APERÇU GÉNÉRAL SUR LA BATAILLE DE LA MARNE

Ce texte est tiré de l'ouvrage "LES ARMEES FRANCAISES DANS LA GRANDE GUERRE" TOME 1, VOLUME 3, CHAPITRE I, de la page 48 à la page 69, ce document est reproduit avec l'autorisation du Service Historique de l'Armée de Terre N° 24/03/2000*004130. Merci au SHAT.

 

III. LA POURSUITE

(10-15 SEPTEMBRE 1914.)

 

Le 10 septembre 1914 , la situation générale de la guerre apparaît nettement défavorable aux Empires centraux. En Prusse orientale, les Allemands malgré leur victoire de Tannenberg sont toujours aux prises avec les Russes; ceux-ci progressent au long de la Vistule et en Galicie où ils se sont emparés de Lemberg. En Serbie, les Autrichiens se heurtent à l'héroïque résistance des armées du Voivode Putnik. En Belgique, l'armée belge tient toujours dans Anvers et effectue de vigoureuses sorties. En France, enfin, la grande offensive allemande semble définitivement brisée.

En effet, dans la nuit du 9 au 10 septembre, tandis que le général en chef se prépare pour une lutte sévère sur l'Ourcq, le Clignon et la Marne et prend connaissance des derniers comptes rendus relatant les événements de la veille au soir, des radios allemands captés lui apprennent que l'aile droite ennemie va battre en retraite; il en informe aussitôt ses armées.

Des vaincus prudents devant des vainqueurs fatigués es, a-t-on écrit au sujet des journées qui ont suivi la bataille de la Marne. Les Allemands, se voyant menacés d'un désastre au moins partiel, renoncent à poursuivre la lutte; ils entament un large mouvement de repli qui, commencé dans l'après-midi du 9 septembre, va s'étendre progressivement les jours suivants, à l'ensemble du front, jusqu'à Verdun. Les Alliés s'engagent le 10 dans la poursuite. Le général Joffre, coordonnant les actions de ses armées, s'efforce d'exploiter au maximum la victoire qu'il vient de remporter; il cherche à atteindre l'ennemi qui se dérobe, à le manœuvrer aux ailes, à le dissocier. Mais, les manœuvres qu'il prescrit ne peuvent se développer en raison de la rapidité avec laquelle les Allemands retraitent et de la fatigue des troupes alliées qui viennent de fournir un des plus considérables efforts d'endurance qui ait jamais été demandé à des armées. D'autre part, le temps resté beau et chaud pendant toute la bataille, se met à la pluie à partir de la nuit du 9 au 10 et gêne sérieusement les opérations.

Les Allemands réussissent finalement à échapper et à se rétablir sur des positions naturellement fortes ou qu'ils organisent en hâte, et devant lesquelles, les Alliés, harassés, devront s'arrêter pour en préparer l'attaque méthodique. Le général en chef tentera alors d'obtenir la décision dans les terrains encore libres, au nord de l'Oise, et la course à la mer sera ainsi la prolongement de la poursuite.

Le 10 septembre au matin, la VIème armée, l'armée britannique et la Vème armée trouvent le vide devant elles et recueillent des prisonniers, des canons et du matériel de toute sorte. Les Allemands se replient également sur tout le front de la IXème armée. Par contre, ils se maintiennent en face des IVème et IIIème armées et attaquent même avec violence; ils ont mené notamment au cours de la nuit, entre Argonne et Meuse, une puissante offensive qui se poursuit dans la matinée du 10; la IIIème armée est contrainte à des reculs alors qu'elle est toujours menacée en Woëvre, où les forces allemandes paraissent grossir.

Le général en chef suit les progrès de ses armées de gauche, s'attachant à coordonner leurs mouvements. Il attire l'attention du général Maunoury sur la nécessité de s'éclairer et de se flanc-garder fortement vers l'ouest, des mouvements ennemis étant signalés vers Vic-sur-Aisne et la forêt de Compiègne. Il encourage l'armée britannique, qu'il avait seulement sollicitée la veille de conquérir les hauteurs sud du Clignon à pousser au delà de cette rivière, et il lui signale l'importance de la progression de son aile gauche pour dégager le flanc droit de la VIème armée. Il se préoccupe également d'assurer une liaison solide des Anglais et de la Vème armée et de pousser la cavalerie à la recherche des colonnes ennemies.

En fin de journée, ces armées ont atteint, sans coup férir, la ligne générale Senlis, Betz, Mareuil-sur-Ourcq, NeuilIy-Saint-Front, Dormans, la Vème armée, en particulier, ayant franchi la Marne facilement entre Château-Thierry et Dormans; de son côté, la IXème armée progresse au delà des marais de Saint-Gond et de Fère-Champenoise. Par contre, l'aile gauche de la IVème armée, que le général en chef invite à agir avec vigueur, n'a pu réaliser qu'une faible avance dans la région de Sompuis; c'est à peine si la IIIème armée a marqué quelques progrès du côté de Sermaize-les-Bains.

Le général en chef ne laisse pas d'être préoccupé par la situation de cette dernière armée, toujours violemment assaillie et que l'action des Allemands en Woëvre, si elle s'accentue, risque de mettre en péril. On peut craindre un effort de l'ennemi dans ce sens.

En conséquence, en fin de matinée, le général en chef fait savoir au général Sarrail : " ... Dans la situation actuelle, votre armée a surtout comme rôle de durer. Dans ces conditions, il importe de ne pas compromettre les unités de votre aile droite. J'approuve donc le repliement des divisions de réserve et je vous autorise à ramener en arrière le 6ème corps si vous estimez ce mouvement nécessaires ". D'autre part, il invite le général Dubail et le général de Castelnau à faire surveiller par leurs aviations respectives les retraits de troupes que l'ennemi pourrait effectuer, soit par voie ferrée, soit par voie de terre, en vue de les porter en Woëvre méridionale. Dans le cas où de pareils mouvements seraient reconnus, la IIème armée ne devrait par hésiter à porter elle-même des forces en Woëvre, à la suite de la 2e division de cavalerie. Enfin, le général en chef prescrit au gouverneur de Verdun d'attaquer avec toutes ses forces les convois ennemis passant la Meuse au nord et au sud de la forteresse, qui va se trouver presque complètement isolée.

Cependant, si la IIIème armée a été obligée à des reculs sensibles à son centre et surtout à son aile droite, elle finit par contenir les attaques allemandes et celles-ci cessent dans l'après-midi. Le 10 septembre au soir, le général Sarrail, dont la liaison avec la IVème armée est enfin assurée, estime la situation satisfaisante.

En Lorraine, la IIème armée a progressé sur certains points et le général de Castelnau s'apprête à renforcer la 2ème division de cavalerie et la brigade mixte de Toul, en Woëvre. Devant la Ière armée, les Allemands ne manifestent pas d'activité; le général Dubail prescrit des coups de main destinés à ramener des prisonniers qui permettront d'identifier les forces ennemies opposées et de connaître les prélèvements dont elles auront pu être l'objet.

Dans l'après-midi, le général Joffre, qui a tenu à se montrer très sobre de nouvelles tant qu'il n'a pas obtenu des résultats indiscutables, expose par télégramme la situation au ministre de la Guerre. Il constate d'abord que la retraite des troupes alliées après la bataille des Frontières n'a pas entamé leur vigueur ni brisé leur entrain. " Partout, au contraire, le moral de nos soldats s'est montré au-dessus de tout éloge; partout, ils ont répondu, avec toute leur énergie, au premier ordre de leurs chefs ... Aujourd'hui je puis vous annoncer les résultats de la bataille de la Marne. Devant notre gauche, les armées ennemies, en pleine retraite, ont été rejetées au delà de la Marne par l'armée britannique et par l'armée de Franchet d'Esperey, qui ont gagné en quatre jours de combat plus de soixante kilomètres.

" L'armée Maunoury a supporté, avec une énergie admirable, le puissant effort que les Allemands ont tenté contre elle pour dégager leur droite. Ses troupes, longtemps soumises à un feu intensif des projectiles allemands de gros calibres, ont pu repousser toutes les attaques et viennent de reprendre leur mouvement vers le nord, poursuivant l'ennemi en retraite.

" Ce matin, le centre allemand a commencé à fléchir. L'armée Foch progresse vers la Marne, retrouvant sur le terrain les traces de la retraite précipitée de l'ennemi, dont les corps d'armée, et notamment la Garde, ont éprouvé de très grosses pertes.

" A notre droite, nous résistons avec vigueur à de très violentes attaques et tout fait espérer que notre succès va continuer à se propager jusque là."

Peu après avoir envoyé ce message, le général en chef adresse à ses armées les instructions suivantes, organisant la poursuite et définissant les missions de chacun:

" Les forces allemandes cèdent sur la Marne et en Champagne devant les forces alliées du centre et d'aile gauche. Pour affirmer le succès, il convient de poursuivre énergiquement le mouvement en avant de façon à ne laisser à l'ennemi aucun répit : la victoire est maintenant dans les jambes de notre infanterie. "

D'après les renseignements recueillis, les forces allemandes en retraite paraissent séparées en deux groupements, l'un dans la région de Soissons, Villers-Cotterêts, se retirant derrière l'Aisne, l'autre dans les massifs boisés de la région d'Épernay et en Champagne; entre les deux, dans le Tardenois, il ne parait y avoir que de la cavalerie soutenue par de faibles détachements .

Le général en chef oriente ses armées de façon à exploiter cette situation.

La poursuite se fera en direction générale du nord-est.

La VIème armée agira à l'ouest de la ligne cours inférieur de l'Ourcq, Soissons, son corps de cavalerie gagnant du terrain sur l'aile extérieure en cherchant constamment à inquiéter les lignes de communication et de retraite de l'ennemi. A sa droite, l'armée britannique, franchissant l'Ourcq supérieur, poursuivra son action entre Soissons et Fère-en-Tardenois. La Vème armée contournera par l'ouest les massifs boisés d'Épernay, en se couvrant contre les troupes ennemies qui pourraient s'y abriter et en assurant, avec son corps d'armée de droite, la liaison avec la IXème armée. Celle-ci poussera droit devant elle vers la Marne d'Épernay, Châlons; en outre, comme elle se trouve désormais en situation de travailler au succès de la IVème armée, elle s'efforcera d'agir, au moins par sa cavalerie, contre les troupes allemandes de la région de Sompuis. " La IVème armée, ainsi dégagée sur sa gauche, pourrait plus facilement pousser dans la région à l'est de la Marne, et faire sentir son action sur les corps qui maintiennent et pressent fortement la IIIème armée qui n'a pu déboucher de l'Argonne." En effet, refoulant l'ennemi sur la Marne en amont de Châlons, elle pourra franchir la rivière vers Pogny, prendre à revers les lignes de hauteurs au nord de la basse Saulx et occuper ces hauteurs pour faciliter le débouché de son aile droite et les opérations ultérieures de la IIIème armée. Ainsi, pour propager vers l'est la victoire acquise à l'ouest, le général en chef cherche à mettre en œuvre l'appui réciproque que peuvent se prêter, de proche en proche, les différentes armées.

Le 11 septembre, le mouvement en avant des armées alliées de gauche se poursuit. Les 1ère, 2ème, 3ème armées allemandes se replient rapidement sans chercher à utiliser des positions défensives favorables, n'opposant aucune résistance et laissant derrière elles des traînards, des blessés, des vivres, des munitions et du matériel de guerre, mais réussissant à échapper à la poursuite.

La VIème armée dépasse la forêt de Villers-Cotterêts; l'armée britannique franchit l'Ourcq dans la région d'Oulchy-le-Château, et progresse vers Soissons et Braine; l'aile gauche de la Vème armée atteint la Vesle vers Bazoches, Fismes, tandis que l'aile droite est dans la région nord d'Épernay; la IXème armée arrive sur la Marne, de part et d'autre de Châlons.

Devant la IVème armée, l'ennemi, menacé par l'avance de la IXème armée, commence à se dérober; les troupes du général de Langle de Cary progressent jusqu'à la Marne, occupent Vitry-le-François et viennent border le cours inférieur de la Saulx et de l'Ornain, en liaison avec le corps d'armée de gauche de la IIIème armée.

Ainsi la retraite des Allemande s'étend vers l'est et un nouveau pan du front ennemi tombe.

Entre Argonne et Meuse, la Vème armée allemande n'a pas repris ses attaques contre la IIIème armée; mais la situation ne s'améliore pas en Woëvre, où la chute du fort de Troyon est à craindre. En Lorraine, la IIème armée gagne encore du terrain; il semble qu'elle n'a affaire qu'à des arrière-gardes ennemies solidement retranchées, bien pourvues de mitrailleuses, mais ne disposant que d'une faible artillerie. Dans les Vosges, les troupes de la Ière armée progressent vers Saint-Dié.

Au début de l'après-midi, le général en chef envoie au ministre de la Guerre un nouveau compte rendu:

" Ainsi que la fin de mon message d'hier le laissait entendre. la bataille de la Marne s'achève en victoire incontestable. La retraite des Ière, IIème et IIIème armées allemandes s'accentue devant notre gauche et notre centre. A son tour, la IVème armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaize, laissant sur place de nombreux blessés et quantité de munitions. Sur tous les points on fait des prisonniers. Malgré les efforts fournis par les troupes au cours de ces cinq jours de bataille, elles trouvent encore l'énergie de poursuivre l'ennemi. Partout où elles gagnent du terrain, elles constatent les traces de l'intensité de la lutte et de l'importance des moyens mis en œuvre par les Allemands pour rompre notre front. La résistance opposée par les armées alliées et la reprise de l'offensive au moment opportun ont déterminé le succès à notre avantage et ce succès s'affirme de plus en plus pour toutes nos armées ".

Le général en chef suit de près le développement de nos opérations. Il exige d'être renseigné le plus tôt possible sur le front atteint en fin de journée par les différents corps de chaque armée, et indique les dispositions à prendre pour remédier aux à-coups à prévoir dans les transmissions du fait des destructions effectuées par l'ennemi. Il encourage la poussée en avant en faisant communiquer aux troupes les renseignements qui lui parviennent sur l'état d'épuisement de certaines unités allemandes.

Vers 17 heures, il définit les conditions dans lesquelles la poursuite sera continuée :

- la VIème armée, l'armée britannique et la gauche de la Vème armée prendront à partie le groupement de forces allemandes formant l'aile droite ennemie et retraitant derrière l'Aisne, en cherchant toujours à le déborder par l'ouest; à cet effet, la VIème armée va être renforcée par le 13ème corps d'armée, que le général en chef a décidé, le 9 septembre, de prélever sur le front de Lorraine et dont les débarquements commenceront 12 après-midi sur la rive droite de l'Oise et seront poussés aussi loin que le permettront les circonstances;

- les IXème et IVème armées concentreront leurs efforts sur le groupement allemand de Champagne en cherchant à le rejeter vers le nord-est, pendant que la IIIème armée, reprenant son offensive vers le nord, s'efforcera de couper ses communications;

- au centre, la Vème armée disposera le gros de ses forces de manière à agir soit contre le groupement ennemi du nord-ouest, soit contre celui du nord-est, suivant la situation;

- la direction générale du mouvement en avant des armées alliées sera le nord-nord-est; leurs zones d'action respectives sont définies par le général en chef, mais elles pourront être modifiées par entente entre commandants d'armée voisins dans le cas où les mouvements de l'ennemi entraîneraient une armée à sortir de la zone qui lui est affectée

Le général en chef complète ces directives par des ordres particuliers donnés aux deux armées d'aile.

Il a déjà invité, dans la matinée, le commandant de la VIème armée à pousser son corps de cavalerie, par la rive droite de l'Oise, sur Compiègne et Noyon. En fin d'après-midi, il lui fait remarquer qu'aucune limite n'a été fixée pour sa zone de marche vers l'ouest : comme il faut prévoir que, les Allemands faisant tête sur l'Aisne, il serait difficile de les attaquer de front, il parait nécessaire que la VIème armée, tout en restant en liaison étroite avec les Anglais, agisse par la rive droite de l'Oise pour déborder l'ennemi; il faut, en outre, envisager l'intervention dans cette région de corps de réserve allemands rappelés d'Anvers ou de Maubeuge. Le général Maunoury est ainsi orienté vers une manœuvre débordante à laquelle il importe de donner de l'envergure.

La mission de la IIIème armée est précisée le lendemain 12 septembre. Le général en chef, estimant que les troupes ennemies qui sont en face d'elle ne tarderont pas à se replier sous la pression de la IVème armée, invite le général Sarrail à disposer ses forces de façon à pouvoir entamer une poursuite énergique vers le nord par les terrains libres entre Argonne et Meuse, en s'appuyant aux Hauts de Meuse et à la place de Verdun et assurant la couverture de son flanc droit.

En résumé, le plan, très ample, conçu par le général Joffre pour l'exploitation de la victoire vise à reprendre dans l'étau des armées alliées l'ennemi qui s'échappe par une retraite précipitée, à manœuvrer et déborder ses ailes, à rompre son centre, en face duquel la Vème armée française est tenue prête à agir vers le nord-ouest ou le nord-est, suivant les circonstances. Chaque armée, dans sa zone d'opérations, devra se montrer manœuvrière pour assurer le prompt accomplissement de sa mission. Le général en chef recommande de ne pas perdre un temps précieux en s'arrêtant pour attaquer de front les points d'appui organisés par les arrière gardes adverses, ou les grands obstacles du terrain que l'ennemi pourrait défendre. On devra, au contraire, s'efforcer de les tourner et de les déborder; les fronts affectés aux armées sont suffisamment étendus pour permettre une action dans ce sens ".

Cependant, en dehors de la zone de la bataille proprement dite, deux régions attirent particulièrement l'attention du haut-commandement; la région du Nord et la Woëvre.

Depuis le 8 septembre, des forces ennemies assez importantes sont signalées dans le Nord et en Picardie : une vingtaine de mille hommes seraient à Amiens, des travaux d'organisation défensive en cours dans la vallée de la Celle; Villers-Bretonneux, Rosières-en-Santerre, Roye auraient de faibles garnisons; des détachements allemands parcourent le pays; en Flandre, sont signalées deux colonnes, représentant un effectif total de 40.000 à 50.000 hommes (vraisemblablement un corps d'armée de réserve venant d'Anvers). Le gouvernement britannique propose, en prenant pour bases Dunkerque et Calais, de tenter une diversion qui serait effectuée par une division nouvelle formée en Angleterre et prête à être transportée en France pour renforcer l'armée du maréchal French. Le général Joffre estime que cette diversion serait pour l'instant inutile; toutefois des circonstances pourraient se présenter plus tard où il serait avantageux de débarquer à Dunkerque des éléments très mobiles en vue d'agir sur les communications allemandes. En attendant, le groupe de divisions territoriales du général d'Amade, qui, suivant les instructions précédemment données par le général en chef, a entamé son mouvement de Rouen vers Beauvais, semble suffisant pour parer à la menace ennemie actuelle dans le Nord.

En Woëvre, par contre, le danger est pressant. Les forces allemandes en action dans cette région ne font que croître. La 2ème division de cavalerie et la brigade mixte de Toul ne paraissent pas en mesure de pouvoir leur faire face. Le général en chef décide en conséquence de porter sur Saint-Mihiel toute la division de réserve de Toul et de prélever des éléments au profit de la Woëvre sur les armées de Lorraine, devant lesquelles les Allemands commencent à se dérober. Il demande au général de Castelnau d'envoyer le 20ème corps d'armée dans la région de Saizerais (entre Toul et Pont-à-Mousson) et au général Dubail de retirer un corps d'année du front de la Ière armée et de le ramener à hauteur de Bayon, où il sera prêt à être utilisé, soit comme réserve du dispositif des Ière et IIème armées, soit comme renfort à destination de la Woëvre. Le général de Castelnau et le général Dubail formulent des objections, estimant prématurés des prélèvements aussi importants sur leurs forces au moment où ils reprennent à peine le mouvement en avant. Mais, comme en Woëvre la 2ème division de cavalerie et la 73e division ne parviennent pas à débloquer le fort de Troyon, alors que les Ière et IIème armées ne paraissent plus avoir devant elles que des effectifs réduits, et rentrent sans coup férir, le 12 septembre, dans Pont-à-Mousson, Nomény, Lunéville, Baccarat, Raon-l'Etape et Saint-Dié, le général Joffre renouvelle impérativement ses ordres : il est décidé que le 20èm corps d'armée sera mis en route vers Saint-Mihiel le 13 au matin, et que le 8ème corps d'armée, de la Ière armée, fera mouvement à partir du 14 au matin.

Au cours des journées des 12 et 13 septembre, les armées alliées réalisent encore des avances importantes, mais, dans l'ensemble, les résultats qu'elles obtiennent sont loin de répondre aux espoirs qu'avait pu former le général en chef, dont les conceptions ne sont réalisées ni aux ailes, ni au centre.

Le 12 septembre, la VIème armée parvient jusqu'à l'Aisne qu'elle borde depuis la forêt de Compiègne jusqu'à Soissons. Les avant-gardes de l'armée britannique atteignent également la rivière, à l'ouest de Soissons, tandis que les gros de l'armée stationnent en fin de journée entre Vesle et Aisne. La Vème armée, après un engagement à Fismes, progresse sur les hauteurs au delà avec son aile gauche et arrive, à droite, aux abords de Reims. Les IXème et IVème armées franchissent la Marne et la Saulx, parviennent sans combat sur la ligne générale Grandes Loges, Vadenay, la Cheppe, Possesse, Nettancourt. Le général en chef attire l'attention du général de Langle de Cary sur la nécessité de redresser vers le nord l'axe du mouvement de la IVème armée pour éviter de coincer sa droite sur l'Argonne et il l'invite, en outre, à conserver une liaison étroite avec la IXème armée, qu'il devra pouvoir appuyer éventuellement.

 

 

La Ière armée allemande s'est retirée derrière l'Aisne, vers le nord-est, sous la protection de son artillerie. La direction de retraite de la IIème armée allemande au delà de la Vesle n'a pu être précisée. Au sud-est de Reims, les IVème et IVème armées allemandes, qui n'ont pas défendu le passage de la Marne, rétrogradent en bon ordre, leurs queues de colonnes ne devançant que de deux heures environ les tètes des nôtres, d'après les déclarations des habitants.

Seule, la Vème armée allemande tient encore entre Argonne et Meuse, mais l'impression du général Sarrail est qu'elle ne va pas tarder à céder et il se propose, conformément aux ordres du général en chef, d'attaquer vigoureusement le lendemain.

En Lorraine les Ière et IIème armées progressent.

En Picardie, Amiens aurait été évacué par les Allemands, mais Montdidier et Roye seraient occupés; une division est signalée dans la région Clermont, Saint-Just-en-Chaussée, et des troupes ennemies auraient débarqué, au cours de la nuit du 11 au 12 entre Chaulnes et Nesles. D'une façon générale, les Allemands paraissent se renforcer à l'ouest de l'Oise.

Sans modifier dans ses grandes lignes le plan d'action qu'il a donné la veille pour la conduite des opérations de poursuite, le général en chef, dans une instruction particulière qu'il adresse dans l'après-midi du 12 à ses armées de gauche, précise les dispositions à prendre après le passage de l'Aisne :

- "...Afin de déborder l'ennemi par l'ouest, la VIème armée, laissant un fort détachement dans l'ouest du massif de Saint-Gobain pour assurer, en tout état de cause, la liaison avec L'armée anglaise, portera progressivement le gros de %es forces sur la rive droite de l'Oise.

Les forces britanniques seraient aiguillées dans la direction du nord; afin de faciliter leur passage à travers le massif au sud-ouest de Laon, elles disposeraient de la zone comprise entre la route Soissons, Coucy-le-Château, Saint-Gobain, la Fère incluse, et la route Longueval, Bourg-et-Comin, Chamouille, Bruyères, Athies incluse.

La Vème armée se maintenant également par un détachement en liaison étroite avec la droite des forces britanniques passera l'Aisne par sa gauche, le plus tôt possible, de façon à se placer à cheval sur cette rivière... ".

En somme, le général en chef compte tourner par l'est et par l'ouest les plateaux ravinés et boisés qui s'étendent au nord de l'Aisne et offrent à l'ennemi de fortes positions défensives, taudis que l'armée britannique les abordera de front. Le mouvement de débordement prescrit déjà à la VIème armée doit s'accentuer : cette armée est invitée à déplacer franchement vers l'ouest son centre de gravité en poussant ses gros à l'ouest de l'Oise -, elle devra, par ailleurs, surveiller les forces allemandes de Picardie, son action étant prolongée de ce côté par le groupement des divisions territoriales du général d'Amade, orienté vers Amiens .

Cependant, le maréchal French prévoit que les Allemands ne tiendront pas sur l'Aisne et qu'ils reculeront jusqu'à la Meuse; il propose d'arrêter tout de suite un plan général d'action dans cette éventualité. Le général Joffre accueille ces suggestions et demande au maréchal French de lui envoyer le lendemain ou le surlendemain son sous-chef d'état-major, le général Wilson .

Par ailleurs, le général en chef décide de modifier la mission, la composition et les zones d'action des armées de Lorraine, de façon à ce que la IIème armée puisse se consacrer aux opérations en Woëvre. En conséquence, la Ière armée prendra à sa charge tout le front à l'est de la Moselle, tandis que la IIème armée, ainsi dégagée de la préoccupation de couvrir Nancy, agira entre Meuse et Moselle.

Le 13 septembre, les armées de l'Est et de Champagne réalisent encore des avances importantes, mais les armées de gauche commencent à se heurter à de sérieuses résistances.

Dans la matinée, le général en chef prescrit de continuer énergiquement la poursuite, en modifiant l'orientation générale du mouvement en avant, fixée le 11 septembre au nord-nord-est et maintenant directement au nord.

Ce changement répond à deux nécessités : la première étant de dégager les zones de marche des armées de Champagne qui risquent de se trouver coincées entre l'Argonne et la Vème armée, la seconde de répondre au déplacement vers l'ouest de la VIème armée chargée de déborder 1'aile droite ennemie. La veille, en effet, le général en chef a invité le général Maunoury à faire passer ses gros sur la rive droite de l'Oise en ne laissant sur la rive gauche qu'un fort détachement en liaison avec les Anglais; il va plus loin dans son instruction du 13 au matin : il reporte à l'Oise la limite des forces britanniques et prévoit que toute la VIème armée s'engagera à l'ouest de la rivière. L'armée britannique ne sera pas isolée sur l'Aisne cependant, puisque la Vème armée doit déplacer elle aussi son action vers le nord et ainsi sera en mesure de l'appuyer; en outre le général en chef fait savoir au général Franchet d'Esperey qu'il devra donner comme mission à son corps de cavalerie (général Conneau) d'agir en direction du nord-ouest sur les derrières de la Ière armée allemande en retraite.

Les résultats obtenus par les armées dans la journée du 13 septembre peuvent se résumer ainsi :

En Haute-Alsace, dans les Vosges, en Lorraine, des progrès sensibles sont réalisés: la Meurthe est largement dépassée, la Seille atteinte. En Woëvre le fort de Troyon est débloqué, et la voie ferrée de Saint-Mihiel à Verdun dégagée. La IIIème armée, à son tour, a pu entamer la poursuite, l'ennemi se repliant sur tout son front : elle parvient au nord de Triaucourt et de Souilly. En Champagne, la IVème armée progresse sans coup férir jusqu'à qu'à la ligne Souain, Sainte-Menehould. La IXème armée n'a affaire qu'à des arrière-gardes qui se défendent mollement : elle pousse jusqu'au nord de la Vesle et de Mourmelon.

La Vème armée dépasse Reims, mais son aile droite et son centre se heurtent alors à des positions organisées et à une vive résistance sur la ligne Brimont, Witry-lez-Reims, Nogent l'Abbesse, la Pompelle, tandis que son aile gauche franchissant l'Aisne avance en combattant dans le massif de Craonne; dans la région de Berry-au-Bac, le corps de cavalerie du général Conneau passe également la rivière et, trouvant le vide devant lui, pousse jusqu'à Amifontaine et Sissonne, mais sans développer son action vers le nord-ouest, sur les derrières des forces allemandes, comme le général en chef l'avait indiqué le matin; d'ailleurs, les éléments d'infanterie qui pourraient l'appuyer se trouvent encore le 13 au soir à hauteur de Juvincourt, de Guignicourt et de l'Aisne.

Pendant ce temps, l'armée britannique et la VIème armée ont été sérieusement retardées au passage de l'Aisne par des forces d'artillerie et d'infanterie; non sans peine elles parviennent à prendre pied sur la rive nord et à marquer quelques progrès au delà. Le général Maunoury signale que ses troupes sont lasses et auraient besoin de souffler un peu; d'autre part, il manifeste des appréhensions au sujet du détachements allemands de Picardie qui pourraient compromettre la sécurité du 13ème corps d'armée dont les débarquements vont avoir lieu entre Beaumont et Creil; au reste, les mouvements ennemis au nord de l'Oise sont peut-être l'amorce d'une nouvelle tentative d'enveloppement contre l'aile gauche française et le général Maunoury propose de désaxer largement vers l'ouest la VIème armée. Mais, le général en chef ne partage pas ces inquiétudes, il estime que les forces allemandes de Picardie ne doivent comprendre encore que des éléments d'étape, réserve ou landwehr, et ne sont pas en mesure de gêner pour le moment le 13ème corps d'armée . Quoi qu'il en soit, la VIème armée n'a pu qu'à peine ébaucher le mouvement débordant qui lui a été prescrit par la rive ouest de l'Oise, où elle n'a encore que le corps de cavalerie du général Bridoux, et des éléments d'une division d'infanterie, ses gros étant engagés entre Oise et Aisne avec les Anglais.

Dans la soirée du 13 septembre, le général en chef n'apporte aucune modification à ses instructions antérieures pour la conduite des opérations de poursuite. Dans la matinée du 14, il rappelle aux commandants d'armée les principes tactiques dont ils doivent s'inspirer.

" An cours des marches qui s'exécutent actuellement à la poursuite de l'ennemi il est essentiel de ménager les forces des troupes en vue des efforts nouveaux qui leur seront demandés.

" Mais il ne faut pas perdre de vue que l'ennemi doit être maintenu constamment sous la menace de nos fusils et de nos canons. Les arrière-gardes ennemies seront talonnées sans relâche par des avant-gardes allégées autant que possible, appuyées par une très forte artillerie et fortement poussées en avant, ce qui permettra au gros des corps d'armée de marcher derrière avec plus de tranquillité et de rapidité.

" Les commandants d'armée doivent se préoccuper également d'assurer l'arrivée des hommes de remplacement, ainsi que des ravitaillements de toutes sortes ".

Quelques heures plus tard, le général en chef renouvelle les ordres qu'il a donnés au sujet de la méthode à employer pour triompher des résistances ennemies.

" Je vois, dans les comptes rendus des armées, qu'on s'obstine à attaquer de front les positions organisées par les arrière-gardes ennemies. On fonce sur toute résistance qui se présente au lieu de la masquer et de la faire tomber par débordement. Ce dernier procédé est plus rapide qu'une attaque frontale, toujours difficile et qui a le gros inconvénient de coûter plus d'hommes et de demander plus d'efforts. Il convient d'attirer l'attention de tous les commandants de corps d'armée sur ce point ".

Ainsi, le général en chef s'efforce d'insuffler une vigueur nouvelle à la poursuite, il fait appel au mordant de ses armées et à leur capacité manœuvrière; la manœuvre d'exploitation ne doit pas se résoudre en une poussée rectiligne.

Au reste, au début de l'après-midi, il définit à nouveau les missions des armées en fonction de la situation connue des Allemands :

" Les renseignements parvenus laissent supposer que l'aile droite ennemie composée de la Ière armée et d'une fraction de la IIème est nettement séparée du groupement principal, auquel elle serait reliée par le corps de cavalerie de Marwitz actuellement dans la région sud-est de Laon... "

La mission de mettre hors de cause cette aile droite ennemie, que peuvent renforcer des éléments venant de Belgique et de Maubeuge, reste dévolue au groupe des armées alliées de gauche : VIème armée, armée britannique et tout ou partie de la Vème armée. Il importe que cette dernière puisse agir le plus énergiquement possible dans ce sens; dès le matin, le général en chef a fait téléphoner au général Franchet d'Esperey que, la IXème armée étant parvenue dans la région de Prosnes, il paraissait essentiel d'orienter la marche de la Vème armée un peu plus au nord, de façon à ce que la grosse partie de ses forces se trouve le 14 au soir au delà de l'Aisne, dans la région de Neufchâtel-sur-Aisne, Guignicourt, Berry-au-Bac, la gauche de l'armée appuyant davantage vers les Anglais. Ainsi, le général en chef qui, le 11 septembre, avait prévu l'action de la Vème soit dans le flanc des forces allemandes de Champagne, soit dans celui des forces allemandes de l'Aisne, adopte, le 14, cette dernière solution.

Cependant, les Allemands prélèvent des unités sur le front de Lorraine, ce qui peut leur permettre de reconstituer un groupement important pour menacer le flanc droit du dispositif des Alliés. Pour parer à ce danger et assurer en même temps l'isolement du groupement ennemi de l'Aisne, pris à partie par les armées du général Maunoury, du maréchal French et du général Franchet d'Esperey, le général en chef précise en conséquence le rôle des armées de l'Est et de Champagne.

" La IIème armée entre Toul et Verdun, la IIIème dans la région de Damvillers garantiront notre flanc droit contre toute entreprise ennemie partant de Metz, Thionville. Elles s'appuieront pour cela sur la place de Verdun et sur l'organisation fortifiée des Hauts de Meuse. La place de Toul contribuera à cette mission, dans la mesure de ses moyens. Une attitude menaçante de la Ière armée, établie entre Moselle et Vosges, doit faciliter la mission des IIème et IIIème armées.

" Les IVème et IXème armées doivent refouler l'ennemi jusque sous la Meuse et la région difficile des Ardennes s'il continue à se replier, ou le contenir s'il tentait de faire face pour porter secours à son aile droite. Ces deux armées effectueraient donc dans l'ensemble, un mouvement de conversion vers le nord-est qui pourrait les amener sur le front Stenay, Rocroi. La IVème armée aurait sa densité sur sa droite de manière à pouvoir déboucher au delà de la Meuse, en terrain libre, au moment opportun.

" En conséquence, les IIIème, IVème et IXème armées, tout en continuant à refouler l'ennemi qui est devant elles auront à prévoir un mouvement général vers le nord-est qui les amènerait à aborder la Meuse : la IIIème armée jusqu'à Stenay (exclu); la IVème armée de Stenay (inclus) à Sedan (inclus); la IXème armée en aval de Sedan ... "_

Cette conception de vaste envergure montre que le général en chef conserve à ce moment l'espoir d'infliger aux Allemands une seconde défaite décisive et de les rejeter hors de France.

Mais, au cours de cette journée du 14 septembre, seule la IIIème armée peut poursuivre le mouvement en avant et progresser encore de plusieurs kilomètres. Les autres armées, de l'Argonne à l'Oise, se trouvent dès le matin violemment aux prises avec l'ennemi et la lutte se poursuit au long du jour sans qu'aucune avance sensible puisse être réalisée. En particulier, les Allemands réussissent à barrer la brèche de Berry-au-Bac, dans laquelle le corps de cavalerie du général Conneau avait pénétré la veille, avant que la Vème armée ait pu la mettre à profit. D'autre part, la VIème armée, qui, violemment engagée entre Oise et Aisne, ne peut toujours pas développer son action à l'ouest de l'Oise, s'efforce, sans succès, de réaliser un enveloppement étroit de l'aile droite allemande à l'est de cette rivière et reste englobée dans la bataille frontale. En Picardie, le groupe des divisions territoriales du général d'Amade, dépassant Beauvais, se porte sur Amiens.

En résumé, l'ennemi fait tête et l'impression est que l'on n'a plus affaire à des arrière-gardes se sacrifiant pour couvrir une retraite, mais à des troupes installées sur de fortes positions (plateaux du Chemin des Dames, massif de Nogent-l'Abbesse, etc.) et résolues à les défendre.

Le général en chef reconnaît, le 15 septembre, la nécessité de monter une nouvelle bataille : " Il ne s'agit plus de poursuite, mais d'attaques méthodiques avec tous nos moyens ".

Tout en battant en brèche le front sur lequel les Allemands viennent de se rétablir, il va, en relançant vigoureusement sa manœuvre d'aile gauche dans les plaines au nord de l'Oise, poursuivre encore avec opiniâtreté l'exploitation de sa victoire.

 

 


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