APERÇU GÉNÉRAL SUR LA BATAILLE DE LA MARNE

Ce texte est tiré de l'ouvrage "LES ARMEES FRANCAISES DANS LA GRANDE GUERRE" TOME 1, VOLUME 3, CHAPITRE I, de la page 22 à la page 48, ce document est reproduit avec l'autorisation du Service Historique de l'Armée de Terre N° 24/03/2000*004130. Merci au SHAT.

 

II. LA BATAILLE.

(6-9 SEPTEMBRE 1914.)

 

Livrée sur un front très étendu, échelonnée sur plusieurs journées, la bataille de la Marne peut paraître difficile à saisir dans son ensemble et à suivre dans son évolution générale. La plupart des historiens la présentent fragmentée en divers épisodes, exposant successivement la bataille de l'Ourcq, la bataille des marais de Saint-Gond, d'autres encore, comme huit batailles simultanées menées par les huit lieutenants du général en chef; la forte personnalité de certains d'entre eux favorise la tendance aux visions partielles.

Certes, la victoire est partout en cause et le caractère de la lutte prend, suivant les secteurs, des aspects différents; mais, de Paris à la Meuse et même aux Vosges, toutes les armées sont étroitement solidaires et participent à la réalisation d'un même plan. Dans sa complexité, la bataille est parfaitement une, dominée et menée, du premier au dernier jour, par le général Joffre.

C'est pourquoi, en tète des parties qui étudient dans le détail les opérations de chaque armée et qui forment le corps de cet ouvrage, il a paru indispensable de placer un exposé d'ensemble présentant la physionomie générale de la bataille et faisant ressortir l'action du haut commandement.

Le général en chef', en effet, reste fidèle à la méthode qu'il a pratiquée pendant la retraite et qui est l'application d'une " doctrine inspirée des enseignements napoléoniens, d'après laquelle le chef dirige la bataille de bout en bout ". Il ne peut, évidemment, comme l'empereur, du haut d'un observatoire, embrasser d'un regard le champ de bataille et reconnaître, de visu, le " moment psychologique " pour déclencher une action décisive. Mais, si les circonstances ont changé, le principe reste le même. Les comptes rendus venus du front, avec la rapidité que procurent les moyens de transmission modernes, permettent au commandant en chef de suivre sans trop de retard les fluctuations du combat; au reste, étant donné l'amplitude de la lutte et l'importance des effectifs mis en ligne, le " moment psychologique " n'a plus la brève durée d'autrefois: le général en chef' conserve la possibilité de modifier à temps sa manœuvre pour répondre aux réactions de l'ennemi et profiter des occasions favorables.

Le général Joffre surveille donc constamment les engagements de ses différentes armées; son action est à peu près continue, d'un bout à l'autre du front, attentive à maintenir l'équilibre de l'ensemble et à subordonner le développement des opérations locales au but à atteindre par la bataille. Il ne bride pas les initiatives cependant; il les suscite même, à condition qu'elles s'exercent dans le cadre de ses directives; il encourage le mordant et s'applique à répandre partout la confiance qui est en lui.

La bataille de la Marne n'est pas autre chose, en somme, que la bataille des frontières renversée. La manœuvre en retraite a transféré la bataille de la Belgique à la Marne et réalisé, en même temps, un retournement complet de la situation, comme l'examen du bilan des forces en présence l'a déjà montré. Mais le retournement n'est pas seulement matériel, l'ascendant aussi a changé de camp : de même que, lors de la bataille des frontières, les Français, se sentant dangereusement manœuvrés à leur aile gauche, se sont, comme en un mouvement instinctif de défense, jetés contre le centre allemand pour tâcher de le rompre, de même à la Marne, les Allemands, inquiets du péril qui les menace vers Paris, se ruent droit devant eux pour essayer d'enfoncer le centre français. De ce l'ait, sur toute la partie est du champ de bataille correspondant aux secteurs des III, IV, et IXème armées françaises, la lutte prend, dès le début, le caractère d'une violente bataille frontale, tandis que se développe, à l'Ouest, la manœuvre offensive (les Vème et Vlème armées françaises et de l'armée britannique. En somme, mises à part les Ière et Ilème armées qui remplissent en Lorraine leur importante mission de couverture du dispositif général, la bataille est menée par deux groupes d'armées, dont l'action revêt un caractère très différent; mais ces deux groupes d'armées ont un chef commun, le général Joffre, qui suit et dirige parallèlement la bataille d'arrêt et l'offensive d'aile gauche, car de l'évolution de l'une dépend le résultat escompté du développement de l'autre.

Ce schéma reste vrai au cours des quatre journées des 6, 7, 8 et 9 septembre, qui sont comme les quatre actes d'un grand drame. Le général en chef encourage la résistance agressive de ses armées de l'Est; il intervient dans la bataille d'arrêt pour conserver ses forces liées, réagir contre la tendance que pourraient avoir les différentes armées à se pelotonner dans leur résistance, les amener au contraire à se soutenir mutuellement, les renforcer, dans la mesure de ses moyens, pour aider au colmatage des brèches qui se produisent dans le front; il suit de près le développement de sa manœuvre offensive d'aile gauche, sans s'obstiner à appliquer strictement le plan qu'il a tracé à l'avance, surveillant attentivement le jeu de l'adversaire, prêt à adapter sans cesse l'action engagée aux situations nouvelles qui apparaissent. Il l'emportera sur tous les points : les assauts des Allemands seront brisés à l'Est, tandis que l'offensive de l'Ouest, menaçant de dissocier l'aile droite ennemie et de la détruire, déterminera la victoire.

 

LA JOURNÉE DU 6 SEPTEMBRE 1914.

 

Le 5 septembre, le général en chef a prévenu le Ministre de la Guerre de sa résolution d'engager toutes ses forces à fond; le 6 au matin, il adresse à ses troupes l'ordre du jour suivant :

" Au moment où s'engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière. Tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que, de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée."

La bataille est engagée, le canon tonne de Paris à la Meuse. Sans avoir pu prendre une seule journée de répit, après quatorze jours d'une dure retraite, les armées françaises et l'armée britannique font tête et attaquent. La parole est aux exécutants. Au cours des heures qui vont suivre, le général en chef ne peut qu'attendre les premiers résultats de cette lutte pour laquelle la France lui a confié ses fils, étudier les comptes rendus des armées, les rapprocher les uns des autres pour reconstituer pièce à pièce la physionomie de la bataille, avant d'intervenir, soit par des instructions particulières pour parer à des incidents locaux, soit par des directives générales pour rectifier, si nécessaire, l'ensemble de la manœuvre

D'après les renseignements qui lui parviennent durant cette première journée, la situation se présente ainsi :

A l'aile gauche, la manœuvre offensive s'ébauche : au nord de la Marne, la VIème armée progresse, mais sans parvenir à l'Ourcq; au sud de la Marne, l'armée britannique s'engage résolument, et atteint le cours inférieur du Grand-Morin, à l'ouest de Coulommiers, son aile droite dans la région de Rozoy-en-Brie, tandis que la Vème armée attaquant face au nord, progresse de plusieurs kilomètres et se trouve en fin de journée à hauteur de la grand'route de Rozoy à Esternay, maintenant le contacts. L'aviation signale des mouvements importants, du sud vers le nord, dans les arrières de la Ière armée allemande : sans nul doute, le général von Kluck reporte en toute hâte des forces sur la rive droite de la Marne pour enrayer l'attaque de la VIème armée; ses gros semblent encore au sud de la rivière, mais accepteront-ils la bataille avec les Anglais et la Vème armée ou se replieront-ils à leur tour ? La question se pose le 6 au soir.

Au centre, les Allemands attaquent vigoureusement. La IXème armée ne peut se maintenir aux débouchés nord des marais de Saint-Gond où elle avait poussé des éléments avancés, mais elle fait tète avec énergie. La IVème armée est sérieusement accrochée dans la région de Vitry-le-François et une brèche, d'une vingtaine de kilomètres de largeur, s'ouvre entre elle et la IXème armée, à hauteur du camp de Mailly.

A l'aile droite, la IIIème armée ne peut déclencher l'attaque en direction de l'ouest qui lui avait été prescrite, elle doit d'abord faire face, avec l'appui des troupes mobiles de Verdun, à des forces allemandes qui débouchent à l'est de l'Argonne; dans la région de Revigny, son corps d'armée de gauche, chargé d'assurer la liaison avec la IVème armée, est refoulé par l'ennemi et là aussi une fissure se produit dans le front.

En résumé :

progressions assez réduites des armées de gauche; la VIème armée, loin de déboucher à l'est de l'Ourcq, n'atteint même pas la rivière, mais la Ière armée allemande parait surprise et troublée, et l'attaque semble en bonne voie à la Vème armée; d'après un renseignement pris sur l'ennemi les troupes allemandes engagées demandent du renfort;

l'attaque prévue à l'aile droite n'a pu se développer;

au centre, la lutte s'annonce sévère et les trouées ouvertes de part et d'autre de la IVème armée constituent un sérieux danger.

Cependant, le général en chef ne trouve dans cette situation aucune raison de modifier son plan. Il se borne donc à prendre diverses mesures propres à assurer la continuation de l'offensive à gauche, et à parer aux menaces de rupture du front au centre.

A l'aile gauche, il se préoccupe de maintenir une coopération étroite entre les armées d'attaque et d'assurer avec certitude la convergence de leurs efforts. Les Vlème et Vème armées poursuivront leur action, suivant les données du plan initial, la première en direction de l'Ourcq, la seconde vers Montmirail. Mais le rôle de l'armée britannique, qui est à la charnière de la manœuvre a besoin d'être précisé. Cette armée est partie, le 6 au matin, d'une ligne sensiblement plus au sud-ouest qu'il n'avait été prévu le 4 septembre; son front et celui de la VIème armée au lieu d'être en équerre, forment un angle obtus assez largement ouvert. Dans la matinée, le général en chef, se ralliant aux suggestions de l'état-major britannique, a fixé sa zone d'opérations au sud du Grand-Morin, la VIème armée intervenant, au sud-est de Meaux, entre cette rivière et la Marne. Mais, cette solution ne peut être maintenue pour le 7. La VIème armée est en effet fortement engagée au nord de la Marne et ne pourra agir au sud qu'avec des moyens limités; d'autre part, si l'armée anglaise pousse vers l'est en se maintenant dans la région sud du Grand-Morin, elle risquera de se heurter à la Vème armée progressant vers le nord et ne se trouvera plus dans le flanc de l'ennemi. En conséquence, le général en chef écrit dans la soirée au Maréchal French :

" . . la continuation de l'offensive des forces que vous commandez facilitera grandement l'attaque de la Vème armée au cours de la journée de demain. Mais il semble que votre action pourrait être utilement dirigée un peu plus au nord, en orientant votre offensive sur l'aile droite allemande ... il se pourrait d'ailleurs que votre direction d'attaque dût être infléchie davantage vers le nord si l'ennemi se repliait sur la Marne. De toute façon, la VIème armée appuierait votre gauche, et vous pouvez lui demander de coopérer intimement à votre attaque ... "

Le général en chef a fait, en effet, télégraphier au général Maunoury de se conformer, dans la mesure de ses moyens, aux demandes qui lui seraient adressées par le maréchal French, pour assurer la coordination des efforts des deux armées. " Il est essentiel en particulier que vous appuyiez constamment, de façon efficace, la gauche de l'armée britannique. "

Une note établie par le colonel Serret du grand quartier général, à la suite d'une conversation avec le général Berthelot, aide-major général chargé des opérations, dans la nuit du 6 au 7 septembre et remise à l'armée anglaise le 7 au matin, fait ressortir de quelle façon le haut commandement français apprécie à ce moment la situation : Il est impossible de savoir encore si la Vème armée n'a devant elle que des arrière-gardes ou si elle se heurtera aux gros des corps qui lui sont opposés. L'armée anglaise doit se tenir constamment prête à tomber dans le flanc droit des forces allemandes qui livreraient bataille à la Vème armée. A l'extrême gauche, la VIème armée a un rôle analogue. Dans ces conditions, il faut que l'armée anglaise marche à peu près droit vers le nord, ses corps échelonnés la gauche en avant de manière à pouvoir se rabattre immédiatement à droite en cas de besoin. Si les gros de la Ière armée allemande se retirent vers le nord, l'armée anglaise formera échelon avancé à la gauche de la Vème armée en prenant comme axe de mouvement Coulommiers, la Ferté-sous-Jouarre, la gauche vers l'Ourcq; la VIème armée formerait elle-même échelon avancé à la gauche de l'armée anglaise. " Mais la première nécessité à satisfaire reste toujours la coopération à la bataille que les Allemands peuvent accepter devant la Vème armée. "

Au centre et à l'aile droite, le général en chef prend ses dispositions pour assurer le colmatage des brèches de Mailly et de Revigny.

Il affecte le 21ème corps d'armée, qui sera disponible le lendemain 7 septembre dans la région de Vassy, à la IVème armée, en invitant le général de Langle de Cary à être constamment prêt à contre-attaquer les forces ennemies qui déborderaient l'aile droite de la IXème armée dans la région de Sommesous, camp de Mailly, et à conserver dans ce but de fortes réserves en arrière de sa gauche ; en outre, pour soulager la IIIème armée dans la région de Revigny, la IVème armée étendra son aile droite jusqu'à Sermaize-les-Bains;

Il met, d'autre part, à la disposition de la IIIème armée, le 15ème corps, qui arrive dans la région de Gondrecourt; ainsi étayée et renforcée, cette armée sera en mesure " non seulement de tenir tête à l'ennemi, mais de lui infliger un échec ".

Une mission complexe échoit donc à la IVème armée: tout en faisant face à des forces paraissant égales aux siennes, elle doit s'étendre à droite et se tenir prête à contre-attaquer à gauche. Il est vrai qu'elle peut faire jouer sa défense sur des lignes d'eau - cours inférieur de la Saulx, canal de la Marne au Rhin, et éventuellement, Marne et canal latéral entre Vitry-le-François et Saint-Dizier -, et l'appuyer, au besoin, au véritable bastion que constitue la forêt des Trois-Fontaines.

En dehors de la zone de la bataille, aucune menace n'apparaît. Sur le front de Lorraine, les attaques allemandes devant Nancy, se ralentissent, même la IIème armée, à laquelle le général en chef a demandé le matin de maintenir ses positions et de ne retraiter qu'à la dernière extrémité, reconquiert largement le terrain qu'elle avait perdu la veille. Plus à l'est, la Ière armée mène avec succès des opérations locales.

A l'ouest de l'Oise, le calme règne; le général d'Amade reconstitue ses divisions territoriales dans la région de Rouen; dès que cette reconstitution sera suffisamment avancée, il devra se porter en direction générale de Beauvais, de manière à pouvoir menacer par des détachements mobiles les lignes de communication des armées allemandes, tout en restant en mesure de revenir sur la Seine si les circonstances l'exigent.

En somme, dans la soirée du 6 septembre, le général en chef peut envisager la situation avec optimisme. Il vient d'affecter, il est vrai, aux IIIème et IVème armées ses seules réserves disponibles, et il devra désormais, pour renforcer une partie du front, prélever sur une autre; de plus, les 21ème et 15ème corps d'armée ne pourront guère intervenir, en forces, avant le 8 septembre. Cependant, le bilan de cette première journée de bataille, qui a succédé sans délai à la retraite, ne laisse pas d'être encourageant. La reprise de contact avec les armées allemandes a été brutale, mais Français et Anglais se sont engagés résolument; ils ont tenu, dans l'ensemble, là où ils étaient attaqués et ils ont attaqué eux-mêmes avec succès à l'aile gauche. Le flot de l'invasion a été arrêté et sur certains points reflue. Il est donc permis d'espérer un développement favorable de la bataille dans les journées qui vont suivre. " Cette bataille, écrit, le 7 septembre, le généra] Joffre au général Gallieni, durera vraisemblablement plusieurs jours et j'ai bon espoir sur l'issue, mais ce sera dur ... "

 

LA JOURNÉE DU 7 SEPTEMBRE 1914.

 

Au cours de la journée du 7 septembre, la bataille conserve le double aspect qu'elle a pris la veille : les Allemands continuent à attaquer la "bouclier" des IIIème, IVème et IXème armées, taudis que se poursuit, à l'aile gauche, l'offensive des Alliés.

La IVème armée, pivot central de la bataille d'arrêt, contient victorieusement sur son front la IVème armée allemande; mais ses deux ailes sont en situation difficile: à l'est, les Allemands s'emparent de Sermaize-les-Bains, ce qui élargit encore la brèche de Revigny, et, à l'ouest, ils sont signalés marchant en forces de Châlons-sur-Marne vers la trouée du camp de Mailly, où un détachement de protection est formé en toute hâte. Cependant le général de Langle de Cary, qui va recevoir le 21eme C. A., reste confiant.

Entre Argonne et Meuse, la IIIème armée est toujours vivement engagée contre la Vème armée allemande. Le combat connaît des alternatives diverses, mais, en fin de journée, le général Sarrail, efficacement appuyé par les troupes mobiles de Verdun et à la veille d'être renforcé par le 15ème C.A., estime la situation excellente, l'aviation ne signale chez l'ennemi aucune réserve importante. Par contre, des détachements apparaissent en Woëvre qui peuvent devenir un danger pour les arrières de l'armée.

Dans la région Sézanne, marais de Saint-Gond, la IXème armée est fortement aux prises avec la 2ème armée allemande et une partie de la 3ème Elle est soutenue par l'aile droite de la Vème armée et réussit, dans l'ensemble, à maintenir ses positions; mais, le général Foch s'inquiète de la situation périlleuse de sa droite en raison de la brèche de Mailly, où il n'est couvert que par une division de cavalerie.

Ainsi, les efforts des Allemands, sont, comme la veille, enrayés, mais les unités s'usent. La situation favorable en Lorraine, où les Ière et IIème armées font tète avec succès aux forces ennemies qui leur sont opposées, permet bien au général en chef de prélever de ce côté quelques éléments - 2ème D. C., que le général de Castelnau est invité à pousser vers le nord pour surveiller la Woëvre derrière la IIIème armée et refouler les coureurs ennemis trop entreprenants; 6e D. C., que le général Dubail reçoit l'ordre d'envoyer à la lXème armée - mais ce ne sont là que modiques ressources et mesures de détail; il va d'ailleurs falloir à la 6ème D. C. un certain délai pour rejoindre la IXème armée. Pour soutenir la bataille d'arrêt, le général en chef compte toujours et surtout sur l'appui réciproque que doivent se prêter les différentes armées.

La veille, il a demandé au général de Langle de Cary de coopérer avec la IIIème armée dans la région de Sermaize-les-Bains; il invite maintenant le général Sarrail à agir avec vigueur pour soulager la IVème armée; il l'engage, avec l'aide des forces mobiles de Verdun, à inquiéter de façon incessante les communications des Allemand : " . . dans les circonstances actuelles, et en l'absence de précautions prises par l'ennemi, cette action peut se faire sentir dans un périmètre très étendu ". Informé dans l'après-midi de l'attaque des Allemands sur Sermaise-les-Bains, le général en chef attire à nouveau l'attention du commandant de la IIIème armée sur l'importance d'une liaison solide avec la IVème armée et il ajoute : " ... de même que la IVème armée doit appuyer la droite de la IXème armée, de même il vous appartient de faire sentir votre action à la droite de la IVème armée, tout en vous couvrant contre les entreprises de l'ennemi sur votre flanc droit ".

Au général de Langle de Cary, le général en chef rappelle ses instructions en vue de la constitution, derrière l'aile gauche de la IVème armée, de fortes réserves prêtes à contre-attaquer pour dégager éventuellement la droite de la IXème armée; l'emploi du 21ème C. A. est à prévoir dans ce sens.

Cependant, les armées d'aile gauche ont continué leurs attaques. Le 7 au matin, le général en chef a décidé de reprendre la VIème armée, placée jusque là sous le commandement supérieur du général Gallieni, à ses ordres directs, " pour faciliter et rendre plus efficace l'action de cette armée "; au reste, le gouverneur militaire de Paris, qui s'emploie activement à mettre le général Maunoury en mesure de remplir sa mission et lui envoie toutes les ressources dont il peut disposer, sera informé des instructions adressées au commandant de la VIème armée.

Poursuivant sa progression en direction de Montmirail, la Vème armée est aux prises avec des forces ennemies qui s'opposent à sa marche au nord d'Esternay et dans la vallée moyenne du Grand-Morin. L'armée britannique, franchissant cette rivière en aval de Coulommiers, progresse sur le plateau entre Grand-Morin et Petit-Morin; elle est appuyée à sa gauche, dans la région sud de Meaux, par une division venue de la Vlème armée. Cette dernière livre, au nord de la Marne, des combats de plus en plus durs contre des forces allemandes qui paraissent chercher à la déborder; elle ne peut, dans ces conditions, réaliser aucune avance appréciables.

L'hypothèse, envisagée par le général en chef, selon laquelle l'ennemi refuserait la bataille contre la Vème armée au sud de la Marne, paraît se vérifier. D'après les renseignements parvenus au grand quartier général dès la matinée du 7 septembre, la Ière armée allemande se dérobe, couverte par des arrière-gardes et un rideau de cavalerie. Entre 10heures et 11 heures, l'aviation britannique fait connaître " que toute l'armée allemande en face de la Vème armée bat en retraite vers le nord ". De son côté, la Vème armée fait savoir, vers 11 heures, qu'elle entame la poursuite de la " 1ère armée allemande en pleine retraite vers le nord sur tout le front Esternay, Courtacon ... ".

Il importe de presser l'ennemi pour l'empêcher de s'installer sur des positions nouvelles. Le général en chef, adaptant son plan de manœuvre du 4 septembre à la situation qui résulte du repli de l'armée de von Kluck, fait télégraphier, à 15heures 45, l'ordre général suivant :

La Ière armée allemande semble se replier vers le nord-est devant les efforts combinés des armées alliées de gauche.

Celles-ci doivent suivre l'ennemi avec l'ensemble de leurs forces de manière à conserver toujours la possibilité d'enveloppement de l'aile droite allemande.

La marche s'exécutera donc d'une manière générale dans la direction du nord-est, dans un dispositif qui permette d'engager la bataille si l'ennemi marque un temps d'arrêt et sans lui laisser le temps de s'organiser solidement.

A cet effet, la VIème armée gagnera successivement du terrain vers le nord sur la rive droite de l'Ourcq.

Les forces britanniques chercheront à prendre pied successivement au delà du Petit-Morin, du Grand-Morin et de la Marne.

La Vème armée accentuera le mouvement de son aile gauche et emploiera ses forces de droite à soutenir la IXème armée.

Cette dernière s'efforcera de tenir, sur le front qu'elle occupe, jusqu'au moment où l'arrivée des forces réservées de la IVème armée, sur sa droite, lui permettra de participer au mouvement en avant.

Limite des zones d'action entre Vème armée et armée W : Dagny, Sablonnières, Hondevilliers, Nogent-l'Artaud, Château-Thierry (cette route à armée W) ... ".

Cette marche offensive parait pouvoir être d'autant plus fructueuse que, d'après les renseignements recueillis, la Ière - armée allemande se trouve dans une situation précaire; elle serait, en effet, divisée en deux masses, l'une au nord de la Marne en face de la Vlème armée, l'autre au sud de la Marne en face de la Vème armée, séparées par une large brèche où ne se trouveraient que des divisions de cavalerie.

C'est donc sur une impression nettement favorable que se termine la deuxième journée de bataille.

 

 

LA JOURNÉE DU 8 SEPTEMBRE 1914.

 

La bataille revêt le 8 septembre son maximum d'intensité. Les Allemands font de violents efforts, au centre et aux ailes, pour rompre la nasse dans laquelle ils se sentent dangereusement engagés; sauf devant l'armée britannique et la gauche de la Vème armée française, où ils continuent leur repli vers la rive nord de la Marne, ils attaquent partout. Journée d'inquiétudes, mais journée décisive, au cours de laquelle le général en chef, appréciant avec clairvoyance la position périlleuse de l'aile droite allemande, donne à sa manœuvre offensive l'orientation nouvelle qui déterminera la victoire.

Sa pensée paraît avoir été, à ce moment de la lutte, qu'il lui faut gagner la bataille au plus tôt, sous peine de voir l'ennemi, échappant à l'emprise des armées alliées, se rétablir et reprendre le combat dans des conditions avantageuses. Au cours de la journée du 8, il s'efforce, en effet, de hâter le plus possible le mouvement de ses armées de gauche. Il insiste sur l'importance d'une marche rapide de l'armée anglaise, qui semble n'avoir devant elle qu'une partie du IVème corps allemand et trois ou quatre divisions de cavalerie; " ... il y a grand intérêt, fait-il télégraphier à la mission française, à ce que les forces britanniques prennent pied le plus tôt possible au nord du Petit-Morin et de la Marne, afin de rendre difficile la retraite de l'ennemi et de l'empêcher de s'arrêter en arrière des obstacles fournis par ces rivières ". Dans l'après-midi, il demande à nouveau au maréchal French d'accélérer la progression pour dégager au plus vite l'armée Maunoury fortement pressée : " Les forces allemandes qui étaient devant les armées britanniques se portent vers le nord contre notre VIème armée. Pour que cette dernière ne soit pas obligée de reculer, j'estime indispensable que les forces britanniques attaquent sur La Ferté-sous-Jouarre et débouchent au nord de la Marne dès ce soir 1. " Il a déjà prévenu les Anglais et la Vème armée qu'on devait s'attendre à trouver les ponts de la Marne rompus et qu'il paraissait nécessaire de faire, sans retard, serrer sur l'avant les équipages de pont.

L'avance rapide de l'armée britannique et de la Vème armée s'impose d'autant plus que la VIème est en butte, au nord de la Marne, à de vigoureux assauts; loin de pouvoir développer son attaque, cette armée est à peu près réduite à la défensive; elle est en situation difficile : les Allemands menacent de la déborder vers le nord et beaucoup de ses unités sont harassées. Le général en chef n'a pas de renforts à lui envoyer; il ne peut qu'inviter le général Maunoury à reprendre, quand il le pourra, la division envoyée au sud de la Marne pour appuyer les Anglais, et le général Gallieni à faciliter, par tous les moyens, les transports demandés par le commandant de la VIème armée. Il prescrit, d'autre part, à ce dernier de faire agir hardiment sa cavalerie, appuyée par de l'artillerie, à son aile gauche, vers les points sensibles des communications ennemies : Compiègne, Soissons. En outre, la reddition de Maubeuge, dont le grand quartier général a été avisé dans la nuit, permettant aux Allemands de récupérer des forces importantes (un corps d'armée au moins, qu'ils paraissent pouvoir transporter en chemin de fer vers Montdidier, Estrées-Saint-Denis, ou, plus difficilement, vers Anizy, Pinon) il importe que des détachements de découverte, et principalement des reconnaissances d'avions, soient envoyés dans les directions possibles des débarquements.

La bataille d'arrêt, cependant, est entrée dans une phase critique; elle est, tout au long de la journée, extrêmement dure.

Les Allemands attaquent puissamment la IXème armée. Si celle-ci parvient à conserver ses positions et même à marquer quelques progrès dans la région nord de Sézanne, elle doit par contre replier son aile droite de plusieurs kilomètres. La IVème armée ne peut lui venir en aide; violemment engagée elle-même, elle emploie tous les moyens dont elle dispose à alimenter le combat sur son front et à enrayer les entreprises ennemies sur ses flancs. Le général de Langle de Cary signale au général en Chef que le 21ème corps d'armée n'est pas en situation d'agir efficacement contre les forces allemandes qui pressent la IXème armée vers Fère-Champenoise, mais si le même 21ème corps est laissé à la disposition de la IVème armée, celle-ci peut compter remporter, le 9 septembre, un succès qui serait très profitable pour la IXème armée; au contraire, une défaite de la IVème armée aurait des conséquences graves pour la Ixème. Dans ces conditions, le général en chef autorise l'emploi du 21ème corps d'armée à la IVème armée.

A l'aile droite, la IIIème armée lutte également toute la journée; elle maintient son front. Cependant, malgré l'entrée en ligne du 15ème corps d'armée, elle ne peut infliger à l'ennemi l'échec sérieux, que le général Sarrail prévoyait la veille. Elle est même inquiétée, un moment, par les progrès des Allemands dans la vallée de la Saulx, à son extrême gauche, et aussi par la menace qui se précise en Woëvre où un détachement ennemi de toutes armes marche sur Saint-Mihiel et canonne le fort de Troyon. Le général en chef, redoutant avant tout de voir la IIIème armée isolée de la IVème, fait téléphoner le 8 au soir au général Sarrail : " Je vous autorise, si vous le jugez utile, à replier votre droite pour assurer vos communications et pour donner plus de puissance à l'action de votre gauche; il importe de ne pas vous laisser couper de la IVème armée. " Le commandant de la IIIème armée répond, peu après, que la mesure envisagée ne sera sans doute pas nécessaires, les dispositions prises, tant vers les Hauts-de-Meuse que dans la région Reviguy, Sermaize-les-Bains, paraissant pour l'instant suffisantes. Le général en chef approuve la proposition du général de Castelnau d'envoyer de Toul en Woëvre une brigade mixte pour agir de concert avec la 2ème division de cavalerie.

En Lorraine, les Ière et IIème armées continuent à résister, dans des conditions satisfaisantes, à un ennemi dont les effectifs paraissent diminuer.

En résumé, malgré l'acharnement de leurs attaques, les Allemands n'ont pas réalisé de progrès décisifs. La IXème armée a dû céder du terrain, mais, sous l'énergique commandement du général Foch, elle garde toute sa cohésion et toute sa résolution. De leur côté, les commandants des IIIème et IVème armées se montrent confiants et semblent en bonne posture pour continuer la lutte. Or les Allemands ne paraissent pas en état d'accentuer leurs efforts; sur certains points ils donnent des signes de lassitude, et d'après des comptes rendus d'aviation, ils seraient à bout de réserves dans toute la zone est du champ de bataille. Pourtant, un point noir subsiste l'aile droite de le IXème armée reste dangereusement découverte vers le camp de Mailly; elle est sérieusement éprouvée et aux prises avec des forces nombreuses. La chute de Maubeuge est un autre sujet de préoccupation. Enfin, depuis la veille, des détachements ennemis contre lesquels le général d'Amade est invité à agir, opèrent dans la région d'Amiens, Péronne, menaçant de faire tache d'huile vers Paris, danger minime encore mais qui peut grandir; autre cause d'inquiétude.

Il importe de fixer sans retard la victoire encore hésitante.

Où en sont donc, le soir du 8 septembre, ces armées d'aile gauche sur lesquelles le général en chef compte pour emporter la décision?

Au nord de la Marne, la Vlème armée est parvenue, non sans peine, à contenir la Ière armée allemande. Le général Maunoury a engagé toutes ses forces et la manœuvre enveloppante, par le nord, devient impossible du fait de l'extension continue du front ennemi. De gros rassemblements sont signalés dans la vallée de l'Ourcq. Le commandant de la Vlème armée fait savoir an général en chef qu'il s'efforcera de résister sur place, mais que, s'il est trop pressé, il refusera peu à peu sa gauche, de manière à pouvoir ensuite marcher vers le nord quand il sera dégagé par l'offensive des Anglais et de la Vème armée.

Au sud de la Marne, l'armée britannique et la Vème armée ont continué à progresser, mais leur marche a été retardée par la résistance de détachements allemands utilisant les coupures et les points importants du terrain. En fin de journée, les Anglais ont franchi le Petit-Morin; seuls, leurs éléments avancés ont atteint la Marne à La Ferté-sous-Jouarre; la Vème armée qui a affaire à des éléments de la Ière armée allemande et à une partie de la IIème armée a légèrement dépassé le Petit-Morin et attaque Montmirail, où l'ennemi s'est retranché. Son aile droite est engagée dans la région nord de Sézanne, à l'appui de la IXème armée.

Ces résultats, si intéressants qu'ils soient, sont inférieurs à ceux que le général en chef avait escomptés. Mais la situation difficile de l'aile droite allemande divisée en deux tronçons, est confirmée par les renseignements reçus au cours de la journée : le général von Kluck est bien arrivé à parer le coup sur l'Ourcq, mais, ce faisant, il a créé un vide important dans son dispositif. Le général en chef français décide de mettre à profit la faute de l'adversaire. Entre 19 heures et 20 heures, il adresse à ses armées d'aile gauche, une instruction qui, après avoir résumé les résultats acquis, précise les conditions dans lesquelles l'action doit se poursuivre.

" I. - Devant les efforts combinés des armées alliées d'aile gauche les forces allemandes se sont repliées en constituant deux groupements distincts ;

- l'un, qui paraît comprendre le IVème corps d'armée de réserve , le IIème et le IVème corps actif, combat sur l'Ourcq, face à l'ouest contre notre VIème armée, qu'il cherche même à déborder vers le nord.

- l'autre comprenant le reste de la Ière armée allemande (IIIème et IXème corps actifs) et les 2ème et 3ème armées allemandes, reste opposé, face au sud, aux Vème et IXème armées françaises

" La réunion entre ces deux groupements paraît assurée seulement par plusieurs divisions de cavalerie, soutenues par des détachements de troupes de toutes armes en face des troupes britanniques.

" II. - Il paraît essentiel de mettre hors de cause l'extrême droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles. La Vlème armée et les forces britanniques s'attacheront à cette mission.

" A cet effet, la VIème armée maintiendrait devant elle les troupes qui lui sont opposées sur la rive droite de l'Ourcq; les forces anglaises, franchissant la Marne entre Nogent-I'Artaud et La Ferté-sous-Jouarre se porteraient sur la gauche et les derrières de l'ennemi qui se trouve sur l'Ourcq.

" III. - La Vème armée couvrirait le flanc droit de l'armée anglaise en dirigeant un fort détachement sur Azy, Château-Thierry.

" Le corps de cavalerie franchissant la Marne, au besoin derrière ce détachement et derrière les colonnes anglaises, assurerait d'une façon effective la liaison entre l'armée anglaise et la Vème armée.

" A sa droite, la Vème armée continuerait à appuyer l'action de la IXème armée ne de permettre à cette dernière le passage à l'offensive. Le gros de la Vème armée marchant droit au nord, refoulera au delà de la Marne, les forces qui lui sont opposées,. . . ".

Ainsi la manœuvre offensive change de caractère. Il n'est plus demandé à la VIème armée que de maintenir les forces qui sont devant elle. Le rôle décisif passe à l'armée britannique et à la Vème armée, qui vont pénétrer en coin dans le dispositif ennemi en profitant de la brèche ouverte. La première prendra de flanc et à revers le groupement allemand de l'Ourcq, la seconde, dont les missions sont multiples (couverture des Anglais, poussée vers le nord, appui de la IXème armée) débordera le centre ennemi. La IXème armée, ainsi dégagée, pourra étendre vers l'est le champ de l'offensive.

Cette manœuvre doit dissocier l'aile droite allemande et infliger une défaite décisive aux armées de von Kluck et de von Bülow. Il est permis d'espérer que ses résultats seront complétés par des succès remportés aux IVème et IIIème armées : en effet, si le général en chef a accepté de laisser le 21ème corps d'armée à la disposition du général de Langle de Cary, c'est qu'il compte sur une action efficace de la IVème armée dans la région de Sompuis, et de Vitry-le-François. D'autre part, il n'a pas renoncé au principe d'une attaque de la IIIème armée vers l'ouest et il vient d'inviter le général Sarrail à donner plus de puissance à son aile gauche. Donc, en fait, c'est un système offensif complet qui est agencé et qui intéresse l'ensemble du champ de bataille, de Paris à la Meuse: la manœuvre des armées d'aile gauche doit être prolongée, de proche en proche, par les actions des autres armées. La conception du général en chef, malgré les fluctuations de la lutte, conserve toute l'ampleur qu'elle avait avant la bataille et même elle s'élargit.

Le 9 septembre au matin, le général en chef adresse aux armées un télégramme qui est comme un second ordre du jour de la Marne. Il y expose d'abord brièvement, la situation générale et il termine ainsi :

" L'effort offensif sera continué avec toute l'énergie et la rapidité nécessaires; sur les points où l'ennemi montre des forces supérieures, on se maintiendra sur les positions occupées que l'on organisera.

" La bataille est engagée dans de bonnes conditions; elle doit conduire à un résultat décisif. Le général en chef compte que chacun fera plus que son devoir ".

 

 

LA JOURNÉE DU 9 SEPTEMBRE 1914.

 

Le 9 septembre au matin, les Allemands, ne désespérant pas encore de renverser la situation à leur profit, renouvellent leurs attaques contre la IXème armée. Mais, le général Foch, prévenu la veille qu'il ne pouvait compter sur une aide immédiate de la IVème armée, a fait appel au général Franchet d'Esperey lequel a mis à sa disposition le 10ème corps d'armée. Ainsi renforcée, la IXème armée continue à faire tête résolument, et, si au cours de combats acharnés elle est contrainte à de nouveaux reculs, elle s'apprête aussitôt à riposter.

Sur le reste du front, l'ennemi ne se montre guère entreprenant dans la matinée du 9. Il dérobe ses arrière-gardes, devant 1a Vème armée et l'armée britannique, et témoigne de peu d'activité devant la VIème armée dont la cavalerie progresse légèrement dans la région Senlis, Creil. La lutte est sensiblement moins violente que la veille aux IVème et IIIème armées; derrière celle-ci pourtant la menace en Woëvre, vers Troyon, subsiste. En Lorraine, les combats menés par les IIème et Ière armées n'amènent aucun changement important dans la situations.

Le général en chef veille au développement de sa manoeuvre dans les divers secteurs de la bataille.

Un de ses premiers soucis, le 9 septembre, est de renforcer la VIème armée pour la mettre en état de fixer sûrement l'ennemi et de reprendre ultérieurement l'offensive. Dans ce but, il demande une division au général Franchet d'Esperey et un corps d'armée au général Dubail. Ces unités seront transportées en chemin de fer et la division fournie par la Vème armée parviendra au général Maunoury à partir du 10 au soir.

En attendant l'arrivée de ces renforts, la VIème armée, tout en maintenant les forces qui lui font face, ne devra pas s'exposer à un échec susceptible de compromettre le succès de la manœuvre; le général en chef invite donc le général Maunoury à éviter pour l'instant toute action décisive, en repliant son aile gauche s'il est nécessaire dans la direction du camp retranché de Paris. En prévision de la reprise prochaine de la marche en avant, il interdit de façon formelle toutes destructions qui pourraient gêner les communications dans la région parisienne.

Le général en chef active la poussée vers le nord des Anglais et de la Vème armée. Celle-ci, quoique amputée de trois divisions, continue à progresser. Il lui est prescrit de porter son corps d'armée de gauche et sa cavalerie au nord de la Marne le soir même et d'étendre son action jusqu'à Château-Thierry, de manière à appuyer efficacement les colonnes anglaises qui commencent à franchir la rivière. Elle devra également envoyer des reconnaissances d'avions pour préciser la direction de retraite des forces allemandes dans la région nord de Château-Thierry, Dormans.

Enfin, le général en chef ne perd pas de vue les IIIème et IVème armées. Il fait savoir au général de Langle de Cary qu'il devra, dès que son attaque se développera favorablement dans la zone Sompuis, Vitry-le-François, progresser vigoureusement vers le nord-ouest, de façon à dégager la IXème armée pressée par les Allemands : " Toutes les forces que vous avez à l'ouest de la Marne devront participer à cette offensive ".

De son côté, la IIIème armée, dont l'artillerie aurait remporté la veille un succès marqué sur l'artillerie adverse, à la suite d'un repérage par avions, est invitée à profiter de ce succès pour faire effort vers l'ouest, en particulier par sa gauche, - de manière à étreindre progressivement l'ennemi et dégager la droite de la IVème armée ".

Ainsi, le général en chef intervient partout pour développer le mouvement offensif, s'attachant toujours, avec la même ténacité, à assurer l'action solidaire de ses différentes armées d'un bout à l'autre du front.

Quels sont les résultats obtenus le 9 septembre, au soir de la quatrième journée de bataille ?

Attaquée et débordée par le nord au cours de l'après-midi, la VIème armée a dû marquer un repli sensible à son aile gauche, dans la région de Nanteuil-le-Haudouin; mais si les pertes sont lourdes le moral reste bon, et le général Maunoury va être renforcé de la division qu'il avait portée au sud de la Marne, auprès des Anglais, et de celle qui lui est envoyée par la Vème armée. Le général en chef le félicite de sa résistance opiniâtre : elle permet aux opérations des autres armées de se développer dans le sens voulu.

En effet, l'armée britannique a réussi à franchir la Marne entre La Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry et occupe les hauteurs au nord de la rivière, menaçant de prendre à revers les forces allemandes de l'Ourcq. De même, l'aile gauche de la Vème armée est passée sur la rive droite de la Marne et est entrée dans Château-Thierry, tandis que le reste de l'armée a progressé vers le Surmelin; le général Franchet d'Esperey se tient prêt à déclencher, s'il est nécessaire, une attaque puissante à son aile droite, pour aider la IXème armée.

La IXème armée est passée avec succès à la contre-attaque et les Allemands marquent devant elle un mouvement de recul au nord des marais de Saint-Gond.

Le général Foch, déjà renforcé par la Vème armée, va recevoir la 6ème division de cavalerie, venant de Lorraine; le général en chef prescrit de former avec cette division et la 9ème un corps de cavalerie chargé d'opérer en Champagne entre les IVème et IXème armées et à leur profit.

L'action de l'aile gauche de la IVème armée dans la région de Sompuis n'a encore obtenu que de médiocres résultats, mais le général de Langle de Cary compte poursuivre l'opération le lendemain, avec six divisions sur la rive gauche de la Marne, grâce aux prélèvements qu'il va pouvoir faire sur le reste de son front où la bataille se ralentit.

La situation s'améliore donc nettement au centre; les forces allemandes engagées vers Fère-Champenoise sont maintenant menacées d'être prises de flanc, à l'ouest, par le gros de la IXème armée et partie de la Vème et débordées, à l'est, par la IVème armée; la situation s'améliore aussi à droite : la IIIème armée, réalisant quelques progrès dans la région de Revigny, rétablit la liaison avec la IVème armée.

En résumé, sur l'ensemble du front, la bataille parait le 9 au soir, en bonne voie.

Cependant, d'après les renseignements qu'il possède à ce moment sur la situation des Allemands, le général en chef peut se demander si le vide, reconnu la veille, dans le dispositif de leur aile droite, n'est pas près de disparaître.

En effet, l'ennemi parait s'être replié, partie dans les massifs boisés au nord de Champaubert et sur la Marne en amont de Château-Thierry, partie sur la ligne Étrépilly, Courchamps, où il semble se fortifier. Ces forces sont prolongées à l'ouest par celles qui font face à la VIème armée.

Il faut donc s'attendre à une résistance énergique des Allemands ou même à une action vigoureuse de leur part contre les troupes alliées passées au nord de la Marne. Tout en continuant résolument l'offensive, des précautions s'imposent. Le général en chef estimant nécessaire une nouvelle mise au point de sa manoeuvre d'aile pour répondre à cette situation, définit ainsi les missions des diverses armées pour le 10 septembre :

- l'armée britannique poussera vers le nord entre l'Ourcq et ChâteauThierry et s'efforcera d'atteindre les hauteurs de la rive sud du Clignon, où elle s'organisera;

- l'aile gauche de la Vème armée accompagnera ce mouvement en avançant au nord de Château-Thierry et cherchera à percer les ligues ennemies en direction générale d'Oulchy-le-Château tandis que le reste de l'armée s'efforcera de border la Marne de Château-Thierry à Dormans et d'en préparer la passage, tout en conservant la liaison avec la IXème armée;

- cette dernière poursuivra l'offensive qu'elle vient d'entamer avec succès;

- quant à la Vlème armée, dont le général en chef ne connaît pas encore le recul dans la région de Nanteuil-le-Haudoin, il lui est demandé d'appuyer l'aile gauche des Anglais et de gagner du terrain vers le nord, en faisant prolonger son action par le corps de cavalerie dont elle dispose et qui cherchera les flancs et les derrières de l'ennemi.

En réalité, la situation de l'aile droite allemande est autrement compromise que le général en chef ne le pense d'après les informations incomplètes qu'il a reçues (il ne sait pas encore le résultat des reconnaissances de l'aviation britannique, qui signalent de nombreuses et importantes colonnes ennemies se repliant vers le nord-est dans la région de l'Ourcq).

La Ière armée allemande est à une quarantaine de Kilomètres de la IIème et ce large espace n'est gardé que par un mince rideau de troupes, composées en majeure partie de cavalerie. L'armée britannique et la Vème armée française ont pénétré comme en coin entre ces deux armées allemandes, formant une pointe accentuée dans la région de Château-Thierry. Le front ennemi est bien près d'être disloqué et son aile droite menacée d'être coupée du gros.

Le centre allemand, où la IIIème armée, aspirée par les combats menés sur ses deux flancs, se trouve divisée, est également en situation difficile, arrêtée au fond d'une poche dominée par cette falaise de l'Ile de France, dont les divisions du général Foch et du général Franchet d'Esperey peuvent déboucher en quelques heures.

Au moment où le général en chef, prévoyant encore une dure bataille le lendemain, ordonne ses armées de gauche pour un nouvel effort, les Allemands se mettent en retraite, de l'Ourcq au camp de Mailly.

La victoire est acquise. Elle va s'étendre à tout le front, car le général Joffre gagne la bataille avec toutes ses armées, celles qui ont brisé les efforts de l'adversaire, comme celles qui par leur manoeuvre offensive ont amené la décision :

la VIème armée, du général Maunoury, que le général Gallieni a aidée dans toute la mesure de ses moyens, après avoir déclenché son attaque de flanc, ne pouvant la poursuivre en raison de la parade ennemie, a permis, par sa résistance opiniâtre, le développement de l'offensive;

l'armée anglaise, du maréchal French, quoique ne combattant pas sur son territoire national et aux portes de sa ca capitale a fait demi-tour, à la demande du général Joffre, avec la même résolution que les armées françaises et repris l'offensive avec l'énergie et le calme traditionnels des troupes britanniques;

la Vème armée, du général Franchet d'Esperey, toujours prête aux gestes de solidarité nécessaires, a progressé de façon continue et méthodique, conservant intact son esprit offensif malgré les prélèvements, faits sur elle, et la complexité de sa mission;

la IXème armée, du général Foch, a résisté intrépidement aux attaques renouvelées de l'ennemi, pliant, comme une lame d'acier, sans se rompre, pour repartir vigoureusement en avant;

la IVème armée, du général de Langle de Cary, entre la brèche de Mailly et la fissure de Revigny, a su tenir et préparer la riposte;

la IIIème armée, du général Sarrail, a contenu victorieusement les Allemands entre l'Argonne et la Meuse sans se laisser impressionner par la menace de Woëvre;

les IIème et Ière armées enfin, des généraux de Castelnau et Dubail ont assuré avec succès la couverture du dispositif de bataille; soit, une série de victoires simultanées, se répercutant l'une sur l'autre, animées d'une même âme, voulues par un même chef, et formant une grande victoire d'ensemble, remportée sur la masse principale d'une des plus redoutables armées qui ait paru dans l'Histoire. A aucun moment, la vigilance du général en chef ne s'est démentie; surveillant attentivement les réactions de l'adversaire, il a, pour y répondre, transformé son offensive d'aile gauche et après avoir entamé la bataille par une manoeuvre de débordement il l'achève par une manoeuvre de rupture.

 


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