemande que celle-ci se demandait si Soissons n'était pas déjà occupé et si la retraite était encore possible de ce côté.

D'autre part, bien qu'il donnât à l'empereur, au G. Q. G. et à Bülow l'assurance qu'il marchait pour couvrir le flanc droit de la IIe armée (Voir les ordres de von Kluck donnés le 10 septembre au soir pour la journée du 11, Marche sur Paris..., p. 140.), von Kluck ne prenait aucune disposition à cet effet. Le soir du 11, son armée était sur l'Aisne, le IXe corps vers Attichy, le IVe corps de réserve à l'est de Vic-sur-Aisne, le IVe, le IIe et le IIIe entre Fontenoy et Soissons, les unités mélangées. " Leur remise en ordre et celle des trains, dit-il au G. Q. G., exigera plusieurs jours."

Il est facile de se figurer l'aspect de cette retraite à travers la région boisée de Compiègne : von Linsingen servant de pivot autour de Soissons, von Quast prenant l'aile marchante, les deux forces de cavalerie couvrant les deux flancs. On remarque aussi ta tendance de von Kluck à s'isoler en tirant vers l'ouest ; mais aussi l'avantage de son mouvement qui, gagnant au nord, pare, d'avance, à la manœuvre d'enveloppement que Maunoury a ordre de tenter vers l'ouest. Par contre, ce mouvement en bloc, en bataillon carré, si j'ose dire, a le grand danger de séparer von Kluck de la masse et de laisser béante la fissure que l'armée anglaise doit élargir dans la région de Braine et Bourg-et-Comin, tandis que Françhet d'Esperey l'élargirait de l'autre côté en rejetant von Bülow vers Reims.

Le grand quartier général et von Bülow songent plutôt à ce danger imminent, et c'est pourquoi ils jettent les troupes de Maubeuge, celles de von Heeringen et même les corps d'armée venus de l'est dans la fissure entre Braine et Reims.

Par des ordres se succédant du 11 au matin à la nuit du 11-12, Bülow commande impérativement à von Kluck d'exécuter ce que celui-ci se vante d'avoir fait et de couvrir le flanc de la IIe armée. Voici le texte de ces ordres :

 

" IIe armée gagnera le 12 septembre le secteur de la Vesle (mais elle va précipiter sa marche pour l'atteindre dans la nuit du 11 au 12) des deux côtés de Reims. La Ire armée doit se retirer le 11 derrière l'Aisne et s'étendra sous la protection du secteur de l'Aisne jusqu'à la hauteur de l'aile droite de la IIe armée. Les secteurs de la Vesle à Braine et à Fismes seront barrés par une brigade dès le 11 septembre au matin."

 

Cala veut dire que la Ire armée ne doit pas négliger de s'étirer à l'est jusqu'au fort de Condé et de consolider les liaisons avec la IIe armée. Il semble, qu'à partir de ce moment, von Kluck entre davantage dans les vues de von Bülow. Il observe lui-même que le pays est vide d'ennemis dans la région Roye-Montdider-Noyon, c'est-à-dire à l'ouest, et qu'il n'y a pas à craindre pour le moment de ce côté une attaque ennemie. En conséquence, il cale son armée sur l'Aisne, en tenant les hauteurs au nord de Condé et même Vailly par la cavalerie de von der Marwitz et une division d'infanterie. Ainsi la coupure de la Vesle est protégée.

Cependant von Kluck ne peut encore tenir sur la ligne de l'Aisne. C'est ici que se fit sentir le dernier effet de la fissure existant au début de la retraite entre les deux armées : cette fissure n'a pu être exploitée à temps par l'armée anglaise ; elle va se transformer en poche jusqu'à la hauteur du Chemin des Dames. Voici, à ce sujet, l'explication de von Kluck :

 

" Sur la rive droite de l'Aisne, les positions étaient fortes, le flanc droit assuré, l'aile gauche pouvait être étendue vers l'est, suivant un groupement ordonné du IIIe corps d'armée et de la cavalerie Marwitz qui tendaient la main au VIIe corps de réserve en marche d'approche rapide vers Laon et à l'aile droite de la IIe armée. Le terrain de la rive nord est très tourmenté, celui de la rive sud un peu moins. Des pentes rapides, richement groupées et boisées, n'offraient qu'un champ de tir insuffisant du côté de l'ennemi. A de nombreux endroits, les corps renoncèrent a tenir l'Aisne directement sous te feu de l'infanterie et préférèrent des positions plus au nord sur les plateaux avec de vastes champs de tir. Le 12 vers 5 heures de l'après-midi, l'ennemi, c'est-à-dire l'armée Maunoury, avait réussi à franchir l'Aisne sur la ligne Attichy-Soissons ; cependant, plus à l'est, on n'avait eu affaire qu'à de la cavalerie. On reçut, juste à ce moment, l'ordre suivant : " L'ennemi, ayant refoulé la division de l'aile droite (de la IIe armée), a traversé la Vesle et gagné les hauteurs de Saint-Thierry. La Ire armée enverra aujourd'hui même des forces importantes dans le dos de l'ennemi, direction de Saint-Thierry. " "

 

Or, l'aile droite de la IIe armée, 13e division d'infanterie, cédait encore à Bourg-et-Comin qui était le centre même de la fissure, et l'Aisne était traversée en ce point ; la cavalerie grimpait sur la falaise de Pargnan. La Ire armée déclare que ce qu'on réclame d'elle est impossible et que, loin de songer à attaquer, elle en est à se demander s'il ne vaudrait pas mieux reculer plus au nord, c'est-à-dire vers Laon, fallût-il abandonner le Chemin des Dames.

La situation était angoissante. Bülow fut prévenu, à 8 h. 50 du soir : " La Ire armée violemment attaquée sur la ligne Attichy-Soissons s'attend demain à la bataille. Tiendra la rive nord de l'Aisne, d'Attichy à Condé. Elle peut encore allonger l'aile gauche ; mais l'avance sur Saint-Thierry est impossible. " Une pointe en avant eût, sans doute, été un désastre. Nous avons dit brièvement comment Bülow réussit à arrêter la poursuite française de part et d'autre de la trouée de Sissonne.

Le 12 au soir, les Français avaient franchi l'Aisne en face de l'aile droite du IVe corps de réserve et bousculé le VIIe corps de Braine sur Vailly. Von Kluck fait observer qu'on eût pu éviter ce grave échec (et qui devait finalement avoir ses conséquences jusque sur la fin de la guerre) en garnissant les hauteurs de la rive sud de l'Aisne de mitrailleuses et en s'y défendant jusqu'au dernier homme. Mais, tenait-il suffisamment compte de l'état de lassitude, de découragement, presque de désespoir où étaient les troupes, notamment celles du IVe corps de réserve qui se battaient depuis dix jours sans une heure de répit.

Le 13, les attaques françaises reprennent. Maunoury enlève Attichy et Vic-sur-Aisne et s'établit au nord de l'Aisne. Mais déjà le front allemand s'est organisé pour la résistance. Le 14, on travaille à force aux tranchées : on entre franchement dans la guerre de positions. L'armée adverse semble d'ailleurs manifester aussi des traces de fatigue; elle attaque plus mollement. Enfin la VIIe armée était arrivée ; elle entrait en ligne ; on respirait.

 

" Sur l'aile gauche de l'armée, le IIIe corps d'armée, de l'est de Condé , en union avec le VIIe corps de réserve et la moitié du XVe corps de la VIIe armée, s'avançait à l'attaque en direction du sud... Le 15 au soir, la Ire armée pouvait annoncer au quartier général, transporté plus en arrière à Vauxaillon, qu'elle tenait toutes ses positions. La VIIe armée avec son VIIe corps de réserve s'était maintenue à Braye-en-Laonnois (un peu au sud du Chemin des Dames); à l'est, les XVe et XIIe corps étaient en plein combat ; le VIIe corps de réserve se battait, le 16, en liaison avec le IIIe corps. En somme, l'entrée en ligne opportune et vigoureuse du VIIe corps de réserve accouru de Laon à marches forcées, sous le commandement du général von Zwehl, et débouchant sur les hauteurs les plus puissantes da la rive nord de l'Aisne, jetait sur la bataille le premier rayon de lumière depuis bien longtemps. "

 

Ainsi s'exprime von Kluck, et il ajoute mélancoliquement : " Qu'on s'imagine l'arrivée sur la Marne, dix jours auparavant, de ces trois corps. " Oui, mais qui donc y avait pensé, le 3 septembre ?

Résumons les opérations de la Ire armée. Les ordres donnés par le général Joffre l'ont exposée à un double danger : soit d'être enveloppée par Maunoury et même par d'Amade à l'ouest, soit d'être entièrement coupée de Bülow et coincée sur ses derrières dans la forêt de Compiègne entre French et Maunoury. Tout d'abord von Kluck ne songe qu'au péril de l'ouest et il s'éloigne de Bülow pour parer vers Noyon. Mais Bülow prend le commandement et le rappelle vers l'est. Si la marche de l'armée French eût été moins " lourde ", la coupure était faite vers Bourg-et-Comin, Cerny-en-Laonnois, Chemin des Dames. La cavalerie anglaise a même grimpé sur la falaise. Mais les ordres de Bülow s'exécutent ; von Kluck se rapproche et occupe les hauteurs et le fort de Condé : c'est un solide point d'appui. Cependant, il cède encore à sa gauche ; le front s'incurve. A ce moment précis, l'armée de von Heeringen entre en ligne vers Braye-en-Laonnois et, bouchant la fissure, en fait une poche, bientôt consolidée par l'intervention de l'armée de renfort. French renonce à s'étendre au nord. La poursuite est arrêtée. Le Chemin des Dames va devenir la ligne de la guerre de positions.

L'Aisne était franchie. La poche créée au nord de la rivière était étroite, il est vrai, mais singulièrement dangereuse ; de Soupir à Berry-au-Bac, elle pouvait ouvrir la voie à une offensive française ultérieure sur le massif du Laonnois. Celui-ci, avec sa rude et robuste constitution géographique et militaire, n'en restait pas moins, dans sa grande masse, aux mains de l'armée allemande qui allait en faire, pendant quatre années, son bastion de défense contre l'offensive française et son bastion d'attaque contre Paris. La bataille de la Marne avait dégagé la capitale, mais elle n'avait pu libérer le territoire national.

 

La retraite au centre et à l'est : IIIe, IVe et Ve armées allemandes.

 

Sautons vers l'est par-dessus la IIe armée et voyons comment il est procédé à la retraite dans les trois armées de gauche. Leur position est moins dangereuse et leur rôle moins décisif que celui des armées de droite. Le grand quartier général allemand n'a pas perdu l'espoir de se servir d'elles comme pivot, pour reprendre l'offensive. II les attarderait volontiers sur le terrain. D'ailleurs leur défaite est moins complète. On va même leur emprunter des forces pour caler la résistance et la reprise des deux armées de l'ouest.

Quoi qu'il en soit, voici les ordres et les récits officiels. Nous avons laissé ces armées, le 11 septembre, au moment où von Moltke les visite et s'assure : 1° que la IIIe armée fortement éprouvée ne peut plus tenir le vaste front qui lui est confié; 2° que les deux armées de gauche (IVe et Ve armée) croient pouvoir tenir encore.

Les ordres du 10 à 17 h. 45 avaient été les suivants : La IIIe armée tiendra en liaison avec la IIe armée la ligne Mourmelon-le-Petit-Francheville-sur-Moivre. La IVe armée, en liaison avec la IIIe armée au nord du canal de la Marne au Rhin jusque dans la région de Revigny, etc. Les positions atteintes par ces armées devront être fortifiées et maintenues.

On pensait donc que le front pourrait être consolidé en écharpe de Reims à Revigny. La IIIe armée n'avait qu'à se replier derrière la Marne. Les ordres furent donnés en conséquence à la IIIe armée. Le mouvement s'accomplit, le 11, non sans une grande confusion entre les divisions et les corps, la 24e division de réserve ayant été écrasée à Clamanges. " L'épuisement des officiers, des hommes et des chevaux, avoue von Hausen, avait atteint un degré particulièrement inquiétant. "

 

 

A son retour de Reims, quartier général de Bülow, Moltke modifia à 15 heures, à Suippes, où von Hausen venait d'arriver, son ordre général libellé à Reims. La IIIe armée a ordre de se fortifier sur une ligne Thuisy-Suippes (25 kilomètres de front au lieu de 40 kilomètres) en liaison avec la Garde (de la IIe armée) à Thuisy. La IVe armée devait fortifier la ligne Suippes-Sainte-Menehould. Et il n'y avait pas une minute à perdre pour ces opérations. Le désordre allait croissant. L'ennemi avançait. Le général Foch entrait à Châlons. Son aile gauche atteignait Épernay. Le duc de Wurtemberg annonçait que de grandes forces françaises étaient en marche sur Vitry.

Le colonel Hentsch, repassant la veille par Varennes, quartier général de l'armée du kronprinz, était " franchement pessimiste ". Il considérait comme " désespérée la situation de l'aile droite ". Il s'était efforcé de convaincre le kronprinz de la nécessité de la retraite de la Ve armée. Dans ses Mémoires, le kronprinz prétend avoir vivement protesté et demandé à Hentsch son mandat écrit. " Il n'en avait pas ! Je lui signifiai alors que nous ne pouvions obtempérer à ses injonctions. "

Le 22 au matin, Moltke et von Tappen avaient commencé leur tournée des quartiers généraux par Varennes.

 

" Moltke était un homme brisé. S'imaginant que l'armée allemande était battue et fuyait en complet désordre, il faisait des efforts surhumains pour retenir ses larmes: Il nous disait ne savoir comment arrêter cette reculade. II fut très étonné de nous voir juger la situation avec calme et confiance, mais il ne se laissa néanmoins pas convertir à une meilleure opinion et exigea de moi, tout comme Hentsch l'avait fait la veille, que je batte en retraite de suite avec toute mon armée. Étant donné qu'alors il n'y avait pas plus que la veille de motifs pour justifier pareille action précipitée, il s'ensuivit une vive altercation, à la fin de laquelle je me résumai ainsi : aussi longtemps que je serai le commandant en chef de mon armée, et que, partant, j'en aurai la responsabilité, je ne permettrai pas qu'elle batte en retraite avant que mes blessés soient enlevés jusqu'au dernier homme et évacués soigneusement à l'arrière. Le général von Moltke était très ému en prenant congé de nous. J'avais, humainement parlant, la plus profonde pitié pour cet homme complètement brisé, mais comme soldat et comme chef, je ne pouvais comprendre un effondrement aussi lamentable (Mémoires du kronprinz, p. 182.)."

 

La décision ayant été prise dans la journée par Moltke à Reims, d'accord avec Bülow, le colonel von Dommes, du grand état-major, apporta à Varennes, dans l'après-midi, l'ordre de retraite à l'est de Sainte-Menehould. Un débat assez imprévu s'engagea alors entre le colonel von Dommes et l'état-major de la Ve armée à la tête duquel était le général Schmidt von Knobelsdorf, ancien professeur du kronprinz, jouissant d'une autorité absolue sur son ancien élève et, en fait, dirigeant l'armée. Le colonel von Dommes proposa de ne pas abandonner la lisière méridionale de l'Argonne. Le kronprinz et son état-major se récrièrent et proposèrent une ligne beaucoup plus septentrionale, la ligne des hauteurs dessinée par Apremont-Baulny-Montfaucon ; ils faisaient valoir que cette ligne était très forte et qu'on pourrait y tenir solidement. Elle présentait, en outre, l'avantage de maintenir les communications avec le Ve corps de réserve pour l'investissement de la place de Verdun. Le kronprinz ajoutait que la VIe et la VIIe armées allemandes étant rejetées sur la frontière, la Ve armée devenait à la fois la flanc-garde et le pivot de toute la grande armée allemande à l'est, et qu'il fallait donc la consolider sérieusement. Ces arguments furent développés avec force. Mais d'autres, non moins graves, et sur lesquels on insistait moins, déterminaient le kronprinz à cette retraite qui ressemblait, en vérité, à une fuite. Nous les empruntons textuellement au général Baumgarten-Crusius :

 

" Avec les quatre corps qui restent à la Ve armée, disait-on, il est impossible à celle-ci de tenir soit la lisière sud des forêts de l'Argonne, soit même, avec son aide méridionale, la ligne Sainte-Menehould-Clermont c'est-à-dire un front de 65 kilomètres placé, pour la plus grande partie, sous les canons de la forteresse de Verdun, sans parler des difficultés inouïes que l'on trouverait pour le ravitaillement et les communications dans une région si exposée.

Et ce qui est pis encore, la situation de l'armée elle-même ne permet plus un tel effort. Les corps ne comptent guère plus que 10 000 hommes d'infanterie (le XVIIIe corps, 16 000 hommes) ; et, en outre, le manque de munitions se fait déjà sentir. Dans ces conditions et avec la responsabilité qui lui incombe, la Ve armée est forcée de s'en tenir au parti le plus prudent. C'est pourquoi elle n'est pas d'avis de garder la ligne Boureuilles-Vauquois, parce que cette région, située à l'ouest de la forêt de Hesse que l'adversaire de Verdun connaît à fond, est flanquée à l'ouest par la forêt d'Argonne. "

 

Ces arguments furent développés sans doute par le colonel von Dommes, et ce fut la grande retraite qui fut décidée. Il fut entendu qu'elle se ferait peu à peu et qu'on tiendrait tête jusqu'au 25 septembre.

Le colonel von Dommes passa de là, le 12, aux quartiers généraux de la IVe et de la IIIe armée. Il fit connaître, qu'en raison de la mauvaise qualité du terrain dans la forêt d'Argonne, la Ve armée était obligée de reculer plus au nord qu'il n'avait été décidé. La conséquence de ce mouvement était que l'aile droite de la IVe armée ne pourrait pas rester à Suippes, mais qu'elle devrait s'appuyer sur Souain. Par conséquent, la IIIe armée recevrait en partage le secteur Prosnes-Souain.

Le commandement de la IIIe armée, qui passait, ce même jour, aux mains du général von Einem, ex-commandant du VIIe corps, ne cacha pas au colonel von Dommes quel nouveau souci c'était pour lui de contremander encore les ordres déjà donnés et quelle impression défavorable causerait aux troupes ce deuxième abandon de positions déjà préparées. Le colonel von Dommes se rendit à ses raisons. Il repartit pour le quartier général de la IIe armée et les exposa à von Bülow. Mais celui-ci tint ferme et, à 11 heures du soir, le 12, le colonel revint avec l'ordre formel de reculer sans une minute de retard, et de gagner, pour le 13, la ligne Prosnes-Souain. L'ordre fut donc donné, le 13 à minuit et demi, aux trois corps d'armée.

Baumgarten-Crusius fait suivre ces détails de ces fort justes observations :

 

" Peut-être bien que le changement des dispositions prises précédemment était inévitable dans ces dures journées. Cependant le grand commandement aurait bien dû savoir ce qu'il voulait et mettre plus d'unité dans ses vues avant de dicter ses ordres. Il en eût été ainsi assurément si le grand quartier général s'était trouvé dans le voisinage des armées, ou qu'il eût confié la direction de la retraite à un chef unique : mais tout de monde commandait. "

 

La retraite fut donc accomplie, dans la journée du 13 septembre, avec des peines infinies à la IIIe et à la IVe armée sur les lignes prescrites. La situation s'aggrava encore, dans les trois armées, du fait que, comme il avait été décidé par le haut commandement, chacune d'elles dut céder un de ses corps pour être envoyé par les voies les plus rapides à la fissure existant entre la Ire et la IIe armée. Malgré tout et malgré les affres de la retraite, le front allemand commença à se fortifier partout, à partir du 14 septembre. La guerre de positions s'établissait.

 

Marche de l'armée anglaise jusqu'à l'Aisne.

 

Quoi qu'il en soit, la 12 au soir, de Venizel à Maizy, l'armée britannique et le détachement appartenant à la 5e armée (Conneau et Maud'huy) se trouvaient au bord de l'Aisne, découvrant, en face, sur l'autre rive, la falaise à pic de Condé-Vailly-Pargnan. En l'enlevant d'un vigoureux élan, l'armée des vainqueurs pourrait du moins se porter d'un seul bond jusqu'au Chemin des Dames et peut-être même jusqu'à Laon. Le fameux massif eût été dominé. Mais il fallait réussir le coup et se saisir de la falaise tout entière. Sinon, on restait agrippé à la muraille, et la position devenait . périlleuse. French c'est décrit lui-même, contemplant l'obstacle : qui se dressait devant lui : " Je me rappelle être demeuré assis pendant des heures à l'entrée d'une grande caverne sur la rive sud de l'Aisne, à 400 mètres environ à l'est de Missy. Missy s'étend sur les deux rives de l'Aisne ; les Allemands occupaient une colline élevée curieusement taillée en pain de sucre, qu'on appelle le fort de Condé. Elle se dresse à 600 mètres environ au nord de Missy, descend en pente raide sur la rivière et domine complètement le rivage... "

Le roc de Condé fut la pierre d'achoppement de l'armée britannique dans sa course vers le nord. French expose en ces termes. le résultat de la journée du 13, qui fut, à proprement parler, la dernière de la poursuite de l'armée anglaise et qui amorça la bataille de l'Aisne :

 

" Le 13, à la première heure, nous attaquâmes la ligne de la rivière sur tout notre front. L'artillerie ennemie nous opposa un vigoureux barrage avec des pièces lourdes et des canons de tout calibre. L'infanterie allemande ne montrait pas beaucoup d'énergie dans la défense, mais un duel sévère d'artillerie se prolongea toute la journée.

A la tombée de la nuit, tons les passages de la rivière, à l'exception de celui de Condé, étaient occupés, enlevés et tenus : nous avions une ligne passant par Bucy-le-Long à l'ouest, les éperons nord et nord-est de Celles, Bourg à l'est... J'allai au quartier général de la 5e division d'infanterie à Serches (en face du fort da Condé), et j'y vis Fergusson. On me rendit compte de l'impossibilité rencontrée jusque-là d'aborder le passage de l'Aisne à Missy l'ennemi ayant installé sur la rive opposée de l'infanterie et des mitrailleuses appuyées en arrière par de l'artillerie. Pendant toute la bataille (de l'Aisne), le plus grand intérêt se concentra autour de cette localité.

On peut dire, en effet, que ce bastion du Chemin des Dames qui fait le promontoire de Condé décida du sort du massif. Par sa possession, les Allemands restèrent installés sur la rivière, séparèrent en quelque sorte les armées alliées et purent se maintenir en avant du massif de Laon.

Cependant, le 1er corps de l'armée britannique (Douglas Haig) gagna, d'un magnifique élan, le nord de la rivière et s'élança même en direction du Chemin des Dames, déterminant ainsi la partie occidentale de la poche qui fut heureusement gardée sur la rive droite de l'Aisne et qui eut la plus grande portée pour l'issue finale de la guerre. La 2e division, à gauche, passe à Presles-et-Boves; la 1re division passe à droite et sans rencontrer de grande difficultés à Bourg-et-Comin, elle déborde jusqu'au canal et dans la vallée d'Ostel. Elle est au pied du massif.

En deux mots, l'armée britannique, le 13 au soir, touche à l'Aisne avec une tendance à se porter à l'est ; elle occupe les ponts à Venizel et borde le pied de la falaise à Bucy-le-Long; mais elle est maintenue au sud do la rivière à Missy, à Condé, à Vailly; plus à l'est, elle a encore franchi le cours du l'Aisne à Chavonne, à Pont-Arcy, à Bourg-et-Comin. Elle essaye même d'aborder le Chemin des Dames par Braye-en-Laonnois, Troyon et Cerny... C'est là, qu'au lieu de continuer dans la " fissure ", elle se heurte à la " poche " qui vient de se former. Retenez bien ces noms : c'est là que von Heeringen va entrer en ligne, le 14, et que le sort du massif va se jouer.

 

La 5e armée dans la fissure : Corbeny-Aguilcourt.

 

A sa droite, le corps de sir Douglas Haig était en liaison avec le " détachement " de la 5e armée formée du corps de cavalerie (Conneau) et du 18e corps (de Maud'huy).

Nous avons indiqué que le " détachement " Conneau-Maud'huy avait été créé dès le 9, dans l'intention de consolider l'armée anglaise sur sa droite et de lui donner l'appoint de forces nécessaires pour coincer l'armée de von Kluck par le sud. Ainsi, la 5e armée se trouvait avoir une double mission : par sa gauche, elle appuyait la manœuvre frontale en direction de la rive sud de l'Aisne, et par ses gros, elle devait bousculer l'armée von Bülow sur Épernay, Reims, Amifontaine et Rethel; en somme, elle devait tourner le massif de Saint-Gobain à l'est, tandis que Maunoury le tournerait par l'ouest.

Le " détachement " se met en mouvement sans rencontrer d'obstacle, dès le 9 (n'oublions pas que l'armée anglaise est arrêtée jusqu'au l0 au soir devant la Ferté-sous-Jouarre). Il remonte donc hardiment, passe la Marne à Château-Thierry (18e corps), et tient ses contacts avec l'armée britannique par Oulchy-le-Château (corps Conneau).

Le 10, le corps de cavalerie est réduit à deux divisions, l'autre passant à droite de l'armée. Le " détachement " serre toujours de près l'armée anglaise ; sa direction est encore franchement nord-ouest, presque vers Soissons : c'est lui qui doit occuper Vailly et Braine, et même à gaucbe, le corps de cavalerie se portera jusqu'à Venizel. Si les choses se passaient ainsi, l'armée anglaise pourrait prêter main-forte à l'armée Maunoury jusqu'à Soissons et au delà.

Mais la 5e armée a, comme nous l'avons dit, une double mission : . si elle doit appuyer l'armée britannique à la bataille de rupture, elle doit aussi entrer dans la fissure entre von Kluck et von Bülow, et pénétrer dans le couloir de la Ville-aux-Bois-Amifontaine. C'est cette seconde partie de la manœuvre qui paraît l'emporter, dès le 10, dans l'esprit de Franchet d'Esperey. Il sent de la résistance de ce côté où se massent de grandes forces allemandes et commence à orienter les troupes non plus directement au nord, mais au nord-est. L' " à droite " s'accentue.

Le l0, le corps de cavalerie soutient un combat violent avec une arrière-garde ennemie qui l'arrête un instant ; le 18e corps, sans trouver de résistance sérieuse, a passé la Marne par les ponts d'Azy et de Château-Thierry, puis s'est élancé sur le plateau entre Marne et Aisne ; il recueille des prisonniers allemands, des ambulances, des convois.

Le 11, l'ordre de marche du " détachement " est orienté franchement vers le nord-est et non plus vers le nord : c'est donc l'armée Maunoury un peu délaissée. La marche de l'armée anglaise sur Soissons n'aura plus lieu. Le " détachement " laissant Venizel et Vailly à sa gauche, prendra, comme objectif, le plateau de Pargnan-Paissy-Craonne. Le corps de cavalerie se porte sur Jonchery, Courlandon, Blanzy-les-Fismes. Il stationne, le 11, sur la ligne générale de Bazoches-Lhuys. Ce sont les abords de l'Aisne. En même temps, le 18e corps, traversant toute la région de Mareuil-en-Dôle, a marché, non sans quelque retard, sur le plateau de Fère ; il n'a pu franchir encore la Vesle.

 

C'est pour le lendemain, 12. Mais le corps de cavalerie a reçu l'ordre de renforcer l'attaque de l'est, l'attaque dans le couloir d'Amifontaine. Deux de ses divisions s'y sont portées pour éclairer dans la direction de Berry-au-Bac-Guignicourt. Le " détachement " s'en trouve affaibli d'autant. La 4e division de cavalerie, qui lui reste seule à gauche, se portera par Vauxcéré, Mont-Notre-Dame. Un engagement assez vif l'arrête encore; elle s'avance vers Longueval en liaison avec l'armée anglaise, mais reprend, en fin de journée, les mêmes cantonnements que la veille. Le 18e corps, qui a reçu l'ordre de déboucher sur la rive droite de la Vesle et de grimper aux hauteurs de la rive droite, exécute son mouvement le 12, en trois colonnes, la gauche en avant : la 38e division enlève, vers 10 heures, le pont de Fismes; la 35e division passe à Courlandon ; la 36e est encore sur la rive gauche de la petite rivière. Le détachement est donc à pied d'œuvre pour le passage de l'Aisne, le 12 au soir.

La journée du 13 va devenir décisive. Au moment où l'armée anglaise se laisse accrocher devant Condé, le " détachement " qui la flanc-garde à l'est abordera-t-il, oui ou non, la rivière et le massif ? Le 18e corps garde toujours son orientation vers le nord-est. Il a l'ordre de prendre pied sur la rive droite de l'Aisne par les . ponts de Maizy et de Pontavert. Le général de Maud'huy, avec une vive intuition de sa responsabilité et de l'importance de la journée, enlève ses divisionnaires et ses troupes ; il aborde la rive droite en plein élan : " La colonne de droite (35e division) marchera sur Corbeny par Roucy; la colonne de gauche (36e et 38e divisions) marchera sur Craonne, Craonnelle par Maizy-Beaurieux. "

Vers midi, la rivière est franchie sur toua les ponts. A 13 heures, la division Muteau occupe facilement Pargnan et Geny. C'est le plateau de Paissy qui tombe dans la main des Alliés ; on touche au Chemin des Dames. La colonne de gauche débouche de Beaurieux sur Craonnelle et Hurtebise ; la colonne de droite traverse Pontavert et se porte sur Corbeny. Voilà donc le couloir d'Amifontaine qui est dominé à l'ouest et la manœuvre d'encerclement du massif par l'est qui s'annonce bien. La 35e division s'empare après un brillant combat, des points d'appui de la Ville-aux-Bois, Corbeny, Craonne... La Ville-aux-Bois, Corbeny, Craonne, ces points qui nous donneront tant de mal pendant les quatre années de guerre de tranchées ! La 36e division occupe Oulches, aux portes d'Hurtebise.

Mais voilà que, vers 18 heures, sur le front la Tour de Paissy, Oulches, le Temple, la Ville-aux-Bois, les colonnes qui s'élancent sont accueillies par une violente canonnade. C'est le Chemin des Dames qui résiste et ne veut pas se laisser enlever. A marches forcées, une brigade du VIIe corps de réserve est arrivée sur le plateau. Exactement au point où Napoléon avait livré la bataille de Craonne aux Russes et aux Prussiens en 1814 (Voir le récit de L. Madelin, " les Batailles de l'Aisne ", dans Revue des Deux Mondes du 15 août 1918.), la grande bataille pour le massif de Laon, la grande bataille pour Paris recommence. Elle durera quatre ans !

 

Mais, à l'heure où il s'installe sur le plateau, le " détachement " n'en a pas moins la juste fierté d'avoir rempli sa mission. I1 ne s'est pas laissé arrêter sur l'Aisne, il ne s'est pas laissé intimider par la falaise à pic. Il a abordé le plateau, il a chassé l'ennemi devant lui jusqu'à Hurtebise, jusqu'à Cerny-en-Laonnois ; il s'est emparé des passages de Pontavert, de Craonne et d'Amifontaine. Le corps de cavalerie du général Conneau a poussé jusqu'à Marchais, jusqu'à Sissonne, jusqu'à Notre-Dame-de-Liesse. " II n'y a plus d'ennemi devant nous, écrivait le général Conneau dans son ordre du 13. En conséquence, la 4e division de cavalerie prendra à revers les troupes allemandes qui attaquent le 18e corps sur le plateau de Craonne. La manœuvre va être accrochée par ailleurs, dés le soir même, mais ici la journée du 13 a été magnifique. La poche créée sur le plateau en collaboration avec le 1er corps britannique livrera, au delà de l'Aisne, une tête de pont qui tiendra l'ennemi en respect pendant de longues années.

La 5e armée avait, d'après l'Instruction générale n° 21 datée du 10 septembre au soir, le rôle d'une armée de rupture. En somme, elle n'avait qu'à persévérer dans l'heureuse action à laquelle elle avait dû son succès sur la Marne : combinant son effort avec celui de la 9e armée (à laquelle elle cédait toujours son 10e corps), elle devait s'avancer face à l'est, au nord d'Épernay, et se glisser dans la région de Reims. Si elle réussissait, elle gagnait Rethel et la frontière belge. Bülow eût été définitivement séparé de von Kluck et rejeté sur la Meuse. Rien donc de plus important que cette mission confiée à la 5e armée. Mais il n'y avait pas une minute à perdre : il fallait arriver avant que les renforts allemands accourus de l'est ne débouchassent sur le terrain.

La sens de la manœuvre française ne fut pas ignoré dans le camp ennemi : nous avons donné, en effet, les instructions de Bülow qui la visent avec une précision singulière et s'efforcent d'y parer. Tandis que, le 10 septembre, von Kluck a reçu l'ordre de serrer sur Soissons et au delà, tandis que la IIe armée se retire sur la Vesle, aile gauche à Thuïzy, von Moltke libelle, le 11 septembre, ses derniers ordres qui ont pour objet de masser le plus de troupes possible dans la région de Reims. Ces ordres établissent que des renseignements sûrs (dont nous ignorons l'origine) permettent de prévoir que le haut commandement français envisage une attaque avec de très grandes forces contre l'aile gauche de la IIe armée et contre la IIIe armée. En conséquence, les armées de l'est devaient sa rapprocher le plus possible du point de Thuizy (est de Reims) qui, à la jonction de la IIe et de la IIIe armée, devenait capital pour le sort de l'armée allemande. En plus, les troupes arrivant de l'arrière, c'est-à-dire de l'armée von Heeringen, devaient être poussées en avant, à l'est de Laon. Ainsi, autant qu'on le pouvait, la fissure était couverte.

Par contre, la 5e armée française exécute ses ordres. Dans la journée du 10, marchant sur un ennemi qui abandonne le terrain, elle se dirige droit au nord : le 18e corps (qui forme détachement) prenant pour objectif Vailly; le groupe des divisions de réserve du général Valabrègue, qui s'est intercalé entre le 18e corps et le 3e corps, marchera sur Braisne, le 3e corps (général Hache) sur Bazoches, le 1er corps (Deligny) sur Courville ; quant au 10e corps (général Desforges), il opérera avec la 9e armée.

Le haut commandement est avisé probablement de l'effort fait par l'ennemi pour concentrer des forces sur le point où doit avoir lieu la bataille de rupture : car ses interventions pour le 11 indiquent, avec une grande netteté, la marche vers le nord-est; le corps de cavalerie ira donc passer à Fismes, comme nous l'avons dit, le 18e corps se dirigera vers Breuil-sur-Vesle, le groupe des divisions de réserve vers Jonchery, le 3e corps vers Muizon, le 1er corps vers Champigny et le 10e corps à sa droite. Ainsi donc, tous à l'ouest de Reims.

Cependant, il se produit là un de ces incidents qui était la suite logique de la double mission confiée à la 5e armée. Tandis que ses corps progressent un peu lentement dans la région d'entre Château-Thierry et Épernay, au cours de la journée du 11, le retard que nous avons signalé à propos de l'armée britannique produit son effet dans la région de Vailly. De Soissons à Venizel, la ligne d'offensive est des plus minces, On éprouve le besoin de la renforcer. En conséquence, voici les gros de la 5e armée tirés d l'est pour combattre, la gauche en avant, en vue d'aider la 9e armée, mais voici l'aile gauche de cette même armée ayant pour ordre " de s'orienter, le cas échéant, au nord de l'Aisne, pour agir contre les forces allemandes signalées vers Soissons ", c'est-à-dire s'efforcer de seconder le plus possible l'armée britannique, à l'ouest.

Ainsi se produit une sorte de dédoublement dans le front de la 5e armée : d'une part, son détachement de gauche (Maud'huy et corps de cavalerie) est tiré à l'ouest pour prêter la main à l'armée britannique dans son assaut contre le Chemin des Dames ; d'autre part, le 10e corps ne peut plus quitter la 9e armée, car les armées allemandes se renforcent en face de celle-ci à Thuizy. Que reste-t-il de troupes à Franchet d'Esperey pour la manœuvre dans la fissure ? Juste trois corps, le 3e, le 1er et le groupe des divisions de réserve. C'est peu.

Et, pourtant, il faut arriver à Château-Porcien : sinon, les renforts de l'ennemi nous précèdent et, grâce à eux, il contrebat la manœuvre française : 1° en faisant front au point menacé, c'est-à-dire entre Craonne et Neufchâtel, sur les deux côtés du couloir d'Amifontaine et sur le chemin de Château-Porcien-Rethel; 2° en s'enterrant partout ailleurs : c'est, en somme, la simple application du système de Schlieffen signalé, dès 1912, par le commandant Thomasson, attentif observateur des grandes manœuvres allemandes.

Nous avons dit le rôle du 18e corps sur le plateau de Paissy. Il frappe, le 12 et le 13, à la porte d'Hurtebise, c'est-à-dire au pédoncule de ce plateau, qui donne, à la fois, l'issue par le couloir d'Amifontaine et l'entrée dans la plaine de Laon ; il débouche sur l'Ailette, au poteau d'Ailles, en direction de Braye-en-Laonnois. Mais que se passe-t-il aux autres corps qui agissent dans la plaine ?

L'armée, dit un document, s'efforce de réaliser le dispositif suivant : centre en avant (3e corps d'armée) appuyé en arrière et à droite par les 1er et 100e corps en arrière et à gauche par le 18e corps, le groupe des divisions de réserve suivant derrière les 3e et 18e corps d'armée. Cela donne donc une direction générale : 18e corps : Amifontaine, Neutchâtel, Guignicourt; -G. D. R. : Aguilcourt, Hermonville, la Neuville;- 3e corps : Asfeld, Brienne, Houdilcourt ; - 1er corps, un peu en arrière : Bourgogne, Bazancourt, Bétheny ; - 10e corps, plus en arrière encore : Vitry-lès-Reims, Cernay, Lavannes.

Observez les relations avec les points indiqués dans les ordres allemands de Saint-Thierry et de Thuizy. Le corps de cavalerie a reçu pour mission de se porter dans la région de Berry-au-Bac, Guignicourt, Damary, couvrant le flanc nord du 18e corps et éclairant vers Laon et Sissonne. Il doit tenir en fin de marche les débouchés nord de Pontavert et de Berry-au-Bac. En somme, on pénétrerait dans les " passages " par Sissonne et Rethel vers la Belgique. Mais le corps de cavalerie n'a pas encore passé les collines au sud de l'Aisne ; la 4e division ne peut déboucher au nord de la rivière. C'est un grave retard.

A ce même moment l'ennemi d'après les radios saisis par l'armée britannique, est extrêmement embarrassé et en grand désordre sur la rive droite de l'Aisne : si on arrivait à temps et en forces, on trouverait, pendant quelques heures encore, tout son front dilué encore au pied du Chemin des Dames.

 

 

Mais il faut arriver sans une minute de retard et agir tout de suite. Or, le 12 au soir, un nouveau retard et surtout un nouveau déplacement de forces se produit : le 1er corps est occupé à une entrée solennelle qui a lieu à Reims ; il ne se trouve pas sur la ligne d'offensive ; en outre, tout le reste de l'armée fait un à droite qui, mettant au point le plus sensible (droits du couloir d'Amifontaine) le groupe des divisions de réserve, confie à ce groupe la mission de percer à l'endroit précisément où les renforts ennemis vont intervenir. L'ordre de la 5e armée est donc le suivant pour le 13 (daté du 12 à 21 heures) : Corps de cavalerie au nord, vers Sissonne. 1er corps : Goudelaincourt, Saint-Thomas, Sainte-Croix, château de la Bove. - Groupe des divisions de réserve : Amifontaine, Prouvais. 3e corps : Villers-devant-le-Thour, Saint-Germainmont, Blanzy (aux approches de Château-Porcien).

Or, c'est à ce moment même que vont commencer les plus graves réactions de l'ennemi. Une partie du VIIe corps de réserve allemand part de Laon pour Hurtebise quand l'ordre de Franchet d'Esperey parvient aux corps. L'on constate, en même temps, que la situation s'aggrave autour de Reims : l'ennemi tient les forts ou les hauteurs de la Pompelle, Berru, fort de Fresnes, hauteurs ouest de Brimont. C'est donc le groupe des divisions de réserve et le 3e corps qui vont avoir à porter le coup suprême dans la fissure : ce sont ces deux corps, et ces deux corps seuls qui, dans la journée du 13, feront office de masse de manœuvre. Dans quelles conditions leur marche s'est elle opérée jusqu'à cette minute précise et comment vont-ils agir dans cette journée qui va devenir décisive ?

Le groupe des divisions de réserve a exécuté les ordres suivants pendant la première partie de la poursuite : le 10, il se porte en une seule colonne pour passer la Marne à Mézy, par Montlevon, Courboin et Crézancy ; à sa gauche, il est en liaison avec le 18e corps qui se serre sur Château-Thierry, et, à sa droite, avec le 3e corps en marche sur Jaulgonne. " Les villages abandonnés sont dans un état désolant : les portes et les fenêtres éventrées, tout l'intérieur rempli de meubles détruits, d'effets et de linges, répandus parmi les immondices. Le quartier général s'installe au château de Fossé. L'état dans lequel nous l'avons trouvé est indescriptible. On dirait qu'il a été mis à sac du rez-de-chaussée au grenier ; avec cela, d'une saleté repoussante. Nous le faisons nettoyer de notre mieux par les prisonniers allemands.

La Marne franchie sur un pont de bateaux construit par les équipages de pont du 18e corps, les ordres pour la journée du 11 septembre sont les suivants : " L'ennemi, retraitant en hâte devant l'armée anglaise et les 5e, 6e et 9e armées, s'est replié dans la direction générale du nord et du nord-est. La 5e armée, en liaison avec l'armée anglaise, doit continuer la poursuite. Un groupement important de notre cavalerie est entrée dans Fère-en-Tardenois et opère sur notre front. " Mais dans la journée du 11, les ordres de marche vers le nord sont modifiés, comme nous l'avons dit , par des ordres pour une direction nord-est " par suite du mouvement de retraite des armées allemandes qui se retirent vers l'est ". Le groupe quitte donc la direction de Fère-en-Tardenois pour prendre celle de Fismes par Jaulgonne, le Charmel, Cierges, Dravegny. Le soir du 11, le bivouac est pris sans incident autour de Dravegny.

Nouvelle modification pour la journée du 12 : marche encore plus à l'est dans la direction de Jonchery-sur-Vesle, la 4e division de cavalerie éclairant la route, au delà de la Vesle, vers Hermonville, Saint-Thierry et la ferme du Godat. C'est, franchement, la trouée d'Amifontaine. La marche, dans cette journée du 12, se fait sans aucune difficulté, jusqu'à Jonchery et au delà.

Voici, maintenant, les ordres pour la journée décisive, le 13. Jusqu'ici le corps n'est pas en première ligne : " Demain, 13 septembre, la poursuite doit continuer vers le nord-est. La 5e armée se portera en direction générale : Château-Porcien (c'est bien la marche sur Rethel). Le 4e groupe des divisions de réserve doit suivre en deuxième ligne derrière le 18e corps. " Mais, au cours de la nuit, un changement se produit : le groupe passe en première ligne. Il doit se contenir un peu à gauche et arriver au canal de l'Aisne par Cormicy. C'est donc en direction de la trouée d'Amifontaine et le groupe aura la charge de l'opération principale. Dès la première heure, il se met en mouvement ; l'ordre de marche est le suivant : à gauche, le 18e corps qui emprunte, comme nous l'avons dit, l'itinéraire Pontavert, la Ville-aux-Bois-Corbeny et qui, par conséquent, progresse sur le flanc du plateau de Craonne-Hurtebise ; au milieu, la 53e division qui pénètre en plein dans la trouée par Cormicy, et qui passera l'Aisne à Berry-au-Bac ; à droite, la 69e division qui passera la Suippe à Aguilcourt, l'Aisne à Guignicourt et qui se portera sur Prouvais, pour couvrir à l'est la manœuvre dans la trouée.

Rendons-nous compte que le général Conneau a son quartier général à Amifontaine, que son corps de cavalerie patrouille en avant jusqu'à la Malmaison et Sissonne, qu'il trouve le terrain libre d'ennemis et qu'on peut se croire en mesure de tourner vers la Serre le redoutable massif. Tout se passe on ne peut mieux dans la matinée du 13: " Nous atteignons Berry-au-Bac et progressons au delà de l'Aisne. Nous nous emparons vivement de Condé-sur-Suippe et d'Aguilcourt. Nous prenons pied à Prouvais et Juvincourt... "

Mais voici que tout change. " Au cours de l'après-midi, dit un récit, le 3e corps recule à notre droite et le 18e corps, à notre gauche, ne peut se maintenir à Corbeny et Craonne. Le soir, nous sommes repoussés d'Aguilcourt et de Condé-sur-Suippe par une violente attaque. Nous restons maîtres des hauteurs cotées 91 et 100 entre le canal et la Suippe. " Que s'est-il passé ?

Nous avons le carnet de route d'un officier de " la pointe d'avant-garde ". Ainsi nous sommes à même de suivre, de visu en quelque sorte, le combat où se heurtent les deux manœuvres, la poursuite française et la contre-attaque allemande :

 

" Ce matin, écrit un officier du 332e, ma compagnie, la 23e, est tête d'avant-garde de la 69e division. Peu ou pas de cavalerie ; car celle-ci est sur les dents. Nous partons ; il fait beau. Nous descendons par une route rapide sur Hermonville et Cauroy-les-Hermonville. La population nous apporte tout ce qu'elle peut nous donner. Nous traversons rapidement les deux villages et approchons de la route de Reims à Laon. Les 77 commencent à rappliquer et jalonnent notre route. Nous nous engageons sur la route elle-même, en tournant à gauche vers Berry-au-Bac. A ce moment, un ordre arrive : la compagnie devient flanc-garde du régiment et pendant que celui-ci continue sur Berry-au-Bac, nous déboîtons à droite et marchons sur le canal de l'Aisne, vers la Maison-Blanche. Je suis en pointe d'avant-garde : aussi je puis voir enfin quelque chose et agir. Nos deux éclaireurs de pointe et moi, nous partons, nous franchissons le pont du canal et nous nous engageons dans un chemin assez couvert qui longe les murs extérieurs de la ferme du Godat. A ce moment, deux dragons arrivent et me disent, qu'au bout du chemin, se trouvent des uhlans. Je fais mettre la baïonnette et nous courons pour tâcher de les surprendre. Nous atteignons le bout du chemin : mais les uhlans se sont envolés. A gauche s'ouvre la porte de la ferme ; en nous voyant, les habitants accourent pleins de joie et nous confirment le départ précipité des éclaireurs ennemis. Devant moi, un léger talus que je fais occuper et organiser pour couvrir le débouché du pont. Je fais savoir à mon capitaine qu'il peut passer : la compagnie passe et nous reprenons notre progression en avant avec précaution. Sur ma droite, un bois de sapins suspect.

Un demi-escadron de chasseurs à cheval nous dépasse au galop. Peu de temps après, nous entendons une fusillade assez vive en avant. Les chasseurs ramènent les deux uhlans prisonniers. Nous abordons la crête boisée et fouillons les bois. Rien. La crête franchie, devant nous descend la plaine vide au loin, à 2 kilomètres environ. Le cours de la Suippe se devine avec sa rangée de saules et de peupliers. Sur la Suippe même, un village tout blanc dans le soleil, Aguilcourt. Un chemin de terre nous y conduit. Il est 9 heures environ.

A ce moment, sur notre gauche, descendant vers nous, paraît, à 2 kilomètres environ, une formation très dense de cavalerie ennemie, une division à peu près avec de l'artillerie. Nous prenons la formation déployée. Ah ! si nous avions du canon... Nous nous attendons à être chargés. Mais la cavalerie disparaît derrière un bois. A peine avons-nous quitté notre emplacement, qu'une rafale de 105 vient le balayer. Ordre arrive au régiment d'occuper Aguilcourt et de s'y organiser. Ce qui est fait. On organise le village. II est 10 heures. Les premiers éléments de la brigade du 287e viennent prolonger à notre droite la ligne de combat. A peine en ligne, les 105 allemands rappliquent.

A 11 heures, nous apprenons. que notre division a passé l'Aisne, mais qu'elle s'est heurtée à des forces supérieures, et qu'elle doit repasser la rivière. Et voici ce qu'on attend de nous : lé général Rousseau fait appeler le commandant Réal et lui dit qu'il faut que nous tenions trois heures pour donner le temps à la division de se décrocher et de repasser l'Aisne. Elle est trop en l'air pour rester ici. Je reçois l'ordre d'aller me poster avec mon peloton en arrière et à gauche du bataillon, derrière un groupe de meules ; le 2e peloton de la compagnie part pour renforcer la compagnie occupant le village, lequel est fortement attaqué. Nous ne l'avons jamais revu. Les balles pleuvent ; plusieurs des hommes sont touchés, les premiers de la journée. Au même moment, les batteries boches qui occupent les hauteurs nord entourant le village tirent vers nous. Le village est bombardé, attaqué, il est pris. Je dois m'organiser, maintenant, contre le village où se masse l'ennemi. J'organise rapidement un semblant de barricades avec des bottes de paille et des fagots. Nous sommes à 300 mètres du village, dont les premières maisons nous font face et nous dominent. La rue principale s'ouvre un peu obliquement et nous ne discernons pas ce qui se passe à l'intérieur. Brusquement, un grouillement gris. C'est l'ennemi. Je fais ouvrir le feu. A cette distance, tous les coups portent. L'ennemi se plaque.

II est 3 heures. La 22e compagnie est prise d'écharpe par les mitrailleuses allemandes qui viennent d'être placées dans les greniers d'Aguilcourt. Elle est décimée. Son capitaine, le capitaine Ulrich, tombe l'un des premiers. Spectacle impressionnant de ces hommes qui, l'arme à la main, en ordre et au pas, se retirent sous une grêle de balles. Pas un ne parvient à faire plus de 200 mètres. Ils tombent par grappes...

De même la 21e compagnie, dont le capitaine Simon vient d'être blessé d'un éclat d'obus, esquisse aussi un mouvement de retraite, mais se fait aussi détruire.

Il ne restait donc plus personne sur ma droite et au-devant de moi. Ma petite troupe se forme en demi-cercle. Le capitaine de La Cour me rejoint. Il est blessé d'une balle qui lui fracasse le poignet gauche. Peu à peu viennent se réfugier autour de nous les blessés du bataillon, cherchant un abri derrière les meules qui forment autour de la petite troupe comme un redan... Il est 5 heures. Mon peloton seul soutient encore le feu. Le commandant Réal est en avant de nous ; il a pris un fusil et fait le coup de feu ; il est blessé peu après d'un éclat d'obus et tombe évanoui. Mon capitaine et moi nous entretenons le combat avec ,notre petite troupe qui, maintenant, forme un cercle complet, car l'ennemi, qui a filtré autour de nous, nous cerne à droite et à gauche.

Vers 6 heures du soir, voyant que nous allons être complètement entourés, nous rassemblons les hommes valides, une douzaine, pour essayer de gagner un bois de sapins qui se trouve à un kilomètre de nous. A ce moment, je suis blessé d'une balle qui me brise l'avant-bras droit. Nous partons quand même sous un ouragan de balles. Mais nous tombons sur une ligne d'Allemands qui a formé le cercle autour de nous (Carnet de route du lieutenant G. Hanotaux, du 332e.)...

Le bataillon avait tenu, non pas trois heures, mais neuf heures, et la division, qui avait eu le temps de se décrocher, était venue s'établir sur le canal au nord de Cormicy.

Il est facile de reconstituer, à l'aide de ces précisions, l'événement qui se produit dans la journée du 13, en plein dans cette troués d'Amifontaine qui va décider de la bataille de rupture et de la manœuvre sur le massif de Laon-Coucy, par l'est. Au début de la journée, pas d'ennemi devant la cavalerie ni devant le corps des divisions de réserve. Ils avancent sans coup férir, tandis que

le 18e corps les protège du haut du plateau de Craonne et s'avance lui-même sur Hurtebise, qui est la clef de la position. Mais peu à peu les premières avant-gardes ennemies paraissent : d'abord les uhlans, puis la cavalerie, puis une puissante artillerie : c'est la 28e brigade du VIIe corps de réserve qui a quitté Laon dans la nuit du 12 au 13 et que suit le reste du corps d'armée ; c'est bientôt le XVe corps de l'armée von Heeringen qui va déboucher sur Corbeny et la trouée d'Amifontaine. A Hurtebise, contre-attaque violente, sur le 18e corps. A Condé-sur-Suippe, à Aguilcourt, contre-attaque violente sur les divisions de réserve : c'est la 13e division du VIIe corps; elle tient la droite de Bülow depuis l'Aisne et Aguilcourt jusqu'à Berméricourt, où elle sa relie à la 14e division qui tient Brimont. En un mot ? c'est la manœuvre de von Bülow, lançant ses troupes et ses renforts dans la coupure, qui prend forme. Ce soir même, 13 septembre, von Stein va apporter aux quartiers généraux des IIIe, IVe et Ve armées l'ordre de l'empereur de céder un corps de chacune de ces armées (XIIe, XVIIIe, XIIIe) pour renforcer encore le front de Bülow et la trouée d'Amifontaine. On va donc trouver ici des forces imposantes, partout ailleurs des positions retranchées. L'Aisne est franchie, mais elle n'est pas dépassée. Ainsi commence la rude bataille qui portera la nom de cette rivière.

La situation se compliquait encore à l'est, où combattait le 3e corps.

Nous avons laissé le 3e corps décidant du sort de la bataille de la Marne par son vigoureux " à droite ", dans la journée du 9. Il prend la poursuite dés 10, en direction de Jaulgonne. Le 7e chasseurs, qui l'éclaire, occupe Jaulgonne à 10 heures, après un combat extrêmement vif. Il a devant lui les arrière-gardes de l'armée Bülow. Entre 14 heures et midi, les têtes des deux divisions ont franchi la Marne (Voir le récit de l'affaire de Jaulgonne dans Marcel Dupont, En campagne, p. l24.). A 16 heures, la 5e division est établie entre Rozoy et Tréloup ; le mouvement se dessine vers Ville-en-Tardenois et Reims.

Mais, le 11, la direction donnée à toute l'armée vers l'est est assignée au 3e corps. On apprend que des troupes ennemies, et en particulier de la cavalerie, ont passé la nuit à Goussancourt, Coulonges et Vézilly, c'est-à-dire entre Fismes et Reims ; le gros de ces troupes était encore à Cougny entre 11 heures et midi. On s'approche et on les cherche au nord de Lagery, où le général Hache établit son poste de commandement.

La cavalerie prend les devants; elle patrouille, le 12 au matin, dans la région de Muizon, passe la Vesle et reçoit des coups de fusil sur les lisières nord ainsi que sur les hauteurs nord de la Vesle. A midi 15, on est aux approches de Reims ; mais la 5e division, qui a pour instruction de se porter sur Gueux, signale la présence de forces ennemies qui paraissent vouloir tenter une contre-offensive, débouchant de la Neuvillette sur Champigny, et on apprend, en même temps, que le 1er corps a engagé son artillerie aux approches de Reims. En fin de journée, la 6e division est au delà de la rivière à Châlons-sur-Vesle, mais la 5e division reste à Gueux, surveillant les mouvements de l'ennemi.

Cette journée du 13 devient aussi grave autour de Reims qu'elle l'est à la troués d'Amifontaine ; mais ici la résistance a un tout autre caractère; les manifestations de l'ennemi sont appuyées sur des positions formidables, dont il a su tirer parti dans sa retraite , ce sont les forts du camp retranché de Reims qui, pendant de longues années, donneront tant de mal à nos troupes. L'armée de Bülow les tient avec le Xe corps de réserve de Courcy à Cernay, le Xe corps de Cernay à la Pompelle, la Garde de la Pompelle à Prosnes.

La cavalerie du 3e corps, qui tente de passer le canal de la Marne , est arrêtée en face de Courcy. La 6e division suit de près par Loivre et se met en mesure de seconder la cavalerie sur ce point : à 9 heures et demie, l'ennemi se replie ; les ponts de Loivre sont intacts ; on passe le canal. Mais, à ce moment, les radios de l'armée apprennent ce qui se passe au centre : l'artillerie lourde ennemie est installée à Brimont ; elle est difficile à contrebattre, en raison de la situation élevée du fort, On réclame l'intervention du 1er corps et l'envoi d'avions. La 6e division a franchi les ponts du canal ; elle se propose de contourner Reims pour attaquer Brimont de flanc ; le 1er corps stoppe en attendant que le 3e et le 10e aient occupé les forts de Brimont et de Berru. Mais les choses ne sont pas si faciles : la cavalerie est repoussée de Courcy, après avoir beaucoup souffert ; la 6e division, bombardée par notre propre artillerie, ne peut entrer à Bermericourt. " A la droite de la 6e division, le château de Courcy a été perdu. On est inquiet sur le sort des divisions de réserve - attaquées, comme nous l'avons dit, par un ennemi supérieur dans la région d'Aguilcourt et du Godat. - Le général Pétain apporte toute son énergique volonté à la défense de la ferme du Godat, qui devient le pivot de la manœuvre allemande. Un régiment, le 5e, tient la ferme. Des marécages s'étendent tout autour ; on combat le dos au canal ; l'ennemi, qui occupe toutes les hauteurs, ne cesse de contre-attaquer. Heures anxieuses ! Le général se rend compte que, s'il replie son régiment sur la rive gauche, ce mouvement peut amener un recul décisif. Il décide que l'on tiendra au Godat coûte que coûte. Il s'y rend de sa personne et donne lui-même ses ordres. "

Les trois colonels qui prennent successivement commandement du 5e d'infanterie, le colonel Doury, le colonel de Lardemelle, le colonel Bouteloupt, sont tués. Le régiment est cruellement éprouvé ; mais la charnière qui va protéger Reims est sauvée. II pleut à torrent depuis trois jours. Le soldat, après dix jours de bataille, se traîne plutôt qu'il ne marche. Les munitions commencent à manquer. Les vivres n'arrivent pas toujours. Toute manœuvre rapide devient presque impossible, devant un ennemi qui, décidément, est résolu à tenir tête.

Quant à la 5e division (général Mangin), arrêtée d'abord devant Gueux, puis au delà par des tranchées ennemies, elle avance, mais lentement. Le 12 dans l'après-midi, le 74e a poussé sur la garenne de Gueux pour arrêter la droite ennemie. On prend Thillois, on progresse par la voie ferrée et la rive sud de la Vesle. On a pu croire que l'ennemi allait céder. Mais on s'aperçoit, le 13 au matin, que la poursuite sans coup férir touche à sa fin. La 5e division doit suivre l'itinéraire : Thillois, Merfy, Courcy, Brimont. Mais si Courcy peut être tenu dès 9 h. 15 par la cavalerie, en revanche, Brimont reste occupé, et solidement, par la 14e division allemande (VIIe corps). Le 129e, qui se porte sur Courcy, c'est-à-dire à la liaison entre le VIIe corps et le Xe corps de réserve de Bülow, tombe sous le feu de l'artillerie ennemie en débouchant de Saint-Thierry. On a l'impression que la position ennemie est très forte. Vers 14 heures, le 129e s'empare de la Verrerie, l'occupe et tente de progresser vers le château de Brimont, sur lequel marche également un bataillon du 36e. A droite, les éléments du 1er corps d'armée qui s'étaient avancés vers le bois de Soulaines se replient sur Neuvillette. On garde la Verrerie et Courcy ; mais c'est tout.

On se décide à stopper et à attendre le lendemain. On essaiera d'enlever les forts, avec le concours des divisions de réserve. Mais l'affaire devient de plus en plus difficile, on le sent. L'ennemi est consolidé : ses renforts arrivent du massif laonnois et se glissent vers Reims, s'abritant derrière la Suippe et gagnant les forts. C'est ainsi que Brimont, un instant abandonné, a été réoccupé par l'ennemi et parait, dès maintenant, imprenable sans un siège en règle.

Cependant Reims est délivrée.

Cette mission de délivrance incombe en particulier au 1er corps (général Deligny), qui a joué un rôle si considérable depuis le début de la guerre. Le 1er corps a franchi la Marne le 11, à Châtillon-sur-Marne. Il ne rencontre aucune résistance et longe la montagne de Reims en direction de Ville-Dommange et de la voie ferrée. Mais, le 12, lorsque les colonnes débouchent dans la plaine de Reims, l'ennemi est signalé en position entre les deux grandes routes de Reims-Fismes, Reims-Épernay, occupant une série de retranchements, en arrière de la ligne Thillois, Ormes, Bezannes et, au sud, il tient également ces villages. Le 12 au soir, une avant-garde de chasseurs est envoyée pour prendre les premiers contacts avec la ville que l'ennemi évacue. On apprend en effet que l'armée de Bülow, dans une cohue inexprimable, a traversé Reims et s'est portée au nord de la Vesle. Le 1er corps doit également, derrière l'ennemi, traverser Reims pour porter ses gros sur la Suippe ; mais il bivouaque autour de la ville : car son mouvement ne doit commencer que quand le 3e corps à gauche et le 10e corps à droite seront maîtres des hauteurs de Brimont et de Berru. La chose, malheureusement, n'est pas si facile. Le 1er corps reçoit l'ordre de seconder l'attaque du 10e corps sur Berru par toute son artillerie. On sait que la sortie de la ville sera dure. Le corps doit prendre part à l'attaque sur les forts et les tourner, si possible, en direction de Bourgogne. On reçoit avis, en même temps, qu'il faut ménager les munitions.

Ce fut le dimanche 13 septembre, que Reims, délivré de l'ennemi, vit entrer les pantalons rouges et les capotes bleues : " Une patrouille du 6e chasseurs, commandée par le lieutenant Guillaume, venue de la Maison-Blanche, était entrée par le faubourg Sainte-Anne ; quelques minutes après, un cycliste du 33e régiment d'infanterie apprenait à la population que son régiment occupait la Havette. La fusillade crépitait ; la canonnade redoublait d'intensité (Jules Poirier, Reims (1er août-31 décembre 1914), p. 173.). "

Pendant les deux journées du 11 et du 12, la population avait suivi avec une anxiété où peu à peu une joie contenue se glissait, le bruit du canon se rapprochant et la rentrée dans Reims de colonnes immenses venant, disaient les Allemands, DE PARIS. Paris était-il pris, ou Paris avait-il repoussé les troupes de l'ennemi ? tel était le dilemme qui se posait pour les habitants de la ville, isolés du reste de la France. Peu à peu cependant, la réalité put se lire sur les visages des troupes qui passaient, passaient sans cesse, accablées de fatigue, ruisselantes de pluie, traînant des convois interminables de blessés et de morts, cachant mal les signes d'un complet abattement. Soudain on affiche dans la ville la proclamation suivante (Isabelle Rimbaud, p. 181.)

 

" Dans le cas où un combat serait livré aujourd'hui ou très prochainement aux environs de Reims ou dans la ville même, les habitants sont avisés qu'ils devront se tenir absolument calmes et n'essayer en aucune manière de prendre part à la bataille. Ils ne doivent tenter d'attaquer ni des soldats isolés, ni des détachements de l'armée allemande. Il est formellement interdit d'élever des barricades ou de dépaver des rues, de façon à ne pas gêner les mouvements des troupes, en un mot de n'entreprendre quoi que ce soit qui puisse être nuisible à l'armée allemande.

Afin d'assurer suffisamment la sécurité des troupes, et afin de répondre du calme de la population de Reims, les personnes nommées ci-après ont été prises en otages par le commandement général de l'armée allemande. Ces otages seront pendus à la moindre tentative de désordre: De même, da ville sera entièrement ou partiellement brûlée et les habitants pendus, si une infraction quelconque est commise aux prescriptions précédentes.

Par contre, si la ville se tient absolument tranquille et calme, les otages et les habitants seront pris sous la sauvegarde de l'armée allemande. Par ordre de l'autorité allemande.

Reims, le 12 septembre 1914.

Le maire, docteur Langlet.

(Suit la liste des otages : quatre-vingt-un noms.) "

 

C'était l'aveu. On enlevait des otages; donc on fuyait. La nuit tombe.

 

" Nous entendons défiler rapidement, sous une pluie diluvienne, l'armée allemande avec son matériel, remontant vers l'est. A présent, il fait trop noir pour voir ce qui se passe dans la rue. Mais nous entendons. Leur pas s'accélère. A deux heures du matin, ils passent, passent encore, courant cette fois, et proférant d'une voix assourdie leurs weicht! weicht! haletants. Sur leur flanc galopent des équipages de toutes sonorités et des cavaliers. L'averse crépite sur les casques, sur les véhicules, sur les armes. Enfin tous les bruits s'apaisent et l'on ne perçoit plus que celui de la pluie tombant en douches sur le pavé et sur les toits, sur les matériaux du port, sur les platanes de la chaussée.

Dimanche, 13 septembre. -" Maman, c'est nous ! " Il est cinq heures à peine, lorsque cette exclamation est lancée de la rue par une voix juvénile qui se retient comme si elle craignait d'éveiller des dormeurs. " Vive la France ! Vive l'armée ! " Battements de mains, cris de joie dans la chambre à côté et aussitôt derrière la porte secouée de la nôtre, la voix pressante de Nelly : " Mon oncle, ma tante, les Français ! " "

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