LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR LE GENERAL PALAT

CHAPITRE XXVI

CHAPITRE XXVI

REFLEXIONS

Les causes de l'échec allemand. - Effet produit sur nos adversaires. - Nos communiqués. - Résultats matériels. - Les pertes. - Causes de l'insuffisance du succès matériel. - La cavalerie française. Le manque de munitions. - Résultats moraux. - Le mouvement des Allemands au sud-est. - Le haut commandement. - Le général Joffre et son entourage. - Les officiers de liaison. - Les abus de pouvoir. - L'idée première de la concentration. Erreurs commises. - L'administration de la bataille. - Le rajeunissement.

Par ses conséquences immédiates et à venir la bataille de la Marne est l'un des plus grands faits de l'histoire universelle. Elle consacra l'échec de l'hégémonie allemande comme jadis Marathon vit briser par Miltiade l'invasion asiatique en Hellade, comme Aix et Verceil attestèrent le triomphe de Marius sur les Teutons et les Cimbres en sauvant pour quatre siècles la civilisation gréco-romaine. De même aux Champs Catalauniques, où Aétius brisa pour toujours l'élan furieux d'Attila et de ses Huns; à Poitiers où Charles-Martel arrêta le flot jusqu'alors indompté de l'invasion musulmane; à la bataille de Vienne, où Jean Sobieski mit un terme définitif aux conquêtes des Turcs en Europe (L. Madelin, p.242-247.) . Autant que chacune de ces immortelles victoires, la bataille de la Marne mérite de vivre dans la mémoire des hommes.

Tout en dissimulant le plus possible l'importance de leur échec; les Allemands ont mis en avant des raisons diverses pour l'expliquer. Ainsi l'auteur anonyme des Batailles de la Marne mentionne parmi ses causes l'épuisement des armées de droite et du centre, qui avaient perdu antérieurement une part notable de leurs effectifs et de leur valeur technique; le mauvais fonctionnement du ravitaillement, qui résultait d'une marche très rapide. Du côté allemand on avait très probablement escompté la chute plus prompte de Liége, de Namur et de Maubeuge. Les Ire et IIe armées durent donc ralentir leur mouvement et furent affaiblies par la nécessité de détacher des fractions importantes au siège de ces trois places et de Givet (Xe corps sous Liége, un corps de réserve sous Namur, la 24e division de réserve sous Givet, le VIIe corps de réserve sous Maubeuge.) . De même des éléments (IXe corps de réserve et fractions du IIIe corps de réserve) furent retenus sous Anvers par l'énergique sortie dont nous avons parlé et ne purent prendre part à la bataille. Enfin la retraite de von Kluck devint " d'autant plus nécessaire que les munitions et les vivres commencèrent à manquer " (Les Batailles de la Marne, p.144) .

A ces causes très réelles, mais secondaires, il faut ajouter l'effet de surprise produit sur la l'armée comme sur l'ensemble du front allemand par l'offensive de l'armée Maunoury dans le flanc de von Kluck, coïncidant avec une offensive générale sur le front allié. Il est bien évident que la droite ennemie, défilant à l'est du camp retranché de Paris pour se jeter entre les forces britanniques et la 5e armée, sans être suffisamment couverte vers l'ouest, s'exposait à une attaque dans cette direction. L'effet produit par cette offensive imprévue fut assez puissant pour modifier toutes les dispositions de von Kluck, en l'obligeant à revenir sur ses pas face à l'ouest: D'autre part l'attaque de Franchet d'Espérey fut assez violente pour obliger von Bülow ,à la retraite, ce qui entraîna de proche en proche le repli du reste du front.

On doit ajouter que l'état-major allemand se montra fort au dessous de sa réputation pendant ces journées décisives. Nous avons vu que l'empereur Guillaume ne commande pas en réalité avant la bataille. von Kluck ne tient aucun compte de directives d'ailleurs inexécutables. En outre les conceptions du chef d'état-major von Moltke ne révèlent aucune souplesse, aucune tendance à se plier aux circonstances. Le plan primitif, celui de Schlieffen, n'avait pas prévu la résistance belge, la neutralité malveillante de l'Italie, l'intervention britannique, l'accélération de la mobilisation russe. Moltke n'y apporta que des modifications discutables. Ainsi de l'envoi en Russie de deux corps d'armée prélevés sur l'aile droite, celle chargée du mouvement décisif. Ces deux corps qu'Hindenburg n'avait pas sollicités n'arrivèrent qu'après la bataille de Tannenberg, quand ils étaient devenus superflus. Un troisième, également prélevé sur le front occidental, fut ramené en France juste à temps pour boucher un trou en Artois, après la bataille de la Marne. Il eût été au moins indiqué d'affaiblir l'aile gauche plutôt que la droite, d'autant que cette gauche était déjà trop forte pour un rôle qui eût dû être surtout défensif, comme l'avait prévu Schlieffen. En réalité on y accumula des troupes et l'on prononça une offensive d'ailleurs décousue et sans suite. On ne parvint pourtant pas à fixer la droite française, qui s'affaiblit constamment au profit du centre et de la gauche.

Peut-être aurions-nous pu tirer encore plus parti de ces fautes. Si, au lieu d'attaquer en Champagne, la 4e armée avait laissé ses adversaires s'enfoncer davantage dans la poche qu'elle dessinait, les conséquences de la victoire à sa gauche eussent été beaucoup plus marquées.

Les causes profondes de l'échec allemand sont autres et une interview de von Kluck parait les indiquer avec netteté : " Si vous voulez savoir les raisons matérielles de l'échec, reportez-vous aux journaux du temps : ils vous parleront du manque de munitions, du ravitaillement défectueux. Tout ceci est exact. Mais il y a une raison qui prime toutes les autres, une raison qui, à mon avis, est entièrement décisive, car elle a permis aux autres de se manifester : eh bien la c'est l'aptitude tout à fait particulière aux soldats français de (à) se ressaisir rapidement.

"C'est là un fait qui se traduit difficilement en chiffres et qui, par conséquent, déroute le calcul le plus précis et le chef d'état-major le plus prévoyant. Que des hommes se fassent tuer sur place, c'est là une chose bien connue... Mais que des hommes ayant reculé pendant dix jours, que des hommes couchés par terre et à demi morts de fatigue puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c'est là une chose avec laquelle nous n'avons jamais appris à compter : c'est là une possibilité dont il n'a jamais été question dans nos écoles de guerre... (A. Millerand, Le maréchal Joffre, Revue hebdomadaire. 15 février 1919, p. 301.) " .

De ce qui précède nous retiendrons une conclusion qui s'impose, à vrai dire, quand on étudie la bataille de la Marne : c'est que le succès des Alliés fut, avant tout, d'ordre moral. L'un de nos plus célèbres adversaires (Frédéric-Charles, Mémoire sur la manière de combattre des Français.) l'avait écrit après la campagne de 1859 : " Une bataille perdue n'est souvent qu'une bataille que l'on croit perdue, au lendemain de laquelle un général doué d'une plus grande force d'âme, au lieu de se retirer et de s'avouer vaincu, a tiré des salves de victoire et forcé l'histoire à le proclamer vainqueur " .

II

 

Pour se rendre compte de l'effet produit sur les Allemands par la bataille de la Marne, il suffit de lire leurs communiqués. Le 5 septembre, aucune communication sur le front occidental; les 6 et 7, pas un mot sur la Marne; le 8, on conte l'entrée des Allemands dans Reims le 3 septembre. Le 9, on ne parle pas encore de la Marne. C'est le 10 qu'apparaît le premier communiqué où il en soit question : il faut bien reconnaître la retraite allemande à l'est de Paris. Mais on s'efforce d'en pallier l'importance : " Au cours de ces combats, cinquante canons et quelques milliers de prisonniers furent capturés " . En outre, les détachements combattant à l'ouest de Verdun ont progressé. Le 10, autre communiqué : la Ve armée, celle du Kronprinz, a enlevé la position fortifiée au sud-ouest de Verdun. Des détachements attaquent les forts du sud de cette place.

Le 11, le mutisme se reproduit; de même le 12, mais on publie la récapitulation des prisonniers transportés en Allemagne jusqu'au 11 septembre : 220.000 hommes dont 1.680 officiers et 86.700 soldats français; 1.930 officiers et 91.400 soldats russes; 160 officiers et 30.200 soldats belges; 160 officiers et 7.350 soldats anglais, le tout sans les prisonniers de Maubeuge.

Le 13 septembre : " Le grand état-major communique que, sur le théâtre occidental de la guerre, les opérations dont les détails ne peuvent encore être publiés ont conduit à une nouvelle bataille qui nous est favorable. Les nouvelles publiées par l'ennemi, par tous les moyens, qui nous sont défavorables, sont fausses..."

Le 14 : " ...A l'ouest, des combats violents dont le résultat est jusqu'à présent indécis ont eu lieu. A l'aile droite de notre armée, une tentative des Français de (pour) rompre nos lignes a été repoussée victorieusement. Sur aucun point, il n'y a eu de résultats décisifs...

C'est ainsi que l'état-major ennemi dissimulait une bataille qui avait entraîné la perte d'une région mesurant en certains points plus de cent kilomètres de profondeur et l'abandon de la ligne de la Marne, si importante pour la suite des opérations. Il avait d'ailleurs recours aux procédés les plus singuliers pour cacher sa déconvenue. Le 7 septembre, le communiqué allemand porte cette audacieuse assertion : " Il a été montré aujourd'hui au Reichstag, aux représentants de la presse, des balles dum-dum trouvées sur des soldats français faits prisonniers " (L'origine première de cette assertion paraît être la découverte, à Longwy de cartouches de stand destinées à des cours de préparation militaire, cartouches ne pouvant être tirées dans le Lebel.). Des mois après la victoire des Alliés, l'auteur officieux des Batailles de la Marne écrivait encore : "La bataille de la Marne, même jugée d'après les sources françaises les plus dignes de foi, ne peut pas être considérée comme une défaite des Allemands; il faut l'envisager plutôt comme une bataille interrompue par les Allemands pour des raisons tactiques, parce que des circonstances qui n'avaient rien de commun avec la bataille comme telle, firent comprendre l'opportunité de cette mesure... Et, en ce qui concerne les résultats matériels, le chiffre des prisonniers et des canons capturés par les Allemands est de beaucoup supérieur à celui des Français..

On goûtera fort, sans doute; cette trouvaille de la " bataille interrompue ". Tous les Allemands n'en furent pas dupes, témoin ce passage du Lokal Anzeiger du 17 septembre . " Il est difficile d'exprimer la peine que nous avons ressentie à la nouvelle de notre recul... " (Au sujet des appréciations portées par les historiens allemands cf. Dominique Sylvaire, La bataille de la Marne vue par les Allemands, Renaissance du 2 septembre 1916, p. 17 et suiv.).

III

 

Les communiqués français contrastent singulièrement avec les précédents. On ne saurait nier ; croyons-nous, qu'ils donnent un aperçu moins incomplet et moins inexact des événements. Dès le 5, le gouverneur de Paris annonçait que l'ennemi; poursuivant son vaste mouvement de conversion, continuait de laisser le camp retranché sur sa droite et de marcher au sud-est. Dans la soirée nouveau communiqué : " La manœuvre débordante de l'ennemi semble définitivement conjurée sur notre centre et à droite " .

Le 6 septembre (23 heures), on annonce que " nos armées ont repris contact dans de bonnes conditions avec l'aile droite ennemie, sur les rives du Grand-Morin. .. " . D'autre part l'engagement du 5 " entre des éléments de la défense avancée de Paris et la flanc-garde... d'aile droite allemande, a pris aujourd'hui plus d'ampleur. Nous nous sommes avancés jusqu'à l'Ourcq, sans rencontrer grande résistance ", porte un peu légèrement le communiqué.

Le 7, on annonce qu'une action générale est engagée de Nanteuil-le-Haudouin par Meaux, Sézanne, Vitry, à Verdun. A .gauche, " les armées alliées ont progressé sans que l'ennemi s'y soit énergiquement opposé "; au centre (région de Verdun), " alternatives d'avance et de recul; situation sans changement " .

Le 8 : " les armées alliées, y compris les éléments de la défense avancée de Paris, sont en progression continue " de l'Ourcq à la région de Montmirail. Entre Meaux et Sézanne, les Franco-Anglais ont fait de nombreux prisonniers, dont un bataillon d'infanterie, une compagnie de mitrailleurs, et pris de nombreux caissons. Au centre de violents combats ont été livrés entre Fère-Champenoise, Vitry et l'Argonne. Nous n'avons été nulle part refoulés, assure le communiqué, et l'ennemi a perdu quelque terrain aux abords de Vitry.

Le 9 : toutes les tentatives pour rompre celles de nos troupes qui sont sur la rive ouest de l'Ourcq ont échoué; l'armée anglaise a franchi la Marne et l'ennemi a reculé d'environ quarante kilomètres. " Au centre et à l'aile droite, aucun changement notable. " .

Le 10, on annonce (23 heures) que les Alliés ont passé la Marne entre La Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry; l'armée britannique a fait de nombreux prisonniers et pris des mitrailleuses; entre Château-Thierry et Vitry, la Garde prussienne a été rejetée au nord des marais de Saint-Gond. Une action très violente continue entre le camp de Mailly et Vitry. Sur l'Ornain et en Argonne la situation est stationnaire.

Le 11 (15 heures), le communiqué reflète la victoire : l'ennemi, à sa droite, est en retraite vers l'Aisne et vers l'Oise, ayant reculé de 60 à 75 kilomètres depuis quatre jours. Au centre, après de durs engagements, il a rompu le combat entre les marais de Saint-Gond et la région de Sommesous; sur l'Ornain, entre l'Argonne et la Meuse, la bataille reste encore indécise. A 23 heures, on confirme nos progrès vers Compiègne et Soissons. Les Allemands ont perdu des quantités de munitions, de matériel, des blessés et des prisonniers. Nous avons pris un troisième drapeau (La prise de deux drapeaux a été annoncée le 9.) et les troupes britanniques onze canons, un important matériel, de 1.200 à 1.500 prisonniers. Au centre, l'ennemi est en retraite de Sézanne à Revigny; dans l'Argonne, la bataille est encore indécise.

Le 12 : " les Allemands ont entamé un mouvement de retraite générale entre l'Oise et la Marne "; leur front étant jalonné le 11 par Soissons, Braine, Fismes et la montagne de Reims. Les forces qui les ont poursuivies n'ont trouvé qu'une faible résistance. Au centre et à droite, ils ont évacué Vitry et le cours de la Saulx, abandonnant un nombreux matériel. Dans l'Argonne, ils ont commencé de céder. " Partout, et entre autres dans la région de Fromentières ", ils ont abandonné des batteries d'obusiers et de nombreux caissons.

Le 13, un communiqué britannique annonce la prise de 6.000 hommes et de quinze canons les 10 et 11. Chez nous on fait connaître que l'ennemi continue sa retraite. Il a évacué Amiens, se repliant vers l'est entre Soissons et Reims. Il s'est retiré au nord de la Vesle sans défendre la Marne au sud-est de Reims. A l'est, après avoir perdu Revigny et Brabant-le-Roi, il tient encore dans le sud de l'Argonne.

Le 13, aucune communication n'arrive du G.Q.G. et le 14 (15 heures), on annonce que l'ennemi n'a pu tenir sur une ligne de défense préparée au nord de l'Aisne entre Compiègne et Soissons; de même, en arrière de Reims. En Argonne, il s'est retiré au nord de la forêt de Belnoue et de Triaucourt. Le soir (23 heures) la note est autre : à notre gauche, les Allemands semblent " faire tête sur le front jalonné par l'Aisne ". Au centre ils paraissent également décidés à tenir sur les hauteurs au nord et au nord-ouest de Reims, tout en continuant de se replier entre l'Argonne et la Meuse. Les communiqués ultérieurs ne font que confirmer cette situation. Le 16 seulement on annonce que notre front est stabilisé à l'est de l'Argonne, du nord de Varennes à la Meuse, vers le bois de Forges.

On remarquera que ces comptes rendus sont à peu près muets sur les résultats matériels de la victoire, en prisonniers et en matériel. Celui du 15 septembre (15 heures) porte : " Au cours de la poursuite..., les Allemands nous ont abandonné de nombreux prisonniers auxquels viennent s'ajouter une foule de traînards cachés dans les bois. Le décompte de ces prisonniers et du matériel capturé n'a pu encore être fait exactement. C'est pourquoi le ministère de la Guerre, ne voulant pas produire des chiffres fantaisistes, s'abstient encore de donner des précisions (sic) " . Les Allemands ont fait remarquer, non sans raison, que ce décompte n'avait pas encore été publié un an après (Les Batailles de la Marne, p. 139. La publication officielle, Quatre mois de guerre, se borne à ce qui suit : " ...Nous avons pris des canons, des mitrailleuses, des obus, plus d'un million de cartouches, des milliers de prisonniers. Un corps allemand a eu son artillerie détruite presque entièrement par la nôtre, après repérage par avions. ").

La bataille de la Marne mit, dit-on, en présence de 1.275.000 Allemands 1.125.000 Alliés. Les Allemands auraient perdu de 135.000 à 150.000 hommes, dont 38.000 prisonniers, 160 canons, plus de 200 mitrailleuses (A elle seule, d'après P.-L. Courriéres, la 6e armée aurait conquis 3 drapeaux, 47 canons et 12.000 prisonniers.), un matériel énorme, ce qui n'empêchait pas la légation allemande de Berne d'adresser le 16 septembre, à la presse suisse, l'avis officiel suivant :

" Les nouvelles publiées par la presse anglaise concernant les défaites allemandes en France sont de pures inventions qui doivent être démenties. Nous n'avons pas perdu de canons devant Paris et aucun de nos soldats n'a été fait prisonnier. La situation devant Paris nous est favorable (Frabreguettes, Les Batailles de la Marne, p. 29, 83; le même, Nouvelles précisions sur les batailles de la Marne, p. 17. En Alsace-lorraine, on traduisait dès lors les initiales de l'agence Wolf W.T.B., par , Wieder Tausend Betrogen (Encore des milliers trompés).) ! "

Quant à nos pertes, elles auraient atteint 300.000 hommes à la bataille de la Marne (Discours de A. Marin, à La Chambre, 23 septembre 1919.), c'est-à-dire le double des pertes allemandes. Il est impossible actuellement d'apprécier la valeur de tous ces chiffres. Un fait certain

c'est que nos troupes furent cruellement éprouvées par les combats qui se succédèrent, sur un front immense, du 5 au 13 septembre inclus. Le 64e (11e corps) parti avec 55 officiers, en avait 44 hors de combat le 20 septembre, jour où il fut reconstitué à douze compagnies; il ne lui restait qu'un chef de bataillon, aucun capitaine; sept compagnies étaient commandées par des sous-officiers. De même, le 8 septembre, le 93e (11e corps) avait 7 officiers au lieu de 54 : un chef de bataillon, un capitaine, deux lieutenants, trois sous-lieutenants (J. Bédier, Notre infanterie, Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1919, p. 782.).

IV

 

Il résulte de ce qui précède que les résultats matériels de la victoire ne furent pas en proportion des effectifs engagés et des sacrifices consentis. Les raisons de cette insuffisance sont de divers ordres. En premier lieu il était difficile que des troupes depuis le 24 août a peu près constamment en retraite reprîssent l'offensive sans aucune hésitation. Nous avons signalé à plusieurs reprises l'incertitude de leurs attaques. L'effet moral du recul persistait en dépit des ordres contraires.

D'autre part les instructions données par le général en chef les 4 et 5 septembre prêtent à de sérieuses critiques. La 6e armée; à laquelle le rôle décisif devait nécessairement incomber, était trop faible, moralement et matériellement, pour cette mission. Composée surtout de divisions de réserve, d'éléments groupés de la veille, elle n'avait ni la cohésion, ni la solidité, ni le nombre voulus.

Le G. Q. G. visait à un double enveloppement des deux ailes allemandes. Or il paraît au moins douteux que nos effectifs nous permissent cette manœuvre, qui exige une grande supériorité numérique. D'ailleurs la 3e armée était lancée dans une fausse direction, car le Kronprinz (Ve armée) ne marchait pas seulement à l'ouest de l'Argonne, mais à travers l'Argonne, d'où il résulta que le général Sarrail, au lieu de prendre de flanc son adversaire, fut lui-même attaqué sur son flanc droit.

Il eût donc été plus naturel que la 3e armée reçût une mission défensive n'excluant pas l'activité. Dés lors pourquoi la renforcer de deux corps d'armée comme le portait l'instruction générale du 4 septembre ? (Cf. général Le Gros, p. 124. Le 21e corps, d'abord destiné a la 3e armée, fut ensuite affecté à la 4e.).

Si la poursuite après la victoire de la Marne n'a pas donné, à beaucoup près, les résultats qu'on aurait pu en attendre, on en a souvent imputé la responsabilité à notre cavalerie. C'est à tort, car elle n'était plus en état de jouer un rôle actif. L'un des plus distingués de nos généraux de cette arme nous écrivait naguère à ce sujet : " Notre cavalerie, du moins ma division, marchait jour et nuit depuis le 31 juillet. Elle avait eu un jour de repos le 24 août, à Mézières. Un point, c'est tout. Depuis, aux mains de chefs d'armée qui... croyaient que le cheval est un animal qui ne boit pas, ne mange pas, n'a pas besoin de dormir et n'use pas ses fers, elle a rempli les missions les plus dures et, couvert un nombre infini de kilomètres. Voilà pourquoi, munie d'une artillerie sans laquelle elle ne pouvait pas poursuivre et qui, après avoir repassé la Marne, pouvait à peine trotter, elle n'a pu renouveler la poursuite d'Iéna et transformer la Victoire de la Marne on victoire complète... Si l'on n'avait pas abusé de nos chevaux, jamais les Allemands n'auraient pu nous fixer sur l'Aisne... "

L'une des principales causes qui contribuèrent à cet arrêt de notre poursuite paraît être la pénurie des munitions. Ordre aurait été donné dès le 8 septembre de ménager les cartouches d'infanterie (Fabreguettes, p. 83.). Pour ce qui concerne les munitions d'artillerie, ce fait est à la fois plus probable et mieux démontré. Il est vrai que, d'après le général Bon, jamais l'artillerie du 2e corps n'eut d'inquiétudes au sujet de son ravitaillement : " Nos canons ont tiré plus de dix mille coups par jour de bataille et les coffres des batteries ont toujours été pleins. Lorsque nos batteries ont quitté le champ de bataille pour entamer la poursuite, les caissons étaient pleins, ainsi que le premier échelon du parc " (Général Bon, p, 189-191.). Il ne suit pas de ces affirmations que l'artillerie ait disposé, à la fin de la poursuite, d'une quantité suffisante de munitions. D'ailleurs il a pu se produire, dans le ravitaillement, des différences très marquées selon l'activité des organes qui en étaient chargés. Un fait certain est que, dès le milieu de septembre, des armées étaient à court de cartouches de 75. A certaines pièces du 10e corps il restait en tout et pour tout trente coups à tirer pour une journée (Docteur Veaux, p: 160.). On empruntait aux divisions territoriales du camp retranché , de Paris leur maigre approvisionnement pour le passer à la 6e armée (De visu.) . Longtemps on restait dans cette dangereuse situation.

Comment s'en étonner quand on sait que, pendant le mois de septembre 1914, pour faire des obus, nous n'avions que les arsenaux, qui livraient journellement 13.600 projectiles de 75, à peu près la consommation d'un corps d'armée, un jour de bataille, et 465 obus de 155 (Rapport de M. d'Aubigny à la Commission de l'armée, automne de 1919. Le général Malleterre, Où nous en sommes, Revue hebdomadaire, 21 avril 1917, p. 293, donne des chiffres encore inférieurs). D'après M. Briand (Discours de Nantes, 31 octobre 1919.), le 1er août 1914 il existait 1.400 coups par pièce de 75 au lieu de 600 en 1910. Il n'en restait que 150 après la bataille de la Marne (Cette question des munitions est loin d'être élucidée à l'heure présente. D'après une lettre d'un technicien très distingué, le général Herr (14 décembre 1918), après la Marne il restait un peu plus de 45o coups par pièce, bien qu'une seule batterie du 15e régiment eût tiré près de 4.000 coups, soit 1.000 par pièce. D'autre part, d'après Dampierre, Les ouvriers des premières heures. M. Millerand, Illustration du 25 janvier 1919, le 17 septembre, le général en chef avertit M. Millerand d'une situation grave : sur 1.190 obus de 75 existant par pièce à la mobilisation plus de moitié ont été dépensés. C'est ce qui donne lieu, le 20, à Bordeaux, à la convocation de tous les industriels aptes à faire des obus.) .

On sait quel prodigieux effort nous permit de sortir d'une situation aussi angoissante. En juin 1915, la défense nationale employait 41.000 ouvrières. En septembre 1917 il y en avait plus de 284.000, soit près du quart du personnel alors qu'en 1912 les usines métallurgiques ou chimiques employaient moins de 10 p. 100 de femmes (A. Millerand, L'effort et le devoir français, 1917, p.14 et suiv.) Chez nous on n'avait pas prévu la fabrication d'explosifs au cours d'une guerre. Nous devions vivre sur le stock existant. D'ailleurs les principales matières employées venaient de l'étranger et surtout d'Allemagne. Il fallut improviser des usines, du personnel, des matières. En janvier 1915 on fabriquait par jour 43 tonnes d'explosifs; en janvier 1916 plus de 351 tonnes. De même pour les obus et les canons. L'occupation du nord-est de la France par l'ennemi avait réduit de 85 p. 100 notre production de fonte. Sur 127 hauts fourneaux, 95 s'élevaient dans la zone de guerre. Les difficultés à vaincre étaient extrêmes. Néanmoins les progrès furent très rapides. Pour 100 fusils fabriqués en août 1914 on en produisit 3.100 au 15 mai 1915 et 29.570 au début d'octobre 1916; pour 100 mitrailleuses, 2.300 (15 mai 1915) et 16.430 (début d'octobre 1916); pour 100 obus vides de 75, 1400 (15 mai 1915) et 3.985 (début d'octobre 1916) ; pour 100 obus de calibres supérieurs, 3.500 et 8.900; pour 100 canons de 75, 1.100 et 3.220. En août 1914, il y avait aux armées 67 batteries lourdes; le 1er août 1915, il y en eut 272.(A. Millerand, p.19.) . Malheureusement cette fabrication intense n'alla pas sans des gaspillages qui atteignirent des proportions inouïes. On jugea bon, pour la diriger, de faire appel à des politiciens, dont le plus marquant était le député socialiste Albert Thomas. Cet universitaire, sans nulle compétence technique, y vit l'occasion de mettre en application ses théories collectivistes. Sous son impulsion, on créa des organismes ruineux,, tels que l'arsenal de Roanne; on attribua aux ouvriers des salaires hors de toute mesure; on préleva sur les combattants de prétendus spécialistes dont beaucoup n'exerçaient que des professions sans aucun rapport avec leurs nouvelles occupations. Ces mobilisés, répartis dans les usines de guerre, y jouissaient de gros salaires, de tous les avantages de la vie civile, y compris le droit de grève, tandis que leurs camarades mouraient dans les boues des Flandres, de l'Artois ou de Champagne. Ce fut l'un des pires scandales d'une époque où ils abondèrent, parallèlement aux actes les plus héroïques. Dans ce cas la faiblesse du Gouvernement pour les socialistes devait avoir les conséquences les plus graves. Pendant les deux dernières années (1917-1918), les grèves des usines de guerre, le mécontentement provoqué dans les unités de combat par les immunités dont jouissaient les mobilisés non combattants, furent sur le point de provoquer une catastrophe. En outre, le gaspillage des deniers publics contribuait à la vie chère et ruinait les bases mêmes du crédit public, comme nous ne le voyons que trop à l'heure présente (fin 1919). Il est permis de croire que les nécessités d'une fabrication intensive auraient pu se concilier davantage avec celle de ménager les deniers de l'Etat et l'avenir même de la France.

Nous avons vu que les difficultés éprouvées par nous pour le ravitaillement en munitions furent également ressenties par nos adversaires, bien que dans une moindre mesure. Un moment, à l'automne de 1914, les Allemands limitèrent très étroitement la consommation des munitions d'artillerie, pour des motifs identiques aux nôtres. Nul ne s'était attendu à une guerre d'aussi longue durée, dans laquelle l'artillerie et, en général, le matériel joueraient un rôle d'importance aussi grande. Il est essentiel de se souvenir que l'ennemi comptait ,sur une prompte décision; il avait mis tous ses enjeux sur cette seule carte. Pour être vraiment victorieux, comme il l'escomptait, la guerre devait garder l'allure foudroyante du début ("Agir avec rapidité, voilà le maître atout de l'Allemagne", avait dit von Jagow à sir Ed. Goschen (L. Madelin, p. 280).). En renonçant vers le 13 septembre au mouvement, pour s'abriter dans des tranchées pendant des années, il paraissait abandonner les vastes ambitions qui l'avaient appelé aux armes et considérer comme irrévocable sa défaite sur la Marne. Aussi le général Bonnal a-t-il pu écrire : " On est donc en droit de dire que, jusqu'à un certain point, la guerre sur le front occidental, est terminée depuis un an à l'avantage des Alliés " (Loc. cit., p. 10 (écrit en septembre 1915).).

Quand s'alluma l'immense conflagration, l'état-major allemand jouissait, parmi le monde entier, d'un prestige sans rival. Bien rares étaient ceux qui, dans ses écrasants succès de 1870-71, avaient fait la part de l'infériorité, sinon de l'inexistence du commandement français, d'une préparation raisonnée en face de l'aveuglement et de l'incohérence. Trop souvent on attribuait à la supériorité technique ce qui était dû à tout un ensemble de facteurs. On considérait à peu près comme infaillible le commandement allemand. La victoire de la Marne montra la fausseté de cette idée. Désormais la suprématie militaire de nos adversaires ne fut plus un dogme que pour eux-mêmes ou pour certains neutres dont l'aveuglement résisterait aux plus cuisantes déconvenues.

Nous avons vu qu'en somme les résultats matériels de la bataille sont relativement peu importants. Ce fut avant tout une ce victoire des forces morales ". Un témoin l'a dit en excellents termes : " ...Nous ne connaissions rien de l'ensemble. Mais nos soldats savaient pourquoi ils devaient tenir jusqu'à la mort. La grande idée du sacrifice nécessaire avait pénétré leurs cœurs, en même temps que la vision de la victoire possible. Ni la fatigue, ni la faim ne les abattirent. A mon poste de commandement comme dans mes allées et venues, chaque fois que je rencontrais des unités désemparées qui reculaient, je n'avais qu'à leur dire : " En avant! Retournez au feu ! " Et elles y retournaient.

" Tous les efforts demandés ont été accomplis... Il y eut dans ce revirement du Destin quelque chose de plus grand encore qu'un acte de haute stratégie et de tactique militaire. Une immense armée qui se croyait victorieuse qui marchait dans l'ivresse du triomphe, a été renversée par des soldats qui avaient subi la triple épreuve de la défaite, de la retraite et de la faim !

" Si leurs corps paraissaient épuisés, leurs cœurs n'avaient pas défailli. Et ce fut bien là le miracle, le miracle de l'énergie nationale, le miracle de la vertu de la race, le miracle de la tradition guerrière de la France... (Général Malleterre, De La Marne à l'Yser, 5e édition, p. 18-19.) ".

Pendant des années, depuis 1866, l'Europe et le monde entier avaient vécu sous l'impression toute puissante de la force matérielle. L'Allemagne la déifiait, y voyait le souverain maître et son exemple était contagieux. A la lutte des idées inaugurée par la Révolution française succédait celle des appétits. Pangermanistes et socialistes allemands communiaient dans le même culte. La Victoire de la Marne montrait qu'il y a quelque chose de plus fort que le nombre, que le Faustrecht, le droit du poing, même appuyé par le matériel le plus perfectionné et servi par une complète préparation : la volonté unanime d'un grand peuple convaincu de la justice de sa cause et de la nécessité de résister jusqu'à la mort. En dépit des apparences, l'Allemagne fut atteinte d'un coup irrémédiable. Si, dans la suite, elle parut reprendre un équilibre et démontrer qu'elle était " capable encore de formidables sursauts ", elle gardait " dans la plaie le trait mortel " (Général Malleterre, De La Marne à l'Yser, 5e édition, p. 8-9.). Ce résultat serait inexplicable, s'il n'y avait eu, dans l'âme de nos soldats, une " force mystique qui les fit réagir et se redresser contre toutes les épreuves accumulées, contre toutes les défaillances physiques et morales " (Général Malleterre, p.11).

Il est à ce sujet un témoignage que nous citons volontiers, car il émane d'une commission américaine, alors tout à fait désintéressée dans la lutte : " ...Ayant mis sur un seul coup de dés le sort de leurs familles et de leur bien aimée patrie, les Français ont gagné l'une des batailles les plus désespérées de l'histoire du Monde, par le sang-froid résolu de leurs chefs et par la sublime ténacité, l'esprit de sacrifice héroïque de leurs hommes. Ceux-ci ont vraiment dépassé les plus belles traditions de leur race... en présence de conditions nouvelles, ils ont soudain développé... des qualités nouvelles, des qualités de résistance acharnée et quasi-scientifique, dont personne jusqu'alors ne les avait crus capables. Ils se sont montrés plus Allemands que les Allemands, dans la manière dont leur organisation a soutenu le choc le plus forcené de la lutte, à tel point que c'est la machine de guerre allemande qui a fini par céder. .. " (The Note Book of an attaché. Seven Months in the War-Zone New-York., 1915, analysé par la Revue des Deux-Mondes, 5 décembre 1915, P. 936. La Commission était composée de M. Eric Fischer Wost, Conseiller à l'ambassade de Paris, du colonel Allen et du capitaine Parker.) .

V

 

Pour expliquer le mouvement au sud-est de von Kluck, négligeant Paris et marchant à la suite de l'armée britannique, on a mis en avant diverses explications. L'une des plus généralement admises est la suivante. En 1913 ou au commencement de 1914, notre état-major de l'armée eut connaissance, dit-on, d'un Kriegsspiel du grand état-major allemand au cours duquel on avait étudié l'invasion de la France à travers la Belgique. Comme en août 1914, von Kluck y commandait l'armée de droite. A hauteur de Saint-Quentin, il prescrivit la marche sur Paris. Le chef d'état-major général von Moltke critiqua cette solution. Selon toutes les règles, il fallait d'abord détruire l'objectif stratégique, c'est-à-dire l'armée adverse, avant de s'attacher à un objectif géographique. Von Kluck rappelait inutilement le mot de Blücher en 1814 : " Non, il vaut mieux aller à Paris; quand on a Paris, on a la France ! " (Ce détail est emprunté à une note secrète de M. Bénazet sur la conduite de la guerre. Cf. V. Margueritte, p. 314.).

A la fin d'août 1914, la question se posa de même. L'entourage de Guillaume II se rallia, dit-on, à la thèse de Moltke et un ordre daté du 2 ou 3 septembre porta : " Les débris de l'armée française s'enfuient devant nous. Sitôt leur destruction achevée, les armées allemandes devront commencer l'investissement de Paris " (La Victoire de La Marne, Renaissance du 2 septembre 1916. On ne s'expliquerait pas, si ces faits étaient exacts; que dans la concentration primitive notre état-major de l'armée n'êut tenu aucun compte de l'invasion par la Belgique.).

On a dit aussi, avec plus de vraisemblance, que le mouvement de la Ire armée au sud-est fut une conséquence de la bataille de Guise-Saint-Quentin. Von Kluck reconnut la nécessité de marcher en liaison plus étroite avec la IIe armée, en même temps qu'il jugea utile de s'attacher à la poursuite des troupes britanniques. Les effectifs allemands étaient insuffisants pour opérer en même temps une attaque brusquée sur Paris. Ces seules considérations expliquent amplement l'oblique de von Kluck au sud-est.

D'ailleurs les Allemands commettaient la grave erreur de mépriser leurs adversaires, comme jadis les Prussiens en 1792 et même en 1806. Ils ne doutaient pas de la prise de Paris, dès que nos armées auraient été écrasées dans une bataille générale. Leur grand quartier général avait même pris la peine d'informer l'ambassadeur des Etats-Unis,. M. Myram Herrick, qu'il serait préférable pour lui de chercher un asile sûr en province. Cette suggestion ne fut pas écoutée. Un ancien ambassadeur, M. Bacon, accourut, ainsi que M. Sharp, le successeur désigné de M. Herrick. Il y eut à un moment donné trois ambassadeurs américains à Paris (Whitney-Warren, Quelques souvenirs sur Gallieni et sur Paris, Renaissance du 2 septembre 1916.) .

Au cours de la bataille, von Kluck sut habilement se dérober devant l'armée britannique, dont la lenteur favorisa ce repli, pour se jeter avec toutes ses forces sur l'armée Maunoury, plus faible et médiocrement composée. A part cette opération, le haut commandement allemand ne fit preuve ni d'activité, ni d'initiative. Il n'exerça sur les opérations aucune influence réelle. Chacune de ses armées combattit pour son compte, sans que son intervention apparût nulle part. Il ne fit aucune tentative pour renforcer sa droite au détriment du centre et de la gauche, dont le rôle était de beaucoup moindre importance. Dans ses opérations on ne distingue d'autre idée stratégique que celle du sanglier qui bourre sur ses adversaires.

Le haut commandement français a été l'objet d'appréciations fort divergentes. Ainsi le maréchal French voit dans notre général en chef " un homme d'une solide volonté, très déterminé, fort courtois et plein d'attention, mais arrêté et résolu dans ses idées et ses projets, un homme qu'il devait être malaisé de convaincre et de faire changer d'opinion " (Mémoires, p. 31.). Le commandant de l'armée britannique n'a que des éloges pour le général. Il célèbre " sa fermeté, son esprit de détermination, son courage, sa patience... L'histoire le rangera parmi les plus grands hommes. La tâche qu'il avait devant lui était prodigieuse et, noblement, il s'y était donné tout entier " (Mémoires, p. 32.).

L'un de nos adversaires est plus élogieux encore : " Durant le dernier tiers du mois d'août 1914, les défaites des Français et des Anglais, surtout sur leur aile gauche, avaient été si prodigieuses qu'il fallait un général d'un talent tout particulier pour trouver les moyens d'arrêter la marche des Allemands ou d'obliger l'adversaire à évacuer une partie du territoire occupé. L'homme qui tenta cette entreprise fut le général Joffre. En attirant à lui toutes les réserves disponibles, un général moins décidé aurait peut-être essayé d'arrêter l'ennemi à un ou plusieurs endroits. Mais un succès partiel obtenu de cette manière n'aurait été d'aucune influence sur le résultat final. Joffre reconnut immédiatement la nécessité de ne pas se borner à des demi-mesures, et il trouva également les moyens et les bons commandants en second nécessaires à l'exécution de ses idées " (Les Batailles de la Marne, p. 103.).

De même, M. Hanotaux souligne en toute occasion les mérites du général en chef, la recherche constante de l'équilibre qui est dans son tempérament. Il va jusqu'à dire, en termes qui gagneraient à être plus clairs : " Ainsi l'équilibre de l'impossible devient, à un moment donné, la loi mathématique de la bataille de la Marne " (VIII, p. 270.) . Il voit, dans toutes les opérations de nos armées, dès le début, une conception unique dont les résultats se déroulent régulièrement jusqu'à la conséquence ultime, la victoire du 10 au 13 septembre.

Après avoir exposé que l'offensive allemande par la Belgique ne prit pas le général en chef au dépourvu et qu'il lui fit face avec des forces " supérieures ", M. Hanotaux continue : " Et ce, n'est pas tout encore. Les chefs allemands s'obstinent; ils jettent des forces nouvelles sur la Belgique; ils précipitent ces masses sur Paris et sur la Marne. L'équilibre serait rompu de nouveau : mais Joffre l'a senti. Les armées de l'Est ont rempli leur rôle en arrêtant l'ennemi à la Trouée de Charmes, sur la Mortagne et devant Nancy. Maintenant, elles peuvent être transportées ailleurs.

" Alors recommence ce mouvement de bascule qui enlève à Pau, à Castelnau, à Dubail, à Sarrail, les forces destinées à accroître le poids de l'Ouest. C'est un immense transbordement. Opération extraordinaire et sans précédent accomplie ainsi dans le feu de l'action !

" L'équilibre est rétabli. L'ennemi est frappé sur l'Ourcq par une attaque des lignes extérieures qu'il n'avait pas prévue. On sait le résultat:. " (Hanotaux, Le maréchal Joffre, Illustration du 21 avril 1917, p. 350. Notons toutefois que ce mouvement de bascule ne s'opéra pas sans erreurs. Ainsi le 4e corps, enlevé à la 3e armée, passa à la 6e; le 15e corps, venu de la 2e armée, le remplaça à la 3e. Il eût été plus simple de laisser le 4e corps à la 3e armée et de porter le 15e à la 6e. De même le 21e corps fut d'abord destiné à la 3e armée et débarqua derrière sa gauche. Puis on le porta à la gauche de la 4e armée, ce qui l'obligea à une marche pénible et sans profit; cause de fatigues et de perte de temps.).

Ecoutons un autre son de cloche : " ...Il serait inexact de parler d'un " plan Joffre ". Ce n'est pas Joffre qui a fait un plan. Joffre n'avait pas de plan. Il est incapable d'en concevoir. En réalité, ce n'était pas Joffre qui était la tête au G. Q. G., mais bien le général Berthelot homme intelligent, malheureusement entouré de petits jeunes gens sans aucune expérience de la guerre et qui se sont imaginés que notre offensive dans le Luxembourg balaierait tout et serait décisive... " Le 19 août, à la veille de la bataille des frontières, ce général aurait répondu à M. Messimy que si les Allemands qui envahissaient la Belgique franchissaient en nombre la Meuse, ce serait tant mieux, car on les battrait plus facilement à l'est (Interview du général Lanrezac dans l'OEuvre du 18 mai 1919.).

Le fait que le plan d'opérations adopté , par nous au début de la guerre n'était pas l'oeuvre du général Joffre, mais bien de son entourage, paraît incontestable quand on se reporte à la déposition de l'intéressé devant la commission de Briey. Il a même formellement déclaré qu'il n'avait aucun souvenir de l'élaboration de ce plan, ni de ceux qui y avaient collaboré. Le général de Castelnau a également déposé qu'il ignorait ce plan et que

le conseil supérieur de la guerre n'en avait pas été saisi. " Un plan d'opérations, a dit le général Joffre, c'est une idée qu'on a dans la tête, mais qu'on ne met pas sur du papier. " S'il en reste des traces, ce n'est pas lui qui les

a rédigées. Il finit même par dire : " Vous me demandez un tas de choses sur lesquelles je ne puis vous répondre je ne sais rien! " (V. Margueritte, p. 344-346. Ce plan d'opérations est amorcé dans l'instruction générale du 8 août (n° I) (ibid., p. 359). Cf. le Rapport de M. Engerand sur la perte de Briey, p. 5.).

D'autre part il résulte de la déposition du général Berthelot que le plan de concentration, y compris les directives préliminaires, était inconnu des commandants d'armée, qui reçurent simplement connaissance de ce qui concernait leur unité. En revanche leurs propres chefs d'état-major: connaissaient l'ensemble de ce plan, pour la très simple raison qu'ils avaient participé à son élaboration (V. Margueritte, p. 346; Engerand, loc. cit.) . Cet aveu se passe de commentaires.

Nous avons cité, d'après M. Hanotaux (V. supra), le récit d'une sorte de conseil de guerre, tenu au G. Q. G. la veille de la bataille et d'où il ressort que l'entourage du général en chef n'était pas sans influence sur ses décisions. Des souvenirs dus une personnalité anonyme, mais qui paraît fort au courant de ce qui se passait au G. Q. C. (Chantilly, Illustration du 5 avril 1919.), permettent de s'en rendre compte plus complètement.

" Pendant les trois premières années de la guerre, le 3e bureau... a présenté évidemment tout le caractère d'un cénacle. Imbus des mêmes admirations, animés des mêmes antipathies, ils pensaient de même et admettaient difficilement qu'en matière militaire on pût formuler un autre avis que le leur. Cette intransigeance de doctrinaires, l'âpreté qu'ils mettaient à faire sentir leur autorité, la garde jalouse qu'ils montaient autour du généralissime leur valut le surnom de Jeunes Turcs.

" On leur a reproché - à tort ou à raison - de pratiquer à l'égard des commandants d'unités la politique du succès et d'encourager la surenchère du " cran " et de l'audace. Et il peut être exact qu'ils taxaient trop souvent de mollesse ou d'incapacité ceux qui attiraient leur attention sur les difficultés matérielles d'une opération, qui se montraient soucieux d'épargner des fatigues excessives à leurs hommes et qui méprisaient les victoires inutiles. Or il a bien fallu voir, par la suite, que ni le cran, ni l'audace ne suffisaient à détruire les fils de fer... " (Les colonels Pont, Gamelin et Renouard se succédèrent à la tête du 3e bureau de 1914 à 1917.).

Indépendamment des chefs du 3e bureau, d'autres personnalités jouèrent un rôle important auprès du général en chef . Le bureau du personnel, jadis considéré comme un organe secondaire et rattaché au 1er bureau,. acquit sous la direction du colonel Bel (Tué en Italie, comme chef d'un groupe de bataillons de chasseurs.) une importance capitale. Cet officier, auquel son rôle valut le surnom peu flatteur de Fouquier-Tinville, eut, dit-on, à son actif la mise a pied de cent quarante sept généraux. Le général Joffre, qui l'avait connu avant la guerre, lui témoignait une confiance illimitée. Il vivait à sa table, contre toute tradition, et cette faveur spéciale lui fut retirée dès l'arrivée du général Nivelle. Il voyait chaque jour le généralissime seul à seul, et lui arrachait fréquemment des sentences d'exécution.

Dans cette tâche difficile à qualifier, il avait des collaborateurs en les officiers de liaison aux armées; sorte de missi dominici " tout puissants, très redoutés des généraux de corps d'armée et d'armée... On savait que de la bonne ou de la mauvaise impression du délégué dépendrait l'opinion du général. Combien de mises à pied et combien de promotions de choix ont eu pour raison le rapport rédigé sur telle opération par l'officier de liaison !. . . On les accusait d'être étrangement asservis à la doctrine officielle et de mettre au service d'une expérience limitée une intransigeance plus appuyée sur la théorie que sur la pratique. L'éternel conflit entre les bureaux et les exécutants prenait, à leur sujet, son maximum d'acuité. L'institution des officiers de liaison fut totalement modifiée en 1917 par le général Pétain . . . " (Chantilly, loc. cit. Voici ce qu'écrit des mêmes officiers le général Regnault (Les officiers généraux limogés, p. 20) : " Malheur au chef qui ne les accueille pas avec assez de déférence ou qu'il leur faut aller retrouver dans des endroits par trop dangereux, malheur à celui qui a quelque velléité d'indépendance et qui, soucieux de sa responsabilité, ayant d'ailleurs parfois reçu des ordres qu'ils ignorent, n'écoute pas aveuglément, leurs conseils parfois insolemment donnés. " Nous pouvons confirmer personnellement ce dernier trait. Certains officiers de liaison ne voyaient dans des fonctions très délicates qu'un moyen d'assouvir leurs rancunes, leurs ambitions ou leurs caprices, parce que, trop souvent, ils n'étaient pas maintenus dans le devoir par leurs chefs directs et surtout par le plus haut placé.).

Il ne paraît pas douteux que le général en chef laissa prendre une influence abusive à des personnalités de son entourage. L'inexpérience de certaines, jointe à des ambitions et à des rancunes sournoises du personnel de liaison, ne furent pas sans influence sur la conduite des opérations et sur l'administration du commandement.

De trop nombreux dénis de justice, des nominations scandaleuses se produisirent, qui devaient marquer en traits ineffaçables la direction du général en chef : " Ici, c'est un général trahi par son chef d'état-major lui-même; là c'est un chef qui, se sentant menacé, rejette la responsabilité sur l'échelon en dessous et trouve ainsi moyen en se sauvant, de se débarrasser d'un subalterne dans lequel il craint un rival; ailleurs c'en est un autre assez habile pour faire de même au détriment d'un camarade ! " Ni les services antérieurs, ni l'autorité dont certains généraux jouissaient dans l'armée ne les préservèrent d'une exécution sommaire : " C'est bientôt le général Lanrezac qui, après avoir pressenti et annoncé la manœuvre allemande que le G. Q. G. ne voulait pas admettre, après avoir tiré son armée de la situation particulièrement critique où l'avait mise l'erreur du général en chef, allait être sacrifié par celui-ci !.. . J'ai moi-même entendu un officier de l'entourage du général Joffre se vanter, à une table d'officiers où tous les grades étaient représentés depuis le sous-lieutenant, d'avoir décidé le général en chef à remercier le général Lanrezac en lui disant, au retour d'une liaison qu'il avait faite auprès de lui, que cet officier général était complètement déprimé et incapable d'aucun effort... " (Général Regnault, p. 20-21.).

On conçoit que cette ingérence inexcusable d'inférieurs dans les actes les plus délicats du commandement, cette recherche obstinée du responsable (Cette recherche alla fort loin. Le 2l août, à 9h. 35, le général Joffre adressait au ministre le télégramme n° 3407, 3e Bureau, qui se passe de commentaires : " Nos corps d'armée, malgré la supériorité numérique qui leur avait été assurée, n'ont pas montré en rase campagne les qualités offensives que nous avaient fait espérer les succès partiels du début... Nous sommes donc condamnés à une défensive appuyée aux nos places fortes et sur les grands obstacles du terrain en cédant le moins possible du territoire (Ces mots de la main du général Joffre). Notre but doit être de durer le plus longtemps possible en nous efforçant d'user l'ennemi et de reprendre l'offensive le moment venu " (Rapport Engerand).), cette sévérité dans la répression du moindre échec aient créé autour du général en chef toute une atmosphère d'hostilités tenaces. Comment apprécier avec indulgence chez lui des erreurs qu'il a si durement fait expier à tant d'autres, trop souvent innocents ?

VI

 

Nous avons eu à plusieurs reprises l'occasion d'insister sur la lourde faute commise par le haut commandement français dans sa conception première de la concentration. En l'établissant face au nord-est, il négligeait une éventualité universellement admise, en France et à l'étranger. Un rapport du général Lebon, membre du conseil supérieur de la guerre (Ancien attaché militaire à la Haye et à Bruxelles, d'où il avait envoyé au 2e Bureau les rapports les plus documentés sur l'armée allemande.) , daté du 7 mars 1907, démontrait :

1° Que le tracé de la frontière franco-belge et franco- allemande commandait pour ainsi dire la tentative d'enveloppement des Allemands par la Belgique;

2° Que le rôle de Maubeuge serait de première importance au cas d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne (Débats du 7 mai 1919.). On sait trop quel compte fut tenu de ces deux affirmations.

Après les insuccès de la bataille des frontières, dûs surtout aux erreurs du commandement suprême, la retraite s'imposait. Toute la question était de savoir sur quelle ligne s'arrêteraient nos armées, pour reprendre l'offensive. Ce recul n'était pas sans avantages, à la condition d'être limité : " Plus les Allemands progressaient et plus les Français et les Anglais s'échappaient habilement sans engager une action décisive, plus aussi l'avantage initial des Allemands passait peu à peu à leurs adversaires... " ;(Les Batailles de la Marne, p. 107.) en pays ennemi.

Dans nos études précédentes, nous avons cherché à montrer que l'amplitude de notre mouvement de recul avait été exagéré, surtout à la droite, pour les 3e et 4e armées et qu'il y aurait eu avantage à ne pas abandonner sans combat des positions telles que les collines à l'est et au sud-ouest de Reims, les lignes de l'Aisne et de la Marne.

La retraite sur la Seine et sur l'Aube, telle que la prescrivit le G. Q. G. avait le très grave inconvénient d'affaiblir le moral des troupes et de la population, ainsi que de ruiner une région très étendue, figurant parmi les plus riches de la France. Si le général Joffre l'interrompit pour reprendre l'offensive avant que la ligne finale eût été atteinte, ce fut sur l'initiative de Gallieni. De même, si Verdun ne fut abandonné à lui-même que pendant quelques jours à dater du 10 septembre, ce fut grâce au général Sarrail, qui prit sur l i de ne pas se conformer strictement aux ordres qui lui étaient donnés. Au lieu de reculer face au nord, il se maintint face au nord-ouest, en restant lié à Verdun dans la mesure du possible. Il donna ainsi à notre droite une forme enveloppante, que le G. Q. G. n'avait pas prévue dans ses directives; mais qu'il admit finalement.

Une fois la bataille commencée, il n'y a guère que des éloges à adresser aux exécutants, certaines hésitations mises à part : " Chaque armée a gagné pas à pas, ouvrant la route à la voisine, appuyée par elle aussitôt, prenant de flanc l'adversaire qu'elle attaquait la veille de front, les efforts de l'une s'articulant étroitement à ceux de l'autre

une unité profonde de vues et de méthode animant le haut commandement " . (Quatre mois de guerre (rédigé au G. Q. G.), p. 21.). Ajoutons que ce dernier déploya une réelle habileté en renforçant successivement nos armées de la gauche et du centre par des éléments prélevés sur celles de droite, dont le rôle était nécessairement défensif en Lorraine et dans les Vosges. Peut-être aurait-il été possible d'aller plus loin encore dans cette voie, en accroissant surtout l'effectif de la 6e armée qui avait à jouer. un rôle décisif, pour lequel sa composition première la préparait mal.

Nous avons dit ailleurs comment l'idée du rajeunissement des cadres, combinée avec la recherche obstinée des boucs émissaires, finit par instaurer une instabilité du

commandement dont les dangers étaient évidents. Dans certaines unités, au 3e corps par exemple, le commandant du corps d'armée et les deux divisionnaires furent remplacés au bout de moins d'un mois. Dans d'autres, les changements furent incessants. Au commencement de 1915, le 2e groupe de divisions de réserve était à son troisième titulaire; la 59e division à son quatrième. On en vint à relever des généraux de leur commandement au bout de quelques jours et même de quelques heures. On prononça des admissions d'office à la retraite dont bon nombre devaient être annulées par le conseil d'Etat (En un mois, dernièrement, le Conseil d'Etat a admis le recours de quatre généraux victimes de mesures de ce genre.) . L'un de nos anciens commandants d'armée nous écrit à ce sujet : " La non permanence des grandes unités (Suppression de la 54e division, disloquée entre la garnison de Verdun et le 6e corps; passage des 37e et 38e divisions d'un corps d'armée à l'autre, en quelques jours; la 8e division de cavalerie laisse une brigade de cavalerie vers Belfort et se recomplète avec la brigade légère enlevée à la 2e division; la 18e division d'infanterie est rattachée au 11e corps pendant la bataille, au lieu de rallier le 9e corps qui est son voisin immédiat, etc.), jointe aux changements si fréquents de généraux, a été une des graves causes du manque de perçant dans les grandes attaques. Une troupe ne se bat avec tout son rendement que si elle connaît ses chefs et en est connue. On n'a vu, dans cette guerre, que les forces matérielles; les forces morales, invisibles, n'en conservent pas moins leur souveraine prépondérance " .

L'une des mesures les plu critiquables prises par le G. Q. G. est le silence fait systématiquement sur les unités ayant participé à une opération de guerre et sur leurs chefs. On cherche inutilement les avantages de cette mesure contraire à toutes nos traditions comme au tempérament national, plus jaloux de distinctions morales que d'avantages matériels. Croyait-on dissimuler ainsi à l'ennemi la nature des forces qui lui sont opposées ? Tout le monde sait que par les prisonniers, par les blessés, par les morts, et par d'autres moyens encore, nos grandes unités connaissaient très rapidement la composition des troupes adverses. Naturellement il en était de même pour l'ennemi. Dès lors ce silence avait pour résultat d'anéantir une émulation féconde, d'enlever aux exécutants le bénéfice moral de leurs actes dont profitaient seuls les états-majors d'armée et le G. Q. G.

L'emploi de la cavalerie dans la bataille et dans la poursuite prête à de sérieuses critiques. Des grandes unités qui furent mises en jeu, il n'y en eut guère à jouer un rôle marquant. Le gros du corps Sordet, le corps Conneau, le corps provisoire de l'Espée, certaines divisions même, ne rendirent pas des services en proportion de leur importance numérique et des excellents éléments qui les constituaient. Depuis le début de la campagne on avait usé de leurs chevaux sans aucun ménagement, au point d'arriver à l'épuisement absolu comme ce fut le cas pour le corps Sordet après sa randonnée en Belgique. " Nous avons fatigué sans profit notre cavalerie. Elle nous manqua pour jeter le trouble dans l'armée allemande en retraite et ramasser en nombre plus considérable... les prisonniers, les canons et les armes " (J. Reinach, ,préface des Batailles de la Marne, p. 60.). L'inertie de certaines grandes unités de cette arme contraste avec l'activité de quelques petits groupes. Le rendement n'est pas toujours en proportion de l'effectif.

VI

 

Cette victoire de la Marne, si, grande par les effectifs en présence, par la cause en jeu, par les conséquences présentes et à venir, cette victoire si peu attendue des neutres et de l'ennemi, sinon de nous-mêmes, à qui la devons-nous ? Ce n'est pas au général en chef, qui a commis des fautes graves dans le court espace de temps compris entre la mobilisation et le 5 septembre, qui s'est décidé à livrer bataille avant l'heure qu'il avait prévue, uniquement sur l'insistance de Gallieni, appuyé peut- être par le Gouvernement, qui s'est laissé imposer par le général Sarrail la solution relative à la 3e armée. Dans ce cas comme pendant le reste de la guerre il a fait preuve de peu d'initiative, supportant les innovations plutôt qu'il ne les adoptait (Témoin le programme pour la création de l'artillerie lourde, adopté seulement le 30 mai 1916, un mois avant la bataille de la Somme.), à la remorque d'événements qu'il n'avait pas prévus, tels que l'invasion de la Belgique. Le vainqueur de la Marne n'est pas davantage Gallieni, bien qu'il ait eut le très grand mérite de discerner le point faible de l'ennemi et le moment le plus favorable pour l'attaque. Ce n'est pas non plus le général Foch, ni les généraux Maunoury et Franchet d'Espérey, malgré l'importance de leur rôle. C'est encore moins le Gouvernement, malgré la phrase louangeuse si habilement placée par le général en chef : " Le Gouvernement de la République peut être fier de l'armée qu'il a préparée " . On ne saurait oublier que ce même Gouvernement avait toléré sinon encouragé, pendant des années, tout ce qui pouvait entamer la valeur morale de l'armée; qu'il fermait trop souvent les yeux devant les avertissements les plus sinistres; qu'il avait prescrit en août au général Lyautey d'évacuer les Européens sur la côte et de renvoyer en France toutes les forces combattantes du Maroc. A la veille de la bataille il donnait encore une lamentable preuve de faiblesse en abandonnant Paris, sans s'inquiéter de l'effet à produire sur les armées et sur la population.

On parle souvent du miracle de la Marne en lui prêtant des causes surnaturelles. Il ne nous appartient pas de discuter des croyances assurément respectables. Nous nous bornerons à dire que le vrai miracle n'est pas dans l'échec de la ruée allemande sur la France, mais bien dans le réveil de l'esprit national malgré tant d'efforts accomplis depuis des années pour l'assoupir. Si l'on songe à tout ce que certains partis avaient obtenu de mesures attentatoires à notre unité, à l'autorité du Gouvernement, à la bonne composition de nos cadres, à la discipline de la troupe, bref à l'ensemble de nos forces morales, on admire comment la nation put résister à ces procédés dissolvants et comment, après les déplorables débuts d'une guerre atroce, elle eut encore le courage de réagir et de porter à son adversaire un coup qui aurait dû être mortel.

On l'a dit avec justesse (L. Madelin, p. 280 et suiv.), l'histoire de la France est faite de ces grands retours de fortune. Ne se souvient-on pas de Bouvines en 1214, où se brisa une autre grande invasion allemande, de la levée du siège d'Orléans en 1429, de la victoire si imprévue de Denain en 1712, de la canonnade de Valmy en 1792, où l'on vit notre armée de savetiers faire reculer les élèves du Grand Frédéric ?

Le véritable vainqueur de la Marne, c'est le soldat, c'est le poilu de France, c'est la nation en armes qui usa ne pas désespérer dans la situation la plus tragique, alors que tout semblait s'effondrer au souffle du Destin, nos armées battues sur tout le front du Rhin à l'Escaut, la capitale compromise et laissée à l'abandon par les pouvoirs publics. C'est la nation qui sut résister à la pression des défaitistes, déjà encouragés par nos échecs du mois d'août, et entretenir, en dépit de leurs honteux efforts, parmi nos troupes, une confiance sublime dans le succès final. Convaincue qu'elle était de la justice de notre cause, de son importance dans l'histoire de l'humanité, elle parvint à faire d'un désastre menaçant, dont les conséquences eussent été incalculables, une victoire à jamais célèbre dans les fastes du monde.

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