LE LIEUTENANT DE GIRONDE ET SES DRAGONS, LE 9 ET 10 SEPTEMBRE

Ce texte est extrait du livre, écrit en 1918 par le COMTE ARNAULD DORIA, porte le sous-titre :

Histoire du Raid d'une Division de Cavalerie pendant la Grande Guerre. Edité chez PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEUR-ÉDITEUR, 8, rue Garancière- 6e . Le texte intégral est sur le site.

Il est midi; le 9 septembre 1914,le général de Cornulier-Lucinière fait appeler le commandant Joullié et le lieutenant de Gironde. Au premier, il donne l'ordre, avec ses deux escadrons du 22e dragons et une section de mitrailleuses, d'attaquer et de détruire les convois de la route située à l'est, celle de Soissons - Oulchy-le-Château. Le second, jeune et brillant officier, qui, quoique lieutenant, commande un escadron du 16e dragons, se portera en découverte vers Soissons. Les deux détachements, leur reconnaissance achevée, devront rejoindre la région de Nanteuil-le-Haudouin.

L'escadron Gironde, du 16e dragons, composé des pelotons Kérillis, Gaudin de Vilaine, Villelume et Rollin, part vers midi de Villers-Hélon, en mission de découverte sur Soissons. Il prend d'abord la route de Longpont, longe le parc verdoyant et ombragé qui enserre les ruines de la vieille abbaye, puis remonte la petite vallée de Savières, vers Chaudun, où prend naissance cette modeste rivière, utilisant ainsi le seul accident de terrain de cette partie de la plaine du Soissonnais. Le lieutenant de Gironde gagne quelques kilomètres vers le nord, se faufilant habilement entre les tenailles menaçantes que forment les grandes routes qui, partant de Soissons, conduisent à Villers-Cotterêts et à Oulchy-le-Château et sur lesquelles s'égrènent de nombreux convois allemands.

Il détache bientôt deux antennes pour tâter le terrain ; ce sont les reconnaissances Rollin et Lallemand, dotées de missions bien déterminées.

La marche dure depuis quelques heures, sans incidents, lorsque apparaissent deux pelotons de dragons allemands... Ils épient de loin, au moyen de petites patrouilles, disparaissent pour reparaître plus près, puis s'éloignent de nouveau, refusant obstinément de se laisser approcher, mais gênant grandement par leur seule présence, l'escadron de découverte.

Enfin, voici Rollin et Lallemand qui rejoignent le gros de la troupe. Les renseignements obtenus, tant par eux que par Gironde lui-même, sont intéressants et nombreux;  la mission est remplie d'une façon satisfaisante. D'ailleurs, la nuit bientôt va tomber ; il est temps de songer à retrouver la division. Si la flamme, qui anime toujours le cœur de nos cavaliers, les empêche de céder à la fatigue, il n'en est pas de même de leurs montures, plus épuisées que jamais par l'effort supplémentaire qui vient de leur être demandé. Par bonheur, les dragons allemands s'évanouissent avec le jour. Le rideau de la forêt de Villers-Cotterêts, vers laquelle les nôtres se dirigent maintenant, facilitera leur retour, leur longue et dure retraite jusqu'à Nanteuil. Ainsi songe et espère Gironde ! ...

Hélas ! en s'approchant de la lisière des bois, des cyclistes et fantassins ennemis se démasquent et, en rapide traînée, de nombreux coups de feu partent des fourrés.

Que faire ? Forcer le passage serait folie. Aller vers le sud-est ? La division Cornulier-Lucinière n'y est plus et il faut éviter de tomber dans une région bourrée de troupes hostiles. Un seul parti reste à prendre : remonter vers le nord-ouest, peut-être libre des détachements de la droite allemande, et grâce à la forêt dont l'un des bras rejoint celle de Compiègne, se rabattre sur Nanteuil par Crépy-en-Valois, l'avant veille encore inoccupée, évitant de la sorte la ville et la région de Villers-Cotterêts, en la laissant à sa gauche.

Il en fut ainsi décidé.

L'escadron traversa la route de Soissons et, par Dommiers, gagna la vallée de Valsery, faille profonde de cent mètres, au fond de laquelle coule une rivière aux rives escarpées et peu sûres. Une patrouille se heurta, au pont de Coeuvres, à une barricade qu'elle crut occupée par l'ennemi. Alerte ! Gironde n'insista pas et masqua ses cavaliers dans un ravin. Puis le calme étant peu à peu revenu, - nous sommes d'ailleurs en pleine nuit -, l'officier se fait indiquer, par un habitant du pays, le gué sauveur qui lui permettra de gravir et d'atteindre le plateau de Mortefontaine ... Traversée et ascension pénibles... beaucoup d'hommes se trouvent démontés, leurs chevaux étant tombés pour ne plus se relever, et ils se traînent lamentablement derrière les pelotons, plutôt qu'ils ne les suivent, faisant un suprême effort pour ne pas rester eux aussi sur le chemin, à la merci des " Boches ".

Le plateau était gravi ; sur la plaine dénudée, une ferme avait surgi dans la nuit : celle de Vaubéron. L'escadron l'occupe aussitôt et le lieutenant-commandant envisageait déjà l'organisation de la défense, lorsqu'un valet d'écurie vint affirmer que, non loin de là, un parc d'avions avec de nombreuses automobiles s'installait aux abords de la Râperie.

Gironde, malgré l'épuisement de tous, résolut de l'attaquer immédiatement. Il ne fallait pas laisser passer une aussi belle occasion !

Deux pelotons à pied, ceux de Villelume et de Kérillis, vont aborder le parc par surprise, tandis que les hommes de Gaudin de Vilaine, à cheval, poursuivront les fuyards, le peloton Rollin restant en réserve. Les dragons rampent silencieusement dans les herbes, déployés en ligne d'escouade et précédés par le lieutenant de Kérillis. Le Wer da ! d'une sentinelle déclenche un triple feu de salve. Dans le bivouac, les cris, les commandements se croisent ; une voiture prend feu, éclaire la scène ; la surprise a été complète... Vite ressaisis, les Allemands ripostent... Au cri de : Vive la France ! ", le peloton de Vilaine charge... Les flammes le dévoilent. Gironde , qui l'accompagne, est mortellement blessé ; il a cependant la force de rejoindre Kérillis pour lui passer le commandement ; celui-ci en prend possession en s'écriant : " A l'assaut ! " et c'est une mêlée affreuse, un corps à corps sanglant qu'illumine, pareille à une torche gigantesque, la voiture toujours embrasée. Des autres véhicules, véritables forteresses improvisées, partent des coups de feu, crachant la mort pour quiconque ose approcher.

D'une voiture placée au centre du bivouac, une voix autoritaire dominait le combat. Ce devait être le repaire du chef. Payant d'exemple, Kérillis, accompagné de quelques dragons, s'y précipite, essayant de pénétrer dans le bastion de commandement. Deux de ses compagnons s'écroulent aussitôt à terre, tués par la décharge d'un revolver que tire, à bout portant, un grand diable de " Boche ". Lui-même a le bras traversé ; il réussit toutefois à tuer son adversaire, mais un nouveau colosse intervenant soudain, d'un coup de crosse, le met hors de combat.

Alors se produisent les plus beaux exemples de solidarité et de dévouement au chef... Le cavalier Cossenet se fait tuer sur le corps de Kérillis, qu'il veut soustraire à l'ennemi ; d'autres dragons, plus heureux que lui, parviendront, en rampant, à s'en emparer et à le transporter à Montigny-Lengrain, grâce à la complicité de la nuit. Là, le sous-lieutenant de Kérillis, remis de son évanouissement, y est soigné, avec zèle et charité, par l'abbé Saincyr.

Les Allemands occupèrent ce village au jour, et Kérillis, se faisant passer avec succès pour tuberculeux, partagera sa chambre avec des feldwebel... Le lendemain, ô joie, le bruit du canon se rapproche, les convois et les troupes allemandes défilent maintenant interminablement sur la route, se repliant vers Vic-sur-Aisne. Kérillis, uniquement préoccupé de servir encore, note de sa fenêtre les régiments qui retraitent et leur numéro, l'impression que lui produit leur état physique, les travaux de défense effectués dans le village, etc.... Son rapport, dicté au curé de Montigny-Lengrain, est placé dans les talons des chaussures de deux dragons qui s'étaient cachés dans une carrière voisine. Ceux-ci reprenant à la nuit leur marche vers la forêt de Villers-Cotterêts, parviendront à rejoindre sans encombre dans la matinée du jour suivant, le 12 septembre, les avant-gardes françaises et, quelques heures plus tard, Kérillis lui-même était délivré par la prise d'assaut de Montigny-Lengrain.

Qu'était-il advenu de l'escadron de notre héros, tandis que celui-ci blessé était transporté loin du lieu du combat ? Écrasé sous le nombre, car l'adversaire s'était révélé très supérieur, il ne comportait plus qu'une poignée de braves, une trentaine d'hommes environ ! Sous les ordres du sous-lieutenant de Villelume et sous la protection du peloton Rollin moins éprouvé que les autres, nos dragons s'étaient repliés sur Hautefontaine.

Le lendemain, au jour, surpris par les Allemands qui envahissent la ferme où ils s'abritaient, ils partent au galop par une porte dérobée et tentent, par l'étroite plaine qui sépare la forêt de Compiègne de celle de Villers-Cotterêts, de rejoindre la région de Crépy-en-Valois. Non loin de Morienval, une fusillade nourrie, partie des futaies de Compiègne, les fait obliquer vers l'est ; mais à Brassoir, ils sont encore reçus à coups de feu et vigoureusement canonnés par des batteries placées à la pointe que forme, en cet endroit, la forêt de Villers-Cotterêts. Alors nos braves ne pouvant franchir le couloir si bien gardé et refoulés par l'armée allemande en retraite, remontent vers le nord. À Retheuil, où ils se sont réfugiés, une nombreuse cavalerie ennemie les découvre et les poursuit... et les voici revenus près de Hautefontaine, leur point de départ du matin.

Là, entourés de routes que les troupes allemandes, à cette heure, encombrent, et cernés de toutes parts, ils sont contraints de se cacher dans une ferme du village de Saint-Étienne. Il est environ trois heures de l'après-midi ; les chevaux sont abandonnés dans la cour et les hommes ayant obtenu du sous-lieutenant de Villelume l'autorisation de se mettre en civil, pour tromper l'ennemi sur leur identité, reçoivent du fermier des vêtements de paysans. Ils se répandent alors dans les champs d'alentour et feignent de se livrer aux travaux de la terre. Ils ne devaient pas tarder, grâce à ce subterfuge, à rallier avec des fortunes et des aventures diverses les détachements de cavalerie de l'avant-garde française, qui talonnaient les Allemands dans leur retraite.

Les deux officiers ne purent se résoudre à quitter leur uniforme, préférant mourir en combattant à visage découvert, plutôt que de devoir la vie sauve à un déguisement grossier. Ils étaient bien de la lignée admirable des Saint-Cyriens d'hier qui chargeaient l'ennemi gantés de blanc et plumet au vent ! Téméraire héroïsme peut-être ; mais qui marque le caractère chevaleresque de notre race... Le fermier conduisit donc les lieutenants de Villelume et Rollin dans une carrière profonde, située à cent mètres du village. Ils pourront y attendre, pense-t-il, l'armée française, peu éloignée sans doute. Laissons maintenant la parole au sous-lieutenant de Villelume qui, au cours de sa captivité, a retracé en termes palpitants la fin de cette odyssée incroyable : " Nous nous endormons sur de la paille. Le lendemain matin, 11 septembre, nous sommes réveillés par le roulement sur la route de caissons et de canons. La colonne s'arrête et un artilleur descend vers la cave . Il ébranle la porte vermoulue qui ne ferme pas, et que nous maintenons, Rollin et moi, en nous arc-boutant derrière et en retenant nos respirations. Nous espérions toujours n'être pas vus ; mais l'artilleur se soulève sur les poignets et nous aperçoit probablement, car il déguerpit aussitôt. Immédiatement, brouhaha dans la colonne... Soudain, les deux portes sont ébranlées à la fois ; avec son revolver, Rollin en commande une, moi l'autre ; ce fut cette dernière qui céda. Un officier entre, le revolver à la main, suivi de ses hommes ; je fais feu et l'abats. Ses hommes prirent la fuite en l'emportant. Nous nous ruons sur la porte que nous refermons et nous plaçons derrière une meurtrière creusée dans le mur et qui commande le petit chemin. Un sous-officier s'y précipite, entraînant ses hommes : Rollin le tue ; nous en abattons encore deux autres... La porte est criblée de balles ; les Allemands ne se montrent plus. Bientôt arrivent dans la cave, poussés à coups de bottes, ses propriétaires : un boiteux, une femme et deux vieux ! Les Allemands nous font dire par eux qu'ils vont les fusiller tous les quatre, si nous ne sortons pas immédiatement... Nous savons bien que si nous nous montrons, nous allons être abattus, mais... il vaut mieux sauver ces pauvres gens. Nous sortons, on ne tire pas ; il y a cent cinquante artilleurs, pied à terre, des deux côtés de la route. L'officier croit que nous venons en parlementaires ; c'est pourquoi on ne nous tue pas sur-le-champ, bien que tous les mousquetons soient braqués sur nous. Il nous dit : " Faites sortir vos hommes ! " Nous lui affirmons que nous n'en n'avons pas avec nous ; il le vérifie et ajoute que nous allons être fusillés pour avoir attaqué lâchement des troupes allemandes au repos ! Le général d'artillerie nous fait conduire à un quartier général où se décide notre sort. Le 12, des hommes en armes entrent, un papier à la main, dans la chambre ; nous croyons que c'est l'exécution : c'est l'ordre de nous joindre à leur convoi  !

Ainsi se termina dans l'héroïsme cette page magnifique que l'escadron de Gironde venait de graver avec le sang de ses braves, page belle entre les plus belles, une des plus glorieuses qu'il ait été donné d'écrire à notre cavalerie au cours de la dernière guerre ! ...

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