UNE INCROYABLE ODYSSEE - 5e DIVISION DE CAVALERIE
Ce livre, écrit en 1918 par le COMTE ARNAULD DORIA, porte le sous-titre :
Histoire du Raid d'une Division de Cavalerie pendant la Grande Guerre
Edité chez PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEUR-ÉDITEUR, 8, rue Garancière- 6e
Ce livre est dédié au frère de l'auteur, le Capitaine Henry Doria de l'état-major du 2e Corps de Cavalerie, mort pour la France.
Merci a Denis Trinquand qui nous a transmis ce précieux document.
C'est en écrivant, en 1918, mes Croquis de guerre et d'invasion, que je fus amené à étudier le combat livré le 10 septembre 1914, par la 5e division de cavalerie, à Orrouy, mon pays natal. Désireux de savoir ce que cette division faisait en pleines lignes allemandes et quelle était sa mission, j'avais obtenu alors du lieutenant Châtelin, un des héros de cette épopée, l'aperçu succinct du début de ce raid et le récit de ses aventures avec le détachement du commandant Joullié. D'autres officiers de cette valeureuse division, le colonel Portalis, le lieutenant-colonel Marey-Monge, le commandant Pommier-Layrargues, etc..., m'avaient fourni quelques renseignements complémentaires sur l'engagement qui eut lieu à Orrouy. Enfin, une enquête que je fis sur place achevait ma documentation pour mes Croquis.
Cependant, curieux de mieux connaître l'histoire détaillée de ce raid, histoire palpitante pour un ancien officier de cavalerie, j'en entrepris, en 1921, une étude plus approfondie. Ayant lu des ouvrages qui venaient de paraître sur la question, ou qui en parlaient incidemment, j'ai eu la bonne fortune d'obtenir du commandant Cossé-Brissacet du capitaine Moreau, le guide de cette aventureuse randonnée, des renseignements verbaux nombreux et la communication de documents et de cartes. L'obligeance de Mlle de Maucroix (propriétaire du château d'Ancienville), des lieutenants de Kérillis, de Villelume et de M. l'abbé Haour m'a permis également de préciser des points de détail restés jusqu'ici assez obscurs.
Non content de puiser aux sources françaises, j'ai cherché les documents allemands relatifs à ce raid. Le Rapport sur la bataille de la Marne du général von Bülow, l'interview accordé par von Klück à M. Charles Bonnefon, les articles de ce commandant de la 1re armée publiés par la Revue de Genève, en 1920, et intitulés : " La marche sur Paris et la bataille de la Marne ", ceux enfin du général von Kühl, du lieutenant-colonel Richter-Weimar et du major Weber-Essen dans les Militär Wochenblatt, en 1921, tous ces écrits d'officiers supérieurs de l'armée allemande m'ont permis de mieux mettre en relief les résultats appréciables de ce brillant fait d'armes.
J'ai tenu, avant d'en commencer le récit, à donner toutes mes références au lecteur afin d'établir que mon travail, basé sur des documents authentiques, ne laisse aucune part à la fantaisie ; j'ai en outre le désir sincère de dire publiquement ma reconnaissance à tous ceux qui ont bien voulu me communiquer leurs notes ou leurs souvenirs. Qu'ils trouvent donc ici hommage de ma très vive gratitude.
CHAPITRE PREMIER
L'épopée de la 5e division de cavalerie au début de la grande guerre est un des épisodes les plus palpitants et les plus glorieux de cette arme, au cours de la campagne, et constitue bien, comme l'a écrit M. Madelin, une " odyssée fabuleuse que chanteront nos fils "
Avant de célébrer ces exploits épiques, dignes d'un autre âge, il nous faut dire un mot des faits de guerre auxquels cette division avait déjà participé au 7 septembre 1914.
Depuis plus d'un mois, en effet, sans trêve ni repos nos cavaliers ont sillonné les routes de France et de Belgique : le 1er août, la 5e division de cavalerie est à Rethel ; le 3, les derniers éléments sont débarqués et les régiments se trouvent désormais à l'effectif de guerre ; le 5, les premières reconnaissances et les détachements de découverte sillonnent la Belgique le 8, le corps de cavalerie se porte dans la direction de Liège, couvrant 95 kilomètres dans la même journée ; le 9, la division est sur la Lesse, après une marche pénible, les chevaux n'ayant pas eu de distributions régulières depuis trois jours ; le 11, elle arrive à Paliseul ; le 12 et le 14, au cours de marches et de reconnaissances, elle prend le contact de l'ennemi ; le 15, elle livre combat sur la Lesse et sur la rive gauche de la Meuse, dans la région de Florenne ; le 16, elle tient les passages de la Meuse et surveille les ponts sur la Sambre, entre Tanemies et Charleroi ; le 17, elle part en exploration au nord de la Sambre et attaque le 18 des forces importantes d'infanterie et de cavalerie ; de nouveaux combats, souvent violents, sont livrés du 19 au 22 août ; puis, voici la retraite qui commence. Le 24, le corps de cavalerie se déplace pour dégager les derrières de l'armée anglaise et poursuit ce mouvement le lendemain ; le 26, la 5e division attaque Serawilliers ; les 27 et 28, elle participe à la protection du flanc ouest d'une division d'infanterie anglaise, qui se replie de Vend'huile dans la région sud-est de Péronne ; le 30, elle couvre, avec la 3e division de cavalerie, la retraite du 7e corps d'armée ; le 31, une partie de la division assure la protection de Thérain, qu'elle met en état de défense ; c'est ce même jour que le capitaine Lepic, envoyé en découverte avec son escadron vers Gournay-sur-Aronde, s'étant mis en observation à Saint-Maur, " s'aperçoit avec surprise que les énormes colonnes de Klück qui, jusque-là, marchaient en apparence droit sur Paris, au lieu de prendre la route d'Estrées-Saint-Denis qui, par Senlis, s'y achemine directement, s'engageaient sur la route qui, passant par Compiègne, s'oriente au sud-est, vers Meaux. Ce qu'il constatait là et allait, le premier, signaler, c'était un événement capital : Klück, inopinément, infléchissait sa marche et, s'écartant de Paris, courait à la Marne ". Le 2 septembre, la 5e division de cavalerie reprend son mouvement de retraite par Autheuil et Haravillers ; le 3, elle passe la Seine à Meulan et gagne, les jours suivants, la région de Versailles, où elle est remontée et complétée. Le 6, nous retrouvons la division au sud de Nanteuil-le-Haudouin, où elle se couvre par des détachements de cyclistes et de cavaliers, car des groupes ennemis sont signalés vers Crépy-en-Valois et Senlis ; le 7, à 3 heures du matin, la 5e division se porte de Nanteuil-le-Haudouin sur Villers-Saint-Genest et reçoit pour mission de seconder l'infanterie qui, par sa gauche, attaque Étavigny. Elle combat toute la journée à l'est de Macquelines et tente de progresser sur le plateau de Cuvergnon. Dans la soirée, l'ennemi semblant battre en retraite, la division reçoit mission de l'activer en gagnant l'Ourcq. Une de ses brigades, la 7e, parvient à atteindre Autheuil-en-Valois, où elle est accueillie par des feux violents. Dans la nuit, la division se reforme vers Nanteuil-le-Haudouin .
À partir du 6, le corps Sordet est mis à la disposition du général Maunoury, dont l'armée, formée depuis peu de jours, commence déjà à presser l'ennemi sur son flanc droit découvert. La bataille de l'Ourcq, complément de celle de la Marne, est commencée.
Ce sont ces mêmes cavaliers, que nous avons vus parcourir plus de 1200 kilomètres, au contact de l'ennemi, sans sommeil, sans même un moment de repos, souvent sans vivres et sans breuvage, bivouaquant au hasard du chemin à la belle étoile, restant des journées entières à sillonner sur des montures épuisées des régions brûlantes de soleil, ce sont ces mêmes hommes qui, malgré une retraite longue et déprimante, vont nous donner maintenant le spectacle d'un rare entrain et d'une mâle énergie.
Si nous avons longuement détaillé leurs marches et combats, qui de Liège à Charleroi les ont conduits à Nanteuil, c'est que nous voulions montrer que les exploits qui vont suivre, pour être ceux d'hommes fatigués et épuisés, n'en sont que plus glorieux et dignes d'admiration. Et si nous les trouvons toujours prêts à de nouveaux combats, c'est qu'ils ont su conserver en leur cœur d'airain un allant et une confiance sans bornes dans les destinées de la France immortelle !
CHAPITRE II
Glissement en arrière du front allemand
L'état de la 5e division de cavalerie, au moment de son départ pour le raid, n'était guère satisfaisant. Un rapide aperçu de sa composition indiquera en effet les faibles moyens dont cette cavalerie disposait. Le moral admirable des hommes devait, heureusement, combler en partie la médiocrité des effectifs.
La division comprend trois brigades incomplètes, groupant dix-huit escadrons seulement au lieu de vingt-quatre : les 3e et 7e brigades de dragons, sous les ordres du général de Lallemand du Marais et du colonel de Marcieu ; la 5e brigade légère, sous ceux du colonel Robillot, remplaçant le général de Cornulier-Lucinière, nommé le 8 au commandement de la division.
Les escadrons ont, en moyenne, 80 hommes à cheval. Les chevaux d'active, surmenés par des randonnées excessives, sont très éprouvés et presque tous blessés. Les montures de renfort provenant de réquisitions, ont été, du jour au lendemain, improvisés chevaux de selle ; manquant de sang et surtout d'entraînement, ils ne seront pas capables de fournir de longs efforts. Les cavaliers de réserve, incomplètement armés et équipés, sont venus boucher les vides que quarante jours de campagne avaient déjà faits nombreux. Ces hommes de bonne volonté ont perdu l'habitude d'une équitation hardie et ne sont pas préparés à la tâche qui va leur incomber.
Cavaliers de l'active et de la réserve, gradés, officiers, état-major et services, donnent un total de 1600 cavaliers seulement, comme effectif de la division, non compris, il est vrai, l'artillerie et la compagnie cycliste.
L'artillerie se compose de trois batteries, les 10e, 11e et 12e batteries, soit 10 canons et 21 caissons lourds et légers. Toutes les voitures sont attelées à six chevaux.
Le groupe cycliste, appartenant au 29e bataillon de chasseurs, est fort de 357 hommes.
La division ne dispose d'aucun moyen de correspondance et de liaison : appareils optiques et de T. S. F., pigeons voyageurs, fusées, panneaux de signalisation font totalement défaut. Le service de renseignements est inexistant. Ce sont là (des) lacunes particulièrement gênantes pour tenter une reconnaissance de grand style ; mais, en 1914, l'expérience de la guerre nous restait encore à faire, dans bien des domaines !
Pour ne pas s'encombrer de convois, la division laisse au corps de cavalerie ses trains régimentaires ; seuls les trains de combat suivront. Les hommes n'ont donc comme provisions que leurs vivres de réserve, et les chevaux une journée d'avoine seulement : il faudra vivre sur le pays !
Aux premières lueurs du jour, le 8 septembre, le corps de cavalerie repart au combat. Un ordre du général Maunoury vient d'arriver, qui prescrit de nouveau l'offensive et la reprise à tout prix du terrain perdu la veille :
" Quant à la cavalerie du corps commandé par le général Sordet, elle devra monter à cheval au reçu du présent ordre, regagner tout le champ perdu et chercher par tous les moyens à remplir sa mission qui lui a été définie par l'ordre n°52. "
" La situation est telle que toutes les considérations relatives à la conservation des effectifs doivent céder le pas à la nécessité de gagner la bataille aujourd'hui, même au prix de tous les sacrifices. "
" Le C. C. a pour mission, précise un autre document, de franchir l'Ourcq et de canonner tous les éléments possibles de l'armée allemande ", et tandis que deux divisions sont désignées pour servir de flanc-garde à la gauche de l'armée Maunoury, vers Bezt-Lévigen, la troisième est chargée d'un rôle nettement offensif : elle " a pour mission de passer par Ivors-Boursonne sur la Ferté-Milon, pour canonner les colonnes ennemies sur la rive est de la Marne ".
Cet ordre parvint à la 5e D. C. vers 10 heures. Le général Bridoux, pied à terre près de Lévignen, appela aussitôt le général de Cornulier-Lucinière, et lui dit, non sans émotion : " Le général Sordet vient de nous quitter, je le regrette sincèrement, je suis nommé à sa place au commandement du corps de cavalerie. Tu vas me remplacer. Prends le commandement par intérim de la 5e division... J'ai ordre d'envoyer une division remplir une mission hardie. Tu vas en être chargé ; la voici : Quelles que soient la fatigue des chevaux et les difficultés à vaincre, gagner les derrières de l'ennemi qui défend l'Ourcq ; arriver aujourd'hui même, coûte que coûte, sur la rive est de l'Ourcq dans la région de la Ferté-Milon, y faire entendre le canon pour aider à déterminer chez l'ennemi un mouvement de retraite ".
Depuis le départ du bivouac, la 5e D. C. n'était pas restée inactive. Remontant vers le nord, elle avait gagné, puis dépassé Lévignen. Arrêtée à un kilomètre du village, sur la route de Villers-Cotterêts, par de nombreux coups de fusil, tirés de Gondreville et de bois avoisinants, elle se porta vers Crépy-en-Valois, pour contourner l'obstacle . Les cavaliers purent ainsi se rendre compte que la ville n'était pas occupée par l'ennemi.
Telle était la position de combat de la division au moment où elle reçut la mission de franchir les lignes adverses. Hélas ! Elle ignorait tout de la situation générale, qui était, à cette heure même, assez confuse. Tandis que les armées allemandes du centre accentuaient leur mouvement de retraite, l'aile droite commandée par von Klück était renforcée et contre-attaquait violemment, pour se dégager et éviter l'enveloppement par l'aile gauche française. Le moment était critique, car la petite armée Maunoury, contre-attaquée par des forces supérieures, était paralysée et réduite à la défensive. Bien plus, elle se sentait menacée d'encerclement à son tour, car cette lutte aux alternatives diverses, comparable à un combat corps à corps, ne consistait pas seulement à s'attaquer de front, poitrine contre poitrine, mais aussi, dans une audacieuse étreinte, à enlacer et à déborder par des bras vigoureux et souples des ailes, l'adversaire chancelant !
Les cavaliers partirent donc pour l'inconnu du combat, sans le réconfort de la victoire entrevue et imminente, eux qui allaient si puissamment contribuer à la provoquer et la hâter, en faisant courir dans les lignes allemandes un vent de panique.
A midi, la division quitte Lévignen, précédée par une avant-garde composée d'une demi-batterie, de cyclistes et de la brigade légère du colonel Robillot. Elle se dirige sur Crépy-en-Valois, le matin encore inoccupé par l'ennemi, et, à la hauteur de la Butte de Montigny, se jette, sans être inquiétée, dans la forêt de Villers-Cotterêts.
La Providence, qui fait bien les choses, a placé à l'état-major de la division le capitaine de réserve Moreau qui, habile et passionné veneur, a chassé toute sa vie à courre dans cette forêt, en lisière de laquelle il possède, à Coyolles, une magnifique propriété. Grâce à sa parfaite connaissance du pays, le capitaine Moreau, brillant officier au zèle infatigable et aux initiatives toujours heureuses, sera pour la 5e division de cavalerie un guide incomparable.
Sur ses pas, la colonne s'engage résolument dans les profondeurs de la forêt sauvage, et, par Vaumoise, Oigny et Silly-la-Poterie, va tenter de traverser l'Ourcq. L'ordre de mission prescrit, en effet, formellement de passer sur la rive gauche de cette rivière et d'y faire entendre le canon le jour même. Troësnes, qui possède un pont sur l'Ourcq, étant la première localité au-delà des villages que l'on sait déjà occupés par l'ennemi, est prise aussitôt comme objectif.
Il faut, pour réussir à déborder le flanc droit des armées allemandes, agir vite et discrètement : les patrouilles et flancs-gardes vont donc être réduites au minimum ; rien ne détournera plus la division de son objectif ; les villages seront évités et l'écran des bois utilisé jusqu'à la rivière. Si l'on veut produire, au moment choisi, un effet de surprise, la condition première est de passer inaperçu : rôle difficile à tenir, pour une division opérant en plein territoire ennemi !
Par bonheur, la traversée de la forêt va se faire sans de trop inquiétantes rencontres. Quelques incidents à signaler toutefois : à l'entrée du bois, dans un champ, un avion allemand, repéré par l'avant-garde, est brûlé par les aviateurs, qui réussissent, hélas ! à s'échapper ; au Rond des Dames, à une coupure de la forêt, l'escadron de pointe de Fraguier et les cyclistes se trouvent nez à nez avec des automobiles allemandes se dirigeant sur Coyolles. De ces voitures, partent des coups de feu... Cavaliers et cyclistes ripostent, tuent une partie des occupants et font un prisonnier qui déclare venir de Boursonne, village tout proche, actuellement occupé par six compagnies d'infanterie allemande . Ce coup de main, rapidement mené, en mettant les automobilistes dans l'impossibilité de nuire, permit à la division de continuer sa marche sans être éventée.
Elle traverse, toujours ignorée, la route qui, en droite ligne, va de la Ferté-Milon à Villers-Cotterêts et, peu après, oblique de l'est vers le sud, en direction de Troësnes .
Les cavaliers viennent, sans halte ni repos, de franchir une quarantaine de kilomètres. Déjà éprouvés par les randonnées des jours précédents, ils sont, ce soir, bien fatigués, si l'on en juge par ce qu'en dira un jour l'un d'eux : " Nous continuons cette promenade hallucinante, écrit le brigadier Mallet, sous le soleil torride, tenaillés par la faim, brûlés de soif, et si épuisés de fatigue, que je vois mes camarades se raidir pour ne pas tomber de leurs selles, foudroyés.
" Le soleil se couche dans une gloire que personne ne songe à admirer. Peu à peu, très insensiblement, les bustes s'inclinent jusqu'à toucher les sacoches, et nous cédons à une sorte de torpeur. Puis un long frisson secoue les rangs, et au-dessus du village de Troësnes , nous tombons en pleine bataille . "
Le glissement sur les arrières du front ennemi est, en effet, à cette heure pleinement réalisé. Tandis que le combat fait rage sur la ligne Betz - Mareuil-sur-Ourcq, une division de cavalerie française, à une douzaine de kilomètres au nord de ces localités, a réussi à s'infiltrer et va donner maintenant, dans le dos de l'adversaire, un coup violent et imprévu !
CHAPITRE III
UN COUP D'ÉPÉE DANS LE DOS DES ALLEMANDS
A la sortie de Silly-la-Poterie, l'avant-garde découvre, à ses pieds, la vallée de l'Ourcq, aux peupliers géants, aux rives verdoyantes et ardemment convoitées, le modeste village de Troësnes tapi sur une des berges, puis le pont sur la rivière, par bonheur inoccupé, et, au-delà, sur le plateau de la rive gauche, un parc d'aviation où, en toute tranquillité, un avion allemand atterrit. Nous sommes loin ici de la guerre ; la surprise va être complète ! ...
Appelés par le lieutenant-colonel Marey-Monge, commandant de l'avant-garde, le général de Cornulier-Lucinière, le colonel Robillot et le commandant Darroque, accoururent pour se rendre compte et décider du parti à prendre. Les avis étaient partagés ; le chef d'escadron Darroque, commandant l'artillerie de la division, voudrait mettre immédiatement en batterie, pour atteindre ce merveilleux objectif. Le temps est clair ; la portée de 3000 mètres, séparant l'artillerie du centre d'aviation, excellente ; détruire ce but, serait l'affaire d'un instant !
Le général commandant la division n'est pas de cet avis. Il veut se porter avec la cavalerie sur la rive est et attaquer le camp à la tête de ses escadrons. Car, pour lui, l'heure presse de faire passer avec toute sa division, nos canons sur la rive gauche, comme lui indique son ordre de mission.
Le 5e chasseurs, le premier, part à l'attaque, franchit pont, village, voie ferrée, sans encombre, se regroupe au bas du plateau, le gravit, et, en fourrageurs, aborde la ferme de Mosloy, protégé sur son flanc par l'avant-garde. L'escadron de Fraguier atteint cette ferme et s'apprête à faire main basse sur les avions, quand une mitrailleuse installée dans la maison d'habitation, se démasque et oblige nos hommes à se replier, en subissant des pertes. Les escadrons Ravinel, Brissac, Legendre escaladent le plateau en plusieurs points, prenant des objectifs différents. Quelques formations d'infanterie, des réseaux de fils de fer entravent leur progression ; ils font demi-tour, se replient vers Troësnes, et tentent, à la faveur d'un cheminement très escarpé et caché aux vues de l'ennemi, de gravir une seconde fois la hauteur.
Tandis que les deux autres brigades de la division mettent des hommes au combat à pied, les pièces d'artilleries sont hissées, non sans peine, sur le plateau. Les objectifs ne font pas défaut, car, outre le camp d'aviation et ses formations voisines, une troupe importante d'infanterie apparaît à une lieue de là, sur la route de la Ferté-Milon, se dirigeant vers le front. Malheureusement, la fatigue extrême des chevaux d'attelage rendit fort lente la montée du chemin escarpé et un seul canon engagea le tir, au début. L'artillerie ne put donc ouvrir un feu de surprise et ne tarda pas à être violemment prise à partie. Malgré tout, elle fit beaucoup de mal à l'ennemi, et, après avoir arrosé d'obus la route de Neuilly-Saint-Front, neutralisa le tir meurtrier des 77 et des mitrailleuses, sur la ligne des cavaliers.
La seconde attaque de la brigade légère conduite par le brave colonel Robillot, chargeant lui-même en tête de ses escadrons, ne fut pas plus heureuse que la première et ne parvint à atteindre ni l'artillerie, ni le parc d'aviation et son soutien d'infanterie. Fils de fer et mitrailleuses interdisaient, en effet, toute progression... la nuit tombait ; il était temps de rompre le combat... Sous la protection des escadrons pied à terre, les 5e et 15e chasseurs se replièrent et rallièrent la division au pied du plateau.
Voici, raconté par un dragon qui combattit à Troësnes le récit de ces charges valeureuses : " Cela s'est passé si vite que j'en garde une image visuelle seulement. Nous gravissons lentement une colline, dont l'ombre nous cache le soleil couchant, et quand nous débouchons au sommet, nous avons la brusque vision d'un régiment de chasseurs chargeant comme une trombe, sabre au clair, silhouetté en noir sur l'immense écran rouge du ciel. Une pièce de 75, à côté de nous, crache sans interruption. Je revois encore un chasseur blessé se relever brusquement des herbes où il était couché, presque sous la gueule d'un canon, et retomber foudroyé par le déplacement d'air de l'obus. En l'espace d'une seconde, on n'aperçoit plus qu'une confuse mêlée derrière un petit bois, dans un épouvantable fracas composé de mille bruits différents. Un officier de chasseurs, la poitrine trouée, tête nue, et tout barbouillé de sang, redescend la colline appuyé sur son sabre, laissant derrière lui une longue traînée qui rougit l'herbe ; puis le soleil semble s'écrouler, l'immense incendie s'éteint ; tous les bruits se taisent et nous continuons notre chemin dans la nuit qui descend rapidement, ayant eu la brusque et fugitive vision d'une scène parmi les milliers qui composent le drame de la grande bataille ".
La division, reformée, repassa le pont de Troësnes, gardé par les cyclistes pendant tout le combat ; grâce à l'obscurité, elle gagna Vouty, à cinq kilomètres au nord de l'Ourcq, et prit le bivouac en bordure de la forêt de Villers-Cotterêts.
L'ennemi n'essaya pas de poursuivre les cavaliers, dont beaucoup firent boire, fort tranquillement, leurs chevaux à Troësnes. Inquiété par l'apparition inopinée des Français et la soudaineté de leur attaque, ignorant à qui ils avaient eu exactement à faire, le " Boche " restait profondément troublé. Le cavalier Pouchet, engagé sous son cheval et fait prisonnier, racontera quelques jours plus tard, lors de son évasion, que l'inquiétude des Allemands qui l'interrogèrent était manifeste. Sous peine de mort, il fut sommé de faire connaître si derrière la cavalerie arrivait aussi de l'infanterie ; mais il ne put rien révéler, car lui-même, étant à l'avant-garde, ignorait la composition des troupes qui suivaient.
Nous savons aujourd'hui, de l'aveu du général Klück lui-même, la cause exacte de cet affolement de l'ennemi. Voici, textuellement reproduit, cet important passage tiré de son article de la Revue de Genève : " Tard dans l'après-midi, le haut commandement se transporta à la Ferté-Milon, où la bataille faisait rage. Au crépuscule, de hardis détachements de cavalerie française avaient attaqué une station d'avions au sud de la Ferté-Milon. Les autos du haut commandement arrivèrent justement en cet endroit. Tout l'état-major s'arma de fusils, de carabines, de revolvers pour se défendre contre une attaque éventuelle des cavaliers ennemis, et forma une ligne de tirailleurs couchés, à grands intervalles, conforme à la circonstance. Un ciel nuageux d'un rouge sombre éclairait en fantômes les personnages de ce groupe de combattants unique en son genre. Le tonnerre de l'artillerie des IXe et IVe C. A. composait une harmonie de grondements, les terribles éclairs de l'artillerie lourde sillonnaient les ombres de la nuit tombante. Entre temps, les escadrons français furent dispersés, capturés ou anéantis. Une belle proie avait échappé à ces braves cavaliers ! "
L'aveu de surprise est complet et si, pour l'excuser, von Klück assure complaisamment que la cavalerie française fut détruite, - et la suite de ce récit prouvera le contraire, - il n'en reste pas moins vrai qu'il fut à deux doigts de sa perte ce jour-là, et les cavaliers de Cornulier-Lucinière peuvent se vanter d'avoir eu devant eux à Troësnes, non pas seulement une unité d'élite ou un régiment de la garde, mais, pour reprendre les propres termes du général allemand, " un groupe de combattants unique en son genre ", les officiers d'état-major de la Ire Armée faisant eux-mêmes le coup de feu, " personnages fantômes " dans un paysage tragique !
Toutes les unités de la région furent alertées et l'infanterie qui se rendait au combat subit un retard et des pertes fort préjudiciables. Toutefois, si le but poursuivi, - faire entendre le canon sur la rive gauche de l'Ourcq, - avait été pleinement atteint, l'objectif principal du combat de Troësnes, la destruction du centre d'aviation, n'avait pu être complète. Nous déplorons aujourd'hui avec d'autant plus de raison que nous savons quelle eût été l'importance capitale de la prise, et notre regret s'avivera en songeant que des salves heureuses de notre artillerie, placée sur le versant nord de la rivière, auraient suffi à endommager gravement le camp d'aviation, à détruire " les autos du haut commandement allemand ", à mettre à notre merci cet orgueilleux État-Major, dont une charge de cavalerie eût ensuite facilement assuré la capture.
Tandis que les hommes s'installent au bivouac, le général de Cornulier-Lucinière et son état-major préparent la continuation du raid sur la rive gauche de l'Ourcq, pour la journée du lendemain. Ce qui importe, avant tout, c'est de connaître les parties de la contrée occupées et tenues par l'ennemi, le nombre de ses colonnes, de ses convois et leurs points de passage habituels. Ainsi, le commandement serait exactement renseigné sur les mouvements de l'adversaire, en arrière de ses lignes, et pourrait lui porter, en des endroits choisis, des coups violents et imprévus qui désorganiseraient ses transports, démoraliseraient ses troupes, en semant l'insécurité et le trouble à 20 kilomètres en arrière de son front de combat. Il faut, en effet, essayer de donner l'impression du nombre et de la force, se multiplier, être en dix places à la fois, faire sortir partout le diable de sa boite, attaquer et se dérober à temps pour réapparaître inopinément plus loin, devenir détrousseur de grand chemin, tendre des embuscades à l'orée des bois et des ravins, faire, en un mot, une " guérilla " sans merci au " Boche ", puis, telle une pieuvre étendant au loin ses tentacules puissantes et venimeuses, absorber, enserrer, enlacer dans des mailles invisibles, transports, troupes et convois.
À minuit, plusieurs reconnaissances partent de Vouty dans les directions de la Ferté-Milon, Neuilly-Saint-Front, Oulchy-le-Château et Villers-Cotterêts. Le lieutenant Gillois parvient, non sans peine, aux abords de cette dernière ville, fortement tenue par les Allemands. Les diverses patrouilles signalent que toutes les autres localités sont également occupées et que les routes sont sillonnées de convois.
Aussi dès quatre heures du matin, la division repend-elle sa marche vers l'est et, utilisant le terrain pour se masquer, gagne la région nord de Noroy, où de bons observatoires permettent de découvrir plusieurs routes conduisant à la Ferté-Milon et à Neuilly-Saint-Front. C'est sur ce plateau que les reconnaissances devront rallier la division.
Les fermes de la Suze et de Lionval sont visitées ; la réquisition du foin et de l'avoine qu'elles contiennent sert à alimenter les chevaux, car dès maintenant les vivres de réserve des hommes et de leurs montures sont consommées et il faut à tout prix utiliser les ressources locales.
Les artilleurs se mettent en position et battent les objectifs qui se révèlent. Ils bombardent ainsi, d'une distance de 5.000 mètres, les issues de Neuilly-Saint-Front, où des rassemblements ennemis sont signalés et peuvent se rendre parfaitement compte, à la jumelle, du désordre indescriptible que produisent nos 75, éclatant sur le convoi avec une précision remarquable. Une autre colonne, sortant de la Ferté-Milon, et prenant la direction de Faverolles, est également prise à partie.
En même temps, un habitant de Chouy annonce la présence dans le village d'un état-major d'étapes allemand. Le capitaine Préval, avec son escadron du 5e chasseurs, reçoit l'ordre de se porter à l'attaque de Chouy ; les dragons du commandant de Beaufort appuient le mouvement. Enveloppé et encerclé avec rapidité, le village, d'où partent quelques coups de feu, est fouillé soigneusement, ce qui amène la capture d'une quinzaine d'Allemands et de leurs montures. Un chef d'escadron de uhlans, le major von Johan, un lieutenant d'infanterie, un aumônier, un sous-officier et onze hommes sont ainsi faits prisonniers.
Le brigadier Mallet retrace, avec des détails intéressants, cette brillante équipée : " Un tout jeune dragon, envoyé en éclaireur, pénètre dans une ferme et y trouve... (des) officiers d'état-major prussien en train de s'empiffrer. Calme, il braque son revolver dans leur direction, et leur conseille, avec tout le bagout parisien d'un vrai Titi des boulevards, de se rendre : " Son régiment le suit, toute résistance est inutile. " En réalité, il a dû les tenir... sous le canon de son revolver, car le régiment était encore loin. Un major ayant esquissé un mouvement, il lui brûla la cervelle presque à bout portant, et il réussit à les maintenir tous terrorisés, jusqu'à notre arrivée. Cette capture est un autre coup de fouet à la bonne humeur générale... Je me souviens du bon rire gai de tout le régiment, de la folle allégresse d'avoir mis la main sur ces gros mangeurs de choucroute, trop ahuris pour être insolents . "
La division, - tenue à ne pas rester trop longtemps au même endroit, pour ne pas courir le risque d'être inquiétée et cernée, et toujours à la recherche de nouveaux objectifs, - remontant plus avant dans les lignes ennemies, gagne la côte 197, au sud de Villers-Hélon. De ce poste d'observation, on découvre, à plus de 5 kilomètres à l'est et à l'ouest, deux grandes routes venant de Soissons et se dirigeant, l'une sur Villers-Cotterêts et Paris, l'autre vers Château-Thierry par Oulchy-le-Château ; d'importants convois, escortés de troupes, les sillonnent au dire des patrouilles, se dirigeant principalement vers le sud. Il est midi ; le général de Cornulier-Lucinière fait appeler le commandant Joullié et le lieutenant de Gironde. Au premier, il donne l'ordre, avec ses deux escadrons du 22e dragons et une section de mitrailleuses, d'attaquer et de détruire les convois de la route située à l'est, celle de Soissons - Oulchy-le-Château. Le second, jeune et brillant officier, qui, quoique lieutenant, commande un escadron du 16e dragons, se portera en découverte vers Soissons. Les deux détachements, leur reconnaissance achevée, devront rejoindre la région de Nanteuil-le-Haudouin.
Le général se réserve d'opérer lui-même, avec sa division, sur la ligne Soissons - Villers-Cotterêts. Dès maintenant, sa mission étant virtuellement terminée, il considère comme de son devoir de se rapprocher tout en combattant de Lévignen, point de départ de l'expédition. Le parti adopté est sage, car hommes et chevaux sont dans un état d'épuisement indescriptible et les ravitaillements sont rendus très problématiques dans ce pays tenu en force par l'ennemi. En indiquant donc Nanteuil comme centre de ralliement des divers éléments détachés, le général se proposait de rejoindre le corps de cavalerie, supposé toujours dans cette région, et de faire part au commandement des résultats intéressants de sa mission et des multiples renseignements sur l'ennemi, recueillis au cours de ce raid.
Quittons un instant le gros de la 5e division et suivons maintenant les détachements Gironde et Joullié dans leurs fabuleuses prouesses à travers le Valois.
CHAPITRE IV
LES RECONNAISSANCES GIRONDE ET JOUILLÉ
L'escadron Gironde, du 16e dragons, composé des pelotons Kérillis, Gaudin de Vilaine, Villelume et Rollin, part vers midi de Villers-Hélon, en mission de découverte sur Soissons. Il prend d'abord la route de Longpont, longe le parc verdoyant et ombragé qui enserre les ruines de la vieille abbaye, puis remonte la petite vallée de Savières, vers Chaudun, où prend naissance cette modeste rivière, utilisant ainsi le seul accident de terrain de cette partie de la plaine du Soissonnais. Le lieutenant de Gironde gagne quelques kilomètres vers le nord, se faufilant habilement entre les tenailles menaçantes que forment les grandes routes qui, partant de Soissons, conduisent à Villers-Cotterêts et à Oulchy-le-Château et sur lesquelles s'égrènent de nombreux convois allemands.
Il détache bientôt deux antennes pour tâter le terrain ; ce sont les reconnaissances Rollin et Lallemand, dotées de missions bien déterminées.
La marche dure depuis quelques heures, sans incidents, lorsque apparaissent deux pelotons de dragons allemands... Ils épient de loin, au moyen de petites patrouilles, disparaissent pour reparaître plus près, puis s'éloignent de nouveau, refusant obstinément de se laisser approcher, mais gênant grandement par leur seule présence, l'escadron de découverte.
Enfin, voici Rollin et Lallemand qui rejoignent le gros de la troupe. Les renseignements obtenus, tant par eux que par Gironde lui-même, sont intéressants et nombreux; la mission est remplie d'une façon satisfaisante. D'ailleurs, la nuit bientôt va tomber ; il est temps de songer à retrouver la division. Si la flamme, qui anime toujours le cœur de nos cavaliers, les empêche de céder à la fatigue, il n'en est pas de même de leurs montures, plus épuisées que jamais par l'effort supplémentaire qui vient de leur être demandé. Par bonheur, les dragons allemands s'évanouissent avec le jour. Le rideau de la forêt de Villers-Cotterêts, vers laquelle les nôtres se dirigent maintenant, facilitera leur retour, leur longue et dure retraite jusqu'à Nanteuil. Ainsi songe et espère Gironde ! ...
Hélas ! en s'approchant de la lisière des bois, des cyclistes et fantassins ennemis se démasquent et, en rapide traînée, de nombreux coups de feu partent des fourrés.
Que faire ? Forcer le passage serait folie. Aller vers le sud-est ? La division Cornulier-Lucinière n'y est plus et il faut éviter de tomber dans une région bourrée de troupes hostiles. Un seul parti reste à prendre : remonter vers le nord-ouest, peut-être libre des détachements de la droite allemande, et grâce à la forêt dont l'un des bras rejoint celle de Compiègne, se rabattre sur Nanteuil par Crépy-en-Valois, l'avant veille encore inoccupée, évitant de la sorte la ville et la région de Villers-Cotterêts, en la laissant à sa gauche.
Il en fut ainsi décidé.
L'escadron traversa la route de Soissons et, par Dommiers, gagna la vallée de Valsery, faille profonde de cent mètres, au fond de laquelle coule une rivière aux rives escarpées et peu sûres. Une patrouille se heurta, au pont de Coeuvres, à une barricade qu'elle crut occupée par l'ennemi. Alerte ! Gironde n'insista pas et masqua ses cavaliers dans un ravin. Puis le calme étant peu à peu revenu, - nous sommes d'ailleurs en pleine nuit -, l'officier se fait indiquer, par un habitant du pays, le gué sauveur qui lui permettra de gravir et d'atteindre le plateau de Mortefontaine ... Traversée et ascension pénibles... beaucoup d'hommes se trouvent démontés, leurs chevaux étant tombés pour ne plus se relever, et ils se traînent lamentablement derrière les pelotons, plutôt qu'ils ne les suivent, faisant un suprême effort pour ne pas rester eux aussi sur le chemin, à la merci des " Boches ".
Le plateau était gravi ; sur la plaine dénudée, une ferme avait surgi dans la nuit : celle de Vaubéron. L'escadron l'occupe aussitôt et le lieutenant-commandant envisageait déjà l'organisation de la défense, lorsqu'un valet d'écurie vint affirmer que, non loin de là, un parc d'avions avec de nombreuses automobiles s'installait aux abords de la Râperie.
Gironde, malgré l'épuisement de tous, résolut de l'attaquer immédiatement. Il ne fallait pas laisser passer une aussi belle occasion !
Deux pelotons à pied, ceux de Villelume et de Kérillis, vont aborder le parc par surprise, tandis que les hommes de Gaudin de Vilaine, à cheval, poursuivront les fuyards, le peloton Rollin restant en réserve. Les dragons rampent silencieusement dans les herbes, déployés en ligne d'escouade et précédés par le lieutenant de Kérillis. Le Wer da ! d'une sentinelle déclenche un triple feu de salve. Dans le bivouac, les cris, les commandements se croisent ; une voiture prend feu, éclaire la scène ; la surprise a été complète... Vite ressaisis, les Allemands ripostent... Au cri de : Vive la France ! ", le peloton de Vilaine charge... Les flammes le dévoilent. Gironde , qui l'accompagne, est mortellement blessé ; il a cependant la force de rejoindre Kérillis pour lui passer le commandement ; celui-ci en prend possession en s'écriant : " A l'assaut ! " et c'est une mêlée affreuse, un corps à corps sanglant qu'illumine, pareille à une torche gigantesque, la voiture toujours embrasée. Des autres véhicules, véritables forteresses improvisées, partent des coups de feu, crachant la mort pour quiconque ose approcher.
D'une voiture placée au centre du bivouac, une voix autoritaire dominait le combat. Ce devait être le repaire du chef. Payant d'exemple, Kérillis, accompagné de quelques dragons, s'y précipite, essayant de pénétrer dans le bastion de commandement. Deux de ses compagnons s'écroulent aussitôt à terre, tués par la décharge d'un revolver que tire, à bout portant, un grand diable de " Boche ". Lui-même a le bras traversé ; il réussit toutefois à tuer son adversaire, mais un nouveau colosse intervenant soudain, d'un coup de crosse, le met hors de combat.
Alors se produisent les plus beaux exemples de solidarité et de dévouement au chef... Le cavalier Cossenet se fait tuer sur le corps de Kérillis, qu'il veut soustraire à l'ennemi ; d'autres dragons, plus heureux que lui, parviendront, en rampant, à s'en emparer et à le transporter à Montigny-Lengrain, grâce à la complicité de la nuit. Là, le sous-lieutenant de Kérillis, remis de son évanouissement, y est soigné, avec zèle et charité, par l'abbé Saincyr.
Les Allemands occupèrent ce village au jour, et Kérillis, se faisant passer avec succès pour tuberculeux, partagera sa chambre avec des feldwebel... Le lendemain, ô joie, le bruit du canon se rapproche, les convois et les troupes allemandes défilent maintenant interminablement sur la route, se repliant vers Vic-sur-Aisne. Kérillis, uniquement préoccupé de servir encore, note de sa fenêtre les régiments qui retraitent et leur numéro, l'impression que lui produit leur état physique, les travaux de défense effectués dans le village, etc.... Son rapport, dicté au curé de Montigny-Lengrain, est placé dans les talons des chaussures de deux dragons qui s'étaient cachés dans une carrière voisine. Ceux-ci reprenant à la nuit leur marche vers la forêt de Villers-Cotterêts, parviendront à rejoindre sans encombre dans la matinée du jour suivant, le 12 septembre, les avant-gardes françaises et, quelques heures plus tard, Kérillis lui-même était délivré par la prise d'assaut de Montigny-Lengrain.
Qu'était-il advenu de l'escadron de notre héros, tandis que celui-ci blessé était transporté loin du lieu du combat ? Écrasé sous le nombre, car l'adversaire s'était révélé très supérieur, il ne comportait plus qu'une poignée de braves, une trentaine d'hommes environ ! Sous les ordres du sous-lieutenant de Villelume et sous la protection du peloton Rollin moins éprouvé que les autres, nos dragons s'étaient repliés sur Hautefontaine.
Le lendemain, au jour, surpris par les Allemands qui envahissent la ferme où ils s'abritaient, ils partent au galop par une porte dérobée et tentent, par l'étroite plaine qui sépare la forêt de Compiègne de celle de Villers-Cotterêts, de rejoindre la région de Crépy-en-Valois. Non loin de Morienval, une fusillade nourrie, partie des futaies de Compiègne, les fait obliquer vers l'est ; mais à Brassoir, ils sont encore reçus à coups de feu et vigoureusement canonnés par des batteries placées à la pointe que forme, en cet endroit, la forêt de Villers-Cotterêts. Alors nos braves ne pouvant franchir le couloir si bien gardé et refoulés par l'armée allemande en retraite, remontent vers le nord. À Retheuil, où ils se sont réfugiés, une nombreuse cavalerie ennemie les découvre et les poursuit... et les voici revenus près de Hautefontaine, leur point de départ du matin.
Là, entourés de routes que les troupes allemandes, à cette heure, encombrent, et cernés de toutes parts, ils sont contraints de se cacher dans une ferme du village de Saint-Étienne. Il est environ trois heures de l'après-midi ; les chevaux sont abandonnés dans la cour et les hommes ayant obtenu du sous-lieutenant de Villelume l'autorisation de se mettre en civil, pour tromper l'ennemi sur leur identité, reçoivent du fermier des vêtements de paysans. Ils se répandent alors dans les champs d'alentour et feignent de se livrer aux travaux de la terre. Ils ne devaient pas tarder, grâce à ce subterfuge, à rallier avec des fortunes et des aventures diverses les détachements de cavalerie de l'avant-garde française, qui talonnaient les Allemands dans leur retraite.
Les deux officiers ne purent se résoudre à quitter leur uniforme, préférant mourir en combattant à visage découvert, plutôt que de devoir la vie sauve à un déguisement grossier. Ils étaient bien de la lignée admirable des Saint-Cyriens d'hier qui chargeaient l'ennemi gantés de blanc et plumet au vent ! Téméraire héroïsme peut-être ; mais qui marque le caractère chevaleresque de notre race... Le fermier conduisit donc les lieutenants de Villelume et Rollin dans une carrière profonde, située à cent mètres du village. Ils pourront y attendre, pense-t-il, l'armée française, peu éloignée sans doute. Laissons maintenant la parole au sous-lieutenant de Villelume qui, au cours de sa captivité, a retracé en termes palpitants la fin de cette odyssée incroyable : " Nous nous endormons sur de la paille. Le lendemain matin, 11 septembre, nous sommes réveillés par le roulement sur la route de caissons et de canons. La colonne s'arrête et un artilleur descend vers la cave . Il ébranle la porte vermoulue qui ne ferme pas, et que nous maintenons, Rollin et moi, en nous arc-boutant derrière et en retenant nos respirations. Nous espérions toujours n'être pas vus ; mais l'artilleur se soulève sur les poignets et nous aperçoit probablement, car il déguerpit aussitôt. Immédiatement, brouhaha dans la colonne... Soudain, les deux portes sont ébranlées à la fois ; avec son revolver, Rollin en commande une, moi l'autre ; ce fut cette dernière qui céda. Un officier entre, le revolver à la main, suivi de ses hommes ; je fais feu et l'abats. Ses hommes prirent la fuite en l'emportant. Nous nous ruons sur la porte que nous refermons et nous plaçons derrière une meurtrière creusée dans le mur et qui commande le petit chemin. Un sous-officier s'y précipite, entraînant ses hommes : Rollin le tue ; nous en abattons encore deux autres... La porte est criblée de balles ; les Allemands ne se montrent plus. Bientôt arrivent dans la cave, poussés à coups de bottes, ses propriétaires : un boiteux, une femme et deux vieux ! Les Allemands nous font dire par eux qu'ils vont les fusiller tous les quatre, si nous ne sortons pas immédiatement... Nous savons bien que si nous nous montrons, nous allons être abattus, mais... il vaut mieux sauver ces pauvres gens. Nous sortons, on ne tire pas ; il y a cent cinquante artilleurs, pied à terre, des deux côtés de la route. L'officier croit que nous venons en parlementaires ; c'est pourquoi on ne nous tue pas sur-le-champ, bien que tous les mousquetons soient braqués sur nous. Il nous dit : " Faites sortir vos hommes ! " Nous lui affirmons que nous n'en n'avons pas avec nous ; il le vérifie et ajoute que nous allons être fusillés pour avoir attaqué lâchement des troupes allemandes au repos ! Le général d'artillerie nous fait conduire à un quartier général où se décide notre sort. Le 12, des hommes en armes entrent, un papier à la main, dans la chambre ; nous croyons que c'est l'exécution : c'est l'ordre de nous joindre à leur convoi !
Ainsi se termina dans l'héroïsme cette page magnifique que l'escadron de Gironde venait de graver avec le sang de ses braves, page belle entre les plus belles, une des plus glorieuses qu'il ait été donné d'écrire à notre cavalerie au cours de la dernière guerre ! ...
Le 9 septembre, à midi, tandis que l'escadron Gironde se dirigeait vers Soissons, le commandant Joullié recevait l'ordre de désorganiser les convois et les mouvements de troupes signalés sur la route d'Oulchy-le-Château à Soissons. Il emmenait avec lui ses deux escadrons du 22e dragons, commandés par les capitaines de Salverte et de Tarragon, et la section de mitrailleuses du régiment du lieutenant de Marin, soit un effectif total de 243 cavaliers.
Parti de Louâtre, le détachement se porte sur la ferme de Courtemain, située sur la route de Neuilly-Saint-Front à Soissons. Cette route, en cet endroit parallèle à Oulchy-le-Château, en est séparée par le rideau du bois de Plessier, large de 1.500 mètres seulement. Un barrage est établi sur la route à hauteur de la ferme. La guerre de brigands continue... Ces cavaliers ne restent pas longtemps à l'affût des autos ; il s'en présente, en effet, bientôt quelques-unes, venant du Plessis-Huleu. Des balles dans les pare-brise, dans les parties vives des moteurs, les obligent à stopper. Nos dragons les détruisent et tuent les occupants qui tentent de résister. De là, le détachement se jette dans le bois du Plessier.
La route d'Oulchy, à circulation intense, offre plus d'intérêt que la précédente. À l'abri des arbres, la section de mitrailleuses se met en position, tandis que l'escadron Salverte se prépare au combat à pied. " Là, nous écrit le lieutenant Châtelain, un des héros de ce valeureux détachement, nous rencontrâmes un pauvre capitaine d'infanterie, dont la compagnie, débordée par les " Boches " à Charleroi, avait dû être licenciée. En marchant la nuit, grâce à la complicité des habitants, il était venu de Belgique jusqu'ici... Il monta sur un caisson des mitrailleuses du lieutenant de Marin et nous l'emmenâmes avec nous, lui faisant courir de nouveau les pires aventures ; il devait avoir un bras cassé dans la traversée de Bonneuil-en-Valois. "
Le premier objectif qui apparaît, sur la route de Soissons, est un important convoi ; on l'attaque aussitôt. Ce coup de surprise jette le plus grand désordre dans la troupe ennemie. Des chevaux sont touchés, des voitures détériorées, mais le gros du convoi parvient toutefois à se dérober, grâce à ses détachements de protection qui, vite ressaisis, tentent de prendre à partie escadrons et mitrailleuses ; mais le taillis sauveur permet au diable de rentrer à temps dans sa boite. Ce qu'il fallait, en effet, c'était moins de battre l'ennemi que de le bousculer, de l'inquiéter et de disparaître, avant de s'être engagé plus à fond.
Le commandant Joullié se mit alors en mesure de rejoindre la division qui, à cette heure, gagnait l'ouest de la forêt de Villers-Cotterêts. Par Saint-Remy - Blanzy, la courte mais profonde vallée du Gros-Chêne, Corcy, - où une distribution du pain trouvé dans ce village fut faite aux hommes, - il atteignit enfin la forêt silencieuse et lugubre. Un " taube ", tel un épervier, survolait obstinément, tout près du sol, cette proie facile, signalant par des fusées la présence des cavaliers et leurs moindres mouvements aux troupes d'alentour.
Le sillage qu'avait tracé le gros de la division dans les allées cavalières de la forêt fut retrouvé, puis perdu, car la nuit tombait rapidement. La marche subit, dès lors, des à-coups continuels ; on hésite, on tâtonne, on tombe dans des terrains marécageux où les mitrailleuses manquent de s'enliser ; on fait demi-tour et les escadrons repartent dans une nouvelle direction. Les dragons meurent de soif et, terrassés par la fatigue, beaucoup s'assoupissent sur leurs sacoches ; les chevaux fourbus buttent sans cesse, il va être minuit et de la lisière de la forêt apparaît là, tout proche, un village peut-être hostile : Éméville. Impossible de rejoindre ce soir la division Cornulier-Lucinière qui a plusieurs heures d'avance sur ces hommes à bout de souffle !
Le parti de se tapir, de se terrer à l'abri des derniers arbres de la forêt est bien vite pris. Sous la protection d'un petit poste composé d'un brigadier et de quatre cavaliers, officiers et soldats mettent pied à terre ; la bride au bras, harassés de fatigue, ils s'endorment profondément sur le sol, comme des brutes... Ils ne se doutaient pas, les braves Français, qu'à quelques centaines de mètres du bivouac où ils se reposaient si tranquillement, que d'autres sentinelles, qu'un simple repli de terrain masque à la vue, veillaient sur la sécurité de tout un régiment ; mais ces sentinelles ont des casques à pointe et gardent des bataillons d'infanterie allemande !
Au jour, celles-ci découvrant la présence des Français donnent l'alerte dans le camp ennemi. Dissimulés dans un champ de haute luzerne, les fantassins silencieux s'avancent en rampant. Une grêle de balles réveille en sursaut les dragons trop confiants. Des hommes sont tués ; des chevaux blessés à mort, galopent éperdument quelques centaines de mètres et tombent tout à coup foudroyés.
L'affolement ne dure qu'un instant, car, avec une rapidité incroyable, les cavaliers se ressaisissent ; beaucoup de chevaux sont dessanglés et débridés, des paquetages ont tourné, qu'importe : " Â cheval ! " et " En avant ! " Sous les balles qui sifflent toujours, venant de ces herbes maudites, les pelotons Châtelin et Thésy sautent à cheval et se déploient en fourrageurs, pour reconnaître l'ennemi et protéger le rassemblement du bivouac. Tandis que les sections d'infanterie allemande venant de la côte 155, située au sud d'Éméville et de Bonneuil-en-Valois, continuent leur attaque face au nord-est, une automobile se heurte soudain aux pelotons à cheval. Elle est prise, brûlée, les officiers et le conducteur tués. Les cavaliers, pour éviter l'étreinte de l'ennemi, se portent vers Bonneuil. Le détachement a déjà passé les premières fermes isolées le long de la route, quand une section ennemie se découvre cette fois tout entière devant eux, en même temps qu'une ligne de tirailleurs couchés déchargent sur le flanc droit, et presque à bout portant, une volée de balles... toutes les lisières du village sont occupées ; l'encerclement va être complet ! Sous le feu, nos dragons s'engagent au grand galop dans un sentier menant en plein bois. Les mitrailleurs ne pouvant les suivre doivent abandonner leurs pièces, pour éviter d'être pris.
Séparés par le combat, les escadrons se retrouvèrent bientôt à Mai. À moitié morts de faim, ils razzient une ferme après en avoir chassé les " Boches ".
La journée du 10 septembre se passe en forêt de Villers-Cotterêts, le commandant Joullié ayant abandonné tout espoir de retrouver sa division. Le demi-régiment se terre dans un ravin, à l'abri des feuillages et met pied à terre. Des patrouilles vont explorer les issues des bois, et, en recoupant les renseignements qu'elles rapportent, le commandant en arrive à cette certitude : le mouvement intense des détachements qui, tout le jour, circulent entre les forêts de Villers-Cotterêts et de Compiègne indique nettement que la vallée d'Authonne est sérieusement gardée et que son demi-régiment se trouve bien à cette heure encerclé par les troupes allemandes.
Vers quatre heures, deux officiers de uhlans apparaissent soudain sur une route qui surplombe le repaire des Français ; ils vont, causant tranquillement au pas de leurs chevaux, les rênes flottantes. Quelle belle cible ! Hélas ! tirer serait indiquer sa présence en éveillant les échos de la forêt. Soudain leurs visages se contractent, leurs chevaux s'arrêtent brusquement, figés sur les boulets ; ces " Boches " sans doute croient rêver ; mais bientôt ramenés à la réalité, ils s'enfuient atterrés au grand galop de leurs montures.
La cachette est éventée ; il faut changer de place pour dépister l'ennemi. à travers bois, des pelotons escaladent de nouveau des côtes abruptes, franchissent des ravins que la nuit envahit peu à peu et s'arrêtent quand l'éclaircissement des arbres indique la lisière toute proche de la forêt. Les cavaliers mettent pied à terre, tandis qu'un grand conseil est tenu, sous la présidence de leur chef, par les officiers du groupe Joullié : les capitaines de Salverte et de Tarragon, les lieutenants Châtelin, de Marin, Roy, de Thézy, Schwartz, Vincent et Disson.
Le commandant décide alors de tenter de nuit un suprême effort pour essayer de rentrer dans les lignes françaises. Il ignore tout de la victoire de la Marne, mais il a cru remarquer ce soir même un recul des troupes ennemies, la circulation sur les routes de la région étant, en effet, plus intense dans la direction du nord, depuis quelques heures.
À 22 heures, en ligne de peloton par quatre, les escadrons sortent de leur abri, traversent au galop plusieurs bivouacs devant les Allemands stupéfaits, chargeant sur tout ce qu'ils rencontrent et réussissant à se frayer un passage jusqu'à la forêt de Compiègne, qu'ils atteignent à hauteur de la route de Morienval.
Sur le passage des cavaliers, qui se dirigent maintenant vers l'ouest, en longeant la lisière des bois, un cri de chouette répété de loin en loin vient seul troubler le silence des heures. Ce cri persistant et odieux qui tantôt précède, tantôt suit le détachement, frappe l'imagination des dragons ; ils y découvrent un présage funeste. C'était, en effet, un signal des Allemands indiquant le passage de la troupe ; peu à peu celle-ci s'engageait dans le traquenard qui lui était habilement tendu. Au moment même où le calme semblait être revenu, après la traversée de la route de Gillocourt à Compiègne, des salves nourries, tirées à bout portant de la bordure de la forêt et allumant mille flammes courtes au creux des taillis, viennent semer la mort et jeter le désordre dans les rangs des cavaliers. La lune, apparaissant soudain, éclairait cette scène tragique et mettait un atout de plus dans le jeu des Allemands. Désorientés, les dragons font d'instinct un à gauche et s'éparpillent dans la plaine de Gillocourt. En hâte, le commandant Joullié les regroupe à la faveur d'un léger brouillard à quelques centaines de mètres des bois, et les escadrons repartent de nouveau en colonne de pelotons. La retraite semblant impossible par l'ouest, ils se dirigent vers le sud, cherchant à gagner par le plateau la vallée d'Authonne toute proche. C'est alors qu'une compagnie d'infanterie allemande, déployée en tirailleurs, barre la route aux Français.
Un cri s'élève : " Chargez, mes enfants ! " Aussitôt répété par tous ces braves, il devient une grande clameur tragique qui domine le combat. La lance au poing, les cavaliers chargent, sous les pâles rayons de la lune, l'ennemi mystérieux. Beaucoup de braves tombent encore ; leur chef lui-même, le commandant Joullié, est blessé, le sous-lieutenant Roy tué, le capitaine de Tarragon, dont le cheval est touché, fait panache et se dégage avec peine. Un détachement, ayant voulu se jeter à droite dans les bois des Éluats culbute dans les treillages. De nombreux cavaliers désarçonnés, ne pouvant retrouver leur monture, se répandent dans la plaine à la recherche d'un abri où pouvoir se soustraire aux recherches de l'ennemi. Un dragon, réfugié sur une meule inachevée, eut la désagréable surprise de voir une patrouille allemande s'installer à ses pieds et y rester une partie de la nuit.
Le lieutenant Châtelin, en chargeant, enfonce son sabre dans la poitrine d'un " Boche " qui tue son cheval. Le cavalier roule par terre, l'escadron lui passe sur le dos. Relevé sans grand mal, il se trouve bientôt entouré d'ennemis ; il leur échappe. Salué de feux de mousqueterie à chaque saillant des bois, accueilli par des Wer da ! menaçants lorsqu'il tente de se glisser en forêt, il est contraint de poursuivre son chemin. Enfin, espérant avoir dépassé les lignes ennemies, il se laisse tomber dans le ravin des Éluats. Le bois était encore occupé ; les sentinelles le tirent au jugé et le manquent. Blotti au pied d'un arbre, il suit la galopade des escadrons au bruit des coups de fusil ; puis, tout retombe dans le calme. Le silence n'est plus troublé que par quelques salves. Allongé dans les herbes, l'officier s'assoupit enfin, épuisé, anéanti, à bout de forces. Il s'y trouve encore quand au matin un cultivateur d'Orrouy, M. Mercier-David , par hasard le découvre.
Une aventure analogue arrive au lieutenant de Thésy qui, isolé au cours du combat, doit se frayer à coups de revolver et pendant plus de cent mètres, un passage au milieu des Allemands. Il est tellement mêlé à eux, que les " Boches " manquent de s'entre-tuer. Enfin il se dégage ; perdu au milieu des bois, il essaie de se réfugier dans la maison d'un garde-chasse, dont une fenêtre est éclairée. Arrivé à la porte de la cour et se trouvant en présence d'un factionnaire ennemi, il lui campe à bout portant un coup de revolver, fait demi-tour et prend le chemin d'Orrouy. Â cent mètres de là il se heurte à un autre poste allemand ; son cheval est tué sous lui ; il parvient, cependant à s'échapper en enjambant un grillage et disparaît dans la profondeur des bois. Après avoir marché toute la nuit vers le sud, il arrive au petit jour dans le hameau de Bellival, alors évacué par les Allemands .
Il serait trop long de conter les aventures de tous les cavaliers qui furent autant de héros ; leur retour dans les lignes françaises n'est qu'une longue suite d'odyssées incroyables. Disons seulement que le commandant Joullié, pris sous son cheval tombé après la charge héroïque, fut fait prisonnier et que son demi-régiment regagna par petits paquets les troupes françaises qui, dès le lendemain 10 septembre, devaient définitivement occuper le Valois, à la poursuite des Allemands battus sur la Marne et sur l'Ourcq.
Un important détachement de dragons, ayant à sa tête le lieutenant Disson, parvient à gagner Rozières dans des conditions difficiles. Une autre fraction, moins nombreuse, avec les lieutenants Schwartz et Vincent, atteignit Baron dans la région de Nanteuil-le-Haudouin, et eut le bonheur d'y trouver les Français. Le lieutenant Châtelin, déguisé en berger, et reçu au château d'Orrouy par le comte Doria, ne tarda pas à y voir arriver le 27e dragons. Le lieutenant de Thézy, le capitaine de Tarragon et de nombreux cavaliers démontés et isolés, pour la plupart vêtus d'effets civils, qui se cachaient aux environs de Gillocourt et d'Orrouy, furent ainsi délivrés et purent rejoindre assez rapidement leur division. Enfin quelques privilégiés encore à cheval, parmi lesquels le capitaine de Salverte, que les hasards du combat et de la nuit avaient dispersés aux quatre points cardinaux, après avoir évité, le jour venu, les dernières patrouilles allemandes, eurent la bonne fortune d'être rejoints par la 3e division de cavalerie du général de Lastours, qui participait à la poursuite de l'ennemi.
Quand on eut réuni, quelques jours après, tous les tronçons épars du groupe Joullié, on put se rendre alors un compte exact des pertes très sérieuses qu'il avait subies : l'escadron Salverte était réduit à 43 cavaliers, l'escadron Tarragon à 70. Ce demi-régiment, qui comprenait jadis 300 sabres, n'en comptait donc plus que 113 !
Et dans quel piteux état se trouvait le tiers de l'effectif restant ! des hommes aux barbes hirsutes, aux yeux brillants et fiévreux, amaigris, affamés, subitement vieillis ; des uniformes râpés, déchirés, loqueteux, voisinant avec des pantalons de velours et des vestes de travail... Ce spectacle lamentable et sublime tout à la fois, d'une troupe hier encore astiquée et brillante, disait haut les souffrances subies et les héroïques combats livrés. Ils étaient ces hommes, la preuve " vivante " de ce que peut faire une poignée de braves, à l'âme bien chevillée, à l'ardente volonté de lutter, de vaincre et d'accomplir, sans forfanterie comme sans défaillance, gaiement, " à la française ", les missions les plus pénibles et les plus périlleuses !
CHAPITRE V
A LA RECHERCHE DU CORPS DE CAVALERIE.
Après avoir détaché les reconnaissances Joullié et Gironde, le général de Cornulier-Lucinière dirigea sa division vers l'ouest, dans l'espoir de trouver le passage libre du côté de Crépy-en-Valois, et de se rapprocher ainsi du corps de cavalerie.
Il ignorait alors tout de la bataille de l'Ourcq, où il venait cependant de jouer un rôle si important. En effet, nous l'avons vu déjà, la division ne disposait d'aucun moyen de liaison ; en cette période de la guerre, la cavalerie n'avait pas encore été dotée d'appareils de T. S. F. et de pigeons voyageurs. Il faudra les dures leçons de l'expérience pour améliorer peu à peu les moyens de communication et de liaison rapides de ces grandes unités. De plus, la 5e D. C., moins favorisée que d'autres, ne possédait pas, pendant son raid, un seul avion de reconnaissance. Aussi le général de Cornulier-Lucinière ne pouvait-il savoir, même approximativement, la position des armées françaises ni le point exact où le front ennemi s'arrêtait. il lui était impossible de faire connaître au commandant de la 6e Armée la région où il se trouvait, les destructions qu'il avait opérées, les abondants renseignements qu'il possédait sur l'arrière de l'ennemi et qui, précieux aujourd'hui, perdraient demain leur utilité avec leur actualité. Force lui était enfin de se débrouiller tout seul.
La division se remit donc en marche et, par Longpont, gagna la longue bande de forêt située au nord du bourg de Villers-Cotterêts. Elle pouvait ainsi masquer sa marche, tout en conservant l'occasion de se distinguer et de se rendre utile encore. Dans Longpont, la population qui n'en peut croire ses yeux, acclame les escadrons français. Il y a un instant, chose incroyable, des détachements allemands y passaient en toute sécurité ! Les propriétaires du château, le comte et la comtesse Henri de Montesquiou-Fezensac, qui n'avaient pas voulu abandonner leur village malgré l'invasion, sont là, s'unissant à la joie commune. Ils indiquent au capitaine Moreau, hier encore leur voisin de campagne et aujourd'hui guide audacieux d'une division de cavalerie, qu'en empruntant la route du Faîte, chemin de forêt actuellement désert et suspendu au sommet d'une arrête vive, entre ciel et bois, il poursuivra sa marche sans courir aucun risque d'être éventé ; et, toujours précédé de cet officier qui peut se croire revenu aux jours heureux et si proches encore où il chassait le cerf à courre, sous ces mêmes futaies, la division s'engage résolument dans la profondeur des bois, à la chasse du " Boche ".
Peu après l'entrée en forêt, l'escadron Wallace, du 22e dragons, et un peloton cycliste, formant l'arrière-garde, s'attaquent au carrefour de Montgobert, vaste clairière où se rejoignent les routes venant de Soissons et de Coeuvres, à un convoi automobile de munitions, se dirigeant sur Villers-Cotterêts, et qui vient de leur être signalé. La surprise est complète ; huit voitures sont détruites et les occupants, en grand nombre tués ou blessés. Les rescapés, par leur récits fantastiques, sèmeront l'inquiétude et l'angoisse autour d'eux, parmi les troupes cantonnées à Villers-Cotterêts. On apprit plus tard que cette opération avait été très meurtrière pour les Allemands.
Pareil à une traînée de poudre, le bruit de ces exploits s'était propagé dans tout le pays et inquiétait l'état-major beaucoup plus qu'un officier interrogé ce même jour par le comte A. de Bertier, maire de Coeuvres, n'avait voulu le laisser croire : " La fraction de cavalerie française, qui s'était aventurée dans nos lignes, a été détruite ", avait-il déclaré sentencieusement . Des ordres, en effet, étaient donnés aux troupes de la région d'arrêter à tout prix l'audacieuse division de cavalerie. Nous les avons déjà vues à l'œuvre contre l'escadron Gironde ; elles s'attaquaient, en même temps, au gros de la division Cornulier. Une première escarmouche se produisit entre l'arrière-garde et les uhlans, qui furent facilement repoussés ; une seconde, plus sérieuse celle-là, et effectuée contre le flanc gauche de la colonne, par des cyclistes, près de la maison forestière de Parade, au nord-est d'Haramont, faillit compromettre la marche de la division, mais vigoureusement contre-attaqués, les Allemands peu nombreux sans doute n'insistèrent pas.
À la sortie de la forêt, un avion prit les cavaliers en filature et de nouvelles patrouilles de cavalerie ennemie apparurent, harcelant sans mordant nos détachements de sûreté. Aussi la division gagna-t-elle rapidement la vallée d'Authonne, qu'elle atteignit à Pondron. Les paysans rencontrés en route dans les villages de la vallée assuraient que de nombreux détachements allemands étaient passés par-là, dans la matinée, se dirigeant vers le sud, et que la région Vaumoise - Russy - Bémont - Crépy-en-Valois était fortement occupée. Ainsi von Klück, faisant flèche de tout bois, venait de prolonger son flanc droit avec ses troupes d'étapes et ses dernières réserves, afin de tenter encore une fois de se dégager par le débordement de la gauche de Maunoury, qui l'enserrait de plus en plus violemment. Le général de Cornulier-Lucinière ne put voir dans cet allongement du front de l'adversaire qu'un nouvel obstacle à la réalisation de son plan.
Il poursuivit sa route vers l'ouest en empruntant toujours le couloir de la vallée d'Authonne, parallèle au nouveau front ennemi, et qui par la profondeur de ses parois et le toit impénétrable de ses nombreux peupliers favorisait sa marche, en la masquant de nouveau. D'ailleurs, le jour baissait rapidement, il faisait presque nuit quand il arriva à la hauteur d'Orrouy ; " à la brune, qu'elle ne fut pas la stupéfaction et aussi la joie de tous (les habitants de ce village), en apercevant les premières troupes françaises défilant sur la route de la vallée... Les chevaux, fourbus, tombaient par dizaines ; on les abandonnait le long de la route. Les cavaliers, quoique exténués de fatigue, conservaient leur belle humeur et restaient pleins d'entrain ; ils faisaient, disaient-ils, la chasse au lapin. La population, ivre de joie, acclama ces braves gens à leur passage. " Les Français disparurent vite ; la nuit se fit complètement obscure, sur la route de Crépy à Compiègne, les colonnes allemandes passaient toujours...
Le pays était donc encore parcouru par des convois et des troupes ennemies. Où trouver sécurité et repos pour la nuit ? il fallait s'établir au plus vite au bivouac, car les chevaux qui résistaient encore à la fatigue méritaient d'être ménagés pour être en état de poursuivre le lendemain la recherche de l'armée française, impossible à rejoindre ce soir-là.
Le capitaine Moreau reçut alors l'ordre de conduire la division au hameau de Verrines, groupe de fermes isolées en bordure de la vallée de la Sainte-Marie et de la plaine de Crépy - Senlis. Il quitta la vallée d'Authonne à la sortie d'Orrouy, emprunta quelque temps celle de la Sainte-Marie, qui prend naissance non loin de Crépy, obliqua à droite dans Glaignes et, s'engageant dans un chemin mal empierré et fort raide qui passe derrière l'église et le château de ce village, gagna la plaine du Plessis-Châtelain, puis Verrines, qu'il atteignit à 22 heures. Cette mauvaise route peu frayée, mais bien connue du capitaine Moreau, permit à la division d'éviter les agglomérations de Béthisy-Saint-Pierre, Saint-Martin et Néry, peut-être tenues par l'ennemi, et de gagner sans être vue un point isolé, d'où elle pourrait le lendemain rejoindre facilement la région sud de Crépy-en-Valois.
La marche avait failli cependant être éventée. Voici comment : un cycliste anglais suivait les escadrons ; tentant de les dépasser, il avait déjà rejoint l'avant-garde. Moreau ne s'expliquant pas la présence d'un tommie en ce lieu l'interpelle en anglais. Celui-ci, surpris, répond à sa question : Are you English ? par un Ya wohl ! vite étouffé, mais combien révélateur ! C'était donc bien un espion qui espérait que l'habit ferait le moine ; il avait certainement trouvé cet uniforme dans le pays, les anglais s'étant battus non loin de là, à Néry, le 1er septembre. Arrêté, le " Boche " vêtu de kaki fut aussitôt mis dans l'impossibilité de nuire, on devinera facilement comment.
Malgré l'heure tardive, les régiments firent abreuver leurs chevaux dans une mare croupissante, la seule qui existât dans le hameau. L'eau une fois troublée par le passage des premiers escadrons, était devenue tellement infecte que beaucoup de chevaux, quoique fort assoiffés, la refusèrent malheureusement. On put ensuite leur distribuer un kilogramme d'avoine, maigre ration découverte dans les granges de Vérrines, que des gerbes ramassées en hâte sur le lieu du bivouac vinrent compléter.
Les cavaliers ayant épuisé depuis le matin leurs derniers vivres de réserve, et mettant en pratique la maxime : " qui dort dîne ", s'assoupirent bientôt, le ventre vide, dans des champs désolés ! Un fois encore, la fatigue avait eu raison de la faim...
Et tandis que la division, réduite ce soir-là à 1200 hommes, reposait paisiblement au bivouac de Verrines, le chef de cette cavalerie, sur qui pesait tant de responsabilités, devait repasser dans son esprit, en une méditation angoissante, les exploits glorieux des derniers jours, puis évoquant soudain le lendemain, plein d'inconnu et de mystère troublant, s'efforcer d'en découvrir le secret. En effet, le matin même, un civil croisé en forêt par le capitaine de Cossé-Brissac avait appris que les services de l'arrière, installés à Soissons d'où il arrivait, venaient de recevoir l'ordre de se transporter à Reims. Était-ce l'indice de la retraite de l'adversaire, ou une simple prescription de détail, sans portée générale aucune ? A bien le penser, la seconde opinion avait beaucoup de chances d'être la bonne, puisque les seuls renseignements précis obtenus ce jour-là étaient l'arrivée d'importantes forces allemandes dans la région de Crépy-en-Valois, la présence à Verberie d'une troupe évaluée à cinq mile hommes , enfin, l'extension du front ennemi vers l'ouest.
Si un pigeon voyageur, comparable à la colombe de l'arche de Noé, en une envolée de 12 kilomètres avait, ce soir-là, apporté à la division le renseignement précieux de la présence du corps de cavalerie près d'Ormoy-Villers et fait connaître le commencement du repli des troupes ennemies dans cette région, bien des fatigues nouvelles lui eussent été épargnées. En effet, si pareil massage était parvenu, nul doute que le général de Cornulier-Lucinière se soit décidé à imposer à sa troupe trois lieues supplémentaires de route pour rejoindre la nuit même, l'armée française.
Que s'était-il donc passé à l'extrême aile droite de la bataille pendant cette journée du 9 septembre ? Nous pouvons aujourd'hui, grâce à la confrontation des documents français et allemands, rétablir exactement l'ordre des événements.
Du côté français, l'armée Maunoury, violemment prise à partie par des forces supérieures les 7 et 8 septembre, suivant une heureuse expression de M. Madelin faisait ventouse, c'est-à-dire absorbait les réserves allemandes et permettait aux armées Foch et Franchet d'Espérey de bousculer la IIe armée ennemie sur la Marne, de découvrir son flanc droit et l'arrière de la Ire armée, créant ainsi et élargissant sans cesse une brèche inquiétante dans les lignes adverses . Cette rupture du front dégagea la 6e armée française que von Klück attaquait avec vigueur vers Nanteuil-le-Haudouin et essayait en même temps de déborder par Baron, portant ainsi le combat toujours plus à l'ouest.
Le repli de la Ire Armée allemande, dans l'après-midi et la soirée du 9, permit à nos troupes de gagner du terrain vers le nord et de dégager Baron. En outre, le G. Q. G. envoyait au général d'Amade, commandant en chef les divisions territoriales, un télégramme ainsi conçu : " On signale toute rive droite Oise dégarnie. Intérêt inquiéter communications allemandes en portant gros région générale Beauvais, poussant pointe éléments légers vers l'est. " Ainsi le haut commandement français prenait dès la matinée du 9, - 10h.50, - l'initiative d'un large encerclement de l'aile droite de von Klück.
Le général commandant la Ire Armée allemande, avec une impartialité relative, expose ainsi la situation du côté ennemi : " L'ordre (de l'Armée) pour le 9, rédigé à la Ferté-Milon tard dans la soirée de 8, disait que la Ire Armée s'était maintenue sur toute la ligne de Cuvergnon, au nord de Betz-Antilly, jusqu'au coude de la Marne à Congis ; il ajoutait encore que des réserves étaient signalées au sud et à l'est de Crépy-en-Valois. La décision devait être amenée le lendemain par une offensive enveloppante du général von Quast avec le IXe C. A., la 6e division d'infanterie et la 4e division de cavalerie sortant d'un terrain boisé, au nord de Cuvergnon. La brigade Lepel devait avancer de Verberie sur Baron, à l'ouest de Nanteuil-le-Haudouin, etc. ... ; on laissa la faculté au groupe Sixt von Arnim de participer à cette offensive. La force de l'aile de choc était donc de quatre D. I., la moitié de quatre D. C., plus la brigade Lepel " .
Grâce à l'article tout récent du major Weber-Essen sur " La 43e brigade d'infanterie de réserve von Lepel à la bataille de la Marne ", nous possédons aujourd'hui des renseignements très précis sur l'importance et l'état moral de cette brigade. Elle " se composait, écrit ce major allemand, de deux régiments d'infanterie de réserve : le régiment n° 72 et le régiment n° 94... Cette brigade quitta Bruxelles le 30 août... Après une marche pénible par Valenciennes, Cambrais, Péronne, Noyon et Compiègne, nous rejoignîmes la Ire Armée allemande à Verberie, le 8 septembre. Le 9, à 2 heures du matin, on sonna l'alarme. au point du jour, nous trouvâmes vers les hauteurs au sud de Verberie, deux batteries de landsturm envoyées par la 10e brigade de landwehr. Nous reçûmes l'ordre " d'agir sur l'ennemi à son flanc et à l'arrière " . Ainsi cette brigade, renforcée d'artillerie, se composait de troupes fraîches qui allaient, nous le verrons, recevoir le baptême du feu à Baron.
" Le 9 septembre, continue von Klück, le haut commandement arrive à 9h.30 à Mareuil. Le général von Quast s'était mis en mouvement de bonne heure... pour tenter une offensive enveloppante dans la direction de Nanteuil-le-Haudouin. Son aile droite avança au sud de Crépy-en-Valois par le bois du Roi. L'offensive marcha bien jusqu'à 2 heures de l'après-midi... Ce ne fut qu'à Baron, sur la route de Senlis - Nanteuil-le-Haudouin, que la brigade Lepel rencontra de la résistance . " Et voici comment le major Weber-Essen raconte cet engagement : " Nous nous dirigeâmes à 5 heures du matin vers Baron, au sud, par Raray, Rully, Ducy. Un peu après 8 heures, nous avions atteint la hauteur entre Ducy et Baron. À Beaulieu-le-Neuf, ferme, on nous prévient de l'arrivée possible des troupes ennemies venant de Versigny, au sud-est de Baron. Alors le régiment n° 94 se développa en ligne de bataille et nous marchâmes sur Versigny, en descendant la pente sud jusqu'à la plaine. Parvenus à la plaine, on nous informa que l'ennemi avait été aperçu à gauche dans la direction de Nanteuil-le-Haudouin. Nous nous dirigeâmes donc vers cet endroit et à 10 heures du matin environ, nous rencontrâmes, à 1200 mètres devant nous, de la cavalerie ennemie débouchant d'un bois épais qui couvrait un coteau. Ma compagnie la dispersa... Ce fut... le baptême du feu de la brigade Lepel... Le 72e marchait à notre gauche vers Nanteuil... Nous continuâmes notre marche, mais fûmes accueillis soudain devant le village de Droizelles par un feu d'infanterie. Nous nous rendîmes compte bientôt que ce village était occupé par des forces ennemies sérieuses. La brigade se développa aussitôt pour le combat, le 94e régiment à droite, le 72e à gauche et notre artillerie entra en action. Les Français se défendirent avec opiniâtreté, mais vers 3 heures de l'après-midi, le village fut pris. L'ennemi qui, entre temps avait reçu de l'artillerie pour le soutenir, fut néanmoins poursuivi jusqu'à 2 kilomètres au-delà du village, mais à 4 h. 30 nous reçûmes l'ordre de nous retirer. "
Reprenons maintenant le récit du général von Klück au point où nous l'avons quitté : " Suivant les renseignements des aviateurs, assure-t-il, les routes de la contrée de Senlis, Chantilly, Creil, Compiègne étaient libres d'ennemis. Puis il tente de prouver que son offensive réussit parfaitement, mais fut arrêtée par un ordre du grand état-major porté par le lieutenant-colonel Hentsch, qui disait : " La situation n'est pas favorable... toutes les armées doivent se replier... La Ire Armée se retirera vers Soissons - Fère-en-Tardenois et, en cas de nécessité, sur Laon - La Fère. " Vu le changement complet de la situation, le commandant en chef, conscient de la portée de la grave décision à prendre, ordonna la retraite immédiate vers le nord, sur l'Aisne inférieure, Soissons - Compiègne. Cet ordre fut transmis à deux heures de l'après-midi. Un autre ordre, daté du même jour, dans la soirée, donnait des instructions de détail pour diverses unités de l'armée. Nous y lisons : La brigade de réserve von Lepel et la 11e brigade mixte de landwehr von der Schulenburg arriveront à Vic par Compiègne.
" Cette retraite (de Lepel), au dire du major Weber-Essen, s'opéra dans l'ordre le plus parfait, comme sur une esplanade, par Rozières, Rully, à la lueur des projecteurs de la tour Eiffel. "
Le lieutenant-colonel Richter-Weimar, dans ses " Observations " insérées à la suite de l'article de Weber-Essen, avoue que " vers la fin de l'après-midi du 9 septembre... l'ennemi recevait constamment du renfort, en particulier une puissante artillerie... Le général von Lepel ne disposait plus que de deux compagnies ; il fut obligé de les engager pour continuer son attaque. L'état de notre brigade devenait de plus en plus critique, quand parut tout à coup, au nord de Rozières, une division de cavalerie ennemie avec de l'artillerie. Le train de combat faillit être pris et les batteries furent bientôt débordées par un escadron français, on dut hâtivement retourner contre lui quelques pièces. La brigade " courrait le risque d'être anéantie ou capturée par l'ennemi ", car " la hardiesse de la cavalerie française était vraiment étonnante... "
C'est dans ces conditions que le général von Lepel, malgré sa répugnance, fit cesser le feu à 6 heures du soir. La résolution de battre en retraite était encore exécutable, grâce au succès de nos attaques. La retraite s'opéra sous la protection de nos deux batteries de landsturm. Cette rupture du combat, sans ordre supérieur, c'est ce que le major Weber-Essen appelle retraiter " comme sur une esplanade, à la lueur des projecteurs de la tour Eiffel ! " Nous verrons cependant à la fin de ce récit, et de l'aveu du lieutenant-colonel Richter-Weimar lui-même, que l'ordre de retraite de la 43e brigade avait été, dès le 9 septembre, envoyé par l'état-major de la Ire Armée au général von Lepel ; mais la présence de la 5e division de cavalerie dans le Valois avait empêché la transmission de cet ordre à son destinataire !
Si nous venons d'insister si longuement sur la situation stratégique des armées en présence, à l'extrême aile droite allemande, au soir du 9 septembre, c'est que nous voulons montrer à travers quel réseau de troupes en mouvement, avec lesquelles elle se trouvera d'ailleurs aux prises le lendemain, la division Cornulier-Lucinière s'était adroitement faufilée, dans cette journée décisive de la bataille de la Marne.
Si par T. S. F. elle eût été avertie de la retraite des brigades Lepel et Schulenburg, quelles embuscades n'eût-elle pas été tentée de dresser sur les routes de Verberie et de Compiègne, avant de rejoindre le corps de cavalerie, dont elle aurait appris la présence dans la région sud-ouest d'Ormoy-Villers ! ...
Le général de Cornulier-Lucinière n'était pas sans s'être aperçu que le bruit de l'artillerie lourde allemande qui, les jours précédents, faisait rage sur le plateau de Betz, s'était tu subitement. Que signifiait cet inquiétant silence ? N'était-ce pas la preuve de l'avance de l'artillerie accompagnant la progression allemande, puisque d'autre part, la marche vers le sud d'importants contingents de l'armée von Klück, au cours de la journée précédente, faisait croire à un sérieux repli des Français ? Cependant le commandant de la 5e division de cavalerie, malgré ces signes défavorables, décide de se porter par Rully - Baron dans la région de Nanteuil-le-Haudouin, où il espère toujours retrouver le corps Bridoux.
Des patrouilles sont aussitôt envoyées qui contournent le massif boisé du Mont-Cornon. Une forte reconnaissance, formant en même temps avant-garde, composée du premier demi-régiment du 1er chasseurs sous le commandement du chef d'escadron Letixerand , gagne et dépasse sans être inquiétée le hameau de Huleux, laissant le massif du Cornon à l'est et tente, par Rully, de couper la route de Senlis - Crépy-en-Valois, en direction de Baron. Dans cette plaine sans couvert, sans importante ondulation de terrain et qui, en cet endroit, véritable glacis, descend en pente insensible de Huleux sur Rully, il est impossible de masquer sa marche et les escadrons arrivent à hauteur de Rully en pleine vue des " Boches " qui occupent la localité. Des coups de feu, tirés des jardins, apprennent aux chasseurs que le bourg est tenu par l'ennemi. De même, au nord de la grand'route de Senlis à Crépy sur laquelle circulent, à cette heure, d'importants convois, une ligne de fantassins allemands se découvre, interdisant toute progression. Les autres reconnaissances se sont partout heurtées à des détachements ennemis. Trumilly est occupé et, plus à l'est, la région de Crépy est fortement tenue, au dire des paysans et des officiers, de trois pelotons de cuirassiers qui viennent de se joindre à la division. Ceux-ci, envoyés la veille en découverte vers le nord par la 3e D. C., n'avaient pu, leur mission terminée, franchir les lignes allemandes qui, jusqu'au milieu de l'après-midi, avaient progressé sans interruption.
Impossible donc de passer ; le front ennemi est là. Le général de Cornulier-Lucinière donne alors l'ordre à son artillerie de battre les points occupés de cette ligne et, tandis que les canons français alertent à nouveau les " Boches " de ce secteur, il rappelle ses détachements, regroupe sa division et décide de se porter vers le nord, pour continuer et prolonger son raid sur les lignes de communication de l'ennemi. La direction générale indiquée est Pierrefonds, coquette petite ville adossée à la forêt de Compiègne. Dans l'esprit du général cette forêt sera l'abri favorable qui lui permettra, suivant les circonstances, de poursuivre sa marche vers le nord-est ou de se dérober vers l'ouest.
Ainsi, une fois encore, cette division épuisée se jetait héroïquement en pleines lignes ennemies pour de nouveaux combats... Ils lui eussent été épargnés si la T. S. F. avait pu apprendre à son chef que les Allemands étaient battus et refoulés vers le nord-est.
Les troupes auxquelles on venait de se heurter étaient des brigades de réserve et de landwher dont nous avons lu les ordres de mission et qui, dans cette matinée du 10 septembre, étaient en pleine retraite. Si la 5e division de cavalerie avait essayé, deux heures plus tard, de forcer le front Rully - Trumilly, elle n'aurait plus rencontré aucune résistance ni trouvé un seul ennemi. En effet, les escortes des convois défilant sur la route de Crépy - Senlis et qui avaient donné à nos cavaliers l'impression d'une armée en nombre, n'étaient que d'importants détachements retardataires de la 43e brigade, que l'ordre de retraite donné par Lepel, la veille à 18 heures, n'avait pas touchés. C'est, sans aucun doute, à ces troupes que faisait allusion le lieutenant-colonel Richter-Weimar quand il écrit : " L'ordre de cesser le feu et de battre en retraite n'avait pas touché certaines parties de nos gens qui étaient en première ligne, notamment des hommes du régiment n° 72. Ceux-ci restèrent toute la nuit aux prises avec l'ennemi. "
En se portant vers Pierrefonds, les cavaliers français vont accompagner, sans s'en douter, l'armée allemande dans sa retraite " dans la zone des forêts ", selon l'expression même de von Klück, et se heurter " à la réserve de la brigade Lepel et la brigade de Landwehr Schulenburg qui couvraient le flanc droit vers Compiègne... " Et, quelques lignes plus loin, von Klück ajoute que les troupes allemandes " eurent à subir des combats d'arrière-garde avec une forte cavalerie ennemie, probablement anglaise, mais purent se dégager sans dommages ". Ces deux dernières affirmations sont, à notre avis, erronées, car ce que le commandant de la Ire Armée prenait pour des Anglais ne pouvait être autre que les cavaliers de la 5e D. C. française et nous allons maintenant apporter la preuve du désarroi causé, dans les arrière-gardes allemandes, par leur vigoureuse et fortuite intervention.
CHAPITRE VI
CONTINUATION DU RAID VERS PIERREFONDS
Il était environ 7 heures du matin quand le parti fut pris de se diriger vers Pierrefonds, par la forêt de Compiègne. Une patrouille ayant reconnu que Néry était occupé par les Allemands, le chemin le plus court pour atteindre rapidement le couvert des futaies se trouvait ainsi rendu inutilisable. Il ne restait plus à la division qu'à suivre, en sens inverse, l'itinéraire de la veille ; c'est ce qu'elle fit aussitôt.
Précédés de la 5e brigade légère du colonel Robillot, les escadrons, bientôt ralliés par l'artillerie divisionnaire, reprirent la route d'Orrouy. Entre Glaignes et cette dernière commune, des cyclistes ennemis se jetant dans la pointe d'avant-garde sont bousculés et le colonel Hennoque, commandant le 5e chasseurs, fend la tête de l'un d'eux d'un violent coup de sabre ! Le geste d'un colonel de cavalerie abattant lui-même un " Boche " à l'arme blanche, au cours d'un combat d'avant-garde, ne fut pas si fréquent au cours de cette longue guerre qu'il mérite d'être mentionné.
Poursuivant sa route, la colonne gravit à Orrouy le versant nord de la vallée d'Authonne, dans l'espoir de gagner, par la plaine de Champlieu, la forêt de Compiègne toute proche. Une partie de la rue principale d'Orrouy, bordée d'une simple rangée de maisons appuyées à la côte, se trouvant donc à découvert, permet à l'ennemi qui occupe en nombre la grande voie de communication Crépy - Compiègne où la circulation est à cette heure particulièrement intense, de plonger dans le village et de surprendre les masses de cavalerie et d'artillerie qui s'y engagent. Aussi les crêtes, les bois, les vaux de Béthancourt, de l'autre versant de la vallée, se garnissent-ils rapidement d'allemands, qui ouvrent aussitôt un feu violent sur les Français.
Au moment où les éclaireurs de la division pénétraient dans Orrouy, le sous-officier prussien Mitler, accompagné d'un soldat, levait des réquisitions chez M. Mercier-David, cultivateur. Les cavaliers de pointe débouchèrent sur la place principale du village dans le même temps que ce fermier, escorté par les Allemands à cheval, y arrivait. Ces derniers entourés, ne voulurent pas se rendre et, tandis que le soldat quoique blessé réussissait à s'échapper, un coup de carabine jetait Mitler à bas de sa monture.
Les premiers escadrons sont reçus avec un enthousiasme indescriptible par les habitants, prisonniers de l'ennemi depuis près de deux semaines. Les femmes, bravant courageusement le danger, malgré la bataille qui s'annonce, apportent toutes les provisions que les " Boches " n'ont pu voler ; elles les répartissent hâtivement, sous les balles, à nos vaillantes troupes qui meurent littéralement de faim. Cette distribution de vivres n'arrête pas la marche des régiments qui, prenant le chemin de Champlieu à hauteur du château, gravissent maintenant au galop et par fractions de quatre la route escarpée de la côte du Jeu-d'Arc. Les Allemands faits prisonniers dans la forêt de Villers-Cotterêts, que les cavaliers traînent toujours à leur suite, espérant se sauver à la faveur du combat, refusent d'aller plus loin ! Une charrette, rencontrée à vide, doit être réquisitionnée pour les faire suivre de force.
Cependant le combat prend de l'ampleur : les balles allemandes pleuvent partout... Prêts à la riposte, les cyclistes du capitaine Tarlé, installés à mi-côte dans le village, à l'abri des arbres et des murs, tirent des salves de mousqueterie. Les escadrons qui parviennent sur la crête au début de l'action, parmi lesquels l'escadron Mazerat, mettant pied à terre, garnissent peu à peu la lisière boisée de la plaine de Champlieu et ouvrent le feu vers le sud-est, tandis que l'artillerie, sous une grêle de balles, heureusement tirées trop haut, arrive sur le plateau. La 2e batterie, rapidement en position et après un pointage rudimentaire, couvre maintenant d'obus la route en lacets qui de Béthancourt conduit à Crépy-en-Valois et éteint bien vite le feu de l'infanterie ennemie. Les deux dernières batteries du groupe, arrivant en plaine sans grand dommage, s'installent derrière un léger repli de terrain qui ne les masque qu'imparfaitement aux vues des Allemands et ouvrent à leur tour, le feu sur le même objectif.
Grâce à cette énergique intervention, les autres unités de la division, qui défilent encore dans la vallée d'Authonne, gagnent à vive allure, par la plaine de Champlieu et sans être engagées, les lisières de la forêt de Compiègne, ne perdant que peu d'hommes et une vingtaine de chevaux.
Sur la route importante de retraite, il ne s'égrène pas seulement des convois accompagnés ; de denses détachements d'infanterie, défilant par huit hommes de front, des batteries d'artillerie, se replient également vers le nord. Celles-ci ne tardent pas à entrer en action, trop tard cependant pour gêner les mouvements du gros de la division Cornulier, déjà à l'abri. Bien défilés aux vues de l'ennemi, les canons allemands s'installent dans les bois dominants Béthancourt et se révèlent fort nombreux. Un duel violent d'artillerie s'engage, qui va durer plus d'une heure. À ces batteries qui, venant de la direction de Crépy, ont dû leur retard pour intervenir à l'engorgement de la route, d'autres, rappelées de la forêt de Compiègne, vont bientôt se joindre. Elles s'établissent dans la plaine de Gillocourt à l'abri des peupliers de la mare de Beauvoir et battent les lisières de la forêt de Compiègne et la position du groupe d'artillerie du commandant Darroque, qui est démasquée et prise de flanc.
La lutte est inégale ; les batteries, particulièrement la 10e du capitaine Marey-Monge, subissent des pertes sérieuses. Entourées par un encagement d'obus, elles sont contraintes à la retraite. D'ailleurs, leur mission est remplie. Les cyclistes et les escadrons pied à terre ont maintenant rompu le combat et rejoint la division dans la profondeur des futaies. De plus, l'infanterie allemande, traversant le ravin des Éluats, aborde le plateau. Devant cette nouvelle menace, les batteries rattellent sous le feu et, en quelques minutes, perdent 24 hommes et 35 chevaux. Un canon, mis hors d'usage par un obus, et quatre caissons sont abandonnés, faute de temps et de chevaux pour les traîner. Le reste du groupe parvient à se soustraire à l'ennemi, grâce au voisinage de la forêt, où il rejoint la division.
Ce combat fut pour les " Boches " une chaude alerte : le bombardement de sa ligne de retraite avait, en effet, les conséquences suivantes : désorganisation des convois ; évacuation du ravitaillement et du matériel retardés ; infanterie déjà démoralisée, obligée de faire subitement face au nord, quand le danger ne semblait venir que du sud ; artillerie hâtivement rappelée, contrainte de s'engager à fond. Au témoignage d'un habitant de Béthancourt, M. Dormoy, les Allemands eurent tant de tués près du cimetière de cette commune, qu'ils durent les enlever dans un tombereau. On se rendra compte, par ces faits authentiques, combien l'intervention des cavaliers français fut opportune à cette heure.
Tandis que la 5e division de cavalerie se regroupe, des détachements d'infanterie occupent les lisières ouest des bois des Éluats et du Moirier, en bordure de la plaine de Champlieu. Celle-ci, encombrée de débris de toutes sortes, offrait un spectacle lamentable : une voiture d'ambulance cassée au bord d'un chemin ; un canon démoli, culbuté dans un champ ; des blessés, des morts, des débris d'armes ; des caissons éreintés par la mitraille ; ça et là des meules en flammes, semblables à des torches brûlant sur un tombeau ! ... Sur cette scène, au sinistre décor, un groupe de civils apparut. Accompagnés d'une petite voiture arborant le drapeau de la Croix-Rouge, quelques habitants d'Orrouy, parmi lesquels deux religieuses, dirigés par leur maire, le comte Doria, allaient à la recherche des morts et des blessés qui leur avaient été signalés. Parvenu à la position de batterie, ils trouvèrent près d'une meule qui se consumait un attelage de chevaux étendus à terre, raidis par la mort. Le cadavre d'un sous-officier du 61e d'artillerie, appuyé contre cette meule, commençait à brûler... Un peu plus loin, des blessés appelaient au secours. Les volontaires les recueillirent et après leur avoir donné quelques provisions, les emmenèrent soigneusement sur des brancards dans la direction d'Orrouy.
Soudain, la fusillade éclate, partant des bois voisins ; le maire agite, à bout de bras, le drapeau de la Croix-Rouge... Peine perdue ; les Allemands, sortant de leur abri, se déploient maintenant en tirailleurs sur le plateau tout en continuant de tirer. Le groupe des malheureux brancardiers se disloque, pour échapper à l'encerclement, et luttant de vitesse avec leurs agresseurs, parvient, non sans peine ni sans danger, à gagner la vallée d'Authonne, où la poursuite cesse enfin. Les " Boches " continuent en plaine leur chasse aux civils ; plusieurs sont blessés ; d'autres, faits prisonniers et brutalement traités, croient à diverses reprises leur dernier jour venu ; encadrés par les soldats, ils assistent impuissants au pillage des caissons et des équipements abandonnés et, après avoir servi à leurs bourreaux et pendant plusieurs heures de boucliers vivants, ils sont enfin relâchés.
Un peloton ennemi, commandé par un officier, poussant plus avant dans la plaine, se présente à la fin de l'après-midi à la ferme de Champlieu, située à six cents mètres environ du lieu du combat. Une quarantaine de cavaliers, de cyclistes et d'artilleurs de la 5e division, épuisés de fatigue ou blessés, y ont été recueillis le matin par le propriétaire, M. Léon Meignan et cachés dans le fourrage d'un hangar. L'officier allemand arrive donc fort mal à propos !
Sous la menace de le passer par les armes, si les blessés sont découverts, le "Boche " fait fouiller minutieusement les bâtiments, tandis que, placés sur deux rangs contre un mur, le maître et les quatorze serviteurs sont couchés en joue. Leurs chemises, leurs vêtements, leurs souliers sont regardés avec minutie, pendant une longue demi-heure. Cependant, le début de cette scène si dramatique eut un dénouement imprévu : l'examen des domestiques de ferme ne révèle finalement rien d'anormal à l'officier et les soldats, si bien dissimulés, restent introuvables.
La digne et fière attitude de M. Meignan en a imposé aux Allemands ; ils se retirent dépités.
La présence de blessés de la division dans les maisons d'Orrouy et de ses hameaux après les combats s'explique par l'absence de l'ambulance divisionnaire. En effet, au moment où la colonne, en s'engageant dans le village, était reçue par une violente fusillade, le médecin-chef Pourcine demandait et obtenait du général de Cornulier-Lucinière la permission de tenter de rejoindre par ses propres moyens, Senlis, où il espérait retrouver l'armée française. Il ne devait pas, expliquait-il, exposer plus longtemps ses blessés aux dangers et aux hasards d'une nouvelle bataille et, à tort ou à raison, il croyait que le drapeau de la Croix-Rouge le protégerait durant sa route. D'ailleurs les ambulances régimentaires suffiraient à transporter les nouveaux blessés ; nous avons vu qu'il n'en fut rien, puisque tant d'entre eux durent être secourus par des civils.
Par Béthisy-Saint-Pïerre, Béthisy-Saint-Martin et Néry, l'ambulance divisionnaire gagna le plateau de Senlis. Pourcine, comptant sur le prestige de son drapeau, ne fut pas inquiet outre mesure en apercevant une patrouille de cavaliers ennemis, en arrivant dans la plaine. Un aumônier allemand, fait prisonnier l'avant-veille, et qui se trouvait sur le siège d'une des voitures de tête, fit mine d'appeler ses compatriotes à son secours. Le convoi aurait peut-être été capturé sans quelques paroles énergiques du major qui firent taire l'audacieux. Les cavaliers heureusement n'insistèrent pas devant le changement d'attitude et de langage du pasteur.
Le major voulant à tout prix que cet Allemand ne pût donner aux patrouilles " boches " des renseignements très précis sur la division de cavalerie, au sort de laquelle il était lié depuis quelques jours, réussit par la menace, la persuasion et des promesses, à obtenir de lui le silence, quand sur le plateau entre Néry et la ferme de Laborde, une autre patrouille ennemie apparut ; mais celle-ci, pressée sans doute par les Français, ne se détourna pas de son chemin. En effet, peu de temps après, sur la grand'route de Compiègne à Senlis, les premiers pantalons rouges ne tardèrent pas à apparaître. Les blessés, grâce au sang-froid de leur chef, étaient sauvés !
Moins heureuse que son ambulance, la 5e division de cavalerie se trouve encore à l'issue du combat d'Orrouy, dans la matinée du 10 septembre, en pleines lignes allemandes. Elle cherche toujours à maintenir sa direction générale sur Pierrefonds. À deux kilomètres à l'est, en pleine forêt, l'axe de marche que doit suivre la division coupe le ravin de Vaudrampont ; la route nord-sud qu'empreinte, en ce moment, l'armée allemande y descend en lacets tortueux et très raides, entre deux parois abruptes.
Quelle magnifique embuscade ! quel miraculeux coup de filet pourraient faire là les cavaliers français, s'ils y parvenaient sans être découverts. Hélas ! cet espoir un instant entrevu, est reconnu chimérique, car des patrouilles françaises signalent la présence de fantassins ennemis venant de cette direction. À la suite de l'engagement d'Orrouy, les troupes en retraite sur cette route ont été alertées et se protègent de toute surprise nouvelle par d'importantes flancs-gardes.
Deux escadrons du 15e chasseurs, puis quatre, reçoivent l'ordre de mettre pied à terre pour les refouler et forcer si possible le passage, mais en présence du nombre important des cyclistes ennemis qui barrent le chemin, on doit bientôt abandonner toute idée de poursuivre plus avant la route vers Pierrefonds. Le général se décide alors à gagner l'Oise et à la passer au pont de la Croix-Saint-Ouen.
Voici les raisons qui motivent cette brusque décision : la vive résistance des Allemands sur l'axe de marche de la division : l'épuisement des hommes et des chevaux ; l'absence totale depuis trois jours d'une répartition régulière de vivres et de fourrage ; la rareté des munitions des cavaliers et des artilleurs qui doivent encore, faute de chevaux pour les traîner, faire sauter leurs caissons dits " lourds ", mais en vérité, presque vides ; enfin, un fait nouveau, signalé par les habitants du pays et confirmé par le lieutenant Filleul, il y a peu de jours encore observateur en avion : l'existence d'un pont intact sur l'Oise, à la Croix-Saint-Ouen et l'espoir, tout gratuit, de trouver l'armée française sur la rive droite de cette rivière. En effet, au carrefour de la Reine, des civils rencontrés venant de cette direction et interrogés par les capitaines de Cossé-Brissac et Moreau déclarent que, dans la région ouest de la forêt, les détachements ennemis sont peu nombreux ; ils croient bien que le pont de la Croix n'a pas été détruit. Le lieutenant Filleul, de son côté, assure qu'en survolant la vallée de l'Oise, à la fin de la retraite de Belgique, il avait remarqué que ce pont, situé à six kilomètres en aval de Compiègne, était seul resté debout.
En se dirigeant vers la rive droite de l'Oise, les régiments de Cornulier-Lucinière y trouvèrent, par hasard, le lendemain 11septembre, le corps de cavalerie Bridoux en marche vers le nord-est. C'est ce retour dans les lignes françaises, retour si ardemment recherché et tant de fois contrarié, qu'il nous reste à décrire maintenant.
CHAPITRE VII
Sous la direction du capitaine Moreau, qui connaît aussi bien la forêt de Compiègne que celle de Villers-Cotterêts pour y avoir jadis souvent chassé à courre avec l'équipage Chézelles, la division, confiante en son guide, s'engage vers neuf heures du matin par les allées cavalières éloignées des grandes voies de communication, dans la direction de la Croix-Saint-Ouen. Elle s'y porte en deux échelons : le premier, comprenant les éléments encore susceptibles de gagner rapidement la rive droite de l'Oise, part dans l'ordre suivant : à l'avant-garde, la 7e brigade de dragons, l'escadron Portalis en tête et une batterie ; au gros, la 3e brigade réduite à deux escadrons du 22e dragons, la 5e brigade légère et l'artillerie ; le deuxième échelon, moins mobile, aux ordres du lieutenant-colonel de Tavernost, chargé de recueillir les cavaliers isolés et démontés et d'escorter les trains de combat et les prisonniers, se compose de la compagnie cycliste et de l'escadron Gouraud, du 16e dragons.
La marche de la division, par des sentiers très défilés, ne fut pas éventée pendant les trois kilomètres de traversée de la forêt, grâce à l'habileté avec laquelle le capitaine Moreau l'avait conduite. Cependant, malgré l'allure assez lente de la colonne, beaucoup de chevaux épuisés durent être encore abandonnés ; les attelages d'artillerie, particulièrement éprouvés, obligèrent le commandant Darroque à en faire autant de plusieurs caissons, qui furent dissimulés sous bois. Vers 11 heures et demie, l'avant-garde se présenta au pont de la Croix-Saint-Ouen ; le lieutenant-colonel de Trémont, chargé de diriger l'attaque à pied au cas où le pont serait tenu, n'eut pas à intervenir. Par un hasard vraiment providentiel, la troupe allemande chargée de sa garde venait de partir, et, peu après le passage des cavaliers, une autre devait s'y installer. L'Oise traversée, la division gagna sans encombre le Fayel, par le Meux, et y fit halte un quart d'heure.
Ainsi, au début de l'après-midi du 10 septembre, après une matinée agitée et une randonnée d'environ 50 kilomètres en 9 heures en pleines lignes allemandes, le général de Cornulier-Lucinière se trouvait, sans s'en douter, exactement placé au point désiré par le haut commandement français pour agir sur les arrières de l'ennemi et sur les lignes de communication de la rive droite de l'Oise. Elles étaient rendues précaires par l'ordre de von Klück à ses troupes d'aile droite de se reporter sur la rive sud de cette rivière, en direction de Compiègne et de Soissons. Ce repli ne pouvait s'effectuer que si les routes étaient libres de Français.
Notre grand état-major saisissait si bien la situation qu'il avait donné, nous le savons déjà, l'ordre, dès le 9, à 10h.50, aux divisions territoriales commandées par le général d'Amade, de se porter vers Beauvais en " poussant une pointe d'éléments légers vers l'est. " Il complétait et précisait ses instructions en prescrivant à la 6e Armée de pousser très avant vers le nord, pour rechercher l'enveloppement. Dans cette intention, le corps de cavalerie, gagnant du terrain sur l'aile extérieure, devait atteindre les flancs et les derrières de l'ennemi pour inquiéter ses communications et ses routes de retraite. Le groupement d'Amade recevait la mission spéciale d'effectuer des destructions sur les lignes de ravitaillement de l'armée adverse.
Le général de Cornulier-Lucinière donc, sans renseignements précis, sans ordres, sans liaison avec la 6e Armée depuis trois jours, allait de sa propre initiative agir comme échelon avancé du corps Bridoux qui, à cette heure, entrait à Senlis, hâtivement évacué par les Allemands.
Les renseignements fournis par les patrouilles et les habitants montrent que la rive droite de l'Oise est encore faiblement tenue par l'ennemi : Estrées-Saint-Denis et Compiègne sont occupés ; Clermont est le siège d'un état-major et de troupes d'étapes ; le hameau de Montplaisir (5 kilomètres ouest de Compiègne), sur la route reliant ces deux dernières villes, est également tenu par un poste " boche " ; des convois en mouvement vers l'est sillonnent cette grande voie de communication. Les prescriptions de von Klück s'exécutent ponctuellement... Mais voici qu'un facteur imprévu, une division de cavalerie française va venir alerter et désorganiser ces convois, ces détachements, ces troupes en marche, créant partout la surprise et le trouble parmi ces hommes épuisés par l'effort intense qu'ils viennent de fournir et démoralisés par la défaite imprévue.
Hélas ! Les Français sont, eux aussi, à bout de forces et si, secouant leur fatigue, ils sont désireux de marcher quand même, leurs chevaux se refusent à avancer ; et cette division, avant-hier brillante et nombreuse encore, ne possède même plus aujourd'hui l'effectif d'une brigade : 800 cavaliers à peine ! Il faudrait une troupe fraîche, bien pourvue en munitions, pour surprendre ces ravitaillements, encercler ces villages faiblement tenus, bref, frapper en dix points à la fois un ennemi affolé et lui faire sentir durement son emprise ; mais les cartouchières sont vides et les artilleurs n'ont plus dans leurs caissons que trente coups par pièce !
Force est au général de Cornulier de restreindre le champ de ses exploits, de modérer son ardeur. Sa seule présence dans le pays inquiétera l'ennemi, et il ne fera pas bon aux isolés et aux estafettes allemandes de se frotter de trop près à ces braves ! Aussi, pour être limitée, leur action n'en sera pas moins efficace.
La courte halte du Fayel terminée, les escadrons infléchissent leur marche vers l'ouest, en direction de Beauvais. Près de Canly et d'Arsy, des réseaux téléphoniques de campagne sont coupés. Prévenu de la présence des Français, le commandant de la garnison de Compiègne va tenter d'attaquer en tête et en queue cette division si gênante. Tandis qu'il envoie par un motocycliste, au commandant des troupes allemandes de Clermont, l'ordre écrit d'alerter au plus vite un bataillon pour arrêter la cavalerie en opérations entre ces deux villes, lui-même décide de transporter en auto sur les derrières de celle-ci, un important contingent de fantassins.
Une fois encore, le général de Cornulier va adroitement s'échapper des mailles du filet qui l'enserrait de plus en plus. Le motocycliste " boche " est arrêté par une auto-mitrailleuse prise aux Allemands l'avant-veille, et montée par le capitaine Wallace, en reconnaissance vers Compiègne, et la menace que constituait l'ordre dont il était porteur se trouve, de ce fait, totalement écartée.
L'arrière-garde de la 5e D. C. venait de quitter Arsy quand le convoi automobile, transportant les troupes de la garnison de Compiègne, pénétra dans le village. C'est alors que la scène tourna au vaudeville ! Un sous-officier, accompagné de deux cavaliers, était resté en arrière chez le maréchal ferrant de l'endroit pour faire referrer son cheval, tandis que les ordonnances du commandant de Beaufort (Gatel et Mouchit) achetaient pour leur chef chez le buraliste, quelques paquets de tabac. Les trois officiers de l'automobile allemande de tête, qui allait à vive allure, se trouvèrent subitement face à face avec les cavaliers français, dont le groupe des chevaux barrait en partie la route. Surpris, le chauffeur fit une embardée et la voiture versa. Les occupants indemnes, se sauvèrent aussitôt à travers champs, poursuivis par les coups de fusils des dragons français auxquels les mitrailleuses de l'arrière-garde n'eurent même pas besoin de prêter main-forte, car les conducteurs des voitures suivantes, bourrées de troupes, à la vue de cet accident et craignant une embuscade, firent un rapide demi-tour et disparurent bientôt dans la direction de Compiègne. Les mailles du filet étaient rompues.
Ce dernier exploit, joint aux précédents, dut fort inquiéter l'ennemi et le général von Klück lui-même ne pourra ignorer la présence de cette poignée de cavaliers, qui malmenait ainsi son extrême aile droite, mais il ne se figurera pas un seul instant que les cavaliers de Troësnes et d'Orrouy soient les mêmes que ceux d'Arsy... il avait suffi, en effet, qu'à cette division, uniquement composée de chasseurs et de dragons, fussent venus se joindre trois pelotons de cuirassiers, égarés et recueillis la veille à Verrines, pour faire croire aux Allemands qu'ils se trouvaient en présence d'une brigade de cuirassiers.
Laissant Estrées-Saint-Denis au nord et masqués par le bois de Lihus de cette bourgade occupée par l'ennemi, la cavalerie, après avoir franchi la voie ferrée et quitté la grand'route de Clermont, fit halte le 15 à dix-neuf heures à Bailleul-le-Soc, Fouilleuse et Cernoy. À la nuit, elle gagna la région de Plessert-Fournival qui était vide d'ennemis et y cantonna. Il était grand temps de faire mettre pied à terre à ces hommes épuisés par un effort vraiment excessif, mais ce répit ne fut pas de longue durée, car dès le lendemain matin à 5 h.30, la division reprit sa marche vers Beauvais, où, au dire des habitants, se trouvaient des troupes françaises.
Le général de Cornulier-Lucinière ignorant encore tout de la situation générale, avait hâte de rejoindre une région hospitalière où il serait possible de se renseigner, de se ravitailler et de donner un peu de repos à ses cavaliers. Par Fournival, Hulles, Bresles, il atteignit Beauvais vers midi. Les régiments cantonnèrent dans les villages situés à l'ouest de cette ville et le quartier général s'établit à Saint-Just-des-Marais. C'est alors seulement que les hommes apprirent, avec une grande joie, que la bataille de la Marne était gagnée et que les troupes allemandes étaient en retraite sur tout le front. L'armée française ne pouvait donc être loin. Le général commandant la D. C. s'employa immédiatement à retrouver ses liaisons perdues depuis quatre jours déjà avec le corps de cavalerie. Le lieutenant Mayerhoffer, de l'état-major de la division, parti en automobile dans la direction du sud-est avec la mission de le rechercher, trouva le corps Bridoux en marche de Verberie sur Gournay-sur-Aronde.
La division Cornulier-Lucinière, enfin, avait bien retrouvé cette fois-ci l'armée française !
Tandis que la division franchissait le pont de la Croix-Saint-Ouen, au début de l'après-midi du 10 septembre, de nombreux groupes isolés étaient restés sur la rive gauche de l'Oise. Outre le demi-régiment Joullié et l'escadron Gironde, détachés le 9 dans la région sud de Soissons et dont nous avons tout au long retracé les tragiques aventures, d'autres unités, dans l'impossibilité de suivre ou de rallier la division, se trouvaient encore en forêt de Compiègne en pleines lignes ennemies.
Les escadrons Legendre et Ravinel, du 15e chasseurs, mis à pied au carrefour de l'Étoile de la Reine pour l'attaque en direction de Pierrefonds, n'avaient pas été touchés à temps par l'ordre de flanquer à gauche la colonne, en marche alors vers l'Oise. Ils regagnèrent la division après des exploits héroïques : encerclés, ils perdirent la presque totalité de leurs chevaux, et les hommes démontés mirent plusieurs jours à rejoindre à pied le corps de cavalerie. L'escadron Ravinel, arrivé le soir du 10 septembre à la Croix-Saint-Ouen, après avoir cantonné la nuit dans une ferme isolée, fut prévenu le lendemain matin par les habitants qu'un groupe important d'ennemis, venant de la direction de Compiègne s'avançait vers la barricade placée à l'entrée du village. Le lieutenant Maître, partant seul en avant, se met à tirer presque à bout portant de nombreux coups de revolver tandis que quatorze chasseurs, dissimulés derrière la barricade, ouvrent le feu sur le détachement. Deux Allemands, furent blessés ; les autres, officiers en tête, levèrent les bras et agitèrent leurs mouchoirs. Ce fut les larmes aux yeux que le capitaine ennemi remit son épée au lieutenant Filleul, lorsqu'il s'aperçut que sa troupe, composée de 71 hommes, dont 3 officiers et 10 sous-officiers, avaient été faite prisonnière par une quinzaine de chasseurs !
Nous savons que, lors de sa marche à travers la forêt de Compiègne, le général de Cornulier avait confié au lieutenant-colonel de Tavernost une extrême arrière-garde, second échelon de la division, formée de plus de quatre cents cavaliers démontés qui, sous la protection de l'escadron Gouraud et du valeureux groupe cycliste du capitaine de Tarlé, devait marcher dans le sillage du premier échelon, rendu plus rapide par cette amputation même. Elle ne formait pas un groupe homogène de combat, cette troupe épuisée, qui se traînait à pied à la remorque des cavaliers que le sort avait favorisés, en leur conservant leurs montures. De plus, la présence des prisonniers allemands l'obligeait à la prudence et les voitures des trains de combat qui complétaient ce détachement, en le contraignant à toujours suivre des routes praticables, ralentissaient sa marche et la rendaient ainsi plus dangereuse. Par des chemins détournés, le lieutenant-colonel Tavernost traversa sans combat la forêt de Compiègne, jusqu'à la grand'route de Verberie, qu'il atteignit à hauteur de la Croix. Là, un convoi automobile allemand se rendant à Compiègne et précédé de trois motocyclistes fut aperçu. Nos cyclistes ouvrirent le feu, obligeant le convoi surpris à faire demi-tour et permettant ainsi à la colonne de gagner sans encombre le pont sur la rivière d'Oise, tout proche ; il fut franchi à 17 heures, soit cinq heures environ après le passage du gros de la division.
Par trois fois, grâce aux infatigables cyclistes du groupement Tavernost, encouragé et soutenu par l'indomptable énergie de son chef, réussira à se frayer un chemin à travers les troupes allemandes de la rive droite. Près de Canly, un convoi est arrêté par le feu ; sur la route de Compiègne et venant de cette ville, un autre convoi, à la nuit tombante, - il est 21 heures, - est inquiété à hauteur d'Arsy et contraint de rebrousser chemin. Un troisième convoi, très important celui-là, est aperçu de Moyvillers sur la grand'route de Pont-Sainte-Maxence à Estrèe-Saint-Denis, en marche sur ce bourg. Le détachement d'infanterie ennemie de protection, à la vue de cavaliers à culotte rouge, se déploie face à Moyvillers. Une partie du groupe cycliste fait de même ; mais les Allemands, pas plus que les Français, ne tiennent à un combat de nuit, et les deux convois suivant chacun leur route s'évitent, après cette démonstration toute platonique.
Dans un dernier ressaut d'énergie, pressée de franchir la zone d'occupation ennemie, cette troupe à bout de forces arrive à la faveur des ténèbres et après des efforts incroyables à Bailleul-le-Soc. Elle y cantonne et peut se ravitailler sur place. Un officier de l'état-major Cornulier-Lucinière avait établi en auto la liaison entre le gros de la division et cette extrême arrière-garde ; c'est lui qui avait insisté à Moyvillers auprès du lieutenant-colonel de Tavernost pour que ses hommes gagnent coûte que coûte Bailleul, situé à l'ouest des routes encore tenues par les Allemands. Le lendemain 11 septembre, à 3 heures et demie du matin, le détachement se remit en marche et rejoignit à 19 heures les cantonnements de repos de la division, grâce au secours apporté par une réquisition de voitures, pour le transport des cavaliers démontés et des prisonniers.
On aurait pu supposer qu'un long repos allait être nécessaire à cette unité éreintée et décimée, pour compléter à nouveau les effectifs, retrouver ses nombreux escadrons égarés, regrouper son ambulance divisionnaire et ses trains régimentaires, isolés depuis l'avant-veille et dont le sort est toujours ignoré, renouveler ses approvisionnements en vivres et en munitions, soigner enfin ses pauvres chevaux fourbus...
Hélas ! non, la situation générale exigeait que toutes les troupes, quelles que soient leurs fatigues, participent à la marche en avant, " à la course à la mer " qui allait commencer et, dès le 13 septembre, la 5e division de cavalerie, hâtivement reconstituée en quarante-huit heures, ralliera le corps Bridoux " avec tous les chevaux qui peuvent encore mettre un pied devant l'autre ", pour participer avec lui à la poursuite de l'ennemi, en direction de Mézières...
La victoire donne des ailes ! ...
CHAPITRE VIII
LES AVEUX DES ALLEMANDS PROUVENT L'EFFICACITÉ DU RAID
Afin de nous rendre compte à quel point les pertes de la 5e division de cavalerie furent sensibles, nous croyons devoir les énumérer brièvement. La 3e brigade de dragons à laquelle appartenait l'escadron Gironde et le demi-régiment Joullié, avait particulièrement souffert en perdant plus du tiers de son effectif. La 7e brigade de dragons, la moins éprouvée, et qui, au cours de ce raid, ne comprenait qu'un régiment, le 29e dragons, avait eu cinquante-quatre tués, blessés ou disparus, perdu une centaine de chevaux et la 5e brigade légère une centaine d'hommes et quarante pour cent de ses chevaux. Les valeureux cyclistes, quoique souvent engagés, eurent la chance de ne compter que huit tués ou blessés. L'artillerie enfin, sortait très diminuée de ce raid avec une perte d'une quarantaine d'hommes et de deux cents chevaux. Onze caissons avaient sauté ou été abandonnés, faute d'attelages, mais tous les canons, sauf celui détruit à Champlieu, furent sauvés, à force de volonté et de ténacité. Douze officiers, parmi lesquels tous ceux de l'escadron Gironde, avaient été mis hors de combat.
Quatre jours de bataille avaient donc sérieusement diminué les effectifs de cette admirable division, mais les résultats, tant matériels que moraux obtenus, étaient magnifiques. La mission reçue : " faire entendre le canon sur la rive est de l'Ourcq, pour aider à déterminer chez l'ennemi un mouvement de retraite ", était accomplie. À Troësnes, l'artillerie et la cavalerie avaient vigoureusement secoué le " Boche " surpris, et les admirables randonnées de la division, au cours des jours suivants, ne furent certes pas étrangères au mouvement de repli allemand que ce raid, dans la pensée du haut commandement français, devait faciliter et hâter ; car la mission de l'Ourcq exécutée, le général de Cornulier-Lucinière, en effet, en accomplissait aussitôt une autre de sa propre initiative, mission de grande envergure et à grand retentissement, qui consista à surprendre, attaquer et détruire tout ce qui tomberait sous sa main dans une vaste région allant du Plessis-Huleu à Bailleul-le-Soc, soit plus de 60 kilomètres de front, de Mesloy à Laversine et de Rully à Moyvilliers, soit plus de 25 kilomètres en profondeur. Cette pénétration d'un corps étranger, se diffusant dans le flanc droit du colosse déjà ébranlé, pénétration faite au point le plus sensible de ses organes vitaux, devait fatalement, à une heure aussi critique du combat, désorganiser liaisons, renforts, ravitaillements, et démoraliser au plus haut point les colonnes de toutes armes qui, épuisées et battues, tentaient de se dérober par une hâtive retraite.
Nous avons aujourd'hui, grâce aux documents allemands eux-mêmes, la preuve de cette extrême nervosité causée chez l'ennemi par la présence intempestive de la 5e division de cavalerie dans le Valois, aux jours tragiques de la Marne. Au sujet des combats de Troësnes, von Bülow et von Klück ont avoué à plusieurs reprises, dans leurs écrits, que les officiers de l'état-major de la 1re Armée allemande avaient dû combattre à pied pour échapper aux cavaliers français et qu' " une belle prise " - von Klück en personne - avait ce jour-là " échappé à ces braves " . Ce général qualifie cette équipée de " folle audace " ; belle folie en vérité et qui ne tarda pas à produire d'autres résultats : témoin cet aveu de l'Inspection d'étapes de Soissons qui rend compte le 9 septembre que la présence de la cavalerie française dans la forêt de Villers-Cotterêts empêchait le transport des ravitaillements en munitions et en vivres de Soissons sur la Ferté-Milon et aussi sur Neuilly-Saint-Front .
Von Klück prétend que " les escadrons furent dispersés à Troësnes. " Et ce sont eux pourtant qui devaient le lendemain apparaître en dix points à la fois, à la Suze et à Neuilly-Saint-Front, à Chouy et à Villers-Hélon, à Contremain et au Plessis-Huleu, à Coeuvres et à Vaubéron, en forêt de Villers-Cotterêts et dans la vallée d'Authonne enfin.... Ce sont donc bien ces brillants escadrons qui semèrent l'énervement dans l'armée allemande, agacèrent au plus haut point le commandant et tout l'état-major de la Ire Armée, car les ordres de repli hâtif, donnés par von Klück, le furent sous le coup d'une grande inquiétude et d'un profond ébranlement moral. Enfin la fuite d'une " Excellence " - si commentée depuis lors, - fuite éperdue du château d'Ancienville peu d'heures après son arrivée, au moment même où Elle se mettait à table avec une quarantaine de ses officiers, tous ces faits justifient bien les reproches du kronprinz qui accusa certains généraux de l'aile droite de n'avoir pas été suffisamment, à cette heure, maîtres de leurs nerfs.
Et tout ceci explique comment, dans ce moment critique et angoissant où tous ses plans, tous ses rêves, tous ses espoirs sombraient lamentablement, l'imagination surexcitée de von Klück avait pris pour trois groupements de cavalerie une seule et même division qui, il est vrai, pouvait donner l'illusion, par sa mobilité, d'un Janus à trois têtes insaisissables et mystérieuses. Von Klück ne suppose pas, en effet, un seul instant, que c'est toujours à la même 5e D. C. qu'il eut successivement affaire dans la journée du 10, à Rully, à Glaignes, à Orrouy-Champlieu, et en forêt de Compiègne ; la forte cavalerie ennemie, écrit-il en substance, qui livra à ses détachements ces combats d'arrière-garde doit être anglaise.
Et cette même division Cornulier-Lucinière qui, après avoir effectué une imposante opération de diversion sur les arrières des groupes von Quast et Sixt von Arnim, bousculait dans l'après-midi et la soirée du 10 les brigades von Lepel et von der Schulenbourg, en marche sur Compiègne et Vic-sur-Aisne, fera croire à von Klück que les escarmouches de la Croix-Saint-Ouen, de Canly, les deux engagements d'Arsy, l'alerte donnée aux garnisons de Compiègne et de Clermont, sont l'œuvre " d'une brigade de cuirassiers français "... Une fois encore, il prend pour une troisième formation de cavalerie cette héroïque 5e division ! Von Klück n'était évidemment pas habitué à voir une cavalerie aussi entreprenante, car les uhlans et les dragons allemands n'avaient encore fait et ne firent jamais rien de semblable au cours de la campagne.
Le chef d'état-major de l'armée von Klück aux jours de la première Marne, le général von Kühl, a fait paraître dans les Militär Wochenblatt un long article où, après avoir résumé à sa façon la conférence du général Pélecier sur Un raid de cavalerie , il tente dans une critique acerbe et par trop partiale de retirer tout mérite à la division Cornulier-Lucinière qui, à son avis, a purement et simplement " failli à sa tâche " !
Cependant, au milieu de dénigrements nombreux et injustes, nous avons relevé des aveux qui, pour n'être en partie que la répétition de ceux de von Klück, n'en sont pas moins intéressants, parce que représentés sous un jour un peu différent. " Il est exact, écrit le général von Kühl, que le haut commandement de la Ire Armée à failli tomber, dans l'après-midi du 8 septembre, à la Ferté-Milon, entre les mains de la 5e D. C. Le haut commandement se dirigeait vers son aile droite, où devait commencer, le 9 au matin, la manœuvre allemande d'enveloppement de l'ennemi. Il voulait cantonner le plus loin possible en avant, à la Ferté-Milon. Notre IXe corps, qui marchait vers ce bourg, n'y était pas encore arrivé. Pendant que la longue file de nos camions automobiles approchait de la Ferté-Milon, nous entendîmes le bruit du canon et soupçonnâmes ( ?) la présence de la cavalerie ennemie dans le voisinage. Les officiers de notre état-major se disposèrent au combat à pied, quelques-uns partirent à cheval en éclaireurs. Cependant l'ennemi, malgré la proximité où nous étions de lui, ne s'aperçurent pas de notre présence. Le soir du 8 septembre arrivèrent les premières troupes du IXe corps avec lesquelles nous entrâmes dans la Ferté-Milon. C'est ainsi que l'état-major fut tiré de la situation difficile dans laquelle il s'était engagé par sa hâte insouciante à précéder sa propre infanterie. La cavalerie française a laissé échapper l'occasion rare de cueillir, en pleine bataille, tout un état-major d'armée... . "
Malgré l'émotion de cette chaude alerte, où l'état-major allemand fit plus que " soupçonner " simplement la cavalerie française, le général von Kühl essaie de prouver l'inutilité et le résultat négatif de ce raid ; puis il conclut en déclarant que la présence de la 5e D. C. eût été plus nécessaire à l'extrême aile gauche de nos armées : " Il aurait été prudent, écrit-il, de tenir prêt le corps entier de cavalerie pour se défendre contre la manœuvre enveloppante de l'ennemi. Cela aurait mieux valu que de laisser errer dans les bois une division dont nous avons à peine remarqué l'activité. (Et que fait-il ici de l'aveu de la surprise de l'état-major de la 1re Armée et du combat de Troësnes ?) Ce n'est que le 9 au soir, poursuit-il, que nous apprîmes par l'Inspection des étapes qu'il y avait, dans la forêt de Villers-Cotterêts, des détachements de cavalerie ennemie qui gênaient le service de nos convois de munitions et de ravitaillement. " Ceci constitue, que von Kühl le veuille ou non, un second aveu.
Et voici une nouvelle preuve du rôle important joué par la division Cornulier-Lucinière dans les lignes allemandes, en ces journées décisives (de la bataille) de la Marne. Elle est apporté par le lieutenant-colonel Richter-Weimar et a trait à la brigade Lepel. Celle-ci n'ayant pas reçu l'ordre de retraite dans l'après-midi du 8 septembre eut beaucoup de peine à se replier de la région sud de Rozières où elle restait engagée à fond, alors que toute la 1re Armée allemande retraitait à sa gauche depuis plusieurs heures déjà. Pourquoi cette absence d'ordre ? " ... Quand le 10 septembre, nous explique le lieutenant-colonel allemand, une petite patrouille de cyclistes eut réussi à se frayer un passage à travers les villages occupés par la cavalerie ennemie au nord de Rully, dans la direction de Compiègne, et à se mettre là-bas (à Compiègne) en rapport avec le quartier général de la 1re Armée, par voie télégraphique, on apprit que, déjà dans la matinée du 9 septembre, l'état-major de la 1re Armée avait prescrit à la brigade Lepel de retraiter sur Verberie et même sur Compiègne, si la poussée de l'armée française devenait trop forte. Mais la transmission de cet ordre au général Lepel n'avait pas réussi, par suite de l'apparition d'une division de cavalerie française dans le dos de notre brigade. " Dans cette division de cavalerie qui fait échouer " la transmission de l'ordre de retraite ", nous avons reconnu la division Cornulier-Lucinière qui, seule, dans la matinée et l'après-midi du 9 septembre, se trouvait dans les lignes allemandes, entre la Ferté-Milon et Verberie. Cet ordre de retraite intercepté eut, pour la brigade Lepel, les fâcheuses conséquences que nous savons déjà : sa dispersion immédiate et hâtive, sous la menace de l'anéantissement ou de la capture. "
Enfin le raid de la 5e D. C. a produit sur les troupes allemandes un effet d'ordre psychologique incontestable : von Klück n'a pas cru un seul instant que les cavaliers de Cornulier aient pu contourner l'aile droite de son armée, mais il a admis aussitôt que cette division s'était introduite à l'arrière de ses lignes par la brèche survenue dans le front allemand entre les IIe et 1re Armées, cette dernière ayant été obligée de faire subitement face vers l'ouest aux troupes de Maunoury. Klück a craint alors que des forces plus importantes ne suivent ces audacieux cavaliers, comme en témoigne l'interrogatoire subi par le chasseur Pouchet, capturé à Troësnes, et qui - je l'ai déjà dit - fut sommé sous peine de mort de faire connaître si derrière cette cavalerie arrivait l'infanterie française.
À la faveur des documents allemands et français et grâce à leur confrontation, nous parvenons aujourd'hui à mieux distinguer la trame des événements. Éclairé tour à tour à l'endroit et à l'envers, aucun point du décor ne reste dans l'ombre, en sorte qu'apparaît en pleine lumière le rôle, tout à la fois magnifique et sublime, que joua à cette heure critique et décisive, une poignée d'héroïques cavaliers.
Ce raid de cavalerie, le seul accompli pendant la grande guerre, est aujourd'hui encore trop peu connu, bien qu'il faille pourtant remonter aux guerres de Sécession et du premier Empire pour en trouver d'aussi audacieux. Les cavaliers de Cornulier-Lucinière furent dignes de leurs illustres devanciers et si leur action ne put produire un résultat décisif et retentissant, la faute en est au matériel modeste dont ils disposaient alors. Que n'eussent-ils accompli s'ils avaient eu un outillage mieux adapté à cette guerre mondiale !
Depuis, en effet, les divisions de cavalerie ont été remaniées ; elles possèdent aujourd'hui des moyens nombreux de communication et d'observation : télégraphie sans fil, voitures colombophiles, saucisses, escadrilles d'avions de reconnaissance, avions de commandement. À la qualité primordiale de toute cavalerie : la mobilité, on a essayé d'allier celle de l'infanterie : la puissance du feu. Elle a été obtenue grâce à l'adaptation du cavalier aux nécessités de la guerre moderne ; chaque escadron possède actuellement des grenadiers, des fusiliers-mitrailleurs et les hommes ont été familiarisés avec le combat à pied ; l'augmentation du nombre de pelotons de mitrailleuses attelées, enfin, la création de sections d'autos-mitrailleuses à double direction achèvent de faire de la division de cavalerie un ensemble où se retrouvent en miniature tous les rouages essentiels d'un corps d'armée.
Aussi bien, le rôle de la cavalerie n'est-il pas terminé et l'exemple typique que nous a fourni le raid de la 5e D. C. nous permet d'espérer que, dans les guerres futures, cette belle arme, à l'esprit de corps si tenace, aura l'occasion de mettre souvent en plein relief les belles traditions, faites d'abnégation et d'honneur, ce feu sacré, cette furia francese en un mot, apanage de notre race, que les cavaliers français ont su porter de tout temps aux extrêmes limites du sacrifice...
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