LE POINT DE VUE DU MARECHAL FRENCH

La traduction française du livre "1914" de Maréchal Lord French a été faite par Robert Burnand et édité chez Berger-Levrault en 1919. Le livre traite non seulement de la bataille de la Marne mais également de la "course à la mer" et des combats de Belgique, ici nous ne parlerons que des événements relatifs aux combats d'août et septembre 1914.

Il est très intéressant de rapprocher le texte du Maréchal French des commentaires qui en sont faits dans l'étude remarquable du Général von Kuhl, que l'on peut lire sur ce site dans le point de vue allemand. On sent nettement que le texte permet de "régler des comptes" avec le Général Lanrezac (bien qu'il reconnaisse la bonne conduite de la bataille de Guise), avec le Général Smith-Dorrien et Lord Kitchener.

 

Le premier chapitre est une suite de "Préliminaires" où French pensait, avant 1914 que la probabilité d'une guerre était une certitude. Ils rappelle comment l'état-major britannique a préparé l'embarquement des troupes puis leur concentration en France.

" Comme on l'a dit plus haut, l'un des points les plus importants qui restaient à discuter et à décider. Etait de savoir finalement si le plan primitif, touchant la zone de concentration des forces britanniques en France, devait être adopté, ou s'il devait être modifié par la situation actuelle. Ce fut un échange de vues très serré, entre militaires et ministres bien : bien des opinions contradictoires furent exposées. Les militaires eux-mêmes n'étaient pas d'accord. Lord Kitchener pensait que notre position à la gauche de la ligne française à Maubeuge était trop en l'air, et préconisait une concentration bien plus en arrière, aux environs d'Amiens. Sir Douglas Haig proposait d'ajourner tout débarquement jusqu'à ce que la campagne fût effectivement engagée et que nous fussions capables de juger dans quelle direction notre coopération pourrait être le plus efficace.

Personnellement, j'étais opposé à ces idées et très désireux d'adopter les plans primitifs. Tout changement dans l'exécution de notre concentration, surtout si elle en avait dû être retardée, aurait démoli le plan de compagne français et mis la plus grande méfiance dans l'esprit de nos alliés. Un retard ou un recul n'auraient pas seulement été considérés comme une hésitation mais auraient facilement pu entraîner des conséquences désastreuses, en isolant d'une façon permanente des forces déjà inférieures en nombre."

La France et la Grande-Bretagne avaient eu des entretiens d'états-majors pour préparer l'éventualité d'un conflit avec l'Allemagne, il n'en avait pas été ainsi, malheureusement, avec la Belgique. French, pensait que les Allemands envahirait la Belgique et qu'on avait tort d'attendre une attaque à l'est de la France.

"C'est dans cet esprit confiant, anxieux à la fois et vigilant que je débarquai à Boulogne le 14 août 1914, à 17 heures

Je terminerai à propos ce chapitre en publiant ici les instructions que je reçus du Gouvernement de Sa Majesté avant. mon départ :

Etant donnée la violation de la neutralité de la Belgique par l'Allemagne et conformément à l'entente qui existe entre notre pays et la France, le Gouvernement de Sa Majesté a décidé, sur la demande du Gouvernement français, d'envoyer un corps expéditionnaire en France et de vous en confier le commandement.

La mission spéciale des forces placées sous vos ordres est d'assister l'armée française et de coopérer avec elle, contre nos communs ennemis. Votre tâche particulière est d'aider le Gouvernement français à prévenir ou à repousser une invasion allemande en France et en Belgique, éventuellement de rétablir la neutralité belge, pour la sauvegarde de laquelle, comme il est garanti par traité, la Belgique s'est adressée à la France et à nous-mêmes.

Telles sont les raisons qui ont décidé le Gouvernement de Sa Majesté à déclarer la guerre. Elles constituent le premier objectif que vous ayez à vous proposer.

Le point de votre concentration, d'après l'accord actuel, est Amiens et, pendant la concentration de vos troupes, vous aurez toute latitude pour discuter, avec le commandant en chef des armées françaises, la situation militaire générale et le rôle spécial que vos troupes seront en état de jouer. Il doit être établi dès le début que la force numérique du corps expéditionnaire et des renforts qui lui seront envoyés est strictement limitée; en ne perdant jamais de vue cette considération, il est évident que le plus grand soin doit être apporté à réduire les pertes et tout gaspillage au minimum.

Aussi, quoique vous deviez faire tous vos efforts pour entrer aussi étroitement que possible dans les vues et les désirs de nos alliés, vous aurez à considérer très sérieusement le cas où vous participeriez à des mouvements avancés dans lesquels de grandes unités françaises ne seraient pas engagées et où vos troupes pourraient être amenées, à attaquer dans des conditions défavorables. Si le cas se produisait, je vous prierais de m'en informer en, détail et assez à temps pour que je sois en état de vous communiquer toute décision, que le Gouvernement de Sa Majesté pourrai prendre sur la question. A ce propos, je vous prie de voir nettement que votre commandement est entièrement indépendant et que vous ne serez jamais, en aucun cas et dans aucun sens, sous les ordres d'un général allié.

Dans les petites opérations, vous veillerez à ce que vos subordonnés comprennent qu'ils ne doivent courir le risque de pertes sérieuses que si le commandement estime que ces pertes sont proportionnées à l'objectif envisagé.

Vos troupes pourront avoir, auront même certainement, au cours de cette campagne, de nombreuses; et de belles occasions de montrer leur grand courage et leur esprit de discipline. Les officiers doivent se rappeler cependant que, la guerre actuelle est leur première expérience de guerre européenne et qu'ils doivent prendre de plus grandes, précautions que dans les campagnes précédentes, menées contre des adversaires peu aguerris.

Vous voudrez bien vous tenir en liaison constante avec les ministère de la Guerre et m'informer de tous les mouvements de l'ennemi qui viendront à votre connaissance ainsi que de ceux de l'armée française.

Vous comprenez, j'en suis sûr, que vous pouvez absolument compter sur l'appui complet et immuable du Gouvernement, de moi-même et de mes compatriotes, en remplissant la haute mission que le Roi vous a confiée et en maintenant les grandes traditions des armées de Sa. Majesté.

Signé : KITCHENER

Secrétaire d'État."

 

Le deuxième chapitre est consacré à la composition du corps expéditionnaire (que l'on peut trouver sur notre site). 1er C.A. (1re et 2e D.I.), 2e C.A. (3e et 5e D.I.) et la 19e brigade font partie des 1ère troupe. Le 25 août débarque la 4e D.I. avec la 19e brigade elles formeront le 3e C.A. , le 30 août la 6e D.I. débarque, elle rejoindra le reste des troupes sur l'Aisne.

 

Le troisième chapitre aborde le transport par mer du corps expéditionnaire (il parle aussi très durement du Général Lanrezac et de son peu de satisfaction de la nomination du général Smith-Dorrien au 2e C.A.). Le 14 août le Général French arrive à Boulogne vers 17 h 30, puis se rend à Amiens. Le lendemain, 15 août, il prend le train pour Paris.

 

"Arrivés à l'ambassade, nous y déjeunâmes. Dans l'après-midi, j'allai, avec l'ambassadeur, rendre visite à M. Poincaré. Le Président était en compagnie de M. Viviani, président du Conseil, et de M. Millerand, ministre de la Guerre. La situation fut envisagée dans ses détails, et je fus très impressionné par l'optimisme du Président. Je suis convaincu qu'il avait gardé de grandes espérances sur une avance victorieuse des Alliés partis des lignes qu'ils avaient conquises; il causait gaiement avec moi de la possibilité d'un nouveau combat livré par les Anglais sur le vieux champ de bataille de Waterloo. Il me dit que l'attitude de la nation française était admirable, faite de calme absolu et de détermination.

Après avoir pris congé du Président, je me rendis au ministère de la Guerre. On sortit des cartes, et la situation fut examinée derechef. Les dispositions furent prises pour une rencontre avec le général Joffre, le lendemain, à son quartier général.

Le soir, je dînai tranquillement au Ritz avec Brinsley-Fitzgerald. Il était curieux d'observer la sombre parure de guerre que Paris avait revêtue, comme Douvres. Le caractère léger, optimiste du Français transparaissait chez les quelques personnes que nous, rencontrâmes; mais, dans les conversations autour de nous, aucune emphase, aucun excès de confiance : rien qu'une tranquille, une farouche détermination, n'ignorant rien des terribles difficultés du moment, des gigantesques conséquences qui en pouvaient sortir. Le faux optimisme, les cris " A Berlin " , inséparables des souvenirs de 1870, n'existait en aucune façon. A leur place, la silencieuse résolution de combattre jusqu'au dernier sou et jusqu'au dernier homme.

Nous quittâmes Paris en automobile le 16 de bon matin et arrivâmes à midi au quartier général de Joffre, à Vitry-le-François. Quelques minutes avant notre arrivée on venait d'apporter un drapeau allemand pris à l'ennemi (le premier trophée de guerre que j'aie vu). L'impression, que le général Joffre laissa sur mon esprit, c'est qu'il comprenait les hommes et sympathisait avec eux. J'avais entendu parler, depuis plusieurs années, du général commandant en chef les armées françaises, mais je ne l'avais, jamais vu auparavant. Il m'apparut, dès l'abord, comme un homme d'une solide volonté, très déterminé, fort courtois et plein d'attentions, mais arrêté et résolu dans ses idées et ses projets, un homme qu'il devait être malaisé de convaincre et de faire changer d'opinion. Il me sembla capable d'exercer une puissante influence sur ses troupes et de posséder leur confiance.

Tout ceci n'était qu'une première impression, mais je peux dire que tout ce que j'ai pensé d'abord du général Joffre fut confirmé, et au delà, pendant les dix-huit, mois de 1utte furieuse pendant lesquels j'ai collaboré avec lui. Sa fermeté, son esprit de détermination, son courage, sa patience furent mis à la plus rude épreuve et ne furent jamais trouvés en défaut. L'histoire le rangera parmi les plus grands hommes. La tâche qu'il avait devant lui était prodigieuse et, noblement, il s'y était donné tout entier.

Je fus très favorablement impressionné par le général Berthelot (chef d'état-major de Joffre) et par tous les officiers d'état-major que je rencontrai. Leur attitude et leur maintien me frappèrent beaucoup. C'était une absence complète d'embarras; partout se manifestait une confiance calme et décidée. J'eus un long entretien avec le général en chef en présence du général Berthelot. Il ne me donna vraiment pas la plus petite raison de croire qu'une idée quelconque de repli fût dans son esprit. Il discutait les hypothèses possibles d'action, subordonnées aux renseignements reçus sur les plans et les dispositions de l'ennemi. Mais tout son dessein fut toujours l'offensive.

De cet entretien, deux points spéciaux me reviennent à l'esprit. L'armée britannique étant en ligne à la gauche, à l'aile la plus exposée, je priai Joffre de placer la division de cavalerie française et les deux divisions de réserve échelonnées en réserve derrière moi, directement sous mes ordres. Le général en chef se déclara lui-même dans l'impossibilité d'accéder à mon désir.

Le second point dont il me souvienne était la haute estime en quoi le général Lanrezac, commandant la Ve armée française, placée immédiatement à ma droite, était tenu par Joffre et son état-major. Il me fut représenté comme le chef le meilleur de l'armée française, sur l'appui complet et l'habile concours de qui je pourrais entièrement compter.

Avant mon départ, le général en chef me remit un mémorandum écrit portant ses vues telles qu'il me les avait exposées. Y était joint un bref aperçu de la situation, rédigé par le chef d'État-major général.

Nous partîmes ensuite en auto pour Reims, où nous passâmes la nuit. Pendant cette longue randonnée, nous traversâmes d'immenses régions cultivées. Tout travail semblait avoir cessé : les moissons n'étaient qu'à moitié rentrées; partout des gerbes de blé abandonnées. Comment ferait-on pour sauver la récolte ? L'un de mes plus grands étonnements en France fut de constater comment marchait l'agriculture. On eût dit de la magie. Comment, où et par qui le travail était-il fait? Ce fut toujours pour moi une énigme. Il est hors de doute que les femmes et le enfants apportèrent en ces matières une aide énorme au pays. Il ne faudra jamais oublier la part qu'ils ont eue la victoire. Elle est née de leur sueur et de leurs larmes.

Le 17 août, au matin, je me rendis à Rethel, quartier général de la Ve armée française. J'avais entendu louer si hautement le général Lanrezac au G. Q. G. français, que mes premières impressions en furent probablement influencées et modifiées en sa faveur. Mais, quand je me reporte en arrière, je me rappelle que sa personnalité ne me sembla pas celle d'un chef de premier plan. C'était un homme grand, qui parlait d'une voix forte, et ses manières ne me frappèrent pas par une spéciale courtoisie.

Quand il discutait la situation, son attitude eût pu faire croire à un observateur superficiel qu'il avait la pratique puissante du commandement, et de la détermination de caractère; mais, pour ma part, je crus découvrir en lui du premier jour que le vis une certaine confiance exagérée en soi, qui semblait ignorer la nécessité de réfléchir, de peser le pour et le contre.

Néanmoins, nous arrivâmes à une entente mutuelle, d'où était exclue toute idée ou arrière-pensée de retraite. Je quittai le général Lanrezac avec l'impression que le général en chef avait surestimé sa valeur. Aussi ne fus-je pas surpris quand il en vint, par la suite, à être le plus complet exemple, parmi tant d'autres, de ce que peut être un pédant d'École de guerre à qui son " instruction supérieure " n'a donné qu'une bien faible idée de la conduite des opérations.

De Rethel, mon automobile m'emmena à Vervins, où je vis les généraux commandant les divisions de réserve établies dans mon voisinage immédiat. Je regagnai, à la fin de l'après-midi, mon quartier général au Cateau. La première nouvelle que j'y appris fut la mort subite de mon vieil ami, de mon cher camarade Jimmie Grierson (général Sir James Grierson, commandant le IIe C. A.). Il avait été frappé tout à fait soudainement dans le train qui l'emmenait à son quartier général, et avait expiré en quelques minutes. Je le connaissais depuis de longues années, mais nous étions étroitement liés depuis 1906.

A partir de ce moment-là, il avait, en effet, joué un rôle primordial dans la préparation de l'armée à. la guerre. C'était un magnifique caractère, aimé à juste titre par tous, officiers et hommes. Il savait obtenir d'eux le meilleur rendement, et ils l'eussent suivi partout. Il avait été attaché militaire britannique à Berlin pendant plusieurs années, et avait ainsi acquis une connaissance profonde de l'armée allemande. Linguiste excellent, il parlait facilement et couramment le français. Il s'en servait pour étonner les soldats français par tout ce qu'il savait de l'histoire de leurs régiments, et, bien souvent, il en savait bien plus qu'eux-mêmes. Ses connaissances militaires étaient brillantes, toujours soigneusement tenue au courant. En dehors de la réelle affection que je lui ai toujours portée, sa mort m'a paru un grand malheur pour la conduite de la guerre.

Son commandement fut pris par Sir Horace Smith-Dorrien, bien que j'eusse demandé qu'on m'envoyât Sir Herbert Plumer pour remplacer Grierson à la tête du IIe C. A. En fait, la question du successeur de Sir James Grierson ne m'a jamais été soumise. La désignation fut faite à Londres. Certes, je tenais Sir Horace pour un soldat qui avait rendu des services et dont la réputation était bonne; mais j'avais demandé Sir Herbert Plumer parce qu'il était à mes yeux l'homme qu'il fallait pour ce commandement.

Lord Kitchener m'avait demandé un compte rendu du dispositif français à l'ouest de la Meuse. Je lui envoyai la lettre suivante :

 

Q. G. Le Cateau, 17 août 1914.

Cher Lord K.,

Comme suite à votre télégramme demandant des renseignements sur la position des troupes françaises sur la ligne Givet-Dinant-Namur-Bruxelles, je vous ai déjà donné télégraphiquement les grandes lignes de ma réponse. Je vous envoie maintenant de plus amples détails :

Un corps de cavalerie (trois divisions, moins une brigade), appuyé par de l'infanterie, est établi au nord de la Sambre, entre Charleroi et Namur. Ce sont les troupes françaises les plus rapprochées de l'armée belge. J'ignore si et quand la liaison, réciproque 'a été établie par les Belges ou par les Français.

Un corps d'armée français, augmenté d'une brigade d'infanterie, et d'une brigade de cavalerie, garde la Meuse, de Givet à Namur. Les ponts sont minés, prêts à sauter. En arrière de ce corps, deux autres corps d'armée font mouvement, l'un vers Philippeville, l'autre sur Beaumont. Chacun de ces deux corps comporte deux divisions. En arrière de ces grandes unités, un quatrième corps d'armée se rassemblera demain à l'ouest de Beaumont. Trois divisions de réserve sont déjà en position d'attente entre Vervins et Hirson. Une autre division de réserve défend la région, presque infranchissable qui s'étend entre Givet et Mézières.

Enfin, d'autres formations de réserve défendent la frontière entre Maubeuge et Lille.

 

J'ai quitté Paris dimanche matin (16 août) en automobile, et suis arrivé au Q. G. du général Joffre, commandant en chef les armées françaises, à midi. Le Q. G. est à Vitry-le-François. Le général comprend pleinement l'importance et les avantages d'une attitude expectative. Dans l'hypothèse d'un mouvement en avant des corps d'armée allemands par les Ardennes et le Luxembourg, il désirerait que j'opérasse en échelon à gauche de la Ve armée française, dont je vous ai donné plus haut le dispositif actuel. Le corps de cavalerie français, actuellement au nord de la Sambre, opérera à ma gauche et maintiendra la liaison avec les Belges.

J'ai passé la nuit à Reims et me suis fait conduire ce matin en automobile à Rethel, Q. G. du général Lanrezac, commandant la Ve armée française. J'ai eu, avec lui, un long entretien, et nous avons pris nos dispositions pour une action commune, dans toutes les hypothèses. J'ai rejoint ensuite mon Q. G. ici, et j'ai constaté que tout marchait d'une façon satisfaisante jusqu'à présent.

J'ai appris avec beaucoup de peine, à mon arrivée, la mort subite de Grierson, près d'Amiens. Je vous avais déjà télégraphié pour vous prier de nommer Plumer à sa place, quand votre télégramme m'est arrivé, ainsi que celui de Jan Hamilton, envoyé, si j'ai bien compris, par vous. J'espère vivement que vous m'enverrez Plumer, Hamilton est trop ancien pour commander un corps d'armée, et il est déjà pourvu d'un commandement important en Angleterre. Je vous prie de bien vouloir accéder à ma demande sur ce point. Je n'ai pas besoin de vous assurer que je n'ai fait de promesse d'aucune sorte.

Sincèrement à vous,

J. D. P. FRENCH.

P.-S. - J'ai été très favorablement impressionné par tout ce que j'ai vu de l'État-major général français. Tous sont très décidés, calmes et confiants. Pas d'embarras ni de désordre: la résolution de donner leurs justes proportions à tous les succès qui pourraient être signalés. Quoiqu'il n'y ait pas eu encore d'engagements de première importance, les hostilités sont assez développées pour justifier l'espérance que l'artillerie française est supérieure à celle des Allemands.

 

Le mardi 18 août, je pus, pour la première fois, réunir les commandants de corps et leurs états-majors. Leurs rapports sur le transport des troupes des points de mobilisation jusqu'en France étaient hautement satisfaisants.

La nation a une profonde dette de gratitude envers le service naval des transports comme envers tous ceux qui ont travaillé à l'embarquement et au débarquement du corps expéditionnaire. Chaque mouvement était effectué exactement en temps voulu : la concentration de l'armée britannique à la gauche de l'armée française fut faite de telle façon que chaque unité put avoir le temps de familiariser les troupes avec le service actif, avant qu'il devint nécessaire de faire un si rude appel à leur énergie et à, leur endurance.

Ma conversation avec les commandants de corps s'appuyait sur un bref exposé de la situation du jour. Le voici :

 

" Entre Tirlemont (est de Louvain) et Metz, l'ennemi a treize ou quinze corps d'armée et sept divisions de cavalerie. Un certain nombre de troupes de réserve sont, paraît-il, engagées dans l'offensive de Liège; on croit que 1es forts de la place tiennent encore, bien que l'ennemi occupe la ville.

" Ces corps d'armée allemands sont répartis en deux grands groupements : sept ou huit corps d'armée et quatre divisions de cavalerie entre Tirlemont et Givet; Sept ou huit corps d'armée et trois divisions de cavalerie dans le Luxembourg belge.

" Touchant le groupement nord, on croit que la plus grande partie des forces (peut-être cinq corps d'armée) est actuellement, soit au nord et à l'ouest de la Meuse, soit en train de franchir la rivière sur des ponts, à Huy et ailleurs.

" La direction générale de l'avance allemande est Waremme-Tirlemont. Deux divisions allemandes de cavalerie, qui avaient passé la Meuse il y a quelques jours et atteint Gembloux, ont été refoulées sur Mont-Arden par la, cavalerie française, appuyée par une brigade belge mixte.

" Les plans allemands sont encore mail connus, mais il y a de bonnes raisons de croire que cinq corps d'armée au moins et deux ou trois divisions de cavalerie marcheront contre la frontière sud-ouest de la France, sur une ligne générale Bruxelles-Givet.

" Le 1er C. A. français est actuellement à Dinant., brigade d'infanterie et une brigade de cavalerie sont opposées au groupement de corps allemands du sud de la Meuse.

" Les Xe et IIIe C. A. sont établis sur la ligne Rethel-Thuin, au sud de la Sambre. Le XVIIIe C. A. se porte à la gauche du Xe et du IIIe. Six ou sept divisions de réserve françaises se fortifient sur une ligne partant de Dunkerque, sur la côte, par Cambrai et La Capelle vers Hirson.

" L'armée belge occupe des positions fortifiées sur une ligne nord-est-sud-ouest par Louvain. "

 

Je communiquai alors mes instructions générales aux commandants de corps d'armée, comme suit :

 

" Quand notre concentration sera achevée, il est décidé que nous opérerons à la gauche de la Ve armée française, le XVIIIe C. A. étant à notre droite.. Nous aurons à notre gauche le corps de cavalerie française et trois divisions, en liaison avec les Belges.

" Auparavant, nous devons occuper une région au nord de la Sambre; lundi, les têtes de colonnes alliées doivent être sur la ligne Mons-Givet, avec la cavalerie en flanc-garde.

" Si l'attaque allemande se. développe selon la manière prévue, nous nous porterons sur la ligne générale Mons-Dinant, à sa rencontre. ".

 

Pendant ces premiers jours, bien que notre concentration fût en cours d'exécution, j'allais très souvent à cheval visiter les troupes; je les trouvais généralement en train de se déplacer pour gagner leurs cantonnements, ou faisant sur les routes des marches d'entraînement. C'était une occasion excellente pour moi d'observer la valeur physique et l'aspect général des hommes. De nombreux réservistes paraissaient encore sous l'influence de cette vie civile qu'ils venaient de quitter; ils avaient l'aspect inquiet et fatigué. Mais il était étonnant de voir les progrès qu'ils faisaient presque heure par heure. Je savais bien que sous la surveillance et l'influence du magnifique corps d'officiers et de sous-officiers des premières forces expéditionnaires, tous ces réservistes, même ceux qui n'étaient pas venus sous les drapeaux depuis des années, reprendraient, avant d'aller au feu, la pleine et splendide vigueur militaire, la décision et ce magnifique esprit qui ont été, de tout temps, la caractéristique du soldat britannique en campagne.

Je reçus un avis pressant du roi des Belges, me priant d'aller le voir à son Q. G. à Louvain; mais les opérations engagées m'empêchèrent de le faire.

La période de début de la bataille de Mons ne commença pas avant le samedi matin, 22 août. Jusqu'alors, du moins en ce qui concernait les forces britanniques, la poussée d'une opération offensive de notre part occupait entièrement nos esprits. Pendant les jours qui suivirent, j'eus de nombreuses réunions et conversations avec les commandants de corps et de la cavalerie. Les rapports du service des renseignements qui arrivaient continuellement, des reconnaissances de cavalerie et d'aviation ne faisaient que confirmer l'opinion que nous avions déjà de la situation et ne laissaient aucun doute sur la, direction de l'attaque allemande. Mais rien ne pouvait nous amener à prévoir la supériorité écrasante des forces que nous allions rencontrer le dimanche 23 août.

Ce fut la première expérience pratique que nous fîmes de l'emploi de l'aviation pour les reconnaissances. On ne peut dire qu'en ces premiers jours de combat la cavalerie ait entièrement abandonné ce rôle. Au contraire, elle me fournit des renseignements nombreux et utiles. Le nombre de nos avions était alors limité, et leurs moyens d'information n'avaient pas atteint. le degré de développement et de perfection qu'ils atteignirent par la suite. Toutefois, ils gardaient le contact étroit avec l'ennemi, et les rapports qu'ils fournissaient étaient de la plus grande importance.

Bien qu'à cette époque, comme je l'ai dit, l'aviation n'ait pas entièrement remplacé la cavalerie pour la recherche et la réunion des renseignements, en travaillant ensemble comme elles le faisaient les deux armes arrivaient à une connaissance bien plus complète et plus exacte de la situation. C'est, à coup sûr, parce que leurs renseignements m'arrivèrent à temps, que je pus prendre rapidement les dispositions nécessaires pour conjurer le danger et empêcher le désastre.

Il n'est certainement pas douteux que, même alors, la présence d'avions et l'appui qu'ils donnèrent à la cavalerie épargnèrent à celle-ci l'emploi fréquent des petites patrouilles et des détachements de protection. Elle put ainsi ménager ses chevaux et consacrer davantage ses forces au combat moderne, au feu : c'est à cela qu'est dû le succès marqué des opérations exécutées par la cavalerie pendant la bataille de Mons et la retraite qui suivit.

A l'heure où j'écris cependant, il apparaît que la mission de recueillir les renseignements et de maintenir le contact avec l'ennemi en rase campagne doit à l'avenir revenir entièrement à l'aéronautique. La cavalerie sera libre alors pour des missions différentes, mais également importantes.

J'avais des conversations quotidiennes avec Sir William Robertson, intendant général. Il se déclarait complètement satisfait de l'état des transports, hippomobiles ou automobiles; mais il me disait que les conducteurs civils lui avaient, au début, donné quelque peine. Les vivres et les munitions étaient abondamment prévus. Nous avions au moins 1.000 coups par pièce et 8oo cartouches par fusil. L'évacuation des blessés fut aussi organisée au cours de ces entretiens.

L'envoi immédiat de la 4e D. I. d'Angleterre était maintenant décidé et avait commencé. Je reçus l'ordre de former une 19e brigade d'infanterie avec les bataillons d'étapes.

D'intéressants rapports me parvinrent alors sur l'action de la. cavalerie française en Belgique. Son moral était haut et elle faisait de bonne besogne. Elle avait contre elle deux divisions de cavalerie allemande dont les patrouilles, disait-on, montraient un manque complet de mordant et d'initiative et n'étaient pas bien entraînées. On en a conclu que les cavaliers allemands ne se souciaient guère de tenter des opérations à cheval, mais qu'ils cherchaient à entraîner les Français sous le feu de leur artillerie et de leurs chasseurs à pied (qui accompagnent toujours les divisions de cavalerie allemande).

Le 21 août, à 5h30, je reçus la visite du général de Morionville, chef d'Etat-major de S. M. le roi des Belges, qui se rendait, avec un petit état-major, au Q. G. du général Joffre. Le général paraissait se ressentir de la terrible épreuve par laquelle il venait de passer avec sa vaillante armée, depuis que l'ennemi avait si brutalement violé le territoire belge. Il nous confirma tous les renseignements que nous avions reçus touchant la situation générale. Il ajouta que l'état de l'armée belge; sans soutien, rendait sa position très précaire; aussi le Roi avait-il décidé une retraite sur Anvers, où on pourrait préparer une attaque sur le flanc des colonnes ennemies en marche. Il me dit qu'il espérait arriver à une entente complète avec le généralissime français.

Ce même jour, 21 août, les Belges évacuèrent Bruxelles et se retirèrent sur Anvers, et je reçus le message suivant du Gouvernement :

Le Gouvernement belge tient à assurer les Gouvernements britannique et français de l'appui sans réserve de l'armée belge à l'aile gauche des armées alliées, avec l'ensemble de toutes ses forces et toutes ses ressources disponibles, partout où ses lignes de communication avec la base d'Anvers, où sont réunis toutes les munitions et tous les vivres, ne seront pas en danger d'être coupées par une attaque ennemie.

Sous les réserves ci-dessus, les armées alliées peuvent continuer à compter sur la coopération des troupes s belges.

Depuis le début des opérations, l'armée de campagne a tenu la ligne Tirlemont-Jodoigne-Hammerville-Louvain, où elle est restée jusqu'au 10 août, espérant le concours actif des armées alliées.

Le 18 août, il fut décidé que l'armée belge, comptant 50.000 fusils, 276 canons, 4.100 cavaliers, se retirerait sur la Dyle. Cette mesure fut prise parce que les Alliés n'avaient pu donner encore un concours effectif aux- forces belges; celles-ci, d'autre part, étaient menacées par trois corps d'armée et trois divisions de cavalerie (la plus grande partie de la 1re armée de la Meuse), qui cherchaient à couper leurs communications avec leurs bases.

Le 18 août, l'arrière-garde de la 1re D. I. de l'armée a été contrainte de se replier, après un violent combat de cinq ou six heures; le commandant de la division a déclaré que ses troupes n'étaient pas en état de soutenir un long engagement, par suite des pertes en officiers et de la fatigue des hommes. En outre, le commandant de la 3e D. I., si sévèrement éprouvée à Liège, est également venu à cette conclusion, le 19 août, que la défense de la Dyle. devenait très dangereuse, surtout dans l'hypothèse d'un mouvement tournant du IIe C. A. et de la 2e D. C.. Pour toutes ces raisons, la retraite sous la protection des forts d'Anvers a été décidée.

L'idée générale est maintenant que l'armée de campagne, en tout ou en partie, doit sortir du camp retranché d'Anvers aussitôt que les circonstances sembleront favoriser un tel mouvement.

Dans ce cas, l'armée tentera da faire coïncider ses mouvements avec ceux des Alliés, selon les circonstances.

Des reconnaissances profondes, les rapports du Service de renseignements ne pouvaient laisser aucun doute sur l'attitude de l'ennemi : il exploitait à fond l'avantage acquis par la violation de la Belgique; son avance était protégée sur la, droite, au moins jusqu'à Soignies et Nivelles, d'où il marchait directement sur l'armée britannique et la Ve armée française.

La meilleure preuve qu'il n'existait à ce moment-là aucune idée de retraite chez les chefs des armées alliées fut l'instruction du général Lanrezac à ses troupes, que je reçus le vendredi 21, tard dans la soirée. Tous ses corps étaient en position au sud de la Sambre, et il n'attendait que le déclenchement du mouvement des IIIe et IVe armées françaises de la ligne Mézières-Longwy, pour avancer lui-même.

Quant à nos troupes, dans la soirée du 21, la cavalerie, sous Allenby, tenait la ligne du canal de Condé avec quatre brigades. Deux brigades d'artillerie à cheval étaient en réserve à Harmignies. La 5e brigade de cavalerie, sous Chetwode, comprenant les Scots Greys, le 12e Lanciers, le 20e Hussards, était à Binche, en liaison avec les Français.

Des escadrons de reconnaissance et des patrouilles furent poussés en avant, vers Soignies et Nivelles.

Je vis Allenby à son Q. G., dans l'après-midi du 21, et causai de la situation avec lui. Je lui dis de n'engager en aucun cas sa cavalerie dans une action importante, mais de la porter vers notre flanc gauche, quand il serait pressé par les colonnes ennemies - et là, de se tenir prêt à agir ou à pousser des reconnaissances sur notre gauche.

Le 1er C. A., sous Sir Douglas Haig, occupait une zone de cantonnements au nord de Maubeuge, entre cette ville et Givry. Le IIe C. A., aux ordres de Sir Horace Smith-Dorrien, était au nord-ouest de Maubeuge, entre la ville et Sars-la-Bruyère. La 19e brigade d'infanterie se concentrait à Valenciennes.

Chez nos alliés, les 6e et 7e divisions françaises de réserve se retranchaient sur une ligne Dunkerque-Cambrai-La Capelle-Hirson. La Ve armée était à notre droite, le XVIIIe C. A. en liaison immédiate avec l'armée britannique. Trois divisions de cavalerie, sous les ordres du général Sordet, qui venaient d'être engagées en soutien de l'armée belge, s'étaient retirées en arrière du XVIIIe C. A. pour être remises en main et reconstituées. Les IIIe et IVe armées, comprenant huit corps d'armée et demi, trois divisions de cavalerie et des divisions de réserve, se trouvaient entre Mézières et Longwy. Plus au sud, les Français avaient pris l'offensive et pénétré en Alsace. Liége tenait toujours. Namur était intact. Les Belges paraissaient en sûreté, à l'abri des fortifications d'Anvers.

Avant d'aller plus loin, il convient de donner ici une description du pays où, dans la nuit du vendredi 21 août, les deux armées ennemies étaient face à face. C'est la région Condé-Cambrai-Le Nouvion-Binche.

Distances : de Cambrai à Condé, 24 milles (1 Mille = 1.609 mètres); de Condé à Binche, 26 milles; de Cambrai au Nouvion, 26 milles; du Nouvion à Binche, 31 milles.

Cette région comprend une partie de la province belge de Hainaut et les départements français du Nord et de l'Aisne. Elle s'étend dans l'ensemble entre les hautes vallées de l'Escaut et de la Sambre. Elle est limitée au nord par le bassin de l'Haine. Cette rivière formée de trois cours d'eau, qui coulent aux environs de Binche, arrose Mons et se jette dans l'Escaut à Condé, après un cours de 30 milles. Longeant sa rive gauche, un canal réunit, de Mons à Condé, cette dernière ville avec l'Escaut. Avant la construction de ce canal, l'Haine était navigable au moyen d'écluses. Plusieurs petits cours d'eau parallèles se dirigent vers elle, venant du sud par d'étroites vallées, sur le plateau ondulé où sont disséminées les diverses mines des charbonnages du. Borinage.

A l'ouest de Mons, la vallée de l'Haine forme une plaine longue et basse, couverte de prairies, où la rivière déroule de larges méandres jusqu'à l'Escaut. De nombreux fossés pleins d'eau, creusés dans la tourbe, bordés de peupliers et de saules, servent à dessécher la plaine, mais ils rendent tout mouvement de troupes autres que l'infanterie absolument impossible en dehors des routes.

A la limite nord de la vallée de l'Haine, dans une bande sablonneuse, s'étend une région âpre et inculte, par endroits couverte de bois. A la limite sud, le terrain s'élève rapidement vers l'est, en pente plus douce vers l'ouest, du côté de la frontière franco-belge, par-dessus un sous-sol rocheux où les affluents de la rivière ont creusé de profondes vallées.

Le canal Mons-Condé a une longueur de 16 milles un quart, dont une vingtaine en territoire belge. Sa largeur à la surface est de 64 pieds (1 Pied = 0 m 3048), sa profondeur maxima de 7 pieds. Il est franchi par dix-huit ponts qui sont tous des ponts tournants, à l'exception du pont à l'est de Saint-Ghislain et du pont du chemin de fer au Herbières. Sur chaque berge, un chemin de halage empierré.

Les passages principaux à travers la vallée de l'Haine sont à Mons vers Bruxelles, à Saint-Ghislain vers Ath, aux abords de Pommerol vers Tournai.

L'Escaut qui coule près du Catelet a une altitude de 36o pieds au-dessus du niveau de la mer. Il se rapproche bientôt du canal de Saint-Quentin qui le longe jusqu'à Cambrai où fleuve et canal se confondent pour former une voie de communication navigable avec la Somme. Au delà de Cambrai, l'Escaut, maintenant canalisé, arrose Valenciennes, reçoit à gauche la Sensée et son canal, à droite l'Ereclin, la Selle, l'Écaillon et la Rhonelle qui descendent parallèlement du versant voisin de la rive gauche de la Somme. Après Valenciennes, l'Escaut se dirige vers Condé, où, comme on l'a vu, il rejoint le canal Mons-Condé et reçoit l'Haine. Tout de suite après, il entre en territoire belge et devient le grand fleuve de la partie flamande de la Belgique de même qu'on peut dire que la Meuse est la grande rivière de la partie wallonne.

On compte quatorze écluses entre Cambrai et Condé chacune constituant un moyen de franchissement du fleuve. La largeur de l'Escaut canalisé est de 55 pieds en moyenne, sa profondeur maxima de 7 pieds. Le chemin de halage court alternativement sur l'une ou l'autre berge. Les points de passage principaux sur l'Escaut entre Cambrai et Condé, sont : Cambrai, Bouchain, Lourches, Denain, Rouvignies, Thiant; Trith, SaintLéger, Valenciennes et Condé. Bien que l'Escaut coule et s'augmente à travers un pays peu élevé, dans sa plus grande partie, il coupe cependant dans son cours supérieur un plateau montagneux qui lui barre la route vers les plaines centrales de Belgique.

La Sambre naît près de Fontenelle, à 9 milles au sud-ouest d'Avesnes, elle arrose Landrecies, où elle devient navigable et où le canal de la Sambre la réunit à l'Oise. Elle passe à Maubeuge et entre en Belgique en aval de Jeumont. Elle traverse ensuite, coulant vers le nord-est, un des districts industriels les plus importants de Belgique. La région arrosée par la Sambre, entre sa source et Charleroi, forme un plateau coupé de vallons et de profonds ravins. Au delà de Landrecies, à une profondeur variant de 6 à 7 pieds, bien que sa largeur soit de 50 pieds, elle n'est guéable nulle part. Chemin de halage tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche. Neuf écluses régularisent la profondeur du canal entre Landrecies et Jeumont et constituent des moyens de franchissement pour piétons. Le passage des véhicules sur routes et voies ferrées est abondamment assuré, par vingt-deux ponts dont les plus importants sont ceux de Landrecies, Berlaimont, Haumont, Louvroil, Maubeuge, Jeumont, Erquelinnes, Merbes-le-Château et Lobbes.

Au sud de Landrecies, des ponts carrossables franchissent le canal de la Sambre à Catillon et près d'Oisy. Les principaux tributaires de la Sambre, pour la région qui nous intéresse, proviennent des contreforts est des Ardennes. Les affluents de la rive gauche sont rares et insignifiants. Sur la rive droite, la Riviérette, l'Helpe Mineure, l'Helpe Majeure, la Tarsy et la Sobre, coulent parallèlement vers le nord-ouest dans des ravins profonds qui s'élargissent en arrivant à la vallée principale. Le haut terrain présente entre ces ruisseaux une succession de positions défensives excellentes contre un ennemi venant du nord en direction du sud-ouest.

La région que nous étudions peut se diviser en deux portions : la partie nord, industrielle, offrant pour des opérations militaires tous les inconvénients caractéristiques de ces sortes de régions; la partie sud, agricole, offrant la liberté absolue des mouvements, l'étendue des vues, rappelant par maints côtés l'aspect de la plaine de Salisbury. La ligne qui sépare ces deux portions peut être tracée entre Valenciennes et Maubeuge; la population est très dense dans la région des houillères du Borinage, à l'ouest et au sud de Mons; ailleurs, le pays est découvert, marqué par des ondulations cultivées. On peut y avoir des vues étendues. Les villages, bien que nombreux, sont groupés, les mouvements à travers le pays sont faciles.

A noter, dans la portion sud de cette région, la forêt de Mormal et son voisin le Bois-l'Evêque. La forêt de Mormal, qui offre une superficie de 22.400 acres (1 Acre = 4o ares et demi), s'étend sur le sommet et les pentes de la hauteur qui borde la rive gauche de la Sambre entre Landrecies et Boussières; elle est traversée par la grande route Le Quesnoy-Avesnes et par plusieurs routes moins importantes. Deux voies ferrées la traversent également celle de Paris à Maubeuge qui suit la lisière sud de Landrecies à Sassigny et celle de Valenciennes à Hirson qui va du nord-ouest au sud-est et rejoint la précédente à Aulnoye. En raison de ses sous-bois touffus, de ses ruisseaux, de ses bas-fonds marécageux, la forêt n'est pas praticable aux troupes en dehors des routes.

Le Bois-l'Évêque (1.805 acres), entre Landrecies et Le Cateau, peut être considéré comme une extension de la forêt de Mormal dont il n'est distant que de 2 milles et demi. Il est traversé par la voie ferrée Paris-Maubeuge, la route Landrecies - Le Cateau et le chemin vicinal Foutaine-Ors.

Pour finir, jetons un coup d'oeil sur les points stratégiques dans cette région où se déroula la première phase de la retraite de Mons.

Au début de la guerre, Maubeuge (20.000 habitants) était une place forte de deuxième ordre, possédant un armement restreint et destinée à servir de point d'appui à des forces mobiles opérant dans son voisinage. L'importance stratégique de Maubeuge est due au fait que les grandes ligues de chemin de fer, de Paris à Bruxelles par Mons, et de Paris. vers l'Allemagne du Nord, via Charleroi et Liège, passent par la ville. En outre, de Maubeuge se détache une ligne vers la frontière de l'Est, avec embranchements sur Laon et Châlons. Maubeuge est aussi un point de jonction important des grandes routes de Valenciennes, Mons, Charleroi et Laon.

Le camp retranché a une circonférence d'environ 20 milles. Les forts, placés en terrain découvert, sont, pour la plupart, petits. Peu de temps avant la guerre les défenses de Maubeuge avaient été renforcées pour lutter contre l'effet toujours plus grand des explosifs; diverses redoutes et batteries avaient été construites pour compléter les ouvrages indiqués plus haut.

Mons, capitale du Hainaut, comptait, avant la guerre, 28.000 habitants. Elle est située sur une colline sablonneuse, qui domine le Trovillon. C'est le centre du Borinage, le plus important district houiller. de Belgique. Les grandes routes de Bruxelles : Binche, Charleroi, Valenciennes et. Maubeuge se rejoignent à Mons; en outre, la voie ferrée Paris-Bruxelles y passe. Là aussi , se rencontrent le canal de Condé et le canal du Centre, qui unit le précédent au canal de Charleroi et à la Sambre.

La ville de Binche (12.000 habitants) est située à 15 milles environ est-sud-est de Mons. C'est le nœud des routes de Charleroi, Bruxelles, Mons, Bavai et Beaumont. La voie double Maubeuge-Bruxelles traverse la ville.

Condé, vieille petite ville fortifiée, tire son importance militaire de sa position au confluent de l'Escaut et de l'Haine, et de sa communication par canal avec Mons. Une voie ferrée unique la relie au nord avec Tournai, au sud avec Valenciennes. La grande route d'Audenarde à Valenciennes et Cambrai passe à Condé.

L'importance stratégique de Valenciennes, ville de 32.000 habitants, vient de sa position au carrefour des grandes routes de Cambrai, Lille Tournai, Condé et Mons. C'est aussi le nœud des voies ferrées importantes de Paris vers le nord par Cambrai et Hirson. Sa position sur l'Escaut canalisé a déjà été signalée.

Cambrai (28.000 habitants), sur la rive droite de l'Escaut, qui devient navigable à partir de ce point, est le centre des grandes routes de Péronne, Bapaume, Arras, Douai, Valenciennes, Bavai et Le Cateau. Nœud des voies ferrées Paris-Valenciennes et Douai-Saint Quentin.

Le Cateau, où, comme je l'ai déjà dit, j'avais établi mon premier Q. G. en France, est situé sur la Selle. Avant la guerre, il comptait 10.700 habitants. Importantes filatures de laine. Point de jonction des grandes routes Valenciennes-Saint-Quentin et Cambrai-Le Nouvion. Passage de la grande ligne Paris-Maubeuge. Le Cateau réuni à Cambrai, à Valenciennes et au Quesnoy par ligne à voie unique. En résumé, si nous examinons les communications dans toute cette région nous verrons qu'elles étaient bonnes et nombreuses.

Les principales routes, du nord au sud, sont : celle de Condé à Cambrai, au Cateau et à Landrecies par Valenciennes, celle de Mons à Binche et au Cateau par Bavai, à Landrecies par Maubeuge. Des routes secondaires nombreuses créent de bonnes communications latérales entre celles citées plus haut.

Telle était donc la région où le corps expéditionnaire anglais attendait, dans la nuit du vendredi 21 août, l'occasion d'éprouver pour la première fois sa force contre l'ennemi. Ce soir-là nous allâmes nous coucher, le cœur plein des plus grands espoirs. La mobilisation, le transport, la concentration de l'armée britannique, s'étaient effectués sans un accroc. Non seulement les troupes avaient eu le loisir, de se reposer après leur voyage, mais quelques journées avaient pu être employées à des marches d'entraînement, et à la révision de tout le matériel. Les réservistes, même ceux qui étaient restés depuis longtemps sans être appelés sous les drapeaux, étaient dans une forme excellente, qui s'améliorait constamment.

Le plus bel esprit animait tous les hommes. D'un commun accord, l'armée brûlait d'envie de se mesurer avec l'ennemi.

La cavalerie avait été poussée fort en avant. Les engagements qui avaient pu se produire entre des patrouilles d'importance différente avaient fait pressentir cette supériorité morale des Britanniques sur les Allemands, qui fut si complètement établie par la suite et prit une importance si grande dans la retraite des batailles de la Marne et de l'Aisne et la première phase de la bataille d'Ypres.

Les troupes françaises avaient déjà remporté de petits succès, elles avaient pénétré sur le territoire ennemi; le commandement allié était plein d'espoir et de confiance.

 

Le quatrième chapitre

LA RETRAITE DE MONS

 

Je me réveillai le 22 août, à 5 heures, dans la même disposition d'esprit que je m'étais couché la veille, tout à l'espérance. Aucun funeste présage des événements qui se préparaient ne m'était apparu en rêve; mais, bien peu d'heures après, la désillusion commença. Je partis en automobile de très bonne heure, par une magnifique matinée d'été, pour aller voir le général Lanrezac à son Q.G., aux environs de Philippeville.

A peine étais-je entré dans la zone de la Ve armée française, que ma voiture fut arrêtée à tous les carrefours par les colonnes d'infanterie et d'artillerie marchant vers le sud. Après plusieurs arrêts de ce genre, et avant d'avoir fait la moitié du chemin, je rencontrai soudain le capitaine Spiers, du IIe Hussards, officier de liaison auprès du général Lanrezac. Il existe une sorte d'atmosphère créée par les troupes qui battent en retraite, alors qu'elles s'attendaient à marcher de l'avant, et qui ne peut échapper à quiconque possède quelque expérience de la guerre. Il ne s'agit pas de savoir si le mouvement est dû à une bataille perdue, à un engagement malheureux ou s'il est de l'ordre des " manœuvres stratégiques vers l'arrière ". Un fait demeure,; quelle qu'en soit la raison : du terrain est cédé à l'ennemi; l'esprit de la troupe est affecté, on le voit bien au visage mécontent et inquiet des hommes, à leur allure fatiguée et négligente, à leur air de mauvais vouloir. Ce sont là des caractéristiques invariables d'une troupe soumise, à une telle épreuve.

Cette atmosphère spéciale, je m'en sentais déjà environné depuis quelque temps, avant que je rencontrasse Spiers et qu'il m'eût dit un mot. Mes rêves optimistes de la nuit précédente s'étaient évanouis, et ce que j'appris n'était pas fait pour les ramener. Spiers m'informa de l'avance de la Garde et du VIIe C. A. allemands, commencée à la nuit tombante, sur la Sambre, aux abords de Franière. Le Xe C. A. français, qui tenait la rivière, avait été attaqué. Les éléments avancés avaient rejeté les Allemands; mais il ajouta qu'une " action offensive était contraire aux plans du général Lanrezac ", et que l'affaire l'" avait contrarié ". Le Xe C. A. avait dû se replier avec des pertes et s'était établi au lieudit " La Fosse " au sud de la Sambre. Il avait eu à supporter, d'après Spiers, une violente attaque. Spiers me donna divers renseignements, recueillis auprès du chef du 2e bureau de la Ve armée. Ils montraient que le mouvement tournant des Allemands en Belgique s'étendait loin vers l'ouest, la droite se portant régulièrement en avant pour esquisser un vaste enveloppement. Il était évident que l'ennemi progressait dans son effort pour jeter des ponts sur la Sambre et franchir la rivière sur tout le front de la Ve armée. Il me parut que j'aurais quelque peine à trouver le général Lanrezac, et je, décidai de retourner immédiatement à mon Q. G., au Cateau.

J'y trouvai des renseignements reçus par notre propre service et qui confirmaient en grande partie ceux que j'avais eus dans la matinée. Il semblait que trois corps allemands au moins marchassent sur nous, le corps le plus à l'ouest ayant atteint Ath.

Les espérances et les prévisions que j'ai exposées à la fin du précédent chapitre étaient bien affectées par les événements, mais le comble du désappointement et des désillusions, ce jour-là, ne fut atteint qu'à 23 heures. Le colonel Huguet, chef de la mission militaire française à mon Q. G., m'amena alors un officier d'état-major directement envoyé par le général Lanrezac. Cet officier m'annonça le combat dont Spiers m'avait déjà informé et ajouta que le Xe C. A. avait subi des pertes très lourdes. Quand nous nous reportons à l'estimation de nos pertes, à ce moment-là, il ne faut pas oublier qu'une expérience chèrement acquise ne nous avait pas encore appris le terrible tribut que lève la guerre moderne.

L'officier me donna les renseignements suivants : la Ve armée française répartissait depuis Dinant, le long de la Meuse (exactement nord de Fosse-Charleroi-Thuinretour vers Trélon), environ cinq corps d'armée en tout. Le corps de cavalerie Sordet avait rapporté que trois corps allemands, probablement, marchaient sur Bruxelles.

La ligne allemande en face de la ligne anglo-française paraissait être en gros Soignies-Nivelles-Gembloux, tournant ensuite au nord de la Sambre, autour de Namur. Une forte colonne d'infanterie était signalée, marchant de Fleurus sur Charleroi, le 21, à 15 heures. Il y avait eu de durs combats à Tamines, sur la Sambre, où les Français avaient été battus. Le général Lanrezac était anxieux de savoir si j'attaquerais parle flanc les colonnes qui le pressaient dans sa retraite au delà de la rivière.

Etant donnée la situation probable de l'armée allemande telle que nous la connaissions tous deux, et l'intention évidente du commandement ennemi d'exécuter un vaste mouvement tournant sur mon flanc gauche, étant donné aussi les effectifs dont je disposais, je ne pouvais comprendre quelle idée avait Lanrezac en me faisant cette proposition.

Comme la gauche de la Ve armée (division de réserve du XVIIIe C. A.) avait été repoussée jusqu'à Trélon, comme le centre et la droite de l'armée battaient en retraite, la position avancée que j'occupais sur le canal de Condé eût pu facilement devenir très précaire. Je répondis donc à Lanrezac que l'opération qu'il me proposait était tout à fait impraticable pour moi. Je consentais à garder ma position actuelle pendant vingt-quatre heures, " après quoi, lui disais-je, il sera nécessaire d'examiner si la pression exercée sur mon front et mon flanc extérieur, jointe à la retraite de la Ve armée, ne m'obligera pas à me replier sur Maubeuge ".

Je dois dire que, plus tôt dans la journée, à mon retour au Q. G., après ma conversation avec Spiers, j'avais envoyé le message suivant au général Lanrezac :

J'attends que le dispositif fixé soit réalisé, notamment l'établissement du corps de cavalerie française sur ma gauche. Je suis prêt à remplir le rôle qui m'a été attribué quand la Ve armée se portera à l'attaque.

En attendant, j'ai occupé une position défensive avancée : Condé-Mons-Erquelinnes, et je suis en liaison avec deux divisions de réserve au sud de la Sambre.

Je suis actuellement très en avant de la ligne occupée par la Ve armée. J'estime que ma position est aussi avancée qu'elle peut l'être, étant données les circonstances, étant donné surtout, que je ne serai entièrement prêt pour une action offensive que demain matin, ainsi que je vous en ai préalablement avisé.

Il ne ressort pas clairement de votre télégramme que le XVIIIe C. A. ait été engagé et qu'il reste à mon aile droite.

Je quittai mon Q. G. le dimanche 23, à 5 heures, et me rendis à Sars-la-Bruyère, Q. G. du IIe corps d'armée, où je, vis Haig, Smith-Dorrien et Allenby.

 

 

Dans la journée du 22, la cavalerie s'était retirée sur mon flanc droit, après de rudes combats avec les colonnes de marche allemandes, - elle laissait de petits détachements sur le front de mon aile droite, à l'est de Mons, qui n'était pas aussi gravement menacée. Ces détachements s'étendaient vers le sud-est, direction sud de Bray et de Binche, cette dernière ville venant de, tomber aux mains de l'ennemi. Ils étaient en liaison avec la Ve armée française. Les patrouilles et les escadrons avancés avaient engagé le combat avec des détachements ennemis de même importance et les avaient très bien maintenus.

 

 

 

La ligne occupée par le IIe C. A. partait du canal de Condé, depuis la ville, contournait le saillant que dessine le canal au nord de Mons, s'étendait ensuite à l'est d'Obourg et se rabattait sur Villers-Saint-Ghislain.

La 5e D. I. tenait la ligne Condé-Mariette; la 2e la prolongeait autour du saillant, jusqu'à la droite de la position occupée par le IIe C. A.

Le Ier C. A. était échelonné à droite et en arrière du IIe.

Je communiquai aux généraux les doutes qui, avaient assailli mon esprit depuis vingt-quatre heures, et leur démontrai la nécessité de se tenir prêts à quelque mouvement, que ce fût avance ou retraite. J'examinai à fond la situation sur leur front.

Les reconnaissances hardies et minutieuses d'Allenby ne m'avaient pas amené à croire que nous serions pressés par des forces telles que nous n'y puissions opposer aucune résistance effective. Le IIe C. A. n'avait pas encore été sérieusement engagé; le Ier était encore pratiquement en réserve.

L'ordre donné à Allenby de se concentrer sur la gauche quand il serait pressé par des forces ennemies importantes avait été en fait exécuté. Je n'étais pas sans inquiétude sur le sort du saillant formé par le canal au nord de Mons, et je recommandai à Smith-Dorrien une particulière vigilance et d'ouvrir l'œil de ce côté.

Ils m'assurèrent tous que la nuit avait été tranquille et que leur ligne était solidement tenue.

Les reconnaissances aériennes étaient parties à la chute du jour, et je décidai d'attendre les rapports d'Henderson avant d'arrêter aucun plan.

Je chargeai Sir Archibald Murray, mon chef d'état-major, de rester pour le moment au Q. G. du général Smith-Dorrien, à Sars-la-Bruyère, et lui donnai toutes les instructions pour les mesures à prendre, au cas où une retraite deviendrait nécessaire. Je partis ensuite pour Valenciennes. Le général Drummond, commandant la 19e brigade, et le commandant d'armes m'attendaient à la gare.

J'inspectai une partie des travaux de défense qu'on était en train d'organiser; j'étudiai le dispositif des troupes territoriales, placées sous les ordres du général d'Amade et chargées de tenir ces tranchées et de défendre notre flanc gauche. La 19e brigade (2e Btn Royal Welsh Fusiliers, 1er Btn Scottish Rifles, 1er Btn Middlesex Regt et 2e Btn Argyle et Sutherland Highlanders) finissait justement de débarquer; je plaçai Drummond sous les ordres du général Allenby, commandant la division de cavalerie.

Pendant la journée du 23, les renseignements continuaient de m'arriver, portant, qu'une. forte pression était exercée contre nos avant-postes, sur toute la ligne, mais particulièrement entre Condé et Mons.

Sir Horace Smith-Dorrien, on s'en souvient, commandait alors le IIe C. A., ayant été envoyé d'Angleterre pour remplacer dans son emploi Sir James Grierson, après la mort prématurée de ce dernier.

Après ma conférence avec les commandants de corps d'armée, dans la matinée du 23, je laissai le général Smith-Dorrien plein de confiance touchant sa position. Mais, quand je revins à mon Q. G. dans l'après-midi, il me fut rendu compte qu'il évacuait le saillant de Mons, l'ennemi ayant forcé la ligne des avant-postes à Obourg. Bien mieux, il se disposait à évacuer la ligne du canal tout entière, avant la nuit. Il disait qu'il avait ainsi prévenu une percée de sa ligne entre les 3e et 5e D. I., aux environs de Mariette, et il alla jusqu'à demander l'appui du Ier C. A.

A ce moment-là, il n'y avait encore aucune menace positive, si faible qu'elle fût, sur Condé. Aussi Sir Horace n'avait pas à craindre un mouvement. tournant imminent, et son front n'était nulle part menacé que par la cavalerie appuyée par des éléments légers d'infanterie.

Le commandement n'avait encore donné aucune direction de retraite, bien que le chef d'État-major général eût été maintenu à Sars-la-Bruyère, pour donner les ordres de repli, si la nécessité s'en présentait.

L'inquiétude du général semble avoir diminué dans le courant de l'après-midi, car, à 17 heures, un message reçu du IIe C. A. disait que le commandement était " très satisfait de la situation ".

La 3e D. I., pendant ce temps, opérait son mouvement de retraite au sud du canal, vers une ligne passant, à l'ouest, par Nouvelles, et son repli avait pour résultat inévitable celui de la 5e D. I. et l'abandon à la cavalerie ennemie des ponts du canal.

Tous les renseignements que je recevais maintenant à mon Q. G. me montraient la pressante nécessité d'une retraite des forces britanniques, étant donnée la situation stratégique générale. Ainsi, je ne crus pas devoir entrer en conflit avec le commandant du IIe C. A.

Celui-ci continuait à envoyer des rapports sur l'activité ennemie devant lui : 19 h 15, il demande l'autorisation de se retirer sur Bavai; 21 h 45, il est de nouveau rassuré; un Q. G. de division, qui s'était replié, se porte de nouveau en avant; 22 h 20, il rend compte : " Pertes pas exagérées. Tout est calme, maintenant "

L'établissement du IIe C. A. sur la ligne qu'il avait occupée pour la nuit constituait un recul moyen de 3 milles. Pendant l'après-midi, les éléments avancés du Ier C. A. avaient été engagés mais sans menace sérieuse. Ils tenaient leur terrain.

Dans l'après-midi et la soirée, renseignements très inquiétants sur la situation à ma droite, que confirma plus tard un télégramme du G. Q. G. français, reçu à 23 h 30. Il en ressortait clairement que notre position actuelle était stratégiquement intenable, mais cette conclusion s'était imposée à moi bien plus tôt - dans la soirée, quand je pus avoir une appréciation complète de la situation - qu'elle n'apparut au G. Q. G. français. Le général Joffre me disait aussi que ses renseignements lui faisaient croire que je pourrais être attaqué le lendemain par trois corps d'armée et deux divisions de cavalerie au moins.

Voyant la situation sous le jour que tous les rapports établissaient si clairement, je n'avais plus qu'à abandonner mon dernier espoir d'offensive, et il devenait nécessaire d'envisager une retraite immédiate de notre position avancée.

Je choisis une ligne nouvelle allant de Jenlain (sud-est de Valenciennes) vers l'est, jusqu'à Maubeuge. Cette ligne avait déjà été reconnus. Les. officiers des états-majors de corps d'armée et de divisions, mandés au Q. G. pour recevoir des ordres, et spécialement ceux du IIe C. A., estimaient notre position bien plus sérieusement menacée qu'elle ne l'était en réalité. En fait, quelques doutes furent exprimés sur la possibilité d'effectuer une retraite en présence de l'ennemi, immédiatement devant notre front. Je ne partageais pas cette manière de voir, et le colonel Vaughan, chef d'É.M. de la division de cavalerie, était plus porté que les autres à adopter mon avis touchant les forces ennemies sut le canal ou aux environs. Nous avions eu de bien plus grandes facilités pour étudier les effectifs et le dispositif ennemis, grâce au beau travail de reconnaissances exécuté par la division de cavalerie, les deux ou trois jours précédents. Néanmoins, je décidai de battre en retraite, et les ordres furent donnés en conséquence.

Le Ier C. A. devait se porter vers Givry et y occuper une bonne position pour couvrir la retraite, du IIe C. A. vers Bavai, qui devait commencer à la nuit. Notre front et notre flanc gauche seraient couverts par la cavalerie et la 19e brigade d'infanterie.

Le 24 août, vers 1 heure, Spiers arriva du Q. G. de 1a Ve armée française et me dit que les Français étaient sérieusement battus en brèche sur toute la ligne. Les IIIe et IVe armées se repliaient, et la Ve, après son échec du samedi, se conformait au mouvement général.

Les renseignements, arrivés à 23h 30 au Q. G. français, étaient les suivants :

 

1° Namur était tombé le 23;

2° La Ve armée avait été attaquée sur tout le front par le IIIe C. A. allemand, la Garde, les Xe et VIIe C. A. et refoulée sur la ligne Givet-Philippeville-Maubeuge;

3° Hastière avait été, le même jour, prise par les Allemands;

4° La Meuse baissait rapidement et devenait guéable en de nombreux points : d'où de grandes difficultés de défense.

 

Le 24, à 5h30, je me rendis à mon P. C. avancé, établi à Bavai, petit village important au point de vue stratégique comme croisement des routes venant de toutes les directions.

Les ordres donnés pendant la nuit avaient été exécutés. Le 1er C. A. tenait la ligne Nouvelles-Harmignies-Givry, avec Q. G. à Bonnet. C'était une position excellente pour couvrir la retraite des troupes dut IIe C. A., durement pressé, notamment de la 5e D. I., au sud-est de Condé. De fait, à 10 heures, le général Fergusson, commandant la division, jugea nécessaire de demander de toute urgence au général Allenby son concours et son soutien. La 19e brigade d'infanterie, sous Drummond, avait, on s'en souvient, été mise aux ordres du général commandant la division de cavalerie. Celui-ci, détachant la brigade comme soutien immédiat de la 5e D. I., envoya les 3e et 4e brigades de cavalerie pour menacer et harceler le flanc des troupes allemandes, qui avançaient toujours; la 4e brigade de cavalerie, sous les ordres de Bingham, restait en observation vers l'ouest. La 3e brigade (Gough) comprenait le 4e Hussards, les 5e et 16e Lanciers; la 2e (De Lisle), le 4e Dragoon Guards, le 9e Lanciers, le 18e Hussards.

L'intervention d'Allenby et de Drummond et le secours qu'ils apportaient produisirent leur plein effet en arrêtant la sévère pression exercée par l'ennemi sur la 5e D. I., et en permettant à celle-ci de continuer s a retraite. Vers 11 h 30, le Q. G. du IIe C. A. était transféré de Sars-la-Bruyère à Hon.

Peu après mon arrivée à Bavai, j'allai au Q. G. du Ier C. A. à Bonnet et j'assistai de là au combat que j'ai dit plus haut. Nos troupes, sur ce point de la ligne, étaient pleines d'allant et de mordant. La 8e brigade, sous Davies (2e Btn Royal Scots, 2e Btn Royal Irish Regt, 4e Btn Middlesex Regt, et Ier Btn Gordon Highlanders), était établie à Nouvelles, sur la gauche. Le reste de la 2e D. I. arriva alors; peu après, la Ire D. I., commandée par Lomax, sur la droite.

En quittant le Q. G, de Haig, je montai sur une hauteur élevée, d'où le terrain s'abaisse vers le nord et le nord-est en pentes douces qui aboutissent presque au canal, à une certaine distance de là. La situation du Ier C. A. était excellente, les positions de batteries très bien choisies. De cette colline, nous cherchâmes à observer l'effet de notre feu d'artillerie. Il était très précis; on pouvait voir les shrapnells éclater juste au-dessus des lignes ennemies et arrêter complètement l'avance. D'autre part, le tir allemand était, de toutes manières, moins efficace que le nôtre. L'infanterie défendait ses positions établies tout à fait en bas des pentes avec beaucoup de ténacité et d'énergie. L'attitude résolue et l'habile repli de notre aile droite à Mons étaient pour beaucoup dans le succès de notre retraite; et ce que je vis, pendant. le peu de temps que je passai, ce matin-là, avec le Ier C. A., m'inspira la plus grande confiance.

Le repli postérieur du Ier C. A. fut exécuté avec succès et sans grosses pertes; le Q. G. de Haig s'établit Riez-de-l'Erelle, vers 13 heures.

Après avoir visité certains points importants du secteur où le IIe C. A. était engagé, je me mis en quête du général Sordet, commandant le corps français de cavalerie qui était cantonné quelque part à l'est de Maubeuge. Je trouvai Sordet à son Q. G. d'Avesnes.

La scène dans la ville était très typique : c'était tout à fait la guerre comme les tableaux de 1870 nous l'ont montrée si souvent.

Je rencontrai le commandant du corps de cavalerie et son état-major sur la grand'place. Ils formaient un groupe imposant, se détachant sur un fond tout à fait approprié de canons et de voitures à munitions. Rien des matamores, des " beaux-sabreurs " (En français dans le texte) à la Murat.

Le général, qui revenait de cette première et terrible attaque en Belgique, qui pendant les durs combats avait si grandement secouru nos alliés dans leur splendide défense, était un petit homme, mince, très tranquille, peu démonstratif, âgé de soixante ans au moins. Il paraissait ferme et calme et ne donnait aucun signe extérieur du terrible effort qu'il venait de fournir. Au contraire, il était fort élégant, très leste, tout à fait officier de cavalerie légère. Sa figure fine, rasée de près, ses traits réguliers, dénotaient un descendant de vieille noblesse et, dans son brillant uniforme, je me plaisais à l'imaginer comme une statuette de vieux saxe. Ajoutez à cela l'attitude d'un cavalier et d'un chef.

Ses manières étaient courtoises à l'extrême, mais il me montrait une fermeté et une détermination inflexibles.

Les officiers de son état-major réalisaient le type des cavaliers français. Pendant des années, à des manœuvres ou ailleurs, j'ai eu l'occasion de voir quelques-uns de ces officiers; ils réunissent les meilleures qualités du cavalier avec le plus grand esprit de cordialité et de camaraderie.

Je causai longuement avec le général, insistant sur ce que m'avaient dit le général Joffre et son chef d'état-major, à savoir que le corps de cavalerie était désigné pour opérer sur ma gauche ou sur mon flanc extérieur. Je lui dis qu'à mon avis c'était là que sa présence était le plus nécessaire et que son action serait le plus efficace pour arrêter l'avance de l'ennemi. J'ajoutai que je serais très heureux d'avoir son concours à ce point le plus tôt possible, car, étant données ma position avancée actuelle et la retraite continue de la Ve armée, j'aurais un pressant besoin de tout le secours possible pour établir mon armée sur ses positions nouvelles.

Le général Sordet était fort courtois et sympathique, Il m'exprima son grand désir de me secourir par tous les moyens à sa disposition. Mais il ajouta qu'il n'avait reçu aucun ordre pour se porter sur la gauche et qu'il devait donc attendre des instructions avant de marcher. D'ailleurs, après les jours très durs qu'il venait de passer comme soutien de l'armée belge, ses chevaux avaient le besoin le plus urgent de repos, et il ne lui serait donc possible, en aucun cas, de quitter sa position actuelle avant vingt-quatre heures au moins. Il me promit cependant de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour me porter secours. Comme on le verra par la suite de ce récit, il tint magnifiquement sa parole.

Je retournai ensuite au Cateau, dans l'espoir d'y trouver quelque message ou nouvelle de Joffre ou de Lanrezac.

J'assistai avec plaisir au débarquement des éléments avancés de la 4e D. I. (général Show).

Après un court arrêt au Cateau, je repartis pour mon P. C. avancé de Bavai. Le souvenir de cet après-midi restera gravé dans ma mémoire profondément. Peu de temps après avoir quitté Le Cateau, le fus entouré par des torrents de réfugiés belges, s'écoulant de Mons et des environs. Ils couvraient la campagne dans toutes les directions : ils bloquaient les routes avec les voitures et les carrioles où ils essayaient d'emporter ce qu'ils pouvaient de leurs biens.

Par tout le pays s'étalaient les signes les plus évidents de désordre et de malheur. Nous pouvions tous comprendre ce que signifiait cette retraite, ce qu'elle pouvait aussi signifier dans l'avenir.

Après bien des retards, j'arrivai à Bavai vers 14 h 30.

Ma voiture ne put se frayer qu'à grand-peine un chemin au milieu de la foule des chariots, des chevaux, des fugitifs, des trains d'équipages militaires - qui couvrait positivement chaque mètre de terrain, dans cette petite ville. Mon P. C. était provisoirement établi place du Marché, dont l'aspect défiait toute description. C'était une vraie tour de Babel, les cris des enfants et des femmes se mêlaient au fracas des canons, au crépitement des fusils et des mitrailleuses toutes proches. C'était un bruit assourdissant, au milieu de quoi il était fort difficile de garder une claire vision des choses et de pouvoir suivre le cours rapide et changeant des événements.

Dans une petite chambre, au premier étage de la mairie, je trouvai Murray, mon chef d'état-major, travaillant dur; il avait mis bas ceinture, tunique et col. La chaleur était étouffante. La pièce était pleine d'officiers d'état-major apportant des renseignements ou attendant des ordres. Bien des gens n'avaient pas fermé l'œil au Q. G. depuis quarante-huit heures. On les voyait étendus sur des bancs ou assis dans les coins, tombés dans ce profond sommeil qui accable, dans ces cas-là, les cerveaux exténués.

Si quelqu'un des critiques en chambre qui parlent si allègrement du confort des officiers d'état-major, comparé. avec celui de leurs camarades de la troupe - si l'un de ces critiques eût pu voir cette scène, il eût regardé à deux fois avant de se faire une opinion et de répandre des idées fausses.

Personnellement, j'ai toujours été beaucoup plus officier de troupe qu'officier d'état-major, et j'ai toutes les raisons de sympathiser avec mes camarades des régiments. Mais moi qui ai été témoin de scènes, qui ai vécu des jours comme ceux que je décris si imparfaitement ici, qui sais que ces journées, que ces circonstances se renouvellent souvent à la guerre, mon sang bout, quand j'entends et que je lis les calomnies si souvent déversées sur la tête des malheureux états-majors.

Murray fit de la superbe besogne ce jour-là, et donna le plus beau des exemples. A mon arrivée à Bavai, il m'exposa la situation complètement et clairement. L'action de la cavalerie et de la 19e brigade sur la gauche avait grandement diminué la forte pression ennemie sur la 5e D. I., et le repli s'exécutait parfaitement.

Cependant, des renseignements m'étaient parvenus sur la défaite et la retraite de la IIIe armée française et sur le repli continu de Lanrezac. J'estimai aussi, d'après la méthode et la direction des attaques, que les Allemands tenteraient de vigoureux efforts pour tourner mon flanc gauche et me refouler au delà de Maubeuge. Les forces ennemies devant moi grandissaient en nombre : je jugeai ces effectifs plus nombreux du double que les miens. Comme des renseignements postérieurs le prouvèrent, nous avions affaire à quatre corps d'armée et à deux divisions de cavalerie au moins.

Au début de l'après-midi, il me parut évident qu'il fallait prendre de nouvelles décisions. Nous ne pouvions pas nous arrêter sur la ligne vers laquelle se repliaient nos troupes.

La forteresse de Maubeuge était en arrière de moi tout près. Elle était bien fortifiée et approvisionnée. Nul ne peut savoir, s'il n'a été dans ma situation, la tentation qu'est une place forte comme celle-là pour une armée qui cherche un abri contre un ennemi dont la supériorité est écrasante.

Pendant un certain temps, au cours de cet après-midi décisif, je débattis avec moi-même si je céderais ou non à la tentation; mais je ne pus hésiter longtemps, car deux considérations s'imposèrent absolument à mon esprit.

J'avais d'abord le sentiment instinctif qu'en m'enfermant dans Maubeuge, je ferais exactement ce que l'ennemi s'efforçait de me faire faire.

En second lieu, j'avais présent à là mémoire l'exemple de Bazaine à Metz en 1870. L'excellent commentaire de Sir Edward Hamley sur la décision du maréchal français m'avait énormément frappé. Hamley parle de l'" inquiétude d'un esprit temporisateur qui préfère l'ajournement d'une crise à une entreprise vigoureuse ". De Bazaine, il dit : " En s'accrochant à Metz, il a agi comme un homme qui, sur un bateau en train de couler, prendrait appui sur l'ancre. "

Aussi je renonçai à ces idées et, vers 15 heures, je donnai des ordres pour continuer la retraite quelques milles plus en arrière, sur la ligne Le Cateau-Cambrai.

Vers la nuit, la pression ennemie sur notre flanc gauche augmenta. Tous les rapports, toutes les reconnaissances montraient chez les Allemands un effort résolu pour nous tourner et nous couper de notre ligne de retraite, mais la cavalerie d'Allenby était dans des dispositions magnifiques, et fort bien en main. Les colonnes allemandes furent tenues en respect, et nos troupes purent bivouaquer sur une ligne un peu plus au sud que celle qui leur avait été assignée le matin, pour leur repli.

Il y eut quelque confusion dans la retraite du IIe C. A. La 5e D. I. traversa l'arrière de la zone réservée à la 3e, près de Bavai, jusqu'à l'est de cette zone, et se trouva empiéter sur la ligne de retraite du Ier C. A. dont les mouvements furent ainsi gênés et retardés.

Je regagnai mon Q. G. au Cateau, tard dans la soirée; une pile de rapports m'y attendait. Les nouvelles les plus importantes étaient contenues dans un message téléphonique reçu à 21 h 40 du major Clive, des Grenadiers Guards, mon officier de liaison au G. Q. G. français. Il était ainsi conçu :

La IVe armée, luttant contre des forces ennemies, estimées à trois corps d'armée, s'est repliée sur la ligne Virton-Spincourt. Cet après-midi, trois divisions de réserve ont contre-attaqué, partant du sud, le flanc gauche ennemi. La IIIe armée, combattant dans un pays difficile, s'est retirée sur une position meilleure, en deçà de la Meuse, vers, Mézières et Stenay. L'ennemi n'a pu franchir la Meuse. La IIIe armée attend d'être en force suffisante pour contre-attaquer sur sa droite.

Le Ier C. A. de la Ve armée signale que les Allemands ont franchi la Meuse derrière lui, au sud de Dinant. En conséquence, il se replie dans la région Givet-Philippeville.

Murray me rejoignit à mon Q. G. à 3 heures. Il. me rendit compte de la bonne exécution des ordres : les mouvements s'effectuaient d'une façon satisfaisante. Toutes les troupes étaient très fatiguées et avaient grandement souffert de la chaleur. Nos pertes au combat, pendant les deux derniers jours, bien que lourdes, n'étaient pas exagérées, eu égard à la nature des opérations.

Le 25 août, dès la première heure, le mouvement de retraite reprit, toujours habilement couvert par la cavalerie d'Allenby.

Pendant la nuit, la 4e D. I. avait presque achevé son débarquement et prenait les positions. qui lui étaient assignées vers Cambrai. Pendant la matinée du 25, je vis Snow, commandant la division, et visitai le terrain avec lui.

La seule action d'importance pendant cette journée se déroula à Solesmes, où l'arrière-garde, de la 3e D. I., sous Mac Cracken, fut violemment attaquée. Allenby, avec la 2e brigade de cavalerie (4e Dragoons Guards, 9e Lanciers, 18e Hussards), vint à son secours et lui permit de continuer sa retraite. La 3e D. I. ne put cependant arriver à son point de destination que tard dans la soirée, et les hommes étaient épuisés de fatigue.

 

 

Les rapports reçus le 25 jusqu'à midi montraient que les Français se repliaient sur toute la ligne. Il ne pouvait plus subsister de doute dans mon esprit sur la force de l'ennemi et ses intentions devant mon front. Trois corps d'armée et une division de cavalerie se concentraient contre nous, pendant qu'un quatrième corps et une division de cavalerie cherchaient à tourner notre aile ouest.

J'avais maintenant à examiner attentivement la situation et de nouveau à prendre une décision de haute importance. Devais-je m'arrêter et combattre sur la ligne Le Cateau-Cambrai, où l'armée était en train de se replier? Devais-je reprendre le mouvement de retraite au lever du jour ?

Pour tenir la position du Cateau, en vue de la menace qui pesait sur mon front et mon aile gauche, pour justifier cette décision, il fallait que j'eusse l'absolue certitude que le commandement français était décidé à tenir avec la dernière opiniâtreté sur toute la ligne. Or, nos alliés étaient déjà à une heure de journée de marche en arrière de nous : tous les rapports indiquaient qu'ils continuaient leur retraite. L'ennemi avait engagé un corps d'armée et deux divisions de cavalerie, au moins, dans un mouvement tournant sur ma gauche; la manœuvre avait déjà progressé, et, de ce côté-là, je ne pouvais attendre d'aide que de deux divisions françaises de réserve réparties sur un front immense, vers Dunkerque, avec des défenses hâtivement établies et fort médiocres. Il était bien improbable qu'elles fussent capables d'opposer une résistance quelconque à la manœuvre de flanc de l'ennemi.

Si cette manœuvre réussissait, mes communications avec Le Havre étaient pratiquement perdues.

Nous n'avions jamais eu le temps ou les hommes nécessaires pour fortifier la position du Cateau au point de rendre possible une résistance contre une vigoureuse attaque de ces ennemis, si supérieurs en nombre, qui marchaient contre nous. Les troupes britanniques, qui, depuis le dimanche, n'avaient, pour ainsi dire, pas cessé de marcher et de combattre, avaient un impérieux besoin de repos : elles ne pourraient le trouver qu'en interposant un obstacle sérieux, tel qu'une ligne de rivière, entre elles, et l'ennemi.

Après une délibération longue et angoissée, il m'apparut clairement que, tout considéré, il était nécessaire de reprendre le mouvement de retraite le 26, à l'aube, et les ordres furent donnés en ce sens.

Je me décidai à marcher sur Saint-Quentin et Noyon. La concentration des troupes devait être réglée de telle manière que je pusse profiter immédiatement de tout changement survenu dans la situation, arrêter ma retraite, et saisir une occasion favorable de prendre l'offensive. En conséquence, mon plan était de me concentrer derrière la Somme et l'Oise. A l'abri de cette barrière, je pourrais faire reposer mes troupes, réparer mes pertes en hommes et en matériel, et me tenir prêt à agir efficacement avec nos alliés, dans quelque direction que les circonstances imposassent.

La retraite fut donc reprise au point du jour, et, à 18 heures, tous les éléments du IIe C. A. étaient sur la ligne du Cateau, à l'exception de la brigade Mac Cracken, qui, comme il a été dit plus haut, avait dû s'arrêter et livrer combat à Solesmes. Le Ier C. A., cependant, avait été retardé de quelques heures dans son départ, et ne put atteindre que les abords de Landrecies. Aussi, à la fin de cette journée de marche, il existait entre le Ier et le IIe C. A. un vide dangereux qui me causa de graves inquiétudes pendant les premières heures de la matinée du 26.

Le 25, à la tombée de la nuit, l'ennemi avait envoyé des éléments en automobiles et en camions à travers la forêt de Mormal, à la poursuite du Ier C. A. Cette manœuvre aboutit finalement à une violente attaque de Landrecies, qui fut magnifiquement repoussée, avec de lourdes pertes pour l'ennemi; la 4e brigade (Guards), sous le brigadier général Scott-Kerr, se distingua particulièrement.

Comme suite à cette affaire, voici un extrait de la lettre que j'écrivis, le 27 août, à Lord Kitchener :

La 41e brigade combattait, de bon matin, dans les rues de Landrecies. Une colonne d'infanterie allemande, forte d'environ une brigade, déboucha du bois situé au nord de la ville, dans la formation la plus compacte, et s'engagea dans une rue étroite.

Deux on trois de nos mitrailleuses furent mises en batterie, de l'autre côté de la ville, contre cette cible magnifique. La tête de colonne fut brusquement arrêtée; une terrible panique s'ensuivit; on n'estime pas à moins de huit à neuf cents le nombre de morts et de blessés que les Allemands laissèrent dans les rues.

Sir Douglas-Haig, bien que ses troupes fussent très fatiguées et éprouvées par un dur combat d'arrière-garde, s'occupait cependant d'exécuter les ordres reçus, et la retraite du Ier C. A. se continua en ordre parfait et avec plein succès.

Du côté du IIe C. A., les choses n'allaient pas aussi bien. Le général Allenby, qui avait fort habilement couvert la retraite de l'armée avec sa cavalerie, avait déjà grandement aidé l'arrière-garde de la 3e D. I. dans sa difficile situation à Solesmes. La brigade Mac Cracken (7e brigade : 3e Btn Worcester Regt, 2e Btn South Lancashire Regt, Ier Btn Wiltshire Regt, 2e Btn Royal Irish Rifles), ne put atteindre la position du Cateau que le 25, vers 22 ou 23 heures. Les hommes étaient naturellement à bout de forces et les pertes avaient été sévères.

Le colonel Ansell, commandant le 5e Dragoons Guards, l'un des plus beaux cavaliers de l'armée, qui devait tomber quelques jours plus tard à la tête dé son régiment, rendit compte vers 2 heures au général Allenby de la situation de l'avance allemande. La chose parut si grave à Allenby qu'il alla trouver sur l'heure Sir Horace Smith-Dorrien et l'avertit que, à moins qu'il n'eût l'intention de reprendre sa retraite au point du jour, il serait probablement cloué sur sa position et dans l'impossibilité de se dégager. Sir Horace lui demanda quelles étaient, à son avis, ses chances de succès s'il restait et tenait sa position, ajoutant qu'il était convaincu que la fatigue extrême de ses troupes excluait toute possibilité de les remettre en marche avant plusieurs heures. Allenby lui répondit ce qu'il pensait : si le commandant du IIe C. A. ne se décidait pas à repartir dès l'aurore, l'ennemi réussirait probablement à l'encercler. Néanmoins, Sir Horace se décida à combattre. En pareil cas, un chef, qui est sur les lieux, en liaison étroite avec ses divisions et ses brigades, est le meilleur juge qui soit de ce que ses hommes peuvent faire.

Avant de regagner mon Q. G., à Saint- Quentin, tard dans la soirée du 25, j'avais visité plusieurs unités du IIe C. A. à leurs bivouacs; elles m'avaient semblé fatiguées assurément, mais point tout à fait exténuées.

Quand le jour se leva, le 26 août, la 25e D. I., à droite, avait eu plusieurs heures de repos. On en peut dire autant des 8e et 9e brigades, qui la prolongeaient sur la ligne. La 7e brigade n'était arrivée à ses cantonnements que le 25, à 22 ou 23 heures, après une journée de marche très dure et de rudes combats, mais, en cas d'urgence, elle pouvait se remettre en marche à l'aurore. Enfin, la 4e D. I., à la gauche du IIe C. A., était relativement fraîche.

J'inspectai, en particulier, une brigade d'artillerie, dont quelques canons avaient dû à la cavalerie de ne pas tomber, les jours précédents, aux mains de l'ennemi. Le commandant de la brigade défaillait d'émotion en me racontant la bravoure déployée par Francis Grenfell et le 9e Lanciers. La brigade avait brillamment combattu la veille, pendant plusieurs heures, sur la position du Cateau.

Toutes les reconnaissances, tous les bulletins de renseignements reçus le 25, jusqu'à minuit, étaient d'accord pour dire que Cambrai était encore aux Français, et que, sur ce point, la position n'était pas encore sérieusement menacée. En outre, tandis que le mouvement tournant progressait clairement, l'ennemi n'avait pas encore jeté de forces considérables au delà 'de la ligne Valenciennes-Douai. Après l'échec que lui avaient infligé, à Solesmes, Mac Cracken et Allenby, il n'était pas en force au sud de la ligne Valenciennes-Maubeuge.

Ce jugement sur la situation fut confirmé par un radio allemand, intercepté le 26 dans la soirée, qui montrait que l'aile marchante allemande était, à ce moment-là, en train de " marcher " seulement sur Cambrai et que les autres corps, engagés dans l'attaque de front; " se dirigeaient " seulement respectivement sur Cattenières, Walincourt et Le Cateau.

Le Ier C. A. avait, nous le savons, subi une dure journée de marche le 25; il avait été attaqué à Landrecies et aux environs, avant de pouvoir prendre si peu de repos que ce fût. Sir Douglas avait apprécié exactement la force de ennemi sur son front immédiat et bien jugé de la situation : l'ennemi cherchait à nous donner l'idée qu'il avait des forces considérables, à nous fixer sur le terrain, pendant qu'il exécuterait son mouvement tournant.

Dans ce but, il avait poussé en avant une grande quantité d'artillerie, composée de canons et d'obusiers de tout calibre, accompagnés et protégés par quatre divisions de cavalerie et un certain nombre de bataillons de chasseurs.

Ces troupes étaient jetées contre le IIe C. A. au Cateau, comme elles l'avaient été contre le Ier à Landrecies, dans un but absolument similaire.

Le superbe courage des troupes, sous l'habile impulsion des commandants de divisions, de brigades et de bataillons, grandement soutenus par le concours d'Allenby, et, comme je l'appris plus tard, de Sordet et de d'Amade, sauvèrent le IIe C. A. ; sans quoi, il eût sûrement été cloué sur sa position et encerclé ensuite. La cavalerie eût peut-être réussi à se dégager, mais trois divisions sur les cinq de l'armée britannique, avec la 7e brigade, eussent été perdues.

L'ennemi, grisé par cette première victoire, se serait précipité sur les flancs du Ier C. A., eût empêché sa retraite, et, continuant ses attaques combinées par le front et par les ailes, eût presque certainement refoulé l'armée alliée tout entière au delà de sa ligne de retraite. Nous aurions ainsi fort bien pu assister à un nouveau et foudroyant Sedan.

La magnifique valeur de nos glorieuses troupes empêcha ce désastre. Mais le résultat se chiffrait par la perte totale de 14.000 officiers et soldats, au moins, environ 80 canons, des mitrailleuses en abondance, des quantités de munitions, de matériel de guerre, de bagages. L'ennemi, de son côté, avait gagné du temps pour reformer ses colonnes d'infanterie, qui descendaient du nord-est. Il avait subi, à la vérité, des pertes, mais pas plus grandes que les nôtres, si même elles les égalaient, et qui, en tout cas, étant donnée son immense supériorité en hommes et en moyens, lui étaient infiniment moins sensibles qu'à nous.

Le résultat fut aussi, pour l'armée britannique, de rendre la continuation de la retraite plus difficile et plus pénible.

L'espoir devait être maintenant abandonné d'un arrêt derrière la Somme ou. l'Oise ou dans quelque autre position favorable au nord de la Marne. L'état de notre armée était déplorable, et les conséquences lointaines de nos pertes à la bataille du Cateau se firent sentir jusque pendant la bataille de la Marne et les premières opérations sur l'Aisne. Il ne fut guère possible de remplacer les canons et les mitrailleuses perdus avant la fin de septembre.

Dans le rapport que je rédigeai en septembre 1914, je parlai en termes élogieux de la bataille du Cateau. J'avais, avec mon état-major, dirigé, jour et nuit, les mouvements de l'armée britannique jusqu'à la bataille de la Marne. C'est en pleine bataille que le Gouvernement me pria de lui envoyer d'urgence un rapport.

Il fut rédigé naturellement d'une façon très hâtive, sans qu'on eût le loisir ni l'occasion d'étudier à fond les rapports précédents qui embrassaient la période de la bataille dont seuls les détails complets pouvaient être mis à jour.

Il était vraiment impossible, et cela pour un long temps encore, d'apprécier dans tous ses détails la situation au matin du 26 août.

Au moment où j'écrivis mon rapport, je ne savais rien de l'important concours que nous avaient prêté ce jour-là Sordet et d'Amade. J'acceptais sans discussion l'opinion du commandant du IIe C. A. sur le danger qui le menaçait et sur la position des forces allemandes qu'il avait en face de lui.

Il est difficile pour les non-initiés de réaliser la tension d'esprit qu'exige d'un général en chef le commandement d'une armée dans une offensive comme celle de la Marne, s'il veut employer au mieux les troupes sous ses ordres.

Dans l'atmosphère d'une grande bataille, la préparation de tout le matériel nécessaire et, en même temps, la rédaction d'un rapport sont des choses fort malaisées. Certes, il est facile de dire : " Pourquoi ne pas avoir employé d'autres hommes ? " J'ai toujours soutenu que seul le général qui conduit une opération de quelque importance peut ou doit la résumer et la décrire. Nul que lui ne sait ce qui s'est passé dans son esprit, comment son jugement a été formé et orienté par le cours rapide des événements.

Aussi bien il est impossible d'avoir des renseignements exacts, avant des semaines et des mois, parfois même avant des années, à la fin d'une série déterminée d'opérations.

Dans plus d'un cas, au cours de la retraite de Mons, on prétend que les décisions du général commandant le IIe C. A. eurent l'approbation, à tout le moins tacite, du G. Q. G. de Saint-Quentin. Je dois aux distingués et dévoués officiers de mon état-major de dire qu'il n'y a pas le moindre fondement de vérité dans cette affirmation.

 

Le cinquième chapitre

LA CONTINUATION DE LA RETRAITE

 

Le général Joffre avait organisé une conférence à mon Q.G. de Saint-Quentin avec Lanrezac et moi, pour le .26 août, de bon matin.

J'étais arrivé à Saint-Quentin le 25, à 20 heures. Personne, parmi nous, ne dormit beaucoup cette nuit-là. Pendant les premières heures, des rapports continuels nous arrivaient, touchant la position dangereuse du Ier C. A. Au fâcheux, mais inévitable retard apporté à sa mise en route du matin s'ajoutaient les grands embarras et la gêne causés par la retraite des Français, de la Sambre, qui venait au travers de notre ligne de marche.

La cavalerie ennemie, appuyée par des canons, des chasseurs et des détachements d'infanterie transportés en automobiles et en camions, serrait de près nos colonnes, à travers la forêt de Mormal. D'où la nécessité impérieuse d'établir solidement la 2e D. I. à Landrecies et Maroilles, en attendant que le Ier C. A. eût atteint la ligne qui lui était assignée du matin. Un intervalle de 12 kilomètres environ existait entre la droite du IIe C. A. au Cateau et la gauche du Ier C. A. à Landrecies.

Dès réception de ces nouvelles, je convoquai Huguet et envoyai, par son entremise, à deux divisions de réserve françaises (appartenant à la Ve armée, en liaison avec les Britanniques) la demande instante de se mettre en mouvement et d'aller soutenir Haig.Il me fut donné satisfaction avec beaucoup de bonne grâce, et cette diversion permit à Haig de dégager son corps d'armée de la pire situation : il le fit avec infini ment d'habileté et de bon sens, non sans infliger des pertes sévères à, l'ennemi.

Vers le matin, il me fut rendu compte que l'ennemi s'était retiré : en conséquence, la retraite reprit à l'aube, pour l'ensemble du Ier C. A. ainsi qu'il avait été décidé. Les combats menés par le Ier C. A., pendant cette nuit, combinés avec son repli si habile et si bien réussi du matin, comptent parmi les épisodes les plus brillants de toute la retraite.

A peine mon esprit était-il un peu soulagé par cette heureuse délivrance du Ier C. A., que les inquiétudes que j'ai relatées au précédent chapitre recommencèrent pour le IIe C. A.

Ce n'est qu'à 8 heures, le 26, que j'appris l'engagement de l'aile gauche de l'armée. A ce moment-là, j'attendais anxieusement l'arrivée de Joffre et de Lanrezac.

J'envoyai des officiers d'état-major porter au général Smith-Dorrien l'ordre absolu de rompre le combat et de reprendre immédiatement la retraite.

Peu après, arrivèrent le généralissime français et son chef d'état-major. Ils étaient suivis par le général commandant la Ve armée. Nous nous mîmes à examiner la situation.

Je racontai les événements des deux jours précédents et fis remarquer l'isolement dans lequel avait été placée l'armée britannique, du fait du brusque changement de place de la Ve armée, sur ma droite, et de sa retraite éperdue.

Lanrezac semblait trouver toute l'affaire absolument normale et n'y voulait voir qu'un simple incident dû aux nécessités ordinaires de la guerre. Il ne donnait aucune explication, n'alléguait aucune raison pour justifier ses mouvements vraiment inattendus. Cette discussion lui était apparemment désagréable, car il ne resta que peu de temps à mon Q. G. et partit avant que nous fussions arrivés à une entente satisfaisante sur les dispositions et plans à arrêter pour l'avenir.

Joffre demeura longtemps avec moi. Je soupçonnai qu'il n'était, en aucune façon, content de l'action et de la conduite de son subordonné. Nous ne prîmes là aucune décision définitive : cependant, quand le généralissime me quitta, nous étions d'accord pour continuer la retraite aussi longtemps, mais aussi en ordre que possible, jusqu'à ce que nous nous trouvions dans une position favorable pour nous arrêter et reprendre l'offensive.

Le général me pria instamment de tenir ma position dans la ligne, à quoi je répondis que, malgré les lourdes pertes que j'avais subies, j'espérais pouvoir le faire.

Immédiatement après le départ de Joffre, je partis pour aller trouver Sir Horace Smith-Dorrien, puisque je ne pouvais arriver à recevoir aucun renseignement satisfaisant de cet officier général. Pendant les premiers milles, nous avançâmes à peu près, mais, à mesure que nous marchions, la route devenait de plus en plus mauvaise, et nous fûmes parfois complètement bloqués, pendant plusieurs minutes, avec d'autres voitures.

Tous les bas côtés étaient couverts de réfugiés avec leurs bagages, tandis que nos propres transports s'efforçaient d'apporter en toute hâte les vivres, les munitions et le matériel nécessaires aux divisions en ligne.

Plusieurs messages me parvinrent en route. C'est ainsi que j'appris que Smith-Dorrien avait enfin rompu le combat et que ses colonnes s'étaient, une fois de plus, mises en marche. C'était bien une manœuvre de la dernière minute, car des renseignements postérieurs qui me parvinrent, au cours de ma randonnée, m'apprirent la présence de nombreuses patrouilles de uhlans dans le voisinage; dans la soirée, Saint-Quentin même était menacé par la cavalerie ennemie, qui, toutefois, ne réussit pas à pénétrer dans la ville.

Quand je revins à mon Q. G., je compris, d'après les rapports plus ou moins détaillés qui arrivaient, la triste situation des troupes qui avaient combattu au Cateau.

Toute idée d'arrêt prolongé sur la Somme, au sud de Saint-Quentin, qui pendant la journée s'était présentée à mon esprit comme une possibilité sérieuse, était définitivement abandonnée. La première urgence était de rallier et de reformer les troupes, confondues et dispersées par les durs événements des jours et des nuits précédents. Il importait par-dessus tout de recouvrer l'ordre, de rétablir la confiance et d'insuffler à la troupe un esprit nouveau en lui montrant un but précis.

Pour pouvoir mener tout cela à bien, il fallait d'abord penser à la cavalerie. J'envoyai immédiatement l'ordre à Allenby de prendre toutes ses dispositions pour couvrir nos derrières et notre flanc ouest. Je lui dis d'organiser une action commune avec la cavalerie française de Sordet. Les commandants de corps reçurent l'ordre de marcher sur la ligne La Fère-Noyon.

Le 26 au soir, le G. Q. G. fut transféré à Noyon, où j'arrivai, tard dans la soirée, pour étudier les possibilités d'un arrêt derrière l'Oise.

Le 27, les ordres donnés pour l'exécution de la retraite commencèrent à produire leur effet. La cavalerie tenait l'ennemi en respect.

Smith-Dorrien m'en rendit compte lui-même au début de la matinée; plus tard, le major Dawnay (2e Life Guards), dont je ne pourrai jamais oublier les magnifiques, les incomparables services jusqu'à ce qu'il fût frappé à la tête de son régiment, m'apporta des nouvelles de la marche de Haig. De son côté, Shea, de la cavalerie hindoue, qui fut plus tard un commandant de division renommé sur le front, me parla du rôle magnifique qu'avait si brillamment joué la cavalerie.

Dans un télégramme que je communiquai aux troupes, le général Joffre rendait un très bel hommage à ce qu'il appelait les " inappréciables " services rendus par l'armée britannique à la cause des Alliés, pendant les derniers jours.

Ce fut une satisfaction sincère pour l'armée que de connaître les termes généreux employés par le généralissime français pour exprimer son opinion.

Je passai les premières heures du 27 à reconnaître personnellement la région qui borde la rive sud de l'Oise, aux environs de Noyon.

La seule idée qui occupât alors mon esprit était de m'arrêter et d'avoir ainsi le temps de faire reposer mes troupes, de les réorganiser et de recevoir des renforts.

A première vue, il me sembla que la ligne de l'Oise, avec ses canaux tributaires, m'offrait la position que je cherchais.

L'examen rapide du terrain, tel que je pus le faire dans la matinée du 27, me satisfit en ce sens qu'il présentait des possibilités sérieuses pour une défense que je n'avais pas le dessein de prolonger; j'estimai aussi que le cours tortueux de la rivière, avec son tracé divers, pourrait nous être fort utile en devenant, le moment venu, le point de départ d'une puissante offensive.

Ce même jour j'eus un nouvel entretien avec Joffre, avant que j'eusse eu le temps d'apprécier les possibilités de combat du IIe C. A. et de la 4e D. I.

Je ne me rendais pas encore pleinement compte du terrible montant de nos pertes, au Cateau. Qu'elles eussent été lourdes, je n'en avais jamais douté. C'est quelques heures plus tard seulement que j'en eus une idée exacte : elles devaient paralyser pendant plusieurs jours tout mouvement quelconque pont prendre l'offensive.

Les réflexions que je faisais pendant ces premières heures de la matinée concordaient tout à fait avec les vues, du généralissime français. Le plan que me proposa Joffre consistait en un repli sur une ligne allant, en gros, de Reims, à l'est, jusqu'à Amiens, à l'ouest, ce qui amènerait les forces britanniques dans la région au sud de l'Oise, dont j'avais déjà reconnu le cours. Nous examinâmes la situation à fond, et Joffre considérait notre situation avec beaucoup de sympathie et de " compréhension ". Il me promit que la Ve armée recevrait des ordres pour nous délivrer de la pression exagérée de l'ennemi. Il me parla aussi de son projet de former une VIe armée sur notre gauche.

Nous nous séparâmes sans avoir, pour le moment, pris aucune décision. Pour ma part, je ne pouvais faire aucune promesse avant de savoir exactement sur quoi je pouvais compter : l'ennemi, par une poursuite énergique, pouvait empêcher Joffre de m'apporter sur mes deux flancs un concours que la situation réclamait impérieusement.

En fait, il ne fut plus question de ce projet, et l'idée d'arrêt sur la ligne indiquée plus haut fut abandonnée.

Le 28 au matin, le G. Q. G. fut transféré à Compiègne, où nous restâmes jusqu'à la matinée du 31.

C'est le vendredi 28 que je réalisai pleinement les pertes que nous avions subies. Depuis dimanche, elles atteignaient, en officiers et en hommes, un total de 15.000. Les pertes en armement et en matériel étaient également sérieuses : 8o canons à peu près, une grande partie de nos mitrailleuses, sans compter d'innombrables objets d'équipement et du matériel de transport, étaient tombés aux mains de l'ennemi.

Il m'apparut tout à fait clairement que nous ne pourrions efficacement faire face que lorsque nous aurions pu améliorer la condition de nos troupes.

C'est ce jour-là que me vint la nouvelle, - la meilleure que puisse recevoir un commandant d'armée en retraite - que la vaillante cavalerie d'Allenby avait arrêté la poursuite de l'ennemi.

Gough avec la 3e brigade à Saint-Quentin; Chetwode avec la 5e à Cerizy, avaient, sur ces deux points, attaqué les principaux aux éléments de cavalerie allemands, les avaient rejetés en désordre, en infligeant des pertes sévères aux unités les plus importantes.

A notre gauche, d'Amade, avec deux divisions de réserve, Sordet, avec son corps de cavalerie, attaquaient à Péronne et aux environs.

Allenby avait alors son Q. G. à Cressy (nord-ouest de Noyon) et Sordet l'appela à la rescousse.

Mais avant que les dispositions eussent pu être prises, les Français furent repoussés.

Bien que cette tentative, faite pour refouler les Allemands vers le Nord, ait échoué, elle n'en fut pas moins utile et efficace en arrêtant la poursuite. Par leur action vigoureuse, les troupes de d'Amade et de Sordet montrèrent de quel bronze était formé l'embryon de la VIe armée, cette armée qui devait, quelques jours plus tard, se couvrir d'une gloire impérissable sur la Marne et l'Ourcq.

Sur notre droite, on ne pouvait guère espérer de sitôt une résistance efficace. La Ve armée française était en pleine retraite; les divisions de réserve, après avoir combattu à Urvillers, se retiraient sur l'Oise, pendant que le XVIIIe C. A., à leur droite, était repoussé d'Itancourt sur l'Oise par une violente attaque allemande.

 

 

Je passai plusieurs heures, le 28, à visiter les troupes, à les voir, si possible, pendant la marche ou les courtes haltes.

Je pouvais réunir quelques hommes sur un côté de la route : je les remerciais pour la magnifique besogne qu'ils avaient faite, je leur disais la gratitude du général en chef français et l'importance immense du service qu'ils avaient rendu à la cause des Alliés. Je les chargeais de répéter mes paroles à leurs camarades, de les répandre dans. les unités auxquelles ils appartenaient. Je n'avais ni le temps ni l'occasion de passer des revues de tenue ou d'aligner des parades. L'ennemi était sur nos talons et il n'y avait pas de temps à perdre; mais j'étais profondément touché de voir comment, après les terribles appels qu'on avait faits à leur courage, à leur énergie, à leur endurance, ces glorieux soldats britanniques écoutaient les quelques mots que je pouvais leur dire, avec l'esprit des héros et la confiance des enfants. Ceci me prouva, avec la plus agréable évidence, l'étonnante et instinctive sympathie qui a toujours existé entre le soldat britannique et son officier. Ces hommes avaient vu comme on les avait, conduits, ils savaient la proportion beaucoup plus grande des pertes subies par leurs officiers, ils sentaient qu'ils avaient confiance en eux et étaient prêts à les suivre partout. C'est cette merveilleuse entente entre " conducteurs " et " conduits " qui a fait la grande force et la gloire de l'armée britannique à travers les âges.

Dans ces conversations confiantes, au bord de la route, jamais je n'entendis un mot de, plainte, jamais je ne perçus le moindre souffle de critique. L'esprit de discipline était aussi sensible dans ces groupes éparpillés de soldats, fatigués, exténués, qu'il eût pu l'être à quelque revue passée à la Horse Guards Parade, le jour de la fête du Roi. Une seule question revenait toujours :

 

" Quand ferons-nous demi-tour, pour les affronter encore ? " Ils auraient volontiers ajouté " Nous sommes prêts à les envoyer au diable. "

 

J'avais le cœur serré, à la vérité, en regardant quelques bataillons que j'avais vus, trois ou quatre jours auparavant, près de Mons, dans toute leur jeune gloire, dans toute leur force, réduits maintenant à une poignée d'hommes et à deux ou trois officiers, mais le superbe esprit que je voyais aux hommes me causait une joie intense et m'inspirait une confiance qui était le meilleur soutiens.

Ce jour-là, j'inspectai une grande partie des transports des deux corps d'armée et je les trouvai dans des conditions bien meilleures que ce que j'eusse pu supposer.

Je ne rejoignis mon Q.G. à Compiègne qu'à 17 heures. Je trouvai Huguet qui m'attendait avec un officier de l'état-major du VIIe C. A. français, lequel devait faire partie de la nouvelle VIe armée. C'est en causant avec lui que j'appris que Joffre était en train de former cette nouvelle armée.

Huguet m'informa que des forces considérables étaient transportées par chemin de fer de Verdun à Amiens, et que la nouvelle armée serait commandée par le général Maunoury. Je ne savais rien du dernier plan du généralissime français et je doute qu'alors il ait pu arrêter aucune ligne de conduite. A ce moment précis, je crois, que la situation de Paris, sans défense, se dessinait nettement à ses yeux, et que son intention primitive en créant la VIe armée fut plutôt de parer à la protection de la capitale.

Joffre m'avait particulièrement prié de me charger des reconnaissances aériennes sur le flanc ouest des troupes alliées.

Notre service des renseignements avait été admirablement organisé, et fonctionnait de la meilleure manière sous l'habile direction du brigadier général Macdonogh. Je ne puis dire trop haut l'habileté et le talent dont fit preuve ce remarquable officier, pendant tout le temps que nous avons collaboré ensemble. Les services qu'il rendait étaient inestimables. Son ingéniosité dans la recherche et la réunion des renseignements, sa puissance de travail, l'infaillible souplesse d'esprit et le sérieux avec quoi il scrutait tous les comptes rendus, toutes les circonstances qui pouvaient survenir, sont sans prix. Il avait dressé un excellent état-major, digne de son chef, car il avait un don extraordinaire pour obtenir de chacun le plus grand et le meilleur rendement.

Ses renseignements sur les mouvements de l'ennemi étaient remarquablement exacts, et me donnaient toujours les meilleurs éléments pour interpréter ses intentions probables.

Pendant tout le temps que je restai à Compiègne, tous les examens de la situation concluaient à cette idée que, l'investissement immédiat de Paris par son aile droite constituait le premier objectif de l'ennemi.

Il est presque certain que la concentration d'une nouvelle et forte armée sur le flanc ouest de l'armée britannique, au nord de Paris, était complètement inconnue des Allemands, et n'entra dans leurs calculs que quelques jours après.

Nous avions aussi les meilleures raisons de croire que le haut commandement allemand tenait les forces britanniques pour hors de combat et tout à fait inutilisables, quelque effort que nous pussions faire pour défendre Paris. En fait, croyant la capitale pratiquement à sa merci, l'aile droite allemande, méprisant les forts démodés de Paris, s'avançait aveuglément dans un véritable guêpier.

Le 29, une attaque très brillante, menée avec plein succès par la Ve armée française à Guise, battit gravement trois corps d'armée allemands et les rejeta avec des pertes sévères. Cette action eut un grand effet en assurant la retraite : elle ne permettait pas seulement à la Ve armée de tenir quelque temps sur l'Oise, entre Guise et La Fère, mais elle diminua sensiblement la pression ennemie sur les troupes britanniques et sur les Français, à notre gauche.

Depuis Roye, à l'ouest, sur la ligne Montdidier-Noyon-La Fère-Guise, jusqu'à Hirson, à l'est, les têtes de colonnes alliées étaient établies, bien couvertes par leur cavalerie avancée.

Pendant la journée, des rapports souvent contradictoires m'arrivaient. Il était clair que notre position sur l'Oise était dangereusement menacée par des forces supérieures, et je jugeai impossible de m'arrêter sur cette ligne avant que nous eussions pu réparer en partie nos lourdes pertes; et je ne pouvais rien espérer recevoir avant plusieurs jours.

Ce fut tout à fait à contrecœur que j'ordonnai de continuer la retraite sur la ligne de l'Aisne, de Compiègne à Soissons; toutefois, considérant le coup qui venait d'être porté à l'ennemi par la Ve armée, à Guise, et le désir exprimé par le général Joffre que toutes les forces alliées gardassent leur terrain le plus longtemps possible et ne se retirassent que quand cela serait nécessaire, je donnai ordre aux commandants de corps d'exécuter leur mouvement avec toute la prudence possible, et de profiter de toute circonstance pour s'opposer à l'avance de l'ennemi.

Le commandement allié venait d'apprendre que les Allemands détachaient des forces considérables vers leur frontière orientale, sérieusement menacée par les Russes.

Le désir naturel de Joffre de profiter de ces circonstances, joint aux craintes qu'il nourrissait pour la sécurité de Paris, lui faisait ardemment souhaiter de prendre l'offensive le plus tôt possible. Il vint me voir dans l'après-midi du 29 août, à Compiègne., et m'exposa ses vues, avec beaucoup d'insistance. Je maintins ferme ma conviction absolue que les forces britanniques ne pourraient pas prendre part à une telle action avant plusieurs jours, et qu'en ce qui nous concernait, la reprise de la retraite était inévitable. J'assurai le généralissime qu'aucune brèche sérieuse ne serait faite dans ses

lignes par un repli prématuré ou hâtif de notre part, mais je demandai, de la manière, la plus instante, le temps nécessaire pour me refaire et recevoir des renforts.

Je représentai avec force à Joffre l'avantage d'attirer les Allemands plus loin encore de leurs bases, même si nous avions à nous porter jusqu'au sud de la Marne. Aussi bien les idées que j'exposai par la suite à l'ambassade d'Angleterre à Paris, en présence de Lord Kitchener, à M. Millerand, ministre français de la Guerre, étaient celles que j'avais dans l'esprit pendant ma conversation avec Joffre, à savoir que notre ligne d'arrêt devait se trouver entre la Marne et la Seine.

L'armée française était toujours en pleine retraite. La VIe armée, sur notre gauche, n'était pas encore formée, et le général en chef ne m'avait exposé aucun plan défini d'attaque, ni indiqué le rôle qu'il désirait me voir jouer. Tout ce qu'il me, demanda fut de ne pas quitter la ligne et de boucher le trou entre les Ve et VIe armées. J'avais l'intention arrêtée de le faire.

Je suis obligé de dire qu'en face d'une telle décision à prendre je rencontrai de la résistance chez certains de mes généraux subordonnés, qui considéraient l'état de leurs troupes avec pessimisme. Comme je discutais la situation dans une réunion de généraux britanniques, tenue à Compiègne, Sir Horace Smith-Dorrien me déclara que la seule chose qui nous restât à faire était de nous retirer sur nos bases, et là, une fois refaits, de nous rembarquer et de rentrer chez nous par un point quelconque de la côte. Je refusai de souscrire à ce qui était l'équivalent d'un conseil de désespoir.

Nos communications avec Le Havre étaient maintenant dangereusement menacées : il devenait nécessaire d'exécuter un changement de base et d'établir une ligne de communication nouvelle. Saint-Nazaire et Nantes furent choisis, avec Le Mans comme base avancée.

Le 30 au matin, notre cavalerie avait deux brigades au nord-ouest de Compiègne, une au nord et une au nord-est. La 5e brigade, sous Chetwode, couvrait la retraite du Ier C. A. Cette nuit-là, notre ligne passait par Nampcel, à l'ouest de Coucy-le-Château.

Huguet me communiqua, ce jour-là, les nouvelles dispositions de Joffre. Il retirait la Ve armée sur la ligne de la Serre, la gauche à La Fère, la droite en liaison avec la gauche de la IVe armée vers Rethel. La VIe armée devait se replier sur la ligne Compiègne-Clermont; le corps de cavalerie Sordet à la gauche de la ligne.

Joffre me fit demander instamment de détruire les ponts de l'Oise entre Compiègne et La Fère.

Une fois de plus, Huguet insista auprès de moi sur l'ardent désir qu'avait Joffre de me voir rester sur place pour combler le vide entre Compiègne et La Fère. En réponse, je lui répétai de la façon la plus formelle mes déclarations précédentes, à savoir que je ne serais pas en état de faire face et de combattre avant plusieurs jours, et qu'en conséquence, je ne pouvais consentir à occuper une portion de la ligne de combat. J'étais tout à fait prêt à continuer une retraite lente et prudente, gardant ma position actuelle entre les Ve et VIe armées.

A ce moment-là comme auparavant, le sentiment que j'avais de mes responsabilités, joint à l'interprétation que je faisais des " instructions spéciales " à moi données, inspirait mes délibérations pendant ces jours critiques.

 

 

Je ne pouvais oublier que la Ve armée française avait commencé sa retraite de la Sambre vingt-quatre heures au moins avant que j'eusse reçu officiellement l'avis que le plan offensif de Joffre était abandonné. Je savais que, seules, la grande supériorité de notre cavalerie sur celle de l'ennemi, la superbe ténacité de nos troupes, les qualités qu'elles avaient montrées en marche et au combat, nous avaient sauvés du pire désastre. Mon devoir envers mon pays exigeait que je ne risquasse pas le retour d'une telle situation, et j'estimai que le moment était venu d'examiner et de peser sérieusement nos besoins et les intérêts de l'Empire dans les conseils de guerre de l'état-major suprême.

J'envoyai ce jour-là, à Lord Kitchener, une lettre qui contenait le passage suivant :

 

Je sens très sérieusement l'absolue nécessité qu'il y a pour moi à garder en mains ma complète liberté d'action et à pouvoir, si les circonstances l'exigent, me retirer sur mes bases.

 

Ce même jour arriva Pulteney, et la formation, sous son commandement, du IIIe C. A. fut entreprise aussitôt. Il était composé de la 4e D. I., de la 19e brigade et de quelques éléments montés qui y étaient provisoirement rattachés, en attendant l'arrivée de la 6e D. I., désignée pour aller en France.

Le 31 au matin, transfert du G. Q. G. à Dammartin. Après une randonnée où nous visitâmes autant de troupes que nous le pûmes, nous arrivons au Q. G. au début de l'après-midi. Huguet m'y attendait, avec des renseignements supplémentaires et des messages de Joffre. La demande instante d'arrêt et de combat sur place n'y était pas seulement renouvelée d'une façon pressante, mais elle était appuyée d'un message pressant du Président de la République Française, de Lord Kitchener et du Gouvernement britannique. Et, à ce même moment, Lanrezac était en train de replier la gauche de la Ve armée et d'élargir encore le vide qui nous séparait ! En même temps, Lord Kitchener assurait notre Gouvernement que nos pertes étaient relativement petites, et que tous les déficits en hommes et en matériel avaient pu être comblés.

Je garde la conviction profonde que, si j'avais cédé à ces vives sollicitations, toute l'armée alliée aurait été rejetée en désordre sur la Marne, et Paris serait devenu une proie facile aux mains du vainqueur.

Il est impossible d'exagérer le danger de la situation en ce moment-là. Ni ce jour-là, ni les jours qui suivirent, je ne reçus, pour combler mes vides, ni un homme, ni un cheval, ni un canon, ni une mitrailleuse.

Je refusai donc. Ceci amena Lord Kitchener à Paris, où je le vis le Ier septembre, à l'ambassade d'Angleterre. Je m'y rendis avec mon chef d'état-major, sur sa demande pressante, voyant en lui le représentant du Gouvernement de Sa Majesté.

Je regrettais profondément d'avoir à quitter mon Q. G. en des moments si critiques. Deux actions importantes furent menées ce jour-là par de gros éléments de mon armée, et personne n'était là pour contrôler et coordonner les mouvements. L'une ou l'autre eût fort bien pu dégénérer en un engagement général.

La conférence eut cependant un résultat important. ''M. Millerand, ministre de la Guerre, et M. Viviani, président du Conseil, étaient présents à l'entretien, et je pus exposer clairement devant eux mes vues sur la conduite future des opérations alliées.M. Millerand se chargea de transmettre immédiatement ce document au général Joffre. Ce grand homme d'État, cet inappréciable serviteur de son pays garda le portefeuille de la Guerre pendant la plus grande partie du temps que je passai en France. Je garderai le plus reconnaissant souvenir de sa constante amitié et de sa courtoisie, jointes au jugement habile et pénétrant qu'il porta sur la situation militaire, dans des périodes diverses et difficiles.

On comprendra mieux le résultat obtenu, par mes propositions quand j'aurai cité la réponse du général Joffre au ministre de la Guerre et la lettre personnelle qu'il m'écrivit sur le même sujet :

 

GRAND QUARTIER GÉNÉRAL DES ARMÉES DU NORD ET DU NORD-EST

Au G. Q.G., le 2 septembre 1914.

Le Général commandant en chef à M. le Ministre de la Guerre,

J'ai reçu les propositions du maréchal French, que vous avez bien voulu me communiquer; elles tendent à organiser sur la Marne une ligne de défense qui serait tenue par des éléments suffisamment denses en profondeur et particulièrement renforcés derrière le flanc gauche.

Les emplacements, actuels de la Ve armée ne permettent pas de réaliser le programme tracé par le maréchal French et d'assurer à l'armée anglaise, en temps voulu, une aide efficace sur la droite.

Par contre, l'appui de l'armée du général Maunoury, qui doit se porter à la défense des fronts nord-est de Paris, est toujours assuré à l'armée anglaise sur la gauche; celle-ci pourrait, dans ces conditions, tenir sur la Marne, pendant quelque temps, puis se retirer sur la rive gauche de la Seine, qu'elle tiendrait de Melun à Juvisy; les forces anglaises participeraient ainsi à la défense du camp retranché, et leur présence serait, pour les troupes du camp retranché, un précieux réconfort.

Je dois ajouter que des instructions viennent d'être données aux armées, en vue de coordonner leurs mouvements, et qu'il pourrait être désavantageux de modifier ces instructions. Elles tendent à placer nos troupes dans un dispositif leur permettant de prendre l'offensive dans un délai assez rapproché. La date de leur mouvement en avant sera communiquée au maréchal French, afin de permettre à l'armée anglaise de participer à l'offensive générale.

 

GRAND QUARTIER GÉNÉRAL DES ARMÉES DU NORD ET DU NORD-EST

Au G. Q. G., le .2 septembre 1914.

Le Général commandant en chef à M. le Maréchal French, commandant en chef des forces anglaises.

Monsieur le Maréchal,

J'ai l'honneur de vous adresser mes remerciements pour les propositions que vous avez bien voulu soumettre au Gouvernement de la République, relatives à la coopération de l'armée anglaise, et qui m'ont été communiquées.

La situation actuelle de la Ve armée ne permet pas à cette armée d'assurer à l'armée anglaise un appui suffisamment efficace sur la droite.

En raison des événements qui se sont passés depuis deux heures, je ne crois pas possible actuellement d'envisager une manœuvre d'ensemble sur la Marne, avec la totalité de nos forces. Mais j'estime que la coopération de l'armée anglaise est la seule qui puisse donner un résultat avantageux dans les conditions exposées par la lettre ci-jointe que j'adresse à M. le ministre de la Guerre, et dont j'ai l'honneur de vous faire parvenir la copie.

Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, l'expression de ma haute considération, et mes sentiments de cordiale camaraderie.

 

Je répondis comme suit :

 

Mortcerf, 3 septembre, 1914, 12 heures.

Le Maréchal Sir John French, commandant en chef les forces britanniques, au Général commandant en chef des armées françaises.

Mon cher Général,

J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre très aimable et très cordiale lettre du 2 septembre (No 3332).

J'hésitais beaucoup à mettre au jour mes vues sur la marche générale des futures opérations, et je vous sais beaucoup de gré de l'appui amical que vous avez bien voulu donner à mon opinion.

J'ai reçu votre " Instruction n° 4 " et votre " Note pour les commandants d'armée " en date du 2 septembre. Je suis maintenant complètement et clairement renseigné sur vos projets et sur la part que vous désirez que j'y prenne.

Vous pouvez compter sur ma plus cordiale coopération en toutes choses.

Mes troupes ont hautement apprécié le geste de cordiale considération que vous, avez eu pour elles en me priant de distribuer un si grand nombre de décorations.

FRENCH.

 

J'aborde, avec quelque hésitation, les désagréables incidents qui marquèrent cette fameuse conférence de Paris.

Lord Kitchener arriva là en uniforme de maréchal, dès le début de la conversation, il prit des airs de général en chef et annonça son intention de partir pour le front et d'y inspecter les troupes.

A ces mots, l'ambassadeur britannique (Sir Francis, maintenant Lord Bertie) s'y opposa tout de suite de la façon la plus formelle, et rédigea un télégramme au ministre des Affaires étrangères, exposant, clairement et sans ambiguïté possible, sa manière de voir et demandant des instructions. Il donna le télégramme à lire à Lord Kitchener. Sur quoi, celui-ci me demanda mon avis, et je déclarai me ranger entièrement à l'avis de l'ambassadeur.

Après quelques instants de discussion, le secrétaire d'Etat décida de renoncer à son projet, et le télégramme à Sir Edward Grey ne fût pas expédié. Dans la conversation générale qui suivit, Lord Kitchener parut se séparer complètement de la manière de voir sur certains points que j'avais exposée : par exemple, sur l'utilité de laisser la direction des opérations aux mains des chefs militaires qui exercent le commandement en campagne.

Il termina brusquement la discussion, et me pria de le suivre, dans une pièce voisine, pour un entretien privé.

A peine étions-nous seuls qu'il commença à me reprocher vivement le ton que j'avais pris. Là-dessus, je lui dis tout ce que j'avais sur le cœur. Je lui déclarai que le commandement des forces britanniques en France m'avait été confié par le Gouvernement de Sa Majesté; que j'étais seul responsable devant lui pour tout ce qui pouvait survenir, et que, sur le sol français, mon autorité vis-à-vis de l'armée britannique devait être absolue, jusqu'au jour où mon commandement me serait enlevé par les mêmes pouvoirs qui m'avaient donné la responsabilité. Je fis en outre remarquer à Lord Kitchener que sa présence en France, en tant que soldat, ne pouvait qu'affaiblir et diminuer mon prestige vis-à-vis des Français et de mes propres compatriotes. Je lui rappelai nos communs services de guerre quelque treize ans auparavant, et lui dis que son avis et son concours me seraient toujours précieux, que je les accepterais avec joie, mais que je ne voulais admettre aucune ingérence dans l'exercice de mon commandement et de mon autorité, tant que le Gouvernement de Sa Majesté croirait devoir me maintenir dans mes fonctions actuelles. Je crois qu'il commença de comprendre mes arguments, et finalement nous tombâmes amicalement d'accord.

On m'apporta alors d'importants messages, et je dis à Lord Kitchener qu'il m'était impossible de rester plus longtemps loin de mon Q. G., et j'y retournai en toute hâte.

Il est très difficile à d'autres qu'à des soldats de comprendre la portée et le sens d'incidents comme celui qui venait de se passer à Paris. Si la confiance des troupes dans leur chef est ébranlée, si peu que ce soit, si son influence, son pouvoir, son autorité, sont affaiblis par un doute jeté sur son habileté professionnelle, si discrète que soit l'expression de ce doute, l'effet réagit immédiatement sur l'armée tout entière. Cela est vrai surtout dans des moments comme celui-là, pour des troupes qui doivent donner tant et de si grandes preuves de leur courage, de leur endurance et, par-dessus tout, de leur foi en leurs chefs.

 

Et quel effet la chose eût-elle pu faire sur les Français ?

 

Des ministres, des généraux étaient présents à l'entretien, ils étaient témoins des prétentions ouvertes de Lord Kitchener à exercer le pouvoir et l'autorité d'un général en chef en campagne.

Heureusement, l'incident se termina sans être fâcheusement ébruité. Lord Kitchener comprit son erreur et quitta Paris, dans la nuit.

Je ne regagnai mon Q. G. de Dammartin que le 1er septembre, à 19 heures. Deux importantes actions d'arrière-garde s'étaient déroulées, pendant la journée : l'une à Néry, - où le capitaine Bradbury fut tué, pendant que la batterie L luttait héroïquement contre des forces d'une supériorité écrasante, - l'autre à Villers-Cotterêts.

La proximité de l'ennemi, la présence rapprochée de détachements de cavalerie appuyés de canons, qui avaient pénétré dans nos lignes, m'obligèrent à transférer mon Q. G. à Lagny, sur la Marne. Comme ce mouvement devait être exécuté avec précaution, je ne pus arriver à Lagny que le 2 septembre, à 1 heure.

En parlant de la conférence de Paris du 1er septembre, j'ai déjà donné les deux communications émanées du général Joffre, en date du 2 septembre. Bien que je n'aie reçu ces documents que le 2 septembre, tard dans la journée, ils expriment les idées que j'avais dans l'esprit, à ce moment-là., à savoir la défense sur la Marne, en vue d'une offensive postérieure.

Ce même jour, je. reçus une lettre du gouverneur de Paris, que je publie ici, avec ma réponse :

 

GOUVERNEMENT MILITAIRE DE PARIS

Paris, le .2 septembre 1914.

Le Général Gallieni, gouverneur de Paris et commandant en chef des armées de Paris,

à M. le Maréchal French, commandant en chef des armées anglaises.

Monsieur le Maréchal,

J'ai appris ce matin, dans la tournée que j'ai faite dans nos régions N.-E. de Paris, que vous veniez d'arriver à Dammartin.

Comme gouverneur de Paris et commandant en chef des armées de Paris, je m'empresse de vous souhaiter la bienvenue et de vous dire combien je suis heureux de savoir que les braves troupes anglaises, qui se sont conduites si vaillamment ces derniers jours, se trouvent à proximité de Paris. Vous pouvez compter sur le concours absolu que nous devons à nos courageux compagnons d'armes.

Personnellement, j'ajouterai que votre nom ne m'est pas inconnu, étant moi-même un colonial, ayant fait de nombreuses campagnes et, notamment, m'étant trouvé à Madagascar lorsque vous commandiez l'expédition anglaise contre les Boers. Je suis donc sûr d'avance que je puis fermement compter sur l'entière collaboration d'un chef tel que vous.

Vous savez que le général commandant en chef vient de faire placer Paris dans la zone de ses opérations. Je vous envoie donc les dispositions que je viens de prendre, afin que vous soyez bien orienté à ce sujet, pour couvrir les fronts Nord et Est de Paris, qui paraissent les plus exposés, et, d'autre part, pour attirer sur nous. les corps qui menacent le flanc gauche de notre armée.

Je vous serais reconnaissant de vouloir bien me tenir au courant de vos intentions et des dispositions que vous prendrez.

Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, l'assurance de ma haute considération et de mes sentiments profondément dévoués.

GALLIENI.

 

Montcerf, 3 septembre 19 14, 12 heures.

Mon cher Général,

J'ai reçu votre très aimable lettre (avec pièces jointes), pour laquelle je vous prie d'agréer mes plus sincères remerciements.

Un officier français, attaché à mon état-major, part pour Paris et vous exposera en détail la situation de l'armée britannique et mes intentions.

Vous pouvez compter sur mon concours le plus cordial et le plus énergique avec les forces françaises qui sont à ma droite et à ma gauche.

J'ai bien reçu l'" Instruction no 4 " du général Joffre et sa " Note pour les commandants d'armée " en date du 2 Septembre, et suis pleinement renseigné sur les plans et intentions du général en chef.

Permettez-moi de vous exprimer la joie intense que j'éprouve à voir les troupes placées sous mes ordres combattre côte à côte avec la grande armée de France.

Croyez-moi, mon cher Général, votre très sincèrement dévoué.

Maréchal FRENCH,

Commandant en chef des forces britanniques.

 

On voit, d'après ces documents, que la sécurité de Paris était au premier plan des préoccupations de l'État-major français.

Le 2 septembre, la Ve armée, à ma droite, et la VIe à ma gauche, se retiraient respectivement sur Château-Thierry et Meaux, pendant que nos troupes atteignaient la ligne de la Marne, vers Lagny et Meaux.

La 4e D. I., toutefois, fut retardée par un petit engagement d'arrière-garde et passa la nuit au sud de Dammartin.

J'avais passé 1a plus grande partie de la journée à reconnaître soigneusement les meilleures positions défensives au sud de la. Marne. C'est sur ces positions que les forces britanniques reçurent l'ordre de se porter le lendemain, après avoir fait sauter les ponts derrière elles.

 

 

Le 3 septembre, de bon matin, j'avais reçu la lettre, citée plus haut, du général Joffre. J'en conclus que, s'il adoptait dans l'ensemble ma manière de voir, le général ne croyait pas possible de tenter une défense systématique sur la Marne. En conséquence, les ordres donnés la nuit précédente aux troupes britanniques furent modifiés, et la marche reprit vers la ligne Montry-Crécy-Coulommiers.

Des renforts de toute nature furent dirigés sur ces points. On les mit en route sans peine, mais les lignes de chemin de fer étaient fâcheusement embouteillées, d'où des retards considérables.

J'aborde maintenant l'analyse d'un renseignement fort important sur les mouvements de l'ennemi, dont les premiers échos nous parvinrent dans l'après-midi du 3.

Il semblait que l'aile droite allemande renonçât à une avance directe sur Paris. Les rapports signalaient des colonnes importantes en marche vers le sud-est et l'est, et le transport par voie ferrée d'un certain nombre de régiments vers l'est. Plus tard, d'autres renseignements arrivèrent, indiquant que la région s'étendant devant notre front sur plusieurs milles au nord de la Marne était vide d'ennemis. On rapportait que quatre corps d'armée au moins se concentraient face à Château-Thierry et, plus à l'est, le long de la Marne, et que l'attaque avait commencé contre la Ve armée. Le dernier renseignement nous apprit la chute de Château-Thierry et le repli de la Ve armée au sud de la Seine.

Cette concentration sur son centre prouvait chez l'ennemi une appréciation complètement fausse de la situation.

Les Allemands ignoraient les forces qui se rassemblaient au nord de Paris par la formation de la VIe armée. Ils tenaient l'armée britannique pour pratiquement écrasée et incapable d'être employée comme force combative.

S'appuyant sur cette opinion, ils n'hésitèrent pas à ne lancer, contre ce qu'ils croyaient être les débris des forces alliées immédiatement au nord et à l'est des fortifications de Paris, qu'une quantité de troupes analogues à celles qui opéraient contre Amiens ou à leur extrême droite. Le haut commandement ennemi décida alors de foncer, avec une force irrésistible, sur le centre des Alliés, au sud de la Marne, et de couper leurs armées en deux.

La première nécessité pour les Allemands était d'obtenir une prompte décision par une grande victoire, qui eût tout de suite réglé la situation. Ils étaient au bout de leurs approvisionnements. Ils avaient à battre les Russes et à défendre leur frontière orientale et, d'ailleurs, ils voulaient éviter à tout prix une prolongation de la campagne. Leur manœuvre désespérée était à peine déclenchée que les prodigieuses conséquences de leur erreur se dressèrent devant eux : erreur fatale qui outre la confiance en soi, folie qui sous-estime la force de l'adversaire. A l'ouest de l'Ourcq, le pays tout entier, sur toute sa longueur, semblait brûler aux flammes des 75 français, pendant que les troupes britanniques et la Ve armée, qu'il croyait aux abois, rejetaient l'ennemi en désordre au delà de la Marne.

Avec leur arrogance et leur emphase accoutumées, les Allemands, ignorant qu'ils ne devaient qu'à leur propre négligence la terrible, situation où ils étaient, proclamèrent l'étonnante habileté du général von Kluck qui avait su tirer la Ire armée de ce piège.

Après avoir longuement étudié la question, avec une connaissance parfaite de la situation et du terrain, j'en suis arrivé à la conclusion que Kluck fit preuve d'une grande hésitation et d'un manque complet d'énergie.

L'échelon arrière du G. Q. G. britannique avait été, ce jour-là, installé à Melun, sur la Seine. L'échelon avancé resta avec moi à Mortcerf, qui devînt mon P. C.

Les renseignements qui m'arrivèrent dans la journée du 4 confirmèrent toutes mes hypothèses, et vers le soir, à Melun, je reçus divers messages de Joffre, m'avisant qu'il préparait un nouveau plan.

Je restai la plus grande partie de la journée à mon P. C.; j'allai passer aussi quelques heures avec Haig, près de Coulommiers. Il paraissait vraisemblable, étant donnée la direction de l'attaque allemande, que le Ier C. A. serait attaqué; aussi Haig avait replié la 2e D. I. qui était en ligne avec la Ire et se préparait à toute éventualité. Je causai longuement avec lui de l'état de ses troupes, qui n'était pas sans lui causer quelque inquiétude. Elles avaient, d'après lui, le plus urgent besoin de se reposer et de se refaire, mais, comme toujours, il était plein d'allant et prêt à faire face à toutes les circonstances.

Pendant mon entretien avec Haig, Smith-Dorrien arriva.

Vraiment, l'armée britannique avait éprouvé de dures souffrances; elle avait accompli une tâche herculéenne en atteignant sa position, sans cesser de combattre, et son moral avait été victorieux de l'épreuve.

Je crois que les Allemands pouvaient raisonnablement douter de notre force offensive, mais ils oubliaient une chose - la nation d'où nous avons surgi.

 

 

A mon retour à Melun, le 4 septembre, à la nuit, j'appris que Murray avait reçu la visite du général Gallieni, gouverneur de Paris, qui lui avait communiqué les plans de Joffre, pour mon édification.

Son dessein était de faire repasser la Marne à la VIe armée, le dimanche 6, entre Lagny et Meaux, de l'établir face à l'est, vers l'Ourcq. Il me demandait de combler le vide entre la droite de la VIe armée (sur la Marne) et la gauche de la Ve (vers Provins). Il projetait ensuite une avance générale de toutes les armées alliées, en direction du nord, du nord-est et de l'est, pour chercher à étrangler les corps allemands opérant contre nous.

Le général Franchet d'Esperey avait remplacé le général Lanrezac à la tête de la Ve armée. Je lui avais, la veille, envoyé Wilson, mon sous-chef d'état-major. Il me revint le 4 au soir, et m'annonça que Franchet d'Esperey préparait un plan analogue. Je dois dire ici un mot de Wilson. Je le connais depuis de longues années. C'est une personnalité remarquable. Son long corps maigre est surmonté d'un visage où se lit la plus grande, la plus puissante intelligence, jointe à une expression d'affabilité et d'humour.

En le voyant on comprend la force de caractère, la volonté qu'il possède. Son apparence ne trompe pas : il est ce qu'il a l'air d'être. Nul, parmi ses nombreux amis, ne le connaît aussi bien que moi.

L'horizon peut être sombre, la situation désespérée, l'avenir obscur, sa bonne humeur, son splendide courage, son moral élevé demeurent invariables. Au cours des longs jours que nous passâmes ensemble, pendant le temps de mon commandement en France, jours d'ennui, jours d'inquiétude, je garde le plus reconnaissant souvenir de son concours inépuisable et que je ne puis assez apprécier, de son aide sincère, loyale, où il mettait tout son cœur. Sur cette charpente, sur ces nerfs d'acier, il semblait qu'aucune fatigue ne pût avoir prise. Sorti de l'Ecole de guerre, au début de sa carrière, dans des conditions brillantes, il était désigné pour les plus hautes fonctions d'état-major. Après avoir occupé avec distinction plusieurs emplois moins importants, il fut nommé commandant de l'Ecole de guerre, que sa grande compétence s'employa à reformer et à développer beaucoup. Son " grand œuvre ", en temps de paix, fut accompli par lui en qualité de chef des opérations militaires au ministère de la Guerre, pendant les quatre années qui précédèrent la mobilisation. Ses compatriotes n'ont jamais su, et ne s'auront probablement jamais, l'importance vitale et les inappréciables résultats du travail qu'il accomplit alors, non seulement par la part qu'il prit à la préparation du corps expéditionnaire, mais aussi en établissant avec l'armée française ces heureuses relations qui ont tant aidé aux opérations alliées pendant la guerre.

Ne craignant personne, le fond de son tempérament le portait à dire, en toute occasion, ce qu'il pensait, et quand la crise irlandaise fut à son paroxysme, au printemps de 1914, il se rangea ouvertement du côté de l'Ulster, son pays natal. Il m'accompagna en France comme sous-chef d'état-major, et quand Murray dut s'en aller pour raison de santé, j'avais choisi Wilson pour le remplacer. Mais la franchise avec laquelle il avait dit son opinion dans l'imbroglio irlandais lui avait fait beaucoup d'ennemis, et on s'opposa à sa désignation. C'est cette mauvaise chance seulement qui priva le pays des remarquables services qu'il aurait pu rendre dans un poste pour lequel il était mieux qualifié que quiconque.

Revenons à notre récit.

J'avais des craintes pour le vide qui existait entre ma droite et la gauche de d'Esperey, bien que la cavalerie d'Allenby fût sur le flanc de la Ve armée à Carnetin. Pour cette raison et aussi parce que les Allemands avaient quelque peu pressé Haig dans la nuit du 4 septembre, je donnai l'ordre aux troupes britanniques de se retirer de quelques milles plus au sud.

Ceci facilita le mouvement des renforts, le ravitaillement en vivres et en matériel, qui commençaient à arriver rapidement.

J'ai amené mon récit jusqu'au 5 septembre, dernier jour de la grande avance allemande. Les forces britanniques avaient fait halte, la nuit précédente, sur une ligne orientée presque face à l'est, de Villers-sur-Morin, au nord, jusqu'à Fontenay, au sud. La Ve armée était établie à ma droite, sur une ligne est-ouest, passant par Provins, face au nord. La VIe armée, à ma gauche, était prête à passer la Marne entre Lagny et Meaux.

J'étais à Melun de bonne heure, dans la matinée. Huguet était arrivé dans la nuit, avec des dépêches, accompagné d'un officier de l'état-major de Joffre, avec qui j'eus une longue conférence. Il en ressortit que la VIe armée avait déjà franchi la Marne et serait en position à l'ouest de l'Ourcq, le 6, à 9 heures, et que, ce même jour le général en chef français proposait que toutes les armées alliées se portassent à l'attaque.

Peu après arriva le général Maunoury, commandant la VIe armée, et nous nous mîmes à examiner à fond la situation. Il m'expliqua en détail ce qu'il avait l'intention de faire (c'est à peu près exactement ce que j'ai rapporté plus haut). Il estimait qu'il ne devait rester que de très faibles forces ennemies au nord de Paris, car la cavalerie avait poussé des reconnaissances assez loin au nord et au nord-est. Il exprima son intention d'attaquer très vigoureusement " à fond " et me demanda mon entier concours, que je lui promis.

J'envoyai immédiatement Murray auprès des commandants des corps d'armée et de la cavalerie, pour s'assurer exactement de l'état des troupes. Il revint dans la journée avec des rapports très encourageants. Tout le monde faisait preuve d'un excellent esprit, ne demandant qu'à marcher. Les troupes étaient en train de prendre un repos dont elles avaient grand besoin. Pendant ce temps, les retirons en hommes et en matériel commençaient à arriver.

Les renseignements du jour confirmèrent ce que nous savions. La concentration de l'ennemi devant notre centre était complète. Les Allemands avaient passé la Marne sur plusieurs points; leurs éléments avancés avaient été engagés pendant la nuit précédente et la journée du 5, avec notre cavalerie et le Ier C. A., à notre droite et sur tout le front de la Ve armée.

Plus tard, dans la journée, Joffre vint à Melun, et j'eus un long entretien avec lui. Nous revîmes une fois de plus tous les plans et il fut définitivement arrêté que l'attaque commencerait sur toute la ligne, le lendemain 6 septembre.

Joffre était plein d'enthousiasme et d'espoir dans le succès, si chacun de nous remplissait sa tâche et attaquait " à fond ".

Ainsi finit la " Grande Retraite ".

Dans ces pages, J'ai évité, dans la mesure du possible, de donner trop de détails sur les magnifiques exploits, par lesquels nos braves régiments méritèrent de nouveaux et d'immortels lauriers.

Je répète que la cause principale du succès, celle qui prépara la base de cette grande bataille, qui ouvrit la route à la victoire décisive de la Marne, doit être cherchée dans les habiles dispositions prises par les chefs, dans le magnifique exemple donné par les officiers et les sous-officiers, dans le merveilleux esprit, dans le courage, dans l'endurance déployés dans chaque rang, dans chaque file de l'armée.

Mon objet primordial, en écrivant ces souvenirs, est d'expliquer aussi clairement que possible à mes compatriotes les idées que j'avais dans l'esprit, les buts que je m'étais proposés, les raisons pour lesquelles je commandai les troupes comme je le fis, je pris les décisions auxquelles je m'arrêtai à chaque phase successive des opérations.

En terminant ce chapitre, je voudrais insister, avec une force particulière, sur un principe qui me semble de toute première importance : le danger d'une ingérence gouvernementale dans le commandement d'un général en chef en campagne. L'intervention de Stanton auprès de Mc Clellan, pendant la guerre civile américaine, devrait être un avertissement suffisant.

J'ai fait allusion à l'inquiétude bien naturelle qu'éprouvaient si profondément le président de la République, le Gouvernement et les généraux pour la sécurité de Paris. La plus vive pression fut exercée sur moi pour me faire modifier mes dispositions et m'amener à un dangereux arrêt sur des positions où, à mon avis, l'armée britannique eût été exposée au pire danger d'anéantissement.

L'état d'accablement de mes troupes n'était pas réalisé par ceux qui me pressaient ainsi : peut-être, d'ailleurs, cette pression était-elle naturelle et inévitable.

D'après les instructions reçues avant mon départ pour la France, j'avais pleins pouvoirs pour accepter ou refuser et, dans tous les cas semblables que se présentèrent, j'eus le bonheur de constater que mes camarades ne me tinrent jamais rigueur de mon attitude, quand une fois ils en eurent compris les vraies raisons.

Mais lorsque, au mépris des sérieuses représentations que je leur faisais de la véritable situation, le secrétaire là Guerre lui-même, et le Gouvernement avec lui, continuaient à me harceler, appuyés par l'autorité qu'ils possédaient, pour faire adopter leur manière de voir, ma position était des plus difficiles.

Lord Kitchener ne vint à Paris que pour insister auprès de moi pour que j'arrétasse la retraite, alors qu'aucun signe d'arrêt ne se manifestait sur la ligne des Alliés.

Il ne connaissait pas la condition des armées comme je la connaissais; il se trompait en affirmant que les renforts en hommes et en matériel m'étaient déjà arrivés.

L'impression laissée par sa visite était que j'avais grandement exagéré les pertes subies et le mauvais état des troupes.

Il n'était pas aisé de résister à une telle pression. J'y réussis cependant, par bonheur.

 

 

Le sixième chapitre

LA BATAILLE DE LA MARNE

 

Quand l'aurore parut de ce 6 septembre à jamais mémorable, un rayon des grandes espérances auxquelles je m'étais laissé aller pendant les deux ou trois premiers jours, au Cateau, semblait renaître. Mais, instruit par ces dures expériences, je sentais plus que jamais la nécessité d'être prêt pour toute éventualité.

Cependant, les raisons de confiance étaient nombreuses. D'importantes modifications avaient été apportées dans le haut commandement allié. Les plus habiles chefs militaires de France commandaient maintenant les magnifiques soldats de cette nation vraiment guerrière, et nous avions appris les leçons les meilleures et les plus pratiques à la rude école de l'adversité.

es derniers rapports montraient les soldats, britanniques ou français, animés du plus bel esprit et décidés à vaincre ou à mourir. Pour ce qui est de l'armée britannique, les renforts étaient arrivés, les déficits en armement et en matériel avaient été en partie comblés; en outre, chose plus importante que tout, la promesse d'une offensive imminente avait fait passer dans l'armée tout entière un frisson de joie et d'enthousiasme. Un peu de repos avait aussi. pu être donné aux troupes.

Je l'ai déjà dit : mon dessein, dans ces pages, n'est pas d'écrire une histoire. Force volumes ont déjà été publiés sur ce sujet dans bien des pays, en bien des langues.

Quelques-uns m'ont semblé d'une précision bien surprenante, étant donnée la difficulté de connaître la vérité avant qu'il soit possible de consulter les documents complets et authentiques.

Ma seule idée, en écrivant ce livre, a été d'expliquer, autant que je le pourrais, la part que j'ai prise au cours de ces événements, en accomplissant, sous ma responsabilité, la tâche que m'avait confiée mon pays; de montrer aussi la situation telle qu'elle se présentait à moi, jour après jour; les raisons, enfin, qui m'ont amené à prendre telle ou telle décision qui a guidé l'action de nos troupes.

Je veux donc rapporter exactement ici mes idées au matin du 6 septembre, qui vit l'ouverture, de la bataille de la Marne. Je veux également montrer l'opinion que je m'étais faite de la situation dans les deux camps, en un mot, indiquer la base des ordres qui furent donnés à l'armée.

Ces ordres reposaient nécessairement sur mon propre jugement de la situation, telle qu'elle m'apparaissait au moment. Je ne pouvais la connaître exactement dans tous ses détails. Par exemple, je ne pouvais savoir, comme je le sais maintenant, que les Allemands avaient renoncé à leur vigoureuse offensive, vingt-quatre heures avant le déclenchement de la nôtre, et je n'aurais d'ailleurs jamais cru possible qu'ils pussent agir ainsi.

Revenons à mon impression générale des événements au matin du 6 ; ma conférence avec Joffre, dans la nuit du 5, m'avais mis pleinement au courant de ses plans exacts et de toutes ses intentions.

Elles étaient d'attaquer " à fond " sur tous les points, pour infliger à l'armée allemande une sanglante défaite : dans ce but , la VIe armée prendrait l'offensive contre le flanc ennemi, et l'armée britannique attaquerait sur une ligne de départ approximative qui, partant du Plessis-Belleville, passait au nord par Cuisy, Iverny, Neufmontiers, Meaux, franchissait la Marne à Villers-sur-Morin et, jalonnée par Rozoy et La Chapelle-Iger, rejoignait Gastins au sud.

En même temps, la Ve armée devait se porter au nord de sa position présente, et Franchet d'Esperey devait engager une attaque frontale simultanée avec celle de toutes les armées à sa droite.

 

Ci-après les ordres du général Joffre le 4 septembre :

 

I° Il y a lieu de profiter de la situation risquée de la Ire armée allemande en concentrant sur elle les efforts des armées alliées, à notre extrême gauche. Tout doit être préparé, dans la journée du 5 septembre, pour une attaque le 6;

2° En conséquences les dispositions générales suivantes seront prises dans la soirée du 5 septembre :

a) Toutes les forces disponibles de la VIe armée au nord-est de Meaux se tiendront prêtes à franchir l'Ourcq entre Lizy et May-en-Multien, dans la direction générale de Château-Thierry. Les éléments immédiatement disponibles du 1er C. C . seront mis à la disposition du général Maunoury pour son opération.

b) L'armée britannique s'établira sur la ligne Changis-Coulommiers, face à l'est, prête à attaquer dans la direction générale de Montmirail.

c) La Ve armée appuiera légèrement à gauche et se portera sur la ligne générale Courtacon-Esternay-Sézanne, prête à attaquer dans une direction nord-sud. Le IIe C. C. assurera la liaison entre l'armée britannique et la Ve armée.

d) La IXe armée couvrira la droite de la Ve armée, en tenant les débouchés sud des marais de Saint-Gond et en établissant, une partie de ses forces sur le plateau au nord de Sézanne.

3° Les diverses armées se porteront à l'attaque le 6 au matin.

 

La 8e D. I. (IVe C. A. français) devait arriver au sud de Meaux, au début de la matinée, pour maintenir la liaison avec le IIIe C. A. britannique vers Villers-sur-Morin, d'où la ligne, passant par les points cités plus haut, s'orientait presque exactement face à l'est.

Mon opinion personnelle sur la situation de l'ennemi et sur ses intentions cadrait presque avec les positions réellement occupées par lui : je ne savais cependant pas, à ce moment-là, qu'il avait commencé à battre en retraite, ni quelle était la répartition des corps d'armée et des divisions.

Me basant sur les reconnaissances de cavalerie et les reconnaissances aériennes, ainsi que sur les renseignements reçus, je pensais que, la plus grande partie de la Ire armée de Kluck était parvenue , au sud du Grand Morin, que l'aile ouest avait passé la Marne vers Meaux et Trilport, laissant seulement une où deux divisions au nord de la rivière et à l'ouest de l'Ourcq. En outre, les arrières de mes Ier et IIe C. A. n'avaient eu, pendant leur retraite des jours précédents, que de légers accrochages, puisque les rapports de la nuit ne signalaient que quelques engagements d'avant-postes; j'estimais donc que l'ennemi devait avoir gagné du terrain au sud du Grand Morin. L'apparition de la cavalerie ennemie, le soir précédent, était aussi à signaler.

Bien qu'il me semblât que les dispositions arrêtées par nous fassent pleines de promesses, je n'en comprenais pas moins combien la situation actuelle exigeait de précautions et de vigilance. Tout, en effet, dépendait de l'exactitude dans l'horaire des mouvements, de l'appui complet et réciproque entre les troupes, de la vigueur et de la persévérance de l'attaque.

La zone d'opération de l'armée britannique pendant la bataille est comprise entre les affluents de la Marne, l'Ourcq au nord et le Grand Morin au sud. Dans ces limites, elle est traversée par la Marne et un troisième de ces affluents, le Petit Morin.

Cette zone constitue la partie occidentale du plateau de la Brie, qui s'élève à 400 ou 500 pieds au-dessus de la plaine de Champagne. L'inclinaison générale du terrain va de l'est vers l'ouest. Le plateau est de formation rocheuse et les rivières, jadis plus importantes qu'aujourd'hui, y ont creusé de profonds sillons, dont les pentes descendent d'une façon très abrupte jusqu'au lit du cours d'eau. Des dépôts d'alluvions, entraînés par les rivières et les ruisseaux ont créé, au voisinage immédiat de leurs cours, des étangs et des marécages. A l'exception de la forêt de Crécy, au sud-ouest de la zone qui nous intéresse, il n'est pas de grands bois à signaler; le terrain élevé est couvert de petites bandes de bois taillis jalonnés de-ci de-là par des chênes.

D'une façon générale le pays est découvert et ne présente aucun obstacle au passage de troupes de toutes armes. Les pentes escarpées qui bordent la rivière constituent de bonnes positions défensives, favorables aux actions d'arrière-garde, puisque le passage des défilés oblige l'assaillant à se concentrer. Les routes et les voies ferrées suivent généralement les vallées.

 

Les routes principales sont :

 

a) Paris-Meaux-La Ferté-sous-Jouarre, où la route se bifurque, une branche continuant vers Châlons par Montmirail, l'autre obliquant légèrement au nord vers Reims et Épernay par Chàteau-Thierry et Dormans;

b) Paris-Lagny-Coulommiers-La Ferté-Gaucher-Esternay;

c) Soissons-Villers-Cotterêts-Meaux, et de là par la forêt de Crécy vers Melun.

 

Les principales voies ferrées sont :

 

a) Paris-Nanteuil-Crépy-en-Valois, de là vers Compiègne et Soissons;

b) Paris-Meaux-Château-Thierry-Épernay. La ligne suit la Marne;

c) Paris-Tournan, vers Coulommiers (par la forêt de Crécy), et de là vers Esternay. La ligne suit le Grand Morin.

 

Il faut ajouter aux routes citées plus haut, et qui sont les routes nationales, de nombreuses routes plus étroites (routes départementales), qui sont praticables à toutes les armes et à tous les transports. A de certains endroits, les pentes sont rapides, quand la route descend dans le fond de la vallée.

La marche de l'armée, au matin du 6, était orientée dans une direction générale à peu près E.-N.-E.; je ne pensais pouvoir atteindre le Grand Morin le même soir, car de durs combats me paraissaient probables.

Je vis Haig vers 9 h 30. Il était alors engagé sur tout son front contre des détachements ennemis qui me semblaient des pointes d'avant-garde, appuyées par de la cavalerie. Le combat avait commencé vers 7 h 30 par une action d'infanterie contre Rozoy. L'ennemi fut attaqué et repoussé par la 4e brigade de Guards.

Bien que l'artillerie ennemie fût en action dès la première heure, une observation serrée, jointe à des renseignements constants, nous prouva avant midi que cette offensive n'était pas poussée bien vigoureusement. Plus tard, ayant porté en avant la Ire D. I. vers Vaudoy, le reste de la 2e D. I. à Ormeaux, pour tenter d'en finir avec l'ennemi, nous nous aperçûmes qu'une retraite générale était en cours d'exécution, sous la protection d'arrière-gardes.

Une tournée que je fis au IIe C. A., sur la gauche de Haig, me confirma dans cette impression.

Je donnai donc l'ordre de serrer l'ennemi de près, et de faire tout le possible pour atteindre la ligne du Grand Morin avant la nuit.

En fait, l'objectif ne put être atteint avant le lendemain, mais une avance considérable fut réalisée dans la journée du 6.

 

 

Notre cavalerie rejeta l'ennemi de Gastins, au nord de Dagny.

Le 7 septembre au matin, la 2e brigade de cavalerie agissait comme flanc-garde de la division de cavalerie, le 9e Lanciers étant en pointe de la brigade.

Pendant la marche sur Frétoy, le village de Moncel fut trouvé occupé par une patrouille allemande et enlevé au galop par l'élément de tête, suivi de la seule mitrailleuse qui restât au régiment.

Environ un peloton et demi, accompagné par le commandant du régiment, le lieutenant-colonel D. Campbell, et le major, Beale-Browne, se porta à l'est du village. Peu après, deux escadrons ennemis du 1er Dragons de la Garde chargèrent sur le village, et en chassèrent le détachement du 9e Lanciers, après un petit combat de rues. Un troisième escadron de dragons s'avança en soutien vers le village par le nord. Le peloton et demi du 9e Lanciers, sous les ordres du lieutenant-colonel et du commandant en second, attaqua ce troisième escadron dans un ordre parfait, chargea la moitié gauche des Allemands et les bouscula avec des pertes.: les deux partis s'affrontèrent en chargeant, les Allemands à la vitesse de 15 milles à l'heure, et les nôtres également à toute allure.

D'un seul élan. après la charge, le 9e Lanciers gagna le village et se rallia à la sortie sud. En même temps, le 18e Hussards, envoyé en soutien, attaquait les Allemands par ses feux venus du bois, et dirigés sur la partie gauche du village.

Au cours de la charge du 9e Lanciers, le lieutenant-colonel Campbell fut blessé au bras par, une lance, et à la jambe par une balle, blessures d'ailleurs légères toutes deux. Son adjoint, le capitaine G. F. Reynolds, fut grièvement blessé à l'épaule par une lance. Le lieutenant mitrailleur Alfrey, sans doute venu du village pour lui porter secours, fut tué, alors qu'il tentait d'extraire la lance par laquelle le capitaine Reynolds avait été blessé.

Nos pertes étaient légères : un officier (lieutenant Alfrey), deux hommes, tués; deux officiers (lieutenant-colonel Campbell, capitaine Reynolds), cinq hommes, blessés. Le nombre d'Allemands laissés sur le terrain était considérable.

Peu après, la batterie lourde I fut portée au nord du village, et le 18e Hussards fut dirigé sur Faujus et sur une ligne d'arbres au sud de cette localité.

Le 2e escadron du 18e Hussards, sous le commandement du major Levenson, prit position près de cette ligne d'arbres, et mit pied à terre parmi les meules de ,blé. Il fut immédiatement chargé par un escadron allemand en ordre parfait, avançant en 1igne et botte à botte. Le 18e Hussards accueillit par un feu bien dirigé l'escadron ennemi, qui fut presque anéanti. Quelques cavaliers seulement franchirent la ligne de feu, et furent tués par les hommes qui tenaient les chevaux. On compta 32 Allemands tués ou blessés sur le front de l'escadron, et sur les 60 Ou 70 qui chargèrent, il n'en réchappa guère plus d'une douzaine. Une seconde charge fut tentée peu de temps après, mais ne put approcher à plus de 400 mètres.

A la nuit, l'aviation nous apprit que le IIe C. A. allemand, qui, pendant presque toute la journée, avait marché vers le nord, avait pénétré dans une grande forêt d'où nous supposions qu'il déboucherait par Lizy, au nord.

 

 

Le IIIe C. A. (britannique) était pratiquement en réserve, mais se déplaça légèrement pendant la journée, en arrière de notre gauche.

A notre gauche, la VIe armée française rencontrait une forte résistance de la part du IVe corps de réserve, renforcé d'ailleurs par une grande partie du IIe C. A. en retraite. Le IVe C. A. allemand avait également été dirigé vers ce point du champ de bataille.

A notre droite, la Ve armée, après une journée de combats furieux, avait atteint la ligne Courtacon-Esternay-La Villeneuve-lès-Charleville. Quand la marche en avant et le combat s'arrêtèrent, le 6 au soir, je retournai à Melun pour recevoir les rapports et me rendre compte de la situation générale des forces alliées. Il était alors parfaitement clair que l'ennemi avait renoncé à l'offensive et était en pleine retraite vers la Marne. J'envoyai un télégramme au général Joffre, l'informant de notre action pendant la journée, lui indiquant la ligne atteinte par nous, et lui demandant des instructions pour la journée, du 7.

Sa réponse m'arriva fort tard dans la nuit. Il m'annonça l'importante avance réalisée par la Ve armée, grandement aidée en cela par la pression que l'armée britannique avait exercée sur le flanc droit ennemi. Il me priait de continuer mon mouvement le lendemain, mais en l'infléchissant vers le nord.

Pendant la nuit du 6 au 7, il devint nécessaire d'étudier la situation de très près. Le plan original de Joffre supposait une avance allemande continue vers le sud et sud-est, se terminant par une grande attaque sur les Ve et IXe armées françaises. Les instructions qu'il m'avait données le 5 étaient de marcher vers l'est et d'attaquer l'ennemi par le flanc.

C'est pour atteindre ce but que j'avais donné mes ordres du 6 et, en fait, le Ier C. A., sous le commandement de Haig, manœuvra presque complètement face à l'est. Les troupes contre, lesquelles il eut à lutter étaient supposées, ce jour-là, constituer la flanc-garde de l'ennemi, dans son attaque sur la Ve armée.

Comme je l'ai dit plus haut, je passai une partie de l'après-midi avec le Ier C. A., mais ce ne fut qu'à midi que la possibilité d'une retraite allemande me vint à l'esprit. La conviction que cette retraite s'exécutait ne fit que croître pendant la journée, après mes visites aux IIe et IIIe C. A.

A mon retour à Melun, tard dans la soirée, les rapports des reconnaissances aériennes et du service des renseignements, combinés avec l'impression que m'avaient donnée mes propres observations, ne laissaient plus de doute dans mon esprit : la retraite allemande s'accentuait depuis plusieurs heures. L'armée britannique, devait donc marcher immédiatement et prendre un contact étroit avec l'ennemi.

En conséquence, je donnai l'ordre de diriger la marche sur le Grand Morin et de forcer le passage du ruisseau avec toute la rapidité possible, le 7.

La demande de Joffre d'orienter ma marche plus au nord m'imposait la décision que je venais de prendre. Je ne crois pourtant pas que les renseignements reçus dans la journée par le général français lui aient montré avec la même ampleur qu'à moi le changement complet de la situation et le fait que les Allemands avaient si vite pris l'alarme et étaient en proie à une véritable panique.

Mon désir d'en finir le plus vite possible avec l'ennemi était mitigé du fait que les deux armées françaises, sur mes flancs, étaient aux prises avec des forces bien supérieures.

Il était nécessaire de maintenir à ma droite une liaison étroite avec Franchet d'Esperey et de régler les mouvements du IIIe C. A. à ma gauche, de manière à pouvoir apporter tout le concours possible à la droite de la VIe armée, très durement engagée et combattant si vaillamment.

La cavalerie opéra très vigoureusement en avant de l'armée dans la journée du 7. Ce même jour, le passage du Grand Morin fut forcé et des positions occupées au nord-est du ruisseau.

La Ve et la VIe armées étaient toutes deux engagées dans de rudes combats. La gauche de la Ve armée, à ma droite, atteignit La Ferté-Gaucher à la tombée de la nuit.

 

Au matin du 8, l'armée britannique était ainsi disposée :

 

 

IIIe C. A. La Haute-Maison;

IIe C. A. Aulnoy et environs;

Ier C. A. Chailly et Jouy-sur-Morin.

 

Le problème qui se posait à moi, dans la nuit du 7 au 8, peut se résumer ainsi :

Je savais que la Ve armée avait rencontré une vive résistance; que de puissantes forces ennemies demeuraient encore devant elle. La VIe armée menait de durs combats à l'ouest de l'Ourcq, contre la presque totalité de la Ire armée allemande. J'en inférai que les forces ennemies qui luttaient contre notre propre avance consistaient surtout en cavalerie, appuyée par une artillerie puissante et des détachements d'infanterie.

J'ai raconté plus haut le voyage que j'avais fait en 1911 . J'avais longuement vu la cavalerie en manœuvre, et je pouvais, par cette expérience , estimer à sa juste valeur la force ennemie que j'avais contre moi.

Pendant des années, la cavalerie allemande a été entraînée au combat d'arrière-garde, celui qu'elle menait justement à ce moment-là. Elle emploie un grand nombre de mitrailleuses et s'en sert très efficacement. A chaque brigade de cavalerie est rattaché un régiment de chasseurs à pied, tireurs triés sur le volet, choisis pour leur connaissance du feu et leurs qualités d'utilisation du terrain. Ces troupes sont particulièrement bonnes pour la défense des lignes de rivières et des positions de retardement.

Il ne faisait pas de doute pour moi que le passage du Grand et du Petit Morin pouvait être forcé relativement aisément, mais je savais qu'il faudrait pour cette opération de bonnes troupes; et, pour le moment, la question primordiale était de savoir comment donner l'appui le plus efficace à la VIe armée, si fortement engagée, puisqu'une étroite liaison avec la Ve armée à droite était maintenue.

Il était également certain que les passages de la Marne, devant mon aile gauche, entre Changis et La Ferté-sous-Jouarre seraient fortement gardés, et que notre avance sur ce point n'irait pas sans de grandes difficultés. Une grande masse d'artillerie lourde allemande était signalée dans la boucle de la rivière, près de Varreddes.

Après avoir considéré les alternatives d'une action, soit la possibilité d'un concours directement assuré à Maunoury, soit l'opportunité du renforcement de mon flanc gauche, pour obtenir plus rapidement le passage de ce côté-là, je décidai que la meilleure aide que je pusse apporter à la VIe armée était le franchissement aussi rapide que possible du Grand Morin, du Petit Morin et de la Marne.

Le cours de la Marne, au point où je voulais la franchir de gauche à droite, est généralement orienté nord-est; après le passage, l'armée britannique se trouverait donc face au nord-ouest , ce qui l'amènerait presque directement sur la ligne de retraite de la Ire armée allemande, qui était au contact étroit, de Maunoury, au delà de l'Ourcq. L'adoption de toute autre mesure, parmi celles que j'avais examinées, aurait amené beaucoup de retard et un affaiblissement. de mon front, alors qu'on ne demandait de moi qu'une prompte solution à la situation critique de la gauche.

Je ne devais pas perdre de vue non plus la nécessité de garder une liaison intime avec d'Esperey, sur ma droite. Je donnai donc mes ordres pour une attaque générale sur le Petit Morin, le 8, de bon matin.

Ce matin-là, je trouvai Haig à La Trétoire (nord de Rebais); aux abords du village, la 4e brigade de la 2e D. I. (2e Btn Grenadiers Guards, 2e et 3e Btn Coldstream Guards, Ier Btn Irish Guards), appuyée par des batteries de campagne, forçait le passage du Petit Morin.

Je revois fort bien la scène. Nous étions sur un terrain élevé, coupé de ravins rocheux, semé de buttes sablonneuses. A nos pieds, s'étendait le village, que l'ennemi arrosait copieusement d'obus, et, au delà, la ligne du Petit Morin, avec ses bords boisés et rapides, avec la solide position d'arrière-garde que l'ennemi avait établie sur la rive opposée.

La 5e brigade avait été portée en renfort de la 4e, et l'artillerie lourde était entrée en action. Le franchissement du ruisseau, sur ce point, rencontra pendant longtemps une vive résistance. Mais l'opération du passage fut grandement facilitée par la cavalerie de la Ire D. I., qui avait franchi la rivière un peu en amont.

Les détails de ce haut fait défient le récit. La Ire brigade (Guards) aborda la rivière sur un large. front, à la droite du Ier C. A. Avec un peloton de cavalerie, un détachement de cyclistes, la 23e compagnie du génie et la 26e brigade d'artillerie de campagne, le tout sous les ordres du général Maxse, elle constituait l'avant-garde de la Ire D. I., marchant de Jouy-sur-Morin sur Bassevelle. Une division de cavalerie française opérait sur notre front et notre droite, couverte par notre division de cavalerie.

9 h 15, un officier français informa Maxse que la cavalerie de nos alliés occupait les hauteurs au nord de Bellot. A 9 h 30, la Ire batterie Black Watch et une batterie de la 26e brigade de campagne s'étaient portées sur ce point, et les éléments de surveillance atteignaient le village, quand une batterie ennemie d'artillerie montée ouvrit le feu sur la colonne, d'une hauteur près de Fontaine-Saint-Robert. Elle fut promptement réduite au silence par l'artillerie à cheval française qui coopérait avec la 26e brigade. Les pertes furent remarquablement faibles, étant données les circonstances.

Un renseignement alarmant apprit au général Maxse qu'une brigade de cavalerie française était isolée dans Bellot, exposée au feu de l'artillerie, et que des forces d'infanterie ennemie importantes s'avançaient vers le sud, à travers bois, pour l'attaquer. Tout ceci avait quelque peu retardé la marche en avant de nos troupes.

Il était 10 h 40 quand le colonel Grant Duff se porta en avant pour enlever et aménager les hauteurs de la vallée du Petit Morin et pour protéger la marche de la colonne qui descendait la vallée de la Sablonnière. La pointe franchit, le Petit Morin à 11 heures; peu après, l'avant-garde était au contact avec 250 chasseurs de la Garde, dans les bois touffus situés au nord du ravin.

Un combat très serré s'engagea, où les Black Watch et les Cameron Highlanders subirent des pertes. L'ennemi laissa environ 50 morts et 50 blessés. La marche en avant fut ensuite reprise en direction du nord, vers Hondevilliers, la Ire brigade marchant à l'est et la 3e brigade à l'ouest du ravin. Les éléments avancés atteignirent Bassevelle. La 43e brigade d'obusiers et la 26e batterie lourde furent engagées en soutien de la 2e D. I. pendant la journée.

Sur la gauche, les 4e (Guards) et 41e brigade (artillerie de campagne), sous les ordres du lieutenant-colonel Lushington, de l'artillerie, formaient l'avant-garde de la 2e D. I., marchant de Saint-Siméon sur Rebais et La Trétoire.

Tandis que l'avant-garde du 3e Coldstream Guards venait de dépasser Là Trétoire, l'artillerie ennemie ouvrit le feu sur elle, de la hauteur, qui domine Boitron.

Le tir ne fut pas de longue durée, mais le passage était aux mains de l'ennemi, qui le défendait par un détachement de mitrailleurs. La vallée est très boisée, et les mitrailleurs étaient placés de telle sorte que, dès que notre infanterie voulait entrer en action, elle était prise sous le feu. Les autres bataillons furent amenés un à un en renfort au 3e Coldstream Guards; deux canons furent installés au coude de la route, juste au nord de La Trétoire, et des obusiers également amenés au nord du village.

A midi, le Worcestershire Regt était envoyé au secours de la 4e brigade (Guards); par l'itinéraire La Trétoire-Launoy-Moulin-Neuf, il se porta en avant pour forcer le passage du ruisseau au Gravier et pour opérer sur cette ligne, afin de soulager la brigade des Guards.

Vers 13 h 30 le pont était pris par le Worcestershire Regt qui captura, en outre, une trentaine de prisonniers dans la ferme près du pont. Le 2e Grenadiers-Guards parvint à franchir le ruisseau. à La Forge.

L'ennemi se retira, laissant entre nos mains un bon nombre de tués et deux mitrailleuses.

Un mouvement en avant fut alors exécuté au nord de l'église de Boitron, au cours duquel l'artillerie divisionnaire eut à entrer en action.

On envoya les Connaught Rangers pour opérer sur la rive droite et faciliter le passage à la 3e D. I. Ils rencontrèrent une certaine résistance au Moulin-du-Pont, mais poussèrent jusque vers Orly, où ils trouvèrent la 3e D. I., qui avait déjà effectué son passage.

 

 

À 14 h 30, les Grenadiers et le 2e bataillon Coldstream Guards étaient envoyés vers le nord pour protéger le front, tandis que l'Highland Light Infantry était dirigée sur Bussières, pour tenter de couper la retraite ennemie.

Le reste de la 5e brigade d'infanterie était aux prises avec de petits détachements ennemis dans les bois au nord-est de la route Bécherelle-Maison-Neuve. Le brigadier général repéra cependant ses trois bataillons, craignant qu'ils ne tirassent sur la 4e brigade et l'Highland Infantry; ils regagnèrent donc Boitron vers 17 heures, à l'exception d'une compagnie du Connaught Rangers, qui opérait à travers bois et déboucha au Cas-Rouge, prétendant avoir eu affaire à des traînards ennemis.

Sur ces entrefaites, vers 16h 30, les Allemands contre-attaquèrent, avec des mitrailleuses, notre position de batterie du bois nord-est de l'église de Boitron. Ils furent arrêtés par la brigade des Guards.

Le 3e Coldstream. Guards et les Irish Guards attaquèrent directement, pendant que le 2e Coldstream Guards manœuvrait l'ennemi.

Le détachement de mitrailleurs tout entier avec 5 pièces et 100 hommes se rendit.

J'allai ensuite au Q. G. de Smith-Dorrien, à Doué. Son corps d'armée avait forcé le passage à niveau, mais non sans rencontrer une sévère résistance.

Je trouvai le IIIe C. A. à gauche, progressant à tous les points de vue, refoulant l'ennemi devant lui et lui infligeant des pertes considérables tout le long de sa ligne. Pulteney était en liaison avec la 8e D. I. française à sa gauche. Gough, avec sa 3e brigade de cavalerie (4 Hussards, 5e Lanciers, 16e Lanciers), avait été engagé, toute la matinée, avec plein succès.

On apprit que des forces ennemies considérables se trouvaient dans les bois au sud de Lizy, au nord de la Marne; des rapports postérieurs établirent que 90 pièces d'artillerie environ étaient en batterie aux mêmes points, opérant contre le flanc droit de la VIe armée.

Je démontrai à Pulteney la nécessité de jeter toutes ses disponibilités en avant, en soutien de la VIe- armée. On pouvait prévoir une résistance très sérieuse à Changis et à La Ferté-sous-Jouarre. Les Allemands, en se retirant au delà de la Marne, avaient occupé cette dernière ville en force et fait sauter le pont.

Bien que le IIIe C. A. ne parvint à passer la Marne que le 10 septembre, au point du jour, il est hors de doute que la vigoureuse attaque de Pulteney dégagea considérablement la droite de la VIe armée. Les troupes britanniques combattaient sur toute la ligne dans un magnifique esprit, pleines d'énergie et de ténacité, habilement conduites et tenues en main.

D'après ce que je pouvais voir cependant, il me semblait que l'infanterie n'était pas en formations assez déployées. Peut-être aussi, dans certains, cas, l'artillerie de campagne n'avait-elle pas été poussée assez en avant.

J'attirai l'attention sur ces points, dans l'instruction suivante, datée du 10 :

Les dernières expériences ont montré que l'ennemi ne néglige aucune occasion d'employer son artillerie disponible dans des positions avancées, sous la protection de cavalerie et d'autres troupes mobiles.

Notre cavalerie est maintenant organisée en deux divisions la première à trois, la seconde à deux brigades, chacune avec une brigade d'artillerie à cheval. Pendant la phase actuelle des opérations (poursuite et harcèlement de l'ennemi aussi rapides que possible), deux corps d'armée seront généralement en première ligne. Une division de cavalerie sera désignée pour opérer sur le front et les flancs de ces corps. Le commandant de la cavalerie se tiendra en liaison étroite avec le commandant du corps d'armée sur le flanc duquel il doit opérer. Les commandants de corps d'armée enverront en avant, avec leur cavalerie, autant d'éléments d'artillerie de campagne qu'il sera possible d'employer utilement pour harceler la retraite de l'ennemi. Ces éléments seront placés, pendant la journée, sous l'es ordres du commandement de la cavalerie, qui sera responsable de leur sécurité.

A l'approche de la nuit, quand l'artillerie de campagne ne pourra plus trouver de buts utiles, elle sera renvoyée sur sa division organique. Si, au cours des opérations, l'ennemi vient à faire sérieusement tête, si une action générale se produit ou s'annonce comme imminente, l'artillerie sera soit renvoyée en arrière, soit maintenue sur place, à la discrétion du commandant de corps. Elle passera en tout cas de nouveau aux ordres du commandant de sa division organique.

Le général commandant le corps d'armée pourra toujours retirer au commandant de la cavalerie la haute main sur l'artillerie.

Je tiens à attirer l'attention des commandants de corps sur la nécessité d'avertir leur infanterie du danger des " petits paquets ". Des pertes ont été indubitablement causées par ce système, comme aussi des retards dans la réduction de la résistance des arrière-gardes.

Des exemples ont montré également que les retards apportés au franchissement d'une rivière étaient dus au fait que la manœuvre n'avait pas été envisagée du point de vue purement local.

De petits partis de flanquement, passant la rivière sur des points peu surveillés, avec des moyens de fortune, délogeront bien plus vite l'infanterie ennemie et les mitrailleuses qu'une attaque frontale n'eût pu le faire, même avec de puissants moyens d'artillerie.

Pendant la nuit du 9 au 10, le C. A. occupa La Ferté-sous-Jouarre et la rive gauche de la Marne, mais ne put réussir à franchir la rivière. Notre gauche était jalonnée vers l'est par Bussières-Boitron et, de là, vers Hondevilliers.

Dans tous les villages si hâtivement occupés, puis évacués par l'ennemi, on ne voyait que dégâts et pillages.

A La Ferté-sous-Jouarre, à Doué, à Rebais, nous vîmes des signes de désordre, d'un grave relâchement de la discipline.

Le 9, à l'aube, l'avance sur la Marne reprit. Mon Q. G. était alors à Coulommiers, où, dès le matin, m'arrivèrent nombre de rapports fournis par les reconnaissances aériennes. Ils tendaient à montrer que la puissante masse d'artillerie (90 pièces) qui avait été identifiée la veille à Lizy avait été retirée. Les forces ennemies devant la Ve armée avaient quelque peu diminué. Le front de cette, armée paraissait dégagé jusqu'à la Marne.

Une importante concentration de troupes allemandes était signalée entre Château-Thierry et Marigny, mais comme d'immenses colonnes avaient été vues en arrière, marchant vers le nord, on estima qu'il ne s'agissait là que d'une forte arrière-garde.

 

Les ordres suivants furent communiqués aux troupes, le 8, à 19 h 30 :

 

G. Q. G., 8 septembre 1914

 

I° L'ennemi continue sa retraite vers le nord. Notre armée a été aujourd'hui aux prises avec ses arrière-gardes sur le Petit Morin, et les engagements ont été couronnés de succès. Elle a pu ainsi grandement concourir aux progrès des armées françaises, à notre droite et à notre gauche, malgré une très vive résistance ennemie.

2° L'armée reprendra sa marche en avant en direction du nord, demain, à 3 heures, attaquant. les arrière-gardes ennemies partout où elles les rencontrera. La division de cavalerie agira en union étroite avec le Ier C. A. et assurera la liaison avec la Ve armée française, à droite. Le, général Gough, avec les 3e et 5e brigades de cavalerie, agira en mission étroite avec le IIe C. A. et assurera la liaison avec la VIe armée française, à gauche.

3° Les routes sont déterminées comme suit:

a) Ier C. A. - Route est : Sablonnières, Hondevilliers, Nogent-l'Artaud, Saulchery, partie est de Charly-sur-Marne.

Route ouest : La Trétoire, Boitron, Pavant, partie ouest de Charly-sur-Marne, Domptin, Coupru, ces deux points inclus.

b) IIe C. A. - Route ouest : Saint-Ouen, Saacy, Méry, Montreuil inclus, et toutes les routes entre celle ci-dessus et la route ouest du Ier C. A. exclue.

c) IIIe C. A. - Route ouest : La Ferté-sous-Jouarre, Dhuisy, route ouest du IIe C. A. exclue.

Gares de ravitaillement pour la journée dit 8 septembre

Division de cavalerie : Chaumes;

Brigades du général Gough : Chaumes;

Ier C. A. Coulommiers;

IIe C. A. Coulommiers;

IIIe C. A. Mortcerf;

Service des étapes : Chaumes;

G. Q. G. Chaumes;

Aviation Chaumes;

Voies étroites (ravitaillement en munitions) : Verneuil.

Comptes rendus et rapports à Melun jusqu'à 9 heures, ensuite à Coulommiers.

Le Chef d'État-major général,

A. J. MURRAY, lieutenant-général.

 

Allenby, avec sa cavalerie, avait mis la main sur les ponts de Charly-sur-Marne et de Saulchery, et, avançant rapidement sur le plateau à peu près au nord de Fontaine-Fauvel, couvrit le rapide passage du Ier C. A. sur ces ponts. Nettoyant le terrain d'ennemis, faisant des prisonniers en grand nombre, le Ier C. A. atteignit Domptin, et la cavalerie les hauteurs de Montgivrault, quelques milles plus au nord.

La 3e D. I. du IIe C. A., à gauche, s'empara du pont de Nanteuil et le franchit de bonne heure dans la matinée. La 5e D. I. (IIe C.A.) passa la Marne à Méry, mais fut arrêtée, pendant un certain temps, par l'artillerie allemande, que l'on situait aux environs de La Sablonnière. Il importait grandement, pour mon plan général, que le IIe C. A. n'avançât pas trop vers le nord, tant que les Ier et IIIe C. A. ne seraient pas complètement établis sur l'autre rive de la Marne. Smith-Dorrien reçut des instructions en conséquence.

Les combats se développèrent pendant la Journée notre IIIe C. A., à La Ferté-sous-Jouarre, et la 8e D. I. française, à Changis, éprouvèrent des difficultés à franchir la rivière. Je donnai à Smith-Dorrien l'ordre d'envoyer une division vers Dhuisy, pour menacer les derrières des troupes qui défendaient le passage. La 5e D. I. fut dirigée sur ce point, mais elle ne put venir à bout de la résistance ennemie et parvint seulement à Montreuil (2 milles sud-est de Dhuisy) fort tard dans la nuit.

De bon matin, j'allai trouver Pulteney au sud de La Ferté. Il était engagé dans dé durs combats pour le passage de la rivière, auquel les ennemis opposaient encore une vigoureuse résistance.

C'était un tableau remarquable. Les bords de la Marne, à cet endroit, sont assez escarpés, et la rivière est dominée, de chaque côté par une hauteur. La vieille ville de La Ferté, si fameuse dans la campagne de Napoléon en 1814, est fort pittoresque avec son église ancienne et ses antiques maisons. Entourée et occupée par l'ennemi elle semblait braquer des yeux sévères sur le pont démoli, interdisant toute approche. Les Allemands défendaient vigoureusement le passage, fortement appuyés par l'artillerie, tirant de la hauteur au nord de la ville.

La 4e D. I., en deux colonnes, tenta de s'avancer vers le pont, dans le but de le réparer et d'établir ensuite une tête de pont sur la rive nord, mais toutes ses tentatives échouèrent sous le feu de l'artillerie, ennemie.

Cependant, quand vint la nuit, la IIe brigade de Hunter Weston (Ier Btn Somersetshire Light Infantry, Ier Btn East Lancashire Regt, Ier Btn Hampshire Regt et Ier Btn Rifle Brigade) put parvenir jusqu'à la berge sud et, là, capturer bon nombre de bateaux., La brigade s'y jeta et, à 22 heures, elle avait pu établir une tête de pont sur la berge nord, à l'abri de laquelle le génie de la 4e D. I. construisit un pont de bateaux, malgré un feu très violent. C'était un ouvrage très réussi, sur lequel le commandant du IIIe C. A. attira mon attention. Pendant l'opération, le colonel Le Marchant fut tué.

Un autre détachement franchit aussi la rivière, plus en amont, aux environs de Chamigny; mais la plus grande partie du IIIe C. A. passa la Marne sur le pont de bateaux pendant les premières heures du 10 septembre.

Je trouvai Smith-Dorrien au G. de Pulteney.

Les 3e et 5e brigades de cavalerie opéraient entre les IIIe et IIe C. A., bouchant le vide entre ces deux grandes unités. Cette brèche ne m'inquiéta cependant jamais, étant donnée la rapidité avec laquelle s'effectuait la retraite allemande.

On a raconté que le 8 septembre, j'avais fait appel au concours du général Maunoury pour forcer le passage de la rivière et que, pour cette raison, la 8e D. I. avait été immobilisée.

Je n'ai qu'une chose à répondre : jamais une telle demande n'a été faite ni par moi, ni par personne de mon état-major, ni par aucun autre commandant de grande unité, avec mon assentiment. Pendant toute la bataille, j'ai compris que mon rôle consistait à donner, le mieux et le plus efficacement que je pourrais, toute mon aide à la VIe armée, car je ne me dissimulais pas combien sa tâche rencontrait de plus grandes difficultés. D'autre part, mon journal porte qu'à la date du 9, je reçus deux messages urgents de Maunoury, me priant de détourner la pression qu'exerçait sur lui le IIIe C. A. allemand, et je crois que l'action de l'armée britannique, ce jour-là, atteignit pleinement ce but.

L'après-midi, à Nogent, je passai la Marne à cheval et rencontrai plusieurs unités du Ier C. A. en train de marcher sur les hauteurs de lac rive nord. Je fus très vivement impressionné par l'aspect général et l'attitude des troupes. Elles étaient pleines d'ardeur et combattaient avec enthousiasme. En elles apparaissait cet air guerrier que tous nous connaissons bien; mais on sentait, à circuler parmi elles, que c'étaient des troupes que rien ne pourrait arrêter, qui ne demandaient qu'à aller de l'avant, et qui marchaient comme enveloppées d'un nuage de confiance et de victoire.

Certes, elles étaient fatiguées; mais je n'ai compris le degré de leur lassitude que lorsque je vis la 5e brigade de cavalerie (Scots Greys, 12e Lanciers, 20e Hussards).

Toute la brigade avait mis pied à terre, sur la hauteur, derrière des bois. Et là, tout le monde, sauf quelques hommes qui tenaient les chevaux, couché sur le sol, dormait d'un profond sommeil.

Accompagné du brigadier général Chetwode, je passai au milieu de ces masses endormies, mon cheval zigzaguant parmi tous ces corps qui jonchaient le sol. C'est à peine s'ils bougeaient à mon passage.

Je désirai leur dire quelques mots. A la demande du général s'il devait les faire mettre au garde à vous :

- Non, répondis-je, laissez-les reposer.

J'ajoutai que je parlerais pour ceux qui, par hasard, seraient réveillés et point trop épuisés pour pouvoir m'écouter. Je les remerciai, eux tous qui étaient couchés devant moi, je les remerciai pour ce qu'ils avaient fait. Je leur parlai de la situation et leur dis notre, espérance d'une victoire complète. Quelques hommes essayèrent de se lever; d'autres, éveillés à demi, dressés sur leurs coudes, m'écoutaient pesamment. J'avais peine a réaliser qu'ils entendissent un seul mot de ce que je leur disais. C'était le régiment des Scots Greys, commandé par le lieutenant-colonel Bulkeley Johnson, qui, par la suite, se fit si bravement tuer sur l'Ancre, à la tète de sa brigade Bulkeley me dit plus tard que tout ce que je dis aux troupes ce jour-là fut publié ensuite dans les journaux locaux de l'Écosse tout entière.

Après avoir quitté les Greys, j'allai voir les deux autres régiments de la brigade, et, partout, je retrouvai des scènes analogues.

Quand je revins à mon Q. G., j'y trouvai de bonnes nouvelles. La Ve armée française, à ma droite, avait passé la rivière et maintenait une liaison étroite avec nous.

La VIe armée, après de sanglants combats, s'était rendue maîtresse des ponts de l'Ourcq, en aval. L'ennemi ne s'appuyait plus à la rivière que par son flanc nord, dans le but, semblait-il, de couvrir sa retraite.

Bref, depuis midi, la résistance des Allemands avait fléchi et, à - la nuit tombante, ils étaient en pleine retraite.

Pendant la journée, nous fîmes de nombreux prisonniers et prîmes beaucoup de. matériel de guerre. A la nuit, notre position passait en gros par La Ferté-Bézu-Domptin, la cavalerie très en avant de la ligne.

Dans mes rapports du 17 septembre 1914, j'émettais l'opinion que la bataille de la Marne était gagnée le 10 septembre au soir, et je ne vois, maintenant, aucune raison pour modifier ma manière de penser.

Pendant la nuit, l'armée britannique atteignit la ligne La Ferté-Milon-Neuilly-Saint-Front-Rocourt.

La VIe armée avait pivoté sur sa droite pour se porter à notre alignement; la Ve armée, à droite, était presque à notre hauteur L'ennemi était en pleine retraite au nord et au nord-est. Pendant la journée, la cavalerie, les Ier et IIe C. A. avaient engagé de nombreux combats avec les arrière-gardes ennemies et fait des prisonniers en grand nombre. Allenby, à son ordinaire, avait vigoureusement et habilement mené sa cavalerie. A gauche, des détachements des 3e et 5e brigades, aux ordres du général Gough, n'avaient pas montré moins d'énergie. La construction, par le génie du IIIe C. A., du pont sur la Marne, à La Ferté-sous-Jouarre, constituait de fort belle besogne. Nos pertes étaient sévères, mais, étant donnés les résultats obtenus, elles n'avaient rien d'excessif.

Le 10 septembre, j'eus l'occasion de visiter quelques trains sanitaires. Bien que nous n'eussions pas encore eu le temps de pleinement développer le système d'évacuation des blessés, j'estime que l'on ne pouvait alors. faire mieux, avec les moyens dont on disposait.

On a beaucoup écrit sur cette grande bataille et, au siècle prochain, sans nul doute, on discutera à l'infini sur les opérations et leurs résultats.

Au moment où s'ouvrit la bataille, au matin du 6 septembre, les Alliés renoncèrent à la mise en défense de la ligne de la Seine. La Ve armée et l'armée britannique étaient déjà repliées sur cette ligne, en exécution du plan général, et les divers échelons d'arrière, unités de transports, etc., demeurèrent au sud de la Seine.

Du 6 au 12 septembre, l'armée allemande fut refoulée pêle-mêle de la Seine sur la Marne, sur une profondeur de 65 milles et sur une ligne s'étendant de Paris à Verdun. Les pertes en officiers, hommes, prisonniers, canons, mitrailleuses, matériel de guerre étaient immenses. Des combats très violents furent livrés tout le long de la ligne.

On a émis bien des opinions touchant la base initiale sur laquelle les Allemands ont appuyé le schéma stratégique de leur invasion en France. Je ne veux pas les discuter ici, ni épiloguer sur les desseins du grand Etat-major quand il entama cette gigantesque entreprise. Quelle qu'ait été, à l'origine sa conception, je prétends que sa réalisation s'est évanouie à jamais le jour de la bataille de la Marne.

Bataille splendide, d'ailleurs, par l'attitude des armées alliées au combat, par l'habile concours que tous les corps, que toutes les armées se prêtaient réciproquement. Ce sont les Allemands eux-mêmes qui de leur plein gré, ont détruit les plus grandes chances qu'ils aient jamais eues de remporter une victoire décisive.

Nous avons vu que, jusqu'au matin du 6 septembre, Joffre et moi étions si sûrs que la poussée allemande continuait à fond qu'un mouvement de l'armée britannique, presque complètement face à l'est, fut décidé et en partie exécuté.

Et, à ce même moment, la ruée de von Kluck s'était, depuis quelques heures, muée en un " demi-tour ", en une retraite précipitée .

D'où venait ce changement subit?

 

De la découverte faite alors par l'ennemi que ses communications allaient être menacées sur l'Ourcq. A coup sûr, le moins expérimenté des généraux eût pu percevoir cette menace, et, en outre, comprendre quelle utile, quelle excellente position la ligne de l'Ourcq lui offrait pour protéger ses flancs. Certains historiens de la bataille ont prétendu que, si Maunoury avait retardé son mouvement vers l'Ourcq, von Kluck n'aurait pas pris l'alarme. Mais quand le général allemand ordonna son demi-tour, le général français avait à peine repassé la Marne.

La vérité est probablement que ni von Kluck ni son entourage n'avaient accepté avec plaisir le rôle que leur imposait le grand État-major, et qu'ils n'accomplirent leur tâche qu'en hésitant et les yeux déjà tournés vers l'arrière.

Quand les Alliés se reportent à cette grande bataille et considèrent l'œuvre accomplie, ils doivent se rappeler, avec un frisson de fierté, qu'ils ont combattu et vaincu de la plus éclatante façon une armée non seulement grisée à l'idée de sa terrible ruée en territoire ennemi, mais aussi soulevée par un autre incalculable avantage : elle était commandée et conduite par un souverain qui possédait l'autorité absolue - civile et militaire. Cet empereur, chef suprême des armées, était servi par un grand état-major qui, depuis plus de quarante ans, se préparait patiemment et vigoureusement à son coup de force.

Ils avaient eu toujours en vue, avec une constance remarquable, ce grand choc des nations en armes. Dans la préparation de l'armée allemande pour le moment suprême, rien n'avait été laissé au hasard. La vigueur des hommes, l'armement, l'équipement, l'entraînement, l'instruction des officiers, le choix des généraux, tout ce qui, enfin, fait la force d'une armée, avait été l'objet du travail le plus réfléchi et le plus minutieux.

Comparons, maintenant, à ce travail, les conditions dans lesquelles les armées française et britannique arrivèrent au jour fatal. Systèmes, états-majors, milices, crédits, tout était soumis au changement, année après année, au gré de chaque vague nouvelle d'opinion populaire, de chaque campagne nouvelle de presse, - sans parler des intrigues qui se donnent libre jeu dans tous les services publics où l'électeur est le maître et qui, là comme ailleurs, exercent leur influence délétère.

Quant au côté tactique de la bataille de la Marne, je crois que le nom du maréchal Joffre passera à la postérité, avec le souvenir de cette bataille, comme celui d'un des plus grands hommes de guerre de l'histoire. Je crois que les batailles livrées et gagnées sur cette immense ligne de feu par les armées françaises, conduites par leurs admirables chefs, dépassent en importance et en grandeur les plus glorieux exploits du passé dont le souvenir, orne leurs drapeaux d'impérissables lauriers.

Pour ce qui est de l'armée britannique, je prétends que nous avons exécuté la tâche qui nous avait été confiée; que notre rapide passage de diverses lignes de rivière, malgré une vive résistance, et notre apparition soudaine sur, la ligne de retraite des forces ennemies luttant contre les Ve et VIe armées, ont eu leur part dans le grand résultat obtenu.

 

Le septième chapitre

LA BATAILLE DE L'AISNE

SON DÉVELOPPEMENT JUSQU'AU 30 SEPTEMBRE

 

Je me reporte au passé et cherche à reconstituer l'atmosphère mentale où je vécus pendant les deux jours de poursuite qui suivirent la bataille de la Marne et les premiers jours de la bataille de l'Aisne, à laquelle j'arrive maintenant.

Le sentiment prédominant chez moi était un franc optimisme.

Comme je l'ai fait remarquer aux premières pages de ce livre, nous n'avions pas encore saisi le véritable effet et la portée des nombreux éléments nouveaux qui interviennent dans la pratique de la guerre moderne. Nous nous imaginions sincèrement reconduire les Allemands à la Meuse, si ce n'est au Rhin, et toute ma correspondance et toutes mes communications à ce moment-là avec Joffre et les généraux français coopérant avec moi font preuve du même état d'esprit.

Voici, à titre d'exemple, une instruction donnée par le G. Q. G. français, à Châtillon, en date du 10 septembre le jour où prit effectivement fin la bataille de la Marne

Les forces allemandes cèdent du terrain sur la Marne et en Champagne devant les armées alliées du centre et de l'aile gauche. Pour confirmer ce succès et en tirer avantage, il est nécessaire de suivre énergiquement ce mouvement et de ne laisser aucun répit à l'adversaire.

En conséquence, l'offensive se continuera sur tout le front, dans la direction générale nord-nord-est.

a) La VIe armée continuera d'appuyer sa droite sur l'Ourcq au ruisseau de Sapières et à la ligne Longpont-Chaudun-Courmelles-Soissons (inclus). Le corps de cavalerie Bridoux gagnera du champ à l'aile gauche et s'efforcera de gêner les communications et la retraite de l'ennemi.

b) Les forces britanniques continueront leur avance victorieuse entre la ligne ci-dessus mentionnée et la route Rocourt-Fère-en-Tardenois-,Mont-Notre-Dame-Bazoches,

qui sera à sa disposition.

c) La Ve armée, à l'est de la ligne précédente, contournera la forêt au sud et au nord d'Épernay, vers l'ouest, se couvrant elle-même contre les éléments ennemis qui pourraient s'y trouver, et se tiendra prête à agir dans la direction de l'est, vers Reims, contre les colonnes qui se retirent devant la IXe armée.

Le Xe C. A. se portera, de la région de Vertus, dans la direction Épernay-Reims, assurant la liaison entre les Ve et armées, et prêt à appuyer cette dernière en tout temps.

Quand ces ordres eurent été donnés, nous eûmes, Joffre et moi, plusieurs entretiens touchant la marche dans la région boisée qui s'étend au nord de l'Aisne (forêts de Saint-Gobain et autres).

Pendant les quelques premiers jours de cette période, nous fûmes vraiment encouragés par les nouvelles reçues d'autres fronts.

L'armée belge semblait solidement établie à Anvers. Une brillante sortie, sous les ordres du Roi, eut un effet considérable, en bousculant les troupes allemandes qui opéraient dans la région et en retardant certainement les mouvements de renforcement qui étaient ordonnés plus au sud.

Les nouvelles de Russie, d'autre part, n'étaient pas mauvaises.

Et, cependant, nous étions destinés à subir un nouveau et terrible désappointement. L'expérience de la guerre, telle que nous l'avons aujourd'hui, a dû être achetée par d'autres chères leçons, dans une amère et rude école.

Première surprise : les Jack Johnson commençaient à tomber. C'était un surnom donné par les hommes - Black Maria en était un autre - aux gros obus explosifs de 210, tirés par des obusiers qui avaient été amenés de la forteresse de Maubeuge pour protéger la position défensive l'Aisne.

C'était notre premier contact avec des calibres beaucoup plus gros que les nôtres. Bien que ces canons fissent de grands dommages matériels et nous eussent causé beaucoup de pertes, ils n'eurent jamais sur nos troupes aucun effet de démoralisation.

Ainsi, jour après jour, naissait la guerre de positions. Je commençais à comprendre de mieux en mieux la force relativement beaucoup plus grande que l'armement moderne donne à la défensive : de nouvelles méthodes étaient adoptées pour l'emploi défensif de la mitrailleuse. Des engins inaccoutumés faisaient peu à peu leur apparition sur le champ de bataille : mortiers de tranchées, bombes, grenades à main - et ainsi, jour après jour, je commençai à craindre obscurément ce que le sort pouvait bien nous réserver.

Notre dure éducation se faisait de la sorte régulièrement, mais les rapports périodiques venus de notre aviation, de nos tranchées, des Français à droite ou à gauche, disaient tous que l'ennemi sur notre front s'affaiblissait, que des colonnes étaient signalées marchant vers le nord (illusions ! chimères !), etc. Ainsi, la voix encore faible de la réalité, de la vérité, essayant de parler en moi, était comme étouffée et restait sans écho.

Alors se produisit le grand effort de Maunoury pour envelopper l'aile droite allemande. J'assistai pendant une journée, avec le général, à l'opération et revins plein d'espoir. Hélas! mes espérances ne devaient pas se réaliser. Après cela, nous fûmes témoins des merveilleuses tentatives de Castelnau, de Foch - mais toutes elles allaient mourir et s'éteindre dans les mêmes tranchées ! Toujours des tranchées ! Des tranchées partout !

Pour ma part, cependant, je finis mon rôle dans la bataille de l'Aisne sans être converti. Il fallut la leçon plus dure encore que reçut ma propre expérience, dans ma tentative de passage de la Lys, les derniers jours d'octobre, pour imposer à mon esprit un principe de guerre moderne que je n'ai jamais oublié depuis, des forces sensiblement égales étant en jeu, on peut faire " plier ", on ne peut " rompre " la ligne de tranchées de l'adversaire.

Tout ce que j'ai vu à la guerre n'a fait que confirmer l'exactitude de ce point de vue, et, du jour où j'ai compris cette grande vérité, je n'ai cessé de la proclamer, bien que parfois, il m'en ait cuit d'exprimer de telles opinions.

Le fait saillant de la poursuite, le 11 septembre, fut la capture, par la IIIe armée française, de toute l'artillerie d'un corps d'armée.

Le 12, mon Q. G. fut transféré à Fère-en-Tardenois. De bonne heure dans la matinée, je rencontrai Pulteney à un carrefour, 2 milles, au sud de Buzancy (sud-est de Soissons). L'ennemi défendait le passage de l'Aisne contre la VIe armée, tout le long de la ligne à l'ouest de Soissons, et la 4e D. I. prit position vers les ponts au sud-est de Soissons, comme renfort éventuel.

Les bords de l'Aisne sont très escarpés, et notre position sur la hauteur nous donnait une vue magnifique sur le combat. Je fus surtout étonné par la violence du feu. Entre Soissons et Compiègne, la rivière semblait en flammes, tant était grande l'intensité du tir d'artillerie de part et d'autre.

J'observai la bataille jusqu'à 13 h 3o environ; à ce moment, l'artillerie allemande, très active, toute la matinée sur la montagne de Paris (sud de Soissons) et sur d'autres points importants, fut retirée au nord de la rivière. Nous vîmes de grandes masses de troupes et d'équipages faisant mouvement vers le nord-est.

A la tombée de la nuit, notre IIIe C. A. était tout proche de l'Aisne, dont les ponts étaient détruits.

A mon retour à mon Q. G., à la nuit, l'officier de service me rendit compte de l'arrivée sur l'Aisne de la VIe armée, malgré là résistance ennemie. La cavalerie française, à gauche, opérait autour de Compiègne et se portait vers le nord-est, pour menacer les communications allemandes.

La Ve armée, à notre droite, était sur la ligne Cormicy-Reims-Verzy, le XVIIIe C. A. ayant été ramené sur son flanc gauche, en liaison avec notre droite.

Un message de Joffre m'informa que les IXe et IVe armées avaient réalisé des progrès considérables et repoussé l'ennemi.

La cavalerie d'Allenby fit, ce jour-là, de la très bonne besogne. Elle nettoya Braine et la hauteur derrière la ville de forts détachements ennemis qui s'y étaient maintenus. Elle bivouaqua la nuit suivante à Dhuizel. Allenby me signala le bon travail fait, dans les environs de Braine, par les Queen's Bays, assistés de la 9e brigade de Schaw (3e D.I. Ier Btn Northumberland Fusiliers; 4e Btn Royal Fusiliers; Ier Btn Lincolnshire Regt; Ier Btn Royal Scots Fusiliers).

Le Ier C. A. parvint jusqu'à Vauxcéré, le IIe jusqu'à Braine et aux environs; Gough, avec la 2e D. C., était à Chermizy.

Ainsi, au matin du 13 septembre, jour où s'ouvrit réellement la bataille de l'Aisne, l'armée britannique était en position au sud de la rivière, entre Soissons. à l'ouest et Bourg. à l'est, avec ses avant-postes sur la rivière même.

Abordons maintenant la description du terrain où l'armée britannique avait à combattre. La vallée de l'Aisne court généralement de l'est à l'ouest. Elle consiste en une dépression dont le fond est plat, d'une largeur variant d'un demi-mille à deux milles, où la rivière suit sa course sinueuse vers l'ouest., se rapprochant tantôt des pentes nord de la vallée, tantôt des pentes sud. Le sommet des pentes s'élève à 400 pieds environ au-dessus du fond de la vallée, qui dessine de nombreux saillant et rentrants. Le saillant le plus marqué est l'éperon de Chivres sur la rive droite, et celui de Sermoise sur la rive gauche.

Vers ce dernier point, le grand plateau est divisé, au sud, par une vallée secondaire qui présente beaucoup les mêmes caractères, où coule la petite rivière de la Vesle avant de se jeter dans l'Aisne, près de Sermoise.

Les pentes du plateau qui regardent l'Aisne, au nord et au sud, sont d'un escarpement variable. Elles sont couvertes de bouquets de bois qui s'étendent ainsi en avant et en arrière de la crête et sur le sommet du plateau.

Plusieurs petits bourgs et villages s'égrènent dans la vallée même et sur les pentes. La localité la plus importante est Soissons.

L'Aisne est une rivière paresseuse, de 170 Pieds de large environ, mais qui, ayant 15 pieds de profondeur en son milieu, n'est pas guéable. Entre Soissons à l'ouest et Villers à l'est (la partie de la rivière attaquée est tenue par l'armée britannique), on compte onze ponts carrossables. Sur la rive nord, un chemin de fer à voie étroite va de Soissons à Vailly, franchit la rivière à ce point et continue, par la rive sud, dans la direction de l'est. Entre Soissons et Sermoise, une ligne à double voie longe la rive sud et remonte ensuite la vallée de la Vesle vers Bazoches.

La position occupée par l'ennemi était très forte, soit comme position d'arrêt, dans un combat engagé pour gagner du temps, soit comme position défensive. L'une de ses caractéristiques principales réside dans ce fait que des hauteurs, le sommet du plateau échappe complètement aux vues, sauf sur des espaces très restreints. Cette disposition est due aux bois qui couvrent les crêtes et les pentes.

Antre fait important : tous les ponts sont exposés au feu de l'artillerie, soit au tir direct, soit au tir plongeant.

L'aspect général et le dessin du terrain, dans cette région où l'armée britannique combattit à la bataille de l'Aisne, se sont profondément gravés dans ma mémoire.

Les pentes descendent rapidement jusqu'aux berges mêmes de la rivière qui sont, spécialement au sud, boisées, escarpées et rocheuses. Je pus ainsi établir de nombreux postes d'observation et avoir une vue personnelle sur le combat, bien plus grande que dans tous les autres terrains où nous eûmes à combattre.

Au début de la bataille d'Ypres, le plateau au nord de la Lys présentait les mêmes caractères : ainsi, le mont Kemmel, la hauteur regardant Lens et, plus au sud, les grandes plaines à l'ouest de la Somme constituaient de bons observatoires. Ils différaient de ceux de l'Aisne en ce qu'ils offraient des vues lointaines, tandis qu'ici, en se glissant à travers les bois et les broussailles, il était possible de surprendre des points avantageux sur la rive sud de l'Aisne, quand une observation attentive de la ligne de combat pouvait être maintenue.

Je me rappelle être demeuré assis pendant des heures à l'entrée d'une grande caverne sur la rive sud de l'Aisne à 400 mètres environ à l'est de Missy; de là je pus observer, à une grande hauteur, les premiers effets des obusiers de siège de 6 pouces, qu'on nous envoyait à ce moment-là. Missy s'étend sur les deux rives de l'Aisne; les Allemands occupaient une colline élevée, curieusement taillée en pain de sucre, qu'on appelle le fort de Condé. Elle se dresse à 600 mètres environ au nord de Missy, descend en pente raide sur la rivière, et domine complètement le village.

Ce jour-là, 24 septembre, il était fort intéressant d'observer le " nettoyage " de cette colline par nos gras obus explosifs. Nous pouvions voir les Allemands s'enfuir dans toutes les directions vers l'arrière, et nous sûmes après, de source sérieuse, que leurs pertes, en cette occasion, avaient été très lourdes.

Ce bombardement eut, à coup sûr, pour effet de diminuer la pression ennemie sur la 5e D. I., qui tenait Missy et les tranchées au nord du village. Mais, indépendamment de ce résultat, j'ai toujours estimé que nous étions fort redevables envers Sir Charles Fergusson et ses troupes, qui surent se maintenir à Missy, jusqu'au dernier moment, en face d'une situation menaçante pour leur front.

Ils furent sans doute fortement aidés par la supériorité de l'observation d'artillerie, due à la configuration du terrain, le long de la rive sud, - et ceci fut effectivement d'un grand secours à l'armée britannique pendant la bataille.

Missy est un nouvel exemple à l'appui du principe, mis en lumière par tous les récents combats, à savoir que la possession du terrain n'a surtout de valeur que par rapport aux possibilités d'observation qu'il offre.

Je me souviens, une autre fois, d'être resté longtemps au sommet d'une meule, caché sous du foin. J'avais là un très bon observatoire d'artillerie, et j'y avais des vues excellentes sur toutes les positions de Haig.

C'est le pauvre Wing, commandant l'artillerie du Ier C. A. , qui m'y avait emmené; il demeura auprès de moi tout le temps que j'y restai. Il fut, par la suite, tué à la bataille de Loos, alors qu'il commandait la 12e D. I. Tous ceux qui servirent sous ses ordres l'aimaient. On était unanime à louer son courage, sa compétence, son élan, et sa perte fut profondément ressentie par tous.

Le 13, à la première heure, nous attaquâmes la ligne de la rivière sur tout notre front. L'artillerie ennemie ,nous opposa un vigoureux barrage, avec des pièces lourdes et des canons de tout calibre. L'infanterie allemande ne montrait pas beaucoup d'énergie dans la défense, mais un sévère duel d'artillerie se prolongea toute la journée.

A la tombée de la nuit, tous les passages de la rivière, à l'exception de celui de Condé, étaient enlevés et tenus; nous avions atteint une ligne passant par Bucy-le-Long, à l'ouest - les éperons nord et nord-est de Celles - Bourg à l'est.

Dans l'après-midi, j'allai voir le pont que le IIIe C. A. avait jeté sur l'Aisne à Venizel. Il avait fallu exécuter le travail sous le feu d'une artillerie lourde lançant de gros obus explosifs; le pont, malgré cela, était un très bel ouvrage.

J'allai, de là, au Q. G. de la 5e D.I.. à Serches, et j'y vis Fergusson. On me rendit compte de l'impossibilité, rencontrée jusque-là, d'aborder le passage de l'Aisne à Missy, l'ennemi ayant installé sur la rive opposée de l'infanterie et des mitrailleuses appuyées en arrière par de l'artillerie. Pendant toute la bataille , le plus grand intérêt se concentra autour de cette localité.

Le 14, de bonne heure, je reçus la nouvelle que la 6e D. I., qui m'avait été envoyée d'Angleterre, était maintenant concentrée au sud de la Marne, et se mettait en marche pour nous rejoindre.

Pendant la nuit du 13, les trois corps avaient construit dès ponts devant leurs fronts, et, le 14 au matin, le reste du Ier C. A. franchit l'Aisne à Bourg, le IIe à Vailly et Missy, le IIIe à Venizel. Le 14, je passai quelque temps avec Haig, dont les opérations étaient couronnées de succès, et qui avait réalisé une avance remarquable, eu égard à la forte résistance qu'il avait rencontrée.

Au début de la matinée, Lomax, avec la Ire D. I., surprit l'ennemi à Vendresse, lui faisant 600 prisonniers et capturant 12 canons. Ce général excellent devait mourir, quelques mois plus tard, des suites de ses blessures reçues à la première bataille d'Ypres.

Depuis le commencement de la campagne jusqu'au jour qu'il fut blessé, les services qu'il rendit sont incalculables. Sa division était toujours au plus chaud du combat, et jusqu'au dernier jour il la commanda avec une compétence et un allant remarquables. Son caractère lui avait valu l'estime et l'affection de tous ceux qui servirent avec lui, et l'armée tout entière ressentit vivement sa perte.

Ce même jour, 14 septembre, la 2e D. I. fit aussi des progrès considérables, et le soir sa gauche tenait l'éperon d'Ostel, qui constitue une position particulièrement avantageuse.

Les choses ne marchaient pas aussi bien au centre et à la gauche de l'armée - La 3e D. I. , une fois l'Aisne franchie à Vailly, s'était presque avancée jusqu'à Aizy (2 milles et demi environ au nord de la rivière), quand elle fut refoulée par une puissante contre-attaque appuyée par une grosse masse d'artillerie lourde. La position occupée par l'artillerie, au nord d'Aizy, était très forte.

La 5e D. I. ne put progresser au delà de la crête nord du plateau de Chivres. Là aussi, elle se heurta à une forte concentration d'artillerie lourde.

La 4e D. I., pendant toute la journée du 14, se maintint sur la position qu'elle avait conquise la veille, au nord de Bucy-le-Long.

La VIe armée française portait son aile gauche en avant; le IVe C. A. avançait à l'est, en soutien du VIIe C. A. qui maintenait l'ennemi, venant du nord.

La position des Français, vers Soissons, fut solidement tenue toute la journée.

Le XVIIIe C. A. (Ve armée) avait son flanc gauche appuyé à la droite de notre Ier C. A., sur les hauteurs de Craonne. Le reste de la Ve armée fut engagé toute la journée dans de durs combats, sur toute sa ligne, jusqu'à Reims.

Dans la nuit du 15, je commençai à voir que l'ennemi faisait réellement et délibérément front sur l'Aisne.

Cette nuit-là, notre dispositif était le suivant :

 

Ier C. A. et division de cavalerie tenant 1a ligne Troyon-sud de Chivy-sud de Beaulne-Soupir, avec les Ire et 2e brigades de cavalerie à gauche, tous en contact immédiat avec l'ennemi.

Q. G. du le, C. A. : Courcelles (puis Dhuizel); IIe C. A. : 3e D. I. encerclant Vailly - 5e D. I. tenant une ligne sud de Chivres-plateau de Sainte-Marguerite-Missy.

Les deux divisions au contact immédiat de l'ennemi. L'artillerie au sud de la rivière.

IIIe C. A. : 4e D. I. tenant l'extrémité sud des promontoires de Moncel à Crouy (les Français au nord de la hauteur de Crouy), également au contact. 19e brigade en réserve au pont de Venizel.

3e et 5e brigades de cavalerie de Gough : Chassemy.

 

Ce jour-là, nos pertes furent lourdes, se chiffrant entre 1.500 et 2.000 hommes, y compris trois chefs de corps.

Le 15, l'impression que j'avais eue la veille, à savoir que l'ennemi faisait face, fermement, sur sa position actuelle, fut confirmée par un radio allemand intercepté. Il paraissait probable que nous avions devant nous la totalité de la Ire armée allemande.

Telle était mon opinion sur la situation. Ma propre position ne me satisfaisait pas, sur deux points importants.

En premier lieu, le chiffre de nos pertes s'augmentait fortement, et je ne disposais pas de réserves suffisantes pour renforcer les points dangereux. L'ennemi avait une grande supériorité en artillerie, et à ce moment-là, comme pendant un certain temps encore, je sentis cruellement l'absence des canons et des mitrailleuses perdus au Cateau, et qui n'étaient pas encore remplacés. En second lieu, j'étais très désireux de faire avancer les IIe et IIIe corps, et de les porter à l'alignement du Ier C. A. sur la droite.

La 6e D. I. avait passé la Marne, marchant vers le nord, et des ordres furent envoyés à son chef, le général Keir, pour qu'il hâtât le plus possible son mouvement. Mon intention était de l'envoyer à Haig, et ainsi, avec ce renfort, le Ier C. A. eût pu marcher vers l'ouest et dégager les IIe et IIIe C. A.

Le Ier C. A. fut violemment contre-attaqué, à plusieurs reprises, dans la journée du 15, et bien que l'ennemi eût été brillamment repoussé partout, nos pertes furent très sévères.

Vers le soir se produisit un repli de l'infanterie et de la cavalerie allemandes. Du coup, mes espérances ressuscitèrent, de voir l'ennemi continuer sa retraite. En conséquence, je dirigeai la 6e D. I. sur la gauche, sur son corps organique, le IIIe. Toutefois, l'ennemi ne manifestant point, par d'autres signes, son intention d'abandonner sa position, je mis mon espoir d'une nouvelle avance dans une attaque menée par la VIe armée et dont le succès paraissait probable.

Le 16, j'allai voir le général Maunoury à son Q. G. Je le trouvai suivant une attaque des 61e et 62e D. I. sur Nouvion et le plateau qui domine le village. Le général et son état-major se tenaient sur une sorte de plateau gazonné à la lisière d'un bois. Je me rappelle qu'un des officier d'état-major français présents ce jour-là parlait couramment l'anglais. Je me jetai le nez dans l'herbe et me mis en devoir d'observer la bataille qui se déroulait de l'autre côté de la. rivière. Je passai là une heure ou deux en compagnie du général, et discutai la situation avec lui. D'après ce que je voyais, je pouvais conclure que tout marchait à merveille chez les Français.

A mon retour, je m'arrêtai une fois de plus chez les commandants de corps, et tous me dirent qu'ils avaient pleine confiance et qu'ils pouvaient tenir sur leurs positions.

Revenu le soir à mon Q. G., j'y reçus le rapport du colonel C.-B. Thompson (officier de liaison près la VIe armée). Son compte rendu était bien désappointant après les heures que je venais de passer avec Maunoury. J'appris ainsi que le XIIIe C. A. avait été bousculé au sud ouest de Noyon, par une attaque de nuit de troupes provenant du IXe corps de réserve allemand, qui, disait-on, avait été dirigé de Belgique sur Noyon. Ceci était un nouvel incident de cette éternelle manœuvre de " flanquement " et de " contre-flanquement " qui ne devait cesser qu'à la mer.

J'appris également que le IVe C. A., marchant vers l'est, avait dû ,arrêter en trouvant les Allemands retranchés sur son flanc gauche (nord).

C'est à ce moment précis, à cette soirée du 16 septembre, que je fais remonter l'origine des graves craintes qui commencèrent alors de m'agiter.

Dans les années qui précédèrent la guerre, la discussion de diverses questions traitées devant le Comité impérial de défense, dont je faisais partie, avait imposé à mon esprit l'importance vitale qu'il y avait pour la Grande-Bretagne à ce que les ports de la Manche fussent aux mains d'une puissance liée à nous par l'amitié la plus absolue.

Je me hasarde à donner ici quelques extraits d'un Mémoire que je rédigeai très peu de temps avant la guerre, et destiné à circuler parmi les membres du Comité.

Je crois qu'on peut admettre que, dans une guerre entre nous et une grande puissance continentale maîtresse des côtes est de la Manche, entre Dunkerque et Boulogne, des sous-marins, assistés d'avions, peuvent efficacement interdire le passage du Pas de Calais à tout navire de guerre ou bâtiment qui ne serait pas submersible. En fait, la maîtrise de la mer, du moins en ce qui concerne cette partie de la Manche, ne dépendra pas de la puissance relative des deux marines aux prises, mais elle restera en suspens tant que, d'un côté ou de l'autre, on n'aura pas supprimé pratiquement la force sous-marine et aérienne de l'adversaire.

La route sera largement ouverte ensuite à la nation qui aura remporté cet avantage pour jeter, dans une sécurité relative, un corps de débarquement aussi fort qu'elle le voudra au delà du détroit, sur un point quelconque de la côte, entre Ramsgate et Dungeness d'un côté, par exemple, et Dunkerque et Boulogne de l'autre.

C'est entre sous-marins et aéroplanes que se décidera la maîtrise du détroit.

Si les puissances continentales peuvent s'assurer cette maîtrise, elles auront le grand avantage de nous menacer, en rééditant au XXe siècle le coup que Napoléon tenta de nous porter de Boulogne en 1805.

Pour me résumer, je tiens que la question du Pas de Calais, considéré comme obstacle militaire à l'invasion de ce pays, perdra, dans un avenir rapproché, tout son caractère maritime. Le problème de son forcement par des troupes d'invasion s'apparente, par certains traits, à ceux que soulèvent la question de l'attaque ou de la défense des grandes lignes de rivière, on les opérations dans la région des grands lacs, dans une guerre entre le Canada et les Etats-Unis.

Le but principal à atteindre, pour tenter d'assurer à une troupe le passage d'une ligne de rivière importante, est la prise de possession de la rive opposée et l'établissement d'une solide tête de pont.

Conformément aux idées énoncées dans ce mémoire, j'applique ce même principe au Pas de Calais. J'estime donc que la seule défense sérieuse contre une attaque puissante, par des forces aériennes et sous-marines très supérieures en nombre, est la possession sur la côte française d'une solide tête de pont; le seul moyen pratique de pouvoir passer et repasser le détroit doit être cherché dans le tunnel sous la Manche actuellement en projet.

Le rapport de tout ce qui précède avec mon récit est facile à voir. Tant que les Allemands étaient refoulés par attaques frontales ou par attaques de flanc, les ports de la Manche pouvaient être regardés comme relativement en sûreté. Mais dès cette nuit précise dont je parle (16 septembre), j'en étais arrivé à là conclusion qu'une attaque frontale ne laissait guère d'espoir, et je commençais à comprendre que tout mouvement contre les flancs ennemis n'aurait aucun résultat effectif, si même il ne se retournait contre nous.

Ceci était ma grande crainte. Que faire pour prévenir le coup d'un ennemi déclenchant une puissante poussée, pour s'assurer la possession des ports de la Manche ? que faire, puisque la majorité des forces étaient employées ailleurs, à se neutraliser les unes les autres ?

A dater de ce moment-là, je ne cessai d'envoyer à Londres de constants et pressants avertissements, par télégrammes et par lettres demandant instamment qu'on veillât à la sécurité de ces ports.

Ce fut aussi précisément à cette époque que je conçus l'idée de nous dégager de l'Aisne, de chercher une position vers le nord, dans l'intention principale d'y défendre les ports de la Manche, et, aussi, pour une raison secondaire : celle d'être en meilleure posture pour une action combinée et une coopération avec la flotte.

Au moment que je dis, et pour un long temps encore, nul ne pensait ou ne croyait sérieusement qu'Anvers fût en danger. Mes craintes pour les ports de la Manche, si solidement ancrées dans mon esprit, influençaient très probablement mes pensées, et peut-être même les dispositions que j'eus à prendre pendant le reste du temps que je pris part à la bataille de l'Aisne.

Je me souviens que le même jour, 16 septembre, je visitai quelques trains sanitaires emportant des blessés. Je fus heureux de constater les grands progrès apportés à leur organisation et à leur matériel.

Le 17, le Ier C. A. fut violemment attaqué, mais repoussa l'ennemi, en lui infligeant de grosses pertes. Craonne fut perdu par le XVIIIe C. A., mais les Français gardaient leur solide position du Chemin des Darnes.

Nos opérations sur l'Aisne furent, à ce moment-là, fortement entravées par une pluie violente.

Le même jour (17 septembre), une division de réserve française fit prisonniers deux bataillons complets de la Garde prussienne, à Berry-au-Bac. Un corps de cavalerie exécuta un raid splendide sur les communications allemandes, partant de Roye et parvenant jusqu'aux abords de Saint-Quentin et de Ham. Au cours de ce raid, le général Bridoux, commandant le corps de cavalerie, fut tué dans son automobile, et ses papiers furent pris par l'ennemi.

J'enlevai à Pulteney (IIIe C. A.) la 6e D. I., pour la mettre en réserve d'armée, mais je lui laissai la disposition de l'artillerie divisionnaire. Une, position fortifiée avait été choisie et organisée, et le travail commença au sud de l'Aisne, en vue d'une retraite possible de ce côté de la rivière.

Le Ier C. A. étant toujours soumis à de constantes et rudes attaques, je renforçai Haig le 18, avec une brigade de la 6e D. I., et j'établis le reste de la division dans une position plus centrale. Mon désir d'avoir des réserves me poussa aussi à déplacer la division de cavalerie de Gough, alors derrière le IIe C. A., pour remplir cet office.

Le point saillant des dispositions prises ce jour-là fut un ordre de Joffre d'après lequel la, VIe armée devait assumer un rôle défensif, sur la ligne Soissons-Vic-sur-Aisne-Tracy-le-Val-Bailly, pendant la formation d'une nouvelle armée, comportant quatre corps d'armée (IVe, XIIIe, XIVe, XXe C. A.) et deux corps de cavalerie.

Cette armée devait se concentrer immédiatement au nord-ouest de Noyon. L'intention du commandement était qu'elle opérât en direction de l'est, contre le flanc ennemi. Elle était placée sous les ordres du général de Castelnau.

J'avais déjà eu le grand privilège de connaître de près cet éminent général français quelques années avant la guerre; à cette époque, j'avais assez vu de son superbe caractère, de son vrai caractère de soldat, de sa grande compétence comme chef, pour n'être point surpris quand la guerre actuelle eut révélé ce qu'il était.

Bien que Castelnau et son armée n'aient pas réussi à envelopper le flanc ennemi et à le forcer à la retraite, je crois que l'histoire décernera à ce grand général la gloire d'avoir commandé l'armée qui planta le, premier clou dans le cercueil des Allemands : c'est le coup porté par son armée qui changea le front, d'une ligne est-ouest en une ligne nord-sud. Castelnau, par l'habileté de son commandement, jeta les, premiers fondements du grand mur de forteresse qui était destiné à dresser entre les Allemands et leurs principaux objectifs une infranchissable barrière.

En dirigeant ce grand mouvement comme il le fit, il faut reconnaître une fois de plus au maréchal Joffre un de ces éclairs de, génie militaire tels qu'on n'en vit jamais de plus grand dans les annales de la guerre.

Un exemple assez significatif et plaisant de l'ingéniosité de Haig nous fut donné le 19 septembre. Il s'arrangea avec les zouaves à sa droite et leur livra 10.000 rations de. bœuf bouilli contre le prêt de deux canons lourds.

On estimait que les attaques des Allemands contre le Ier C. A. avaient dû, jusqu'à ce moment, leur coûter au moins 7.000 hommes. Les cadavres ennemis couvraient le sol devant nos tranchées.

Le combat du 19 septembre demeurera toujours dans la mémoire des Français. C'est ce jour-là, en effet, que l'artillerie allemande détruisit presque complètement la cathédrale de Reims.

Le 20, j'eus une longue conférence avec Haig à son Q, G.; je vis ensuite ses deux divisionnaires (Lomax et Munroe) et quelques-uns des brigadiers.

Le Ier C. A. était à la vérité fortement pressé par l'ennemi, mais il repoussa vaillamment toutes les attaques. Néanmoins ses pertes avaient été fortes et il avait un ardent besoin de repos. En conséquence, je dis à Haig qu'il avait la faculté en cas de besoin, de se renforcer avec les deux brigades restantes de la 6e D. I. (il avait déjà la 18e brigade en ligne).

Plus tard, dans la journée, une violente attaque sur la 3e D. I. (IIe C. A.) me força à mettre la 16e brigade (Ier Btn the Buffs, Ier Btn Leicestershire Regt, ler Btn Shropshire Light Infantry, 2e Btn York and Lancaster Regt) à la disposition de Smith-Dorrien. Mes réserves générales ne comprenaient donc plus que la 17e brigade et la cavalerie de Gough.

J'assurai Haig qu'il pouvait y faire appel, en cas d'absolu nécessité, mais le priai d'agir si possible sans elles. En effet, bien qu'il fût durement engagé, il termina la journée sans avoir eu besoin du concours de ces troupes.

La position des trois divisions de réserve à la gauche de la VIe armée n'était pas sans causer de graves inquiétudes, le développement de la manœuvre de Castelnau vers le nord ne pouvant se faire sentir avant deux ou trois jours environ.

Le 21, je pus opérer, parmi les troupes tenant les tranchées, une relève dont le besoin se faisait grandement sentir. La 16e brigade d'infanterie (6e D. I.) releva la 7e brigade d'infanterie (3e D. I. 3e Btn Worcestersbire Regt, 2e Btn South Lancashire Regt, Ier Btn Wiltshire Regt, 2e Btn Royal Irish Rifles); la 7e brigade, réunie à la 6e D. I., en réserve générale à Couvrelles. La 17e brigade d'infanterie (Ier Btn Royal Fusiliers, Ier Btn North Staffordshire Regt, 2e Btn Leicester Regt, 3e Btn Rifle Brigade) releva- la 5e brigade (2e Btn Worcestershire Regt, 2e Btn Oxfordshire and Buckinghamshire Light Infantry, 2e Btn Highland Light Infantry et 2e Btn Connaught Rangers), de la 2e D. I., cette grande unité passant avec. la 6e D. I. en réserve générale à Dhuizel.

Un résultat significatif des récents combats fut la demande pressante de baïonnettes formulée par la cavalerie.

Ce même jour, Sir Henry Rawlinson arriva et se présenta lui-même. Le général Snow ayant fait une très grave chute de cheval, je confiai à Rawlinson le commandement temporaire de la 4e D. I.

Le général Maxwell, nouvellement nommé inspecteur général des Étapes, rendit compte également de. son arrivée.

Dans l'après-midi du 22, je me rendis avec Allenby jusqu'à l'extrême droite de la position de Haig, où opérait la cavalerie; je pus ainsi reconnaître exactement le terra in sur lequel combattait le Ier C. A.

Nous montâmes sur les hauteurs au nord de l'Aisne, conduisant au plateau qui prolonge vers le sud le Chemin des Dames, si célèbre aujourd'hui. Le terrain était fort boisé jusqu'à la crête du plateau, et, la route étroite serpentait parmi de petits groupes de maisons grossièrement bâties et de constructions qui semblaient taillées dans le roc. L'artillerie ennemie cherchait constamment ces routes et les " gros noirs " tombaient tout près. Même à ces moments-là, dans ces endroits, on pouvait de tout petits enfants qui jouaient auprès des chemins, inconscients des dangers qu'ils couraient.

Presque au sommet de la montée était un énorme trou, une sorte de cratère, sans doute d'origine volcanique, qui servait de couvert et de cachette à un fort détachement de soldats marocains en réserve et qui le remplissait complètement. Eux aussi, comme les enfants, semblaient oublier complètement les gros obus explosifs qui parfois tombaient au milieu d'eux. Étendus là, dans leurs uniformes bleu ciel et argent, ils formaient le tableau le plus pittoresque.

Dans la nuit du 22, je reçus une lettre de Maunoury, m'informant du repli très probable de l'ennemi devant son front. Il m'avisait de son, intention de se porter à l'attaque, le 23 à, 4 heures, et me priait de le soutenir. J'appris aussi que la Ve armée sur ma droite préparait de son côté une attaque.

Je pris mes dispositions pour coopérer à ces mouvements. Mais, le 23 au soir, les progrès réalisés étaient très minces.

Après cela, tous nos regards étaient ardemment tourné vers le nord,, vers Castelnau; pour ma part, je tenais plus fermement que jamais que ma propre sphère d'action se trouvait à coup sûr au nord, sur la frontière belge.

La IIe armée française réalisa des progrès marqués jusqu'à la fin de septembre, mais qui n'eurent pas pour résultat de forcer l'ennemi à évacuer ses positions de l'Aisne, non plus que de menacer sérieusement son flanc.

Le 26, Castelnau était violemment engagé et, au soir, il tenait la ligne Ribécourt-Roye-Chaulnes-Bray-sur-Somme, avec une division de cavalerie au nord de la Somme. Ce jour-là, il apparut clairement que le mouvement tournant de la IIe armée avait échoué, pour le moment, puisque le IIe C. A. bavarois se trouvait sur sa gauche, au nord de Péronne.

Vers le 30, Castelnau était pratiquement, réduit à la défensive, et une nouvelle armée fut créée, avec des unités amenées de l'Est. Cette armée était destinée à exécuter un mouvement tournant, avec la gauche de Castelnau comme pivot.

Il faut signaler, dans le récit des derniers jours de ce mois de septembre, un certain nombre de faits saillants, dont l'influence fut grande sur la suite de la campagne.

Le 26, Sir Charles Haddon, président du Comité de l'artillerie, arsenal de Woolwich, vint à mon Q. G. pour discuter la question de l'armement et des munitions. J'en profitai pour le pénétrer de la terrible infériorité de notre artillerie lourde par rapport à celle des Allemands; et j'insistai, avec autant de force que je le pus, pour que la fabrication. de cette classe d'artillerie et de munitions lourdes en abondance fût prise immédiatement en main.

Ma correspondance officielle avec le ministère de la Guerre, sur cette question vitale, remonte à cette époque, et se continua jusqu'en juin 19 15, quand enfin M. Lloyd George vint à la rescousse et entama sa campagne de salut national. Tous les Britanniques, à travers le monde, garderont toujours le plus reconnaissant souvenir de ce grand homme d'État, comme celui de l'un des plus illustres fils de cet empire.

Ceux seulement qui furent, en quelque façon, les collaborateurs de M. Lloyd George pendant cette période d'essai peuvent pleinement réaliser la terrible responsabilité qui pesait sur lui, et la difficulté du problème qu'il avait à résoudre. Sa tâche devait s'accomplir en face du poids mort d'une opposition absurde, mais puissante, qu'il lui fallait miner et vaincre,

Je reviendrai, aux dernières pages de ce volume, sur la question du déficit en armement et en munitions. J'en parle ici, car j'ai la ferme conviction que, si mon avis sur le sujet avait été écouté et adopté à temps, la guerre eût fini beaucoup plus tôt, et d'indicibles souffrances eussent été épargnées au monde civilisé.

Ce fut le 24 septembre, je crois, que quelques obusiers de 6 pouces m'arrivèrent et me furent d'un grand secours.

Avant d'aborder les pourparlers avec Joffre qui aboutirent à notre mouvement vers le nord, je me souviens qu'en ces derniers jours de septembre mon ami Winston Churchill me rendit visite. Je pense à lui, à ce sujet, - ceci sans aucun rapport avec la question d'Anvers, qui n'était pas alors en danger - parce que, à ce moment-là, nous discutâmes ensemble la possibilité d'une action combinée entre l'armée et la marine. C'est alors ,que nous esquissâmes nos plans d'offensive, montée avec un flanc appuyé à la mer : bien que, par la suite, la chute d'Anvers eût profondément modifié la situation, les principes de notre projet étaient les mêmes que ceux qui trouvèrent leur application essentielle dans les premiers jours de 1915 ainsi que je le raconterai au moment voulu.

Je ne puis dire assez haut combien me furent précieux, pendant la guerre, le concours et la constante amitié de Winston Churchill. Non seulement, je repoussai toujours avec indignation les honteuses attaques que ses compatriotes menèrent si souvent contre lui, mais je suis heureux d'avoir eu la possibilité de le faire, étant pleinement renseigné sur tous les événements, avec, le sentiment exact et profond de l'horrible injustice des charges qu'on accumulait contre mon ami. J'aurai à revenir plus tard sur ce sujet.

 

Le 29 septembre, j'adressai au généralissime français la note suivante, que le général Wilson lui porta dans la soirée :

 

Depuis que notre position dans les lignes françaises a été modifiée par l'avance de la VIe armée du général Maunoury sur l'Ourcq, j'ai toujours été désireux de reprendre ma position primitive à l'aile gauche des armées alliées. En plusieurs occasions, j'avais songé à suggérer ce mouvement, mais la situation stratégique et tactique de chaque jour avait rendu cette proposition inopportune.

Aujourd'hui, toutefois, que la situation commence à se dessiner nettement, et que l'avenir immédiat peut être envisagé avec confiance, je veux pousser ma proposition avec toute l'insistance et la force possibles.

Le moment de mettre à exécution ce mouvement m'apparaît maintenant comme singulièrement favorable.

En premier lieu, la position de mon armée sur la rive droite de l'Aisne a été complètement organisée et fortifiée.

En second lieu, j'ai reconnu soigneusement une position éventuelle sur la rive gauche : je l'ai fait fortifier de bout en bout, et elle est prête actuellement à être occupée.

Les avantages stratégiques du mouvement proposé sont bien plus grands. J'attends l'arrivée de la 7e D. I., venant d'Angleterre, en renfort, pour le début à la semaine prochaine.

Suivant de près cet envoi de renforts, je recevrai d'Angleterre la 3e D. C., puis la 8e D. I. et, simultanément à ce dernier renfort, deux divisions hindoues et une division. de cavalerie hindoue.

En d'autres termes, mes effectifs actuels, comprenant 6 divisions et 2 divisions de cavalerie, seront augmentés, d'ici trois ou quatre semaines, de 4 divisions et 2 divisions de cavalerie, soit au total : 10 divisions (5 corps d'armée) et 4 divisions de cavalerie.

Pendant tout le cours de la représente campagne, j'ai dû restreindre à la fois mon initiative et mes mouvements, à cause de la petitesse de mon armée, comparée aux énormes effectifs ennemis.

Avec une armée de 5 corps et de 4 divisions de cavalerie, je verrai augmenter ma liberté d'action, s'agrandir mon champ d'action, s'élargir mes possibilités d'initiative - et cela, hors de toute proportion avec l'accroissement numérique de mes unités, puisque, précisément, plus de la moitié de mes forces totales consistera en troupes fraîches qui auront à combattre un ennemi déjà fort aguerri par la dureté des combats précédents.

Une autre raison stratégique pour modifier ma position est le grand avantage que mes divisions trouveront à un raccourcissement de leurs lignes de communications, avantage qui se répercutera également sur vos chemins de fer.

Il me semble donc que, pour ces raisons stratégiques et tactiques, il est désirable que l'armée britannique reprenne sa position à la gauche de la ligne.

Reste la question de savoir quand devrait se faire ce mouvement ?

Je propose de l'exécuter maintenant.

Toutes nos armées sont immobiles actuellement : les mouvements, les changements peuvent être facilement exécutés. Une fois la marche en avant commencée, il sera beaucoup plus malaisé de retirer mon armée de la ligne de marche; d'autre part, un retard apporté au retrait de mon armée de son actuelle position amènera une grande confusion à la fois sur le front et dans le service dés Étapes; il diminuera grandement la force effective de mon armée dans les opérations qui vont commencer.

Pour ces raisons, je préconise le transfert de mes troupes de leur position présente à l'extrême gauche de la ligne. Je propose que ce mouvement soit exécuté maintenant.

 

Le 30, je reçus la lettre suivante de Joffre

 

G. Q. G. , 30 septembre 1914.

Etat-Major, 3e Bureau

Note du Général Joffre, commandant en chef les armées françaises, à Monsieur le Maréchal French, commandant l'armée britannique.

S. Exc. le maréchal French a bien voulu attirer l'attention du général commandant en chef sur l'intérêt particulier que présente sa proposition de faire réoccuper par l'armée britannique la position qu'elle tenait primitivement à la gauche des armées françaises.

Considérant les effectifs toujours grandissants des forces britanniques, cette position offrirait de grands avantages, en allégeant la tâche des chemins de fer français, en diminuant la longueur des lignes de communications britanniques et, par-dessus tout, en donnant à l'armée du maréchal French une liberté d'action et une puissance très supérieures à celles qu'elle possède actuellement.

L'augmentation des effectifs, que donnera d'ici peu à l'armée britannique le renfort des 7e et, 8e D. I. et d'une division de cavalerie, ainsi que de deux divisions d'infanterie et d'une division de cavalerie venues des Indes, justifie amplement la demande du maréchal. Le général commandant en chef partage sa manière de voir; il est persuadé que, si ce mouvement avait été possible, il eût été très avantageux pour les armées alliés. Mais jusqu'ici la situation générale n'a pas permis de le mettre à exécution.

Est-il possible actuellement d'envisager son exécution dans l'avenir? S. Exc. le maréchal French estime que le moment présent est particulièrement favorable pour son projet. Sur le front britannique, comme sur celui des VIe, IXe et IVe armées, la situation est, pour ainsi dire, inchangée. Depuis tantôt quinze jours, les armées du centre ont été accrochées au terrain sans réaliser aucune avance réelle. Sur ces fronts, des périodes de calme ont alterné avec de, violentes attaques. Mais le général, en chef tient à souligner que tel est loin d'être le cas aux ailes.

En fait, sur la droite, la Iiie armée et une partie de la Ire ont livré, pendant plusieurs jours, une bataille obstinée aux environs de Saint-Mihiel, dont l'issue n'est pas douteuse, mais dont les résultats ne se sont pas encore fait sentir.

Sur la gauche, la IIe armée, qui occupe aujourd'hui l'extrémité de la ligne, a été, voici trois jours, l'objet d'attaques furieuses qui montrent l'importance que l'ennemi attache à l'écrasement de notre aile.

Cette armée constituera-t-elle toujours la gauche des forces françaises? C'est peu probable, parce que le fait que l'armée a été aujourd'hui scindée en deux amènera sans aucun doute le général commandant en chef à former une nouvelle armée sur ce point. Les transports de troupes, nécessités par la création de cette armée, formées d'éléments retirés du front en évitant de laisser des vides dans nos lignes, rendront évidemment notre situation assez délicate pendant quelques jours.

Si le général commandant en chef a envisagé la possibilité de retirer un certain nombre de corps d'armée sans modifier son front, il n'a jamais songé à transporter une armée, entière, dont le retrait créerait un vide impossible à combler.

La bataille est engagée depuis le 13 septembre. Il est nécessaire que, pendant cette période de crise, qui aura une influence considérable sur les opérations à venir, chacun maintienne ses positions sans songer à les modifier, et soit prêt à toutes les éventualités.

Déclenché maintenant, le mouvement envisagé par S. Exc. le maréchal French entraînerait inévitablement des complications, non seulement dans le dispositif des troupes, mais aussi dans l'organisation des trains de ravitaillement. Il pourrait amener, dans le dispositif général de nos armées, une confusion dont il est difficile de déterminer la portée.

Pour les raisons ci-dessus exposées, le général commandant en chef ne peut partager le point de vue du maréchal French quant au moment où le mouvement pourrait être exécuté. D'autre part, il semble possible de le commencer dès aujourd'hui, progressivement, en prenant un certain nombre des dispositions suivantes :

I° L'armée britannique pourrait opérer comme l'armée française. Elle est aujourd'hui solidement retranchée sur les positions qu'elle occupe. Tout en maintenant l'intégrité de son front, il lui est, sans aucun doute, possible de retirer un certain nombre de divisions (un corps d'armée, pour commencer) qui pourraient être successivement transportées sur la gauche;

2° La division de cavalerie britannique est actuellement sans emploi sur le front; elle pourrait, tout comme les Xe et XIe C. A., comme la 8e D. I., faire mouvement par voie ferrée ou par route vers l'extrême gauche, et établir là un chaînon de liaison entre l'armée belge et les troupes françaises;

3o Les 7e et 8e D. I., dont l'arrivée est prochaine, pourraient débarquer dans la région de Dunkerque. Elles opéreraient par la suite dans la direction de Lille. Leur action se ferait immédiatement sentir sur le flanc droit de l'armée allemande qui reçoit chaque jour des renforts. Ces divisions seraient réunies à celles retirées du front;

4° Les divisions hindoues, dès qu'elles seraient en état de faire campagne, seraient transportées par chemin de fer, pour se réunir aux formations anglaises rassemblées dans la région du nord ; elles formeraient le noyau auquel se joindraient les autres divisions britanniques, dès qu'elles pourraient être transportées;

5° Dès que la marche en avant pourra être reprise, le front sera rétréci; il sera alors possible, pour les Anglais, de faire halte et de glisser par l'arrière, pour se porter sur la gauche de la ligne, tandis que les VIe et Ve armées serreraient étroitement l'une sur l'autre. Moins il restera d'unités à déplacer, plus facile sera l'opération.

En résumé, le général commandant en chef partage la manière de voir du maréchal French, en ce qu'il est désirable pour toute l'armée britannique qu'elle soit à la gauche des armées françaises; il ne peut, toutefois, pas être entièrement du même avis sur le moment où il conviendrait d'effectuer ce mouvement.

Le général commandant en chef serait reconnaissant à S. Exc. le maréchal French de bien vouloir lui faire savoir s'il partage son opinion sur les propositions énoncée s plus haut.

 

Le même jour, je répondis au général Joffre comme suit :

 

30 septembre 1914.

Note du Maréchal commandant en chef les forces britanniques à S. Exc. le Général commandant en chef les armées françaises.

Le maréchal commandant en chef les forces britanniques a bien reçu la note que S. Exc. le général commandant en chef les armées françaises a bien voulu lui adresser en réponse à son mémorandum du 29 courant.

Sir John French est entièrement d'accord avec le point de vue, qui 'est exposé : il le réalisera immédiatement de la façon suivante:

I° La 2e D. C. comprenant deux brigades, sous le commandement du major général Gough, actuellement établie à gauche et en arrière de la ligne tenue par les forces britanniques, se tiendra prête à gagner rapidement telle gare d'embarquement que S. Exc. le général commandant en chef désignera. Elle sera transportée de là sur Lille, si cette ville est désignée comme devant être le premier point de concentration des forces britanniques, quand elles se porteront sur la gauche des armées alliées;

2° Dès qu'il pourra disposer du nombre de trains nécessaires, le maréchal commandant en chef retirera le IIe C. A. qui occupe actuellement le centre de la ligne britannique. Ce corps se concentrera en arrière et se tiendra prêt à faire mouvement par la même route et pour la même destination que la 2e D. C. ;

3° De même, la 19e brigade d'infanterie sera tenue prête à faire mouvement immédiatement après le IIe C. A. ;

4° La position centrale de la ligne britannique, tenue maintenant par deux divisions du Ier C. A., sera partagée entre le Ier C. A. à gauche et le IIIe C. A. à droite, de façon à joindre les flancs internes des deux corps. La Ire D. C. sera en réserve au sud de la rivière;

5° Le maréchal a noté qu'aussitôt qu'un mouvement en avant de la ligne tout entière deviendra possible, ces deux corps d'armée et la Ire D. C. resteront en arrière, leur place étant prise parles Ve et VIe armées qui serreront respectivement sur leur droite et sur leur gauche;

6° Le maréchal informera immédiatement le secrétaire d'État britannique à la Guerre et le priera d'envoyer aussitôt que possible les 7e et 8e D. I. via Boulogne et Le havre pour rejoindre les forces britanniques concentrées à Lille;

7° La division hindoue recevra des instructions pour ses mouvements, conformément aux vues exprimées dans la note du 30 septembre.

Sir John French espère que ces propositions auront l'approbation du général commandant en chef.

 

La réponse de Joffre fut la suivante :

 

Ier octobre 1914.

Le général commandant en chef les armées françaises a l'honneur d'accuser réception de la lettre de S. Exc. le maréchal commandant l'armée britannique, en date du 30 septembre, et relative aux mouvements qui doivent être exécutés dans l'avenir par cette armée.

Il est heureux de pouvoir souscrire aux désirs exprimés par le maréchal, et de constater, une fois de plus, l'entière conformité de vues qui existe entre les chefs des armées alliées. Toutefois, étant données les nécessités du service des chemins de fer, il n'est pas possible de commencer l'embarquement des troupes avant l'après-midi du 5 octobre.

Touchant les points abordés dans la lettre du 30 septembre et conformément au point de vue exposé par le maréchal, le général commandant en chef suggère les propositions suivantes :

I° La 2e D. C. (deux brigades sous le commandement du général Gough) ferait mouvement par route, étant donnée la date tardive où les embarquements deviendront possibles. Son mouvement s'effectuerait en arrière des IVe et Ve armées, par un itinéraire : Villers-Cotterêts-La Croix-Saint-Ouen-Amiens-Saint-Pol-Lille, simultanément avec les 8e et 10° D. I. françaises;

2° Le IIe C. A. se porterait vers la zone Longueil-Pont-Sainte-Maxence, vers le 5 octobre, pour être transporté par chemin de fer dans la région de Lille, la place occupée sur le front par l'armée britannique devant être prise dans les conditions exposées par le maréchal dans sa lettre du 30 septembre;

3° La 19e brigade d'infanterie se tiendrait prête à suivre le mouvement du IIe C.A.;

4° Touchant les deux corps d'armée et la division de cavalerie restant sur le front, il peut y avoir des inconvénients à les laisser sur place, quand l'avance générale de la ligne deviendra possible.

Sans parler de l'injustice qu'il y aurait à priver les troupes britanniques de la satisfaction d'avancer, après qu'elles ont montré tant de vaillance au combat, il y aura avantage à les arrêter successivement, puisque le rapprochement des deux ailes intérieures des Ve et VIe armées raccourcit le front dévolu à l'armée britannique.

Il y aurait intérêt à ce que le général commandant en chef et le maréchal s'entendissent, à une date donnée, pour régler les conditions dans lesquelles le transport de ces troupes par voie ferrée devrait se faire.

5° En ce qui concerne le débarquement des 7° et 8°e D. I., le général commandant en chef est très désireux que ces deux divisions débarquent sitôt que possible à Boulogne. Leur arrivée à Lille, où elles doivent opérer leur jonction avec 1es forces britanniques poussées vers le front, serait alors plus rapide que si elles débarquaient au Havre, et les dispositions à prendre seraient simplifiées : Leur mouvement, depuis le port de débarquement, pourrait s'effectuer par route, avec le secours du chemin de fer pour les troupes à pied;

6° Les divisions hindoues se porteraient dans les environs de Lille, aussitôt que le maréchal signalerait qu'elles sont prêtes.

Le général commandant en chef espère que ces propositions concordent avec les vues exposées par le maréchal dans sa lettre du 30 septembre, et il serait heureux d'en recevoir l'assurance le plus tôt possible, afin de pouvoir prendre des dispositions pour les réaliser.

J. JOFFRE

 

J'accusai réception de la note ci-dessus en ces termes :

 

Ier octobre 1914

La maréchal commandant en chef les forces britanniques a bien reçu la note de S. Exc. le général commandant en chef, en date du Ier octobre 1914.

Il est très heureux de constater que les propositions contenues dans sa dernière note ont reçu l'approbation du général commandant en chef.

Les modifications suggérées dans la présente note sont pleinement réalisables, et Sir John French va les mettre immédiatement à exécution.

Les ordres nécessaires ont été donnés aujourd'hui et les mouvements préliminaires sont en cours d'exécution.

Le maréchal espère que la 2e D. C. commencera sa marche sur Lille le 3 octobre, au matin.

 

Le huitième chapitre

LE SIÈGE ET LA CHUTE D'ANVERS

 

Dans l'examen de la situation qui fut fait le Ier octobre au G. Q. G. britannique, il fut admis que la réduction d'Anvers constituait le principal objectif de l'ennemi. Personnellement, je n'avais aucune raison de croire qu'Anvers courut aucun danger immédiat : aussi le message que je reçus, le 2 octobre, du secrétaire d'État me causa-t-il la plus désagréable surprise.

Il m'informait de la grave situation créée à Anvers, et que la place était en grand danger de tomber dans un délai rapproché.

Des renseignements ultérieurs, venant de Londres, et parvenus le 3 octobre, à 3 heures, m'apprirent que le Gouvernement belge, agissant sur l'avis unanime du Conseil supérieur de guerre, tenu en présence du Roi, avait décidé de quitter immédiatement Anvers. On sut plus tard que le Roi et l'armée de campagne se replieraient d'Anvers dans la direction de Gand, pour protéger la ligne des côtes et dans l'espoir de pouvoir coopérer avec les armées alliées. Le message ajoutait que la place pouvait tenir cinq ou six jours et que la décision de l'évacuer avait été prise. Auprès mûre réflexion, en présence d'une situation qui devenait tous les jours plus critique.

Il est inutile de dire le trouble où me jeta cette nouvelle. J'avais peine à comprendre comment l'armée belge, qui s'était si vaillamment battue à Liège, n'était pas capable d'une défense plus longue dans une forteresse beaucoup plus puissante et placée, en outre, dans une position telle que la flotte britannique pouvait lui porter secours.

Je réalisai pleinement les conséquences que pourrait avoir la prise d'Anvers par les Allemands. Il est impossible de dire quelle longueur de côtes serait perdue avec la chute de la place, mais aucun doute ne pouvait subsister sur ce point : un grave péril menaçait les ports de la Manche.

Partant d'une. pareille base d'opérations, les Allemands ne rencontreraient aucun obstacle insurmontable dans une marche sur Dunkerque, Calais ou Boulogne. L'armée belge n'était pas en état de s'opposer à une telle avance. L'occupation de ces diverses places et formation d'une ligne de défense englobant la totalité du :Pas de Calais pouvait être un fait accompli avant que, des divers théâtres d'opérations, nos troupes eussent pu arriver pour l'empêcher.

Mais une fois de plus nous rencontrons un exemple de l'outrecuidance, de l'excessive confiance en soi que possédera toujours cette armée partie pour la conquête du monde. A Anvers, comme sur la Marne, les Allemands n'étaient pas prêts à saisir le moment psychologique et à jouer hardiment le grand jeu.

Il est bien rare que la fortune offre une chance nouvelle au général qui n'a pas su prendre le riche butin qu'elle mettait à sa portée.

L'Empereur allemand et son grand État-major avaient encore devant eux une occasion magnifique, presque unique pour un général en chef, de racheter les erreurs des 5 et 6 septembre.

Avant devant les yeux toutes ces éventualités tragiques, pendant ces premiers jours d'octobre, je redoublai mes efforts pour faire exécuter aux forces britanniques un rapide mouvement vers le nord. A toutes les puissantes raisons que j'énumérais dans le chapitre précédent, une autre venait de s'ajouter, plus vitale encore : le salut d'Anvers.

Lord Kitchener ne me facilita pas les choses. Passionné qu'il était du désir d'intervenir dans les opérations, ses télégrammes se suivaient l'un après l'autre, contenant chacun des directives pour une situation locale que, de Londres, il ne pouvait, connaître que bien imparfaitement.

Dans un de ses messages, par exemple, il me dit qu'il était en communication avec le général Joffre et le Gouvernement français. Mais, comme il ne passait pas par mon intermédiaire, j'ignorais tout de ce qui était entendu entre eux, bien qu'il insistât tout le temps auprès de moi pour que je fisse au général Joffre des propositions que je savais impraticables Tout ceci devait fatalement, amener des malentendus ,et de la confusion dans les idées; je tiens donc à décliner toute responsabilité pour tous les événements qui ont pu se passer dans le Nord, pendant les dix premiers jours d'octobre. Le secrétaire d'État m'annonça, dans les termes les plus explicites, que les troupes britanniques opérant dans le Nord n'étaient pas sous mon commandement, témoin le télégramme suivant :

Ai déjà nommé Rawlinson, grade temporaire. Je lui envoie instructions touchant son action Anvers. Les troupes employées dans cette région ne seront pas pour le moment considérées comme faisant partie des forces placées sous vos ordres.

Rawlinson, remarquons-le, avait été envoyé à Ostende pour recevoir la 7e D. I. et en prendre le commandement.

Si j'avais été laissé libre d'exercer la plénitude de mes fonctions de commandant en chef de l'armée britannique en France. J'aurais assurément donné des ordres touchant le dispositif de ces troupes. Je regrette d'avoir à dire ici mon opinion très nette : ce qui aurait dû être fait pendant ces jours critiques ne l'a pas été, grâce uniquement aux essais tentés par Lord Kitchener de réunir dans sa main les rôles séparés et distincts de ministre à Londres et de général en chef en France. Je crois avoir le droit, dans l'intérêt de mon pays, en pensant aux guerres où nous pourrons être engagés dans l'avenir, je crois avoir le droit d'exposer ici, complètement les faits. Le désastre de Sedan fut dû en partie à l'ingérence de Paris dans les opérations de l'armée, et la guerre civile d'Amérique se prolongea au-delà des prévisions grâce à l'intrusion répétée du secrétaire d'État dans le commandement.

 

Quant à. la méthode d'emploi des 7e D. I. et 3e D.C., le télégramme suivant montrera bien que le généralissime, français partageait ma manière de voir :

 

Général commandant en chef à colonel Huguet.

8 octobre, 8 h 45.

Le général commandant en chef a l'honneur d'informer le maréchal French qu'il partage entièrement ses idées quant à l'emploi concentré de l'armée britannique tout entière.

Il estime que, dans la situation actuelle d'Anvers, le renforcement de la garnison par la 7e D. I. anglaise ne sera d'aucun effet pour le sort final de la place.

Dans ces dans ces conditions, il pense, au contraire, qu'il y aurait avantage à ce que cette division anglaise fût jointe 1e plus tôt possible au gros des forces britanniques dans la région du Nord.

Prière au maréchal de vouloir bien communiquer à Lord Kitchener le point de vue du général commandant en chef sur la situation.

Le général commandant en chef priera le Président de la République de confirmer cette manière de voir auprès du ministre de la Guerre britannique.

Quant à la confusion des idées à laquelle je faisais allusion, le télégramme suivant, que je crus devoir adresse à Sir Henry Rawlinson, commandant la 7e D. I., prouve qu'elle existait bien le 11 octobre :

J'ai reçu, hier votre message n° 19, adressé à Lord Kitchener et envoyé également à moi. Je ne comprends pas vraiment si vous vous considérez ou non comme étant sous mes ordres. Mais, dans l'affirmative, je vous prierai de vouloir bien exposer votre situation clairement et sans retard. Je ne sais rien, en effet, des nécessités qui pourraient vous pousser à rembarquer ou de l'intention que vous auriez de le faire.

Hazebrouck sera occupé par le IIIe C. A. demain matin.

Veuillez me répondre immédiatement, par tel moyen qui vous plaira. Mes plans et ceux du général Joffre sont dérangés et peut-être compromis par tous ces malentendus.

 

A cela, Rawlinson répondit qu'il était bien sous mes ordres et se mit en devoir de me donner les renseignements demandés.

Telle était donc l'atmosphère générale de doute et d'incertitude dans laquelle je devais travailler, après la chute d'Anvers, et jusqu'au 10 octobre, date à laquelle le secrétaire d'Etat à la Guerre consentit enfin à me rendre ma pleine liberté d'action pour diriger les mouvements de toutes les forces britanniques en France.

Quelque 3.000 marins, avaient débarqué à Dunkerque vers la fin de septembre', et, quand Anvers fut menacé, Lord Kitchener, sans m'en dire un mot, s'entendit avec le général Joffre pour que celui-ci envoyât deux divisions territoriales françaises pour se joindre à eux et opérer de concert.

 

Le premier avis indirect que j'en eus vint d'un télégramme de Lord. Kitchener, reçu tard dans la nuit du 3 octobre et rédigé dans les termes suivants :

 

Je ne sais quand les deux divisions promises par le Gouvernement français pourront quitter Le Havre.

Pourriez-vous me fixer sur ce point et me faire connaître vos vues sur la situation et vos projets d'action ?

 

Je répondis, le 4, à la première heure :

 

Je ne sais ce qui a été directement entendu entre les Gouvernements anglais et français, mais le G. Q. G. français a répondu formellement à mes demandes répétées qu'il n'envoyait qu'une seule division territoriale du Havre à Ostende, laquelle prendrait la mer incessamment.

En ce qui concerne la dernière phrase de votre message 1315, veuillez vous reporter à mon message F. 272. expédié la nuit dernière à 19 h 30. J'attends le compte rendu d'un officier envoyé directement à Bruges et à Anvers et je vous télégraphierai de nouveau.

 

Cette partie du dit message F. 272, relative à la question posée, était ainsi conçue :

 

Les Français désirent que nous utilisions Boulogne pour le débarquement de la 7e D. I. et de la cavalerie...

Je suis absolument opposé à l'envoi de troupes quelconques dans l'intérieur du camp retranché d'Anvers, même s'il était possible de les y faire arriver.

 

J'ai déjà publié le télégramme que je reçus de Joffre le 8 octobre, et j'avais, auparavant, déjà été en communication constante avec lui sur la question. Quand j'envoyai le télégramme F. 272, je savais que les vues de Joffre concordaient avec les miennes.Que les désirs du commandement allié aient été ignorés à Londres, le message suivant du secrétaire d'État à la Guerre, reçu le 4 octobre, à 14 h 30, le prouve surabondamment :

 

J'embarque la 7e D. I. et une partie de la cavalerie aujourd'hui, mais je ne puis obtenir d'Anvers aucun rapport sur la situation militaire par lequel je sois à même de fixer le point de débarquement.

Mon opinion actuelle est de choisir Zeebrugge, qui offre des facilités réelles de débarquement. Pouvez-vous envoyer Rawlinson en auto à Anvers, pour faire le nécessaire et étudier la situation avant l'arrivée des troupes ?

 

Le télégramme était développé dans le message suivant, envoyé plus tard dans la journée :

 

Je suis en train d'organiser les forces expéditionnaires destinées à secourir Anvers :

 

Forces britanniques: 7e D. I. (général Capper). 18.000 hommes, 63 canons. Division de cavalerie (général Byng), 4.000 hommes, 12 canons, doivent arriver à Zeebrugge les 6 et 7 octobre.

Détachements navals (général Alston), 8.000 hommes, déjà sur place; canons lourds de terre et de marine et personnel déjà expédiés. Q.G. et E.M. seront désignes ultérieurement.

Forces françaises : Division territoriale (général Roy), 15.000 hommes, avec l'artillerie de complément et deux escadrons. Seront amenée à Ostende du 6 au 9 octobre.

Brigade de fusiliers marins (contre-amiral Ronarc'h), 8.000 hommes.

Total général. 53.000 hommes.

Ces chiffres sont approximatifs.

 

Pour résumer la situation telle que je l'avais dans l'esprit à ce moment-là, je veux encore publier deux autres télégrammes.

Lord Kitchener télégraphia le 6 octobre, à la première heure :

 

Prière me donner par télégramme un exposé de la situation des forces alliées pour en informer le Gouvernement.

 

A quoi je répondis, :

 

La ligne alliée : La Bassée (14 milles environ sud- ouest de Lille), Arras, est d'Albert, Bray-sur-Somme, ouest de Roye, Ribécourt, Nampcel, Nouvron, Soissons, nord de Braye-Laonnois, Craonnelle, Berry-au-Bac, sud de Reims, est de Verdun, sud de Saint-Mihiel, est de Thiaucourt.

A l'extrême gauche est le XXIe C. A., avec deux corps de cavalerie qui opèrent entre Carvin et Lens.

Durs combats au nord de l'Oise, où les forces françaises se montent à douze corps d'armée et six divisions de cavalerie. Calme relatif sur 1'Aisne. Les forces britanniques continuent d'évacuer leurs positions et à, se porter vers le nord, dans la région d'Abbeville. Le mouvement sera achevé le 20 courant.

La ligne allemande part des abord de Lille, à peu près parallèle à celle des Alliés, l'ouest de Bapaume, Chaulnes, Roye, sud de Noyon, hauteurs nord de l'Aisne jusqu'à Craonne, Brimont, Nogent-I'Abbesse, Sommepy, nord-est de Verdun. La ligne se rabat ensuite vers le sud sur Fresnes-en-Woëvre, abords de Saint-Mihiel, Thiaucourt et région à l'est.

Les forces allemandes au nord de l'Oise sont probablement de onze corps d'armée et neuf divisions de cavalerie, en position. Il faut y ajouter une brigade débarquée hier à Cambrai et des troupes de réserve qui occupent des positions fortifiées vers Mons et Valenciennes : leur nombre serait, suivant des rapports contradictoires, de 50.000 à 70.000 hommes.

L'objectif des Alliés est de forcer l'ennemi à un repli de sa ligne actuelle, par un mouvement tournant sur son flanc nord, et en même temps de retenir sur ce théâtre d'opérations le plus grand nombre possible de corps allemands.

Le haut commandement français pense que le mouvement tournant sera facilité par la coopération de l'armée belge de campagne.

Dans la mesure où je puis me fixer un objectif différent du point de vue français, j'estime de toute première importance, en ce qui concerne mes troupes, le secours à donner à Anvers.

 

Lord Kitchener avait mis ses troupes en route pour Anvers, de sa propre initiative, sans me demander mon opinion sur la situation générale.

L'histoire du rapide investissement et de la chute d'Anvers, de l'évacuation d'Ostende et de Zeebrugge, de la retraite des Belges sur l'Yser est bien connue maintenant, et je n'ai pas le dessein d'y revenir ici; mais je demeure convaincu que, si le point de vue des généraux en chef, de Joffre et de moi-même, avait été adopté, la situation fût devenue bien meilleure et bien plus aisée.

Il saute aux yeux que jamais les opérations pour la défense d'Anvers n'eussent dû être dirigées de Londres.

On aurait dû laisser entièrement entre les mains du généralissime français, ou entre les miennes, tous deux agissant ensemble, le soin de prendre les dispositions nécessaires, de fixer la destination des troupes, dès qu'elles auraient quitté les côtes britanniques. Seuls, nous étions en situation de juger quelle était la meilleure méthode pour coordonner les objectifs et répartir les troupes entre les théâtres d'opérations nord ou sud.

Étant donné la tournure que prenaient les choses, les troupes débarquées à Ostende et à Zeebrugge ne pouvaient avoir aucune influence sur le sort de la forteresse (Cf. le télégramme du général Joffre à Huguet, le 8 octobre); l'aide qu'elles apportèrent en protégeant la retraite des Belges et en sauvant l'armée la destruction aurait pu se produire tout aussi bien, dans une direction plus sûre, et plus utile. Elles auraient évité ainsi cette dangereuse et épuisante marche de flanc qui coûta de si terribles pertes et qui, finalement, fut le seul moyen pour elles de se réunir au gros des forces britanniques.

Expédiées d'Angleterre le 5 ou 6 octobre, débarquées à Calais ou à Boulogne (Dunkerque eût pu être utilisé aussi si l'armée belge avait fait appel à un concours plus important), elles auraient pu, cinq ou six jours plus tard, se déployer dans la vallée de la Lys, au sud du IIIe C. A., et Lille aurait pu être sauvée.

Il est tout à fait possible également de concevoir une situation basée sur ces dispositions préliminaires, qui auraient eu pour résultat de sauver Ostende et même Zeebrugge, et toute cette ligne de côtes dont la possession par l'ennemi, depuis octobre 1914, devait être pour nous la source de tant de difficultés.

Bien que je n'eusse pas eu un mot à dire dans ce projet d'Anvers, et qu'on m'eût laissé dans une ignorance partielle de ce qui se passait - ce qui était déplorable dans ma situation de général en chef - je fis tout le nécessaire pour pouvoir suivre de près la marche des événements,

Le colonel. Bridges, du 4e Dragoons Guards, comptait avec son régiment à la division de cavalerie. Il avait été autrefois attaché militaire à Bruxelles et connaissait bien les Belges. Il s'était déjà grandement distingué dans les batailles précédentes. Je le fis appeler.

Bridges avait commencé la guerre comme chef d'escadrons, et cela m'a toujours été une grande joie d'avoir pu le voir à la tête d'une division, avant que je quittasse le commandement en France.

C'était un homme grand et mince, qui représentera toujours pour moi l'idéal du conducteur d'hommes. Il avait un mépris absolu du danger qu'il pouvait courir personnellement; il se plaçait constamment lui-même aux endroits les plus exposés et, souvent, j'eus grand peur de le perdre. Je sais qu'une fois ou deux, il fut légèrement blessé, sans en rien dire, mais, une autre fois, ses blessures, furent si graves que, pendant quelques jours, sa vie fut en danger. Il était calme, tranquille, très décidé dans toutes les situations; les rapports qu'il rédigeait étaient du plus grand mérite.

Il ne semblait jamais avoir aucun besoin de confort personnel, était complètement indifférent au temps et se souciait peu de dormir par terre ou dans un lit. Il avait le chic pour sembler ravi de partir pour quelque mission que ce fût, même difficile et dangereuse, ou de s'en aller, même fort loin, avec les seuls vêtements qu'il avait sur le dos.

Je voudrais pouvoir mieux dépeindre Tom Bridges C'est un type de soldat et de chef, et j'ai toujours eu pour lui la plus profonde estime, depuis la première fois que nous nous rencontrâmes, voici bien des années. J'espérais vraiment, avant la fin de la guerre, le voir commander un corps d'armée.

Conformément à mes instructions, il arriva à mon Q.G. dans la nuit du 3 au 4 octobre. Je l'envoyai le 4 à 5 heures en auto, à Bruxelles (???), avec mission de se mettre en communication immédiate avec l'État-major général belge, de tenter de le persuader de rester à Anvers, lui promettant notre concours aussitôt qu'il nous serait possible de le lui assurer.

Le colonel Sykes était, à cette époque, adjoint à Sir David Henderson dans le commandement du corps royal d'aviation. Je l'envoyai en avion dans la même direction, avec mission de recueillir le plus de renseignements possible et de me rapporter un rapport de Bridges.

Je priai Sir David Henderson d'organiser des reconnaissances aériennes vers Anvers, ce qu'il fit.

Enfin, je fis tous mes efforts pour exécuter le mouvement de toutes les forces britanniques vers le théâtre nord d'opérations. Il paraissait vraisemblable que la relève du Ier C. A. subirait de grands retards. En conséquence, j'envoyai au général Joffre Henry Wilson, porteur de la note suivante, en date du 4 octobre :

 

Comme suite à la note de Sir John French, et considérant l'importance, signalée dans ce document, qui est attachée à la relève aussi prompte que possible du Ier C. A. de sa position actuelle le maréchal suggère à. S. Exc. le général commandant en chef la possibilité d'une extension du XVIIIe C. A. de sa ligne vers la gauche, jusqu'au point où le canal de l'Aisne coupe la position fortifiée occupée par le Ier C. A., dans la région de Braye.

Sous ce rapport, Sir John French attire l'attention particulière de S. Exc. sur le fait que la position fortifiée est devenue beaucoup plus forte, par suite du travail exécuté par le Ier C. A., pendant les longs jours qu'il a occupé ce secteur. Il signale aussi que l'ennemi est maintenant beaucoup moins en forces qu'auparavant, que toutes les médiocres tentatives qu'il forme sur notre ligne fortifiée ne sont que des reconnaissances faites pour savoir si les tranchées sont encore occupées ou non. Une autre considération importante est que la ligne actuellement tenue par le XVIIIe C. A., et les troupes qui y sont rattachées est beaucoup moins étendue que celle occupée par le Ier C. A. britannique.

En ces circonstances, Sir John French compte que S. Exc. le général commandant en chef sera, en mesure de donner des ordres assurant la relève des troupes occupant là portion de ligne allant de la droite des Britanniques au canal par des éléments du XVIIIe C. A., le mouvement devant s'exécuter dans la nuit du 6 au 7 Octobre.

 

Le général Joffre me répondit dans, les termes suivants :

 

Le général Wilson a bien voulu faire connaître le désir exprimé par S. Exc. le maréchal French de voir l'ensemble de l'armée britannique suivre le mouvement du IIe C. A. vers l'aile gauche de la ligne alliée.

Le général commandant en chef a l'honneur d'exposer ici qu'il s'efforcera de satisfaire cette demande, mais ainsi qu'il a déjà été dit, dans la note no 159, du Ier octobre, ce mouvement des troupes britanniques ne peut être exécuté que par échelons.

La lourde tâche imposée actuellement au service des chemins de fer et la difficulté de remplacer immédiatement sur le front toutes les unités britanniques utilisées dans, cette région empêchent d'envisager le retrait simultané de toutes les forces britanniques.

Une division française arrivera demain dans la région de Soissons. Sa zone de cantonnement est fixée par le général commandant la VIe armée; elle est destinée à relever la IIIe C. A. Quand ce corps d'armée aura été retiré du front, il se portera sur la zone Compiègne-Longueil-Pont-Sainte-Maxence, où il embarquera à son tour. L'itinéraire à suivre peut être fixé, après entente avec le général commandant la VIe armée. En admettant que la relève puisse être effectuée dans la nuit du 5 au 6 octobre, le IIIe C. A., après trois jours de marche pour se rendre dans la région de Pont-Sainte-Maxence, sera prêt à embarquer le 9 octobre.

Quant au mouvement du Ier C. A., il est impossible maintenant de fixer la date où son retrait pourra être exécuté. Sans doute, ce retrait dépend de la situation générale, de la difficulté d'amener des troupes retirées d'un autre point du front pour remplacer le Ier C. A., et, enfin, de la tâche imposée au service des chemins de fer; toutefois, le général, commandant en chef tient à assurer une fois de plus le maréchal French qu'il fera les plus grands efforts pour concentrer l'ensemble de l'armée britannique dans le Nord. Il a noté que le commandant des troupes britanniques désire que la concentration, de ces forces se fasse avec toute la rapidité possible.

La Ire D. C. fera mouvement par route, suivant l'itinéraire déjà suivi par la division du général Gough.

En ce qui concerne la zone de débarquement, Lille avait tout d'abord été fixée comme le centre, mais étant données les circonstances, il paraît difficile de déterminer encore dans quelle zone le IIe C. A., actuellement en cours de transport, peut être appelé à débarquer. Le débarquement sera terminé le 8 octobre; le corps sera prêt à être engagé le 9. La zone de débarquement la plus favorable semble être celle de Saint-Omer-Hazebrouck..

Le IIIe C. A., retiré du front le 6, embarqué le 9, débarquera le 12 dans la môme zone. Il sera prêt à être engagé le 13.

Enfin, le général commandant en chef réitère la demande déjà formulée dans la note du Ier octobre, à savoir que la 7e D. I. devrait débarquer à Boulogne, avec le moins de retard possible.

Aussitôt que cette division sera rassemblée, elle se mettra en marche pour opérer sa jonction avec les IIe et IIIe C. A. Il n'est pas possible de donner aucune indication précise sur la date à laquelle cette jonction sera effectuée, puisqu'elle dépend de la date d'arrivée en France de la 7e D. I., que le général commandant en chef n'est pas en situation de fixer.

Les divisions hindoues se joindront à l'armée britannique aussitôt que le maréchal French le désirera.

Pour ce qui est de l'augmentation des forces sur cette partie du théâtre des opérations, il a été répondu, à la demande faite au Gouvernement français par S. Exc. Lord Kitchener, par l'envoi à Dunkerque de deux divisions territoriales : l'une venant du Havre par mer, l'autre de Paris, par voie ferrée, sans retarder, dans l'un ou l'autre cas, le mouvement de l'armée britannique.

Telles sont les dispositions prises concernant les mouvements à exécuter dans un avenir immédiat. Le général commandant en chef, cependant, tient à souligner particulièrement les considérations suivantes :

Les opérations en cours nécessitent le renforcement constant de notre aile gauche par des troupes retirées de divers points du front. Les mouvements exécutés successivement, à la demande du maréchal French, auront pour résultat :

I° De scinder provisoirement en deux l'armée britannique;

2° D'empêcher, pour une durée de dix jours, tout mouvement des troupes françaises vers le Nord et, en conséquence, d'amener un sérieux retard dans l'exécution des opérations projetées. Il est maintenant d'une importance capitale que les mouvements vers le Nord, qu'il s'agisse de troupes anglaises ou françaises, concordent tous au même objectif, c'est-à-dire à arrêter ou à manœuvrer par le flanc l'aile droite allemande. Ce résultat ne pourra certainement pas être atteint, si S. Exc. le maréchal French ne propose pas de différer son mouvement avant la concentration complète de ses forces. Il serait avantageux d'avoir le temps d'achever le mouvement des Anglais, afin que l'armée britannique pût être engagée en entier, mais il semble certain que les événements en décideront autrement.

Le général commandant en chef peut être appelé à demander au maréchal French le concours des divisions britanniques, au fur et à mesure de leur débarquement, et sans attendre que l'ensemble de l'armée ait achevé son débarquement. Il serait obligé d'envisager le cas d'une retraite de l'aile gauche, dont il ne serait pas en situation de limiter la portée; dans ce cas, on ne peut laisser des divisions inactives, maintenues dans le but d'opérer une concentration avantageuse à certains égards, mais point indispensable, et cela à un moment où se décide peut-être le sort de la campagne, En outre, il est à noter que l'ennemi, de son côté, engage ses troupes dès leur débarquement. Nous ne pouvons pas agir différemment.

Le général commandant en chef est assuré que S. Exc. Le maréchal French voudra bien examiner cette question, d'une importance capitale, avec toute l'attention qu'elle mérite et prendra les mesures nécessaires sans lesquelles les conséquences les plus graves peuvent être envisagées.

En résumé, le général commandant en chef a l'honneur de soumettre à S. Exc. le maréchal French les points suivants, auxquels il prie Son Excellence de vouloir bien donner une prompte réponse :

I° Transport du IIe C. A. dans la zone d'Hazebrouck, achevé le 9;

2° Transport du IIIe C. A., dans la même zone, achevé le 13;

3° Enfin - et c'est le point essentiel, sans lequel le sort de la campagne peut être compromis - possibilité d'engager les divisions britanniques au fur et à mesure de leur arrivée, sans attendre que toute l'armée britannique soit concentrée.

La mission de l'armée. britannique, dans les opérations générales, doit être, en conséquence, de prolonger la ligne, à mesure qu'elle débarquera, dans l'intention d'envelopper le flanc ennemi et de tendre la main à l'armée belge.

L'appui du corps de cavalerie opérant dans la région nord sera toujours assuré.

 

Je répondis ceci :

 

Sir John French a bien reçu la note de Son Excellence no 791, et l'en remercie.

Les arrangements qui y sont proposés sont tout à fait satisfaisants, et le rôle que l'armée britannique peut jouer, sur le flanc gauche des armées alliées, aidera beaucoup, Sir John French en a l'espoir et la conviction, à la réussite de la campagne.

Il peut assurer Son Excellence de l'absolu concours de l'armée britannique, en tout temps; et, si besoin est, ses diverses unités, quand elles arriveront dans leur zone nouvelle, ne seront; en aucun cas, maintenues en arrière pour y attendre une concentration générale, si les exigences de la campagne réclament leur action immédiate.

Sir John French tient à faire particulièrement remarquer à Son Excellence que la possibilité pour lui d'engager ses forces, unité par unité, avant la concentration de toute l'armée, est une importante raison de plus, essentielle, de relever, le Ier C. A. dans le plus bref délai possible.

Bien qu'il soit assuré que S. Exc. le général commandant en chef fera tout ce qui sera en son pouvoir pour y parvenir, Sir John French estime tout à fait nécessaire d'insister sur l'importance primordiale de la réunion de toutes les forces britanniques à l'aile gauche le plus tôt possible.

Le Gouvernement de Sa Majesté éprouve une grande inquiétude sur le sort de la forteresse d'Anvers; la chute de la place aurait, en effet, des conséquences, lointaines, politiques, matérielles et morales.

Sir John French est maintenant en liaison étroite et quotidienne avec le commandant belge de la forteresse, et s'il pouvait lui assurer tous les jours qu'aucun retard n'est apporté dans le mouvement qui aura pour dernier effet de rétablir la situation à Anvers, tant que la place est capable de tenir, s'il pouvait lui donner cette assurance, elle serait un grand encouragement pour la garnison.

Sir John French adressera ultérieurement une nouvelle note à Son Excellence au sujet des divisions hindoues.

Sir John French attire l'attention de Son Excellence sur le fait que le IIe C. A. n'aura complètement terminé son débarquement que le 9 courant au soir, et qu'il ne sera donc prêt à être engagé que le 10. Dans sa note, S. Exc. le général commandant en chef s'exprime comme suit, au sujet du IIe C. A. : " Le débarquement sera terminé le 8; le corps sera prêt à être engagé le 9. "

 

Anvers tomba le 9 octobre. La chute de la place fut suivie du repli de l'armée belge sur la ligne de l'Yser.

La 7e D. I. et la 3e D. C. ne furent placées sous mes ordres que le 11 octobre. A partir de cette date, je rapporterai ici les faits qui les concernent.

 

Le neuvième chapitre

LES DERNIERS JOURS DES OPÉ RATIONS SUR L'AISNE

LE MOUVEMENT VERS LE NORD

 

Je passai plusieurs heures, le Ier octobre, à examiner de près le centre de la position ennemie sur l'Aisne; j'arrivai à la conclusion que des troupes avaient certainement été retirées et que l'ennemi était moins en force qu'auparavant D'autre part, je ne redoutais pas de bien grandes difficultés en effectuant notre retrait du front de l'Aisne, et je me préparai immédiatement à mettre à exécution les dispositions arrêtées avec Joffre .

Des ordres d'opérations furent donnés : le IIe C. A. (moins la 16e brigade d'infanterie) recevait l'ordre de se replier dans les nuits du Ier au 2 et du 2 au 3 octobre, et de se rassembler dans la zone Cuiry-Housse-Oulchy-le-Château, pour, de là, faire mouvement sur Pont-Sainte-Maxence (12 milles sud-ouest de Compiègne) et y être embarqué pour gagner la gauche des armées alliées.

Les Ier et IIIe C. À. et la Ire le D. C. seraient retirés quand il, serait possible. Ordre à la 2e D. C. et à la 19e brigade d'infanterie de suivre le mouvement du IIe C. A.; - au Ier C. A. et à la 16e brigade d'infanterie d'occuper les positions tenues jusque-là par la 3e D. I.; - au IIIe C. A. d'occuper celles tenues par la 5e D. I.

Je nourrissais certainement alors les plus vives espérances, en dépit des mauvaises nouvelles d'Anvers; bien que de telles espérances ne se soient jamais réalisées, je persiste à penser qu'elles étaient justifiées. Ces prévisions optimistes étaient entièrement fondées sur l'avance que les Russes étaient en train d'opérer en Galicie et les magnifiques combats qu'ils avaient menés en Prusse Orientale et en Pologne. Nous estimions qu'ils ne devaient pas être loin, de Cracovie, et s'ils enlevaient la place forte, si les Russes maintenaient leurs positions, j'escomptais une grande réduction des forces allemandes contre lesquelles nous luttions sur le front occidental.

Le grand-duc Nicolas s'était révélé un chef hautement courageux, énergique et intelligent, et nous attendions tous de grandes choses de son commandement.

A cette époque, nous n'avions pas la plus petite idée de la situation politique réelle en Russie et ne savions rien des terribles dissentiments, des intrigues qui annulèrent tous les magnifiques sacrifices consentis par les troupes russes et ruinèrent tous les efforts tentés par ces grandes armées pour aider et soutenir les opérations des Alliés.

Je suis sûr que les officiers et les hommes de l'armée britannique tiendront toujours en honneur les soldats russes et leurs loyaux chefs; ils garderont pour eux de la reconnaissance et de l'admiration. La prompte invasion de la Prusse Orientale par les Russes a été pour beaucoup dans la victoire de la Marne.

En fait, toutefois, en comptant sur nos alliés de l'Est autant que nous le fîmes par la suite, nous montrâmes une brièveté de vues dans l'ordre politique analogue à celle dont nous avions fait preuve dans l'ordre militaire

De même, exacte ment, que nous n'avions point su tirer les leçons du passé pour préparer les combats de l'avenir, tels que la science et les intentions modernes auraient dû nous les faire voir, de même nous n'avons jamais prévu combien est instable un pays comme la Russie, combien peu l'on est en droit de compter sur un souverain et un gouvernement absolument despotiques, qui ne représentent en aucun sens la volonté du peuple. Bien mieux, les classes dirigeantes en Russie étaient comme imbibées de déloyauté et d'esprit d'intrigue, sous leur forme la plus corrompue. Sans leur noire trahison, la guerre victorieuse se fût terminée au plus tard au printemps de 1917.

Et comment ce peuple eût-il pu résister à un si terrible choc des armes, quand les immenses emprunts étrangers, quand le placement de contrats énormes amenaient toute la farine aux moulins de la foule corrompue des financiers dont l'unique besogne en ce monde était de s'engraisser à la misère de leurs créatures !

Revenons à notre récit.

La division de cavalerie de Gough fit mouvement vers le nord, le lendemain. Je le vis et discutai les choses à fond avec lui. Je lui expliquai que la situation à Anvers était désespérée. Je lui fis voir combien il était nécessaire qu'il hâtât son mouvement par tous les moyens; j'ajoutai qu'il devait donc éviter de se laisser accrocher en route par quelque action locale que ce fût où des troupes françaises pourraient être engagées.

Pour permettre au lecteur de comprendre mieux la situation, je donne ici le dispositif des troupes dans la nuit du 20 octobre :

Ier C. A. : 16e brigade d'infanterie, 32e brigade d'artillerie de campagne, tenant leurs positions primitives et, en outre, les tranchées autour de Vailly, jadis occupées par la 3e D. I.

IIIe C. A. : tenant ses positions primitives et, en outre, les tranchées autour de Missy, jadis occupées par la 5e D. I.

Ire D. C. : rien de changé, sauf la Ire brigade de cavalerie couvrant le pont de Condé.

IIe C. A. : 3e D. I., dans la zone Oulchy-le-Château-Grand-Rozoy, avec la 7e brigade à Cerseuil; deux bataillons de la 9e brigade encore dans les tranchées de Vailly devaient être relevés dans la nuit; 5e D. I., dans la zone CouvreIles-Ciry-Nampteuil-sous-Muret.

Le 3, le général Sir James Willcocks, commandant le contingent hindou, arriva et se présenta lui-même. Sur les troupes hindoues, un régiment de cavalerie (15e Lanciers), une brigade d'artillerie et deux brigades d'infanterie étaient arrivés à Orléans, base avancée hindoue. J'examinai longuement la situation avec Willcocks.

On a beaucoup dit et beaucoup écrit sur l'œuvre accomplie par les troupes hindoues en France, et des opinions diverses ont été exprimées. Pour ma part, je n'ai qu'une chose à dire : du premier au dernier jour, tant que je les eus sous mes ordres, elles ont maintenu et probablement dépassé les magnifiques traditions de l'armée hindoue. Dans un pays, dans un climat dont elles n'avaient. pas l'habitude, les circonstances du moment exigeaient qu'elles fussent, engagées. successivement, par unités grandes on petites, avant qu'elles fussent exactement concentrées.

Je garderai toujours un reconnaissant souvenir de l'aide inappréciable que ces troupes et leur commandant, Sir James Willcocks, me rendirent, dans des conditions difficiles, aux heures les plus critiques de la première bataille d'Ypres, je veux citer spécialement la division de Lahore, commandée parle général Watkins.

Juste après la première apparition des troupes hindoues dans nos tranchées, nous interceptâmes un radio allemand envoyé aux commandants des secteurs situés en face des troupes hindoues leur recommandant de capturer le plus grand nombre possible d'hindous non blessés, de les traiter avec la plus grande courtoisie et les plus grands égards et de les envoyer au Q. G. C'était une adroite tentative pour saper la loyauté des contingents hindous, mais qui n'obtint jamais le moindre succès.

J'appris ce jour-là que le XXIe C. A. français avait commencé à débarquer à 5 kilomètres à l'ouest de Lille. Ce corps formait la gauche de l'armée française, aux ordres de Maud'huy, qui se concentrait au nord de l'armée de Castelnau avec mission de coopérer au grand mouvement tournant en cours d'exécution.

Les armées Castelnau et Maud'huy, avec quelques divisions de cavalerie, formaient un groupe d'armées sous le haut commandement du général Foch, désigné aussi pour exercer un contrôle général sur toutes les armées françaises opérant dans le Nord.

Aucun récit de mon action personnelle dans cette guerre ne me satisferait, s'il ne contenait une mention spéciale de cet homme remarquable, de cet éminent soldat. Comme son grand ami Henry Wilson, en Angleterre, il avait jadis commandé l'Ecole de guerre, en France. Peu avant la guerre, il fit plusieurs voyages en Angleterre. C'est au cours de l'un d'eux que j'eus l'occasion de faire sa connaissance.

Tout le monde sait l'œuvre splendide accomplie par lui dans les premières semaines de la guerre, et ce fut avec la plus grande joie et le plus grand plaisir que je me trouvai collaborer étroitement avec lui dans le Nord. J'espère ne pas trop m'avancer en disant que, pendant ce temps, nos relations se changèrent en une fidèle et solide amitié, qui n'a fait que grandir depuis lors.

Je tiens le général Foch pour l'un des meilleurs soldats, des chefs les plus capables que j'aie jamais rencontrés.

Extérieurement., il est petit et mince, nerveux et très animé. Dans ses yeux, dans l'expression de son visage, se lit son énergie extraordinaire. Il juge une situation militaire avec la promptitude de l'éclair, avec une précision merveilleuse, et montre à l'étudier l'esprit le plus habile et le plus souple. Animé d'une brûlante énergie, ,son exclamation constante : " Attaque ! Attaque ! Attaque ! reflétait bien son état d'esprit, et il avait, sans nul doute, insufflé cet esprit même à ses troupes.De tous les généraux de cette grande guerre, par sa stratégie audacieuse, c'est lui qui ressemblait le plus à son grand maître : Napoléon.

Personnellement, je dois beaucoup à son aide constante, à sa cordiale coopération. Aux heures les plus sombres de notre travail en commun - et elles étaient nombreuses - je ne l'ai jamais vu autrement que ce que je l'ai décrit : hardi, plein d'espoir et de gaieté, mais toujours vigilant, prudent et plein de ressources.

Plusieurs attaques locales, lancées contre le Ier C. A., furent repoussées avec des pertes, et je n'avais guère de raisons de craindre que l'affaiblissement temporaire de notre ligne produisit de fâcheux effets.

La Ire D. C. était aussi en route pour le Nord. Le 5, je reçus les rapports de Bridges, venant d'Anvers. Il était fort pessimiste quant à la possibilité pour la place de tenir jusqu'à ce que nous puissions lui porter secours. Il m'annonçait l'apparition des obusiers allemands de 420 utilisés contre les forts.

Nous eûmes des renseignements, ce même jour, sur un important rassemblement de forces ennemies contre la gauche de Foch, aux environs de Lille, et sur le, peu de progrès que réalisait notre manœuvre de flanc. La cavalerie allemande était signalée à Hazebrouck.

A Fère-en-Tardenois, je reçus la visite du président Poincaré. Il me remercia pour toute l'œuvre accomplie en France par l'armée britannique, et causa longuement avec moi sur la situation d'Anvers. D'après lui, le geste du ministère de la Guerre britannique envoyant des troupes à Anvers était une erreur; il m'exprima sa vive, surprise que le contrôle et la direction de toutes les troupes britanniques ne fussent pas entièrement concentrés dans les mains du général en chef.

Le 8, le G. Q. G. fut transféré à Abbeville, où le IIe C. A. avait presque terminé son débarquement. Il se concentrait au nord-est d'Abbeville, et ses éléments de tête étaient sur la ligne Oneux-Nouvion-en-Ponthieu.

Le IIIe C. A. avait été relevé sur l'Aisne par des troupes françaises et son embarquement à Compiègne était. En cours.

Nous quittâmes Fère-en-Tardenois le 8, à 8 h 30 arrivâmes mes vers 13 heures à Breteuil. Q. G. du général de Castelnau. Il me dit que son IVe C. A. était de nouveau durement engagé et que l'ennemi attaquait violemment sur tout son front. Le général venait d'apprendre la mort de deux de ses fils, tués à l'ennemi, et, comme de juste, paraissait fort triste et déprimé.

Je me rendis au Q. G. du général Foch, à Doullens, où j'arrivai vers 16 heures. Une réception solennelle, avec garde d'honneur, avait été organisée.

Le général voyait la situation sous le jour le plus optimiste, affirmant que l'ennemi ne faisait tête nulle part, et que lui, Foch, enveloppait peu à peu au nord le flanc des Allemands.

Je fondai sur l'avenir de grandes espérances, en le voyant si confiant dans le succès.

Je lui exposai brièvement mes plans comme suit :

Le IIe C. A., ayant achevé son débarquement au nord d'Abbeville, marcherait sur la ligne Aire-Béthune, qu'il atteindrait le 11. Le IIIe C.A. débarquerai t à Saint-Omer vers le 12; la cavalerie ferait mouvement en avant du IIe C. A., pour débarrasser ensuite le front et reconnaître le terrain sur le flanc nord.

Je retournai le soir à Abbeville. J'y trouvai un officier arrivé d'Ostende en auto, porteur d'une lettre de Rawlinson où celui-ci exposait la situation dans le Nord, dont je connaissais les détails.

Je demeurai le 9 à Abbeville et aux environs.

Le mouvement des Britanniques vers le Nord était en pleine exécution. Abbeville est un nœud important de chemins de fer. Du haut d'une colline, je voyais toutes les voies couvertes à pertes de vue d'une procession de trains. Qu'un mouvement par le flanc d'une certaine amplitude se préparât, nul observateur n'en eût pu douter. Quelques avions ennemis survolaient le terrain, et son embarquement à Compiègne était en cours.

Nous quittâmes Fère-en-Tardenois le 8, à 8 h 30 et arrivâmes vers 13 heures à Breteuil, Q. G. du général de Castelnau. Il me dit que son IVe C. A. était de nouveau durement engagé et que l'ennemi attaquait violemment sur tout son front. Le général venait d'apprendre la mort de deux de ses fils, tués à l'ennemi, et, comme de juste, paraissait fort triste et déprimé.

Je me rendis au Q. G. du général Foch, à Doullens, où j'arrivai vers 16 heures. Une réception solennelle, avec garde d'honneur, avait été organisée.

Le général voyait la situation sous le jour le plus optimiste, affirmant que l'ennemi ne faisait tête nulle part, et que lui, Foch, enveloppait peu à peu au nord le flanc des Allemands.

Je fondai sur l'avenir de grandes espérances, en le voyant si confiant dans le succès.

Je lui exposai brièvement mes plans comme suit :

Le IIe C. A., ayant achevé son débarquement au nord d'Abbeville, marcherait sur la ligne Aire-Béthune, qu'il atteindrait le 11. Le IIIe C. A. débarquerai t à Saint-Omer vers le 12; la cavalerie ferait mouvement en avant du IIe C. A., pour débarrasser ensuite le front et reconnaître le terrain sur le flanc nord.

Je retournai le soir à Abbeville. J'y trouvai un officier arrivé d'Ostende en auto, porteur d'une lettre de Rawlinson où celui-ci exposait la situation dans le Nord, dont je connaissais les détails.

Je demeurai le 9 à Abbeville et aux environs.

Le mouvement des Britanniques vers le Nord était en pleine exécution. Abbeville est un nœud important de chemins de fer. Du haut d'une colline, je voyais toutes les voies couvertes à pertes de vue d'une procession de trains. Qu'un mouvement par le flanc d'une certaine amplitude se préparât, nul observateur n'en eût pu douter. Quelques avions ennemis survolaient le terrain, où je me trouvais, et je suis bien sûr que les Allemands ont dû avoir vent de notre approche vers le Nord. Mais même si le mouvement leur fut exactement rapporté, ils y prêtèrent sans doute une bien mince attention, car l'action ultérieure du IIIe C. A. et de la cavalerie fut certainement une surprise pour eux.

Speirs arriva aussi et m'informa que la gauche du groupes d'armées Foch (Maud'huy) maintenait bien sa position.

Ce jour-là, j'eus avec Allenby une longue conversation, où il fut décidé de grouper la cavalerie en deux divisions, la première sous de Lisle, la deuxième sous Gough, les deux divisions formant le corps de cavalerie placé, comme de juste, sous les ordres d'Allenby. Je lui prescrivis de gagner Aire vers le 10, avec la 2e D. C., la Ire suivant en soutien.

Je lui indiquai quel serait son rôle dans un avenir immédiat : " éclairer " le pays au nord et au nord-est, reconnaître les bois et assurer les passages sur les cours d'eau; je l'avertis d'avoir à se préparer à manœuvrer pour appuyer le IIe C. A., si besoin était, ajoutant que j'espérais fort qu'il ne serait pas nécessaire de faire appel il lui.

aviateur (ce n'est pas de Sykes qu'il s'agit) que j'avais envoyé à Anvers revint et m'annonça la chute de la place. Il m'exposa les grandes difficultés qu'avait rencontrées le repli de la brigade navale.

Dans l'après-midi du 9, je reçus un message de Rawlinson. J'y vis que Gand était tenu par 8.000 hommes de troupes françaises. Rawlinson y envoyait deux brigades, sous Copper, avec ordre de couvrir la retraite des Belges sur Bruges - et, pour la même mission, il dirigeait une brigade de la cavalerie de Byng sur la Lys, vers Courtrai.

Un télégramme de Kitchener plaça Rawlinson sous mon commandement. Je lui envoyai donc des instructions : tenir la ligne de la Lys si possible, mais en évitant de s'engager sérieusement. S'il pouvait tenir sur ces positions, je lui promettais d'opérer une jonction avec lui vers le 13 ou le 14. Si cependant il était contraint de se replier, il aurait à se diriger sur Saint-Omer, où le IIIe C. A. était en train de débarquer.

Au cours de ce même après-midi, le, IIe C. A. approchait de la ligne Béthune-Aire, l'infanterie transportée dans des camions automobiles prêtés par le général Foch. Les camions et les autobus furent d'un grand emploi dans les opérations ultérieures et, en augmentant la mobilité des troupes, rendirent d'importants services.

Le 10, j'envoyai à Rawlinson un ordre préparatoire, portant que les troupes sous ses ordres (notamment la 7e D. I. et la 3e D. C.) étaient destinées à former le IVe C. A. et cela aussitôt que la 8e D. I. se serait jointe à lui, et que la cavalerie de Byng aurait été retirée.

Ce n'est pas sans une grande inquiétude que j'appris le retard apporté par les Français à la relève du Ier C. A. sur l'Aisne. Joffre, cependant, m'assurait que toutes les troupes de Haig seraient rendues à Saint-Omer à temps pour que je pusse les faire entrer en ligne vers le 17 ou le 19. J'étais bien forcé de me contenter de cette assurance.

Quand je vis Smith-Dorrien à son Q. G. d'Hesdin, je compris bien qu'il ne pourrait, cette nuit-là, atteindre la ligne qui lui avait été, assignée, à cause du retard des camions et de l'extrême fatigue des troupes montées et des chevaux. Je lui donnai l'ordre de faire reposer son monde pendant la nuit et de reprendre sa marche le lendemain matin à 9 heures.

Après ma visite au IIe C. A., je me rendis à Saint-Pol, où j'eus un long entretien avec le général de Maud'huy, commandant la Xe armée. J'appris de lui que les choses ne marchaient pas très bien, du côté de Loos. Il avait été obligé de se replier devant l'attaque du XIXe C. A. allemand venant de Valenciennes. Il s'attendait à être refoulé plus à l'ouest; mais il me promit de tenir sur une ligne. allant de Béthune vers le sud-ouest jusqu'au 12 octobre, 12 heures, si ce temps d'arrêt devait permettre au IIe C. A. d'arriver à Béthune.

Maud'huy comptait parmi les meilleurs commandants d'armée que la France ait produits pendant la guerre. Je pense avec plaisir et gratitude aux longues semaines de collaboration qui nous ont réunis. C'était le caractère le plus bouillant et le plus gai du monde: un bon camarade dans tous les sens du mot. La compétence et l'allant dont il fit preuve, comme chef, sont bien connus.

Après l'avoir quitté, je retournai trouver Smith-Dorrien, que je priai de hâter son mouvement. Il me; promit de se déployer sur ses positions nouvelles, le lendemain matin, aussitôt que possible.

Le 10 octobre, je donnai à Allenby l'ordre d'envoyer la Ire D. C. rejoindre la 2e, près d'Aire, et d'agir sur la partie gauche du front et sur le flanc du IIe C. A. La forêt de Nieppe était, disait-on, occupée par de la cavalerie allemande, en force respectable.

Après une longue conversation avec Foch, nous arrêtâmes de concert un plan, dont, ci-après les grandes lignes.

Vers le 13, les Britanniques et les Français seraient en place pour une avance combinée vers l'est. Ce jour-là, nous devions atteindre Lille-Courtrai.

La gauche française s'assurerait du passage de l'Escaut à Lille. Le centre britannique marcherait sur Courtrai et s'emparerait du passage de la Lys à ce point.

La route Béthune-Lille-Tournai serait à l'a disposition des Français; toutes les routes au nord de la précédente, à la disposition des Britanniques.

Le IVe C. A. et les Belges seraient à la gauche du dispositif de marche.

Le 11 au soir, la cavalerie avait reconnu la forêt de Nieppe (sud d'Hazebrouck) et était en liaison avec la cavalerie divisionnaire de la 6e D. I. à l'est de ce point. Ses éléments se répartissaient de là vers le sud-est, jusqu'à l'aile gauche du IIe C. A.

Le IIe C. A. avait atteint la ligne du canal. Je prescrivis à Smith-Dorrien de faire pivoter sa gauche, le lendemain matin, dans la direction de Merville et de se porter à l'est de la ligne Laventie-Lorgies, ce qui devait l'amener immédiatement à la gauche de la Xe armée française.

Une division du IIIe C. A. faisait mouvement sur Hazebrouck. Un rapport de Rawlinson signalait que Copper, avec deux brigades, était encore à Gand. Son aviation lui avait rendu compte du mouvement de deux divisions ennemies vers Alost-Termonde-Lokeren et de la construction par les Allemands de cinq ponts de bateaux à Termonde. Il m'accusait réception de mes instructions, qu'il exécuterait dès qu'il lui serait possible.

La 3e D. C. était à Thourout.

Le 11, la cavalerie française se montra pleine de mordant. Le corps de Conneau repoussa la cavalerie allemande jusque sur la ligne Vermelle-RichebourgVieille-Chapelle. Le corps de Mitry refoula les cavaliers ennemis sur la ligne de la Lawe à Vieille-Chapelle et Estaires.

Le 11 au soir, le corps de cavalerie d'Allenby s'était emparé d'une grande étendue de terrain au nord; il se maintint entre Wallon-Cappel (ouest d'Hazebrouck) et Merville. Partant de cette ligne le 12 au matin, il fit de superbe besogne pendant les deux ou trois jours suivants. Allenby interprétait les ordres de la façon la plus large et donna, au nord et au nord-est, un magnifique coup de balai, bousculant partout l'ennemi sur son chemin.

De tous les splendides faits d'armes mis à l'actif de la cavalerie durant cette guerre, peu peuvent être comparés, comme résultats, à cette marche en avant. Elle ne fut surpassée que par l'immortelle résistance de la cavalerie sur la crête Wytschaete-Messines, dans ces jours et ces nuits à jamais mémorables du 31 octobre et du 1er novembre.

Le 12 au soir, Gough, avec la 2e D. C., attaqua et enleva le mont des Cats, point stratégique de grande importance, à 10 kilomètres nord-est d'Hazebrouck. La cavalerie ennemie, appuyée par des chasseurs et de forts détachements d'infanterie, opposa une sérieuse résistance, mais Gough bouscula tout devant lui, dans un style magnifique.

La Ire D. C., sous de Lisle, s'arrêta devant Merris, après de durs combats où l'ennemi fut rejeté de plusieurs milles en arrière.

Le 13, la cavalerie exécuta une autre avance importante, refoulant l'ennemi devant elle; au soir, elle atteignait la ligne mont Noir-Boeschepe-Berthen. La position du mont Noir était vigoureusement défendue par les Allemands, mais ils en furent finalement rejetés par la 2e D. C. de Gough, qui maniait ses troupe s de la façon la plus habile et la plus résolue qui se pût.

Le 14, la Ire D. C. parvint jusqu'à la région Dranoutre-Messines et poussa des détachements avancés jusqu'à Warneton. La 2e D. C. se porta vers la région Kemmel-Wytschaete, dirigeant des éléments sur Werwicq.

J'envoyai des instructions à Allenby, lui prescrivant de faire, le 15, une reconnaissance très serrée de la Lys, d'Estaires à Menin, et de m'en envoyer le compte rendu aussitôt que possible au Q. G. du IIIe C. A.

Tard dans la nuit du 12, le IIIe C. A. (4e et 6e D. I., 19e brigade) fit mouvement vers la zone est et sud d'Hazebrouck. L'infanterie était transportée en autobus.

Ce même jour, le G. Q. G. fut transféré d'Abbeville à Saint-Omer. En route, je poussai jusqu'à Hazebrouck, pour y voir le commandant du IIIe C. A. Pulteney est un très vieil ami, un camarade, à qui je voudrais consacrer quelques lignes de ce récit.

Depuis ses débuts, il s'était montré le plus accompli des soldats. Il était adjudant-major de son bataillon de Scots Guards. Depuis, il prit du service en Afrique, où il fit d'excellente besogne, bien qu'il eût grandement à souffrir du climat.

J'eus la bonne fortune de collaborer étroitement avec lui dans la guerre sud-africaine et pus apprécier là ses belles qualités de soldat et de conducteur d'hommes.

Ce fut une vraie joie pour moi de le compter au nombre des trois commandants de corps d'armée qui opérèrent avec le premier corps expéditionnaire envoyé en France.

Pendant tout le temps que j'exerçai le commandement, il justifia amplement l'estime où je tenais sa compétence et son habileté. Il possédait la pleine confiance des officiers et des hommes qui servaient sous, ses ordres. Possédant des nerfs d'acier et un courage indomptable, il demeurait calme et imperturbable dans les situations les plus difficiles et les plus critiques. Quelque ardue que, fût la tâche imposée, jamais il ne fit de difficultés pour l'accepter et joua toujours son rôle avec énergie et habileté. J'espérais lui voir confier le commandement d'une armée, ce pour quoi il était pleinement qualifié, mais je fus rappelé de France avant d'avoir pu réaliser mes intentions à son égard.

Son action au cours des opérations que je retrace ici fut caractérisée par son habileté accoutumée, sa hardiesse, son allant. Les grands résultats que fit naître la première bataille d'Ypres sont dus, en partie, d'abord au commandant du IIIe C. A., dans les avances successives qui comptèrent parmi les plus importantes opérations préliminaires de cette grande bataille.

En arrivant à Hazebrouck, le 13, vers 16 heures, j'appris que le IIIe C. A. était aux prises avec l'ennemi à quelques milles à l'est de la ville. Comme je me transportais à toute vitesse dans cette direction, je tombai dans les éléments d'arrière de la 6e D. I. qui, après avoir été durement engagée jusqu'alors, se préparait à marcher de l'avant. Mon automobile se trouva a bloquée sans espoir entre des voitures à munitions et des équipages de toute espèce.

Pour comble, en cherchant à la tirer de là, nous nous trouvâmes embourbés dans la terre molle d'un champ labouré.

Laissant la voiture se tirer d'affaire, je montai sur un point élevé, pour essayer de voir ce qui se passait. Il pleuvait à verse, le ciel était sombre et brumeux. J'observai tant bien que mal, pendant un moment, et je pus m'assurer que les événements se déroulaient favorablement pour nous. Je retournai, ensuite, aussi rapidement que possible à mon Q. G. de Saint-Omer, où m'attendaient les rapports. J'appris d'abord que la ville avait été sévèrement bombardée, dans la journée, par des avions ennemis. Les dégâts faits aux maisons étaient considérables; plusieurs civils et soldats avaient été tués ou blessés. C'était pour nous une assez peu plaisante bienvenue, mais l'impression fâcheuse en fut complètement effacée par la nouvelle envoyée par Pulteney qu'il avait eu la victoire.

Les forces qu'il avait eu à combattre consistaient en une ou deux divisions de cavalerie, au moins une division d'infanterie (XIXe C. A.) et plusieurs bataillons de chasseurs. Pulteney les avait trouvées établies sur une forte position couvrant Bailleul, la gauche à Bleu (près de Vieux-Berquin), la droite à Berthen. L'attaque britannique fut déclenchée à 13 h 30 et, à la nuit, la 6e D. I. avait pris Bailleul et Meteren, pendant que la 4e D. I. enlevait et occupait une solide position, face à l'est, à 1 mille au nord de la 6e D. I.

C'était, pour le II le C. A., un beau bilan de fin de journée : le terrain conquis fut de grande importance pour les opérations ultérieures.

Le 14, vers midi, le IIIe C. A. continua son avance et, après de rudes combats, atteignit, vers 19 heures, la ligne Bleu-est de Bailleul-Neuve-Église.

Le 15, je prescrivis à Pulteney de s'assurer de la Lys, entre Armentières et Sailly-sur-la-Lys, et de tenter d'établir la liaison avec le IIe C. A. A la tombée du jour, le IIIe C. A. était sur la ligne Sailly-Nieppe.

Du 11 au 15, le IVe C. A., sous Rawlinson, fut constamment engagé en assistant et couvrant la retraite de l'armée belge. Pendant ce temps, le s forces allemandes, sans cesse accrues, d'Anvers se concentraient plus à l'ouest.

La 7e D. I., sous Copper, se replia successivement de Gand sur Aeltre, de là sur, Thielt, de Thielt sur Roulers, et de Roulers au sud et à l'est d'Ypres.

La a 3e D. C., sous Byng, était, le 11 , à Thourout, le 12 à Roulers, le 13 à Ypres. Le 14, elle opérait sa jonction avec la 2e D. C. de Gough sur le front de Kemmel, position que les deux divisions de cavalerie enlevèrent et organisèrent.

Le 15, la 7e D. I. était à l'est d'Ypres, avec la 3e D. C. très en avant d'elle, en direction de Menin et de Courtrai.

La conquête du mont Kemmel devait être pour nous de toute première importance, pendant la bataille d'Ypres.

Le 12, l'armée belge était rassemblée dans la zone Ostende-Dixmude-Furnes-Nieuport, mais, le 15, elle dut se retirer tout entière derrière l'Yser, au nord d'Ypres.

La division navale française et les autres troupes qui avaient couvert la retraite belge étaient établies à Dixmude et à Nieuport. Une division territoriale française. avait été dirigée de Cassel sur Ypres.

Le 14, on apprit que 10.000 hommes environ de troupes ennemies, venant d'Anvers, marchaient sur Bruges et Roulers, et qu'une nouvelle division allemande, venant de même point, avait atteint Courtrai.

Le 15, l'ennemi renforça sa ligne de la Lys, où l'on identifia les éléments des XIXe et XIIe C. A., la droite allemande étant à Menin. Enfin quatre colonnes allemandes furent signalées, marchant sur la ligne Ghistelles-Roulers.

Je reviens maintenant aux opérations du IIe C. A., qui, on s'en souvient se trouvait à la droite de l'armée britannique à l'est de Béthune.

Je vis presque tous les jours. Smith-Dorrien à son Q. G. entre le 11 et le 15. Chaque fois,, j'étais un peu plus frappé par le caractère exceptionnellement difficile du terrain, dans cette zone d'opérations.

Si nous traçons sur la carte une ligne partant de Lens au sud et passant par Liévin, La Bassée, Fromelles, Armentières, et atteignant presque la vallée de la Douve au nord, l'ensemble du terrain sur plusieurs milles à l'est, et à l'ouest de cette ligne ressemble singulièrement aux Terres Noires anglaises. Au nord de Liévin, le pays est plat, complètement couvert dans toutes les directions par des puits de mines, des crassiers, des usines, des villages de mineurs. La population minière est, en effet, considérable, répartie dans des maisons isolées, ou groupées par rues. Il existe des agglomérations de quelque importance comme Béthune, Noeux-lesMines, Nieppe et Armentières.

Le terrain, en outre, était le moins propre du monde à permettre l'appui de l'artillerie pour une attaque d'infanterie. Sur les routes mauvaises, étroites, mal pavées, très glissantes par temps humide, les mouvements par auto étaient une œuvre de patience et d'ingéniosité, notamment quand de lourds convois de transports automobiles avaient à passer parmi des troupes et des trains de ravitaillement. Ces inconvénients marqués des routes s'appliquent d'ailleurs à l'ensemble dé la zone des opérations britanniques.

Après de durs combats, soutenus surtout par la 5e D. I., le IIe C. A. atteignit la ligne Annequin-Pont-Fixe-Festubert-Vieille-Chapelle-Fosse, le 12 au soir.

En allant à Hazebrouck le 13, je vis Smith-Dorrien pendant quelques instants. Il tenait ferme et, au cours de la journée, sa gauche (3e D. I.) avait réalisé d'appréciables progrès et atteint Pont-du-Hem, près de Laventie.

La cavalerie française, qui avait opéré en avant du IIe C. A., s'était rabattue sur le flanc nord de cette grande unité et était à Pont-Rigneul. Elle occupa le terrain pendant les quelques jours qui suivirent et maintint la liaison entre nos IIe et IIIe C. A.

Le 14, dans l'après-midi, je vis encore Smith-Dorrien à Béthune. Il était dans un de ces accès de profonde dépression auxquels il était malheureusement si souvent enclin. Il se plaignait de bien des choses: que le IIe C. A. ne se fût jamais relevé de ce qu'il appelait la secousse du Cateau; - que les officiers envoyés pour combler des pertes terrifiantes lui arrivassent sans entraînement et sans expérience; enfin, il avait la conviction que ses troupes n'avaient guère l'esprit combatif.

Je lui dis qu'à mon avis il exagérait grandement ses difficultés. Je lui fis remarquer que la cavalerie, la 4e D.I. et la 19e brigade avaient été tout aussi durement engagées au Cateau que le IIe C. A., et que cependant leur état d'esprit et leur moral demeuraient excellents, comme j'avais pu m'en assurer par moi-même le jour précédent.

Smith-Dorrien voyait assurément les choses d'un œil inutilement pessimiste : il faut reconnaître cependant que sa tâche était difficile. Son front était très étendu, et la situation exigeait à coup sûr un habile maintien et le plus grand esprit de résolution.

Je m'entendis avec Foch pour que les Français étendissent leurs lignes au nord, vers le canal de La Bassée. Quand le mouvement eut été exécuté, le commandant du IIe C. A. fut à même de raccourcir sa ligne et de garder une de ses brigades en réserve.

Ce jour-là, le général Hubert Hamilton, commandant la 3e D. I., fut tué par un obus. Sa perte fut durement ressentie par sa division, dont il avait toute la confiance.

Hubert Hamilton était un vieil ami pour moi, et je fus très attristé de sa mort. C'était un bon soldat, une nature fort attachante, et je ne crois pas qu'il ait jamais eu un ennemi en ce monde. J'ai toujours évoqué avec admiration son commandement de la 3e D. I., pendant cette période critique.

Je termine ce chapitre en signalant l'arrivée à Saint-Omer du dernier détachement du Ier C. A., venant de l'Aisne. Jusqu'au bout, ces troupes avaient maintenu leur belle réputation au feu, puisque le 11, bien peu de temps avant leur départ, elles eurent encore à repousser vaillamment, et avec de lourdes pertes pour l'ennemi, une rude attaque allemande.

Dans la nuit du 11 , la 2e D. I. et la 16e brigade avaient été retirées des tranchées et avaient commencé à embarquer pour Saint-Omer, suivies de près par les éléments restants du Ier C. A.

L'ordre journalier suivant fut communiqué aux troupes le 16 octobre :

 

ORDRE GENERAL

G.Q.G., 16 octobre 1914

1° Après vingt-cinq jours de résistance victorieuse sur l'Aisne, entre Soissons et Villers, contre les plus furieuses tentatives de l'ennemi pour rompre notre front, cette mémorable bataille s'est conclue, en ce qui concerne les forces britanniques, par l'opération qui nous place, une fois de plus, sur le flanc gauche des armées alliées,

2° Au moment où se clôt cette importante phase de la campagne, je tiens à exprimer ma sincère reconnaissance pour les services rendus pendant cette dure période par les officiers, les sous-officiers et les hommes des forces britanniques en France.

3° Presque sans interruption durant ces vingt-cinq jours, un feu d'artillerie, puissant et continu, provenant de calibres jusqu'ici inutilisés dans les opérations en rase campagne, a couvert et appuyé les plus violentes attaques d'infanterie dirigées en grande force, à chaque heure du jour et de la nuit, contre nos positions.

Bien que vous n'avez pu avoir un repos suffisant, bien que beaucoup d'entre vous soient tombés, jamais l'ennemi n'a pu obtenir le moindre succès et a toujours été rejeté avec de lourdes pertes.

4° La puissante endurance des troupes a été en outre mise, à une rude épreuve par le froid et l'humidité qui n'ont cessé de régner la plus grande partie du temps.

5° Le paragraphe 2 de l'ordre général pour la journée du 22 août s'exprimait ainsi " Tous les régiments du corps expéditionnaire portent sur leurs drapeaux des emblèmes et des noms qui leur rappellent continuellement les glorieuses victoires remportées dans le passé. J'ai la plus entière confiance que ces régiments, aujourd'hui établis à quelques pas de l'ennemi, ne se contenteront pas de maintenir les magnifiques traditions des jours d'autrefois, mais qu'ils orneront leurs étendards de lauriers nouveaux. "

Je ne puis mieux exprimer ce que je pense de la conduite des troupes placées sous mon commandement qu'en disant qu'elles ont donné à ma confiance la plus belle et la plus noble des justifications.

6° Cette confiance est partagée par tous nos compatriotes, et, quoi qu'elle rencontre devant elle, je suis bien sûr que l'armée britannique en France continuera à suivre le même chemin de gloire, jusqu'à la victoire finale et complète.

J. D. P. FRENCH,

Feld-Maréchal,

Commandant en chef l'armée britannique en campagne.

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