ETUDE CRITIQUE PAR FRÉDÉRIC M. KIRCHEISEN.

Ce livre, traduit par le Chef de Bataillon Mabille, a été publié chez Payot en 1922.

AVERTISSEMENT

 

Tôt ou tard la guerre mondiale devait éclater. Les armées étaient équipées, les caisses remplies, et on ne manquait pas d'hommes. Partout en Europe régnait le mécontentement, par suite du développement excessif de la civilisation. Il suffisait d'une étincelle pour amener l'explosion. L'étincelle fut l'assassinat du prince héritier d'Autriche par un fanatique.

La diplomatie allemande, à vrai dire la diplomatie d'un seul, a obtenu ce résultat que, haïs et craints, nous nous trouvâmes à peu près isolés quand éclata la guerre mondiale. Un pays dont la situation géographique est aussi défavorable que celle de l'Empire allemand n'aurait jamais dû s'exposer au danger d'être contraint de faire la guerre sur trois fronts. Que la prochaine guerre dût être une guerre économique, c'était à prévoir. Et une telle guerre exige non seulement des hommes, mais aussi du fer, du charbon et des matières premières de toutes sortes, dont seuls disposent la Grande-Bretagne, les Etats-Unis d'Amérique, la Russie, la Chine et le Japon. Et aucun de ces pays ne manqua dans les rangs de nos adversaires !

Coupés de l'Océan, du câble sous-marin, privés de la plupart des matières premières, nous devions succomber. Nous devions, comme le disait Kitchener, vaincre ,jusqu'à en mourir !

Comme il fallait s'attendre, dans une guerre future, à un règlement des comptes avec l'Angleterre - car c'était là le principal ennemi de l'Allemagne - à laquelle se joindrait aussi la France avide de revanche, c'eût été pour nous une question vitale de nous rapprocher de la Russie.

Mais on préféra s'allier à l'Autriche-Hongrie, déchirée par des luttes de races, et même conclure une alliance avec l'Italie, qui n'attendait qu'une occasion pour se soustraire à la tutelle allemande. Le fait que ce pays devint aussitôt esclave de l'Entente, et que plus tard il implorera certainement le pardon de l'Allemagne, ne peut être pour nous autres, Allemands d'aujourd'hui, qu'une bien faible consolation.

On ne peut pas non plus épargner à l'Etat-Major Général prussien le reproche d'avoir, dans son orientation politique, trop compté sur l'Office des Affaires étrangères et de s'être engagé dans une guerre où les chances de gagner étaient pour nous presque nulles.

On peut affirmer sans crainte que, malgré nos innombrables victoires, rien ne s'est réalisé de ce qu'on avait désiré et espéré. Seul un miracle pouvait nous sauver. Mais le miracle ne s'est pas produit. L'Autriche-Hongrie s'affaissa et la Russie entra en lice quelques semaines plus tôt que nous ne l'avions supposé. Et ainsi l'édifice savamment érigé à l'ouest s'écroula aussi.

A cela s'ajoutèrent, au début de la guerre, les fautes, du type le plus élémentaire, dont l'Etat-Major Général prussien se rendit coupable. Et c'est ainsi que dès septembre 1914 nous perdîmes la guerre non seulement en France, mais en Galicie et en Prusse-Orientale, car les destinées de l'Allemagne et de l'Autriche étaient étroitement liées. Et c'était doublement dur pour nous.

L'armée et le peuple avaient attendu une décision rapide dans l'ouest. On avait annoncé victoires sur victoires et on les avait bruyamment célébrées à l'intérieur. Puis les communiqués cessèrent, faisant place aux légendes.

Les Français " complètement battus " avaient résisté et avaient passé à l'offensive. Sur la Marne, on en vint à une lutte de quatre jours, après laquelle les armées allemandes, sans être battues, commencèrent la retraite et occupèrent de nouvelles positions.

Le Haut Commandement allemand n'a jamais rien voulu savoir d'une bataille de la Marne. Nulle part on ne trouve ce nom. Et pourtant il est devenu aussi connu dans le reste du monde que le mot " boche ", le sobriquet international forgé en France pour nous désigner, nous autres Allemands. Nous seuls nous ne le connaissons pas, comme nous ne savons pas non plus combien on nous hait....

Dans les fascicules publiés par l'état-major allemand sur la guerre mondiale, il est bien question des combats sur l'Ourcq, mais jamais de la bataille de la Marne. Une défaite est une conception qui n'existait pas avant 1918 dans le vocabulaire de l'État-Major Général allemand. En décembre 1915, le premier en Allemagne, je publiai une brochure sur les batailles de la Marne, mais elle fut interdite quelques jours après son apparition (Mais à l'étranger aussi elle fit grande sensation et, à l'instigation du gouvernement belge, fut traduite en français sous le titre : " Les batailles de la Marne, par un officier d'Etat-Major allemand ". - J'écrivis à ce moment cette étude à Genève), bien que j'y représentasse absolument notre point de vue.

Les faits y parurent si bien présentés qu'on crut à l'étranger qu'il s'agissait d'un récit officiel de l'Etat-Major allemand, sortant de la plume d'un officier de l'entourage de Moltke ou de Kluck.

Comme les hautes sphères militaires évitaient scrupuleusement de laisser transpirer quoi que ce fût au sujet des événements qui se déroulèrent en France au commencement de septembre, il était très compréhensible que toutes sortes de légendes se répandissent dans le peuple allemand.

Il eût été facile à l'Etat-Major de les infirmer.

Mais au contraire il désirait que l'opinion publique restât sur une fausse piste.

Pour beaucoup ce fut fort à propos que, au cours de la marche en avant, le chef de la 3e armée, le colonel-général baron von Hausen, tomba gravement malade du typhus, et fut, de ce fait, relevé provisoirement de son commandement le 12 septembre.

L'Empereur avait attendu jusqu'au 10 septembre pour lui exprimer télégraphiquement " ses félicitations pour ses succès obtenus dans des circonstances particulièrement difficiles ", félicitations qu'il voulait d'abord lui apporter personnellement.

Le baron von Hausen qui, aujourd'hui encore, malgré les épreuves de ces cinq pénibles années, se trouve dans les meilleures conditions intellectuelles et physiques, avait, après son complet rétablissement, un droit particulier à un poste en rapport avec ses hautes capacités militaires.

Du fait qu'on ne le lui accorda pas, bien qu'à différentes reprises il eût demandé à être rappelé à l'activité, on peut conclure qu'on était heureux d'avoir trouvé un bouc émissaire.

Les créateur de légendes firent un rapprochement naturel entre la mise en disponibilité du baron von Hausen, en septembre 1914 et les échecs sur la Marne, dont le Haut Commandement d'alors fut la seule et unique cause. Et ainsi l'on en arriva à rendre la 3e armée et son chef responsables de la bataille perdue.

Que d'absurdités j'ai entendu raconter à ce sujet, même par des gens raisonnables. Chacun prétendait m'informer exactement de tout ce qui s'était alors passé sur la Marne. Un jour, on m'assura très sérieusement - et ce fut le propos le plus extravagant que j'entendis - que plus de 20.000 Saxons avaient été faits prisonniers au camp de Châlons. Chose étrange d'ailleurs, nos ennemis eux-mêmes n'en savaient rien. Il est établi par les documents que le nombre des disparus de la 3e armée - y compris donc les morts et blessés non retrouvés - ne s'élevait guère à plus de 3.000 hommes.

Occupé à écrire une histoire de la guerre, ,j'ai cherché à réunir tous les matériaux, même ceux que nos adversaires ont ou n'ont pas publiés.

Nos ennemis ayant célébré la bataille de la Marne comme une grande victoire sur les Allemands jusqu'alors invincibles, il me parut très intéressant de pouvoir établir en quoi consistait, a proprement parler, cette grande victoire, d'autant plus que la censure française était maniée beaucoup plus libéralement que la nôtre.

Or je lus avec grande surprise que les choses s'étaient passées tout autrement qu'on ne voulait le faire croire. Les possibilités de vaincre du côté franco-anglais

étaient très minimes, et même beaucoup de Français considèrent les événements qui se sont passés au début de septembre sur la Marne comme une véritable énigme. En effet l'aile gauche française courait le grand danger d'être débordée par Kluck, et, au centre, le Généralissime français craignait encore plus que la ligne de bataille ne fût enfoncée. Or qui commandait les troupes allemandes en cet endroit ? Le Général baron von Hausen !

C'est de mes efforts pour présenter sous son vrai jour le rôle joué, dans la bataille de la Marne, par les deux commandants d'armée les plus marquants, que sortit l'étude déjà mentionnée plus haut. A la suite de sa publication, une correspondance s'engagea entre les chefs de la 1re et de la 3e armées et moi, et finalement M. le colonel-général baron von Hausen me confia la publication de ses notes, aussi vivantes et simples qu'objectives, sur son activité militaire, notes d'une importance capitale pour l'intelligence des opérations de la 3e armée allemande pendant la campagne de la Marne.

Nous sommes encore entièrement bridés par l'histoire officielle. On ne sait encore que fort peu de choses sur la marche véritable de la guerre. J'ai donc cru devoir rapporter dans leurs grandes lignes les événements qui précédèrent la bataille de la Marne, afin de , faire mieux comprendre ainsi les notes du colonel-général. Et je ne pouvais le faire qu'en effleurant aussi les événements qui se déroulèrent sur les autres théâtres de la guerre, et sans lesquels on ne peut comprendre la bataille de la Marne.

Telle fut l'origine de l'Introduction qui va suivre. Nous devons et nous pouvons tirer de grandes leçons de nos échecs. Des années 1806 et 1807 sortit l'Allemagne des guerres de délivrance. Les années 1870 et 1871 créèrent une France nouvelle. Mais chez nous, les vainqueurs, elles déposèrent le germe de cet orgueil qui a tant contribué à nous mener au désastre. Espérons que les années 1914 à 1918 créeront une Allemagne nouvelle. Nous ne sommes pas encore un peuple anéanti. Nous voulons continuer à vivre. Et pour cela il nous faut avoir confiance en nous-mêmes, travailler et rester unis. Arrière la légendaire discorde allemande, les éternelles luttes fratricides auxquelles nous devons déjà la guerre de Trente Ans, dont les suites nous rongent encore aujourd'hui plus que jamais !

Il ne faut pas que ce mal se transforme en un cancer qui ravage le peuple allemand.

Ne craignons donc pas d'avouer en quoi nous avons commis des fautes, ni de dévoiler sans réserve ce qui nous a conduits au désastre.

Berlin, octobre 1919.

FRÉDÉRIC M. KIRCHEISEN.

ÉTUDE CRITIQUE

 

La situation politique des Etats au début de la guerre et nos fautes diplomatiques. - La lamentable stratégie autrichienne des trois cinquièmes et des deux cinquièmes, cause principale de la perte de la guerre. - Les défaites en Galicie. - Tannenberg. - Etait-il nécessaire pour nous d'envoyer prématurément des troupes vers l'est ? - Les succès du mois d'août dans l'ouest, - Les batailles de la Marne. - Pourquoi avons-nous perdu la campagne de la Marne ?

I

Au début de la seconde décade du XXe siècle, l'Europe se partageait entre les groupements de puissances suivants :

1. L'Allemagne, forte militairement et économiquement, l'Autriche-Hongrie malade, et la Turquie à demi-morte.

2. La gigantesque Russie, abondamment pourvue de soldats et de ressources naturelles; l'Angleterre, qui régnait sur le monde entier ; la France, animée d'un ardent patriotisme, toujours prête à la revanche contre l'Allemagne; enfin la Serbie, petite, mais expérimentée dans l'art de la guerre.

3. La Hollande, la Suisse, le Danemark, la Suède, la Norvège, l'Espagne et le Portugal, états neutres, les uns pour des raisons militaires et géographiques, les autres par nécessité économique ou par tendance naturelle.

4. L'Italie, la Belgique, la Bulgarie, la Grèce et la Roumanie, dont la position et l'attitude étaient incertaines.

Au premier groupement auraient du se joindre : L'Italie, parce qu'elle avait un traité d'alliance formelle avec l'Allemagne et l'Autriche, et que, se trouvant être la puissance la plus centrale de la Méditerranée, elle devait regarder comme son adversaire naturel la France impérialiste, en rivalité intense avec elle; La Bulgarie, ennemie héréditaire de la Serbie, et qui, de tout temps, avait été favorable à la politique balkanique de l'Autriche et de l'Allemagne; La Roumanie qui, comme la Bulgarie, possédait un souverain issu d'une maison princière allemande. Elle avait conclu avec l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne une alliance défensive secrète - bien qu'elle eût des sympathies pour la France. - Enfin, en cas de conflit avec les puissances centrales, ne se trouvait elle pas dans l'obligation de faire la guerre sur trois fronts.

L'attitude de la Grèce était douteuse. Bien que le roi fût un grand admirateur de l'Allemagne et que le peuple se tînt en majorité fortement serré derrière lui il y avait dans le pays un nombreux parti francophile. Mais une diplomatie allemande, habile et consciente du but â atteindre, aurait du gagner même ce parti.

Seule, la Belgique devait chercher à rejoindre au second groupement de puissances, aussi bien par affinité de race, que parce que l'Allemagne, grande puissance industrielle, lui faisait courir un danger bien plus grand que la France. Le fait d'avoir, du côté de la France, une frontière deux fois plus longue que du côté allemand, et par conséquent très difficile à défendre vers l'ouest, avait son importance. - Au cas d'une guerre contre la France et l'Angleterre, il fallait, du côté belge - abstraction faite d'autres complications - compter avec la perte du riche Etat du Congo.

En réalité, la Bulgarie seule se mit du côté des empires centraux pendant que tous les autres Etats, naturellement aussi la Belgique et même l'Italie, étroitement alliée aux puissances centrales, passèrent dans le camps de l'Entente. La diplomatie allemande avait de nouveau subi une grande défaite.

Pour tout homme perspicace; il était clair qu'en cas de guerre générale européenne le groupement se ferait selon toute apparence de cette manière là : seule la Wilhelmstrasse l'ignorait; et par suite l'état-major allemand qui, pour l'orientation politique, s'en remettait malheureusement trop à l'Office des Affaires étrangères.

Si par surcroît le Portugal, les Etats-Unis, une poignée d'autres républiques américaines, même le Japon et la Chine, se sont rangés aux côtés des adversaires des empires centraux, nous le devons aux dirigeants allemands d'alors, avant tout au secrétaire d'Etat von Jagow et à son successeur Zimmermann. Leurs fautes néfastes n'ont été malheureusement que trop peu reconnues jusqu'ici en Allemagne.

La conflagration générale qui dévasta l'Europe pendant cinq ans et engendra une haine telle que le monde n'en avait jamais connu - ce qui d'ailleurs n'est nullement consolant pour notre " culture " si vantée - devait nécessairement éclater tôt ou tard. 0n ne peut encore analyser les causes qui déterminèrent la catastrophe, car un faux patriotisme, une haine aveugle et aussi la soif de s'enrichir facilement par la guerre out privé les hommes, même les plus réfléchis, de tout esprit critique.

Chaque Etat est responsable de la guerre directement ou indirectement; c'est là chose essentiellement humaine.

On fait preuve de manque de sens historique et d'intelligence quand on rend responsable de la guerre un pays déterminé ou qu'on en cherche la cause dans un événement unique.

Les plus dépourvus d'esprit critique sous ce rapport sont les français. Mais chez nous aussi, tout homme qui a jeté un regard sur un journal, ou a pris part à une réunion publique, veut porter un jugement. Seule une longue éducation historique permet de se former une opinion objective. Seul, un très petit nombre de spécialistes en recherches historiques peut y arriver, mais non le profane qui, le plus souvent, puise ses connaissances dans les quotidiens tendancieux. Non, non ! A ceux qui sont si vite prêts à formuler un avis sur une question de culpabilité, on ne peut assez rappeler que des causes innombrables contribuent à rendre finalement l'atmosphère tellement opaque qu'il en sort un casus belli, surtout de nos jours où, somme toute, chacun craignait la guerre et ses conséquences incalculables qui se révélèrent en effet encore bien plus terribles qu'on ne l'aurait jamais imaginé !

L'examen détaillé de la guerre mondiale fait ressortir, en quelque sorte, les conflits particuliers suivants : 1. Angleterre contre Allemagne et Allemagne contre Angleterre. Oppositions insurmontables. La lutte pour le commerce mondial et l'hégémonie sur l'Océan. C'est la guerre principale, à laquelle s'adjoignent ou se subordonnent toutes les autres.

2. France contre Allemagne et réciproquement. Grande opposition, bien que surmontable : cession de l'Alsace-Lorraine à la France, la grande blessure dont la France saignait depuis 1871.

3. Russie contre Autriche-Hongrie. Objet de litige : Constantinople et l'hégémonie dans les Balkans. Il était possible d'aplanir les oppositions, parce qu'on pouvait conclure un compromis et qu'en outre :

4. Entre la Russie et le puissant allié de l'Autriche-Hongrie, l'Empire allemand, il n'existait aucun motif plausible de guerre : l'Allemagne était appelée à jouer le rôle d'un médiateur entre les deux puissances. Ce n'est que quand la Russie mobilisa contre l'Autriche-Hongrie et ne suspendit pas la mobilisation malgré les protestations de l'Allemagne que celle-ci se vit forcée de déclarer la guerre à la Russie.

5. Autriche-Hongrie contre Serbie et Serbie contre Autriche-Hongrie. 0pposition insurmontable : la Serbie élevait des prétentions sur les territoires de la double monarchie habités par des sujets de race serbe, et l'Autriche-Hongrie, plus développée comme civilisation, habitée par plus de Serbes que le royaume indépendant, demandait, avec le droit du plus fort, que la petite Serbie, tel un état vassal, se subordonnât à ses désirs. En outre la Serbie se trouvait sur le chemin de Constantinople et offrait ainsi aux appétits autrichiens un obstacle désagréable.

6. Italie contre Autriche-Hongrie. Opposition surmontable par la cession à l'Italie des provinces de la monarchie danubienne où l'on parlait I'italien.

7. Pour la Turquie il n'existait aucun motif véritable de guerre. Mais elle prit pourtant part à la campagne, parce que ses chefs, qui voyaient tout leur salut dans l'Allemagne, espéraient se dédommager en Asie de la perte de leurs provinces des Balkans.

Les puissances qui plus tard participèrent à la guerre mondiale poursuivaient plus ou moins des buts purement égoïstes. Elles se placèrent tout simplement aux côtés du groupe de puissances dont elles escomptaient la victoire. De la sorte elles purent mettre, à leur entrée dans la coalition, des conditions qui, d'une façon générale, furent intégralement remplies.

Les Etats-Unis, en prenant part a la guerre, et cela, contre l'Allemagne, ont commis une grande faute politique que tout le monde reconnaîtra bientôt de l'autre côté de l'0céan.

Mais l'Etat qui commit la plus grande imprudence fut l'Italie. Si ce pays s'était tenu éloigné de la guerre,

ou avait gardé seulement vis-à-vis des Empires centraux une neutralité bienveillante (Les professeurs de droit des gens n'admettent sans doute pas la neutralité bienveillante, mais la guerre a de nouveau montré combien ces théories ont peu de valeur dans la pratique.

Qu'on se rappelle seulement l'attitude des Etats-Unis avant leur déclaration de guerre à l'Allemagne), il eût tiré du conflit européen le plus grand profit.

Comme cela parait manifeste, d'après ces brèves indications, un règlement de comptes sanglant devait se produire tôt ou tard entre l'Allemagne et l'Angleterre; entre les autres puissances un compromis pacifique eût sans doute été possible, sûrement entre l'Allemagne et la Russie, peut-être aussi entre l'Allemagne et la France et entre l'Autriche et la Russie, si les gouvernants avaient eu véritablement l'intention de s'entendre.

Malheureusement nos hommes d'Etat d'alors étaient des moins aptes à peser les conséquences qui résulteraient pour nous d'un choc des deux groupes de puissances de l'Europe : ce fut ainsi que nous allâmes vers l'abîme.

II

Telle était la situation politique de l'Europe en 1914. Même si l'on pouvait oublier les énormes fautes que notre diplomatie commit quotidiennement pendant cette lutte des nations, il n'en faudrait pas moins reconnaître que la guerre aurait dû être autrement conduite qu'elle ne le fut en réalité.

Pour examiner la chose de plus près, quittons la Wilhelmstrasse et rendons-nous au Moltkeplatz, à l'État-major général chargé de la direction de la guerre.

Bien que l'Autriche-Hongrie ne fût pas précisément considérée comme un état vassal de l'Allemagne, c'était cependant, sans aucun doute, une chose entendue entre, les deux puissances, que l'Etat-major allemand prendrait la direction des opérations dans le cas d'une guerre européenne.

Comment, dès lors, put-on admettre à la Moltkeplatz que, du côté autrichien, on conduirait simultanément une offensive sur deux fronts. C'est, à vrai dire, une question oiseuse ; car à Berlin même on commit une faute analogue ! Non pas que, du côté allemand, on voulût faire une guerre offensive simultanément à l'ouest et à l'est ! Non. Mais on ne se tint pas, en Prusse-Orientale, sur la défensive absolue, comme on l'avait prévu à l'origine. Bien plus, on envoya des renforts de l'Ouest vers l'Est, avant que la décision fût intervenue en France.

La situation défavorable créée aux Empires centraux par la diplomatie avait ce résultat que l'Allemagne aussi bien que l'Autriche-Hongrie devait se défendre sur trois fronts : l'Allemagne à l'ouest, à l'est et au nord (mer du Nord et Baltique) ; l'Autriche-Hongrie à l'est, au sud (Serbie et Monténégro, plus tard aussi Roumanie), et au sud-ouest (Adriatique, plus tard encore Italie). Les deux pays ne formaient qu'un seul bloc, puisque leur quatrième frontière était commune. On n'exagère donc pas en disant que les puissances centrales ont fait la guerre sur quatre fronts. Or, aucun pays de la terre - sauf peut-être les, Etats-Unis d'Amérique - ne saurait mener une guerre sur quatre fronts avec l'espoir d'une victoire finale ; par suite, les Empires centraux devaient ou bien à tout prix éviter la guerre, ou bien, jouer leur va-tout sur une seule carte (D'après les évaluations de l'état-major allemand, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie disposaient, en 1914, de 788.000 et de 4l0.000 hommes sur le pied de paix. Quand la guerre éclata, elles mirent sous les armes 2.061.000 et 1.100.000 : ensemble, 3.161.000 hommes. L'effectif de paix des armées de France, de Russie et d'Angleterre était de 820.000, 1.320.000 et 276.800 hommes ; sur le pied de guerre l'effectif s'élevait à 2.104.000, 2.712.000 et 276.800 hommes. A nos 3.161.000 soldats s'opposaient donc en cas de guerre 5.092.800 hommes. Le rapport était comme 1 à 1 2/3. Quand l'Italie et les Etats-Unis entrèrent en ligne, il devint, en ce qui concerne seulement les combattants, encore beaucoup plus défavorable pour nous.)

Et ils ne pouvaient le faire que si chacun d'eux concentrait toutes ses forces sur un seul front et gardait sur les autres fronts la plus stricte défensive.

Le problème militaire se présentait différemment pour l'Allemagne et pour l'Autriche-Hongrie. L'Allemagne devait se ruer immédiatement sur son adversaire le plus important, le plus fort et le plus rapide, et anéantir son armée. Cet adversaire en 1914 c'était la France (En l915, ce fut la Russie ; après son élimination (1917), les Etats-Unis).

Un tel résultat était dans le domaine des possibilités. La conséquence immédiate eût été la suppression dans la Triple Entente, de l'adversaire principal. En plus, les Etats dont le dessein était de se ranger du côté de l'Entente auraient bien vite renoncé à leur projet.

La tâche de l'Autriche-Hongrie consistait essentiellement à détruire quelques armées ennemies jusqu'à ce que des renforts allema,nds devinssent libres dans l'ouest, puis à combiner avec le camarade allemand une offensive contre le colosse russe ; pour le reste, à fixer le plus grand nombre possible de forces adverses.

A l'Etat-major allemand, comme à l'Etat-major austro-hongrois, on considérait comme un fait acquis que les Russes ne seraient pas prêts avant la mi-septembre pour de grandes actions militaires.

En fait, dès le 17 août, le gros de l'armée Rennenkampf franchit la frontière de la Prusse-Orientale et marcha sur Gumbinnen-Lyk. Quelques jours plus tard, le 20 août, commença au sud la grande offensive russe dans la direction de Lemberg. Si l'on considère l'étendue de l'Empire russe et si l'on pense aux énormes difficultés de transport, on peut sans doute se demander comment, du côté russe, dès la seconde moitiés du mois d'août, on pouvait commencer l'offensive sur deux fronts très éloignés l'un de l'autre, pendant que l'Allemagne, bien mieux organisée, n'était prête pour l'attaque à l'ouest que le 18 août. Du côté allemand, on reproche aux Russes d'avoir en partie mobilisé au printemps : en fait, dés août 1914, des corps sibériens prenaient part à la lutte ! En tout cas c'eût été affaire aux services secrets des renseignements allemand et autrichien de reconnaître à temps les intentions des Russes, et, au gouvernement, d'agir en conséquence. Quoi qu'il en soit, c'est un fait que les Russes prirent l'offensive au moins un mois plus tôt que ne le présumaient les Etats-majors des Empires centraux. Mais, on aurait dû compter avec cette possibilité. On ne le fit évidemment pas ; sans cela comment aurait-on pu violer les règles les plus élémentaires de la stratégie en laissant l'Autriche entreprendre simultanément une offensive contre la Serbie et contre la puissante Russie ? Il y a plus ! L'Etat-major allemand, à la suite de l'invasion imprévue des Russes, perdit la tête, abandonna le plan primitif, le seul bon, qui était de reculer jusqu'aux places fortes de la Vistule, et envoya, avant même qu'une décision fût intervenue en France, une armée de près de 100.000 hommes vers l'est menacé !

Passons maintenant aux détails.

Quand la guerre éclata, l'Autriche-Hongrie, qui comptait 53 millions d'habitants, ne possédait que 49 divisions actives ; la France, en revanche, avec 39 millions, ne mettait pas moins de 73 divisions en ligne ; néanmoins, dans le camp de l'Entente, on parlait aussi d'un militarisme autrichien ! Aux 49 divisions austro-hongroises s'opposaient 19 divisions serbes, 4 monténégrines et à peu près la moitié des divisions russes, soit 60 sans compter la milice. La supériorité numérique des forces ennemies en cas de guerre était donc écrasante. Par suite, l'État-major austro-hongrois, en cas de complications diplomatiques, devait disposer ses troupes très habilement pour pouvoir affronter un adversaire presque deux fois plus fort, et il ne pouvait pas se permettre d'extravagances militaires.

Or, que fit-on à Vienne ?

Le commandement austro-hongrois avait prévu pour le cas de guerre la mise en ligne de six armées. Le premier groupe (5e, 6e et 2e armées) devait marcher contre la Serbie, le second groupe (1re et 4e armées) contre la Pologne russe. A un troisième groupe, qui d'abord ne se composait que de la 3e armée, était réservée la mission de repousser une attaque éventuelle contre la Galicie orientale. Et précisément il se produisit ce qu'on avait le moins prévu : l'irruption de puissantes colonnes russes en Galicie orientale avec Lemberg comme objectif !

Tard dans la nuit du 25 au 26 ,juillet 1914, partit l'ordre de mobiliser huit corps destinés à l'attaque contre la Serbie. Le 31 juillet eut lieu la mobilisation générale en Autriche-Hongrie. Mais ce n'est que le 22 août que commença l'offensive de la 1re armée (Dankl) et de la 4e (Auffenberg) entre le confluent du San avec la Vistule et Niemirow, en direction de Lublin et Cholm. Dès le 23 nous voyons le groupe de choc de gauche (Dankl), dès le 25 aussi celui de droite (Auffenberg) en lutte avec la 4e et la 5e armées russes.

Comme flanc-garde de droite des deux armées autrichiennes, marchait le détachement d'armée de l'archiduc Joseph-Ferdinand, fort de trois divisions. A gauche, parti du sud-ouest, le groupement Kummer, renforcé du corps de landwehr allemand Woyrsch, cherchait La liaison avec Dankl, après avoir, non sans de grosses difficultés, forcé le passage de la Vistule à Jozefow.

Les victoires austro-hongroises a Krasnik et à Zamosc et Komarow étaient des succès chèrement achetés qui ne rapportèrent aux Autrichiens que 12.000 prisonniers ; eux-mêmes laissaient 4.000 combattants aux mains des Russes. Il n'était donc nullement question d'un affaiblissement appréciable de l'armée russe.

Du côté russe, on avait projeté une offensive simultanée entre Lublin et Cholm, venant par conséquent du nord, et entre Dubno et Tarnopol sur la Galicie. La première offensive fut arrêtée par la marche en avant des 1re et 4e armées autrichiennes. Il en fut autrement à l'est, autour de Lemberg. Ici l'attaque russe se développa sans obstacle, parce que du côté adverse il n'existait presque aucune force en état d'arrêter l'énorme avalanche qui s'abattait sur la Galicie orientale.

Au nord-est de Lemberg ne se trouvait d'abord que le 2e corps austro-hongrois, de la cavalerie et des troupes de landwehr. Au nord de Sambor le 14e corps était en position. Ces troupes, qui ne devaient entrer en action qu'après le 25 août (!) formaient la 3e armée du général von Brudermann.

L'aile droite de l'armée austro-hongroise opérant contre la Russie se composait du groupement du général von Kovesz (12e et 13e corps), entre Stanislau et Strij. On avait poussé vers Brzezany la 11e division et contre le Zbracz quelques divisions de cavalerie seulement. La 2e armée du général von Boëkm-Ermolli, primitivement destinée au théâtre d'opérations de Serbie, devait former ces détachements. Enfin faut-il encore mentionner la 43e division d'infanterie à Zaleszki et la 35e brigade de landsturm à Czernowitz.

Le commandement austro-hongrois n'opposait en tout aux armées russes que 12 corps d'armée, quelques divisions indépendantes d'infanterie et 11 divisions de cavalerie. Dans ce nombre sont comprises les unités de la 2e armée encore en formation.

On s'était proposé de prendre l'offensive aussi bien contre la Serbie que contre la Pologne méridionale, mais, en revanche, de se tenir sur la défensive au centre et sur l'aile droite du front russe. Comme on avait prévu que la concentration des 1re et 4e armées serait terminée pour le 21 août au plus tard, on avait fixé pour la mise en place des autres armées des dates encore plus reculées. On se demande vraiment comment l'état-major allemand n'a, pas protesté contre un plan de campagne qui abandonnait à l'adversaire toute la Galicie orientale !

Les 1re et 4e armées austro-hongroises se heurtèrent à la 4e armée russe (Lublin) et à la 5e armée (Cholm). A côté de ces deux armées, les Russes disposaient, un peu plus à l'est, des 8e (On lit dans le texte allemand 5e armée : c'est certainement par suite d'une erreur d'impression) et 3e armées établies sur la ligne Rowno-Dubno en face de la 3e armée autrichienne encore en formation.

La 8e armée russe, sous le général Broussilof, se tenait en face de la 2e armée autrichienne, également en train de prendre position, et n'avait tout comme la 7e armée qui combattait plus au sud autant dire aucun adversaire à combattre.

Les premiers coups de feu de la guerre mondiale furent tirés sur le Danube. Mais ce n'est que le 12 août, quand depuis longtemps Liége était au pouvoir des Allemands, que la ville de Sabac (Chabatz) située au sud de la Save tomba aux mains de nos alliés. Presque en même temps d'autres unités austro-hongroises réussirent à traverser la Drina entre Ljesnica et Loznica, et à s'avancer dans la direction de Valjevo.

Les Serbes pourtant étaient sur leurs gardes. D'habiles informations leur avaient bientôt appris où se déclencherait l'attaque principale des ennemis et, dès le 17 août, ils purent commencer une contre-offensive qui eut un plein succès. Le 19 août, Autrichiens et Hongrois se mirent en retraite, et le 24 août, il n'y avait plus un ennemi sur le sol serbe.

La première tentative pour pénétrer en Serbie avait échoué. Eût-elle été couronnée de succès, il eût fallu l'arrêter, puisque L'ordre fut donné, le 19, de suspendre les opérations contre la Serbie.

Quel fut le motif de cette mesure ?

Le 18 août, parvinrent au grand quartier général austro-hongrois des rapports précis sur de grands rassemblements de troupes russes à l'est de Lemberg. On pouvait en inférer l'imminence d'une attaque immédiate sur la Galicie orientale. On envoya donc au général Potiorek l'ordre d'arrêter l'offensive contre la Serbie ; on prit aussi en toute hâte des mesures pour arrêter en Galicie l'invasion russe qu'on craignait. Malheureusement il était trop tard. On ne pouvait pas rattraper le temps perdu.

Il n'y avait, on s'en souvient, au nord-est de Lemberg que des éléments peu considérables appartenant à la 3e armée. Conformément au plan ces troupes ne devaient être rassemblées qu'après le 25 août. Plus au sud nous ne trouvons également que quelques divisions, celles de la deuxième armée. Primitivement désignées pour la Serbie, elles n'y avaient été envoyées qu'en partie. Il fallait avant tout renforcer la 3e armée, et le 22 août le détachement d'armée Kövesz (deux corps) fut détaché de la 2e armée et dirigé sur Lemberg, où il fut adjoint à la 3e armée du général von Brudermann. Nous trouvons donc, vers le 25 août, la 3e armée renforcée et disposée en demi-cercle autour de Lemberg.

Au sud, il n'y avait à ce moment que des forces insignifiantes.

Dès le 20 août, les corps d'armée russes avaient franchi la frontière galicienne et marchaient sur Lemberg. C'étaient 20 divisions d'infanterie, avec de nombreuses divisions de cavalerie, qui se déversaient sur la Galicie orientale. Le premier choc eut lieu le 26 août. Comme il était à prévoir, les forces austro-hongroises, bien inférieures, ne purent résister à la pression et reculèrent le lendemain. Les Russes ne suivirent que lentement. Puisqu'il s'agissait de conserver l'importante capitale de Lemberg, le général autrichien aurait dû résister avec la plus extrême énergie.

Entre temps, d'autres unités de la 2e armée étaient arrivées du front méridional, et Böhm-Ermolli cherchait à arrêter les Russes qui avaient pendant ce temps pénétré aussi dans le sud de la Galicie, et à couvrir simultanément le flanc droit de la 3e armée.

Le 29 août seulement, les Russes attaquèrent violemment le front Firlejow-Przemyslany-Kurowice. On ne pouvait mettre en doute leur intention de s'emparer de Lemberg aussi vite que possible. De la sorte, ils mettaient du même coup à leur actif un succès militaire et un important résultat politique. Le premier jour de bataille, les Autrichiens tinrent vaillamment, malgré leur infériorité numérique. Mais le lendemain, 30 août, ils durent se mettre en retraite. L'ordre d'évacuer Lemberg ne fut donné que le soir. Le temps manquait et l'opération ne put naturellement s'exécuter qu'avec difficulté : aussi d'importants approvisionnements tombèrent aux mains des Russes. La première bataille de Lemberg ou de Przemyslani, comme on la nomme chez les Autrichiens, se termina par une complète victoire des Russes sur nos alliés.

Comme le général von Brudermann ne pouvait pas tenir avec sa 3e armée battue, la 2e armée austro-hongroise fut naturellement aussi forcée de reculer son front. La position d'alors peut être à peu près marquée par la ligne Chodorow-Zurawno-Siwka-WojnilowskaHalicz-Stanislau. Par bonheur, à partir du 1er septembre, arriva de Serbie le 4e corps, qui fut débarqué à Sambor et aussitôt amené en soutien des armées autrichiennes serrées de près.

Pendant ce temps les Russes faisaient sur tout le front de Galicie orientale des progrès considérables. En Bukowine, la brigade de landsturm du général Münzel avait été attaquée le 23 août à Lipnik, puis à Rarancze, et, devant l'énorme supériorité de l'adversaire, contrainte à la retraite. Le 31 août eut lieu l'évacuation de Czernowitz, et dès le 2 septembre la capitale de la Bukowine tomba au pouvoir des Russes.

Si regrettable qu'il fût d'avoir à abandonner l'offensive qui s'était développée favorablement sur Lublin et Cholm, il ne restait pourtant à l'État-major austro-hongrois rien d'autre à faire qu'à rétablir, aussi vite que possible, la situation en Galicie orientale, et avant tout à renforcer encore davantage la 3e armée. On ne pouvait songer à défendre Lemberg plus longtemps sans risquer de voir la ville soumise à un bombardement. Elle fut donc évacuée le 2 septembre, et la 3e armée, très affaiblie, fut ramenée en deçà de la Wereszyca pour être réorganisée.

Dans l'intervalle, la 4e armée avait reçu l'ordre de rompre l'offensive contre Cholm. L'archiduc Joseph Ferdinand suivait les Russes avec son détachement d'armée, composé des 2e et 14e corps ainsi que de deux divisions de cavalerie. Les trois autres corps, les 9e, 6e et 17e, firent face au sud et passèrent entre l'archiduc et la 3e armée austro-hongroise. Plus tard l'archiduc céda encore la 3e division d'infanterie et une division de cavalerie, qui furent amenées dans la région de Belz.

Le 5 septembre, le général von Auffenberg avait atteint la ligne Rawa Ruska-Niemirow; le lendemain il se heurta aux Russes.

Le 7 septembre, veille de la seconde bataille de Lemberg, la ligne occupée par les armées austro-hongroises était à peu près la suivante :

De Zyszowce ,jusqu'au nord de Rzycki se trouvait le groupement de l'archiduc Joseph-Ferdinand, puis, jusqu'à la Wereszyca, la 4e armée d'Auffenberg. A celle-ci se reliait la 3e armée du général von Brudermann, dont le front s'étendait ,jusqu'à Grodek. La 2e armée, qui avait récupéré de la 3e les 12e et 7e corps, occupait entre Grodek et la Wereszyca inférieure de nouvelles positions. Enfin, au sud du Dniester et à l'ouest du Striy inférieur se trouvaient une division et demie d'infanterie, des troupes de landsturm et de la cavalerie, pour couvrir le flanc droit de la 2e armée.

Pendant qu'on réglait les préparatifs d'une bataille, cette fois à l'ouest de Lemberg, l'armée Dankl, le détachement d'armée Kummer et le corps de landwehr prussien Woyrsch, toujours au prix de violents combats, avaient gagné du terrain dans la direction de Lublin. Néanmoins, par suite de l'arrivée de nouveaux renforts, la réaction russe devenait de plus en plus forte, et le grand quartier général austro-hongrois se vit contraint d'arrêter l'offensive en Pologne méridionale, d'autant plus que la situation en Galicie orientale évoluait d'une manière toujours plus inquiétante.

Le 8 septembre commença la seconde bataille de Lemberg entre le Dniester et la Solokija. Elle fut entamée par nos alliés. D'après le plan, la 4e armée et le groupe de l'archiduc Joseph-Ferdinand devaient attaquer de front et essayer d'attirer sur eux le gros de l'ennemi, tandis que les 3e et 2e armées devaient envelopper l'aile gauche russe. L'idée fondamentale était bonne.

La première ,journée de lutte se termina favorablement pour les armes austro-hongroises ; la 3e et la 2e armées réussirent aussi à bien progresser. Par contre, Auffenberg et surtout l'archiduc Joseph-Ferdinand avaient à l'aile gauche une situation difficile. Les Russes avaient amené de nombreux renforts et cherchaient de leur côté à tourner sur son aile gauche la position autrichienne. Des deux côtés on combattit les 9, 10 et 11 septembre avec des succès divers. A ce moment arriva la nouvelle que Dankl, lui aussi, avait été attaqué par des forces supérieures, et qu'il lui serait impossible de contenir plus longtemps la pression russe. Le 11, le grand quartier général austro-hongrois dut, le cœur serré, donner l'ordre d'arrêter la grande bataille, et dans la nuit du 11 au 12, nos alliés commencèrent leur retraite avec plus ou moins d'habileté pour occuper derrière le San de nouvelles positions.

Naturellement, les Russes les suivirent partout. Le 16 septembre, les premiers Cosaques parurent devant Przemysl qui fut, dans les jours suivants, complètement investi. Le 2l septembre, Jaroslaw fut pris ; le lendemain les Cosaques arrivèrent aussi devant Rzeszow et, les têtes de colonnes russes s'approchèrent des Carpates. La première partie de la campagne était perdue pour les Autrichiens !

Les pertes des armées austro-hongroises en prisonniers et matériel de guerre pendant les six premières semaines de la campagne furent très considérables. D'après un communiqué officiel russe, le butin, du 10 août au 11 septembre, comprenait pour la Galicie seule : 7 drapeaux, 637 canons, 823 voitures de munitions, un énorme matériel de chemins de fer; et en prisonniers : un général, 435 officiers et 63.531 soldats. A cela venaient s'ajouter au moins 20.000 soldats faits prisonniers en Pologne méridionale, et de nombreux canons parmi lesquels quelques batteries de siège allemandes, qui étaient destinées au bombardement d'Ivangorod.

Mais aussi, du côté des Austro-Hongrois, on pouvait jusqu'à la mi-septembre annoncer plus de 40.000 Russes prisonniers et 300 canons capturés ; dans la seconde bataille de Lemberg plus de 10.000 Russes furent pris.

Et maintenant passons à la critique.

En cas de guerre, il y avait, pour les Austro-Hongrois, nécessité presque absolue de se tenir, au début, sur la défensive dans le sud, contre les Serbes et les Monténégrins, - d'autant plus que la situation géographique (Danube, Save, Drina), favorisait tout particulièrement cette attitude - et de jeter toutes les autres troupes contre les Russes.

Comme en outre, on comptait que la concentration des troupes austro-hongroises s'effectuerait plus rapidement que chez les Russes (Bien que l'on surestimât l'Autriche-Hongrie, du moins en ce qui concerne la mobilisation, la concentration et les premières opérations, l'Etat malade a cependant accompli, dans les cinq années de guerre, des choses vraiment incroyables), une offensive qui devait nécessairement renverser les plans russes et troubler la mobilisation ennemie était la seule méthode logique.

Une défensive contre la Russie n'entrait pas en considération : ce pays comptait une quantité inépuisable de soldats exercés; si on lui laissait le temps de les concentrer, la position défensive des Austro-Hongrois, aurait été tout simplement submergée ; on devait donc s'en tenir ferme à l'offensive ; il n'y avait pas d'autre solution. Mais on ne pouvait entreprendre cette offensive sur tout le front de Russie; on manquait pour cela d'un effectif suffisant.

Il était très indiqué d'entreprendre l'attaque entre la Vistule et le Bug, pour couper la partie de la Pologne située à l'ouest de la Vistule. Mais cette offensive aurait dû être menée avec une très grande rapidité et avec de puissantes masses de troupes ; d'une façon analogue à ce que firent les Allemands, quelques corps d'armée autrichiens sur le pied de paix, soutenus par des troupes allemandes, pouvaient, dès le début de la guerre, faire irruption en Pologne et, par un coup de main, occuper Ivangorod, peut-être même Varsovie. Ainsi toute la mobilisation russe dans la Pologne méridionale aurait été troublée. C'était tout à fait dans le domaine des possibilités. Dans la nuit du 25 au 26 juillet, on mobilisa huit corps d'armée, primitivement désignés pour marcher contre la Serbie. Comme le 31 juillet, la menace d'une guerre européenne s'était déjà suffisamment précisée (Au Ballplatz on s'abandonnait a l'espoir trompeur que la guerre pourrait être localisée entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, mais il était évident que l'Entente ne pouvait admettre un agrandissement de la puissance de l'Autriche-Hongrie dans les Balkans. Et son opposition, c'était la guerre.), trois au moins de ces corps d'armée, les 8e, 9e et 4e, pouvaient le 5 août être prêts à entrer en territoire ennemi. Le 15 août, Ivangorod devait être pris ; 8 à 10 jours plus tard Varsovie pouvait l'être également ; on disposait en effet des batteries automobiles de Skoda, excellentes et si faciles à mouvoir ! Si, dès le 7 août, les Allemands prenaient Liège d'assaut - et nous rappelons que la mobilisation allemande ne commença que le 1er août - nos alliés, mobilisés avant cette date, pouvaient bien deux semaines plus tard avoir les deux forteresses russes en leur pouvoir. A cette époque, on ne devait guère s'attendre à une résistance sérieuse de la part des forteresses. Cette action hardie aurait étonné le monde et bouleversé les plans de l'Etat-major russe, Hindenburg battit, entre le 26 août et le 10 septembre, deux armées russes qui ensemble lui étaient environ trois fois supérieures en nombre. A la mi-septembre, il n'y avait plus un Russe sur le territoire allemand.

Mais le vainqueur, au lieu de pouvoir obliquer vers le sud, pour attaquer la ligne de la Narew et prendre Varsovie à revers, dut retirer ses troupes de la Prusse Orientale avant d'avoir achevé la poursuite. Faisant un grand détour, il les transporta par chemin de fer jusque dans la région de Kreuzburg-Cracovie. Partant de là, il dégagea les Autrichiens par une habile diversion. Ce fut peut-être l'opération la plus géniale de toute la guerre.

Et ce chef-d'œuvre, Hindenburg et les services du chemin de fer l'accomplirent en si ,peu de temps que, dès le 28 septembre, l'offensive put être engagée sur Ivangorod et Varsovie. Naturellement on eut à surmonter là de tout autres obstacles que si l'attaque avait commencé dès le mois d'août.

Mais puisqu'il était impossible à nos alliés de gagner les Russes de vitesse, il eût été approprié de concentrer le gros des forces austro-hongroises, par exemple entre Przemysl et Lemberg, pour faire front selon les circonstances vers Brody-Tarnopol ou sur la ligne de la Vistule et du Bug, et battre d'abord l'un des adversaires, puis l'autre, comme le fit Hindenburg en Prusse Orientale. Les nombreux échecs subis par nos alliés dans cette guerre sont dus pour la plus grande part aux fautes du début.

Voilà pour l'offensive en Pologne méridionale. Elle eut lieu sur le point qu'il fallait, bien qu'elle ne fût pas exécutée avec la rapidité qui eût garanti son succès. Mais on ne fit rien ou presque rien, pour parer à une attaque éventuelle partant du triangle des forteresses russes Luck-Rovno-Dubno et dirigée sur Lemberg. Au contraire on commit la faute de dégarnir à peu près la Galicie orientale et d'entreprendre à la place une attaque sans aucune chance de succès contre la Serbie.

L'Etat-major austro-hongrois avoue franchement (Dans les rapports de guerre de Streffleur) que deux cinquièmes de l'ensemble des forces furent lancées sur la Serbie, et trois cinquièmes seulement contre le puissant Moscovite. Non, on aurait dû appliquer les cinq sixièmes à la Russie, contre un sixième seulement à la petite Serbie ; trois sixièmes, soit la moitié des forces totales, devaient être consacrés à l'offensive en Pologne méridionale et deux sixièmes, ou un tiers, à l'action défensive en Galicie orientale. De toute façon, un sixième devait suffire pour repousser les attaques éventuelles des Serbes, même au risque de voir occuper, pour quelque temps, une portion du territoire hongrois et bosniaque.

Et quelle fut la conséquence des absurdes plans de concentration ?

Quand on apprit la marche des colonnes russes sur Lemberg, il fallut interrompre les opérations contre la Serbie, elles-mêmes déjà menées beaucoup trop lentement, et transporter au plus vite dans le nord une partie de l'armée. En Serbie on cria victoire, et les corps autrichiens envoyés dans le nord arrivèrent juste à temps pour être englobés dans la débâcle de Lemberg. Et, le premier échec en Serbie ne suffisant pas, l'Etat-major autrichien fit entreprendre, le 8 septembre 1914, une nouvelle offensive contre l'adversaire du sud, quelques jours avant que les canons russes commençassent à tonner devant Przemysl. Et de nouveau les bataillons austro-hongrois furent rejetés avec pertes au-delà de la Save et de la Drina.

Au commencement de septembre la situation matérielle et morale des armées austro-hongroises était tout simplement désespérée. Une intervention directe de troupes allemandes sur le front de nos alliés était absolument nécessaire.

III

Par ce qui précède, nous avons vu quelles conséquences peut avoir un plan de campagne mal établi et comment fut sanctionnée la malheureuse stratégie des deux cinquièmes et des trois cinquièmes appliquée par nos alliés.

Transportons-nous maintenant sur le théâtre des opérations allemandes, du côté de la Russie, et examinons les mesures que l'Etat-major allemand eût dû prendre dans l'éventualité d'une guerre.

Afin de mieux comprendre ces mesures, il nous faut d'abord jeter un regard sur une carte d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie.

Nous y trouvons, vers l'est, une énorme étendue de pays qui s'enfonce profondément comme un coin dans le territoire allemand et autrichien : c'est la Pologne russe qui, sur une carte générale de la Russie, ne représente qu'une petite annexe de ce colosse.

On peut donc reconnaître du premier coup d'œil que, dans un choc entre la Russie et les Empires centraux, la province de Prusse-Orientale, étroite bande de terrain bordée au nord par la mer, était immédiatement exposée à une invasion russe.

Si l'attaque se produisait simultanément du sud et de l'est par de grandes masses les lacs de Masurie eux-mêmes, avec leurs fortifications, ne représentaient plus un sérieux obstacle, parce qu'ils pouvaient facilement être tournés des deux côtés.

Ce n'est que sous les murs de Königsberg et sur la ligne de la Vistule, défendue par les citadelles de Thorn, Kulm, Graudenz, Marienburg, Dantzig et par de nombreux forts, que devait se briser l'assaut ennemi.

Si les Russes parvenaient à déboucher de Varsovie et de Zvangorod avec des forces considérables, et à pousser, en direction du sud-ouest, sur la ligne Breslau-Cracovie, l'Autriche-Hongrie se trouvait mieux protégée par la ligne de la Vistule que les provinces de Silésie et de Posnanie.

Mais on devait écarter l'hypothèse que le commandement russe commettrait l'erreur d'attaquer au centre, avant d'avoir battu les deux ailes ennemies. Il risquait en effet de voir son propre dispositif enveloppé par les deux ailes.

C'est seulement lorsqu'ils tiendraient solidement la Prusse-Orientale et la Prusse-0ccidentale, jusqu'à la Vistule et la Galicie du nord, que les Russes pourraient entreprendre avec chances de succès une attaque à travers la Pologne dans la direction générale de Breslau.

Malgré les avantages du début, tant en Prusse- Orientale qu'en Galicie l'attaque entreprise simultanément par les Russes contre ces provinces devait être la source de tous leurs échecs ultérieurs. La Russie commit la faute grave d'entreprendre en même temps des offensives de grande envergure sur des théâtres d'opérations très éloignés l'un de l'autre ; en cas d'échec sur un front et de victoire sur l'autre, il lui était en effet impossible de déplacer ses troupes avec une rapidité suffisante. Certes, les Russes réussirent à conquérir une grande partie de la Galicie, et même à prendre possession d'un gros morceau de la Prusse-Orientale. Assurément aussi, cette dernière opération eut-elle pour effet de décider l'Etat-major allemand à diriger au plus vite des renforts de l'ouest vers l'est menacé, avant qu'un résultat décisif eût été obtenu en France, mais la puissante Russie dut, à son tour, expier plus tard, par de cruels revers, la fa,ute d'avoir entrepris simultanément; deux grandes offensives.

Le commandement russe savait que en cas de conflit avec l'Entente, l'Allemagne jetterait sur le front occidental toutes les forces dont elle pourrait disposer, et qu'elle ne laisserait en Prusse-Orientale que quelques corps d'armée. Par suite, la Russie aurait pu être tout à fait rassurée tant du côté de la Prusse-Orientale que du côté de la Posnanie et de la Silésie, car toutes les troupes allemandes qui se trouvaient dans l'est - sauf le corps de landwehr Woyrsch - n'avaient qu'un rôle purement défensif. Les Russes eussent-ils même craint une offensive allemande, que quelques corps d'armée auraient suffi pour tenir pendant des mois la ligne du Niémen, de la Bobr et de la Narew, même contre des forces supérieures ; plus tard, l'arrivée des troupes des gouvernements éloignés de l'Empire aurait permis au commandement d'entamer une grosse offensive sur la Prusse-Orientale. L'Etat-major russe pouvait donc se jeter avec 25 à 30 corps d'armée sur l'Autriche-Hongrie pour porter à la monarchie danubienne un coup tellement sensible que, dès le milieu de septembre, la route de Budapest, Vienne et Breslau aurait été ouverte !

Heureusement pour les empires centraux, l'Etat-major décida d'attaquer simultanément en Prusse-Orientale (Surtout à cause des conventions avec la France et pour immobiliser le plus possible de troupes allemandes.) et en Galicie.

Dans tous les cas, les masses que la Russie lançait contre les Etats centraux étaient si puissantes que les généraux allemands durent faire preuve pour les écraser de talents hors de pair.

Contre la Prusse-Orientale seule furent engagées les armées de Vilna et de la Narew, ainsi que l'armée de réserve de Grodno.

La première de ces armées, sous les ordres du général Rennenkampf, se composait de quatre corps actifs, deux brigades de chasseurs, dix divisions de réserve et deux divisions de cavalerie. Sa mission était de se porter de l'est à l'ouest dans la direction générale Insterburg-Königsberg.

Une seconde armée, sous le général Samsonoff, forte de cinq corps d'armée et de trois divisions de cavalerie, se tenait prête, sur les bords de la Narew, à faire irruption en Prusse-Orientale dans la direction d'Allenstein. Enfin, près de Grodno, se rassemblait encore une armée de réserve qui, le cas échéant, devait appuyer l'une ou l'autre armée.

Les Russes étaient presque trois fois supérieurs en nombre aux Allemands.

Primitivement, nous l'avons dit, l'Etat-major allemand avait l'intention de ne faire à l'est qu'une guerre défensive. Dans cette intention un petit nombre de corps d'armée devaient essayer de s'opposer aussi longtemps que possible à la marche en avant des Russes, sans s'engager dans aucune grande bataille.

On ne devait s'arrêter que sur la Vistule et opposer alors à l'ennemi la plus vigoureuse résistance, qui serait d'ailleurs facilitée par l'excellent obstacle naturel qu'offrait le fleuve et par les puissantes forteresses qui le commandaient. On n'y rencontrait pas moins de cinq places fortes et onze forts isolés.

Le défenseur de la Prusse-0rientale, le colonel-général von Prittwitz und Gaffron, avait à sa disposition des forces assez importantes. La 8e armée se composait des Ier, XVIIe et XXe corps, du Ier corps de réserve, de la 3e division de réserve, de la 5e division d'ersatz des 6e et 70e brigades de landwehr, de la 1re division de cavalerie et de la division de landwehr von der Goltz (Celle-ci venait de Schleswig-Holstein, où l'on avait craint un débarquement des Anglais). A ces forces s'ajoutaient les garnisons des places fortes. Dans la main d'un chef actif, énergique et conscient du but à atteindre, cette armée était loin d'être négligeable. Sans doute, il ne faut pas oublier qu'elle avait à défendre un front étendu sur lequel le gouvernement allemand ne s'attendait pas à une attaque sérieuse des Russes avant le milieu de septembre. En fait, l'avance russe commença dès le 17 août, un jour plus tôt que notre offensive dans l'ouest.

Dès les premiers jours d'août, les Russes déployèrent une activité considérable. Le 14 des escadrons de hardis cavaliers se risquèrent jusqu'à la forteresse de Boyen, mais durent bientôt se retirer. Le 17, le gros de l'armée Rennenkampf commença à franchir la frontière de la Prusse-Orientale. Les troupes allemandes de couverture reculèrent lentement. Le 20 août, une rencontre sérieuse eut lieu près de Gumbinnen. Vers le soir, la trop grande supériorité.. des forces ennemies força de rompre le combat. Mais il est remarquable que les Allemands enlevèrent à leur adversaire 8.000 prisonniers tandis que le communiqué russe ne put enregistrer que la prise de quelques canons.

Les corps d'armée allemands se retirèrent vers l'ouest et les Russes ne suivirent que lentement et avec précaution. Ils n'entreront que le 23 août à Angerburg et le jour suivant à Insterburg.

Ni au grand quartier général autrichien, ni à celui des Allemands, on ne s'était attendu aux rapides offensives russes. Aussi fallut-il prendre immédiatement des mesures efficaces pour y parer. Nous savons ce qui s'était passé au sud, nous allons voir quelles dispositions furent prises dans le nord.

Quand le maréchal comte von Schlieffen, qui ne devait pas voir la réalisation de ses projets, établit un plan de campagne pour la Prusse-Orientale, il comptait sur une offensive possible des Russes dès les débuts de la guerre. Peu à peu l'on s'écarta de cette manière de voir, et au commencement de 1914 on se serait moqué de celui qui aurait prédit que, 15 jours après la déclaration de guerre, les Russes franchiraient la frontière allemande. On n'avait pris aucune mesure pour évacuer méthodiquement le pays (Cela ressort du fait que l'on perdit 135,000 chevaux, 250.000 bêtes à cornes, 200.000 porcs, 50.000 moutons et d'innombrables volailles. On ne sauva du territoire abandonné que 36.000 chevaux et 80.000 bêtes à cornes), et l'on commit une faute, à la nouvelle de l'approche de l'armée Rennenkampf, de se mettre sérieusement sur la défensive; ce qui suit le prouve.

En effet l'attaque de la Prusse-Orientale, par le sud, était la plus indiquée. Par elle on isolait la partie est de la province. Les Austro-Hongrois n'avaient-ils pas employé la même tactique en pénétrant en Pologne, à l'est de la Vistule, dans le but de couper, du reste du pays, la partie située à l'est du fleuve.

Une attaque frontale des Russes sur la Prusse-Orientale ne devait donc être, à tout prendre, qu'une opération secondaire.

Comme la première offensive russe partait en direction générale de Koenigsberg-Insterburg, on devait admettre logiquement qu'une attaque de flanc était également prévue. Seules, des raisons inconnues avaient pu la retarder.

C'est pourquoi, dès l'annonce de l'approche de Rennenkampf, - les Allemands durent être fixés le 17 à ce sujet, - la situation commandait de faire le vide dans la partie est de la province.

Or, il n'en fut rien. On accepta la bataille dans la région de Gumbinnen bien que le commandement de la 8e armée ne dût assurément pas compter sur une issue favorable.

Les journées que passa le Grand quartier général allemand, vers le 20 août 1914, sont parmi les plus critiques de toute la guerre. Le 17 août, commença l'offensive russe, tout à fait inattendue dans la direction, Insterburg-Königsberg ; le 18 août, se déclencha la marche en avant allemande dans l'ouest. Le même jour on apprit, par le Grand quartier général austro-hongrois, que de grandes masses ennemies se mettaient en mouvement sur Lemberg, et le 20 août on annonça que du sud aussi des corps d'armée russes avançaient sur la Prusse-Orientale. Le même jour, parvint au Grand quartier général la nouvelle que la bataille s'était allumée à Gumbinnen, et le lendemain on apprit qu'une autre armée russe marchait sur Allenstein.

Le chef d'Etat-major général, von Moltke, était évidemment au courant des plans austro-hongrois de concentration. Sans doute on savait, au grand quartier général de Coblence, que l'offensive de Dankl et d'Auffenberg faisait des progrès lents, mais sensibles et que, sur le théâtre serbe de la guerre, Sabac (Chabatz) était pris ; mais on n'ignorait pas non plus que rien n'était prêt pour parer le coup dirigé contre Lemberg.

Il semble qu'au Grand quartier général on ne se soit nullement attendu à ces nouvelles venant de l'Est. L'Empereur, qui tenait beaucoup à sa belle province de Prusse-Orientale et qui était assailli de demandes de secours craignait d'exposer le pays à une invasion russe. Il se montra, dans ces jours critiques, plus roi de Prusse qu'empereur d'Allemagne. Moltke était déjà très fatigué et n'était nullement doué de l'énergie que réclamait son importante situation ; ce n'était pas le grand capitaine capable d'embrasser tout de suite clairement la situation. Il n'osa pas jouer son va-tout sur une seule carte, comme le fit par exemple Bonaparte dans les journées d'août 1796 à Castiglione ; il ne prit que des demi-mesures. Elles consistèrent à décider, avant que la victoire fût remportée à l'ouest, d'engager à l'est des batailles offensives et même d'y envoyer des renforts de l'ouest. A cet effet, un changement de commandement dans l'est était absolument nécessaire. Le 21 août, on prit la résolution de donner à Hindenburg, qui avait toujours préconisé une guerre offensive contre les Russes, le commandement exercé jusque là par Prittwitz und Gaffron. Il semble que le général de cavalerie Mackensen, commandant le XVIIe Corps, ait été pour beaucoup dans le rappel de ce dernier commandant d'armée.

Le général Ludendorff, ancien chef du bureau des opérations au grand état-major, et qui, comme quartier-maître de la 2e armée, avait pris part à l'assaut de Liège, avant même que son armée ne fut mise en marche, fut nommé chef d'état-major de la 8e armée.

Plus nous devons saluer avec joie l'accession de ces deux hommes à des postes aussi éminents, moins nous devons oublier qu'une juste part, dans les lauriers qu'ils récoltèrent, revient aux chefs des armées qui marchèrent contre la France. Si finalement, l'offensive échoua, ce fut grâce aux deux corps d'armée et à la division de cavalerie enlevés au front ouest pour être envoyés sur le front est.

Et ce sont ces troupes précisément qui auraient transformé en victoire la défaite de la Marne ! Ludendorff dit dans ses Souvenirs de Guerre que nous n'aurions pas pu tenir la ligne de la Vistule. C'est trop parler pro domo. Les Russes n'auraient pas paru sur la Vistule avant le début de septembre, et encore seulement avec des forces qui eussent pu facilement être tenues en échec par notre 8e armée. Ils auraient été incapables d'amener de l'artillerie lourde sur les lieux avant la fin de septembre. L'armée Rennenkampf non plus n'y serait sûrement pas parvenue plus tôt, sans compter qu'une grande partie de l'armée du Niémen devait être employée au siège Königsberg. En prenant des mesures quelque peu habiles, on pouvait, avec les troupes dont on disposait, tenir la ligne de la Vistule jusque bien au-delà du mois de septembre.

Cette hypothèse n'était à envisager qu'au cas où du côté allemand on n'eût engagé en avant de la Vistule aucune grande bataille. Or, Hindenburg et Ludendorff acceptèrent la lutte près de Tannenberg avec les seules troupes qui se trouvaient en Prusse-Orientale, et ils remportèrent la victoire ! L'armée de Samsonoff fut à peu près détruite, et la 8e armée n'était plus menacée que par Rennenkampf qui, après la défaite de son collègue, n'eût sans doute pas osé attaquer Hindenburg.

Il n'y avait donc provisoirement aucune nécessité de reculer jusqu'à la Vistule, ni par suite d'envoyer de renforts de l'ouest à l'est ; on aurait dû, tout au moins, après l'issue victorieuse de Tannenberg, donner contre-ordre et arrêter ces transports. La bataille de la Marne fut livrée entre le 6 et le 10 septembre. Si le corps de réserve de la garde et le XIe corps d'armée ainsi que la division de cavalerie saxonne n'avaient pas été enlevés à l'aile d'attaque, la bataille aurait dû se décider à notre avantage; sans aucun doute, le colonel-général von Hausen aurait réussi, avec la 3e armée (Le XIe C.A. avait été enlevé à cette armée), à rompre le centre français comme le reconnaissent les rapports de l'adversaire lui- même. Immédiatement après la bataille on aurait pu retirer deux corps d'armée et les envoyer sur la Vistule et en diriger quatre autres - deux de la 5e et deux à la 6e armée - vers le sud-est pour soutenir nos alliés. Sans doute, Ludendorff déclare que nous n'étions pas en situation de secourir immédiatement nos alliés. Cela aussi est discutable. Notre offensive, pour les soulager, commença, on le sait, le 28 septembre, d'abord dans la direction Kreuzburg-Cracovie. Les quatre corps que l'on devait emprunter à notre aile gauche pouvaient traverser l'Allemagne et se trouver également vers cette date prêts à l'offensive en Silésie méridionale. Or, il y avait une grande différence entre remporter une victoire en France ou y subir une défaite. Si la France avait été abattue, les Russes se seraient comportés autrement; car, outre les quatre corps d'armée mentionnés plus haut, les corps de réserve numéros XXII, XXIII, XXIV, XXVI, et XXVII (A partir du 19 octobre eut lieu le transport vers l'ouest des cinq corps de réserve. Bientôt après on y envoya aussi la 6e division de réserve bavaroise), formés seulement pendant la guerre, auraient été très rapidement prêts à être expédiés. Le XXVe corps de réserve fut envoyé au commencement d'octobre en Prusse-Orientale.

Les événements en Prusse-Orientale, pendant les mois d'août et de septembre 1914, sont trop connus pour qu'il soit nécessaire de les retracer ici en détail. Hindenburg et son chef d'Etat-major général Ludendorff prirent aussitôt les mesures les plus appropriées pour attaquer et battre définitivement l'adversaire le plus proche, donc le plus important. Ensuite, après l'arrivée des renforts considérables prélevés sur l'armée de l'ouest, Hindenburg se jeta sur la seconde armée d'invasion, celle de Rennenkampf, et la battit également. La première armée russe avait pu être presque anéantie ; l'armée du Niémen réussit au contraire à se soustraire à l'encerclement ; elle n'en perdit pas moins, elle aussi, un nombre considérable de prisonniers. Enfin, on ne doit pas omettre que la différence des forces dans ces batailles n'était pas aussi grande qu'on l'admet généralement. Malgré cela, la campagne d'automne de Hindenburg et Ludendorff en 1914 est une des entreprises les plus habiles et les plus heureuses de cette prodigieuse lutte des peuples.

IV

Dès le début de la conflagration, les dirigeants allemands durent se poser la question de savoir comment se comporterait la Belgique.

Si mal informée que fût notre diplomatie sur l'attitude des grandes puissances à l'égard de l'Allemagne, notre gouvernement avait pourtant eu la perspicacité de reconnaître qu'on ne pouvait aucunement se fier à la Belgique.

Les documents trouvés à Bruxelles lors de l'occupation allemande - les papiers les plus importants et les plus compromettants furent mis en sûreté à temps par les autorités - montrent suffisamment combien les Allemands eurent raison de demander pour leurs troupes le libre passage à travers la Belgique afin d'empêcher l'armée belge de nous tomber dans le dos dès que nous aurions envahi la France.

Cette exigence était pour l'Allemagne une nécessité militaire et politique, peut-être aussi économique, mais la violation du territoire belge mettait entre les mains de nos adversaires un excellent moyen de propagande contre nous autres " barbares ". Aussi, pour des raisons d'ordre moral, eût-il été préférable d'éviter la violation de la neutralité belge, car ce manque de respect des conventions internationales et de la morale publique devait soulever finalement le monde entier contre nous.

L'État-major allemand décida de se ruer au plus vite sur la France avec le gros de ses forces. Le choc devait se produire avec une telle violence que l'adversaire en fût nécessairement abattu et écrasé en quelques semaines.

Encore ne fallait-il pas diriger l'attaque contre tout le front occidental avec des forces également réparties.

L'Etat-major allemand avait donc résolu de se tenir sur la défensive entre la frontière suisse et le Donon.

Entre cet important sommet des Vosges et Verdun, Ies circonstances décideraient s'il y avait lieu de passer de la défensive à l'offensive : les troupes, postées dans cette région, avaient pour principale mission de fixer l'ennemi qui leur faisait face. Mais c'était entre Thionville et Aix-la-Chapelle qu'on avait l'intention de concentrer la masse la plus importante des troupes dont on disposait sur le front ouest. De là, on ferait irruption à travers le Luxembourg et la Belgique. On chercherait ensuite, avec des troupes de deuxième ligne, à prolonger de plus en plus l'aile droite jusqu'à la mer.

Par cette conversion de notre droite, qui était une idée de génie, on espérait décrire la grande courbe qui, par Bruxelles, Valenciennes, Douai, Amiens, conduit sur Paris, rejeter les masses franco-anglaises par delà la Meuse, l'Aisne, la Marne et la Seine, pour les déborder éventuellement au sud de Fontainebleau, et, par suite, prendre d'enfilade toute la ligne de bataille ennemie. D'autres éléments de l'armée, surtout des corps de réserve et de landwehr, devaient ensuite pousser entre Dunkerque et Calais ,jusqu'à la côte, pour empêcher des débarquements ultérieurs de troupes anglaises. Selon toute prévision humaine, ce plan aurait pu être réalisé à la fin de septembre 1914. Un grand nombre de corps d'armée seraient alors devenus disponibles contre la Russie.

Exécuté avec logique, ce plan devait réussir. Mais l'Etat-major allemand commit tant de fautes, que tout le savant édifice s'écroula dans les journées de la bataille de la Marne.

Le père spirituel du plan de campagne allemand, c'est l'ancien chef d'état-major général comte von Schlieffen. Le vieux Moltke avait déjà conçu un plan analogue pour une guerre contre la France, mais qui supposait, il est vrai, le concours de la Belgique et de la Hollande. En 1870, il en suivit un autre.

Moltke le jeune ne possédait pas les qualités qu'exige d'un général en chef la conduite de la guerre moderne. Le destin ne voulut pas que le neveu égalât l'oncle, comme il ne permit pas que Napoléon Ier eût, dans son neveu, un successeur allant de pair avec lui. Ou bien voulut-il simplement se montrer capricieux. En comparant 1806 avec 1870, et 1870 avec 1914, on serait tenté de le croire..

Du côté de nos adversaires on a cherché, quand la guerre éclata, à répandre la légende que l'invasion de la Belgique avait complètement surpris les puissances intéressées.

Rien n'est moins exact; on n'a répandu ce bruit que pour faire retomber sur les Allemands l'unique responsabilité de la guerre.

Tous les hommes de métier s'attendaient à cette invasion; le dispositif même de l'armée française prouve qu'on prévoyait une attaque allemande de ce côté. 0n admettait, il est vrai, que les Allemands, tournant les fortifications de la Meuse, traverseraient la Belgique du sud, mais on ne pensait pas à une marche de l'envergure de celle qu'exécutèrent les 1re et 2e. armées allemandes.

Si ingénieux que fût le plan de guerre allemand, si magistralement qu'il fût élaboré, l'exécution n'en rencontra pas moins d'énormes difficultés. Tout succès est la résultante d'un enchaînement d'épisodes, mais il suffit qu'un anneau se brise pour rompre la continuité de la chaîne, même si tous les autres tiennent.

L'État-major devait évidemment envisager l'éventualité où le plan d'invasion de la France ne réussirait pas d'emblée et où, en cours d'exécution, il faudrait modifier bien des choses. En effet, l'aile gauche allemande (5e et 6e armées), avait la mission déjà très lourde de retenir le gros des troupes françaises établies sur les positions extrêmement fortes de Nancy, Toul, Verdun et des autres forteresses de la Meuse ; les buts fixés au centre (3e et 4e armées) et à l'aile droite (1re et 2e armées) confinaient nettement au prodigieux. Les armées du centre et l'aile droite ne devaient pas seulement briser la résistance des Belges et celle de leurs forteresses (L'Etat-major allemand comptait sur une chute assez rapide des forts de Liège et sur une moindre résistance de la part de l'armée belge. La ville fut, on le sait, prise par des troupes qui, précédaient les armées d'invasion. Si, comme on l'espérait, on s'emparait par surprise de la place et des forts, les routes voies, ferrées, etc.., demeuraient intactes et l'avance de la 2e armée ne rencontrait pas d'obstacles. De plus les troupes, devenues disponibles devant Liège, pouvaient se porter sur Namur. C'était assurément une entreprise hasardeuse, mais à la guerre tout n'est parfois qu'affaire de hardiesse et de décision.), mais encore effectuer, par les plus étouffantes journées du mois d'août, une marche tout à fait extraordinaire avant d'entamer la lutte avec l'adversaire qui probablement se tiendrait sur de bonnes positions, choisies à l'avance, et où il disposerait de bonnes communications avec l'arrière.

A tout cela s'ajoutait une situation inquiétante dans l'est. Les quelques corps d'armée de Prusse-Orientale et Occidentale réussiraient-ils à arrêter une offensive éventuelle des Russes, si ces derniers la déclenchaient au mois d'août ?

Et chose encore plus importante : l'armée austro-hongroise serait-elle en état de porter la guerre en pays ennemi et pourrait-elle empêcher la concentration de puissantes armées russes en Pologne méridionale et en Volhynie ?

Bien que la grande avance des Allemands ,jusqu'à la Marne n'ait pas procuré le succès décisif escompté et n'ait pas terminé d'un seul coup la guerre contre la France par la destruction de l'armée de campagne ennemie, on la comptera toujours parmi les entreprises militaires les plus grandes, les plus hardies et les plus géniales de tous les temps. L'échec ne doit pas être attribué à ce que le plan ait été mal combiné, encore moins à ce que les armées allemandes aient été battues par les Français et les Anglais, mais à de tout autres motifs que je vais indiquer en détail.

Le chef d'Etat-major général allemand, colonel-général von Moltke, qui depuis 1906 occupait ce poste important, avait, en août 1914, concentré contre la France et la Belgique sept armées numérotées du nord au sud.

La 1re armée, la plus nombreuse, était placée sous les ordres du colonel-général von Kluck, ancien inspecteur général de la 8e inspection d'armée. Elle se réunit dans les environs d'Aix-la-Chapelle et commença, comme d'ailleurs les autres armées, sa marche en avant le 18 août. Deux corps de l'armée Kluck ne prirent point part aux batailles d'août contre le corps expéditionnaire anglais et quelques divisions françaises, parce qu'ils avaient été dirigés sur Anvers.

Le colonel-général von Kluck; après le passage de la Meuse, s'avança entre la frontière hollandaise et Liège, en décrivant un grand arc de cercle, par Bruxelles et Mons sur Valenciennes, pour pousser ensuite sur Paris. Son armée avait la plus longue marche à fournir, et c'est à elle que devait être dévolue une dos tâches les plus importantes .

Après de violents combats sur la Geete, Kluck était entré le 20 août dans la capitale belge, mais l'avait évacuée dès le lendemain. Il se dirigeait à marches forcées vers le sud-ouest. Dans sa course, il se heurta le 23 août à l'armée anglaise du maréchal sir John French qui n'avait terminé sa concentration que peu de temps auparavant et attendait les Allemands entre Condé, Mons et Binche. Dans des combats violents et meurtriers, Kluck culbuta les Anglais à Mons, Valenciennes, Le Cateau et Cambrai, et les contraignit à une retraite frisant la débâcle, et qui ne s'arrêta, sans gloire, que le 3 septembre derrière la Marne. Toujours sur les talons des Anglais, le général en chef allemands entra, dès le 31 août, à Compiègne. Ses hardies et infatigables avant-gardes poussèrent même le 3 septembre jusque dans la région de Pontoise, à quelques kilomètres au nord-ouest de Paris ! French ramenait son armée, très maltraitée et qui avait perdu au moins 20.000 hommes de son effectif, jusqu'au-delà de la Seine pour l'y réorganiser. Cette marche du colonel-général von Kluck constituait une opération stratégique extrêmement brillante. Elle aurait été beaucoup plus appréciée si les événements ultérieurs n'avaient ravi au général une partie de ses lauriers.

La 2e armée était commandée par le colonel général von Bülow, ancien inspecteur-général de la 3e inspection d'armée.

Bülow avait été autrefois désigné comme successeur du chef d'état-major général comte von Schlieffen; mais il y avait une trop grande mésintelligence entre les deux généraux. C'est pourquoi Moltke fut nommé à sa place. Néanmoins Bülow passait pour un excellent conducteur de troupes, et c'est pour cette raison, sans doute, que l'on mit, à partir du 17 août au soir, la 1re armée sous ses ordres ; pourtant ce commandement ne fut pas exactement délimité. Comme le Grand quartier général se trouvait à Coblence, il eût été opportun de placer les quatre armées d'aile sous les ordres d'un seul général qui, sur le front, aurait pu embrasser d'un coup d'œil la situation bien mieux que ne pouvait le faire le commandement suprême de son quartier général trop éloigné.

La 2e armée se concentra au sud d'Aix-la-Chapelle, et, en étroite liaison avec la 1re armée, entreprit la marche en avant vers l'ouest. Elle franchit la Meuse dans le voisinage de Liège et se dirigea au nord de ce fleuve sur Namur et Maubeuge. Quelques brigades de l'armée Bülow avaient participé à l'attaque sur Liège et s'étaient brillamment acquittées de cette tâche avec des éléments de la 1re armée. En revanche il incombait au corps de réserve de la garde, qui appartenait à la 2e armée, et au XIe corps de la 3e armée - tous deux sous les ordres du général d'artillerie von Gallwitz d'assiéger Namur.

Le 21 août, Bülow se heurta dans les environs de Charleroi au général Lanrezac, qui avait pris position dans cette contrée avec l'aile gauche de sa 5e armée; il le rejeta, après plusieurs journées de combats, sur la place forte de Maubeuge.

Le 27 août, le général allemand se présenta devant Maubeuge, ne se préoccupa pas d'en faire le siège et contourna la place hors de la portée des canons de la forteresse (Le 7 septembre la forteresse de Maubeuge capitula, et la garnison qui, d'après les communiqués allemands, comptait 40.000 hommes, déposa les armes. Le corps de réserve resta devant la forteresse jusqu'à sa reddition. Puis il se mit en route pour Anvers. Le roi des Belges en effet exécutait une sortie au moment même où commençait la grande bataille de la Marne. Après l'issue malheureuse de la bataille, ce corps fut rappelé et n'arriva que le 14 septembre sur l'Aisne, pour prendre part à de nouveaux combats. Son absence se fit beaucoup sentir dans les journées du 6 au 10 septembre). Il en confia l'investissement à un corps de réserve, le VIIe, et se mit avec le reste de ses troupes a la poursuite de l'armée française battue. Lanrezac se retirait en combattant sans cesse. Par l'habileté avec laquelle il conduisit sa retraite, il contribua beaucoup à empêcher la destruction de l'armée anglaise qui était sur sa gauche. Il réussit même, le 29 août, près de Guise, à tenter une offensive sur l'Oise, mais il fut bientôt entraîné dans la retraite générale des armées françaises. A la bataille de deux jours, qui se livra les 29 et 30 août 1914, que nous appelons bataille de Saint-Quentin et dont le combat de Guise ne constitua qu'un épisode, Lanrezac fut finalement battu et repoussé de façon décisive. Ce fut un des motifs principaux pour lesquels Joffre, le 1er septembre, ordonna la retraite générale.

Le 4 septembre, l'aile gauche de la 2e armée allemande atteignit Epernay, et le 6, toute la 2e armée sauf les deux corps de réserve qu'elle avait cédés - était arrivée entre Epernay et Morains-le-Pont.

La concentration de la 3e armée du colonel-général baron von Hausen, ancien Ministre de la guerre saxon, se fit dans la région de Prüm. Hausen traversa la province de Namur, au sud de la Meuse, et, après avoir cédé le XIe corps à la 2e armée, se heurta, près de Dinant, avec ses trois corps, à une vigoureuse résistance française.

Le 22 et le 23 août, il réussit à traverser la Meuse, à battre les éléments de la 5e armée française qui étaient en face de lui, et à les forcer à une retraite rapide. Là-dessus, la 3e armée ne marcha plus vers l'ouest, mais s'infléchit vers le sud-ouest et, par Rocroy, Signy-l'abbaye et Rethel, se dirigea sur Châlons-sur-Marne. L'intervention de la 3e armée exposait les armées françaises au grand danger d'être disloquées. Malheureusement le très important Ier corps de cavalerie en avait été distrait, de même que le XIe corps, cédé temporairement à la 2e armée et qui, venant de Namur, avait été arrêté le 26 août (près de Florennes) pour être transporté sur le front oriental. En outre, la 3e armée, sur l'ordre du grand Etat-major, dut contourner Givet, au lieu d'essayer simplement d'emporter de vive force la petite place dont la garnison comptait à peine 3.000 hommes. Bien plus, la 24e division de réserve fut désignée pour faire le siège en règle de cette insignifiante forteresse que le gros de la 3e armée avait déjà tournée à grande distance. Après un bombardement qui dura à peine deux jours et demi, Givet capitula le 31 août.

La division ne put rejoindre l'armée que le 5 septembre (à Witry-les-Reims). Le même jour, la 3e armée, qui ne comptait plus que 2 corps 1/2, atteignait la rive sud de la Marne, après avoir refoulé, toujours en combattant, les arrière-gardes françaises. Le 5 septembre, à la veille de grands événements, les divisions de la 3e armée avaient atteint leur position la plus méridionale, entre Gorroy et Vitry-le-François.

La 4e armée était sous les ordres du duc Albert de Wurtemberg, ancien inspecteur général de la 6e inspection d'armée. Après son rassemblement dans la région au nord-ouest de Trèves, elle marcha à travers le Luxembourg belge et rencontra le 22 août, près de Neufchâteau et sur la Semoy, la 4e armée française du général de Langle de Cary, qui lui était supérieure en nombre. Le duc Albert repoussa son adversaire le 23 et les jours suivants et se dirigea, en poursuivant les Français en retraite, vers Sedan, Vouziers et Sainte-Menehould. Pendant la marche en avant, des détachements de la 4e armée assiégèrent le fort des Ayvelles, au sud-est de Mézières ; il tomba entre les mains du vainqueur après deux jours de bombardement qui en firent un monceau de décombres. Au commencement de la bataille de la Marne, cette armée allemande avait gagné à peu près la ligne entre Vitry-le-François et Saint-Dizier.

La 5e armée était commandée par le Kronprinz allemand. Sa mission consistait tout d'abord à retenir d'importantes forces ennemies entre Verdun et Toul puis à assiéger les forteresses de Montmédy, Longwy et Verdun. Les corps d'armée français opposés au Kronprinz appartenaient à la 3e armée et étaient commandés par le général Ruffey, puis, à partir de septembre 191a, par le général Sarrail. Lorsqu'on forma une 9e armée française (Foch), Sarrail dut céder quelques divisions à cette nouvelle armée.

Les opérations du Kronprinz allemand commencèrent le 21 août. La petite place de Longwy fut investie le même jour. Bien que la garnison comptât à peine 3.200 hommes, elle donna assez de mal aux assiégeants. Elle tint jusqu'au 26 août et exalta la force de résistance de l'armée française. Pendant le siège, de violents combats se livrèrent à Virton, Longuyon, Audun-le-Roman sur la Chiers et l'Othain.

Le 25 août seulement la résistance des Français fut brisée et nos adversaires refluèrent jusqu'aux ouvrages extérieurs de Verdun et au-delà de la Meuse. L'autre petite place, Montmédy, qui avait été également investie au début de l'offensive de l'armée du Kronprinz ne tomba que le 30 août.

Les 29 et 30 août, la 5e armée avait franchi la Meuse entre Stenay et Sivry, et marché vers le sud. Le front allemand, partant de Revigny, courait par Vaubécourt et Dombasle vers le nord, en faisant un grand cercle autour de la place de Verdun. Il s'infléchissait ensuite vers le sud par Heudicourt jusque dans la région de Pont-à-Mousson.

En liaison - non immédiate il est vrai - avec l'armée du Kronprinz d'Allemagne, la 6e armée du Kronprinz Rupprecht de Bavière avait pour mission de tenir la position entre Metz et les Vosges, et d'empêcher une irruption des Français en Basse-Alsace. En second lieu, le Kronprinz Rupprecht devait prendre la ligne de la Meurthe et écraser les places fortes de la Moselle ; pour le reste, chercher à immobiliser le plus possible de forces ennemies afin de soulager l'aile droite allemande, l'aile de choc.

Le colonel-général von Heeringen, ancien Ministre de la guerre prussien, commandait la 7e armée, la moins forte, qui devait monter la garde en Alsace et interdire aux Français l'entrée de la plaine de Haute-Alsace.

L'attaque ennemie contre l'armée bavaroise se produisit plus tôt qu'on ne l'avait supposé. Dès le 19 août, la forte 2e armée française du général de Curières de Castelnau avait atteint la ligne Delme-Morhange-Dieuze-Sarrebourg-le-Dunon ; elle avait donc pénétré profondément en territoire allemand. Après que le Kronprinz Rupprecht de Bavière se fut renforcé avec des éléments de la 7e armée, qui était sous ses ordres, la contre-attaque allemande se déclencha le 20 août. Elle fut couronnée de succès et rejeta les Français au-delà de la frontière. Dès le soir du 21 août, le communiqué de l'Etat-major allemand annonçait la capture de 10.000 Français et de 50 pièces de campagne. C'était la première victoire allemande sur les Français ; elle renforça, chez le peuple allemand et même dans l'armée, une appréciation partout répandue, mais fausse, de la valeur du soldat français dans le combat. On sait, qu'avant la guerre, on ne considérait pas le Français comme un soldat accompli et ce premier succès allemand contre l'ennemi héréditaire parut confirmer cette opinion erronée.

La 2e armée française avait bien été refoulée, pourtant elle n'était pas entièrement battue. L'armée bavaroise réussit à gagner du terrain les jours suivants. Pourtant on n'alla pas plus loin qu'au-delà de la Meurthe.

A partir du 23 août, se déroulèrent de violents combats entre Pont-à-Mousson et Saint-Dié qui continuèrent sans résultat décisif jusqu'au 12 septembre, et que les Français ont appelés la bataille du. " Grand Couronné de Nancy ".

L'issue défavorable pour nous des batailles de la Marne eut, sur toutes les armées allemandes de l'ouest, un effet déprimant. La 5e armée allemande desserra le cercle de fer dont elle avait entouré Verdun et ses forts. La 6e armée, elle aussi, recula son front, occupa une nouvelle position dans le voisinage de la frontière et se terra. Il n'y avait cependant aucune nécessité absolue pour les 5e et 6e armées, pas plus que pour la 4e, de participer au mouvement de retraite de l'aile droite.

Il semble qu'on ait été alors frappé d'aveuglement. Ce n'est qu'après le premier moment de surprise que ces armées reprirent l'offensive et regagnèrent quelque terrain, sans grande utilité d'ailleurs.

Comme on l'avait bien prévu du côté allemand, une attaque française se produisit aussi sur l'Alsace, avant même que la concentration générale fût achevée. Des détachements de la 9e armée du général Dubail, partis de Belfort, se portèrent en avant et, le 8 août, occupèrent Mulhouse. Les ripostes allemandes ne se firent pas longtemps attendre. Dès le 9 août, les Allemands attaquèrent et se rendirent de nouveau maîtres de la ville manufacturière d'Alsace.

Après l'achèvement de la concentration française, le général Pau, qui était sous les ordres du général Dubail, entreprit une autre pointe sur l'Alsace, et, le 19, les Français réussirent, pour la seconde fois, à s'emparer de Mulhouse. Ce n'est qu'après la plus violente résistance que les troupes allemandes abandonnèrent la ville et d'autres districts de la frontière. Cependant, le 2l août, les Français, qui avaient déjà pris toutes leurs dispositions pour s'installer définitivement à Mulhouse, quittèrent soudainement cette ville.

Ce fut une faute grave de l'état-major allemand d'avoir disputé chèrement aux Français l'entrée en Alsace et d'avoir même essayé de leur reprendre le terrain perdu. Notre commandement, faute d'oser risquer quelque chose pour gagner la partie, nous fit perdre finalement toute la guerre. Pourquoi avoir dépensé pendant la paix d'innombrables millions pour achever Metz, Strasbourg et les ouvrages de fortification du Haut-Rhin, si nous ne devions pas nous en servir ? Joffre était un tout autre homme. Sans les fortifications de la Moselle et de la Meuse, supérieurement défendues par nos adversaires, et que nous attaquâmes vainement, ,jamais le généralissime français n'eût pu livrer la bataille de la Marne et la gagner !

Nous devions absolument attirer les Français en Alsace après une évacuation méthodique. La première attaque des Français n'était qu'un ballon d'essai. Quand plus tard eut lieu l'offensive française contre l'Alsace, entreprise avec des forces plus importantes, on savait à l'état-major ennemi que les Allemands avaient l'intention de défendre le Reichsland. Mais aucune attaque allemande n'était à craindre dans la direction de Belfort ; cela ressortait du fait que, lors de sa seconde offensive sur Mulhouse, le général Pau ne rencontra que des régiments de landwehr : les deux corps d'active et XIVe corps de réserve de Heeringen avaient été embarqués pour le nord afin d'aller soutenir la 6e armée.

Au moment même ou les nouvelles de l'aile gauche française devenaient toujours plus désespérées, Joffre pouvait affaiblir, sans crainte, son aile droite, car il savait qu'aucun péril ne menaçait de ce côté. Quand, le 25 août, nous acclamions la reprise de Mulhouse, nous ne pouvions assurément pas nous douter que nous accueillions avec allégresse l'imminence de notre propre malheur. En effet, les troupes françaises avaient été retirées volontairement, pour être transportées dans la région de Paris. C'est en partie à cause d'elles que nous perdîmes la bataille de la Marne !

Quand les Français entrèrent en Alsace, nous aurions dû d'abord détruire les chemins de fer et les ouvrages d'art, puis reculer pas à pas, à l'est jusqu'au Rhin et au nord jusqu'aux forts de Strasbourg. Quel danger y avait-il à laisser les Français pousser des pointes jusque sur la rive droite du Rhin ? Un Joffre même eut donné dans le piège, aurait laissé quelques corps d'armée en Alsace, et peut-être n'aurait pas résisté à la tentation d'assiéger Strasbourg. A Paris, on aurait célébré la reprise de l'Alsace, et le général Pau, conquérant de la province, serait devenu l'homme le plus populaire de France !

Par le raccourcissement du front, les Allemands pouvaient récupérer largement deux corps d'armée pour les envoyer en Prusse-Orientale, si véritablement la nécessité s'en imposait. Mais c'est justement le contraire qui arriva : Joffre prit les renforts nécessaires à son aile gauche là où l'on pouvait se passer d'eux, c'est-à-dire à son aile droite, à l'armée d'Alsace. Quant à Moltke, il préleva les deux corps destinés à la Prusse-Orientale, non pas en Alsace, mais à l'aile droite d'attaque allemande à l'endroit où ils étaient si indispensables !

V

Les défaites des Français et des Anglais, surtout sur leur aile gauche, avaient été si rudes dans le dernier tiers du mois d'août 1914, qu'il fallait un talent de général en chef de tout premier ordre pour trouver les moyens d'arrêter la marche des Allemands et même de les forcer à abandonner de nouveau une partie du territoire occupé. L'homme qui osa cela fut le général Joffre. Un chef moins résolu eût peut-être tenté, en appelant toutes les réserves disponibles, de prolonger la lutte sur une ou plusieurs positions. Un succès partiel ainsi obtenu n'aurait cependant eu aucune influence appréciable sur le résultat final. Mais Joffre reconnut aussitôt ,la nécessité de ne pas s'arrêter à des demi-mesures et trouva aussi les moyens, ainsi que l'appui énergique de ses lieutenants, pour exécuter ses grands desseins.

Nous nous rappelons que l'attaque principale des armées allemandes se déclencha entre le Donon et Valenciennes. Mais les succès des armes allemandes n'avaient pas été partout d'une égale portée. La 6e armée allemande, après les batailles de Lorraine, ne gagna que lentement du terrain, et, sans remporter un succès stratégique, s'usa vainement contre les fortifications des Français entre Saint-Dié et Pont-à-Mousson. La 5e armée allemande avait sans doute réussi à repousser l'adversaire dans des batailles rangées en rase campagne et à gagner du terrain, -mais l'avance s'arrêta devant les forts de Verdun et les ouvrages fortifiés de la Meuse situés plus au sud. Seules, les 4e, 3e, 2e et 1re armées, tout particulièrement les deux dernières, s'étaient portées irrésistiblement en avant. Et en outre, elles avaient été presque continuellement en lutte avec l'ennemi par la chaleur la plus accablante.

Le ralentissement de l'avance des 5e et 6e armées déplaça jusque vers Verdun le sommet du grand angle formé par les armées allemandes. Il est regrettable que ces deux armées n'aient pas pu briser la résistance ennemie, bien que par leur force numérique elles fussent en situation de le faire. Tout au moins auraient-elles dû s'engager à fond avec l'adversaire de telle sorte que celui-ci ne pût pas retirer des troupes du front pour renforcer l'aile gauche française, comme cela eut lieu dans la suite.

Tournons-nous maintenant vers le généralissime français, et essayons de nous mettre dans sa situation lorsqu'à la fin d'août se succédèrent les mauvaises nouvelles.

Joffre vit du premier coup d'œil que le secteur entre Belfort et Verdun, fortement occupé et défendu, pouvait être tenu au moins encore quelques jours ; les rapports que ses subordonnés lui envoyaient de ce côté devaient le rassurer à tous les points de vue. Il pouvait compter que les 1re, 2e et 3e armées françaises réussiraient à arrêter l'attaque des Allemands. Mais comme il importait beaucoup que Verdun et la ligne de la Meuse vers le sud fussent tenues à tout prix, et qu'il fallait pour cela une direction très énergique, il remplaça le général Ruffey, qui commandait à Verdun par le général Sarrail, plus capable. Maintenant, il pouvait tourner toute son attention vers le centre menacé et vers l'aile gauche. Ici, évidemment, la situation semblait désespérée ! La moitié de l'armée placée à l'ouest et autour de Verdun s'était complètement rabattue vers le sud. Les 4e et 5e armées françaises, fortement éprouvées, avaient fait de même. Encore plus loin a l'ouest, et s'y rattachant au sud, était l'armée anglaise. On ne sait vraiment pas ce que l'on doit le plus admirer : l'ardeur de Kluck à arrêter French et à le déterminer à la bataille, ou la rapidité avec laquelle l'armée anglaise avait filé vers le sud, pour échapper aux griffes du général allemand !

Plus les Allemands s'avançaient et plus les Français et les Anglais s'esquivaient habilement sans laisser s'engager une bataille décisive, plus l'avantage qu'avaient eu les Allemands au début devait, peu à peu, passer à leurs adversaires. Les Allemands s'éloignaient de plus en plus de leur base et s'épuisaient en marches fatigantes, de sorte que les rangs s'éclaircissaient fortement dans leurs unités. Ils consommaient avec une rapidité effrayante leurs munitions et leurs vivres, et les chevaux, en raison de la mauvaise nourriture, devenaient de moins en moins aptes à rendre des services. La perturbation dans le service de l'arrière pouvait devenir fatale à des masses considérables comme celles que les Allemands lancèrent en août 1914 sur la Belgique et la France. En outre la supériorité de l'artillerie française, dont le tir était meilleur et la portée bien plus grande, se faisait sentir cruellement.

Joffre qui, au contraire, on ne doit pas l'oublier, combattait sur la ligne intérieure, se rapprochait de plus en plus de ses dépôts. Chaque jour de nouvelles troupes fraîches arrivaient à l'arrière de la position française, chaque jour les corps les plus avancés pouvaient être ravitaillés en vivres et en munitions, et finalement l'état-major français avait l'avantage de mener au combat des troupes bien moins épuisées que son adversaire qui depuis un mois avait marché presque jour et nuit.

Les Français eurent de plus la chance que leur front, si mince qu'il pût être, n'avait pas encore été enfoncé. Quand Joffre eut pris la résolution de n'accepter la bataille que dans des conditions tout à fait favorables, il donna à ses lieutenants l'ordre de se décrocher de l'ennemi et de reculer de plus en plus vers le sud. Il entendait même, dans le cas où les mesures qu'il prenait n'auraient pas été exécutées à temps, n'accepter la lutte qu'au sud de la Seine et abandonner Paris à ses seules forces. Il prit ses dispositions pour renforcer son aile gauche serrée de près, pour empêcher avant tout que l'armée qui marchait à l'extrême droite allemande ne gagnât de vitesse son propre dispositif.

A cet effet, le généralissime français constitua deux nouvelles armées, la 6e et la 9e. La 6e, que commandait le général Maunoury, devait primitivement être formée dans la région d'Amiens entre le 27 août et le 2 septembre. Joffre espérait en effet pouvoir bientôt procéder à la contre-attaque; mais, à cause de l'avance rapide des Allemands, il dut abandonner son projet, et la nouvelle armée prit position au nord-est et non loin de Paris. Les unités dont se composait la 6e armée avaient été empruntées en partie à la 1re et à la 2e armées, ainsi qu'à la garnison de Paris. Il s'y ajouta encore quelques divisions de réserve et trois divisions de cavalerie.

La 9e armée française qui reçut comme chef le général Foch, officier de très haute valeur, fut intercalée entre les 4e et 5e armées françaises. Elle ne fut formée que dans les derniers jours du mois d'août et se composa également de troupes empruntées aux 1re et 2e armées, et de quelques divisions de réserve.

Enfin, pour ne rien négliger de ce qui pouvait aider à la réussite de son grand plan, Joffre fit encore un changement dans le haut commandement et retira au général Lanrezac le commandement en chef de la 5e armée. Il mit celle-ci sous les ordres du général

Franchet d'Espérey.

Le dispositif des armées françaises, le 5 septembre, était à peu près le suivant :

La 1re armée se trouvait entre Belfort et Saint-Dié, la 2e entre Saint-Dié et le Rupt-de-Mad, la 3e tenait solidement les ouvrages de la Meuse au sud de Verdun, cette forteresse elle-même ainsi que la, région environnante, puis le terrain au sud-ouest jusque vers Bar-le-Duc. La 4e armée avait fait halte dans sa retraite entre Sermaize et Huiron. Vitry-le-François se trouvait devant la position française et était déjà aux mains des Allemands. La 9e armée du général Foch avait été poussée entre Sompuis et Sézanne. A cette armée s'appuyait la 5e entre Sézanne et l'est de l'est de Fouy. Les Anglais occupaient la région de Fouy et au sud-ouest, celle de Crécy-en-Brie. Enfin entre Lagny et Dommartin était postée la 6e armée, à laquelle il était réservé de tomber sur le flanc de l'aile droite allemande.

L'unité de commandement a été, à toutes les époques, l'un des principaux facteurs du succès. C'était une nécessité absolue pour Joffre d'avoir toutes les troupes sous ses ordres directs pour pouvoir en disposer entièrement à son gré et indépendamment d'autres influences. Il obtint donc le 2 septembre, du Ministre de la guerre, que les troupes du camp retranché de Paris commandées par le général Gallieni, lui fussent subordonnées.

Le même jour, la 6e armée du général Maunoury fut mise à la disposition du gouverneur de Paris et, par suite, indirectement aussi à celle du généralissime.

Malheureusement on n'agit pas chez les Allemands avec une notion aussi exacte de la situation. Moltke sans doute, comme chef d'état-major général, avait - en tant du moins qu'il ne dépendait pas de l'Empereur - le commandement en chef de toutes les armées allemandes ; il ne pouvait cependant pas de son quartier général embrasser à l'ouest et a l'est l'ensemble d'un front en continuel déplacement. Luxembourg était surtout trop éloigné de l'aile d'attaque, qui comprenait quatre armées. Ce groupe d'armées aurait dû plutôt être sous un commandement unique, tandis que chaque armée rendait compte au grand quartier général et recevait de lui de nouveaux ordres qui souvent, à leur arrivée, étaient devancés par les événements. L'autorité du commandement se compliquait encore du fait que, comme nous l'avons déjà fait remarquer, Kluck (1re armée) était subordonné à Bülow (2e armée).

Gallieni, l'un des meilleurs généraux de la France républicaine, était tout à fait à sa place comme gouverneur de Paris. Il suivait d'un oeil vigilant la marche du colonel-général von Kluck. Comme Napoléon, il y a cent ans, il se rendait lui-même aux avant-postes pour recevoir des nouvelles de première main. D'après des rapports d'aviateurs et autres, il crut pouvoir conclure que Kluck ne pensait pas à marcher sur Paris, mais que son intention était de tourner la position française à l'est de la capitale.

Pendant ce temps, les armées allemandes de l'aile droite s'enfonçaient irrésistiblement en France. Il semblait qu'une muraille de fer s'avançait sans connaître ni trêve ni repos. Une pensée unique animait cette énorme masse grise : écraser l'armée française pour terminer d'un seul coup la guerre sur le front occidental.

Partout en France on croyait que Paris était l'objectif des armées allemandes, et les journaux annonçaient chaque jour de combien se raccourcissait la distance entre les avant-gardes allemandes et la capitale de la France. L'Etat-Major allemand, partant de l'idée très vraisemblable qu'on ne défendrait pas Paris, avait l'intention, avec l'aile droite de l'armée qui marchait le plus à l'ouest, de pousser à travers Paris pour toucher du même coup la plus forte artère vitale de la France. Ce n'est que plus tard qu'on abandonna cette idée.

Tout à coup - ce fut le 4 septembre -la 1re armée allemande fit une conversion et, laissant Paris à droite, marcha vers Ie sud ! Gallieni semblait, dès le 3, avoir prévu ce mouvement, car immédiatement il communiqua au généralissime et au général Maunoury sa résolution de jeter la 6e armée française dans le flanc droit de Kluck. Le jour suivant il télégraphiait à Maunoury : " Je vous indiquerai votre direction de marche dès que je connaîtrai celle de l'armée anglaise. Mais prenez dès maintenant vos dispositions pour que vos troupes soient prêtes à marcher cet après-midi, pour faire demain, 5 septembre, une attaque générale dans l'est du camp retranché " (Le texte authentique de ce télégramme diffère de celui donné par l'auteur. Il se termine ainsi : " Mais prenez vos dispositions pour que vos troupes soient prêtes à marcher cet après-midi et à entamer demain un mouvement général dans l'est du camp retranché, " (N. du T.)). Le même jour, le gouverneur de Paris téléphona trois fois au généralissime et s'entretint de vive voix avec Maunoury au sujet des détails de l'attaque projetée sur le flanc droit de Kluck.

Joffre estima dès lors que le temps était venu d'agir et de passer à l'offensive. Le soir du 4 septembre, il lança l'ordre du jour suivant :

I. Il convient de profiter de la situation aventurée de la 1re armée allemande pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées d'extrême gauche. Toutes dispositions seront prises dans la journée du 5 septembre, en vue de partir à l'attaque le 6.

II. Le dispositif à réaliser pour le 5 septembre au soir sera :

a) Toutes les forces disponibles de la 6e armée au nord de Meaux, prêtes à franchir l'0urcq, entre Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien, en direction générale de Château-Thierry. Les éléments disponibles du 1er C.C., qui sont à proximité, seront remis aux ordres du Général Maunoury pour cette opération.

b) L'armée anglaise, établie sur le front Changis-Coulommiers, face à l'est, prête à attaquer en direction générale de Montmirail.

c) La 5e armée, resserrant légèrement sur sa gauche,

s'établira sur le front : Courtacon-Esternay-Sézanne, prête à attaquer en direction générale sud-nord, le 2 C.C. assurant la liaison entre l'armée anglaise et la 5e armée.

d) La 9e armée couvrira la droite de la 5e armée en tenant les débouchés sud des marais de Saint-Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau au nord de Sézanne.

III. L'offensive sera prise par ces différentes armées le 6 septembre, dès le matin.

J. JOFFRE.

 

Le matin du 5 septembre, les 4e et 3e armées, qui formaient l'aile droite, reçurent aussi leurs ordres :

" 4e armée. Demain 6 septembre, nos armées de gauche attaqueront de front et de flanc les 1re et 2e armées allemandes.

La 4e armée, arrêtant son mouvement vers le sud, fera tête à l'ennemi, en liant son mouvement à celui de la 3e armée qui, débouchant au nord de Revigny, prend l'offensive en se portant vers l'ouest.

3e armée. La 3e armée, se couvrant vers le nord-est, débouchera vers l'ouest pour attaquer le flanc gauche des forces ennemies qui marche à l'ouest de l'Argonne.

Elle liera son action à celle de la 4e armée, qui a l'ordre de faire tête à l'ennemi. "

Ces ordres clairs, pratiques, étaient dictés par la certitude de vaincre.

La veille du jour où fut livrée la bataille décisive de toute la campagne, le commandement suprême allemand lança à toutes les armées de l'ouest l'ordre suivant :

L'adversaire s'est soustrait à l'attaque enveloppante des 1re et 2e armées et a opéré avec des détachements sa jonction avec Paris. Des rapports et d'autres renseignements permettent de conclure que l'ennemi envoie, de la ligne Toul-Belfort, des troupes vers l'ouest et qu'il retire aussi des contingents devant le front de la 3e à la 5e armée. Il n'est plus possible par conséquent de refouler toute l'armée française en direction du sud vers la frontière suisse. Au contraire, il faut s'attendre à ce que l'ennemi, pour protéger la capitale et menacer le flanc droit de l'armée allemande, concentre des masses plus fortes dans la région de Paris et y amène de nouvelles formations.

En conséquence, la 1e et la 2e armées doivent rester face au front oriental de Paris. Leur mission est de s'opposer, par l'offensive, à des entreprises ennemies venant de la région de Paris ; elles devront se prêter un appui réciproque. La 3e armée marchera, sur Vendeuvre. Suivant la situation, elle sera employée a soutenir les 1re et 2e armées au delà de la Seine en direction de l'ouest ou à prendre part à la lutte de notre aile gauche en direction du sud ou de l'est.

Les 4e et 5e armées sont encore en contact avec des forces ennemies supérieures. Elles doivent essayer de les pousser d'une façon continue vers le sud-est. Par là, elles ouvriront aussi à la 6e armée le passage de la Moselle entre Toul et Epinal. On ne peut pas encore prévoir si, avec le concours des 6e et 7e armées, elles réussiront à pousser vers le territoire suisse des unités importantes de l'adversaire.

Les 6e et 7e armées conservent d'abord leur mission de fixer les forces qui se trouvent devant leur front. 0n passera aussitôt que possible à l'attaque de la ligne de la Moselle entre Toul et Epinal, tout en se couvrant du côté de ces places.

A cet effet, Sa Majesté ordonne ce qui suit :

1°) Les 1re et 2e armées demeureront face au front est de Paris, avec mission de s'opposer, par l'offensive, à toute entreprise d'un ennemi débouchant de Paris. 1re armée entre 0ise et Marne, 2e armée entre Marne et Seine. IIe C.C. d'armée avec la 1re armée, le Ier avec la 2e.

2°) La 3e armée poussera en direction de Troyes-Vendeuvre.

3°) Les 4e et 5e armées, par une marche en avant ininterrompue en direction du sud-est, ouvriront aux 6e et 7e armées le passage de la haute Moselle : l'aile droite de la 4e armée par Vitry, l'aile droite de la 5e armée par Revigny,. Le IVe corps de cavalerie éclairera devant le front des 4e et 5e armées.

4°) Les missions des 6e et 7e armées restent inchangées. Cet ordre du jour prouve combien il était néfaste que le grand Quartier général allemand fût si éloigné du front ; sans cela, comment aurait-on pu ordonner à la 1re armée de s'arrêter entre l'Oise et la Marne en vue de Paris ? Et comment aurait-on pu émettre la supposition qu'il serait possible, avec l'aide des armées de l'aile gauche, de refouler vers la Suisse d'importantes forces françaises ? Notre aile droite était en passe d'être tournée et rejetée sur la Belgique. Et il ne pouvait pas être question de refouler vers la Suisse des unités françaises appréciables, puisque Verdun et les places et forts situés au sud étaient solidement tenus par les Français, et qu'on ne pouvait plus songer à emporter ces obstacles !

On n'a pas l'intention dans cette étude de donner une description détaillée des événements que nos adversaires appellent la bataille de la Marne. Il nous suffit de réussir à donner de ces batailles de géants une image aussi précise, claire et objective que possible.

Le général Maunoury, commandant en chef de la 6e armée française, avait parfaitement conscience de l'immense tâche qui l'attendait. Mais il commit la grande faute de ne faire que des attaques partielles et prématurées. Le soir du 5 septembre, quand il ordonna l'attaque contre le IVe corps d'armée de réserve allemand resté au nord de la Marne, Kluck en était averti, ainsi que son chef d'état-major von Kuhl, l'un des meilleurs généraux de l'armée allemande, bien qu'encore peu connu du grand public. Tous deux reconnurent immédiatement le danger qui les menaçait, et avec la vue exacte de la situation, donnèrent aussitôt l'ordre de rappeler sur la rive nord de la Marne les troupes qui l'avaient déjà franchie et qui marchaient vers le sud, pour essayer de leur côté de déborder la position française. Pour tromper les Anglais sur les véritables intentions de la 1re armée et les tenir en échec, on laissa le corps de cavalerie von Marwitz avec de faibles arrière-gardes d'infanterie et quelques batteries d'artillerie lourde sar la rive sud de la Marne. French, dont les troupes étaient extrêmement épuisées, ne pouvait riposter que lentement, et Kluck put, sans être trop inquiété, ramener ses corps d'armée au nord de la Marne, pour les jeter contre l'armée de Maunoury qui se déployait peu à peu.

Le 6 septembre, Maunoury, avec des forces très supérieures, passa à l'attaque contre le IVe corps de réserve allemand, mais les quelques unités allemandes portées à l'ouest de l'Ourcq soutinrent le choc sans être ébranlées. Le lendemain 7 septembre, la bataille de l'Ourcq se développa. 0n combattit des deux côtés avec le plus grand acharnement. Bien que Maunoury reçût toujours de nouveaux renforts, l'avantage tournait de plus en plus du côté des Allemands. Malgré cela, la situation de Kluck n'était pas brillante. Devant son ancien front, au sud de la Marne, il avait toute l'armée anglaise ; de plus, il avait à faire face à l'immense danger dont la 6e armée menaçait son flanc droit. Si ces jours-là French ou ses lieutenants eussent eu un peu d'initiative, l'armée de Kluck aurait été dans une position très critique. Mais les Anglais étaient encore trop fatigués et se montrèrent aussi, au point de vue stratégique bien inférieurs aux Allemands. Ils ne purent que difficilement se faire à la nouvelle situation.

Le 8 septembre n'apporta pas encore la décision dans cette lutte inégale. Les contre-attaques des Allemands sur l'Ourcq furent ce jour-là si violentes et conduites avec une telle énergie - et par surcroît Kluck allongeait son front de plus en plus vers le nord et menaçait de tourner le dispositif de bataille des Français - que Maunoury fut heureux de recevoir de nouveaux renforts pour tenir tête au furor teutonicus. La situation des Français devint finalement de plus en plus difficile. Maunoury, le 8 septembre, ne combattait plus pour la victoire, mais pour une retraite en bon ordre ! Avec cela les Français, abstraction faite de leurs effectifs au complet, étaient encore supérieurs aux Allemands par le nombre de leurs divisions. Mais Kluck espérait, par l'arrivée de quelques autres divisions qui se trouvaient en marche, avoir le lendemain suffisamment de troupes sous la main pour pouvoir écraser son adversaire.

D'heure en heure la situation prenait pour les Français un aspect plus critique. Depuis cinq semaines les Allemands étaient constamment sur pied, avaient livré de nombreuses batailles, et le manque de munitions et de vivres se faisait sentir de plus en plus. Et pourtant ils avaient la force physique et morale nécessaire pour battre les Français sur presque tous les fronts dans un assaut irrésistible. Au lieu de reculer devant des forces supérieures, ils faisaient plier les Français ; au lieu d'être débordés, ils débordaient l'adversaire. Betz et Nanteuil-le-Haudouin tombèrent aux mains des Allemands, et le moment n'était plus éloigné où le dispositif français allait être détruit. Position après position était arrachée aux Français, batterie après batterie prise et détruite, et la résistance individuelle était de plus en plus faible. Les Français se rendaient en masse, Maunoury et son Etat-major se demandaient anxieusement s'ils réussiraient à tenir encore le lendemain avec leurs troupes partout ébranlées et découragées. Un témoin oculaire français écrit ce 9 septembre :

"Nous sommes battus, battus. L'ennemi marche sur Paris. Ils ne tiennent plus, les cochons, les cochons. Ils n'ont donc pas lu l'ordre du jour !" Gallieni, le soir du 8 septembre, avait été au quartier général de Maunoury. Il pressentait le grand danger qui menaçait, non seulement la 6e armée, mais toute l'armée française, et fit tous les efforts imaginables pour amener sur le front de nouveaux renforts. Il fit réquisitionner à Paris environ mille fiacres automobiles et envoya, de cette manière, alors encore inusitée, des troupes sur le front.

Malgré tous les efforts (N. D. T. voir dans l'appendice au Mémoire de von Bülow (1 vol. in-16 Payot, Paris) ce que von Kluck pensait lui-même de sa situation. Il était bien moins optimiste) qui furent faits du côté français, la situation de la 6e armée ne donnait guère d'espoir. Mais à tout prix il fallait tenir la ligne, et, coûte que coûte, n'en pas céder un pouce volontairement. Le salut de la capitale, du pays tout entier était en jeu ! Et cependant Maunoury, avec ses troupes affaiblies et démoralisées, n'était plus capable d'une offensive le jour suivant.

La volonté de vaincre des Allemands était pourtant plus forte que toute la vaillance française. C'est un fait indiscutable que les Allemands, même à égalité de forces numériques, se montrèrent au point de vue tactique et stratégique supérieurs aux Français. Le lendemain, 10 septembre, devait amener la décision et la récompense de toutes les fatigues qu'on avait supportées. Encore une petite dépense de force et le dispositif franco-anglais devait plier, avec lui tout le front ennemi. La bataille de Paris était gagnée ! A Noël tout serait terminé.

Alors, comme la foudre tombant par un ciel serein, surgit devant le colonel-général von Kluck, dans l'après-midi du 9 septembre, un officier d'état-major du grand quartier général porteur de l'ordre de retraite. C'était le lieutenant-colonel Hentsch, le confident de Moltke, qui transmit le triste message. Rien ne fait mieux ressortir le côté tragique de cette décision que la lecture des documents eux-mêmes dans leur simplicité sans apprêt. Nous lisons dans le journal de guerre de la 1re armée les notes qui suivent :

" Le lieutenant-colonel Hentsch apporta la communication suivante :

" La situation n'est pas favorable. La 5e armée est fixée devant Verdun, la 6e et la 7e devant Nancy-Epinal, la 2e armée n'est plus que scorie. La retraite derrière la Marne est inévitable. L'aile droite de la 2e armée n'a pas rétrogradé, mais a été refoulée. Il est donc nécessaire de décrocher les armées toutes à la fois et de les ramener : la 3e, au nord de Châlons ; les 4e et 5e par Clermont-en-Argonne; et sans perdre la liaison, sur Verdun. La 1re armée doit donc aussi reculer, direction Soissons-Fère-en-Tardenois, au pis aller plus loin, même sur Laon, La Fère ". Il marqua avec du charbon, sur la carte du chef d'état-major de la 1re armée général von Kuhl, les lignes que devaient atteindre les armées.

" Une nouvelle armée se rassemble près de Saint-Quentin. Ainsi pourra commencer une nouvelle opération ". Le général von Kuhl fit remarquer que la 1re armée était précisément en pleine attaque, et qu'une retraite serait très scabreuse, parce que l'armée était en complet désordre (On engageait les différentes troupes suivant les besoins sur le champ de bataille ; les unités étaient donc confondues) et extrêmement épuisée.

Le lieutenant-colonel Hentsch expliqua que malgré cela il ne restait rien d'autre à faire. Il reconnut, qu'eu égard à la lutte en cours, une retraite dans la direction indiquée n'était pas praticable et qu'il fallait se diriger droit sur Soissons avec l'aile gauche derrière l'Aisne. Il déclara que ces directives restaient exécutoires, sans égard pour toute autre communication qui pourrait survenir, et qu'il avait pleins pouvoirs. Le quartier-maître général de la 1re armée, colonel von Bergmann, assistait à la conversation.

Que s'était-il passé ? Le Lieutenant-colonel Hentsch était en tournée auprès des commandants en chef des différentes armées. Quand, le 8 septembre au soir, à la 3e armée, l'ordre fut donné de poursuivre l'offensive heureusement commencée, le représentant du grand quartier général se trouvait précisément à la 3e armée. Lorsqu'on lui montra les comptes-rendus destinés au grand quartier général et qu'on lui donna oralement d'autres explications sur la situation stratégique, il ajouta ces mots au rapport : " Situation et manière de voir absolument favorables, à la 3e armée ".

Par suite, comme dans la 1re armée la situation était aussi entièrement satisfaisante, seul l'état de la 2e armée pouvait avoir déterminé Hentsch à inviter Kluck à la retraite.

Le cœur serré, Kluck et son excellent chef d'état-major von Kuhl durent donner l'ordre de la retraite. Pendant la nuit du 9 au 10 septembre, les armées allemandes se retirèrent vers le nord dans le plus grand ordre. Le lendemain, les Français s'attendaient à la, continuation des attaques allemandes, mais Kluck et son armée redoutée avaient disparu. Seules de fortes arrière-gardes couvraient sa retraite.

French n'avait maintenant plus rien à craindre pour lui et son armée, et pouvait sans danger suivre les Allemands. Ce n'est que le 13 septembre qu'il trouva, comme il l'indique dans son rapport, une résistance sérieuse. Pour la 6e armée française et pour le corps expéditionnaire anglais, la bataille de la Marne - ou de l'Ourcq, comme on l'appelle pour cette partie du front - était terminée le 10 septembre. Ce qui prouve avec quelle maîtrise les Allemands se décrochèrent de l'ennemi, c'est le fait que Kluck ne perdit presque pas de prisonniers et ne dut abandonner que quelques canons. D'ordinaire, on le sait, c'est le contraire qui se produit dans une retraite.

Il avait capturé, dans les combats sur l'Ourcq, 50 canons et fait quelques milliers de prisonniers. Dans leurs communiqués officiels, les Français ne mentionnent pas de trophées ; ils se bornent à attribuer à l'armée anglaise la capture de 11 canons et de 1200 à 1300 prisonniers, mais qui probablement appartenaient à la 2e armée allemande. Les rapports anglais diffèrent de ceux des Français et parlent de 12 ou 14 canons et de 1500 prisonniers.

Il est indéniable que l'attaque de la 6e armée française créa une situation complètement nouvelle et dut avoir une grande influence sur les opérations de toute l'aile droite allemande (1re, 2e et 3e armées). Il n'était pas douteux que les armées françaises offriraient un jour la bataille. Où et comment ? Cela seul était ignoré des généraux allemands et devait dépendre d'une foule de circonstances. Un chef moins génial que le colonel-général von Kluck aurait bien accepté la bataille à la suite de l'apparition subite d'une nouvelle armée française, mais l'aurait très rapidement rompue à cause du danger dont il était menacé au sud par les Anglais. Kluck fit juste le contraire. Il engagea aussitôt la bataille contre le nouvel ennemi, l'amena à son plein développement et chercha à imposer sa volonté à l'adversaire, ce à quoi il réussit complètement. Il ne rompit la bataille - ce qu'on ne pourrait souligner assez fortement - que lorsque l'ordre lui en fut donné par le haut commandement, et cela tout à fait contre sa volonté et celle de son chef d'État-major. Ce n'est pas l'ennemi qui lui dicta sa conduite !

Avec une grande habileté il réussit à allonger son front au lieu de le raccourcir. Sans ces mesures, les Allemands n'auraient guère pu, après la prise d'Anvers, étendre leur ligne de bataille jusqu'à la mer et l'y maintenir malgré tous les efforts des alliés.

L'attaque de la 6e armée française sur l'aile droite allemande, le 6 septembre, et le recul de l'armée Kluck qui s'ensuivit, eurent naturellement comme conséquence que les armées voisines durent aussi modifier leur position pour ne pas laisser se produire de solution de continuité entre les différentes armées.

Lorsque les Français, le 6 septembre se préparèrent à la bataille, la situation créée à la 2e armée n'était nullement défavorable, et cependant ils attaquaient Bülow avec des forces considérablement supérieures. Dès le soir du premier jour da la bataille, l'attaque était arrêtée par les habiles dispositions prises par les Allemands pour y parer. Le 7 septembre n'apporta pas non plus de grand changement sur le front. Mais le lendemain, quand les Français amenèrent sans cesse de nouvelles troupes au combat, les vaillants régiments allemands furent finalement rejetés de plus en plus sur la Marne. Dans ces conditions, le chef de la 2e armée, colonel-général von Bülow, crut devoir rompre la bataille. Nous arrivons ici à un acte très important et décisif du grand drame, acte qui a encore besoin d'être éclairci. Fut-ce Bülow, fut-ce son chef d'état-major von Lauenstein - décédé depuis - ou le lieutenant-colonel Hentsch ; (qui lui non plus n'appartient plus au monde des vivants), qui, devant la situation fâcheuse, mais nullement désespérée de la 2e armée, prononça le mot décisif : rompre la bataille, et par là déclara la partie perdue ? Ou bien la décision vint-elle directement du Chef du Grand Etat-major qui, précisément dans ces journées-là, avait reçu de Galicie mauvaises nouvelles sur mauvaises nouvelles ? Les documents sont muets sur ce sujet. Les initiés savent que l'échec de ses plans occasionna au colonel-général von Moltke une grande crise de nerfs qui anéantit toutes ses facultés. Comme lui aussi compte au nombre des morts de la grande guerre, l'officier qui dirigeait alors la section des opérations, le général-major von Tappen, nous expliquera peut-être pourquoi il fallut ramener en arrière toutes les armées allemandes de l'ouest quand une seule était fortement pressée par l'ennemi. Ainsi nos adversaires, restés maîtres du champ de bataille, purent célébrer une grande victoire.

Sans aucun doute, à la 1re armée comme à la 3e armée et aux voisines, les choses se présentaient finalement de telle sorte que l'on pouvait compter sur une issue de la bataille favorable pour nous !

Voyons maintenant ce qui se passa dans les autres armées.

Joffre avait attribué la tache principale à ses deux armées nouvellement formées-la 6e armée, Maunoury, et la 9e armée, Foch. Tandis que Maunoury devait essayer de tourner la position de l'armée allemande, Foch n'avait tout d'abord qu'à couvrir la faible aile droite de l'armée française, qui faisait face en partie à Bülow, en partie à Hausen.

Plus tard, quand il pourrait disposer de renforts plus importants, il devait amener la décision en détruisant les adversaires qui étaient en face de lui.

Du côté allemand il n'y avait pas une moindre volonté de vaincre que chez nos adversaires. Depuis le commandant en chef, jusqu'au simple soldat, tous avaient conscience qu'on se battait pour finir toute la guerre. Avec une claire conscience de la situation, le colonel-général baron von Hausen qui, par suite des circonstances, devait, avec Kluck, jouer le principal rôle, donna ses ordres pour la bataille imminente.

Avec une grande perspicacité, le commandant de la 3e armée, dès le premier soir de la bataille et surtout le 7 septembre, avait acquis la conviction qu'une attaque directe et énergique contre l'armée Foch était le meilleur moyen de soulager les deux armées qui combattaient à l'ouest. Il demanda donc et obtint de la 2e armée l'appui de la 2e division d'infanterie de la garde, pendant que la 4 armée promettait que le VIIIe corps se joindrait au mouvement offensif de la 3e armée. Le groupement de droite fut subordonné au général d'artillerie von Kirchbach, celui de gauche au général d'infanterie d'Elsa. L'attaque lancée le 8 septembre à l'aube eut un grand succès. L'aile droite du premier groupement enfonça le front français, rejeta l'adversaire jusqu'au delà de la Somme et ramena 22 canons. Le centre pénétra également dans les positions françaises et put annoncer la capture de 20 canons. L'aile gauche du groupement Kirchbach fit aussi de bons progrès. Malheureusement, dés le soir de cette journée qui s'était si bien passée, la 2e division de la garde fut reprise à la 3e armée, parce que Bülow ne pouvait se défendre que péniblement contre les attaques dont il était l'objet.

L'avance énergique des Saxons et des régiments de la garde, temporairement sous les ordres du colonel général baron von Hausen, avait mis Foch dans une situation très critique. Il dut replier son front sensiblement vers le sud et même transférer son quartier-général de Pleurs à Plancy.

Au groupement de gauche du général d'Elsa, la journée fut également marquée par des progrès continus quoique lents. Mais le corps voisin - le VIIIe - n'avançait que difficilement et le commandant du groupement se vit obligé de limiter les objectifs du XIXe corps. Néanmoins la situation générale était extrêmement favorable pour la 3e armée qui gagnait continuellement du terrain. On se rappelle que le lieutenant-colonel Hentsch ajoutait au rapport ,journalier, le soir du 8 septembre, que la situation et la manière de voir de la 3e armée étaient tout à fait favorables !

Le lendemain, grâce aux progrès de l'attaque des troupes saxonnes, la situation de la 3e armée s'améliorait de plus en plus, tandis que, pour les Français, elle devenait toujours plus critique. Le groupement ouest avait de nouveau battu l'adversaire à Mailly et l'avait repoussé derrière le ruisseau de Mourienne. Le groupement est avait aussi vaillamment tenu tête à toutes les contre-attaques et avait même repris l'offensive. La situation générale de la 3e armée était excellente et l'on pouvait espérer pour le lendemain le complet effondrement du front français.

Alors, à 1 heure 20 de l'après-midi, l'Etat-major du général von Hausen, à Châlons, reçut un radio aussi inattendu que mal transmis, puisqu'il avait été expédié à 1 heure du matin. Ce radio était ainsi conçu : " 2e armée commence retraite aile droite Damery ".

C'était la fin ! Bien que sur le front la situation fût excellente, il fallut obtempérer à cet ordre.

Le cœur serré, le chef de la 3e armée, depuis quelques jours gravement malade du typhus, donna également l'ordre de la retraite. La 3e armée, jusqu'alors victorieuse, commença sa marche vers les positions désignées par le commandement suprême de l'armée. L'Etat-major allemand n'a malheureusement rien fait plus tard pour s'opposer à la légende qui se forma peu à peu, que c'était la faute de l'armée saxonne et de son excellent général si nous avions perdu la bataille de la Marne ! Au contraire, il interdit une brochure qui pour la première fois en Allemagne apportait au peuple allemand une description de la bataille.

Pour en finir avec les combats sur la Marne, il ne nous reste plus qu'à parler de l'action des 4e et 5e armées allemandes, postées en face des 4e et 3e armées françaises.

Les généraux en chef français, Langle de Cary et Sarrail reçurent eux aussi de Joffre, le soir même du 5 septembre, l'ordre de ne plus continuer la retraite vers le sud, mais de passer à l'offensive dès le lendemain. La 4e armée allemande, comme sa voisine la 3e, ne fut que le 7 septembre en contact immédiat avec les Français. La veille elle avait franchi l'Ornain et, toujours en combattant, gagnait du terrain sur l'ennemi. La situation de l'armée française devenait d'heure en heure plus critique. Pour amener la décision le plus vite possible, les bataillons allemands devaient dans la nuit du 9 au 10 septembre enlever à la baïonnette la position ennemie. Mais cette intention ne fut pas réalisée parce que, dans l'après-midi, on reçut, au quartier général de l'armée, la nouvelle que l'aile droite des armées allemandes était en train de battre en retraite. Malgré cela, le chef de l'armée se décida à l'attaque.

Elle n'eut lieu que le lendemain matin et fut couronnée de succès. On ne put cependant pas la poursuivre, à cause de la mauvaise situation générale, et le 11 septembre, la 4e armée allemande entama aussi la retraite.

Après les heureuses batailles du mois d'août, l'armée du kronprinz d'Allemagne avait investi Verdun par le nord sur un grand demi-cercle. Quelques corps d'armée étaient postés sur la rive gauche de la Meuse, et se trouvaient en liaison étroite avec la 4e armée allemande. Sur la rive droite de la rivière le front s'étendait au sud jusqu'au-delà de Saint-Mihiel. Ce n'est qu'avec peine que Sarrail put se défendre contre les attaques de la 5e armée allemande, dont la tâche principale était d'isoler la place de Verdun et d'écraser les fortifications de la Meuse. La place fut de plus en plus étroitement enserrée, et le 8 septembre on commença à bombarder les forts du nord, ceux du Bois Bourru, de Marre et de Douaumont. Le même jour les Allemands s'étaient frayé un chemin au sud de Verdun jusqu'à la Meuse, de sorte que Sarrail dut même se résoudre à faire détruire les ponts.

La situation des défenseurs devenait de plus en plus pénible, car le matin du 9 septembre commença aussi le bombardement du fort situé le plus au sud, celui de Génicourt, par l'artillerie lourde allemande ; vers 11 heures du matin l'important fort de Troyon, prés de Saint-Mihiel, qui défendait les passages de la Meuse, fut réduit temporairement au silence. Deux attaques dirigées contre ce bastion échouèrent, mais le bombardement continua. Puis, dans la nuit du 12 au 13 septembre; le grondement des grosses pièces allemandes cessa. Au matin commença le repli. Le malheureux mouvement de retraite parti de la 2e armée ayant ébranlé l'ensemble du front allemand, le cercle de fer qui était près de se fermer complètement autour de Verdun se desserra : Sarrail et le vaillant défenseur de la place, le général Coutanceau, étaient délivrés. Les Allemands avaient volontairement abandonné le terrain !

On ne peut s'empêcher de penser que par une intervention plus énergique du Kronprinz, il devait être possible de traverser la Meuse dès le 9, près de Saint-Mihiel, et par suite d'enfoncer le front français. L'isolement et la rapide capitulation de Verdun en auraient été les conséquences immédiates. Alors les lignes françaises auraient été tournées non seulement par notre aile droite (Kluck), mais aussi par notre aile gauche. C'eût été la victoire des Allemands dans la grande bataille et la guerre à l'ouest aurait été bientôt terminée.

On se demandera malgré soi : que faisaient donc la forte 6e armée allemande et la 7e, qui comprenait trois corps d'armée, pendant les combats sur la Marne, alors que Joffre affaiblissait continuellement son aile droite et donnait ainsi à l'adversaire l'occasion de profiter de cette circonstance ? Au lieu d'exploiter cette situation favorable et d'attaquer l'ennemi de front de toutes ses forces, Moltke, à partir du 6 septembre, fit retirer aux deux armées quatre corps pour en former une armée de réserve et la transporter dans le nord de la France. Plus tard ces corps d'armée furent très à leur place là-bas, mais pendant les batailles décisives leur absence fut très sensible. Il fallait ou bien retirer plus tôt ces corps d'armée pour allonger notre aile droite, ou bien les laisser là où ils étaient et chercher à tirer tout le profit possible de notre supériorité. Quoi qu'il en soit, pendant la lutte décisive, ces troupes ne sont pas entrées en action.

VI

Si les généraux allemands ne réussirent pas à battre les armées françaises en rase campagne, Joffre, de son côté, ne fut pas en état de briser notre dispositif et de nous rejeter hors de France au-delà du Rhin. Il fallut les efforts du monde entier, au véritable sens du mot pour nous abattre, nos alliés et nous. Et ces efforts eux-mêmes n'auraient pas suffi, si la faim et les privations ne nous avaient tellement affaiblis à l'intérieur que ce fut chose facile à nos ennemis de triompher de nous. De même que dans des centaines d'années on célébrera encore la grandeur de Napoléon, de même plus tard on admirera la lutte héroïque de la petite Allemagne contre le monde entier.

Quand les armées allemandes, le 10 septembre, abandonnèrent leurs positions, les journaux de l'Entente et les feuilles neutres à sa solde exultèrent naturellement. Les communiqués militaires officiels des Français tenaient néanmoins un langage moins assuré. Le 11 septembre, on lisait : " L'aile gauche du général von Kluck et l'armée du général von Bülow se retirent devant nos troupes " ; le 12 septembre : " Les Allemands ont commencé un mouvement général de retraite entre l'Oise et la Marne " ; le même jour : " Les forces allemandes qui étaient dans l'Argonne ont commencé à plier : elles se retirent vers le nord à travers la forêt de Belnoue " ; le 13 septembre : " Le mouvement général de retraite des Allemands se poursuit " ; le soir du même jour : " L'ennemi poursuit son mouvement de retraite "

Ainsi pas un mot de " victoire " ou de " déroute de l'ennemi ", pas même de " retraite " ; on ne parle que d'un " mouvement de retraite ". Puis tout à coup nous lisons dans le communiqué du 14 septembre, 11 heures du soir : " L'ennemi semble vouloir tenir tête le long de l'Aisne ", et : " L'ennemi semble également vouloir résister sur les hauteurs au nord-ouest et au nord de Reims " puis le l5, 4 h. 30 après-midi :" L'ennemi livre une bataille défensive sur tout le front, dont quelques parties ont été fortifiées par lui enfin le lendemain, 4 h. 30 après-midi : " La bataille continue en général sur tout le front entre l'Oise et la Meuse. Comme les Allemands occupent ces positions défensives avec de l'artillerie lourde, nos progrès ne peuvent être que lents ; mais l'esprit d'offensive anime nos troupes, qui sont pleines de force et d'enthousiasme. Elles ont repoussé avec succès les contre-attaques que l'ennemi a tentées jour et nuit. Le moral est excellent ".

Les deux derniers communiqués concernent déjà la bataille de l'Aisne. Au sujet du butin de guerre de la bataille de la Marne, nous apprenons ce qui suit, dans le communiqué français du 15 septembre, 4 h. 30 après-midi : " Le nombre total des prisonniers et du matériel capturé n'a pas encore pu être chiffré exactement. Aussi le Ministre de la guerre renonce encore à donner des indications précises, car il ne voudrait pas annoncer des chiffres fantaisistes ". Le compte nous est encore dû, de sorte qu'on est très tenté d'admettre que le nombre des prisonniers et des canons capturés était si minime qu'on a préféré ne pas le publier !

Le plus grand nombre des prisonniers allemands tombèrent blessés aux mains de l'ennemi ; c'est la 2e armée allemande qui perdit le plus de prisonniers. Comme, à l'automne de 1914, on répandit chez nous les bruits les plus insensés sur la 3e armée allemande, et qu'on parla même de dizaines de milliers (!) de prisonniers, il est peut-être intéressant d'opposer exactement dans ce cas la vérité à la fiction. Les trois corps de l'armée von Hausen perdirent en disparus, pendant les combats sur la Marne, 24 officiers et 3.083 hommes ! Et dans ce chiffre sont encore compris beaucoup de morts et de blessés dont on ne put déterminer le nombre.

Ainsi, tandis que les journaux de l'Entente célèbrent avec des transports d'allégresse une grande victoire remportée sur les Allemands, et que le peuple se livre à toutes sortes de manifestations de joie, nous apprenons seulement, par les communiqués officiels français, que l'ennemi s'est retiré et a accepté une nouvelle bataille sur l'Aisne. On dit même avec satisfaction que les armées françaises ont réussi le plus souvent à repousser les contre-attaques ennemies.

VII

Nous arrivons maintenant à la conclusion. Et, avant de résumer les motifs pour lesquels la campagne de la Marne devait échouer, nous allons résumer, en quelques mots, le tableau du grand drame. D'après l'exposé précédent de la bataille, nous savons que le but principal des Allemands devait être de battre les armées françaises en rase campagne, de détruire les fortifications de la Meuse, pour terminer la guerre aussi vite que possible et rétablir la paix. Conformément au plan du grand État-Major, les armées allemandes pénétrèrent en France en éventail entre Thionville et Valenciennes, battirent différentes armées françaises et le corps expéditionnaire anglais dans plusieurs combats acharnés et refoulèrent l'aile gauche française loin vers le sud ; pour échapper au danger d'être débordé, le généralissime français mit en ligne une nouvelle armée sur l'aile franco-anglaise serrée de très près, et renforça également le centre par une armée nouvellement formée avec des troupes venant des Vosges et de Lorraine ou composées de formations de réserve. Il lui était très facile d'exécuter des transports de troupes d'une aile à l'autre, parce qu'il disposait d'un bon réseau de chemins de fer. Pour l'avenir il n'éprouvait aucune difficulté à ravitailler en munitions et approvisionnements de toute nature ces éléments relativement peu éprouvés.

Les corps d'armée allemands avaient, au contraire, fourni une marche comme jusqu'ici l'histoire n'en a as encore connu. Sans trêve ni repos, pourvus seulement de l'indispensable parce que les colonnes de ravitaillement ne pouvaient pas toujours suivre, les troupes allemandes avaient marché en combattant sans cesse et avaient en outre enlevé quelques places fortes. Pour ne nommer que les plus importantes, je citerai Liège, Namur, Maubeuge, Longwy.

Tous les corps d'armée qui avaient franchi la Marne au commencement de septembre se trouvaient donc dans un état physique peu favorable. On ne doit pas non plus oublier de mentionner que les unités allemandes s'étaient fortement éclaircies et qu'en moyenne une division française avait deux fois plus de combattants qu'une division allemande !

Pourtant, les vaillants bataillons, prussiens ou bavarois, saxons ou wurtembergeois, gens du nord ou du sud, conscrits ou anciens, se jetaient sans hésitation ni murmure sur l'ennemi aussitôt qu'il faisait mine de résister.

Presque partout où l'attaque allemande coïncidait avec l'offensive française, elle réussissait.

En maints endroits, et même là où fortement éprouvées par les longues marches, elles étaient très inférieures en nombre à l'adversaire, nos troupes remportèrent d'importants succès. La conduite des cadres, officiers subalternes et sous-officiers, et l'attitude des soldats pris individuellement ont été au-dessus de tout éloge.

En trois points les Français coururent un danger extrême : à l'aile gauche, où ils ne devaient pas réussir à se soustraire au redoutable enveloppement de Kluck, an centre, où la furieuse attaque de Hausen mit en pièces la 9e armée et des éléments de 4e; enfin sur la Meuse, entre Saint-Mihiel et Verdun, où le kronprinz d'Allemagne faillit enfoncer la position française.

Les Allemands avaient remporté victoire partielle sur victoire partielle. Tout à coup, au moment où l'on espérait pourtant obtenir la victoire finale, parvint aux armées allemandes l'ordre de la retraite. Dans la nuit du 9 au 10 septembre, Kluck se décrocha de l'ennemi sans être éventé et entama une retraite bien ordonnée et réfléchie pour se reporter sur de nouvelles positions. Les 2e et 3e armées suivirent. A partir de la 4e armée, le repli de la ligne de bataille fut insignifiant. La 5e armée ne modifia que peu ses positions, et après la reprise de l'offensive allemande, le 25 septembre au soir, elle put annoncer la chute de l'important fort d'arrêt du Camp des Romains. Malheureusement ce succès arriva trop tard !

Quelles furent les raisons pour lesquelles nous ne pûmes pas gagner la bataille de la Marne, plus exactement celle de Paris ?

1. Moltke exécuta le plan Schlieffen, sans doute suivant la lettre, mais non suivant l'esprit. Il oublia le vrai principe de Napoléon et du vieux Moltke, d'attaquer l'adversaire principal avec toutes les forces disponibles, et de ne considérer les actions secondaires que comme telles. Comment sans cela aurait-il pu, avant même que la décision se produisit en France, envoyer deux corps d'armée de l'aile droite et une division de cavalerie dans l'est, où ces forces, pour avoir été les bienvenues, n'étaient nullement indispensables ?

Selon toute apparence, ces troupes aurait suffi pour transformer la bataille de la Marne en une victoire allemande complète.

Une faute encore plus grande fut commise par le collègue de Moltke, Conrad von Hötzendorff, quand il entreprit simultanément deux offensives contre la Russie et la Serbie. Aussi, la catastrophe se serait-elle produite chez nos alliés dès septembre 1914, si nous n'étions pas intervenus en temps utile.

2. A la bataille de la Marne, il manquait le VIIe (Le texte allemand porte VIIIe C.R., certainement par suite d'une erreur d'impression (Note du traducteur)) corps de réserve auquel on avait confié le siège de Maubeuge, et la 24e division de réserve qui assiégeait Givet. Le premier fut disponible le 7 septembre, mais n'entra en action que le 14, à la bataille de l'Aisne. Si tout au début il n'était pas possible de faire investir ces deux places fortes par des formations de landwehr et de landsturm, il aurait peut-être suffi dans le premier cas d'une division, dans le second d'une brigade, pour observer ces places et repousser des sorties éventuelles.

3. Il manquait en outre le IIIe et le IXe corps de réserve, désignés pour s'avancer vers la côte afin de réaliser le rêve de tant de gens, d'occuper Calais. Le cas échéant, ces troupes pouvaient aussi renforcer l'aile droite allemande. Par suite de l'énergique sortie des Belges à Anvers, qui coïncida avec l'offensive des Français sur la Marne, on fut obligé, pour aider à repousser la sortie, à retenir le IXe corps de réserve qui se trouvait déjà sur la route d'Audenarde à Renaix, et la 6e division de réserve (du IIIe corps de réserve) qui marchait à mi-chemin entre Ninove et Nederbrakel. Plus tard, le IXe corps de réserve fut amené dans la direction de Noyon.

4. Il manquait enfin les quatre corps d'armée qu'on emprunta à l'aile gauche allemande pour les porter sur l'aile droite afin d'éviter d'être tourné par l'adversaire. Ces corps d'armée n'entrèrent pas en action pendant la bataille de la Marne. Dès que le commandement suprême eut reconnu que les Français renforçaient continuellement leur aile gauche pour nous tourner, nous cherchâmes à procéder de la même façon et, comme les Français, nous fîmes venir des troupes d'Alsace et de Lorraine. Entreprise trop tard, ce n'était là qu'une mauvaise mesure, car on ne devait pas oublier que nous combattions sur la ligne extérieure, et qu'en outre les chemins de fer ne fonctionnaient pas dans la zone des étapes comme chez nos adversaires qui se trouvaient dans leur propre pays. Il était donc naturel que nos corps arrivassent trop tard à leur lieu de destination et ne pussent plus prendre part à la bataille.

Au contraire, il nous fallait, en employant toutes nos forces sur le front des 7e, 6e et 5e armées, passer à l'attaque la plus brutale, enfoncer la ligne des forts de l'ennemi qui n'était que faiblement défendue, isoler Verdun et l'acculer le plus vite possible à la capitulation, enfin briser le dispositif de l'adversaire à son aile gauche, ce qui devait absolument réussir.

Cette opération aurait eu un plein succès. Les plans de nos adversaires auraient été complètement dérangés, et la guerre aurait peut-être été bientôt terminée sur le front occidental.

5. Les armées allemandes, par suite des marches très fatigantes et des combats continuels, étaient épuisées, de sorte qu'elles avaient souvent perdu la moitié de leurs effectifs. D'après l'évaluation du général Baumgarten-Crusius, à nos cinq premières armées et à leurs 40 divisions s'opposaient 58 divisions franco-anglaises; il s'ensuit qu'à la bataille de la Marne nous avions devant nous des forces presque deux fois supérieures ! En outre la rapidité de l'offensive empêchait le service du ravitaillement (vivres et munitions) de fonctionner dans la mesure exigée par l'intérêt de nos troupes.

6. Il nous manquait une réserve générale.

En terminant, je ne dois pas oublier de faire remarquer que la victoire de la 6e armée sur les Français qui avaient fait irruption en Lorraine contribua aussi à confirmer le Grand Quartier général dans sa fausse appréciation de la valeur du commandement et du soldat français, et par suite favorisa l'idée que 1'envoi~ prématuré de renforts en Prusse-Orientale était sans importance pour les opérations dans l'ouest.

La guerre est un grand jeu de hasard. Il s'y produit des événements que personne ne peut prévoir. Souvent les pressentiments et les conjectures valent mieux que la science. Cette observation s'applique surtout à la guerre de mouvement. Si l'on n'avait pas commis toutes les fautes faciles à éviter, la bataille de la Marne devait devenir une brillante victoire allemande, et un général de génie aurait également réussi à tirer de la victoire de nouveaux profits.

La bataille de la Marne, d'après les sources plus autorisées, ne peut pas être considérée comme une défaite stratégique des Allemands: On doit plutôt la regarder comme une bataille rompue par nous pour des raisons tactiques, parce que des circonstances qui n'ont aucune connexité avec les péripéties de la lutte rendaient ce mouvement opportun. Si l'on s'en tient aux journées les plus importantes de grande lutte - les 6, 7, 8 et 9 septembre - il est indubitable que les Allemands avaient l'avantage sur tous les fronts - sauf celui de la 2e armée - et que l'aile droite extrême (Kluck) et le centre (Hausen) infligèrent même continuellement de grosses défaites à leurs adversaires.

Mais il est incontestable que notre plan de campagne fut anéanti. Il était à prévoir que le monde entier se tournerait contre nous. Comme nous ne pouvions vaincre que par la surprise et la rapidité, il nous fallait terminer la guerre aussi vite que possible. C'est ce que nous autres Allemands, qui manquons de maturité en politique, nous ne fîmes pas, et ainsi nous perdîmes la guerre.

Mais nous ne fûmes pas vaincu.

Nous creusâmes nous-mêmes notre tombe !

FRÉDÉRIC M. KIRCHEISEN.

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