LA BATAILLE POUR MONTMIRAIL VUE PAR GABRIEL HANOTAUX - (8/9 septembre.)

8 septembre 1914

La 5e armée reçoit l'ordre de prendre la poursuite sur Montmirail.

 

"A la 5e armée française, le vent de la victoire a déjà soufflé la troupe entre avec une joie, une allégresse intense sur le sentier de la guerre qui ramène dans les parties de la chère France que l'on avait dû abandonner.

 

" On s'est levé de meilleure humeur que d'habitude encore, le 8 septembre. Non seulement il ne s'agit plus de reculer, mais il faut aller de l'avant... Des forces nouvelles nous en viennent, une impatience d'être dans l'action.

Le cauchemar de la défaite était dissipé. C'est la victoire qui là-bas nous tend les bras et nous appelle. Il faut s'équiper en hâte et se tenir prêts à courir vers elle. Il faut harceler l'ennemi, lui souffler au poil, le bousculer et le reconduire le plus loin possible, l'épée dans les reins. "

 

Ces sentiments sont, en particulier, ceux des corps qui opèrent à gauche de la 5e armée et en liaison avec l'armée anglaise, car ils trouvent le terrain presque entièrement dégagé devant eux. Il n'en est pas de même de ceux qui opèrent à droite. De ce côté, on entend, dès la première heure, cette canonnade terrible et qui parait toute proche. Que se passe-t-il donc ? Les chefs seuls le savent.

Le général Franchet d'Esperey avait reçu ou allait recevoir, dans la journée, du grand quartier général, les ordres suivants :

 

" - Ordre général n° 7. - La 5e armée accentuera le mouvement de son aile gauche et emploiera ses forces de droite à soutenir la 9e armée.

- Télégramme n° 4097. - La gauche de la 5e armée doit marcher en liaison avec la droite de l'armée britannique qui se dirige vers la Ferté-Gaucher.

- Instruction particulière n° 19. - La 5e armée couvrirait la flanc droit de l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy, Château- Thierry. Le corps de cavalerie franchissant la Marne, au besoin derrière ce détachement ou derrière les colonnes anglaises, assurerait d'une façon effective la liaison entre l'armée anglaise et la 5e armée. "

 

 

On comprend quelle impression faisaient ces ordres colportés de bouche en bouche, des états-majors jusque dans les derniers rangs de l'armée. L'ennemi reculait, on marchait sur ses talons ! On allait passer la Marne dans la journée ! Mais alors, c'était la victoire ! Et cela, subitement, après quelques heures de lutte seulement. On parlait de grands succès remportés par Maunoury sur l'Ourcq, Enfin, la grande manœuvre de Joffre réussissait !...

Cependant, toujours, sur la droite, cette canonnade obsédante, Franchet d'Esperey, bien renseigné, réfléchissait, lui, à l'exécution des ordres du grand quartier général. Pour la gauche, en direction du Petit Morin et de Château-Thierry, cela allait bien. Mais, pour la droite, la situation était plus délicate : il fallait venir en aide à la 9e armée que l'on savait engagée dans de rudes combats sur la route n° 51, laisser un corps en arrière, se heurter au gros de l'armée Bülow chargé de l'offensive qui doit couper eu deux l'armée de Joffre. Comme on le voit, la route de Sézanne reste encore, le 8 au matin, un noeud décisif de la bataille. Le danger serait de perdre l'équilibre en précipitant sans précaution toutes les forces de la 5e armée dans le champ à peu près vide de troupes qui s'ouvre devant elle.

Franchet d'Esperey est homme à se laisser séduire par la marche à l'ennemi rondement et sans délai. L'avant-veille, il disait à un général d'artillerie qu'il rencontrait à Essarts-le-Vicomte :

" Vous ne me connaissez pas ? - Non, mon général. - Je suis le général Franchet d'Esperey, commandant la 5e armée. J'en ai assez de foutre la camp ; demain, nous prenons l'offensive. " Avec un tel mordant, il eût été tenté peut-être de cueillir une victoire facile en marchant droit sur Château-Thierry. Mais il y avait un autre devoir : donner à Foch le coup de main décisif que l'ordre du général Joffre prescrivait selon les nécessités d'ensemble de cette heure encore critique. Tout bien pesé Franchet d'Esperey donne, dans la nuit du 7 au 8, les ordres suivants :

 

" A sa droite, la 5e armée continuera à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à cette dernière, le passage à l'offensive,- ; le gros de la 5e armée, marchant droit au nord, refoulera au delà de la Marne les forces qui lui sont opposées.

Au delà de la Marne, la route Romény, Azy, Château-Thierry, précédemment affectée à l'armée britannique, est réservée à la 5e armée.

L'armée continuera, à partir de 6 heures, son offensive vers la Marne, échelonnée la droite en avant.

Elle devra progresser rapidement jusqu'à la coupure du Surmelin (rivière d'Orbais) et pousser ses avant-gardes sur la rive droite de cette rivière pour en tenir les débouchés vers le nord-est. Elle sera ainsi en mesure de s'engager vers le nord ou le nord-est et d'appuyer éventuellement, avec le 10e corps d'armée, la gauche de la 9e armée. La marche pourra être reprise dans l'après-midi du 9 sur de nouveaux ordres. "

 

Donc marcher et, en même temps, peser à droite pour délier l'armée voisine - c'est parfait.

À gauche, le 1er corps de cavalerie (général Conneau), en liaison avec l'armée britannique, ne doit laisser aucune maille se rompre dans le filet traîné à la suite de l'ennemi. Malheureusement les chevaux sont fatigués et la progression est un peu lente. A gauche, la 4e division de cavalerie marche de la Ferté-Gaucher sur Bellot et Chézy ; au centre, la 8e division de cavalerie marche de Saint-Martin sur Montfaucon par Saint-Barthélemy; à droite, la 10e division progresse de Villiers-les-Maillets sur Montdauphin, l'Epine-aux-Bois et Viffort. Le 45e est prêt à être chargé en autobus à Saint-Martin et la Ferté-Gaucher.

L'avance se fait assez normalement dans la matinée. Mais, en vue du village de Bellot, soudain la colonne que forme la 4e division de cavalerie (général Abonneau) s'arrête. La brigade de hussards est tenue en échec devant Bellot et, tout à coup, sur la colonne arrêtée, les obus tombent. Ce sont ces mêmes cavaliers et chasseurs du corps de la Garde qu'a rencontrés devant elle l'armée anglaise.

 

" La division, colonne de 3 kilomètres de long, des canons, des caissons, des fourgons, hésite... ne bouge pas... Un sifflement strident. Les projectiles tombent sur la colonne et frappent spécialement l'artillerie. Des attelages sont hachés, les chevaux et les hommes gisent sur le sol. La division se disperse à travers champs, laissant sur la route quelques attelages et des canons... Mais un homme a gardé tout son sang-froid. C'est un capitaine d'artillerie. Il met ses pièces en batterie et ouvre le feu. Il prend à partie les batteries ennemies, multiplie les coups, les assomme, détruit canons et caissons. Il a le dessus. Nous retrouverons, le, soir, les cadavres écroulés autour de leurs pièces. Après quoi, le capitaine fait arrêter le tir, rafistole sa batterie, replacer les attelages et, paisiblement, sa besogne faite, il s'assied " (Capitaine LANGEVIN, Cavaliers de France, 9. 179).

 

Cet incident interrompt la marche de la 4e division et, par suite, du corps de cavalerie pendant plusieurs heures. Nous avons vu que le 1er corps d'armée britannique, en liaison avec lui, avait, contribué à la dégager.

A 15 h. 30, 1a 4e division de cavalerie est tout entière rassemblée vers Fontaine-Robert. La 10e division progresse par Verdelot lui, et appuie à coups de canon l'attaque de l'Épine-aux-Bois pris à revers par le 18e corps ; la 8e division est à Bellot, tandis que la 4e division reprend la marche sur Vieils-Maisons en suivant le bord du plateau. Sans s'en douter le corps approche du " crochet défensif " que von Bülow avait constitué le 7 au soir, avec le IXe corps (parti le 8 au matin) et la 13e division du VIIe corps, sur le Dolloir de Chézy à Fontenelle et Montmirail. On reçoit des coups de canon venant de l'est et on en rend, mais de loin.

D'autre part, la 4e division de cavalerie accompagne de son feu les fractions ennemies qui se retirent par Mont-Cel-Anger et qui s'enfoncent dans la grande forêt : ce sont, probablement, les dernières arrière-gardes de Richthofen. La fissure se fait donc là entre les deux armées allemandes. Ce serait l'heure de foncer pour l'élargir. Mais il y a comme un temps d'hésitation. Tout le monde, hommes et chevaux, est sur les boulets. A 20 h. 30, la 4e division prend ses cantonnements à Villeneuve-sur-Bellot et Bellot. A la 10e division, " demi-tour ". " Nous rentrons cantonner à Doucy " (Récit du lieu tenant TOURNAIRE du 3e régiment de cuirassiers, dans GINISTY loc. cit., p. 286.), c'est-à-dire en arrière même de Bellot. La 8e division est éreintée et s'affale entre Verdelot et Vieils-Maisons. Ici, comme à l'armée britannique, médiocre journée pour un si grand espoir.

Les choses vont tout autrement au 18e corps commandé par un chef qui est l'entrain personnifié, le général de Maud'huy : partant de Saint-Martin-du-Boschet, Moutils, Pierrelez, le corps a reçu pour direction l'Épine-aux-Bois, Marchais, Fontenelle. Il est précédé par la division de droite du corps de cavalerie qui éclaire la route. La direction du corps le jette sur l'angle même de la position prise par Bülow à Fontenelle ; devant lui, le 3e corps bouscule des arrière-gardes. Dans la matinée, la marche s'opère allègrement. Mais, vers raidi, les têtes de colonnes des 35e et 36e divisions rencontrent l'ennemi fortement établi sur la rive droite du Petit Morin entre Marchais et Montmirail.

La 35e division (général Marjoulet) se porte vers Marchais-en-Brie par la Celle; la 36e division (général Jouannic) se porte sur le même point en se servant du pont au nord de Montdauphin. Ainsi, Marchais devient le premier objectif de cette journée. Il est évident que l'ennemi entend défendre sérieusement la ligne de Montmirail, le Trembley, Fontenelle. On se trouve, en effet, au point exact où, avec la 13e division (von der Borne) du VIIe corps, von Bülow entend résister à la fois pour permettre à sa gauche de continuer son offensive à la route n° 51, et à son armée entière de se dérober, si cet effort suprême ne réussit pas.

C'est donc le 18e corps qui est chargé d'emporter cet angle de Marchais-en-Brie-Fontenelle, tandis que le 3e corps s'en prendra à Montmirail, où s'appuie le Xe corps de réserve. Après une vigoureuse préparation d'artillerie, la 35e division atteint le Petit Morin à Celle et à Vinet, vers 15 heures. La 36e division qui a occupé sans difficultés Vendières et l'Épine-aux-Bois se porte sur Marchais, qu'elle cherche à envelopper par le nord. Mais, à partir de 17 heures, l'ennemi bombarde violemment tout le déploiement du 18e corps par des batteries établies sur le plateau de Fontenelle-Bailly, au nord-ouest de Montmirail. Il faut une énergie extrême au chef et au soldat pour traverser la zone de feux. Néanmoins, l'attaque progresse. A la nuit, le 18e régiment d'infanterie enlève Marchais par une attaque à la baïonnette. Von der Borne dit que, dans l'obscurité, deux compagnies de son 57e qu'encadrait le 158e furent enfoncées et que, vu l'impossibilité où il était de se rendre compte de la force des Français, il donna l'ordre de reculer jusqu'à la voie ferrée Montmirail-Artonges. Quant à von Einem, commandant le VIIe corps, il dit que, peu après le recul des bataillons de la 13e brigade, vers minuit, l'ordre de Bülow parvint prescrivant la retraite de la 13e division et du Xe corps de réserve sur la ligne Margny-le Thoult, afin, déclare Bülow, " d'éviter l'enveloppement " (VON FRANÇOIS, Marneschlacht und Tannenberg, p. 105 et suiv.).

L'examen de la carte suffit pour expliquer ce recul allemand la ligne de séparation entre les deux armées étant, en gros, la route de Fontenelle à Château-Thierry et, par la chute de Marchais-en-Brie, Bülow étant acculé, comme le général Franchet d'Esperey l'avait prévu, à la vallée du Surmelin, la fissure entre von Kluck et von Bülow va devenir un trou béant où la gauche de la 5e armée et toute l'armée britannique pourront se précipiter. Bülow assiste à ce désastre de son quartier général de Montmort.

Nous ne mentionnons que pour maintenir exactement l'emplacement des forces la marche du 4e groupe de divisions de réserve (général Valabrègue) qui progresse en soutien et suit le 18e corps; les éléments de première ligne partis de Saint-Martin-du-Boschet arrivent le soir à le Vézier, où s'établit la poste do commandement. Le corps, en progressant, a le triste spectacle de la destruction générale accomplie par les Allemands, à partir do Montceaux-les-Provins.

 

" 8 septembre. - Nous avons été faire le tour du village. L'affaire a été chaude; de nombreux cadavres restent encore à ensevelir. Cérémonie pour deux soldats du 228e. Nous admirons l'organisation défensive faite par les Allemands. Départ à 10 heures. Il fait chaud, Partout sur la route, des traces du combat. Une barricade faite par l'ennemi avec des animaux morts, bœufs, vaches, chevaux... Une batterie de 77 à droite de la route complètement anéantie. Nous poursuivons la marche vers le nord. Tous les villages sont déserts. Les mobiliers sortis des maisons, les fossés pleins de bouteilles de champagne vides, un grand nombre de bicyclettes brisées. Nous passons le Morin et gravissons le plateau de Montmirail. Tranchées boches, admirables abris pour mitrailleuses. Au loin, Montmirail qui brûle. Nous arrivons à Artonges. La compagnie cantonne hors du village, tant les odeurs y sont pestilentielles. Nuit calme. Vers 3 heures du matin, la pluie. "

 

Le 3e corps (général Hache) prend la marche comme d'ordinaire entre le 18e corps et le 1er corps. Sa direction est exactement Montmirail, où s'est établi le Xe corps de réserve (von Eben) ; il va donc tomber exactement sur le terrain que Bülow a préparé comme angle d'appui de son " crochet défensif ".

Le corps se met en mouvement à 8 h. 35 : à gauche, la 37e division puis la 6e division (général Pétain) ; à droite, la 5e division (général Mangin) ; en avant, la cavalerie explore. Ici, la grosse affaire, c'est l'occupation de Montmirail. Comment s'y prendre ? Le 3e corps défile en plaine aux pieds du plateau qui le domine à l'est et où l'artillerie allemande est rangée. De là haut, cette artillerie balaye la plaine et elle est elle-même inattaquable. S'agit-il d'un combat de positions comme à Esternay ? S'agit-il d'un siège ? A 10 h. 15, la 5e division atteint Fontaine-Armée et se porte entre Cornantier et Hechecourt où l'on envoie le génie de la brigade et toute l'artillerie divisionnaire. Il faut procéder par étapes. Ordre est donné de n'engager l'infanterie que pour assurer la possession du plateau de Montgobert qui fait face au plateau de Montmirail ; mais on se contentera de se retrancher une fois sur cette position. Il faut être en force pour tenter quelque chose. A midi 30, le général Hache ordonne à la 37e division de gagner le plateau de Montgobert et il masse ses artilleries. On monte ainsi jusqu'à Rieux et aux Chéneaux. De là, une rafale à haute volée est dirigée par-dessus Montmirail sur les artilleries ennemies dont le tir est réglé par un drachen. Après une longue canonnade, on a la chance de le descendre.

Mais, en somme, on est arrêté, Nous avons un récit de cette minute particulièrement pénible à un corps qui s'était élancé plein d'enthousiasme à la poursuite de l'ennemi :

 

" 8 septembre - En arrivant vers Villeperdue, nouvel arrêt. L'ennemi occupe les hauteurs voisines qui ont vue sur notre route. Ordre de quitter le chemin et de, nous dissimuler dans les bas-fonds. Je pars en reconnaissance vers Fontaine-Armée où se trouve le général Mangin. La division est arrêtée. L'artillerie lourde allemande, établie sur le plateau à l'est, de Montmirail, arrose le terrain systématiquement. Un drachen-ballon, le premier que je vois, hors de portée pour nous, dirige les coups de cette artillerie avec précision. Les objectifs sont très nombreux. Des batteries de 75 sont à l'est de Fontaine-Armée ; une colonne de voitures est en marche sur la route de Fontaine-Armée à Molincourt. Le général Mangin et son état-major, les commandants de régiments d'artillerie et leurs adjoints, les chevaux, tout cela forme des groupes nombreux et visibles du ballon à quelques mètres de la ligne d'infanterie

Les gros obus allemands tombent tantôt à droite, tantôt à gauche de la route, et il semble que, grâce aux yeux du ballon, ils ne vont pas tarder à nous atteindre. L'un d'eux tombe, en effet, à une cinquantaine de mètres à peine du groupe où se trouve le général Mangin. Les officiers le supplient de vouloir bien se porter un peu en arrière. Il finit par céder à leurs instances; mais, après avoir porté son poste de commandement à quelques centaines de mètres, le général s'arrête et dit en souriant : " Jusqu'ici, mais pas plus loin. "

L'artillerie allemande reste pour nous invisible et cause de graves pertes à la nôtre. Si le ballon était descendu, les mouvements deviendraient plus faciles, l'artillerie allemande serait aveuglée. Mais il est à plus de 8 000 mètres. Une batterie de 75 voisine continue à tirer sur le ballon. On creuse le sol pour augmenter l'angle de tir et la portée. Un coup heureux fait disparaître le ballon : " C'est une division gagnée ", dit avec raison le chef de corps. "

 

A 18 heures, après la préparation d'artillerie qui s'est faite du haut du plateau de Montgobert, on pense que l'heure est arrivée de tâcher de pénétrer dans Montmirail. Les premiers éléments sont jetés en direction du pont. Le 129e revient trois fois à la charge ; trois fois, il est repoussé. Le pont ne peut être enlevé. L'ennemi occupe des tranchées étagées formant une position très forte. Un des généraux écrit sur son carnet : " Que sera demain ? Nous nous le demandons avec inquiétude. "

C'est qu'en effet, au fur et à mesure que l'on s'avance vers l'est, le problème se complique. Évidemment, on n'a pas encore bien compris dans le camp français la singulière disposition où la manœuvre, de von Kluck et l'obstination du grand quartier général allemand à attaquer sur les marais de Saint-Gond ont mis l'armée allemande toute entière. On ne peut croire qu'un mouvement en arrière si brusque fasse pendant en quelque sorte à un mouvement un avant si brutal. Le coup de bascule est si déraisonnable qu'on ne peut le supposer; et puisque l'offensive allemande se poursuit si acharnée à l'est, on craint qu'elle ne reprenne aussi d'une façon ou de l'autre là l'ouest.

Cependant, le terrain parle, les avions et les reconnaissances renseignent. Il devient de plus en plus évident que le pays est libre devant l'armée britannique et devant la gauche de la 5e armée, tandis qu'il est garni de troupes et d'artillerie devant la droite de cette même armée. En effet, c'est ici que Bülow a massé ses forces disponibles pour protéger et flanc-garder tout le reste de son armée et de la grande armée allemande.

Ces constatations de fait amènent le général Franchet d'Esperey à prendre des dispositions nouvelles pour la partie droite de sa manœuvre. Il se décide à redresser ses axes d'attaque pour ses deux corps de droite EN DIRECTION DU NORD-EST à partir de la journée du 8. Cela veut dire que le 1er corps (général Deligny), laissant à gauche l'objectif de Montmirail, devra marcher sur Montvinot, Bergères-sous-Montmirail, Vauchamps, Fontaine-au-Bron, tandis qu'à la droite du 1er corps, le 10e corps marchera sur Boissy-le-Repos, Fromentières, la Chapelle-sur-Orbais. En outre, le général prend la précaution de soutenir le 10e corps qui est le plus en avant et qui avait le plus dur, en lui rattachant la 51e division de réserve.

Pour en revenir au 1er corps, on voit comment son rôle se dessine. Il a ordre d'envelopper en quelque sorte Montmirail à l'est, tandis que le 3e corps l'enveloppera à l'ouest. Ainsi Montmirail, pris entre deux feux, finira par succomber.

Cependant, en débouchant sur Vauchamps, on aura donné, d'autre part, un fameux coup de main à la bataille de la route 51 : car l'armée Bülow, très en pointe et allongée vers le sud, est prise par la racine, et si elle s'attarde une minute à Soisy-aux-Bois, sa gauche est coupée et tournée. Cette savante manœuvre, l'une des plus belles de la bataille de la Marne, va devenir décisive ; elle permet, en même temps, de passer l'une des divisions du 10e Corps à Foch qui en a tant besoin et qui en fera un usage si décisif aux marais de Saint-Gond.

Ce " redressement ", cette inclinaison à droite, est un coup de maître : mais il fallait la connaissance parfaite du métier chez les chefs pour l'ordonner et la vigueur du soldat, au 1er corps, pour l'accomplir. Que l'on soit bien attentif à ces " finesses " de la tactique, si je puis employer une pareille expression. Car l'art militaire, comme tous les arts, est parfois affaire de nuance. Le succès est dans un " fignolement ".

Sur le terrain, ce changement de direction parait chose si simple qu'elle ne produit d'abord aucune impression sur ceux qui l'exécutent. Les états- majors notent : " La direction du 1er corps orientée précédemment vers Montmirail est rejetée vers Vauchamps. " C'est tout. Et l'autre combinaison, celle de Montmirail, se manifeste dans un simple retard : " Le 1er corps attend pour attaquer que le 3e corps échelonné un peu en arrière et à gauche ait porté ses têtes de colonne à sa hauteur sur le Petit Morin. " Cela veut dire, en fait, que Montmirail va être entouré et cerné.

Voyons donc l'effet de ces deux manœuvres simultanées. A 14 heures, la 2e brigade est arrivée en face de Courbetaux, aux portes de Montmirail. Après une sérieuse préparation d'artillerie, elle s'en empare et passe sur la rive droite du Petit Morin. Opération très dure, mais suffisante : par ce simple fait, la manœuvre qui décide du sort de Montmirail est reliée à la manœuvre qui va décider du sort de la route no 51. C'est là le trait d'union de l'opération ; mais, justement par son succès, elle devient le trait d'union de toute la bataille de la Marne.

 

 

L'ennemi a sans doute le sentiment de la gravité de l'incident car il accumule ses moyens de résistance en ce point et peut-être se croit-il capable de prendre le dessus. Tactiquement, l'engagement est rude, en effet, et la 2e brigade, dont le commandant, le général Sauret, est blessé grièvement, peut à peine progresser sur la rive droite. Mais intellectuellement, stratégiquement, Bülow est battu : il le sent, il le sait et probablement les soldats le sentent aussi ; car le " crochet défensif " pris à revers n'a plus qu'à céder.

Laissons de côté, pour le moment, ce qui se passe à l'est et voyons comment on va d'abord et très sagement débarrasser l'ouest, c'est-à-dire la région de Montmirail.

Dès qu'on a passé le pont de Courbetaux, l'état-major du 1er corps d'armée entre en liaison avec la 5e division (.général Mangin) du 3e corps, que nous avons vue arrêtée devant Montmirail et préparant un assaut d'ailleurs risqué sur cette ville par une rafale d'artillerie du haut du plateau de Montgobert. Le 1er corps propose donc à Mangin de faire, en liaison, le coup de l'enveloppement sur les troupes allemandes qui s'attardent dans Montmirail. Mangin est toujours prêt. Il marchera donc sur Montmirail dès le soir même (le 8), tandis que le 1er corps marchera par Bergères et Courbetaux sur le plateau pour couper la route qui rejoint Montmirail à Vauchamps. Nous, avons vu que Mangin est arrêté devant le pont de Montmirail : mais le 1er corps s'est développé sur la rive droite du Petit Morin. Bergères est enfin occupée par la 2e division (général Duplessis) à 20 h. 45 et nos avant-gardes commencent à grimper au plateau de Vauchamps. Alors il apparaît de toute évidence à Bülow (qui ne pense qu'à cela depuis deux jours) que la retraite pour lui s'impose. Il l'ordonne aussitôt sur Margny-le-Thoult. Son front crève de toutes parts.

Ces combats sont donc d'une importance extrême. Si la victoire ne s'affirme pas par la fuite immédiate de l'ennemi, elle n'en est pas moins significative, puisqu'il cède le terrain du combat.

L'horizon se dégage nettement à l'ouest. Pour achever l'explication de ce beau travail, il est nécessaire de voir comment les choses se passent à l'est. Mais ici, nous sommes en présence des opérations du 10e corps rattaché, dès le 8 au matin, à l'armée Foch. Tournons donc les yeux vers la route n° 51 et vers les marais de Saint-Gond. La fortune de la France se joue sur cette pente, en ce point critique où le massif se rattache à la plaine."

 

Le 10e corps rattaché à la 9e armée. La route n° 51.

 

"Bülow n'avait plus qu'un espoir : forcer par l'offensive commencée à sa gauche le passage de la route n° 51 et tourner l'armée de Foch à gauche, tandis que von Hausen la forcerait et la tournerait à droite à la trouée de Mailly, route n° 77. La manœuvre offensive allemande visait à obtenir, sans une minute de retard, l'un ou l'autre de ces résultats, sinon les deux ; mais nous avons indiqué qu'ils étaient déjà gravement compromis le 7 au soir.

Pour laisser à sa manœuvre le temps de se remettre sur pied, Bülow avait constitué, avec Montmirail comme pivot, le " crochet défensif " qui, de Montmirail à Chézy-sur-Marne, devait la protéger au moins temporairement. Tant que Montmirail tenait, ou pouvait tenter quelque chose à la route n° 51 : mais si Montmirail succombait, les deux opérations allemandes, l'une défensive et l'autre offensive, basculaient en même temps. Voyez la carte.

Le haut commandement français avait parfaitement compris cela. Il fallait enlever Montmirail; mais le point était fortifié et défendu comme un second Esternay; on ne pouvait l'emporter de vive force sans grosses pertes; et, en cas d'insuccès, on s'exposait à des conséquences désastreuses. Mieux valait chercher autre chose. " Employez vos forces de droite à soutenir la 9e armée ", avait dit Joffre. Ainsi fut montée la très belle opération stratégique qui, en combinant les opérations de la droite de Franchet d'Esperey (10e corps) et de la gauche de Foch (42e division), avait pour objet, d'une part, do faire tomber Montmirail et, d'autre part, de couper par la racine l'offensive allemande sur la route n° 51. A partir du 8 matin, cette combinaison attire à elle toute la manœuvre de la droite de Franchet d'Esperey, non seulement le 10e corps, mais le 1er corps, et le général ordonne à ces deux grandes unités d'incliner leur marche en direction du nord-est.

Nous avons indiqué ci-dessus comment la manœuvre réussit, le 8 au soir, autour de Montmirail. Voyons, maintenant, quelle aide elle fournit au général Foch, et quel coup de balancier formidable est produit par le simple changement d'orientation qui rompt l'équilibre, instable jusque-là, de la bataille de la Marne.

Nous suivons donc la manœuvre du 10e corps (général Defforges). Les résultats obtenus dans la soirée du 7 avaient été du plus haut intérêts, et avaient déjà ébranlé fortement le moral de Bülow. Les positions du 10e corps, dès le 7 au soir, avaient présenté comme un raccourci de toute la bataille : à gauche, la 19e division (général Bailly) était en avant, à la Recoude, et tirait sur la corde pour s'élancer jusqu'au plateau de Vauchamps, tandis que la 20e division (les Bretons du général Rogerie) s'attardait un peu en arrière devant le Bout-du-Val pour prêter main-forte à Grossetti, route n° 51. Cela veut dire que l'ouest continuait à se dégager, mais que l'est était toujours obscur.

Franchet d'Esperey confirme au 10e corps, dans la nuit du 7 au 8, l'ordre d'agir en liaison intime avec la 42e division. Il aura donc à déborder, par Bannay, s'il peut atteindre ce bourg, les forces ennemies qui restent engagées vers Saint-Prix et Soizy-aux-Bois contre la gauche de la 9e armée. Mais ce mouvement, visant le flanc de l'offensive allemande, ne devra pas, en principe, dépasser la route de Montmirail à Champaubert.

 

Regardons, maintenant, la carte avec la connaissance que nous avons de ce qui s'est passé le 7 à l'armée Foch. Celle-ci a eu à supporter tout le poids de l'offensive allemande essayant de se glisser sur Mondement et bois d'Allemant. Elle a plié, le 7 dans la journée. Sous la rafale de l'artillerie lourde allemande et sous les torrents de pluie d'un orage d'été, la contre-offensive préparée par le général Dubois n'a pu se déclencher. La situation étant telle et Humbert

étant encore à Mondement, on se rend compte de ce que représente l'offensive du 10e corps se mettant en route en direction de Bannay et prenant, à bref délai , sous son canon, la route de Champaubert à Montmirail ! Elle va ainsi déborder, à la lettre l'offensive de Bülow et même celle de von Hausen. Elle va prendre une avance de 10 ou 15 kilomètres sur la ligne de feu. Si elle arrive la première à Champaubert, tandis que Montmirail tombe von Bülow et von Hausen courront le plus grand risque d'être cernés. Rarement on a obtenu de tels résultats par une simple orientation de marche en se servant surtout des jambes des soldats.

Le mouvement du 10e corps commence à 7 heures, le 8. Toutes les précautions sont prises pour l'exécution impeccable d'une entreprise si hardie. La 20e division (général Rogerie) est disposée à 6 h. 30 par brigades successives, la tête à le Bout-du-Val, prête à attaquer dans la direction de la Pommerose, le Thoult-Trosnay, cote 228, ferme des Grands-Bouleaux : on suppose donc une avance considérable; on suppose le Petit Morin franchi, la petite Suisse de le Thoult dégagée, la route de Champaubert elle-même dépassée, et, résultat capital, la crête des Grandes-Garennes et le massif de Soizy-aux-Bois pris à revers. Sans doute, le commandement a reçu, dans la nuit, des avis sur certains mouvements en retraite esquissés par l'ennemi, Remarquez que nous sommes le 8 au matin, que la journée la plus acharnée commence d'une part, sur l'Ourcq et d'autre part sur Vitry-le-François et sur Bar-le-Duc et, qu'il deux pas, on est encore incertain sur le sort de Montmirail et sur celui des marais de Saint-Gond. Et voici, qu'en ce point, on se porte allègrement en avant ; on semble prévoir qu'une simple marche suffira et que la victoire peut ouvrir ses ailes.

Ce mouvement en pointe de la 20e division est appuyé par celui de la 19e division (général Bailly) qui, se maintenant en relation avec le 1er corps autour de Montmirail, partira de le Recoude à la même heure par brigades accolées et attaquera dans la direction de Boissy-le-Repos. Enfin, la 5le division de réserve (général Bouttegourd) servira de réserve au 10e corps et se rassemblera autour et au sud de Charleville. Elle donne la main, à l'est, a la 42e division (Grossetti) et à la division marocaine (Humbert).

Le général Defforges est de sa personne à Charleville, à 7 heures. On marche vers le nord. Or, voilà qu'un fait considérable se produit. A droite, la 40e brigade ne trouve plus d'infanterie devant elle ; le Bout-du-Val et le bois, à l'ouest, avaient été évacués pendant la nuit. Par contre, elle est en butte à un feu d'artillerie lourde particulièrement intense, surtout sur le plateau de la Pommprose. C'est classique : l'infanterie a disparu ; l'artillerie fait rage : il s'agit d'une retraite par ordre. La brigade se hisse, sous le feu des obus, jusqu'à la ferme de la Pommerose ; de là elle domine toute la vallée du Petit Morin, cote 213; elle pousse ses éléments à la Charmotte, à la cote 208, et voilà qu'elle descend le coteau vers le Thoult un direction de Bannay.

En même temps, la 19e division (général Bailly) débouche de le Recoude, atteint Soigny en flammes, après un combat d'artillerie, et se met en marche vers l'autre pont du Petit Morin à Boissy-le-Repos. Un bataillon du 71e envoyé en reconnaissance dans ce village y entre sans coup férir, passe le Petit Morin et pousse ses derniers éléments de couverture sur la rive nord de la rivière. L'artillerie allemande tire toujours et arrête parfois les troupes obligées de quitter les routes pour progresser sans trop de pertes. Mais pas d'infanterie, des tranchées abandonnées, pas de combats proprement dits.

 

" Nous admirons les tranchées allemandes dans lesquelles un homme tient debout facilement. Pas de parapet visible de loin; la terre est rejetée en glacis en avant et couverte d'herbe. La tranchée est divisée en secteurs par des épaulements... Les Allemands sont de fameux remueurs de terre : nos officiers font voir ce travail à leurs hommes, la leçon ne sera pas perdue. Les blessés et les prisonniers disent tous que le 75 est effroyable. Le sentiment de la victoire se répand dans tout le corps. Des prisonniers interrogés me racontent que la veille 7, ils avaient l'ordre de retarder pendant douze heures au moins, l'avance de notre division pendant que l'armée organisait sa retraite, " (Docteur G. VEAUX, En suivant nos soldats de l'ouest, p. 133.).

 

A la nuit, une reconnaissance d'officier d'état-major ayant constaté que la partie du village de le Thoult située sur la rive droite du Petit Morin était inoccupée, un bataillon du 47e y est envoyé. Partout on trouve les traces de la retraite allemande, cadavres, blessés, ivrognes, chevaux morts, caissons brisés, canons démontés, mitrailleuses et paniers à obus abandonnés. Donc, de partout, mêmes précisions - sur ce point l'ennemi est en retraite, c'est la victoire !

Une fois le Petit Morin franchi, le plateau de Vauchamps abordé, Montmirail dépassé, la manœuvre de Franchet d'Esperey a réussi et Montmirail, après Esternay, n'a plus qu'à succomber. Le " crochet défensif " de Fontenelle-Montmirail tombe en même temps. Bülow donne en hâte l'ordre de repli sur Margny-le-Thoult quand le Thoult même est occupé.

Mais la manœuvre a-t-elle réussi de même plus à l'est, c'est-à-dire à la route n° 51 ? Si l'occupation de le Thoult tourne à gauche le crochet défensif elle tourne aussi, à droite, les Grandes-Garennes et les bois du Reclos et la 42e division doit être dégagée. Mais ici nous entrons sur le terrain de l'armée Foch et l'armée Bülow, en liaison avec l'armée von Hausen, a conservé, de ce côté, toute sa force d'offensive.

Avant d'exposer les combats de la 9e armée dans cette anxieuse journée du 8, récapitulons, en deux mots, les résultats obtenus dans cette même journée par l'armée britannique et l'armée Franchet d'Esperey, à la bataille d'angle : 1° le vide qui existait entre les deux armées ennemies, le 7 au soir, du Grand Morin jusqu'à la Marne, est en train de se combler par l'avance des deux armées alliées; 2° l'armée britannique a son aile gauche devant t la Ferté-sous-Jouarre et, de concert avec la 8e division française, elle entre, du moins à coups de canon, dans la " bataille d'articulation " qui va régler le sort de von Kluck. La même armée britannique a passé le Petit Morin et a occupé la route de la Ferté-sous-Jouarre à Montmirail jusqu'à la route transversale de Rebais à Nogent-l'Artaud ; 3° la 5e armée a franchi également le Petit Morin, un instant arrêtée devant Montmirail ; Montmirail est tourné le 8 au soir, et le plateau de Vauchamps est abordé par les troupes du 10e corps, qui commencent à l'occuper; 4° ces troupes ont apporté, ,en même temps, rien que par leur marche vers le nord-est, une aide précieuse à la bataille de Foch, puisque la route n° 51 est débordée jusqu'au nord du talus de Saint-Prix.

Maunoury à gauche et Foch à droite vont donc se sentir également soulagés. Quant à Franchet d'Esperey, il se sent déjà vainqueur: car, dès la nuit du 8 au 9, il libelle le premier bulletin de victoire qui ait été rédigé dans un état-major français, dans une grande guerre, depuis de bien nombreuses années :

 

" SOLDATS,

Sur les mémorables champs de bataille de Montmirail, de Vauchamps et de Champaubert qui, il y a un siècle, furent témoins des victoires de nos ancêtres sur les Prussiens de Blücher, notre vigoureuse offensive a triomphé de la résistance des Allemands. Poursuivi par ses flancs, son centre rompu, l'ennemi bat en retraite vers l'est et le nord par marches forcées. Les corps les plus redoutables de la Vieille Prusse, les contingents de la Westphalie, du Hanovre, du Brandebourg se sont repliés en hâte devant nous. Ce premier succès n'est qu'un prélude. L'ennemi est ébranlé, mais il n'est pas battu d'une manière définitive.

Vous aurez encore à supporter de rudes fatigues, à faire de longues marches, à combattre dans de rudes batailles. Que l'image de la Patrie souillée par ces Barbares soit toujours devant vos yeux. Jamais il n'a été plus nécessaire de tout lui sacrifier. En saluant les héros qui sont tombés dans les combats des derniers jours, mes pensées se tournent vers vous, les vainqueurs de la prochaine bataille. Un avant, soldats ! Pour la France !

Signé : FRANCHET D'ESPEREY. "

 

Cet ordre du jour, destiné à éclairer le soldat et à répandre jusque dans les rangs le sentiment de la victoire, devait être lu dès la première heure, le 9 septembre."

 

La manœuvre décisive vue du côté français et du côté allemand.

 

"Nous voici arrivés au point précis où, dans le temps et dans l'espace, le sort de la bataille de la Marne se décide : il s'agit de la crise à la jonction du massif et de la plaine. Qui est maître du massif deviendra maître de la plaine : c'est la logique des choses.

Or, la maîtrise du massif va être assurée par la chute de Montmirail

Mais, au moment où nous abordons l'historique sincère de cette partie de la bataille, le lecteur doit être averti qu'il a à se mettre en garde contre certaines erreurs et légendes, même très séduisantes, qui se sont accréditées au sujet de ces événements. Dans sa hâte de savoir, l'opinion a accepté des explications, ou prématurées ou partiales, ne correspondant que bien vaguement à la réalité. De bonne foi, chaque chef s'est cru exclusivement vainqueur; chaque soldat, chaque civil, chaque curé, chaque maire a développé l'idée de la bataille telle qu'il se l'était faite du haut de son clocher ou du fond de sa cave. Le journalisme, comme un photographe ou phonographe fidèle, a tout noté pêle-mêle. Parmi ces notations (non négligeables, tant s'en faut, mais par trop localisées) les plus ingénieuses, les plus émouvantes se sont répandues et elles sont maintenant enracinées dans le souvenir. La légende a pris le pas sur l'histoire, et l'histoire est obligée de compter avec la légende. Actuellement encore, dans les exposés officiels, certaines erreurs persistent.

Il est à peine croyable, mais il est exact que la véritable manœuvre qui força la victoire aux marais de Saint-Gond n'a été ni exactement relatée, ni pleinement mise en lumière. Cette manœuvre est celle de la droite de Franchet d'Esperey, telle que nous venons de l'exposer : à savoir l'orientation A L'EST ordonnée dès la nuit du 7 au 8, pour le 10e et le 1er corps.

L'origine du mouvement remonte aux ordres du grand commandement. Datés, les premiers du 7 et les seconds du 8, ils ont été a admirable nient exécutés par Franchet d'Esperey et Foch. Ce sont ces ordres et nuls autres, c'est cette manœuvre et nulle autre, qui ont produit "l'événement ".

Il convient donc de la rappeler ici, pour que le lecteur ait l'intelligence complète, la vue exacte des choses telle que l'avait le haut commandement français, au moment où il donnait ces ordres décisifs.

Profiter de la rupture du front causée par la retraite de von Kluck et manœuvrer, par la droite de la 5e armée, pour prendre du flanc l'armée Bülow et lui couper la retraite si possible, tout est dit. Une fois ceci décidé et exécuté, la bataille de la Marne est gagnée. Or, cette opération dérivant de la conception générale de la bataille reste incontestablement à l'acquis du haut commandement. C'est d'ailleurs, une vue de simple bon sens et qui s'inspire de la réalité des faits. Mais le génie et le bon sens, à la guerre surtout, se confondent. Le sentiment de la réalité dans les initiatives décisives, la coup d'œil, en un mot, c'est par quoi Napoléon est " le dieu de la guerre ".

Nous allons donc reprendre cette résolution magistrale en son germe et la suivre dans son exécution et dans ses effets : je ne pense pas que l'on puisse trouver, dans la création des grandes œuvres militaires, quelque chose de plus précis, de plus naturel et de plus impressionnant.

Dès le 7, l'ordre général n° 7 établit que la conception existait dans l'esprit du haut commandement ; mais ce n'est encore qu'une simple indication, un " garde à vous " adressé aux chefs d'armée intéressés :

 

" La 5e armée accentuera le mouvement de son aile gauche et emploiera ses forces de droite à soutenir la 91e armée... Cette dernière s'efforcera de tenir sur le front qu'elle occupe, jusqu'au moment où l'arrivée des forces réservées de la 4e armée sur sa droite lui permettra de participer au mouvement en avant. "

 

Le rôle de la droite de la 5e armée ayant à se porter à l'appui de la 9e armée commence à s'esquisser : rien de plus. Cette manœuvre en effet n'est pas encore au premier plan. On admet que la 9e armée, bientôt renforcée à droite, brisera la résistance adverse et se portera, d'elle-même, par un vaste mouvement offensif, à la rupture du front ennemi.

Ce qui n'était qu'une indication le 7, devient un ordre formel le 8; des faits nouveaux se sont produits, la connaissance de ces faits est parvenue au général Joffre ; il voit clair dans la volonté de l'ennemi et dans sa propre volonté et, alors, il dicte l'Instruction particulière n° 19 dont les articles 2 et 3 contiennent toute la substance de la manœuvre.

 

" II. - Il paraît essentiel de mettre hors de cause l'extrême droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles... (Suivent les ordres, à la 6e armée et à l'armée britannique, cités ci-dessus.)

III. - La 5e armée couvrirait le flanc droit de, l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy-Château-Thierry.

A sa droite, la 5e armée continuerait à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à celle-ci le passage à l'offensive ; le gros de la 5e armée marchant droit au nord, refoulera, au delà de la Marne, les forces qui lui sont opposées. "

 

Il n'est plus question du mouvement par la droite de la 9e armée et en liaison surtout avec la 4e armée ; on se préoccupe exclusivement du mouvement de cette même 9e armée par sa gauche et en liaison avec la 5e armée. La manœuvre est cette liaison même ; il appartient aux chefs des deux armées de l'exécuter.

Nous allons voir, par l'exposé des résolutions prises dans le camp allemand, à quel point les ordres donnés aux armées françaises répondaient aux nécessités du moment.

Nous avons dit l'état d'hésitation et d'émotion inquiète qui était celui du chef de la IIe armée allemande, Bülow, dès le 7 dans la soirée. Il avait vu disparaître de sa droite, au cours de cette journée, le IIIe corps et le IXe corps qui avaient rallié l'armée von Kluck en repassant la Marne. Sa droite était donc sans protection et sans liaison, sauf par les deux divisions de cavalerie de Richthofen, entre Montmirail et la Marne, alors que l'armée britannique et l'armée Franchet d'Esperey pénétraient dans le vide ainsi créé sur son flanc. Il se reportait, d'autre part, à ses instructions qui lui ordonnaient de pousser à fond l'offensive de rupture déjà commencée sur la route n° 51, en direction de la Seine.

Fallait-il poursuivre, en effet, cette offensive malgré le grand péril que courait sa droite, ou bien valait-il mieux se prémunir contre ce péril grandissant de minute en minute ? Nous avons vu Bülow se décider à constituer un crochet défensif sur le Dolloir et jusqu'à Montmirail avec la cavalerie Richthofen et la division von der Borne. Il se donne ainsi un jour, non sans se dire pourtant que si cette protection improvisée venait à céder, sa position deviendrait soudainement des plus délicates. La précaution une fois prise, il se décide à suivre ses instructions et, selon les propres termes de son Mémoire justificatif : " ordre est donné à la gauche de la IIe armée de continuer ses attaques vers le sud ".

Voici les raisons qui déterminent Bülow : d'abord il sait que l'exécution du grand plan allemand dépend, en définitive, du succès de sa propre offensive. Un seul espoir, c'est de rompre le front de Joffre sur la route de Sézanne, et à la trouée de Mailly, ou du

moins sur l'un de ces deux points. Si l'on réussit, la bataille change de face. Maunoury est rejeté sur Paris, l'armée britannique et l'armée Franchet n'ont plus qu'à s'enfuir sur Provins, Melun et peut-être sur la Loire. Foch écrasé, repliera, s'il le peut, les débris de son armée sur Troyes et au delà, tandis que Langle de Cary et Sarrail cernés en seront réduits soit à s'enfermer dans Verdun, soit à se rabattre sur la frontière suisse. Un tel gain éventuel vaut que l'on risque beaucoup.

Et, sur les lieux mêmes, les choses ne se présentent pas si mal. Depuis trois jours que la bataille est engagée, Foch n'a pu faire sauter le verrou qui l'enferme au droit de la ferme Chapton. L'offensive allemande a maintenant une occasion admirable de passer sur le corps de la division marocaine et d'enlever Sézanne, succès qui déciderait de tout. Par le centre des marais de Saint-Gond, la valeur du corps incomparable de la Garde est un gage de victoire finale. Enfin, à l'est de ces mêmes marais de Saint-Gond, toute l'armée saxonne est entrée en ligne et le fléchissement du 11e corps français permet d'espérer que l'on pourra, dans la journée du 8, se rendre maître de Fère-Champenoise et de la trouée de Mailly. L'armée saxonne est décidée à vaincre : on a évoqué devant elle les souvenirs glorieux de Gravelotte et de Mars-la-Tour. Von Hausen a pris la résolution d'attaquer la baïonnette et de passer coûte que coûte.

Il est vrai, les réserves manquaient à la IIe armée : mais l'on avait reçu avis que Maubeuge se rendait et que le chemin de fer allait amener à toute vapeur le VIIe corps de réserve rendu libre par la capitulation de la place; en plus, le haut commandement allemand, à l'imitation du haut commandement français, se décidait à emprunter des troupes à ses armées de l'est; des renforts venus de Lorraine étaient en marche sur l'Aisne. Le XVe corps appartenant à la VIIe armée (von Heeringen) avait déjà pris le train, lui aussi, pour venir servir de réserve stratégique à l'armée du nord.

Toutes ces raisons déterminent von Bülow à persister et à faire appel à von Hausen pour frapper ensemble, dans cette journée du 8, le coup qui devait en finir avec l'armée Foch. On met donc le feu au ventre des deux armées. Non seulement c'est l'offensive, mais c'est l'offensive désespérée. Von Hausen télégraphie à Moltke à 23 h. 30 : " Une attaque à la baïonnette est ordonnée pour le 8 au matin avec toutes les troupes. Les ailes des IIe et IVe armées, en liaison avec nous, attaqueront de concert. Le Q. G. de l'armée est à Châlons. "

Les choses étant ainsi dans le camp allemand, on comprend quelle surprise lui ménage le simple changement d'orientation dans les deux corps de droite de l'armée Franchet d'Esperey.

Regardez attentivement la carte et considérez la situation des deux armées opposées autour de Montmirail le 7 au soir : à l'ouest, le " crochet défensif " de Bülow est aligné de Montmirail à Chézy; le reste de l'armée Bülow descend vers l'est de Montmirail à Bannes. Bülow, évidemment, n'a pensé qu'à se protéger par sa droite face à l'ouest, tandis que sa gauche attaque face au sud. Si son point d'appui est brisé à Montmirail, et si l'agresseur, ayant passé le Petit Morin à Courbetaux, Boissy-le-Repos, le Thoult, s'oriente à l'est, c'est-à-dire prend la route de Champaubert et non la route de Condé-en-Brie, qu'arrivera-t-il ? De toute évidence, le " crochet défensif " sera cerné entre l'armée britannique et la 5e armée, tandis que les corps de droite de celle-ci se portant sur Vauchamps, Champaubert, Montmort, prendront par le dos l'armée de von Bülow et même l'armée de von Hausen, s'ils peuvent pousser jusqu'à Bergères-lès-Vertus. Tout dépend donc de ce succès de Montmirail que nous avons vu se dessiner en faveur de l'armée française dans la soirée du 8; et tout dépend surtout de l'orientation à l'est, une fois le Petit Morin franchi; or, voici précisément que le 10e corps passe la petite rivière et aborde le plateau de Vauchamps au cours de cette journée du 8. Franchet d'Esperey a le sens profond du résultat que doit produire cette belle manœuvre, puisqu'il l'annoncera à ses troupes par le bulletin dicté dans la nuit du 8 au 9,

Or, c'est sous le coup d'une telle menace déjà esquissée, que, le même jour 8, au matin, Bülow a donné à sa gauche l'ordre de foncer sur la route n° 51 et sur la route de Bannes à travers les marais de Saint-Gond, et, d'autre part, avec le concours des divisions prêtées par von Hausen, de foncer à la trouée de Mailly, tandis que von Hausen doit foncer de même à Fère-Champenoise, à Lenharrée, à Connantray. Assaut redoutable, assurément, mais court d'haleine, s'il en fut. Que Foch tienne seulement durant cette journée du 8, et, dès le 9 au matin, le sort de la bataille, basculant autour de " l'événement " de Montmirail, se prononcera contre von Bülow et contre von Hausen. Pour ne pas être enfoncés ou tournés, ils n'auront qu'à déguerpir sans perdre une minute, de même que von Kluck déguerpira, au même moment, en dépit de sa " victoire " de Nanteuil-le-Haudouin.

Foch sait tout cela. Il voit clair dans l'obscurité apparente des événements. Il sait que Franchet d'Esperey, lui donnant la main, s'avance pour tourner la route n° 51 et pour prendre à revers son principal adversaire. On lui demande de tenir, il tiendra.Cette journée du 8 sera rude : il ne se fait aucune illusion. L'ennemi est décidé à tous les sacrifices pour saisir une circonstance unique. Si Foch doutait, il lui suffirait de prêter l'oreille à la terrible rafale d'artillerie qui retentit sur tout son front dès les premières lueurs de l'aube.

Le temps est orageux, la matinée lourde. la pluie menace ; le soldat a pu dormir à peine, étendu sur la boue crayeuse, le ventre vide, car dans la plupart des divisions, les vivres ne sont pas arrivés. A la 5e armée, la certitude de la victoire, confirmée par la marche en avant sans coup férir, donne du cœur et des jambes. Mais ici, à peine jour, la mort recommence sa sinistre besogne ; au-dessus des marais de Saint-Gond un brouillard s'élève et cache ces artilleries et ces infanteries qui, pas à pas, s'infiltrent et dévalent de partout."

 

Franchet d'Esperey et Bülow dans la journée du 9.

 

De toute évidence, le rôle principal incombe désormais à la 5e armée. L'armée britannique avançant trop lentement, le général Joffre n'a plus qu'à se servir de la 5e armée comme masse de manœuvre. Heureusement, c'est un instrument devenu singulièrement souple et pénétrant entre les mains du général Franchet d'Esperey et des généraux qui commandent sous lui. II saura s'adapter aux circonstances qui se modifient d'heure en heure et fera du beau travail sur le terrain que la retraite de l'ennemi rend libre devant lui. L'art militaire enregistrera, comme une de ses plus belles manifestations, la marche savante de la 5e armée à une heure qui était encore critique, mais où, par son intervention, la fortune des armes se fixe dans le camp français.

Qu'on ait bien présent à l'esprit le cadre où cette manœuvre va se développer à partir du 8 au soir :

La 5e armée a déjà en vue une double tâche : franchir la Marne par sa gauche et venir en aide à la 9e armée par sa droite. Elle est arrêtée devant Montmirail, tête d'angle du " crochet défensif " de Bülow; si elle parvient à briser cet obstacle, comme elle aura brisé celui d'Esternay, elle pourra commencer un " à droite " qui la portera sur le flanc de l'armée Bülow, dès la nuit du 8 au 9.

Bülow s'est livré à une offensive violente, dans la journée du 8 la route n° 51 et sur les marais de Saint-Gond. Mais il commence a en avoir assez et ses troupes ont été ramenées légèrement en arrière au nord de Soisy-aux-Bois, à la fin de la journée du 8. C'est qu'il a l'œil tourné, lui aussi, vers Montmirail. S'il perd Montmirail, il sait qu'il n'a plus qu'à battre en retraite.

Les ordres donnés à la 5e armée par le général Joffre dans la nuit du 8 au 9 pour la journée du 9 établissent l'exacte compréhension chez le commandement français de ces circonstances nuancées. Tandis que la 6e armée " maintiendra devant elle les troupes qui lui sont opposées sur 1a rive droite de 1'Qurcq ", l'armée anglaise, franchissant la Marne, " se portera sur la gauche et sur les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l’Ourcq a. Quant à la 5e armée, elle continuera à se proposer un double objectif : franchir la Marne à la suite de l'ennemi et dégager la 9e armée toujours empêtrée dans les durs combats du marais de Saint-Gond et de Fère-Champenoise. Ce double rôle est donc précisé dans les termes suivants :

 

" La 5° armée couvrirait 1e flanc droit de l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy, Château-Thierry.

Le corps de cavalerie, franchissant la Marne, au besoin derrière ce détachement ou derrière les colonnes anglaises, assurerait d'une façon effective la liaison entre les forces britanniques et la 5e armée,

A sa droite, la 5e armée continuerait à appuyer l'action de la 9e armée en vue de permettre à cette dernière la passage à l'offensive ; 1e gros de la 5e armée, marchant droit au nord, refoulera au delà de la Marne les forces qui lui sont opposées.

Au delà de la Marne, la route Romeny, Azy, Château-Thierry, affectée à l'armée britannique par l'ordre général n° 7 en date du 7 septembre, est réservée à la 5e armée."

 

Ainsi, deux choses sont évidentes. D'une part, l'armée anglaise étant portée sur sa gauche pour essayer de coincer l'armée von Kluck sur l'Ourcq, la gauche de la 5 armée prend la route Romeny-Azy-Château-Thierry par la rive droite de la Marne, c'est-à-dire en somme, qu'elle se développe à l'aise dans la "fissure". Cela est tellement vrai que l'instruction du grand quartier général donne le nom spécial de détachement à l'aile ainsi maintenue à la liaison avec l'armée anglaise.

Les gros de la 5e armée persévéreront à marcher droit au nord. Quant à la droite, elle reçoit, elle aussi, une mission spéciale, ou plutôt elle est confirmée dans sa mission spéciale indiquée dès la veille, à savoir d'accomplir la manœuvre qui doit soulager la 9e armée ; pour affirmer cette volonté caractérisée du commandement en chef, le 10e corps est rattaché à la 9e armée. C'est ce qui est accompli dans la nuit du 8 au 9 : le 10e corps (réduit à deux divisions; la troisième est partie pour porter secours à l'armée Maunoury) fait désormais partie de l'armée Foch.

Les ordres de marche sont donc établis, dès la matinée du 9, par le général Franchet d'Esperey, conformément à la conception générale de la manœuvre décisive dont l'exécution lui est spécialement confiée : pour consolider son front singulièrement élargi depuis Romeny jusqu'à Vauchamps, il glisse en avant son groupe de divisions de réserve (général Valabrégue) qui est intercalé entre le 18e corps et le 3e corps ; et il donne à son 1er corps (général Deligny), qui est maintenant son corps de droite, l'ordre de se distendre vers l'est de façon à soutenir de tout son pouvoir la manœuvre du 10e corps qui a désormais pour objectif de prendre en flanc l'armés Bülow et de la contourner, si possible, sur la route n° 51.

En effet, les événements qui se sont produits à la fin de la journée du 8 et dans la nuit du 8 an 9 ont singulièrement modifié la situation en notre faveur en face de la 5e armée.

En fin de journée le 18e corps, franchissant le Petit Morin, s'est emparé après un vif combat de Marchais-en-Brie, ce qui le porte en avant de Montmirail. Le 3e corps ayant, comme noua l'avons expliqué, tourné Montmirail par l'est, a fait tomber d'un coup d'épaule cet angle du " crochet défensif " de Bülow, événement considérable et qui porte le coup suprême aux dernières espérances de ce chef allemand ; enfin le 1er corps a commencé son mouvement de débordement à l'est et a mis le pied sur le plateau de Vauchamps.

Décidé à poursuivre énergiquement son succès, Franchet d'Esperey donne les ordres suivants pour la journée du 9 : A gauche, le corps de cavalerie, en liaison avec l'armée anglaise, franchit la Marne à Azy ; à sa gauche, le 18e groupe lance son avant-garde sur Château-Thierry ; le groupe des divisions de réserve se porte, en premier lieu, sur Condé-en-Brie ; le 3e corps sur Montigny-les-Condé et la ligne du Surmelin ; enfin le 1er corps est orienté, d'abord sur le Breuil. Nous le verrons chargé, au cours de la journée, d'une mission un peu différente et de moins large envergure.

Si la manœuvre qui se présente ainsi réussissait, pleinement; le résultat serait des plus considérables: La 5e armée, entrant dans la "fissure" à la façon d'un forceps, l'élargirait à droite tandis que l'armée britannique l'élargirait à gauche ; l'armée von Kluck serait séparée de l'armée von Bülow par un espace de plus de 50 kilomètres. La grande armée allemande serait brisée en deux morceaux.

Elle n'a qu'une façon d'échapper au désastre, c'est de se mettre en retraite hic et nunc. Von Kluck a déjà commencé sans le dire ; Bülow le fait et il ne le dissimule plus. Il est vrai que le haut commandement allemand ne s'est pas encore décidé à donner un ordre général. Mais les faits vont plus vite que les ordres et que les volontés.

Tenons-nous-en maintenant à ce qui ce passe à l'armée von Bülow. La minute décisive pour Bülow fut, à peu prés comme pour von Kluck, la fin de la soirée du 8; à cette heure, tandis que la nuit s'épaississait et que Montmirail succombait, la lumière se fit soudain dans son esprit.

A partir du moment où la 13e division du VIIe corps a été enfoncée (Von der Borne, von Einem et von François ont beau protester que l'état des troupes du VIIe corps était "excessivement frais"; Hentsch et Bülow ne pouvaient que constater la réalité : la 13e division était battue et en pleine retraite.) et où le 1er corps français a tourné Montmirail et s'est engagé sur la route de Vauchamps, le commandement de 1a IIe armée a compris ; il n'a pas d'autre parti à prendre que d'abandonner son appui suprême, Montmirail. L'ordre est alors donné à toute la droite de Bülow de se retirer en pivotant autour du massif de Mondement, ce qui explique, entre parenthèses, la vigoureuse résistance que nos troupes ont trouvée sur ce point jusqu'à la dernière minute. En fait, le soir du 8, toute la région du sud de la Marne, de Meaux à Mézy-sur-Marne, est débarrassée de l'ennemi.

Observez la portée de ces deux mouvements qu'exécutent simultanément et sans s'être donné le mot la Ire et la IIe armées allemandes. La Ire (von Kluck) bat en retraite en pivotant autour de Nanteuil-le-Haudouin et en ramenant sa gauche sur le Clignon; la IIe bat en retraite en pivotant autour de Mondement et se retire sur Dormans. Résultat : le trou s'élargit jusqu'à devenir béant; la situation s'aggrave de minute en minute. Dans le vide ainsi formé, il ne reste plus que les débris des deux corps d'armée de cavalerie qui entretiennent tant bien que mal la liaison.

Dans son mémoire justificatif, Bülow explique en ces termes la situation et ses ordres pour la matinée du 9 :

 

" Les circonstances étant telles (c'est-à-dire étant donnée la séparation excessive qui s'était faite entre la Ire et la IIe armée allemandes), il fallait compter avec la possibilité d'une percée de puissantes forces ennemies entre la Ire et la IIe armée, au cas, où, au dernier moment, la Ire armée ne se déciderait pas à reculer en direction est et à gagner la liaison avec la IIe armée. Si cela n'arrivait pas et que l'ennemi passât dans le dos de la Ire armée de l'autre côté de la Marne, le danger existait pour la Ire armée, d'être entièrement entourée et repoussée en direction ouest.

Lorsque, le 9 septembre, au matin, l'ennemi franchit la Marne en nombreuses colonnes entre la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry, il n'y eut plus de doute que la retraite de la Ire armée, d'après la situation tactique et stratégique, était inévitable et que la IIe armée aussi devait reculer pour ne pas être absolument tournée dans son flanc droit. D'accord avec le représentant du Grand quartier général, ce fut le plan qui fut adopté avec l'intention d'établir un nouveau front en arrière sur l'Aisne.

Bien que cette résolution de reprise en arrière de la IIe armée fût arrêtée dès 1e 9 au matin, l'avance victorieuse de l'offensive du centre et de l'aile gauche de la IIe armée fut encore continuée d'abord et à pleines forces, de telle sorte que, l'ennemi ayant été repoussé partout, la IIe armée put commencer, dans l'après-midi du 9 septembre, le mouvement en arrière en partant de l'aile gauche. (Nous verrons si cet exposé répond tout à fait à la réalité.)

Le corps de la Garde, et les 32e, 23e de réserve et 24e divisions commandées par le général von Kirchbach, commencèrent ce mouvement de retraite à partir d'une heure de l'après-midi. La Garde prit la route de Fère-Champenoise-Vertus-carrefour à l'est d'Avize-Athis-Tours-sur-Marne ; et le général von Kirchbach avec ses trois divisions à l'est de cette route. Des arrière-gardes, avec une forte artillerie, furent laissées en contact avec l'ennemi jusqu'à l'entrée de la nuit.

Le mouvement du gros de la 14e division et du Xe corps (c'est-à-dire les troupes qui combattent à l'ouest des marais de Saint-Gond et à la route N° 51) ne devait pas commencer avant 2 heures de l'après-midi.

Le commandement de la IIe armée demeura tout d'abord, le 9 septembre, à Montmort et se rendit ensuite à Epernay en passant par Moussy. Le grand-quartier général en fut avisé (ce qui implique que la retraite se fit sans son ordre).

Le " décrochement " eut lieu sans aucune difficulté. Les troupes qui marchaient les premières atteignirent environ la ligne de Mareuil-en-Brie, Vertus ; toutes les colonnes et les trains franchirent aussi la Marne le 9 septembre. L'ennemi ne prit pas la poursuite au centre et à l'aile gauche et ne reprit le contact que le 10. C'est seulement devant la 13e division d'infanterie que l'ennemi fit pression, mais sans succès. Le mouvement se poursuivit le 10 septembre, etc. "

 

Rien n'est plus clair : c'est la retraite sur toute la ligne après une offensive à gauche dans la matinée pour renforcer le pivot ; l'artillerie laissée en arrière pour faciliter le décrochement et couvrir la retraite. On est très fier d'avoir repassé la Marne avec armes et bagages dans la journée du 9.

Pour en finir avec les résolutions du commandement allemand dans cette journée du 9 (ou plutôt avec ses velléités contradictoires ; car il va sans dire que les divers mouvements s'accompagnèrent d'une confusion terrible et de querelles effroyables à coup de téléphone et de radios entre les chefs et les états-majors), notons que Bülow, soutenu, à ce qu'il semble, par le grand quartier général, eut, un moment, l'intention de renouveler; en avant d'Epernay, le " crochet défensif " qui avait été d'un si médiocre usage à Montmirail-Chézy. En effet, les télégrammes nous apprennent que, le soir du 9, le haut commandement allemand espère encore arrêter le mouvement de retraite à la hauteur d'Epernay. Il ordonne, qu'à l'est de ce point, en pivotant autour de lui, les armées de gauche contiennent l'offensive pour arrêter l'ennemi. C'était une nouvelle manœuvre qui commençait, et que nous expliquerons en la rattachant à l'exposé du rôle de la IVe et de la Ve armées dans la journée du 9.

Mais; pour obtenir un résultat appréciable dans une situation si difficile, il eût fallu que le pivot, c'est-à-dire la IIe armée, fût solide. Si elle ne l'était pas, elle prêtait le flanc, par sa droite, à un adversaire victorieux. Bülow faisait blanc de son épée brisée, télégraphiait encore : " Puisque la Ire armée ne peut pas ou ne veut pas me soutenir, c'est à moi de l'appuyer. " Il se vantait. En fait, la liaison n'existait plus entre la Ire et la IIe armée. Une minute de retard dans le mouvement de retraite et tout était définitivement compromis. Et puis les troupes n'en pouvaient plus et n'en voulaient plus. Il n'y avait qu'à fuir jusqu'à la Vesle et jusqu'à Aisne. Trop heureux si l'on pouvait faire tête sur cette ligne, grâce aux renforts que l'on attendait de l'armée von Heeringen accourus des Vosges !

 

Chute de Montmirail avant l'aube. La 5e armée franchit la Marne, le soir, à Château-Thierry, par sa gauche.

 

Voyons cependant, comment cette journée du 9, cette journée de victoire, fut conduite et comprise dans le camp français, à la 5e armée.

Le corps de cavalerie progresse à gauche entre l'armée britannique et le 18e corps, les 10e et 4e divisions en avant, la 8e un peu en arrière. Dés que les avant-gardes se mettent en découverte, elles apprennent des habitants que les Allemands se sont retirés, le 8, entre 18 heures et 19 heures, de la rive droite de la Marne. Ils ont quitté (il s'agit évidemment de la 5e division de cavalerie) Bonneuil-sur-Marne en direction de Coupru et du bois du Loup. D'après le rapport des avant-gardes, on eut très nettement, à la 4e division (général Abonneau), l'impression de la retraite définitive de l'ennemi.

 

" Le soir, en entrant dans ma chambre à coucher, qui est, comme les autres jours, un grenier à foin, j'entends encore le général épanoui me dire, et de quelle voix : "Ils foutent le camp !".

Aussi l'ordre est donné de franchir la rivière et de galoper, dès la première heure, sur les talons de l'ennemi : " Un escadron de découverte partira à 3 heures du matin et cherchera à s'emparer du pont de Nogent-l'Artaud. Le reste de la division sera sur pied à 5 heures. "

L'aspect du pays et les récits des populations ne laissent plus aucun doute :

Les habitants sont unanimes à dire que les Allemands battaient en retraite dans le plus grand désordre. Les fantassins couraient en colonnes épaisses entremêlées d'artillerie. Les cavaliers traversaient les champs au galop. Les clôtures sont brisées, couchées, pliées, par la ruée vers le nord. "

 

A 10 h. 45, au moment où le corps de cavalerie se prépare à aborder la rivière; un ordre de marche nouveau est adressé aux divisions. L'armée britannique s'étant étendue sur sa droite et marchant de Sablonnières sur Nogent-l'Artaud, et d'autre part; les avant-gardes du 18e corps marchant de Montfaucon sur Essises et Chézy-sur-Marne, le couloir entre les deux armées se resserre de plus en plus : Les deux divisions de cavalerie se mettront donc en colonnes, la 10e division en avant et progressant sur Chèzy, la 4e s'arrêtant au sud de la Chapelle pour laisser passer la 10e.

A ce moment, l'armée britannique fait savoir qu'on lui signale une force d'infanterie allemande vers Étrépilly, ainsi qu'une brigade de cavalerie allemande que la division anglaise a l'intention d'attaquer ; ce renseignement a pour effet d'arrêter, comme nous l'avons dit, la progression de l'armée anglaise, l'après-midi. Un effet analogue semble se produire, par contrecoup, dans le corps de cavalerie.

 

" Au début da la journée, nous avançons remarquablement vite, dit le capitaine Langevin. Nos reconnaissances ont déjà atteint la Marne et se sont emparés de deux ponts. La cavalerie anglaise est en marche plus au nord. A midi, le général a reçu l'ordre de passer la Marne. Vers une heure, noms arrivons sur l'arête du plateau qui longe au sud la vallée. Nous scrutons du regard toute la côte opposée. Diable ! c'est que l'expérience d'hier nous a servi. Le général se méfie encore et prononce le mot mystique de " traquenard "… Une certaine hésitation devant l'inconnu nous fait marquer un temps d'arrêt... Enfin, toutes tergiversations passées, la marche reprend... et nous franchissons la Marne.

Personne n'inquiète notre passage... Quand nous arrivons quelque part, à Vieils-Maisons, à la Chapelle-sur-Chézy, à Azy, à Essomes, partout les habitants disent : · "Les Allemands sont partis, il n'y a pas deux heures." Et, le plus souvent même, ils ajoutent : " Ils se sauvaient pêle-mêle sans dire un mot …" Cinq kilomètres seulement nous séparaient parfois de l'ennemi... On avait dit : " Poursuite ! " A cet ordre qui est un appel, il eût fallu répondre : " Poursuite ! " et ne plus vouloir que cela. "

 

Au lieu de cet élan, le ralentissement, si marqué à l'armée britannique, attarde également la marche du corps de cavalerie. A 16 h. 30, la 4e division arrive à la ferme Noisette où elle rejoint la cavalerie et l'infanterie anglaises tout à fait arrêtées. L'ordre de cantonnement est donné ainsi qu'il suit : la 4e division à la ferme Malassise, Crogis, Montcourt, la 10e division à Château-Thierry (ouest), la 8e division à Chézy-le-Moncet.

Par la proximité d'Étrépilly, on voit combien est minime la distance qui, le 9 au soir, séparait les deux armées, l'une en retraite et l'autre en marche.

Que fût-il arrivé si les régiments de cavalerie français et anglais fussent entrés ensemble dans la traînée de l'armée allemande ? N'y eut-il pas là une de ces occasions manquées, et peut-être une de ces " fautes dans l'exécution " dont se plaignit si justement, à diverses reprises, le général en chef ? Le soldat lui-même le sentit : " La fougue des premières heures de la poursuite s'est éteinte peu à peu, faute d'avoir été nourrie par une volonté directrice qui eût décuplé, en les tendant, nos vouloirs et leur puissance utile. " (Langevin.) "

 

Or, cette volonté existait chez Joffre, ainsi qu'en témoignent tous ses télégrammes : elle fut interceptée au passage et n'atteignit pas les troupes. Au cours de cette matinée décisive, Joffre pousse la gauche de la 5e armée dans la large brèche laissée par le recul des Ire et IIe armées allemandes. Il recommande de faire reconnaître par avions la région de Château-Thierry-Dormans ; il suspend l'embarquement d'abord ordonné d'une division du 3e corps ; il prescrit à Franchet d'Esperey de faire franchir la Marne ce soir même au 18e corps pour appuyer les colonnes anglaises qui l'ont passée, et il avise du tout le maréchal French. Vainement !

A droite du corps de cavalerie, le 18e corps (général de Maud'huy) avait, dans la nuit du 8 au 9, attaqué Marchais-en-Brie à la baïonnette. La route est découverte jusqu'à la Marne. La marche pour le 9 est ordonnée ainsi qu'il suit : à gauche, et joignant le corps de cavalerie, la 38e division avec ses avant-gardes à Essises, ses gros à Ville-Chamblon, tenant tout le plateau de la Grande-Forêt ; à droite, la 36e division avec une avant-garde à la Malmaison (au nord-est de Viffort) et la tête de ses gros à Viffort, le tout défilant sur la grand-route de Fontenelle à Château-Thierry ; en arrière, la 35e division; dans la région dg Rozoy-Bellevalle.

Une fois sur les hauteurs qui dominent les rives sud de la Marne, le 18e corps voit s'étendre à ses pieds la belle vallée vêtue de peupliers ; les routes sont blanches, quelques fumées sur l'horizon. Les avant-gardes galopent jusqu'à la rivière : elles rapportent que les voies sont libres et les ponts intacts. L'ordre de Bülow à la 5e division de cavalerie d'occuper les passages depuis Château-Thierry jusqu'à Binson n'a pas, en effet, été exécuté ; cette division a fui jusqu'à Marigny-en-Orxois. Les ponts sont aussitôt occupés par les avant-gardes françaises. Le 18e corps pousse sa pointe sans désemparer et, d'ailleurs, sans trouver aucune résistance. C'est la trouée. Une brigade mixte, la 36e est poussée sur la rive droite de la Marne par le pont d'Azy ; d'Azy elle grimpe au coteau de Bonneil et an nord. Le 1er zouaves est jeté à droite, dans Château-Thierry, qu'il trouve en partie dévasté et quelques maisons incendiées par l'ennemi. On fait, dans la ville, un grand nombre de prisonniers, dont le général von Pfeil und Klein-Ellgüth. A 20 heures, tout le 18e corps est réparti sur les deux rives de la Marne, ses avant-gardes sur la rive droite, d'Azy à Château-Thierry.

Le 4e groupe des divisions de réserve (général Valabrègue) a reçu l'ordre de s'intercaler entre le 18e et le 3e corps et de se tenir en ligne avec l'ensemble de la 5e armée. Il se porte sur la Marne en une seule colonne par Vinet, Marchais-en-Brie, Villemoyenne ; l'ordre est donné de talonner partout l'ennemi, de le gagner et de passer la rivière. Mais les Allemands ont débarrassé le pays et c'est sans rencontrer aucune résistance que le gros du 4e groupe des divisions de réserve bivouaque, le 9 au soir, autour d'Artonges. Cependant quelques compagnies ont été projetées en avant, jusqu'à Château-Thierry. Je lis sur un carnet de route :

 

" 9 septembre. - Départ vers 5 heures du matin. Nous sommes toujours en réserve d'armée ; aussi nous ne voyons rien. Croisons un convoi de prisonniers. Recevons l'ordre de nous garder pendant les haltes ; de nombreux détachements de cavalerie allemande sont égarés dans les bois aux environs. Il pleut. Nous approchons de Château-Thierry et repassons sur le plateau où nous avions été tant canonnés huit jours auparavant. Nous descendons sur la ville qui fume à nos pieds. Quelques coups de canon au loin. Pendant une halte à proximité d'un bois, je trouve, en plaçant des sentinelles, deux grandes voitures chargées de toute la comptabilité d'une compagnie et de ballots d'effets, auprès un cheval de dragon abandonné. Epaves partout. Nous cantonnons à Blesmes, village à flanc de coteau dominant la Marne. Les habitants sont restés dans le pays : ils nous racontent que ta veille, vers 3 heures du matin, ils ont assisté à la fuite éperdue de l'artillerie boche, qui au risque de se broyer a dévalé au galop les ruelles étroites et en pente du village. (C'est sans doute l'artillerie de la division de cavalerie de la Garde.) Une heure après, les Français arrivaient (Carnet de route du lieutenant G. Hanotaux.). "

 

 

Le 3e corps (général Hache) est, comme nous l'avons dit, placé au centre de la 5 armée : il a eu affaire, dans le cours de la journée du 8, au " crochet défensif " de Bülow ayant sa tête d'angle à Montmirail. Nous avons dit aussi par quelle savante manœuvre Montmirail a été débordé par la division Mangin et comment une attaque à la nuit tombante avait bousculé la 13e division allemande dont le chef, von der Borne, avait, " dans l'impossibilité de se rendre compte de la force de cette attaque, ordonné la retraite sur la voie ferrée Montmirail-Artonges ". Bülow a compris soudain le danger qu'il court s'il est pris de flanc sur le plateau de Vauchamps.

 

" Vers minuit, écrit le général von Einem, commandant le VIIe corps, l'ordre du commandement de la IIe armée arrivait, disant de reprendre en arrière la 13e division d'infanterie et le Xe corps de réserve sur la ligne Margny-le-Thoult. Ces mouvements furent exécutés le 9 septembre au matin. J'ai vu moi-même les bataillons avancer dans leur nouvelle position. Ils n'avaient pas l'air de troupes battues, mais bien au contraire ils étaient excessivement frais. C'est dans cette position que l'ordre de commencer la marche en retraite derrière la Marne nous atteignit à 3 heures de l'après-midi . Jusqu'à ce moment, la division ne fut pas attaquée. L'ennemi ne pressait pas.

Cependant, à partir de 3 heures du matin, nos patrouilles étaient entrées dans Montmirail.

Ce fut là sans doute, avec l'événement d'Esternay, l'un des faits décisifs de la bataille de la Marne, puisque l'armée de Bülow se trouvait désormais sans liaison effective avec l'armée de von Kluck. Rejetée définitivement vers l'est, elle était en grand péril si elle s'attardait sur la route n° 51, objectif principal de l'offensive sur le sud.

On peut dire que, à ce moment précis, la 5e armée est victorieuse et par conséquent la bataille gagnée. Joffre le sait si bien, qu'avec sa méthode véritablement géniale de puiser ses réserves dans ses corps combattants et de les reporter ailleurs au fur et à mesure que leur tâche est accomplie sur un point, il donne l'ordre de décrocher en temps utile, la 37e division (général Comby) pour être embarquée à Esternay à destination de l'armée Maunoury. C'est comme si dans une course, il prenait le parti de changer de piste pour "couper au court".

Voici donc le 3e corps affaibli d'une division. Mais la tâche s'est singulièrement allégée devant lui. Les deux divisions Pétain et Mangin la première à gauche et l'autre à droite, se mettent en mouvement, de Montmirail vers la Marne. Le 7e chasseurs est à Marchais à 7 h. 30. Les deux divisions ont franchi le Petit Morin entre Courbetaux et Vinet. La marche se poursuit sans difficulté en direction de Margny et Verdon- L'ennemi a évacué Verdon à 15 h. 40 et a continué sa retraite vers le Breuil; direction excellente, puisqu'il est repoussé vers l'est.

Cependant, au delà de Margny, la situation se révèle tout à coup plus délicate. L'artillerie lourde allemande s'est arrêtée sur les hauteurs dominant Margny et, de là, elle prend à partie notre 5e division au débouché de Corrobert. Nous avons le récit du combat, où notre artillerie lourde entre en jeu et prend nettement le dessus sur l'artillerie allemande :

 

"Au sortir de Montmirail, la colonne s'arrête… Vers midi, je reçois l'ordre de me porter en avant avec mon artillerie lourde sur la route de Corrobert. Je croise le général Rouquerol : comme je lui demande un ordre, il me fait connaître que je suis à la disposition du général Mangin qui se trouve en avant. Je continue ma route et, avant d'arriver Corrobert, le rencontre le général Mangin.

La marche de la division est arrêtée : une artillerie lourde allemande bat tout le terrain au nord de Corrobert. Le 43e d'artillerie , qui est en batterie dans cette région, n'a pu arriver à la f aire taire. Le général me donne la mission suivante " Battre la route qui part de Verdon vers le nord, par laquelle l'ennemi doit se retirer ; contrebattre l'artillerie lourde allemande qui doit se trouver dans la région nord de Margny; appuyer l'attaque de notre infanterie sur Margny. Faites vite ! " J'envoie l'ordre aux commandants de groupe de venir me rejoindre et nous partons en reconnaissance. Nous traversons le village et ne pouvons obtenir aucun renseignement sur l'emplacement exact de l'artillerie lourde allemande. Le pays est vallonné et coupé de petits bois qui limitent la vue. En vain nom parcourons au galop les différentes régions où il semblerait possible d'établir des observatoires : impossible de rien voir, ni Verdon, ni Margny. Il ne nous reste qu'un moyen à essayer : déterminer nos éléments de tir en nous servant de la carte et de la boussole; envoyer des lieutenants observateurs avec les troupes d'infanterie qui montent vers Margny . ils nous renseigneront. De l'étude que j'ai faite du terrain quand, quelques jours auparavant, j'ai passé, au cours de la retraite, par Margny, il résulte pour moi que l'artillerie lourde allemande doit être au nord de Margny, vers la HauteFoy, et je trace, dans cette direction, un carré de 600 mètres que le groupe de 120 doit prendre sous son feu. Les groupes sont répartis avec cet objectif. Le feu est ouvert, les servants y vont de bon cœur, ayant mis la veste bas... Bientôt l'artillerie allemande cesse son tir. Nous recevons des renseignements de nos lieutenants observateurs. Changement d'objectif ; battre Margny ; i1est convenu que le tir cessera à 16 heures : à cette heure-là, notre infanterie donnera l'assaut. A 17 heures, on annonce que Margny et Verdon sont pris.

Je me porte en avant sur la route de Verdon pour obtenir de nouveaux renseignements. J'apprends en chemin qu'une forte colonne allemande sort du Breuil vers Igny-le-Jard. L'artillerie lourde et le 43e se portent en avant pour le prendre sous son feu … A Verdon, je vois le général Mangin qui m'exprime toute sa satisfaction pour les résultats obtenus... Nous arrivons aux Combes. Le succès se confirme, 300 ou 400 tués ou blessés, 2000 fusils pris. " - Le général Mangin : On dit que vous avez dépensé beaucoup de munitions. Combien avez-vous tiré de coups ? - Moi : Le groupe qui tirait sur Margny a employé 17 coups par pièces, celui de Verdon 35 coups, soit 600 coups environ pour les deux groupes. - Le Général : C'est très peu si on compare aux dépenses de l'artillerie de campagne." "

 

C'est ainsi que sauta, à Margny, l'extrémité même de la droite de Bülow. Entre Margny abandonné par la droite de la IIe armée et Crouy-sur-Ourcq que traverse en retraite la gauche de la Ire armée, il y a 48 à 50 kilomètres !

Le stationnement du 3e corps, le 9 au soir, a lieu à l'Échelle-le-Franc, Vauchamps, Verdon, Romandie, Courbehaut, Corrobort. Toute la région de Montmirail accueille les soldats du 3e corps comme des libérateurs. Les glorieux souvenirs de la campagne de 1814 revivaient, cent ans après, dans les cœurs.

Le 1er corps (général Deligny) avait, d'abord, reçu l'ordre de filer droit sur le Breuil. Sans doute, on espérait couper ainsi la retraite de l'ennemi. Mais il semble que Bülow, quel que fût son affolement, ait compris qu'il ne pouvait pas accomplir sa retraite sur Epernay par une marche de flanc en présence de l'ennemi sans s'abriter par une contre-offensive locale. De même que von Kluck attaquait à Nanteuil-le-Haudouin pour consolider son pivot à droite, de même von Bülow réattaquait sur Soisy-aux-Bois pour consolider son pivot à gauche. Il profitait de la situation assez favorable qu'il s'était créée, la veille au soir, en se maintenant à proximité de Mondement et sur les marais de Saint-Gond. Ces dispositions de l'ennemi, peu à peu découvertes, sont la cause de modifications dans la marche du 1er corps. Ainsi va s'expliquer la manœuvre respective de la retraite dans la région des marais de Saint-Gond. On peut dire que, de part et d'autre, les deux armées, reculant ou avançant par un mouvement oblique, se cherchent par le flanc.

Les ordres étaient donnés d'abord au 1er corps d'avoir à se porter en trois colonnes sur le Surmelin. Mais les avant-gardes mises en route dés le début de la matinée se butent, vers 9 heures, à une

organisation défensive préparée par le Xe corps de réserve sur le ru de Margny.

Un peu plus tard arrive la nouvelle, beaucoup plus grave encore, que la 9e armée est vigoureusement contre-attaquée sur la route n° 51. C'est le système de décrochement de von Bülow qui entre en exécution. Que faut-il faire ? Que fait l'ennemi ? Cède-t-il ou résiste-t-il ? S'agit-il d'un " traquenard " ? On comprend l'embarras.

Dans le doute, le 1er corps reçoit l'ordre de s'installer sur la ligne du ru de Margny en se tenant prêt soit à poursuivre sur le Breuil, soit à agir vers l'est pour dégager la 9e armée. Pour le même motif, la 19e division, appartenant au 10e corps, a été mise provisoirement sous les ordres du général Deligny, et ne doit pas dépasser Fromentières.

Durant tout le milieu de la journée, le 10e corps et la gauche de la 9e armée résistent, non sans de lourdes pertes, à la contre-offensive allemande. Mais, vers 13 heures au moment même où l'ennemi, va déguerpir, on sent le besoin d'intervenir par une force venant de l'ouest, c'est-à-dire du massif, pour fixer un succès qui hésite encore vers la plaine. C'est l'heure de recourir au 1er corps. Franchet d'Esperey, qui est venu à Vauchamps, a ordonné au général Deligny, à 10 h. 30, de pousser le maximum de forces sur Champaubert pour prendre de flanc le Xe corps allemand qui s'accroche à la route n° 51.

En conséquence, la 19e division est aiguillée en direction générale Bannay-Baye. La 2e division est chargée d'immobiliser sur Bièvre et Fontaine l'ennemi qui tient toujours les hauteurs de Margny et qui peut descendre de là sur le flanc de la 19e division engagée dans le combat. Enfin la 1re division combinera ses efforts avec ceux de la division Mangin pour enlever les hauteurs de Margny.

Le fait est, qu'en raison de la situation de la 9e armée, la marche du 1er corps vers le nord est arrêtée, puis portés en direction sud-est pour être de là transformée en offensive et prendre de flanc le Xe corps, la 14e division (du VIIe corps) et la Garde, de l'armée von Bülow. Tels sont les ordres de 15 h. 10.

Mais il faut du temps pour retourner les formations d'un corps en marche. Un certain retard se produit ; or, si l'ennemi menaçait de contre-attaquer du haut des collines de Margny, le 1er corps serait pris entre deux feux. Il y a un moment de grande anxiété. L'artillerie de la 19e division tire en direction de l'est (c'est-à-dire sur le Xe corps de réserve) du haut du bois de Thoult ; l'artillerie du corps d'armée tire à toute volée de la route de Vauchamps dans la même direction ; ainsi protégés, la 19e division progresse.

A 17 h. 30, Foch fait savoir que la 9e armés a ordre de reprendre l'offensive sur tout le front. Le 1er corps devra accompagner ce mouvement général. Si les choses sont bien exécutées, l'ennemi sera pris entre deux feux. Le sort de la route n° 51 , disputée depuis quatre jours entiers, va se décider par cette belle manœuvre en rassemblement. Voyons donc le mouvement du 1ercorps dans son ensemble :

Une brigade attaque à la Marlière ; une autre à la Roquetterie (route de Vauchamps à Champaubert) ; une autre de la Roquetterie à Fontaine-au-Brou.

La 2e division est aiguillée sur croupe 232 et Bièvre (près la Chapelle-sur-Orbais) avec ordre d'occuper coûte que coûte pour couvrir le flanc de la 19e division qui procède à l'attaque décisive au sud.

A 18 heures et demie, la 1re et la 2e division sont maîtresses du ru de Margny, leurs éléments de droite marchent sur Bièvre. Les troupes bivouaquent en plein champ de bataille : la 1re division sur la route de Vauchamps à Orbais ; la 2e à l'est de cette route, et la 19e division aux abords de Champaubert.

C'est dans la manœuvre du 10e corps que nous allons voir s'affirmer cette maîtrise du champ de bataille qui fixa, à la dernière minute, la victoire dans le camp français, alors que, sur tant de points, elle semblait hésiter encore. Heureuse fortune - fortune méritée - pour le général Joffre d'avoir su, par son choix de la dernière minute, en ce point critique et à cette heure décisive, des lieutenants tels que Franchet d'Esperey et Foch. Une grande part du succès final leur appartient.

Mais, pour mettre ces événements en pleine lumière, il faut considérer maintenant le rôle du 10e corps dans ses rapports avec la 9e armée et, pour cela, exposer la situation d'ensemble de cette armée dans la journée critique du 9 septembre.

Pour la 5e armée, son œuvre dans la journée du 9 est magnifique : c'est un vaste hémicycle de terrain dégagé et réunissant les deux batailles, celle de l'ouest et celle de l'est, celle du massif et celle de la plaine.

Tel est le résultat de la manœuvre, si fortement combinée par le chef et si finement exécutée par les lieutenants ; résultat où domine de notre côté l'art des liaisons, tandis qu'il est si lourdement négligé du côté allemand. C'est une habile exploitation de la "fissure". C'est une entrée hardie, alors que d'autres hésitent. C'est une supériorité de décision et de vue incontestable chez les généraux français.

L'ennemi est en fuite et cède partout devant des " mouvements ", quelles que soient ses velléités de résistance.

Nous allons voir comment, par ces mêmes "mouvements", la route n° 51 et, par conséquent, la gauche de la 9e armée, va se trouver entièrement dégagée.

RETOUR VERS LE MENU DES BATAILLES DANS LA BATAILLE

RETOUR VERS LA PAGE D'ACCUEIL