LA MISSION DU LIEUTENANT-COLONEL HENTSCH

Par WILHELM MULLER-LOEBNITZ

Le Lieutenant-Colonel Koeltz a traduit plusieurs ouvrages allemands après la grande guerre, dont deux traductions sont présentées sur ce site : celle de Tappen et celle de Müller-Loebnitz

Dans son introduction, lisible sur notre site, le Lieutenant-Colonel Koeltz pose très clairement la problématique des responsabilités de cette victoire potentielle qui se transforme en grave revers.

 

ABRÉVIATIONS UTILISÉES

 

G. Q. G. : grand quartier général.

Q. G. A. 2 : quartier général de la 2e armée.

C. A. : corps d'armée actif.

C. R. ou C. A. R. : corps d'armée de réserve.

G. : corps d'armée actif de la garde,

G. R. corps d'armée de réserve de la garde.

C. C. corps de cavalerie.

D. I. division d'infanterie (active).

D. I. R. : division d'infanterie de réserve.

D. C. : division de cavalerie.

D. I. G. : division d'infanterie de la garde.

D. I. R. G. - division d'infanterie de réserve de la garde.

LA MISSION DU LIEUTENANT-COLONEL HENTSCH

du 8 au 10 septembre 1914

d'après les archives de la guerre et des déclarations personnelles par WILHELM MULLER-LOEBNITZ , Archiviste en chef du Service des Archives du Reich, lieutenant-colonel en retraite, autrefois au Grand État-major.

AVANT-PROPOS

Le présent opuscule est le résultat d'une étude détaillée et officielle entreprise à propos de la rédaction de l'histoire de la première bataille de la Marne. Faute de place elle n'a pu être insérée dans l'ouvrage du Service des Archives du Reich sur l'histoire de la guerre mondiale.

Cependant comme l'opinion s'occupe toujours du cas de Hentsch, en se basant en partie sur des sources incomplètes et douteuses, j'ai cru que je n'avais pas le droit de priver de mon travail les lecteurs de mon pays et de l'étranger qui s'intéressent à cette affaire, d'autant plus que l'occasion s'offrait ainsi de soumettre intégralement au public, pour lui permettre de se faire une opinion sur 1'événement, l'importante documentation concernant la question.

Mais cette documentation n'aurait pas suffi à elle seule à faire la lumière dans l'enchevêtrement des événements, si toute une série de hautes personnalités n'avaient pas mis à ma disposition leurs notes et souvenirs. C'est un devoir pressant pour moi de leur exprimer ici ma reconnaissance personnelle.

L'AUTEUR : lieutenant-colonel WILHELM MULLER-LOEBNITZ

 

I - LE CAS DE HENTSCH ET L'OPINION PUBLIQUE

 

La première bataille de la Marne, qui s'est déroulée du 5 au 9 septembre 1914, est apparue dès le début à nos adversaires comme un miracle, le miracle de la Marne. Que ceux qui ont créé ce mot aient cru ou non de bonne foi à un changement de situation dû à l'intervention de la Providence en faveur de la France, comme cela s'était déjà produit lors de la mission de Jeanne d'Arc, ces événements n'en ont pas moins été aussi un miracle pour nous, Allemands, qui avons vu en 1914 la course impétueuse de nos armées se transformer soudainement en un grave échec et une stabilisation déprimante. Dès la fin de la guerre mondiale, compétents et non compétents ont cherché à tirer au clair cet événement en apparence si obscur, les uns dans l'intention de garantir leurs propres actes contre de fausses interprétations, d'autres dans le but bien compréhensible de trouver des responsables de notre effondrement dont l'origine remonte à la Marne; d'autres enfin pour assurer à notre armée vaincue la gloire qu'elle a méritée par ses exploits inouïs. La critique étrangère s'est occupée de ces journées avec plus ou moins de compétence et plus ou moins de bienveillance.

Le point capital de toutes ces discussions est constitué par l'attitude de la Direction suprême allemande et par celle des commandements d'armées d'aile droite les 8 et 9 septembre 1914. Est-ce que les chefs allemands de l'époque ont dû s'incliner, devant la supériorité stratégique des généraux ennemis ? Est-ce que nos troupes ont dû s'incliner devant la supériorité de valeur et d'héroïsme de leurs adversaires ? Ou bien est-ce que les Allemands ont alors été victimes d'un destin fatal, d'une erreur tragique ? Telle est la question qui est actuellement discutée avec une passion qu'accroît le fait d'avoir vécu les événements et qui le sera peut-être demain avec, le calme qui doit présider à toute étude d'histoire pure comme d'histoire militaire.

L'intérêt qui s'attache incontestablement au renversement de situation décisif qui a été provoqué par la bataille de la Marne, s 'est concentré d'autre part dès le début sur la mission du lieutenant-colonel Hentsch. Dans les discussions privées plus encore que dans l'opinion publique, initialement bridée par la censure, de vives controverses se sont engagées sur la culpabilité ou la non culpabilité de cet officier d'état-major qui était fort connu. Au printemps 1917, la Direction suprême de l'armée fut amenée à ouvrir une enquête sur les actes du lieutenant-colonel Hentsch pendant 1a bataille de la Marne. Mais cette enquête se borna à examiner les propres déclarations de Hentsch et les documents existant à l'époque. Elle ne pouvait dans ces conditions aboutir à un résultat décisif. En second lieu la position prise par la Direction suprême ne fut connue en son temps que de très peu de gens.

Tous les écrivains sérieux qui se sont occupés par ailleurs du cas de Hentsch - et ce sont presque tous ceux qui ont écrit sur la guerre de mouvement au cours de l'été 1914 - se sont fait péniblement une image de événements avec la documentation partielle existant et ont porté un jugement plus ou moins fondé et plus ou moins différent suivant leur conception de l'ensemble de l'incident.

On peut cependant se demander si même en se basant sur les documents qui se trouvent aux archives du Reich il est déjà possible de rédiger un exposé définitif du cas de Hentsch et s'il ne serait pas indiqué de remettre à plus tard l'étude de cette documentation. On peut répondre à cela qu'après la mort des principaux acteurs du drame - le général de Moltke, le général von Bülow et le lieutenant-colonel Hentsch - et après les questions qui ont été posées par le Service des archives du Reich à toutes les personnes intéressées à l'affaire, on ne peut guère attendre de nouvelle documentation.

Seuls les événements qui se sont passés au Q. G. de la 2e armée sont demeurés quelque peu obscurs. Le commandant en chef de l'armée, gravement malade durant ses dernières années, ne put faire de déclarations; son chef d'état-major est mort et son chef du bureau des opérations s'est abstenu jusqu'à maintenant de fournir toute indication. Il faut donc s'en rapporter sur ce point aux données de jeunes officiers qui n'ont pris qu'une part indirecte aux événements décisifs.

Quant à savoir si le recul historique des événements est suffisant pour porter un jugement purement objectif, c'est une question à laquelle on ne peut répondre. Depuis l'automne 1914, des journées graves ont déferlé sur notre pays et, même dans les années à venir, aucun membre de l'ancienne armée ne pourra écrire sur le cas de Hentsch sans éprouver d'émotion intérieure. L'auteur croit néanmoins posséder cette faculté d'examiner les faits avec calme qui est la condition préalable indispensable pour pouvoir procéder à l'examen critique et impartial d'un cas aussi difficile. Ce jugement impartial nous le devons d'ailleurs déjà à la mémoire du général de Moltke et du lieutenant-colonel Hentsch qui tous deux, pendant la guerre mondiale, ont sacrifié leur santé et leur vie au service de la patrie.

 

II - LA DIRECTION SUPREME DE L ARMEE PENDANT LA BATAILLE DE LA MARNE

 

Pendant la première moitié du mois de septembre 1914, la Direction suprême de l'armée se tint à Luxembourg, à 230 kilomètres environ à vol d'oiseau de l'aile droite des armées de l'Ouest.

Sa liaison avec les commandements d'armée d'aile droite (armées 1 à 3) reposait presque exclusivement sur la radiotélégraphie qui à cette époque-là ne pouvait guère remplacer le télégraphe ni au point de vue de la sûreté du fonctionnement ni au point de vue du rendement et de la portée. Des renseignements importants, destinés au commandement de l'armée qui opérait le plus à l'ouest ou en provenant, subirent des retards qui atteignirent jusqu'à 24 heures. L'ensemble du trafic dut en outre être considérablement réduit.

Il en résulte qu'au cours de ces journées la Direction suprême ne fut renseignée que d'une façon insuffisante sur la situation de ces armées. Aussi s'imposa-t-elle dans ses directives une grande réserve. Cette attitude correspondait d'ailleurs aux conceptions du général de Moltke selon lesquelles des limites sont tracées en campagne à l'exercice du commandement par le général en chef; elle semblait aussi justifiée par les succès que les armées avaient remportés au cours des premières semaines de la guerre.

Les ordres déterminants du colonel-général de Moltke pour la bataille de la Marne sont condensés dans un radio adressé aux 1re et 2e armées, le 4 septembre 1914 à 19 heures 30, et dans l'Instruction générale pour les armées 1 à 7, du 5 septembre 1914 (Dossier la de la section des opérations du G. Q. G.). Leurs données essentielles étaient les suivantes : pour les 1re et 2e armées, converser face à Paris de part et d'autre de la Marne; pour la 3e armée continuer à marcher en direction de Troyes-Vendoeuvre.

Pendant la bataille même, la Direction suprême s'abstint tout d'abord de toute intervention.

" La Direction suprême n'avait aucune raison d'intervenir. Elle n'avait aussi aucune force à engager. On crut devoir laisser tout liberté d'action aux commandants d'armée. " (Déclaration du général Tappen au cours d'une conversation avec l'auteur)

Cette façon de voir se défendait complètement étant donnés les renseignements que la Direction suprême avait reçus des armées du 5 au 7 septembre. La 1re armée avait simplement rendu compte, le 5 au soir, qu'elle se reportait dans la zone qui lui avait été prescrite entre Marne et Oise et, le 6 au soir, que de durs combats étaient toutefois engagés au nord de la Marne. La 2e armée parlait de combats indécis sur le Petit Morin. De même, la seule chose que l'on pouvait déduire des comptes rendus de la 3e armée était que le combat était aussi commencé sur son front (Dossier la de la section des opérations du G. Q. G.).

L'explication de ces événements, qui étaient en contradiction avec la conception que l'on avait eue jusqu'alors sur l'ennemi - l'Instruction du 5 septembre n'avait en effet envisagé pour le moment que l'envoi de forces ennemies dans la région de Paris - fut fournie par un ordre du jour de Joffre, tombé aux mains de la 4e armée et transmis à Luxembourg, ordre qui prescrivait aux armées franco-anglaises de passer à l'attaque générale le 6 septembre. Cet ordre n'incita pas non plus le colonel-général de Moltke à intervenir. On n'avait d'ailleurs pas encore constaté de mesures intempestives de la part des armées.

Ce ne fut que le compte rendu de fin de journée de la 1re armée du 7 septembre qui commença sans doute à donner quelque inquiétude (Expédié de la 1re armée le 7 septembre à 18 h. 50, arrivé à Luxembourg, le 8, à 4 h. 05) :

" Combat des IIe C. A. et IVe C. R. a progressé vers ligne Nanteuil-Meaux par suite intervention du IVe C. A.

IIIe et IXe C. A. en marche vers le champ de bataille. L'attaque sera continuée demain avec chances de succès. 2e C. C. assure couverture face à Meaux-Coulommiers, d'où aucune force ennemie importante ne s'est portée en avant. "

La difficulté de la situation apparut plus clairement encore dans un compte rendu de la 2e armée transmis le 8 septembre à 4 h. 15 (Arrivé à Luxembourg à 4 h. 55) :

" Armée s'est maintenue jusqu'à maintenant sur ses positions contre des forces supérieures. Attaque sera reprise, le 8, à l'aile gauche avec l'appui de deux divisions saxonnes. Par suite de très lourdes pertes, la 2e armée n'a plus que les effectifs de combat de 3 corps d'armée. "

Enfin, le 8 septembre au matin, un radio capté émanant de la station de la division de cavalerie de la Garde et vraisemblablement envoyé par ordre du commandant du 1er C. C., renseigna la Direction suprême sur la situation réelle :

" Position Petit Morin Biercy-Orly-Villeneuve percée. 1er C. C. se retire lentement derrière le Dolloir " (Expédié à 8 h. 45. Arrivé à Luxembourg à 9 h. 08. Dans le texte du radio, il est question du 2e C. C., confusion fréquente à l'époque).

Ce compte rendu anticipait à la vérité fortement sur les événements ce qu'on ne pouvait pas savoir à Luxembourg - mais il permit de se rendre exactement compte de l'endroit où se trouvait le centre de la crise : du fait que la 1re armée était passée tout entière au nord de la Marne la possibilité d'une percée entre les deux armées d'aile droite était devenue imminente.

Faute d'un organe de commandement intermédiaire responsable - groupe d'armées - entre les armées et la Direction suprême, celle-ci fut alors obligée d'intervenir personnellement. L'entente réciproque entre les chefs locaux avait été visiblement défaillante.

De quelle façon fallait-il intervenir ? Ce n'était pas une question facile à résoudre. Envoyer par T. S. F. un ordre bref parut une mesure trop peu sûre en raison sans doute de la précarité des transmissions : des malentendus étaient possibles. La situation d'autre part ne semblait pas suffisamment éclaircie pour que l'on pût donner un tel ordre sous une forme répondant à toutes les éventualités. La solution naturelle eût été que le chef d'état-major ou son remplaçant se rendît ,personnellement auprès des commandants d'armées; elle semble ne pas avoir été envisagée. Elle était contraire aux méthodes en usage et n'était peut-être pas encore tenue pour indispensable.

Le colonel-général de Moltke se décida en conséquence à envoyer le lieutenant-colonel Hentsch auprès des commandements d'armées 1 à 3 avec une mission adéquate.

Prussien de naissance, très bien doué, aimable, Hentsch avait commencé sa carrière d'officier en Saxe, puis était passé, à la suite de ses brillantes études à la Kriegsakademie, dans l'état-major général. Il avait su s'y créer rapidement une position très en vue et y avait acquis l'estime de ses chefs comme de ses camarades. Chef de la 3e section du Grand État-major avant la guerre, il avait été placé à la mobilisation à la tête de la section des renseignements du G. Q. G. Il appartenait au petit groupe d'officiers avec lesquels le chef de la section des opérations avait coutume, dans les premières semaines de la campagne, de discuter la situation. Il se peut que dans ce milieu, comme au cours des différentes missions qu'il accomplit sur le front, son habileté à convaincre les autres de la justesse de ses opinions se soit particulièrement manifestée et l'ait fait paraître comme spécialement qualifié pour la mission délicate qu'on songeait à lui confier. Il possédait la pleine confiance du colonel-général de Moltke et en temps de paix il avait beaucoup approché le colonel-général von Bülow, ce qui ne pouvait que lui faciliter l'accomplissement de sa mission.

Son pessimisme foncier - pessimisme dont il avait fait preuve à plusieurs reprises dans les appréciations qu'il lui appartenait de porter sur la situation de l'ennemi (Déclaration du général-lieutenant Tappen du 5 juillet 1920) et qui pouvait résulter soit de sa connaissance précise de la supériorité des forces adverses, soit la grave maladie dont il venait de sortir - pouvait éveiller quelques scrupules. Mais on n'en tint sans doute pas compte parce que ce pessimisme foncier semble avoir été moins apparent ce jour-là que de coutume. " Au moment de son départ de Luxembourg le lieutenant-colonel Hentsch avait un excellent moral, plein de confiance; au point de vue physique comme au point de vue intellectuel il faisait très bonne impression (Déclaration du commandant Koeppen). "

Le départ de Hentsch fut précédé d'une conférence qui doit avoir eu lieu dans les dernières heures de la matinée du 8 et à laquelle prirent part, en dehors du chef d'état-major général et de Hentsch, les lieutenants-colonels Tappen et von Dommes.

On y examina tout d'abord la situation générale des armées de l'Ouest. D'après les notes, concordantes dans leur contenu, des généraux Tappen et von Dommes, on fut unanime pour déclarer que les armées " devaient tenir " et qu'il " fallait éviter absolument tout mouvement de recul ".

" Ni le colonel-général de Moltke, ni aucun de nous n'a songé à ce moment-là à replier l'aile droite des armées (Déclarations du général Tappen du 3 mars 1919 et du général von Domines du 22 février 1920). "

Le général von Dommes a écrit dans le même sens : " Le colonel-général de Moltke était absolument d'avis qu'on surmonterait la crise si on tenait bon. Il ne songeait pas à replier l'aile droite des armées (Compte-rendu du général von Domines du 28 avril 1917). "

Il est évident toutefois qu'au cours de la discussion, il fut question, à titre d'hypothèse, d'une retraite de l'aile droite des armées.

" Le 9 septembre (il doit s'agir du 7 ou du 8 - l'auteur) on reçut des renseignements qui laissaient apparaître que la situation de la 1re armée était très difficile. Il ne parut pas impossible qu'elle pût être rejetée et il fut nécessaire de lui donner, en vue de cette éventualité, une directive pour éviter que notre front ne fût percé et qu'elle ne fût elle-même coupée et isolée, situation qui eût été très défavorable pour nous (Lettre du colonel-général de Moltke au général de l'infanterie Freiherr von Freytag-Loringhoven en date du 26 juillet 1915). "

Si l'impression que cet entretien laissa sur les témoins ne fut pas absolument la même pour tous, ainsi que les événements devaient bientôt le montrer, les opinions en ce qui concerne la mission même donnée au lieutenant-colonel Hentsch sont, elles, complètement différentes.

Cette mission ne fut malheureusement pas mise par écrit; elle ne fut donnée que verbalement. Voici ce que le lieutenant-colonel Hentsch a dit le 15 septembre 1914 de son objet :

" Le chef d'état-major général me donna pleins pouvoirs pour ordonner, en cas de besoin, aux armées 1 à 5 de se replier derrière la Vesle et à hauteur de la lisière nord de l'Argonne (Rapport du lieutenant-colonel Hentsch sur son voyage aux armées 1 à 5 du 8 au 10 septembre. Annexe I, page 201). "

Hentsch a complété ultérieurement cette déclaration en disant que lors de la réunion préalable il avait déjà été dit que si la retraite était nécessaire elle devait avoir lieu dans la direction générale de Sainte-Menehould-Reims-Fismes-Soissons (Rapport du lieutenant-colonel Hentsch du 14 mai 1917. Annexe II, page 205).

" Je sais d'une façon précise que ces quatre localités ni ont été citées à plusieurs reprises par le colonel-général de Moltke et le lieutenant-colonel Tappen. ".

Pour appuyer sa thèse le lieutenant-colonel Hentsch a fait valoir que la Direction suprême n'a jamais fait d'objection à son rapport du 15 septembre et que le lieutenant-colonel Tappen lui a confirmé l'exactitude de sa version par ces mots : " Laissez donc les gens parler. Nous savons très bien ici comment l'affaire s'est passée. "

A une question qui lui a été posée par la Direction suprême, le 4 mai 1917, Hentsch a également répondu : " J'ai reçu la mission d'ordonner en cas de besoin la retraite de l'ensemble des armées sur la ligne Sainte-Menehould-Reims-Fismes-Soissons. Il m'a été donné formellement pleins pouvoirs pour donner des ordres au nom de la Direction suprême. "

Si précises que soient ces déclarations et si indéniable que soit la véracité subjective de Hentsch, on ne peut cependant s'empêcher d'avoir des doutes sur la justesse objective de ses données.

Le seul fait d'avoir délégué des pleins pouvoirs aussi étendus à un officier encore relativement jeune, est déjà naturellement frappant en soi et contraire aux usages de l'armée allemande. La Direction suprême en agissant ainsi s'excluait en quelque sorte d'elle-même de la direction des opérations et renversait complètement tout le système hiérarchique, événement inquiétant dans des moments critiques. Cette considération aurait dû amener d'elle-même la Direction suprême à mettre par écrit la mission de Hentsch. Pourquoi a-t-on négligé de le faire ? Est-ce parce qu'on ne l'a pas jugé nécessaire ou parce qu'on n'a pas cru en avoir le temps ? C'est là une question à laquelle on ne peut répondre. Hentsch ne l'a pas exigé bien qu'il eût été certainement en droit de le faire.

Un malentendu inexprimé a manifestement régné dès le début sur le sens de l'ensemble des pleins pouvoirs : Hentsch estime qu'il avait le droit d'ordonner la retraite " en cas de besoin ", tandis que d'après les témoignages de tous les autres acteurs, il n'était autorisé qu'à diriger la retraite dans une direction déterminée si elle était déjà entamée. En remplaçant cette condition préalable par l'expression beaucoup plus large " en cas de besoin ", Hentsch s'octroyait une omnipotence qui dépassait sérieusement ce qu'avaient envisagé ceux qui lui avaient donné sa mission, fait entièrement explicable au point de vue psychologique, mais qui aurait été rendu complètement impossible si la mission de Hentsch avait été mise par écrit.

C'est ainsi seulement que l'on peut également s'expliquer les contradictions qui existent entre les dires de Hentsch et ceux de tous les autres intéressés.

Dans une annotation qu'il a portée sur le journal marche de la 1re armée, le colonel-général de Moltke a pris position au sujet de la remarque formulée par Hentsch le 9 septembre au Q. G. de cette armée et mentionnée dans ce journal, remarque selon laquelle il aurait déclaré qu'il avait pleins pouvoirs et e retraite était inévitable.

Cette annotation est ainsi conçue : " Le lieutenant-colonel Hentsch avait uniquement pour mission de dire à la 1re armée que si la retraite devait devenir nécessaire, elle devait se replier sur la ligne Soissons-Fismes. Il n'avait nullement la mission de dire que la retraite était inévitable. "

D'après cela la décision concernant la retraite proprement dite appartenait uniquement au commande ment de l'armée et Hentsch ne devait faire sentir son action que sur le choix de la direction de retraite.

Confirmant ce qui précède, le général Tappen a déclaré, dans un rapport du 4 avril 1917, que la teneur approximative de l'ordre donné à Hentsch était la suivante : " Orientez-vous sur la situation auprès commandements d'armées et rendez compte à la Direction suprême. Si des mouvements de repli sont amorcés à l'aile droite, essayez de les diriger de façon à fermer la brèche entre les 1re et 2e armées, la 1re a se portant autant que possible en direction de Soissons. "

Il ajoute dans son rapport qu'il ne possède aucune note sur le texte même de l'ordre, mais qu'il se souvient cependant encore presque textuellement de ses termes, car, comme il va de soi, on a beaucoup discuté sur cet ordre peu après le retour du lieutenant-colonel Hentsch et plus tard.

Par la suite, dans une communication du 3 mars 1920, le général Tappen a exprimé d'une façon encore plus nette son avis sur la mission donnée au lieutenant-colonel Hentsch :

" On a tellement et si souvent parlé, depuis les journées de septembre 1914, de la mission confiée par le colonel-général de Moltke au lieutenant-colonel Hentsch que le texte, tel que je l'ai donné dans mon rapport du 4 avril 1917, m'en est resté gravé assez exactement dans la mémoire.

Autant que je me le rappelle encore il y eut, le 8 septembre 1914 dans la matinée, comme la plupart des matins, dans mon bureau, une discussion sur la situation à laquelle assistèrent, en plus du colonel-général de Moltke et de moi, le lieutenant-colonel Hentsch et le colonel von Dommes Au cours de cette discussion on souligna avec la plus grande insistance que nous devions tenir et que tout mouvement de repli devait absolument être évité. Ni le colonel-général de Moltke, ni aucun de nous n'a alors pensé à reporter l'aile droite des armées en arrière. Cette façon de voir du colonel-général de Moltke était donc certainement connue du lieutenant-colonel Hentsch.

Je n'ai jamais entendu dire que le lieutenant-colonel Hentsch aurait encore reçu, peu avant son départ pour les armées, au cours d'un entretien en tête à tête avec le colonel-général de Moltke, les pleins pouvoirs dont il parle. Je tiens la chose pour impossible. L'annotation portée par le colonel-général de Moltke sur le journal de marche de la 1re armée, en face du passage se rapportant à cette question, est également en contradiction avec cette hypothèse. "

Le 5 juillet 1920 enfin, le général Tappen a souligné encore une fois en ces termes sa façon de voir sur la mission de Hentsch et sur les déclarations de ce dernier au sujet de cette mission :

Il n'a jamais été question en ma présence que le chef d'état-major général lui ait donné des pleins pouvoirs pour ordonner, en cas de besoin, un repli des armées 1 à 5 derrière la Vesle et à hauteur de la lisière nord de l'Argonne. Le colonel-général de Moltke et général von Dommes contestent également cette allégation. "

Le général von Dommes, qui assistait à la discussion du 8 septembre sans y être engagé personnellement qui de ce fait paraît le plus qualifié pour éclaircir l'affaire, a confirmé complètement les dires du général Tappen et a fait savoir récemment, le 22 février 1920, au Service des archives du Reich que d'après ses souvenirs précis la mission donnée à Hentsch était conçue à peu près textuellement comme suit :

" Rendez-vous auprès des commandements des 1re et 2e armées et empêchez que les armées ne reculent. A cas où vous n'arriveriez pas à temps et si un mouvement de repli était déjà entamé, donnez Fismes commande objectif de marche à l'aile intérieure de ces armées."

Il a en outre complété verbalement sa façon de voir en disant qu'il n'a certainement pas été question de retraite de l'ensemble des armées. Il ne pouvait pas d'ailleurs en être question d'après les renseignements parvenus le 8 septembre au G. Q. G.

Le général Tappen s'exprime encore plus nettement dans son livre Jusqu'à la Marne en 1914 (voir plus p. 117) :

" L'envoi de Hentsch fut précédé d'une discussion détaillée de la situation, au cours de laquelle il fut souligné qu'il s'agissait de tenir et d'empêcher tout mouvement de repli. L'officier qui fut envoyé en mission n'a donc reçu de ce fait aucune sorte de pleins pouvoirs l'autorisant aux armées à ordonner ou à approuver, au nom de la Direction suprême, des mouvements de repli et il ne pouvait pas non plus recevoir de pleins pouvoirs semblables. La Direction suprême n'a pas ordonné de mouvement de retraite. "

Les déclarations des intéressés sont donc en contradiction formelle sans qu'il soit possible de les concilier. Maintenant que les deux principaux d'entre eux sont morts et que sept années lourdes de destin se sont écoulées, il n'est plus possible d'éclaircir l'affaire complètement. La vraisemblance veut que la mission de Hentsch ait été formulée à peu près comme les généraux Tappen et von Dommes l'indiquent maintenant, avec toutefois des pleins pouvoirs éventuels pour le cas où la retraite serait déjà entamée. Que Hentsch ait inventé lui-même ces pleins pouvoirs, on ne peut pas non plus l'admettre, étant donné le témoignage du général von Dommes. Mais il s'est sans doute octroyé, par fausse interprétation de sa mission, une trop grande liberté d'action. Cela peut résulter du fait que dès le début il jugeait la situation avec plus de pessimisme que ceux qui lui avaient donné sa mission. Il s'était parfaitement rendu compte de l'immense responsabilité qu'il avait assumée et en cours de route il s'est exprimé dans ce sens devant les deux officiers qui l'accompagnaient, les capitaines Köppen et König. Ce dernier a déclaré à ce sujet :

" Le lieutenant-colonel Hentsch était pleinement conscient des conséquences et de la portée des décisions qu'il devait prendre. Il se plaignit pendant le voyage de n'avoir reçu aucune mission écrite et disait que dans le cas d'un échec il serait certainement le bouc émissaire sur lequel on ferait retomber toute la faute. Il considérait la situation de l'armée allemande comme sérieuse et estimait qu'il était nécessaire de reporter en arrière l'aile droite des armées. Il s'éleva en termes violents et indignés contre le fait qu'en une pareille occasion où la décision prise pouvait avoir les conséquences les plus graves, ce n'était pas le général de Moltke, le général von Stein, le colonel Tappen ou tout au moins un officier de la section des opérations qui avait été envoyé aux armées, mais lui, spécialement désigné à cet effets Il ajouta qu'il n'avait pas pu obtenir que sa mission lui fût donnée par écrit (Rapport du capitaine Koenig du 8 mars 1919, complété par sa déclaration du 2 septembre 1921). "

Il semble, d'après ce qui précède, que Hentsch a eu dès le début une opinion bien arrêtée sur la situation de l'aile droite des armées. Il n 'est donc que trop naturel qu'il ait retenu de sa conversation avec le colonel-général de Moltke ce qui répondait à sa conception. Cette divergence d'opinions entre le donneur et le chargé de mission n'aurait pu qu'être éclaircie, ainsi que nous l'avons déjà dit précédemment, si la mission ou plutôt les pleins pouvoirs de Hentsch avaient été mis par écrit.

Quant à avoir protesté contre son envoi et à avoir indiqué qu'il était nécessaire de désigner pour sa mission une personnalité plus compétente, Hentsch, d'après les déclarations précises du général von Dommes, ne l'a pas fait, même sous forme de simple allusion. Cette pensée ne lui est venue manifestement qu'après coup au cours de son voyage.

 

III - LE LIEUTENANT-COLONEL HENTSCH

AUX QUARTIERS GENERAUX D'ARMÉES

 

Le lieutenant-colonel Hentsch partit en automobile de Luxembourg le 8 septembre à 11 heures du matin (Hentsch a dit personnellement "vers 10 heures du matin". Mais en ce qui concerne les heures nous sommes exactement renseignés par les notes du landrat von Marx, alors membre du corps impérial des automobilistes volontaires) en compagnie des capitaines Köppen et König. Il se rendit tout d'abord aux Q. G. des 5e et 4e armées, ce qui lui fit perdre un temps précieux, car sa mission, d'après les dires du général von Dommes (Hentsch a écrit personnellement dans son rapport du 15 septembre 1914 qu'il a été envoyé aux armées 1 à 5. Mais les dires du général von Dommes sont vraisemblables, car c'était manifestement une faute que de faire un détour par les Q. G. des 5e, 4e et 3e armées. Ce détour s'explique de la part de Hentsch ou bien par le fait qu'il estimait que ses pleins pouvoirs lui donnaient le droit d'ordonner en cas de besoin le repli des armées 1 à 5 (rapport du 14 avril 1917) ou bien par le fait qu'il désirait donner aux commandements des 1re et 2e armées une image de la situation des autres armées vue par lui-même), ne l'y appelait pas. Il arriva à 14 heures à Varennes, Q. G. de la 5e armée, à 16 h. 15 à Courtisols, Q. G. de la 4e armée, et en repartit à 17 h. 30 pour le Q. G. de la 3e armée. Hentsch acquit l'impression qu'il n'était pas nécessaire de replier les armées du centre, à l'exception peut-être de l'aile droite de la 3e armée, qui pouvait avoir éventuellement à se lier à un repli des 1re et 2e armées.

D'après le général von Hoeppner, Hentsch fut agréablement surpris de voir que la 3e armée était dans une situation favorable et ajouta au compte rendu de fin de journée du commandement de cette armée les mots suivants : " Situation et appréciation entièrement favorables à la 3e armée. "

Il semble cependant qu'il ait déjà compté dès ce moment-là avec quelque probabilité sur un repli des armées d'aile droite (Rapport du capitaine Koenig du 12 décembre 19l9).

Le lieutenant-colonel Hentsch partit de Châlons à 18 h. 45 pour le Q. G. de la 2e armée, à Montmort, où il arriva à 19 h. 45. Il n'y trouva tout d'abord que le 2e échelon du Q. G. qui avait reçu l'ordre de changer de cantonnement (vers l'arrière ? l'auteur), mais qui venait d'être avisé à nouveau de rester sur place (Cf. Rapport de Hentsch du 15 septembre 1914. Annexe I, page 202).

Le commandant de l'armée arriva peu après à Montmort avec son état-major. Il venait de son poste de commandement de Fromentières où il avait été, peu avant son départ, défavorablement impressionné par des renseignements reçus du front. Une panique locale s'était produite au point de jonction des Xe C. R. et Xe C. A. et elle avait eu sa répercussion sur le commandement de l'armée dont le poste de commandement avait été poussé très avant.

" Au Q. G. de l'armée je trouve des visages sombres, dit un témoin sûr; tout le monde y est profondément inquiet. L'ennemi aurait percé au Xe C. A. Je ris de cette nouvelle, car l'ennemi est au contraire en retraite. Bülow me prie de l'accompagner à Champaubert. Tout y est en émoi; des colonnes se replient, etc... Bülow me laisse en arrière et continue seul avec ses officiers. Bientôt il revient riant et d'excellente humeur : pas de percée. L'ennemi a été repoussé avec perte et tout va bien. Il n'y avait donc eu qu'une panique dont j'ignore la cause. Dans sa première émotion, Bülow avait parlé de battre en retraite derrière la Marne. A quoi je lui avais répondu : " Alors tous nos blessés tomberont aux mains de l'ennemi, car reculer maintenant, c'est renoncer à la victoire (Déclarations du colonel-général von Einem du 8 mars 1920). "

Le retour du commandant de l'armée fut suivi d'un examen détaillé de la situation auquel prirent part, en dehors du colonel-général von Bülow et du lieutenant-colonel Hentsch, le chef d'état-major de la 2e armée le général-lieutenant von Lauenstein -, l'officier d'état-major en premier - le lieutenant-colonel Matthes ainsi que les compagnons de route de Hentsch.

Nous ne possédons malheureusement sur cette discussion que les rapports de Hentsch et de ses compagnons de route. Le feldmaréchal von Bülow ne fait que brièvement allusion dans son ouvrage à la présence du lieutenant-colonel Hentsch (Bülow. Non rapport sur la bataille de la Marne, voir plus haut, page 66). Son chef d'état-major n'a laissé aucune note sur l'entretien et son officier d'état-major en premier s'est tu jusqu'à maintenant. En ce qui concerne Hentsch, il a écrit personnellement ce qui suit :

" Je fus orienté sur la situation et l'on me dit que l'armée avait réalisé des progrès à son aile gauche, mais qu'à son aile droite, qui s'étendait en direction de Chézy, par Montmirail, elle était restée sur la défensive et n'avait repoussé qu'avec peine les attaques de 1'ennemi. On ajouta que l'armée avait l'intention de se maintenir sur ses positions le lendemain et qu'elle pourrait aussi le faire si elle n'était pas enveloppée, mais que ce qu'il y avait de très fâcheux, c'était que la 1re armée fût si éloignée et qu'il se fût ouvert entre les deux armées une vaste brèche qui n'était bouchée que difficilement par de la cavalerie (1er et 2e C. C.) et des chasseurs. On avait fait appel à la 1re armée à plusieurs reprises pour lui dire de se rapprocher et de fermer la brèche. Pendant cet exposé de la situation on reçut un compte rendu disant que l'aile droite était débordée ou refoulée et qu'elle devait être ramenée derrière la coupure de la Verdonnelle. La brèche entre les 1re et 2e armées s'élargit à nouveau de 15 kilomètres. La 2e armée n'avait plus de troupes disponibles. Je transmis alors au G. Q. G. le compte rendu suivant : " Situation grave, mais non désespérée à la 2e armée (Rapport du 15 septembre 1914, annexe I p. 202. Il n'existe, ni dans les archives du G. Q. G., ni dans celles de la 2e armée, aucun compte rendu de fin de journée de cette armée. Celle-ci semble avoir laissé au représentant de la Direction suprême le soin de renseigner son organe de commandement, ce qui ne fut pas à l'avantage des opérations). "

L'exposé du capitaine König concorde dans ses grandes lignes avec celui de Hentsch :

" Au cours de la réunion qui eut lien peu après notre arrivée et à laquelle prirent part le commandant de l'armée - le général von Bülow -, le chef d'état-major le général Lauenstein -, le chef du bureau des opérations - le lieutenant-colonel Matthes -, le lieutenant-colonel Hentsch, le commandant Köppen, le commandant Brinkmann (Erreur, le commandant Brinkmann conteste qu'il fût présent) de l'état-major de la 1re armée et moi, il avait déjà été décidé par le colonel-général von Bülow, après un exposé du chef de la section des opérations et une longue discussion consécutive, que l'on continuerait à résister aux attaques françaises sur les positions actuelles, lorsque le chef d'état-major fut appelé au téléphone. Il revint avec un renseignement disant qu'un point important du front (Montmirail ?) venait d'être enlevé par l'ennemi aux troupes chargées de sa défense (Xe C. R. ?). Etant donné cet événement et vu le manque de réserves, il proposa un mouvement de repli. Cette décision fut approuvée par le commandant de l'armée.

Elle ne fut donc pas provoquée par le lieutenant-colonel Hentsch, mais bien par le nouveau compte rendu de situation (Rapport du 22 décembre 1919. Le mouvement de repli n'était pas la retraite telle que semble l'entendre le capitaine Koenig, mais seulement le repli de l'aile droite sur la ligne Margny-Le Thoult). "

Enfin le commandant Köppen, à l'époque capitaine, a dépeint comme suit la discussion, à l'occasion d'une conversation sur la question :

" Au cours, d'une discussion, qui eut lieu aussitôt après, dans le bureau du chef d'état-major, le colonel-général von Bülow estima que la situation était grave du fait de la brèche qui s'était ouverte entre les 1re et 2e armées. Il s'exprima à peu près en ces termes : " Par suite des opérations qui se sont déroulées jusqu'à maintenant et des durs combats des derniers jours, la 2e armée a perdu, comme cela va de soi, une grande partie de sa force offensive. Elle n'est plus capable d'obtenir le succès décisif qu'exige la situation. Je suis informé que des colonnes ennemies, brigades ou divisions, sont en marche vers la brèche entre les 1re et 2e armées. (Il montra alors des flèches tracées sur la carte). J'évalue chaque colonne à une division environ. Je ne dispose plus de réserves pour attaquer cet ennemi ou le repousser. L'ennemi a deux possibilités : ou bien se tourner contre l'aile gauche de la 1re armée, ou bien marcher contre l'aile droite de la 2e. Or, vu le manque de réserves, l'une et l'autre de ces manœuvres peut amener une catastrophe. Si nous sommes obligés de nous replier sous l'effet des armées ennemies, une pareille retraite, a travers un pays hostile où chaque habitant possède une arme, pourrait avoir des conséquences incalculables. Avant de s'exposer à une pareille éventualité, il faut examiner s'il ne serait pas plus conforme à la situation générale d'essayer dès maintenant, alors qu'il en est encore temps, de parer à ce danger par un repli volontaire - et concentrique des 1re et 2e armées. Le général von Bülow examina ensuite de combien il importait de replier les deux armées pour assurer leur réunion sans qu'elle fût gênée. Il estima qu'il était nécessaire que la 1re armée se replie dans la direction générale de Fismes, la 2e dans celle d'Épernay. Son chef d'état-major le général von Lauenstein, qui donnait l'impression d'un homme des plus malade et presque apathique, se contenta d'ajouter quelques preuves à l'appui de cette conclusion et déclara approuver cette décision. Le chef du bureau des opérations, le commandant Matthes, qui était sans aucun doute la personnalité la plus marquante de l'état-major, approuva la façon de voir de Bülow, de même que le lieutenant-colonel Hentsch. Puis pendant la nuit, on prépara, à mon avis, les ordres pour la retraite de la 2e armée. "

Enfin le colonel-général von Bülow reproduit dans son ouvrage les considérations qui furent envisagées le 8 septembre au soir au Q. G. de la 2e armée, sans faire allusion à la discussion en soi :

" Le 8 septembre au soir, on, reçut de la 1re armée un renseignement disant qu'elle était toujours aux prises avec un ennemi puissant sur la ligne Cuvergnon-Congis. Je ne comptais plus sur une intervention de la Direction suprême. D'après des comptes rendus d'aviation, des colonnes ennemies s'étaient infléchies vers le nord, par Doue et Rebais, une troisième colonne était en marche de Haute-Maison vers le nord-est. La 2e armée savait en outre que la colonne ennemie signalée près de Choisy avait continué son mouvement en direction de Thiercelieux.

Dans ces conditions il fallait compter avec la probabilité d'une percée de forces ennemies importantes entre les 1re et 2e armées, au cas où la 1re armée ne se décide rait pas au dernier moment à se replier en direction de l'est et à reprendre contact avec la 2e armée. Si ce repli n'avait pas lieu et si l'ennemi, passant la Marne, se portait dans le dos de la 1re armée, celle-ci courait le danger d'être complètement enveloppée et d'être refoulée en direction de l'ouest (Bülow, ouv. cit, voir plus haut). "

Ainsi qu'il ressort du rapport du colonel-général von Bülow aucune décision ne fut prise à ce moment-là sur la base de ces considérations. Les points suivants sont donc acquis d'après ce qui précède :

1) L'opinion émise par Köppen et König selon laquelle la retraite aurait été décidée dès le 8 au soir est erronée. Sinon le compte rendu de Hentsch de 22 heures, qui était déjà étonnamment court en soi et ne mettait nullement la Direction suprême au courant de la situation, serait incompréhensible. Il en serait de même de l'ordre de la 2e armée pour la journée du 9 septembre qui prescrivait de continuer à attaquer avec l'aile gauche tout en repliant l'aile droite. Le mouvement de repli signalé par les deux officiers qui accompagnaient Hentsch ne vise donc certainement que le report en arrière de l'aile droite (13e D. I. et Xe C. R.)

2) Le colonel-général von Bülow n'a pas considéré la mission de Hentsch comme une " intervention " de la Direction suprême.

3) Le 8 septembre au soir, à Montmort, seul le repli de l'aile droite sur la ligne Margny-LeThoult a été admis comme indiqué.

4) L'idée d'une retraite derrière la Marne est apparue à cette occasion, comme elle avait déjà surgi lors de la panique de Champaubert, mais sans acquérir d'importance pratique. D'après les témoignages du commandant Köppen et du colonel-général von Einem, c'est le général von Bülow qui l'a exprimée le premier.

5) D'après Köppen, Hentsch a approuvé le raisonnement de Bülow. Or, pour agir dans le sens de ceux qui l'avaient envoyé en mission (Voir plus haut), il aurait dû intervenir et combattre l'idée de retraite dès son apparition. Devant les atteintes de pessimisme du commandant de 1'armée il n'a pas exprimé la ferme volonté de la Direction suprême de surmonter la crise quoi qu'il arrive. En tout cas il n'y avait pas encore de retraite entamée à laquelle il pouvait assigner, en vertu de sa mission, une direction donnée.

6) Dans les considérations de la 2e armée, le souci éprouvé pour la situation de la 1re armée passe déjà d'une façon surprenante au premier plan. Ou bien le commandement de la 2e armée ignorait tout des intentions offensives et des espérances de la 1re armée pour la journée du 9 septembre ou bien il n'avait pas confiance en elles (La 1re armée ordonna le 8 septembre au soir que le 9 " la décision serait obtenue par une attaque enveloppante de l'aile droite IXe C.A., 6e D.I., 4e D. C.) sous les ordres du général de l'infanterie von Quast, en partant de la région nord de Cuvergnon. " On ne voit pas dans les archives si, comment et quand, cet ordre fut communiqué à la 2e armée. Le commandement de cette armée ne pouvait guère cependant avoir de doutes sur les intentions générales de la 1re armée, car le but du rappel des IIIe et IXe C. A. sur la rive nord de la Marne était déjà connu depuis le 7 au soir).

Le colonel-général von Bülow pensait que sa solution qui consistait à reporter la 1re armée dans la direction de l'est pour reprendre le contact avec la 2e armée était la seule possibilité de rétablir la situation créée par l'irruption des Anglais et des Français au delà du Petit Morin. On ne peut que regretter que pendant la nuit du 8 au 9 septembre il n'y ait eu aucune entente entre les deux commandements d'armée sur ces intentions discordantes.

7) Il semble que le commandement de la 2e armée se soit fait une idée trop pessimiste de la situation de sa propre aile droite, peut-être sous l'impression de fausses nouvelles au nombre desquelles il faut compter, dans une certaine mesure, le compte rendu signalé par Hentsch et par König.

8) Les succès considérables remportés le 8 septembre au matin par l'aile gauche de la 2e armée et l'aile droite de la 3e n'ont été mentionnés qu'en passant; ils semblent n'avoir joué pour ainsi dire aucun rôle dans l'examen de la situation.

Le 8 septembre au soir tout était donc encore en suspens. Mais les événements se précipitèrent dans la matinée du 9.

A 6 heures matin une deuxième discussion eut lieu dans le parc du château de Montmort entre le général von Lauenstein, le lieutenant-colonel Matthes et le lieutenant-colonel Hentsch. Ce dernier l'a décrite comme suit :

" Le général von Lauenstein me dit, en présence du lieutenant-colonel Matthes, que la 2e armée se maintiendrait sur ses positions, mais que la condition essentielle pour qu'elle pût le faire était que la 1re armée rompît le combat immédiatement pour se rapprocher de la 2e. Comme j'objectais que la 1re armée n'était peut-être pas en état d'exécuter cette manœuvre, Son Excellence le général Lauenstein estime, et moi aussi, que la retraite, dès lors obligatoire, devait se traduire nécessairement par un repli derrière la Marne et ultérieurement derrière la Vesle. Il fut convenu qu'après avoir pris connaissance de la situation à l'état-major de la 1re armée j'indiquerais à celle-ci qu'elle devait se porter en direction générale de Fismes (Rapport du 15.9.1914. Voir annexe 1). "

Il n'est donc pas douteux que la décision qui fut prise au cours de cet entretien le fut en faveur de la retraite et cela, semble-t-il, d'une façon relativement aisée, sans lutte d'opinions sérieuse, en se basant sur une hypothèse qui n'était encore nullement confirmée par les faits.

On ne voit pas clairement toutefois si la 2e armée admettait a priori que la 1re armée ne voudrait pas ou ne pourrait pas répondre à sa suggestion - se rapprocher d'elle - et si par suite la retraite de la 2e armée était déjà décidée à ce moment-là, ou bien si 1'on voulait encore attendre le résultat de l'intervention de Hentsch. L'attitude du commandement de la 2e armée dans les premières heures de la matinée du 9 septembre parle en faveur de la première hypothèse.

Quoi qu'il en soit, en se ralliant aussi rapidement au raisonnement de Lauenstein, le lieutenant-colonel Hentsch a manqué pour la deuxième fois, le 9 au matin, à sa mission, non pas telle qu'il l'envisageait lui-même mais telle que l'avait conçue le colonel-général de Moltke. Il n'a pas cherché à agir sur le commandement de la 2e armée pour l'amener à éclaircir auparavant la situation et la façon de voir de la 1re armée ainsi que l'état de l'aile droite de la 2e, et à attendre le développement des événements dans la région de Fère-Champenoise. Quant à savoir si cette occurrence le facteur déterminant de sa conduite fut sa propre appréciation pessimiste de la situation, ou la pensée devenue presque idée fixe à la 2e armée que seul le repli vers l'est de 1re armée pouvait sauver la situation, c'est une question à laquelle on ne peut répondre. C'est en cela que réside si elle existe quelque part, la faute tragique dont Hentsch a souffert pendant le reste de sa vie et qu'il chercha à racheter par de brillants services envers patrie.

On ne voit pas quel fut le rôle joué par le commandant de la 2e armée dans les accords du 9 septembre matin. Dans son livre, il reporte la décision de retraite définitive au moment où le repli fut effectivement entamé à la suite des comptes rendus détaillés d'aviation (Le compte rendu décisif du lieutenant Berthold de l'escadrille 23 fut reçu à Montmort à 10 heures du matin. A 10 h. 40 il fut confirmé par un radio capté de la cavalerie d'armée, A 11 heures le commandement de la 2e armée fit savoir à la 1re armée qu'il commençait sa retraite. L'ordre de retraite de la 2e armée est daté de 11 h. 45, le premier compte rendu à la Direction suprême de 14 heures) annonçant que des colonnes ennemies étaient en marche vers la Marne. Ce repli ayant eu lieu sans qu'on eût reçu de nouveaux renseignements de Hentsch et de la 1re armée, on est en. droit d'admettre que le colonel-général von Bülow était déjà décidé à battre en retraite que Hentsch amenât ou non la 1re armée à se reporter vers l'est pour reprendre contact avec la 2e.

" Quand le 9 septembre au matin, l'ennemi traversa la Marne en de nombreuses colonnes entre La Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry, il ne fut plus douteux pour le commandement de la 2e armée que la retraite de la 1re armée était inévitable d'après la situation tactique et stratégique et que la 2e armée devait elle si se replier pour ne pas être complètement tournée sur son flanc droit. J'étais convaincu - et en cela j'étais d'accord avec le représentant de la Direction suprême, le lieutenant-colonel Hentsch - que le devoir primordial de la 2e armée était désormais d'épauler la 1re armée au nord de la Marne et de lui offrir à nouveau dans cette région la possibilité de faire sa jonction avec l'aile droite de la 2e armée en direction de Fismes (Bülow, ouvrage cité, voir plus haut). "

Or en fait, Hentsch avait déjà quitté Montmort à 7 heures du matin (Marx, rapport cité). Il s'était chargé " de communiquer au commandement de la 1re armée la ligne de conduite sur laquelle on s'était mis d'accord " (Koenig, rapport cité) et il l'a fait effectivement. C'est là une nouvelle preuve que la décision de battre en retraite devait déjà être arrêtée a ce moment-là et qu'elle devait aussi avoir reçu l'approbation du commandant de l'armée. Le colonel-génèral commet donc une erreur lorsqu'il indique que sa décision de retraite n'a été prise qu'après l'arrivée du compte rendu de Berthold. Celui-ci n'a été manifestement que le prétexte de passer à l'exécution pratique de la décision déjà arrêtée.

Mais il n'en demeure pas moins inexplicable que le commandement de la 2e armée, ni le lieutenant-colonel Hentsch n'aient tenu pour nécessaire de prévenir Direction suprême d'une aussi grave décision. Du fait de cette décision le chef d'état-major général fut à l'écart à un moment où il lui était encore possible d'intervenir.

Ces faits se comprennent cependant dans une certaine mesure si on songe que les personnalités alors agissantes n'ont pas eu visiblement conscience de la gravité des conséquences que devait avoir leur façon d'agir. Ils croyaient que ce qu'ils faisaient sauverait la situation.

" Si pénible que fût cette décision pour le commandant de la 2e armée, qui avait été jusqu'alors partout victorieuse, elle permit cependant de déjouer encore à temps le plan évident du Haut Commandement français plan qui visait à envelopper l'aile droite des armées allemandes en séparant et en anéantissant la 1re armée et de reconstituer sur l'Aisne, en peu de jours, avec l'aide de la 7e armée qui approchait, un nouveau front d'armée continu (Bülow, ouvrage cité, voir plus haut). "

Que cette façon de contrecarrer les intentions G. Q. G. français fût appelée à lui être désagréable c'est chose invraisemblable car au lieu d'avoir à livrer un combat tout au moins douteux, on lui offrait une victoire facile.

Il existe d'ailleurs des déclarations de jeunes officiers de l'état-major de la 2e armée qui prouvent que les avis étaient très partagés parmi eux sur la décision de retraite.

" Je n'ai pas assisté à la conversation décisive avec le lieutenant-colonel Hentsch le 8 septembre au soir, écrit l'un d'eux, mais lors de sa présence au Q. G. de l'armée, quelques jours auparavant, peu de temps avant le déclenchement de la bataille ou lors de son début, j'ai eu l'impression qu'il envisageait l'ensemble de la situation sous un jour nettement pessimiste. Je l'entendis déclarer que nous pourrions gagner la guerre si nous avions six corps d'armée de plus, que nos efforts pour déclencher la guerre sainte avaient échoué, que la situation sur les derrières de l'aile droite des armées (à Anvers) était extrêmement menacée. Je ne l'ai pas entendu prononcer un seul mot susceptible de ranimer la confiance.

Rien ne porte à croire que le 8 septembre il ait jugé la situation beaucoup plus favorablement. Son action sur le général von Bülow n'a donc pas pu être heureuse, d'autant plus qu'il fut influencé par le compte rendu, arrivé en sa présence, qui annonçait le soi-disant échec subi à l'aile droite de l'armée et qui fut reconnu le lendemain comme très exagéré.

En tout cas, il n'est pas à ma connaissance que dans la journée du 8 septembre, avant l'arrivée du lieutenant-colonel Hentsch, on ait songé à une retraite et encore moins que cette pensée ait été exprimée par le commandant en chef (Erreur, voir plus haut). La situation, il est vrai, n'était pas jugée particulièrement favorable - le fait que le poste de commandement de l'armée était situé trop près du front peut y avoir contribué - mais on estimait encore, en plein accord avec les chefs subordonnés, que la force offensive des troupes n'était pas brisée. L'expression dont s'est servi par la suite le lieutenant-colonel Hentsch, " la 2e armée n'est plus que scorie ", ne répondait en rien à la façon de voir qui régnait à l'état-major de la 2e armée.

D'après tout ce qui précède et étant donné ce que je sais du caractère du général von Bülow, je ne puis admettre (bien qu'il ait exprimé une opinion différente dans son livre) que la décision de battre en retraite soit émanée de lui personnellement. Je suppose au contraire qu'il ne s'y est montré disposé qu'après une longue résistance et que c'est l'allusion à la situation de 1a 1re armée - qui se présentait toutefois au commandement de la 2e armée comme désespérée - qui a été 1e facteur déterminant de sa décision. "

Ces officiers ne soupçonnaient pas non plus que la retraite ne pouvait s'opérer sans lourdes pertes en hommes et matériel, qu'elle ébranlerait en outre au plus haut point le moral des troupes, qu'elle donnerait à l'ennemi un moral de victoire qui ne serait nullement justifié par les événements tactiques, enfin qu'elle serait 1e tombeau de la grande idée d'enveloppement de Schlieffen.

D'innombrables témoignages, en partie émotionnants, prouvent que non seulement à l'aile gauche de l'armée qui progressait victorieusement, mais encore à son aile droite qui était contrainte à la défensive, les chefs subordonnés et la troupe ne comprirent rien à la rupture de la bataille. Nous n'en citerons ici que quelques-uns ayant trait à la situation de l'aile droite de la 2e armée, aile qui a joué un rôle décisif dans les discussions de Montmort et encore plus dans les négociations, qu'il nous reste encore à décrire, du lieutenant-colonel Hentsch au Q.G. de la 1re armée.

Le général-lieutenant von dem Borne, commandant de la 13e D. I., qui combattit le 8 septembre à Montmirail, écrit ce qui suit :

" 1) Je n'ai jamais estimé, ni alors, ni maintenant que la retraite derrière la Marne fût nécessaire; la troupe l'a encore bien moins compris. Il fallait constamment lui démontrer cette nécessité en invoquant la situation des autres unités.

2) Mon flanc droit n'a pas été directement menacé.

3) L'état de mes troupes était parfait à tous points de vue. Elles auraient été durant ces journées à hauteur de toutes les missions. C'est la première fois que j'entends dire que c'est l'état de ma division qui a provoqué la retraite derrière la Marne. Je ne puis admettre cette raison comme valable. J'ajouterai que le commandement de l'armée n'a pas jugé nécessaire, autant que je m'en souviens, de m'envoyer un officier pour se convaincre sur place de l'exactitude de sa façon de voir (Communication du 19 février 1920). "

Le général von Einem, qui arriva le 9 septembre au matin à la 13e division, reproduit en ces termes caractéristiques l'impression que lui firent ses troupes :

" Ses bataillons (c'est-à-dire ceux de la 13e division) arrivent déjà pour s'établir dans la nouvelle position, frais, joyeux; aucun homme, aucun canon ne manque. Wolf (le chef d'état-major) est rayonnant (Résumé fait par le colonel-général von Einem d'après ses notes personnelles). "

Quant au Xe C. R., qui a été mis en second lieu en cause, il n'avait pour ainsi dire pas combattu les 7 et 8 septembre. Les deux généraux de division qui l'ont alors commandé, les généraux de l'infanterie von Bahrfeld et Freiherr von Susskind, dépeignent l'état physique et le moral de la troupe ainsi que le mécontentement provoqué dans ses rangs par l'ordre de retraite, exactement comme le général von dem Borne

Il y a donc eu certainement dans l'appréciation de la situation de l'aile droite de la 2e armée ou bien une erreur fatale ou bien une opinion préconçue qui ne fut pas contrôlée.

C'est sur la base de cette erreur ou de cette opinion préconçue que fut prise, le 9 septembre au matin, la décision de rompre le combat et de se replier derrière la Marne.

Tous les intéressés ont agi naturellement avec entière bonne foi; ils ont même en le sentiment d'avoir accompli un acte sauveur. En automne 1914 ou au printemps 1915, donc à une époque où les conséquences la bataille de la Marne étaient devenues manifestes, le général von Lauenstein disait encore au futur ministre de la guerre von Stein : " L'Allemagne remerciera un jour le général von Bülow d'avoir donné 1'ordre de retraite " (Communiqué par le général de l'artillerie von Stein, le 3. 7. 19). On rapporte également que le lieutenant-colonel Hentsch a fait de bonne foi des déclarations tous points semblables sur sa participation aux événements.

La décision de la 2e armée de battre en retraite eut une influence décisive sur la situation de ses deux voisines. En effet - fût-ce par mégarde, fût-ce sciemment on ne peut le dire - le général von Bülow empiéta sur le domaine du commandement de la 3e armée et ordonna directement à l'aile droite de cette armée, qui combattait en contact étroit avec sa propre aile gauche, battre en retraite. Le commandement de la 3e armée s'étant soumis, bien qu'à regret, il n'en résulta aucune friction. Ce n'est que passagèrement que celui-ci semble avoir pensé à la possibilité d'un nouveau revirement. A 14 heures il envoya en effet le radio suivant à la 2e armée : " Le combat est en cours sur le front de la 3e armée. Quelles sont vos intentions ? Nous avons pris Oeuvy. " Mais cet appel n'apporta aucun changement au cours des événements.

Pour amener la 1re armée, isolée et beaucoup plus indépendante dans ses décisions, à agir de façon adéquate, il fallait d'autres mesures. Aussi était-ce un fait indiqué que le représentant de la Direction suprême fût en route pour se rendre auprès d'elle et pour faire au besoin usage de ses pleins pouvoirs éventuels, qui avaient maintenant toute valeur, pour diriger la retraite de la 1re armée dans la direction prescrite par le colonel-général de Moltke.

La distance qui séparait Montmort du Q. G. de la 1re armée à Mareuil était de 80 kilomètres environ en passant par Dormans et Neuilly, itinéraire indiqué par la situation tactique. Elle pouvait être facilement couverte en deux heures, mais en fait elle exigea beaucoup plus de temps. " Partout, a écrit Hentsch lui-même (Rapport du 14 mai 1917, annexe II, page 209), je rencontrai des trains et des convois des divisions de cavalerie, se repliant en toute hâte. Ils prenaient tous la direction de Fère-en-Tardenois. Des groupes de blessés refluaient dans la même direction; ils craignaient déjà d'être coupés.

A Neuilly-Saint-Front toutes les routes étaient embouteillées par des colonnes; une attaque d'avions avait provoqué une panique générale. A plusieurs reprises je dus descendre de voiture pour me frayer de force un passage. A la sortie de Neuilly, j'obliquai vers le sud pour atteindre Mareuil par Crouy. Devant Brumetz je dus faire demi-tour, car la cavalerie anglaise était déjà dans le voisinage (Ce n'était sans doute qu'un bruit. En réalité la brigade Kraewel et le 2e C. C. se trouvaient encore à ce moment précis à Montreuil-aux-Lions et sur la Marne). Ce ne fut qu'à midi que je réussis à arriver à Mareuil par Chézy. "

Ces incidents dont il ne pouvait saisir ni la cause ni l'enchaînement ne furent pas naturellement sans exercer d'influence sur le moral du lieutenant-colonel Hentsch.

L'arrivée au Q. G. de la 1re armée eut lieu, d'après les notes du landrat von Marx, à 12 h. 30, d'après les dires des autres compagnons de route de Hentsch un peu plus tard.

Du fait du retard subi par Hentsch au cours de son trajet, l'attaque de la 1re armée ne fut pas influencée au début par la décision de la 2e armée. Si Hentsch, comme cela était possible, était arrivé à Mareuil à 9 heures, l'attaque n'aurait pas encore été en cours à ce moment-là du fait de la longue marche d'approche que le IXe C. A. avait à effectuer et il eut peut-être été possible de la contremander. Mais à 12 h. 30, non seulement l'attaque de l'aile droite était déjà commencée, mais un nouvel événement s'était aussi produit entre temps et avait sérieusement influencé la situation de la 1re armée. Le colonel-général von Kluck avait appris, à 7 h. 45, par un radio de la 2e armée que l'aile droite de cette armée s'était repliée sur la ligne Margny-Le Thoult et à 10 h. 28, par le 2e C. C., que des forces d'infanterie et d'artillerie britanniques avaient franchi la Marne; aussi avait-il ordonné à 1l h. 30 à sa propre aile gauche de se replier sur la ligne Crouy-Coulombs.

L'idée offensive de la 1re armée avait donc déjà subi un affaiblissement sensible sans que la 2e armée ou Hentsch fussent intervenus. Néanmoins l'attaque de son aile droite était encore en plein développement au moment de l'arrivée de Hentsch. Une erreur d'interprétation qui s'était produite dans l'exécution d'un ordre de retraite adressé au groupement Linsingen (aile gauche) avait été aussitôt réparée et l'ordre en question annulé.

C'est au milieu de cette situation extrêmement tendue que le lieutenant-colonel Hentsch arriva avec ses renseignements sur la situation de la 2e armée et avec sa résolution d'user de ses pleins pouvoirs pour que la 1re armée rompît aussitôt le combat.

Il rencontra dans la rue du village le chef d'état-major de la 1re armée, le général von Kuhl, qu'il connaissait fort bien pour avoir servi longtemps avec lui. Ils se rendirent tous deux dans le bureau du général où eut alors lieu une discussion détaillée sur la situation, discussion à laquelle le colonel von Bergmann, quartier-maître de la 1re armée, fut également convoqué.

Il existe sur cet entretien trois documents, à savoir :

 

a) Un procès-verbal établi à l'E. M. de la 1re armée le 10 septembre et signé par le général von Kuhl et le colonel von Bergmann (annexe III);

b) Le rapport de Hentsch du 15 septembre 1914 (annexe I) en partie confirmé par son rapport du 14 mai 1917 (annexe II);

c) Enfin la description que le général von Kuhl a faite dans son livre La campagne de la Marne en 1914 (Traduction française, Payot, Paris, page 296 et suivantes), page 218, et qui s'appuie essentiellement sur le procès-verbal cité en (a).

Ces exposés ne diffèrent pas plus les uns des autres dans les détails que ce n'est habituellement le cas pour tous les récits d'événements critiques faits après coup. Nous n'examinerons ici que ces seules divergences.

Hentsch ne reconnaît pas dans son rapport du 14 mai 1917, le procès-verbal du 10 septembre 1914, en premier lieu parce que le colonel von Bergmann n'a assisté qu'à une partie de l'entretien, en second lieu parce que le dit procès-verbal ne fut pas établi en sa présence et ne cite pas tous les points qui ont été l'objet de la discussion.

Même si on admet cette objection de forme, il n'en reste pas moins que l'on doit considérer ce procès-verbal comme un document historique de premier rang bien qu'unilatéral, et cela d'autant plus que Hentsch se trompe visiblement sur certains points essentiels.

En premier lieu le général von Bergmann, à l'époque colonel, dément formellement que Hentsch ait longuement causé en tête à tête avec le général von Kuhl; il soutient qu'il a assisté à toute la conversation du commencement à la fin (Von Kuhl, La campagne de la Marne, page 220; traduction française, Payot, Paris, page 298).

En second lieu Hentsch déclare que le général von Kuhl l'aurait reçu dans la rue du village par ces mots : " Eh bien, si la 2e armée recule, nous ne pouvons pas non plus rester ici. " (Rapport du 14 mai 1917).

Cette remarque, juste en soi, le général von Kuhl ne peut pas l'avoir faite sous cette forme, pour la seule raison qu'il ne savait rien à ce moment-là de la retraite de la 2e armée; il connaissait seulement le report en arrière de son aile droite. Le commandement de la 1re armée avait déjà tenu compte de cet événement qui lui était connu depuis 7 h. 45, en repliant sa propre aile gauche. La communication décisive de la retraite de la 2e armée n'arriva à Mareuil qu'à 13 h. 04; elle ne peut donc avoir eu d'action qu'en tant que confirmation des renseignements donnés par Hentsch. En fait, Hentsch a reproduit les paroles de Kuhl d'une façon légèrement différente dans son rapport du 15 septembre 1914 : " Eh bien! si la 2e armée replie son aile, nous ne pourrons pas à la longue nous maintenir ici (Dans le même rapport Hentsch cite une seconde fois les paroles du général von Kuhl, mais en omettant les mots décisifs " à la longue ".). " Sous cette forme la remarque du général von Kuhl répondait à la situation; elle donnait la raison du repli en cours de l'aile gauche de la 1re armée. La deuxième version de Hentsch doit donc être rejetée comme inexacte. Les déclarations verbales que le général von Kuhl a faites à l'auteur concordent avec cette conclusion.

Hentsch prétend d'autre part - et c'est là un fait également étonnant - que lors de l'entretien de Mareuil il n'a nullement pensé a priori à une retraite, mais qu'il était venu avec le ferme espoir qu'il était possible de soutenir la 2e armée avec la 1re. Il veut dire manifestement par là que la 1re armée devait se rapprocher de l'aile droite de la 2e, comme l'entendait le colonel-général von Bülow. Mais cela présupposait que la 2e armée se repliait derrière la Marne, la 1re dans la direction de l'est. Or ces mouvements impliquaient l'un et l'autre une rupture du combat et une retraite, qui, de l'avis même de Hentsch, devait se terminer non pas sur la Marne, mais bien sur la Vesle (Von Kuhl, ouv. cité, traduction française, Payot, Paris, page 298).

Hentsch ne semble pas s'être rendu compte que la 1re armée, après s'être rapprochée de la 2e, ne pouvait constituer, dans le cas le plus favorable, qu'un flanc défensif de peu d'étendue, flanc que les armées française et anglaise, devenues libres, pouvaient alors facilement envelopper ou déborder.

Le compte-rendu du IVe C. A. (groupement Sixt von Armin ? ) cité par Hentsch et selon lequel ce corps était incapable de prendre part à l'attaque parce qu'il était lui-même attaqué par des forces puissantes, ne se trouve pas dans les archives. Il n'aurait pas d'ailleurs cadré avec les faits, car il n'y a pas eu d'attaque française contre cette partie du front.

L'assertion de Hentsch selon laquelle le général von Kuhl se serait contenté de souligner purement et simplement la situation favorable de l'aile droite de la 1re armée, mais aurait déclaré, en raison de l'état des troupes, qu'il était impossible de soutenir efficacement la 2e armée le lendemain, n'est pas non plus convaincante. Il est en effet un fait qui parle contre cette assertion c'est que Hentsch fut amené, sous la forme qu'il a décrite lui-même, " à ordonner au nom de la Direction suprême la retraite de la 1re armée, en faisant formellement appel à ses pleins pouvoirs ".

Hentsch a ainsi abandonné lui-même du même coup le point de vue qu'il avait exprimé dans son rapport du 15 septembre 1914, à savoir que " la retraite de la 1re armée n'avait pas eu lieu sur l'ordre de la Direction suprême " (c'est-à-dire de Hentsch, l'auteur).

Quoi qu'il en soit la vraisemblance parle en faveur de l'exposé du général von Kuhl qui déclare qu'il a opposé la plus vive résistance à l'ordre de retraite (Kuhl, ouv. cit. page 219, traduction française, Payot, Paris, page 298).

Le général von Kuhl s'est manifestement incliné devant l'ordre donné au nom de la Direction suprême et devant les descriptions faites par Hentsch de la situation de la 2e armée. Il se conformait ainsi formellement aux prescriptions et aux usages de l'armée allemande et il était couvert à tout point de vue. Hentsch avait endossé avec son ordre toute la responsabilité. Ce dernier a d'ailleurs agi en cette occurrence dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée en ce sens qu'à ce moment-là, la condition préalable pour qu'il pût faire usage de ses pleins pouvoirs, à savoir " qu'une retraite fût déjà entamée ", se trouvait incontestablement réalisée.

Le lieutenant-colonel Hentsch ne dévia de son raisonnement initial que sur un point. Il se déclara d'accord pour que la 1re armée ne prît pas la direction tout d'abord prévue, Fismes-Soissons, mais bien une direction franchement nord, l'aile gauche sur Soissons. De ce fait, l'idée base de la retraite, fermer la brèche entre les deux armées par repli de la 1re armée, se trouva sans objet.

Était-il justifié objectivement d'accepter l'ordre de retraite ou bien n'aurait-il pas été plutôt indiqué de ne pas l'exécuter, quelque catégorique qu'il fût, c'est là une autre question sur laquelle nous reviendrons de plus près par la suite.

Nous nous contenterons de signaler ici que non seulement par la fermeté avec laquelle il a donné son ordre au nom de la Direction suprême, mais encore par ses descriptions exagérées de la situation de la 2e armée, Hentsch a contribué à ne pas laisser germer l'idée que l'attaque de la 1re armée devait être continuée. Les données du procès-verbal du 10 septembre 1914 concernant les descriptions faites par Hentsch sont confirmées par les témoignages les plus affirmatifs de l'ex-colonel von Bergmann (Von Kuhl, ouv. cit. pages 220 et suivantes, traduction française, page 298 et suivantes); elles sont manifestement exactes, sinon Hentsch les aurait certainement contestées dans son rapport du 14 mai 1917.

Lorsque Hentsch dit qu'il n'a pas eu le sentiment qu'on était convaincu à la 1re armée que l'aile droite avait remporté un succès décisif, il reproduit une impression personnelle impossible à contrôler de par sa nature même. Or, c'eût été un jeu d'enfant que de se renseigner plus amplement sur la situation sur cette partie du champ de bataille, car l'armée était reliée par téléphone avec l'état-major du IXe C. A.

Quant aux descriptions des deux compagnons de route de Hentsch sur les impressions qu'ils ont éprouvées au Q. G. de la 2e armée, elles prouvent seulement que la tension de la situation avait produit un effet très différent sur les esprits des officiers de l'état-major (Koenig a écrit : " Le commandant von Alten avec qui je m'entretins durant ce temps jugeait certes la situation avec confiance. Mais je crois me souvenir que se basant sur un radio de la 2e armée arrivé entre temps et annonçant la retraite de cette armée, il était déjà occupé à rédiger un projet d'ordre pour amorcer un mouvement de repli de la 1re armée. "

Koeppen dit de son côté : " Pendant l'entretien du général von Kuhl avec le lieutenant-colonel Hentsch, nous discutâmes la situation, le capitaine Koenig et moi, dans la pièce précédente, avec Grautoff et Alten. Le premier exprima un avis très pessimisme. Le capitaine von Alten envisageait la situation avec plus de calme et moins de pessimisme... Le général von Kuhl me fit l'impression d'un officier parfaitement calme et confiant. On ne pouvait remarquer chez lui aucune trace de nervosité ".).

L'opinion de Hentsch selon laquelle à son arrivée à Mareuil des mouvements de retraite étaient déjà en cours à l'aile droite des armées et qu'il ne s'agissait plus, d'après ses propres observations et constatations, que de coordonner les mouvements des deux armées dans la direction de Fismes-Soissons, est une opinion erronée. Si l'on fait abstraction des mouvements observés le 9 au matin par le lieutenant-colonel Hentsch sur les arrières de la 1re armée, seule l'aile droite de la 2e armée avait été ramenée en arrière au moment où Hentsch arriva à Mareuil. Le repli de l'aile gauche de la 1re armée derrière l'Ourcq, le 9 septembre à midi, venait seulement de commencer et c'était un mouvement absolument volontaire qui avait été provoqué par la nouvelle du recul de la 2e armée. Dans les deux cas il ne s'agissait que de faits localisés et en aucune façon, d'une retraite au sens des instructions données par le colonel-général de Moltke au lieutenant-colonel Hentsch.

Or ces deux mouvements, aussi bien celui de l'aile droite de la 2e armée que celui de l'aile gauche de la 1re, étaient compensés dans leurs effets par les succès des 2e et 3e armées à Fère-Champenoise et ceux de la 1re à l'est de Nanteuil. On ne pouvait pas estimer toutefois quelles seraient les conséquences de ces événements et la crise était grave. Elle ne fut pas surmontée. L'envoi du lieutenant-colonel Hentsch aux armées n'a pas eu, à ce point de vue, le résultat cherché par la Direction suprême.

En ce qui concerne enfin l'opinion si répandue que la décision qui a été prise à Mareuil aurait été différente si le général en chef avait discuté lui-même avec le lieutenant-colonel Hentsch, on ne peut que s'en rapporter au témoignage formel du général von Kuhl qui déclare que dès la fin de la discussion il s'est rendu auprès du commandant de l'armée et que celui-ci s'est soumis, bien qu'à regret, à l'ordre donné, ce qui est pleinement confirmé par le général von Bergmann (Von Kuhl, ouv. cit., pages 219-220, traduction française, pages 297-298).

La description que le colonel-général von Kluck a faite de ces événements est sûrement erronée (Von Kluck -, La marche sur Paris, page 121. traduction française. Payot, Paris, page 133). Le général von Kuhl n'aurait pas retenu le délégué de la Direction suprême loin du général commandant l'armée et le lieutenant-colonel Hentsch n'aurait pas omis de se présenter au général von Kluck, si celui-ci n'y avait pas renoncé lui-même en approuvant les propositions de son chef d'état-major, sans appeler à lui le représentant du G. Q. G. On s'explique en outre aisément que le général von Kluck ait renoncé à entendre personnellement le lieutenant-colonel Hentsch si on songe que la situation avait été complètement tirée au clair par la discussion qui avait eu lieu entre le général von Kuhl et le lieutenant-colonel Hentsch. Il n'y avait d'ailleurs rien à changer aux faits fondamentaux : retraite de la 2e armée déjà en cours, et pleins pouvoirs de Hentsch. Quant à savoir si la 1re armée devait prendre sur elle de ne pas exécuter l'ordre transmis par Hentsch, c'était une question que le commandant de l'armée ne pouvait discuter avec d'autres personnes que son chef d'état-major.

Le lieutenant-colonel Hentsch avait attendu au Q. G. de la 1re armée la décision du colonel-général von Kluck et en était reparti à 14 heures pour la 3e armée, via Fismes, " profondément ébranlé moralement " comme l'a écrit le conseiller von Marx dont il a été parlé à plusieurs reprises. Avant son départ il avait envoyé le capitaine Köppen à la 2e armée pour lui f aire connaître le résultat de son voyage à Mareuil.

Si Hentsch était rentré directement à Luxembourg et avait aussitôt rendu compte des événements qui s'étaient passés à l'aile droite, il se serait conformé pour le mieux aux intentions de la Direction suprême et à sa mission qui ne consistait qu'à coordonner le mouvement de retraite des armées de droite. Il aurait ainsi épargné à la Direction suprême de longues heures de vaine attente. Mais il estima qu'il devait encore éclaircir la situation aux 3e 4e et 5e armées et se contenta d'adresser au G. Q. G. le compte rendu suivant daté de Fismes, 16 heures

" La 1re armée attaquera encore aujourd'hui pour repousser les Anglais qui franchissent la Marne et se portent contre son flanc gauche. La 5e D. I., le corps de cavalerie et une brigade d'infanterie seront engagés dans ce but. L'aile droite de l'armée en cours d'attaque sur Nanteuil par Crépy fait des progrès.

La 1re armée rompra le combat ce soir et se repliera sur la ligne Soissons-Fismes. Elle essaiera de reprendre le contact avec la 2e armée.

J'ai dit au commandement de la 1re armée que la 2e armée se retirerait, si c'était nécessaire, en direction d'Épernay. Il est certain en tout cas que la 2e armée passera sur la rive droite de la Marne demain 10."

Ce compte rendu ne figure qu'à titre de copie dans les archives de la Direction suprême. On ne peut y voir ni quand ni comment il est arrivé à Luxembourg. Son contenu n'était pas fait non plus pour apporter au G. Q. G. une clarté complète sur la situation. Les renseignements donnés sur la 2e armée semblent même inexacts.

Hentsch arriva au Q. G. de la 3e armée à 17 heures, au moment où le général von Hausen, se basant sur un radio de 14 h. 45 de la 2e armée, venait d'ordonner à sa propre armée de battre en retraite. Mais à 21 heures on reçut à Châlons un radio de la Direction suprême qui prescrivait à la 3e armée de rester au sud de cette ville et de se tenir prête à reprendre l'offensive. Le colonel-général von Hausen se demanda alors s'il devait exécuter l'ordre de la Direction suprême qui était peut être devancé par les événements ou s'il devait maintenir son ordre de retraite.

Pour résoudre cette question difficile on fit appel au lieutenant-colonel Hentsch; celui-ci déclara que " l'ordre de la Direction suprême de rester au sud de la Marne ne pouvait plus être exécuté à la lettre, car la situation avait pris à la 2e armée une autre tournure que celle que la Direction suprême admettait au moment de l'envoi de son télégramme : le commandement de la 3e armée pouvait en conséquence, sous sa responsabilité à lui, Hentsch, prendre les mesures qu'il jugerait nécessaires, eu égard à la 2 armée (Tiré des notes du général von Hausen. Il se peut que l'avis de Hentsch ait été demandé par téléphone, car il semble qu'il était déjà parti pour la 4e armée, à Courtisols, avant l'arrivée du radio de la Direction suprême). "

Mais les événements allaient montrer que Hentsch s'était trompé sur la façon de voir de la Direction suprême. La 3e armée reçut en effet dès 22 heures l'ordre ferme de la Direction suprême de rester au sud de Châlons et de reprendre l'offensive aussitôt que possible.

En fait le premier ordre avait été également transmis par téléphone à la 4 e armée, à 21 heures, par le colonel Tappen en personne et était le résultat des discussions qui avaient eu lieu à Luxembourg à la suite du compte rendu annonçant la retraite de la 2e armée.

Hentsch avait donc été aussi sur le point de contrecarrer à Châlons - naturellement dans la meilleure intention - les ordres de la Direction suprême. Or son action sur les décisions de la 3e armée n'avait rien à voir avec les pleins pouvoirs qui lui avaient été donnés.

Hentsch se rendit ensuite comme à l'aller aux des 4e et 5e armées et semble avoir passé la nuit au Q.G. de la 4e armée. Il s'est attribué comme un mérite particulier d'avoir empêché la retraite de cette armée , alors qu'en réalité il n'y avait aucun droit (Rapport du 14 mai 1917, annexe II, page 208).

Hentsch arriva à Luxembourg le 10 septembre 13 h. 40 et fit au colonel-général de Moltke le compte rendu qui est reproduit dans son rapport du 14 mai 1917. Il pria à cette occasion le chef d'état-major de vouloir bien se rendre lui-même aux 3e, 4e et 5e armée , car la décision qu'il avait prise de maintenir ces armées dans leurs anciennes positions lui semblait si grave qu'il estimait nécessaire de vérifier sur place si lui, Hentsch avait agi comme il convenait.

Personne n'a fait d'objection à cet exposé. On peut néanmoins se demander si les conclusions que Hentsch tire du cours de son entretien avec le général de Moltke sont exactes. C'est ainsi que lorsqu'il déclare en particulier que la Direction suprême aurait elle-même estimé nécessaire de ramener en arrière les 1re et 2e armées, sa façon de voir est en contradiction flagrante avec les déclarations, qu'il nous reste encore à examiner, des généraux Tappen et von Dommes et du colonel-général Moltke.

 

IV - DISCUSSIONS SOULEVÉES PENDANT LA GUERRE PAR LA MISSION DE HENTSCH

 

Il n'y eut pas d'enquête sur place pour déterminer si le lieutenant-colonel Hentsch avait agi judicieusement. Le colonel-général de Moltke se rendit bien, le 11 septembre aux Q. G. des 2e et 3e armées, mais d'autres graves questions vinrent l'y assaillir et il ne lui resta pas de temps pour s'occuper des événements passés. Il n'était, par contre, que naturel qu'au cours ultérieur de la guerre, le " cas Hentsch " ait été discuté avec passion. On en parla d'autant plus qu'il n'y avait pas eu de déclaration officielle ou non officielle sur l'affaire. Hentsch lui-même signala et expliqua devant quantité de personnes compétentes et non compétentes, manifestement avec intention, quelle avait été sa participation à l'issue de la bataille de la Marne.

Toutes ces conversations, même si elles ont été notées par écrit, ne peuvent être utilisées pour une étude critique, parce qu'en aucun cas elles ne seraient reproduites avec une sûreté absolue et parce que les contradictions qui surgiraient inévitablement dans une enquête qui s'appuierait sur de tels entretiens, loin d'éclaircir l'affaire, ne feraient que la rendre plus obscure. Il faut donc attacher d'autant plus d'importance aux discussions officielles qui se sont déroulées de septembre 1914 à mai 1917.

Le lieutenant-colonel Hentsch a tout d'abord remis, le 15 septembre 1914, son rapport de mission que nous avons signalé à plusieurs reprises (Annexe I).

Le 11 octobre 1914, la 1re armée fut amenée à répondre, dans un rapport qu'elle adressa à la Direction suprême, aux bruits qui circulaient au sujet des pertes de canons qu'elle aurait subies pendant la bataille d la Marne. Le colonel-général von Kluck ayant par dans ce rapport de sa retraite derrière l'Aisne " exécutée par ordre ", cette remarque détermina le chef d état-major général de l'armée de campagne à lui demander de son côté, le 16 octobre 1914, quand et par qui cet ordre avait été donné en son temps. Le chef d'état major de la 1re armée répondit alors par une lettre dont la phrase essentielle était ainsi libellée

" Le 10 septembre après-midi, juste au moment où au nord-ouest de Betz, le IXe C. A. progressant avec succès sur Nanteuil était sur le point de prendre de flanc le mouvement d'enveloppement français, le lieutenant-colonel Hentsch, du G. Q. G., arriva à Mareuil avec une nouvelle directive de la Direction suprême dont contenu fut mis par écrit en son temps pour les archives de la 1re armée. L'ordre de repli derrière l'Aisne ressort de ce procès-verbal (Cf. annexe III). "

La 1re armée mit en outre à l'appui de cette lettre une copie de son compte rendu du 9 septembre, 20 heures, dans lequel il était dit que " conformément à 1'ordre la Direction suprême et sans être pressée par troupes françaises, elle se repliait sur la ligne Crépy-en-Valois-La Ferté-Milon. "

Le lieutenant-colonel Hentsch prit position comme suit le 21 octobre 1914, quant à cet échange de lettres :

" La retraite de la 2e armée n'était alors devenue inévitable que parce que la 1re armée, en rappelant les IIIe et IXe C. A., avait laissé s'ouvrir une brèche sur la Marne entre elle et la 2e armée et parce que la percée des Anglais était déjà connue à la 2e armée, le 8 au soir. J'ai formellement souligné que la 2e armée pouvait se maintenir de front sur ses positions, mais à la condition essentielle que la 1re armée se rapprochât d'elle le plus vite possible et fermât la brèche. Ce n'était que dans le cas où cela ne serait pas possible - et ce ne fut pas possible dans la situation de la 1re armée - que la direction de retraite des deux armées devait être fixée. Je l'ai alors fait de la façon qui a été décrite par la 1re armée et après accord avec le commandement de la 2e armée. Je ne suis pas en mesure de dire si le IXe C.A. pouvait obtenir le 9 septembre un succès complet et pourquoi on ne l'a pas recherché, car il ne s'agissait tout d'abord que de replier l'aile gauche menacée par les Anglais et par elle de reprendre contact avec la 2e armée. Le général von Kuhl s'est contenté de dire : " Ce n'est qu'au moyen de l'attaque qui est déclenchée que nous pouvons au mieux nous dégager. "

La question de savoir si Hentsch avait ou non donné un ordre resta donc tout d'abord sans réponse.

La décision de retraite de la 2e armée était d'ailleurs depuis longtemps arrêtée lorsque Hentsch arriva à la 1re armée. Avis en fut reçu par radio peu après son arrivée à Mareuil. Si la 1re armée s'était repliée pour fermer la brèche, cela n'aurait rien changé à cette situation en admettant que ce repli eût été possible. Il ne s'agissait donc nullement de savoir si la 1re armée pouvait, en se repliant pour fermer la brèche, rendre inutile la retraite de la 2e, mais bien et uniquement - la retraite de la 2e armée étant un fait acquis - de savoir comment la 1re armée devait s'adapter à cet état de fait. Ainsi que cela a été dit précédemment, Hentsch a concédé lui-même plus tard qu'il avait donné l'ordre à la 1re armée de battre en retraite en se basant sur ses pleins pouvoirs (Annexe II). L'exposé qu'il a fait dans sa lettre du 21 octobre 1914, comme celui de son rapport du 15 septembre 1914, n'est donc pas défendable.

A la suite de ces déclarations la Direction suprême demanda au commandement de la 2e armée et au commandant du 2 C. C. de prendre position.

Le colonel-général von Bülow, dans sa réponse du 31 octobre 1914, confirma l'exactitude des données fournies par Hentsch dans son rapport du 15 septembre 1914 en ce qui concerne la 2e armée.

Le colonel-général y décrit ensuite les rapports des 1re et 2e armées et continue ainsi :

" Dans l'attente que la 1re armée réussirait dans le courant de la journée du 9 à se dérober et à se rapprocher de la 2e armée, l'aile gauche reçut l'ordre de continuer à attaquer le 9, d'autant plus que dans la journée du 8 elle avait reçu de la 3e armée un nouveau renfort, la 24e D. R. Mais dans la soirée du 8 septembre, un renseignement arriva de la 1re armée, disant qu'elle était toujours engagée contre de grosses forces sur la ligne Cuvergnon-Congis. On capta en outre un radio de la 1re armée invitant le 2e C. C. à tenir coûte que coûte la ligne de la Marne. D'après des renseignements d'aviateurs des colonnes ennemies avaient obliqué vers le nord par Rebais et Doue; une troisième colonne était en marche de la Haute-Maison vers le nord-est. On savait en outre à la 2e armée que la colonne ennemie signalée à Choisy avait continué sa marche sur Thiercelieux. Dans ces conditions, il fallait compter que des forces ennemies puissantes pourraient percer entre les 1re et 2e armées au cas où la 1re armée ne se déciderait pas encore au dernier moment à se replier vers l'est et à reprendre le contact avec la 2e armée. Si ce repli n'avait pas lieu et si l'ennemi venait à franchir la Marne dans le dos de la 1re armée, celle-ci courait le danger d'être complètement enveloppée et refoulée dans la direction de l'ouest. Aussi, lorsque le 9 septembre au matin l'ennemi franchit effectivement la Marne en de nombreuses colonnes entre la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry, il ne fut plus douteux, à l'état-major de la 2e armée, que la retraite de la 1re armée était inévitable d'après la situation tactique et stratégique et que la 2e armée devait se replier, elle aussi, pour épauler la 1re au nord de la Marne et lui offrir à nouveau la possibilité de reprendre contact avec son aile droite.

L'offensive du centre et de l'aile gauche de la 2e armée qui progressait avec succès fut néanmoins continuée avec la plus grande énergie et ce n'est que quand l'ennemi eut été partout refoulé que dans l'après-midi du 9 septembre la 2e armée commença à se replier en commençant par son aile gauche. L'ennemi ne suivit qu'à l'aile droite tandis qu'au centre et à l'aile gauche le contact fut complètement perdu et ne fut repris que peu à peu dans le courant de la journée du 10 septembre.

Ce n'est que cette connaissance de la situation qui à déterminé la 2e armée à se replier derrière la Marne car elle ne pouvait plus attendre aucune protection de son flanc droit par la 1re armée. "

Dans cette déclaration, qui concorde d'ailleurs avec la description qui est faite dans le livre de Bülow et que nous avons déjà signalée, il est frappant de constater que la décision de battre en retraite prise par le commandement de la 2e armée le 9 septembre à 6 heures du matin, c'est-à-dire plusieurs heures avant les renseignements apportés par les aviateurs sur la progression de l'ennemi vers la Marne, n'est pas signalée et que la décision de retraite y est également basée sur une idée préconçue et non vérifiée sur la situation de l'armée voisine. Ces faits sont en contradiction avec la description de la situation de la 2e armée qui a été faite par Hentsch au Q. G. de la 1re armée (Annexe III).

Il existe également dans les archives un rapport du général de cavalerie von der Marwitz qui a été motivé par le fait que Hentsch dans son rapport du 15 septembre 1914 a fait allusion à cet officier général, mais a contesté avec raison l'avoir jamais rencontré pendant la période critique du 8 au 9 septembre 1914. Par quelle autre voie Hentsch a-t-il connu le jugement du général sur la situation et la nécessité de battre en retraite, c'est une question à laquelle on ne peut répondre. Du point de vue objectif, il faut simplement retenir de ce rapport que le général von der Marwitz, qui couvrait alors le flanc gauche de la 1re armée avec son corps de cavalerie et la brigade Kraewel, ne croyait pas à un danger imminent pour la 1re armée, même quand le combat était déjà en cours au nord de Charly contre les Anglais. C'est seulement lorsque le radio annonçant la retraite de la 2e armée fut capté que " la 1re armée se trouva menacée par l'ennemi qui avait percé. Des mesures spéciales s'imposèrent. "

Les discussions de l'automne 1914 sur la mission du lieutenant-colonel Hentsch se terminèrent sur ce rapport. La Direction suprême était occupée par des devoirs plus urgents. Hentsch lui-même se tranquillisa manifestement à la suite de l'avis que le chef du bureau des opérations aurait, selon lui, exprimé en sa présence

" Laissez donc les gens parler. Nous savons fort bien ici comment l'affaire s'est passée. Vous n'avez aucun motif de vous tourmenter si peu que ce soit (rapport du 14 mai 1917. Annexe II). "

Le colonel-général de Moltke porta seulement sur le journal de marche de la 1re armée l'annotation que nous avons déjà citée, mais celle-ci resta tout d'abord cachée dans les archives, comme cela se conçoit.

Aussi les bruits et les suppositions sur l'échec de 1a Marne, qui demeurait incompréhensible pour beaucoup après la série inouïe de victoires de l'été 1914, continuèrent-ils à courir sans qu'il y ait d'enquête officielle jusqu'à ce qu'enfin, le 3 février 1917, le colonel Hentsch, alors quartier-maître général du groupe d'armées Mackensen en Roumanie, demanda par la voie hiérarchique une enquête sur la mission qu'il avait remplie au nom de la Direction suprême pendant les journées critiques du 5 au 10 septembre 1914.

Il ajouta à sa demande :

" Je me sens blessé dans mon honneur de soldat par les bruits qui courent sur mon rôle et je ne puis admettre plus longtemps que ma conduite pendant la bataille de la Marne soit présentée sous un jour qui ne correspond pas à la réalité. "

Il expliqua par la suite ce qu'il désirait, en disant que, pour lui, il importait seulement d'établir que les 8 et 9 septembre :

1) Il avait agi sur l'ordre et avec les pleins pouvoirs de la Direction suprême;

2) Que c'est par ordre qu'il avait ordonné à l'aile droite des armées de battre en retraite sur la ligne prescrite parce que la 2e armée avait dû se replier de sa propre autorité et que la 1re armée n'était pas en état d'assurer la protection du flanc menacé de la 2e armée. "

La demande fut approuvée par retour du courrier par le général Ludendorff et, sur la suggestion de Hentsch, le chef d'état-major général de l'intérieur fut chargé d'établir les faits d'après les documents existant aux archives. Le général Ludendorff se réserva de recueillir lui-même les dépositions complémentaires qui seraient jugées nécessaires.

Le 21 février l'état-major de l'intérieur répondit en envoyant une étude synthétique des documents existant à la section d'examen des archives militaires. Les extraits des journaux de marche et des travaux des 1re et 2e armées sur leurs opérations d'août et septembre 1914, ne présentent rien de particulièrement intéressant. Tous n'ont d'ailleurs été établis qu'après coup. Contentons-nous de citer ici les raisons qui ont déterminé la 1re armée à se conformer à l'ordre de Hentsch :

" En présence de telles instructions on ne pouvait plus douter de la nécessité de la retraite ordonnée. Certes, si on avait exploité les succès de la 1re armée en continuant l'attaque commencée, cette exploitation aurait pu aboutir à une victoire complète sur la 6e armée française, qui lui était opposée. Il est probable que dans ce cas les Anglais qui s'avançaient à l'est de cette armée n'auraient plus continué, eux non plus, à progresser. Mais il n'était pas possible à ce moment-là, à la 1re armée, d'apprécier quelle pourrait être la répercussions de son succès sur le cours du combat des armées voisines. Il fallut s'en tenir au jugement de l'officier qui avait été envoyé à l'armée avec les instructions du G. Q. G. et qui venait de déclarer que la 2e armée se repliait. Il parut d'après cela qu'un succès de la 1re armée serait sans influence sur la situation générale et qu'au cas où elle continuerait à attaquer son aile gauche serait complètement découverte.

Il fut par suite décidé de suspendre l'offensive et de se conformer à la retraite générale des armées pour couvrir son flanc gauche. "

Après avoir ajouté la note marginale du général de Moltke et avoir énuméré les documents qui avaient servi à traiter la question, le chef d'état-major général de l'intérieur concluait en disant que pour établir l'état exact des faits, il était nécessaire d'avoir d'autres documents qui n'existaient pas à Berlin.

L'étude de la question fut ainsi passée au G. Q. G. d'où l'on interrogea alors sur l'affaire les personnalités intéressées, à savoir les généraux von Stein, Tappen, Hoeppner et les colonels von Dommes et Matthes.

Le colonel Matthes, qui avait pris une part toute particulière aux événements de Montmort, déclara ne pouvoir répondre de mémoire avec certitude aux questions qui lui étaient posées. Le général von Stein ne put fournir aucun renseignement essentiel, car il était alors resté assez à l'écart de la conduite des opérations.

Le rapport du général Tappen est particulièrement important, en premier lieu parce que sa conception de la mission qui fut confiée à Hentsch concorde, dans son esprit, avec celle de la note marginale du colonel-général de Moltke, bien qu'il n'ait certainement pas eu connaissance de cette dernière; en second lieu parce que les extraits de son carnet personnel reflètent les impressions des personnalités dirigeantes de la Direction suprême pendant la crise (Annexe IV).

La déclaration du colonel von Dommes cadre en ses points essentiels avec celle du général Tappen (Annexe V). Le chef d'état-major de la 3e armée, le général von Hoeppner, souligne surtout que Hentsch, le 9 septembre, ne s'était présenté à la 3e armée que simple officier de liaison,: " Il n'a pas été question de pleins pouvoirs étendus. " Les renseignements qui furent donnés au général von Hoeppner, lorsqu'il se rendit dans la soirée du 9 septembre au Q. G. de la 2e armée, sont caractéristiques D'après ces renseignements " la 2e armée devait se replier immédiatement derrière 1'Aisne pour faim sa liaison avec la 1re armée, l'aile droite approximativement en direction de Fismes, l'aile gauche passant à l'est et près de Reims."

L'idée d'offrir une nouvelle résistance derrière la Marne - idée qui joue un rôle dans les déclarations du lieutenant-coloneI Hentsch - avait donc déjà disparu, le 9 septembre, et avait fait place à des plans de retraite de plus grande envergure.

L'officier qui était alors quartier-maître général de la 3e armée, le colonel Hasse, ne put fournir de mémoire aucun renseignement précis.

Sur la base de cette documentation, le commandant Kaupisch rédigea alors au G. Q. -G. " un rapport sur le rôle du lieutenant-colonel Hentsch du 5 au 10 septembre 1914", rapport qui ne semble pas avoir été plus loin, mais dont les constatations, en ce qui concerne la genèse de l'idée de retraite aux 1re et 2e années, sont importantes : :

" ... Il ressort de ce qui précède que la décision de ramener en arrière la 2e armée a été prise par le commandement de la 2e armée, c'est-à-dire par le commandant de l'armée et son chef d'état-major, en accord toutefois avec le lieutenant-colonel Hentsch, car ces officiers avaient acquis la conviction, par les renseignements reçus sur la situation des 1re et 2e armées et sur l'ennemi, que la situation était devenue intenable et la retraite nécessaire. Le lieutenant-colonel Hentsch n'a pas donné d'ordre de retraite à la 2e armée... " Ainsi qu'il a été dit plus haut, la décision de battre en retraite a été prise par le commandement de la 2e armée.

Pour le lieutenant-colonel Hentsch, la situation de fait était désormais celle qui était prévue dans la directive de la Direction suprême, car ainsi que cela ressort du rapport du lieutenant-colonel Hentsch du 15 septembre 1914, " on lui avait donné le pouvoir d'ordonner en cas de besoin le repli des armées 1 à 5 derrière la Vesle et à hauteur de la lisière nord de l'Argonne. " Ce rapport - il convient de le souligner encore une fois - a été présenté à la section des opérations de la Direction suprême qui n'a alors fait aucune objection. Si l'on prend pour base de la directive de la Direction suprême le sens qu'elle aurait eu d'après l'annotation marginale inscrite par le colonel-général de Moltke sur le journal de marche de la 1re armée, sens d'après lequel " le lieutenant-colonel Hentsch aurait reçu uniquement pour mission de dire à la 1re armée que si sa retraite devenait nécessaire elle devait se replier sur la ligne Soissons-Fismes pour reprendre contact avec la 2e armée ", alors il faut rechercher si le lieutenant-colonel Hentsch a outrepassé ses pouvoirs en décidant lui-même " que la retraite de la 1re armée était nécessaire ", au lieu de laisser, conformément à la lettre de sa mission plus haut définie, au commandement de cette armée le soin de prendre lui-même cette décision.

D'après les notes du commandement de la 1re armée, celui-ci n'aurait jamais pris de lui-même la décision de battre en retraite : l'armée ne s'est repliée que parce qu'elle en a reçu l'ordre.

Il est profondément humain qu'un chef qui retraite cherche des raisons susceptibles de le décharger, lui et ses troupes. On comprend donc que le commandement de la 2e armée dise : " La 2e armée victorieuse a dû se replier en raison de la situation de 1re armée ", et que réciproquement celle-ci déclare : " La 1re armée était victorieuse; elle ne s'est pas repliée de sa propre initiative, mais uniquement sur l'ordre de la Direction suprême."

Or, le 9 septembre à 13 heures, le commandement de la 1re armée apprit par un radio de la 2e armée, que celle-ci allait se retirer derrière la Marne, l'aile droite en direction de Damery (nord-ouest d'Épernay). Si donc la retraite de la 1re armée n'avait pas encore été " ordonnée ", son chef aurait bien été obligé de se décider à ce moment-là de la replier également (D'après la conception de Kaupitsch), sinon la brèche entre les 1re et 2e armée aurait atteint 60 kilomètres en ligne droite et les troupes ennemies qui y avaient pénétré, entre autres " les quatre longues colonnes ", auraient eu toute liberté d'action. Ne croyait-on pas déjà le 9 septembre au matin ne pas pouvoir tenir longtemps parce que la 2e armée avait replié son aile droite le 8 au soir? "

Le chef d'état-major de l'armée de campagne, s'appuyant manifestement sur les constatations de Kaupitsch, adressa, au commencement de mai 1917, au lieutenant-colonel Hentsch une question complémentaire où la façon de voir de la Direction suprême était déjà nettement visible (Annexe VI). Le lieutenant-colonel Hentsch y répondit par son rapport du 14 mai 1917 (Annexe II).

Dans ce rapport il convient de souligner encore une fois les points suivants qui ont une importance capitale pour pouvoir juger de l'affaire tout entière :

1) Hentsch maintient les déclarations de son rapport du 15 septembre 1914 en ce qui concerne l'interprétation de sa mission, principalement les mots " en cas de besoin ". Il ne reconnaît pas l'expression différente des autres témoins " au cas où des mouvements de repli seraient déjà entamés ".

2) Hentsch souligne qu'on lui a donné formellement pleins pouvoirs pour agir en toute indépendance.

3) Hentsch estime que la Direction suprême a tout d'abord approuvé sa conduite et n'a changé d'opinion que par la suite.

4) Hentsch concède que " vis-à-vis de la 1re armée il fut formellement obligé d'avoir recours à ses pleins pouvoirs et qu'il ordonna la retraite au nom de la Direction suprême. " Il en a ainsi pris toute la responsabilité a sa place. La déclaration du commandement de la 1re armée selon laquelle il n'a retraité que " sur ordre " est donc juste.

5) Hentsch croit " qu'à l'intérieur des armées on l'a rendu responsable de certains ordres et de certaines communications auxquels il était complètement étranger. " Mais il ne cite que le malentendu du général von der Marwitz à propos de sa prétendue visite au 2e C. C. Il n'apporte pas d'autres preuves à l'appui de son allégation.

Par ailleurs le rapport de Hentsch est attaquable à plus d'un point de vue. Son imagination a certainement travaillé durant les années qui ont suivi la bataille de la Marne et l'a amené à modifier la réalité.

Quoi qu'il en soit, la Direction suprême abandonna la poursuite de l'affaire et renonça aux constatations et témoignages complémentaires que réclamaient aussi bien le commandant Kaupitsch que le colonel Hentsch lui-même. Le 24 mai 1917, elle adressa à tous les organes supérieurs de commandement et aux gouvernements militaires la note suivante :

" Le colonel Hentsch, de l'armée royale saxonne, chef d'état-major du gouvernement militaire de Roumanie, a demandé une enquête sur ses actes pendant les journées des 8 et 9 septembre 1914 dans le but de déterminer si les bruits répandus dans de nombreux milieux de l'armée et d'après lesquels il aurait causé la retraite de, la Marne en intervenant comme envoyé de la Direction suprême, sans en avoir le droit, dans les décisions des commandements d'armée, sont réellement fondés.

J'ai répondu au désir du colonel Hentsch. Le résultat des renseignements recueillis est le suivant :

Le colonel Hentsch, alors lieutenant-colonel et chef de section à l'état-major du chef d'état-major général de l'armée de campagne, a reçu verbalement, le 8 septembre 1914, au G. Q. G., du chef d'état-major général l'ordre de se rendre auprès des armées 1 à 5 et de tirer au clair la situation. Il avait reçu l'instruction, pour le cas où des mouvements de retraite seraient déjà entamés à l'aile droite, de diriger ces mouvements de façon à fermer la brèche existant entre les 1re et 2e armées, la. 1re armée se portant autant que possible en direction de Soissons.

Le lieutenant-colonel Hentsch avait donc le droit, dans les conditions préalables indiquées, de donner des ordres formels au nom de la Direction suprême.

Il partit le 8 septembre pour les Quartiers Généraux, des 5e, 4e et 3e armées et passa la nuit du 8 au 9 au Q. G. de la 2e armée. Le commandement de cette armée prit de lui-même, le 9 septembre au matin, la décision de se replier derrière la Marne. Le lieutenant-colonel Hentsch partagea cette façon de voir et partit ensuite pour la 1re armée. Là, après avoir discuté la situation avec le chef d'état-major, il donna à la 1re armée, le 9 septembre après-midi, au nom de la Direction suprême et en invoquant les pleins pouvoirs qui lui avaient été conférés, l'ordre de battre en retraite. Il était en droit de le faire, car le cas prévu dans ses instructions - mouvement de retraite déjà entamés - s'était réalisé.

Il appartiendra aux historiens de l'avenir de décider si la décision du commandement de la 2e armée et si l'ordre de retraite donné au commandement de la 1re armée par le lieutenant-colonel Hentsch étaient effectivement nécessaires. On ne peut pas adresser au lieutenant-colonel Hentsch le reproche personnel d'avoir outrepassé ses pouvoirs. Il a agi uniquement d'après les instructions qui lui avaient été données par le chef d'état-major général de l'époque. Je prie de communiquer cette décision jusqu'aux états-majors de division inclusivement. "

P. O. Signé: LUDENDORFF.

 

V - LE CAS DE HENTSCH A LA LUMIERE DE L'HISTOIRE

 

Il est étonnant que la Direction suprême soit arrivée au milieu des événements les plus émotionnants de la guerre et en se servant d'une documentation aussi abondante que contradictoire, à porter, en un temps relativement court, un jugement aussi clair et aussi satisfaisant dans son ensemble sur le cas de Hentsch. Il naturel cependant, et le général Ludendorff y a allusion dans sa note, que la recherche historique ne puisse pas s'en tenir à cet éclaircissement d'ordre purement personnel de l'affaire. Le général a signalé également les deux points dont l'histoire aurait à s'occuper en premier lieu, à savoir si la décision du commandement de la 2e armée et l'ordre de Hentsch au commandement de la 1re armée étaient vraiment indispensables ou non.

La recherche historique ne peut pas non plus naturellement, comme le fit l'enquête semi-judiciaire, admettre sans plus comme exacte, pour la mission donnée à Hentsch par la Direction suprême, la forme radicale qu'allèguent ceux qui donnèrent cette mission. La littérature militaire s'est emparée d'autre part dès la fin des hostilités du cas de Hentsch. Un flot de livres et de brochures s'occupe de l'affaire en Allemagne et à l'étranger. On ne peut pas dire qu'elle en soit devenue plus claire pour cela, car tous ces exposes souffrent de manque de recul des événements, sont troublés par la haine ou la souffrance et portent la marque d'une méconnaissance ou tout au moins d'une connaissance insuffisante de la documentation existante. Pour les uns, Hentsch est le bouc émissaire envoyé au désert par l'exétat-major allemand pour couvrir ses propres fautes; pour d'autres, il est le prototype de la présomption allemande; pour certains esprits enfin, entièrement surchauffés, il fut un traître envers son pays et sa patrie. Cela ne vaut guère la peine et c'est d'ailleurs presque impossible d'extraire ce qu'il y a de vrai dans un pareil amas d'opinions contradictoires. Critiquer cette littérature serait également sans profit : nous y renoncerons ici.

Il semble cependant à l'auteur que les questions qui ont été mentionnées plus haut et qui sont restées sans solution dans la note de Ludendorff du 24 mai 1917 sont jusqu'à un certain point en état d'être jugées. C'est pourquoi nous les discuterons seules ici de plus près, sans nous occuper des nombreuses questions de détail qui sont apparues au cours de notre exposé.

En ce qui concerne la mission même qui fut donnée à Hentsch tout le monde est d'accord pour dire que ce fut là une mesure anormale et malheureuse dont toute la responsabilité incombe au colonel-général de Moltke et à ses conseillers.

En ce qui concerne le fait que l'on a omis de mettre par écrit le texte de la mission, le lieutenant-colonel Hentsch n'est pas sans en être responsable lui-même. Il avait toutes les raisons et le droit d'exiger un ordre écrit, d'autant plus qu'il avait eu dès le début l'impression et qu'il déclara déjà pendant le trajet au capitaine König qu'" en cas d'échec il serait pris comme bouc émissaire ". Il aurait même été préférable que Hentsch mît tout seuil sa mission par écrit, dès son départ, plutôt que de s'en remettre à sa seule mémoire. Cette mesure aurait tout au moins évité que le sens de sa mission se déformât dans son esprit avec le temps et sous la pression des événements. Une mise par écrit immédiate aurait été également avantageuse pour la propre décharge de Hentsch.

Du fait de cette double omission les témoignages de Hentsch et des autres intéressés sont en opposition complète. D'après sa version personnelle, Hentsch avait toute liberté d'action si " un cas de besoin " se présentait; il n'avait par contre aucun motif d'influencer les commandements d'armées pour les engager à tenir.

D'après la version de de Moltke, Tappen et Dommes au contraire, il devait en premier lieu faire sentir son action sur les commandements d'armées pour les inciter à surmonter la crise; ses pleins pouvoirs d'intervention se limitaient à un cas unique, nettement défini, celui où une retraite serait déjà commencée; ils ne présentaient pas une délégation du droit de commandement de la Direction suprême à son délégué, mais une mission strictement délimitée : diriger la retraite dans une direction définie, celle qui semblait la plus opportune à la Direction suprême. Quoi qu'il en soit la déclaration que le général Tappen a faite dans son opuscule et selon laquelle Hentsch n'aurait reçu aucune sorte de pleins pouvoirs pour ordonner ou approuver (Tappen, ouv, cit) des mouvements de retraite des armées doit être considérée comme, réfutée par les propres données du général. En effet, si Hentsch, d'après le rapport de Tappen du 4 avril 1917, " devait diriger les mouvements de la retraite déjà entamés de façon à combler la brèche entre la 1re et 2e armées, la 1re armée se repliant autant que possible en direction de Soissons " (Annexe IV), il y avait bien là certains pleins pouvoirs. Hentsch pouvait également être amené, si une armée retraitait et l'autre restait en place, à être obligé d'intervenir pour engager cette dernière à se replier.

Pour appuyer sa façon de voir, Hentsch rappelle qu'à son retour la Direction suprême ne fit aucune objection à ses comptes rendus écrits et verbaux, C 'est exact, mais la Direction suprême n'a pas cherché à ce moment-là à approfondir l'affaire. Elle a essayé au contraire à tranquilliser Hentsch, car elle était complètement absorbée par d'autres questions (Cf. les déclarations de Tappen).

Si donc on ne cherche pas à comparer les témoignages purement et simplement d'après leur nombre, mais au contraire à les peser les uns par rapport aux autres, on ne peut dire qu'une chose, c'est que la vraisemblance parle davantage en faveur de l'opinion de ceux qui ont donné la mission. La conception entièrement optimiste de la situation telle qu'elle résultait des succès jusqu'alors obtenus par l'armée de l'Ouest et telle qu'elle apparaît d'après les actes de la Direction suprême pendant les premières journées de la bataille de la Marne, peut être plus facilement conciliée avec la version de Tappen-Dommes qu'avec celle de Hentsch.

Il est donc des plus vraisemblable que Hentsch, sous l'influence de son pessimisme foncier, a déduit de son entretien avec le chef d'état-major général autre chose que ce que celui-ci avait voulu dire. Incident complètement explicable du point de vue psychologique, mais profondément tragique pour la cause allemande et pour Hentsch lui-même !

La Direction suprême était donc fondée, non seulement formellement mais aussi objectivement, à reproduire dans sa note du 24 mai 1917 l'ordre de mission de Hentsch dans la forme indiquée par le général Tappen dans son rapport du 4 avril 1917. La f orme plus rigoureuse encore mentionnée par le général von Dommes dans son rapport du 22 février 1920, a aussi pour elle une forte somme de vraisemblance.

J'en arrive donc, en ce qui me concerne personnellement, à conclure que le lieutenant-colonel Hentsch, naturellement dans la meilleure intention et en toute conscience, a adapté la mission qui lui avait été donnée par le colonel-général de Moltke à sa propre appréciation de la situation et qu'il l'a en partie affaiblie, en partie étendue.

Pour porter un jugement sur la décision de retraite de la 2e armée, on ne peut se dispenser d'examiner dans quelle mesure Hentsch y a contribué. Le colonel-général von Bülow prend à son compte, il est vrai, dans son rapport sur la bataille de la Marne, la responsabilité de la décision de retraite et n'invoque que l'assentiment du représentant de la Direction suprême. Mais cet assentiment était déjà contraire à lui seul, a 1'ordre de mission de Hentsch, si celui-ci a été tel que l'indiquent les généraux Tappen et von Dommes. Le propre récit de Hentsch sur sa conversation avec le général von Lauenstein, le 9 septembre au matin (Voir Rapport du 15.9.1914, annexe I), fait en outre ressortir qu'en faisant remarquer au général que la 1re armée n'était peut-être pas en situation de se rapprocher de la 2e, il l'amena à être convaincu de la nécessité de la retraite alors qu'initialement il était disposé à tenir. Ainsi donc, d'après le propre témoigna de Hentsch, le représentant de la Direction suprême ne fit rien pour renforcer à la 2e armée la volonté de tenir.

Quant au fait qu'à l'état-major de la 2e armée on a eu l'impression que Hentsch avait déterminé le colonel-général von Bülow à changer d'opinion alors qu'il était très peu enclin à accepter l'idée d'une retraite, il ne doit être cité qu'en passant. En tout cas, au moment où son action devint décisive, la condition préalable imposée à l'emploi de ses pleins pouvoirs n'était pas remplie. Ni le repli de la cavalerie d'armée du Petit Morin vers le nord, ni l'abandon de Montmirail par la 13e division ne pouvait être considéré comme un mouvement de retraite dans le sens de sa mission.

Si l'on admet donc avec l'auteur que l'ordre de mission donné à Hentsch est exactement reproduit quant à son sens par les généraux Tappen et von Dommes, alors Hentsch s'est écarté à Montmort de cette mission.

Il n'aurait été en droit de le faire que s'il avait acquis par lui-même, sur place, la conviction de l'exactitude objective du point de vue du commandement de la 2e armée ou s'il s'était fait par lui-même un jugement non préconçu. La question de savoir si la décision de retraite du commandement de la 2e armée était justifiée est donc également d'une importance décisive pour l'appréciation du rôle joué par le lieutenant-colonel Hentsch.

Hentsch a en outre omis d'éclairer suffisamment, le 8 septembre au soir, la Direction suprême sur la situation et sur l'imminence d'une décision et, le 9 septembre au matin, de l'informer de la décision prise. Le chef d'état-major général fut ainsi tenu à l'écart et ne connut que les faits accomplis. L'état des moyens de transmission n'était cependant pas tel qu'on ne pût rendre compte en temps utile au G. Q. G. Hentsch aurait même pu envoyer un des officiers qui l'accompagnaient au terminus du réseau téléphonique c'est-à-dire au Q. G. de la 4e armée.

Actuellement il n'est plus guère douteux, d'après les éclaircissements qui nous ont été fournis entre temps par les récits de nos ennemis et par les renseignements provenant aussi de nos propres troupes, que la retraite de la 2e armée le 9 septembre à midi n'était pas nécessaire. Devant l'aile gauche de la 2e armée et devant l'aile droite de la 3e armée, l'armée Foch battue, retraitait vers le sud et l'ouest, soutenue et couverte seulement par le feu de son artillerie (Von Kuhl, La campagne de la Marne, traduction française, Payot, Paris, page 314).

Le centre de la 2e armée progressait également. Il s'était déjà emparé de Mondement, une des clefs de la position ennemie.

L'aile droite de la 2e armée - son flanc reporté sur la ligne Le Thoult-Margny - ne fut pas inquiétée de toute la journée. La 5e armée française fit preuve ce, jour-là, comme la veille et le lendemain, d'une extrême réserve : elle se ressentait encore de ses défaites de Charleroi et de Saint-Quentin. En tout cas le commandement de la 2e armée avait tout le temps d'attendre l'effet de ses propres succès et le développement des événements à l'armée voisine. En cas de besoin la nuit eût facilité le décrochage.

Pour juger la conduite du commandement de la 2e armée le 9 septembre 1914, il faut toutefois éliminer cette connaissance de la situation acquise après coup par l'étude de toutes les sources allemandes et étrangères. Ce qui doit être déterminant, C'est ce que le général von Bülow et ses collaborateurs savaient alors ou auraient dû alors savoir de la situation de nos propres troupes et de celles de l'ennemi et ce qu'ils ont fait en fonction de la connaissance qu'ils avaient alors de la situation.

A ce point de vue le rapport da 31 octobre 1914 du commandant de la 2e armée et son rapport sur la bataille de la Marne nous éclairent entièrement : le colonel-général von Bülow mésestimait le succès remporté par son armée le 8 septembre; il ne le signale qu'en passant; il n'en escomptait pas non plus pour la 9. Il tenait le danger qui menaçait son aile droite pour imminent. En ce qui concerne l'état des troupes, certains avis étaient pessimistes comme le prouve une déclaration ultérieure de Hentsch au général von Kuhl.

Le commandement de la 2e armée avait également des conceptions tout à fait défavorables sur la situation de la 1re armée et la possibilité d'une percée entre les 1re et 2e armées.

Si on était persuadé au commandement de la 2e armée que l'image que l'on s'était faite de la situation était juste, on pouvait fort bien en arriver à l'idée que le mieux était de ramener l'armée en arrière. Mais cette décision était si grave, ses suites si incalculables, qu'elle ne devait être prise que s'il y avait péril en la demeure ou tout au moins après avoir vérifié à fond toutes les raisons qui la motivaient.

De péril en la demeure il ne pouvait en être question d'après ce qui a été dit. Quant à vérifier les bases de la décision on ne l'a pas fait. On ne chercha même pas à entrer en liaison avec les armées voisines. Le réseau des transmissions n'était pourtant pas si défectueux qu'on ne pût les questionner par radio sur leur situation et sur leur façon de voir. Il eût été également possible de leur envoyer un officier de liaison en auto pendant la nuit.

De même, on aurait pu aussi tirer au clair la situation de l'aile droite de l'armée en y envoyant un officier de liaison ou en lui posant des questions par téléphone par T. S. F. (Par l'intermédiaire des postes du 1er C.C.).

On se serait alors rendu compte d'emblée que la situation sur la Marne et au nord était jugée beaucoup trop défavorablement. Le danger d'une percée existait bien, mais il n'était pas imminent et il pouvait très bien être compensé par les succès décisifs que la 1re armée escomptait pour le 9 septembre. Quant à n'" être plus qu'une scorie " cette expression ne pouvait s'appliquer à aucun élément de la 2e armée.

La décision de retraite du commandement de la 2e armée, le 9 septembre au matin, était donc basée sur de fausses suppositions; elle n'était pas motivée. Le commandement de l'armée a commis une faute tragique en ce sens qu'il n'a pas fait tout ce qui était en son pou voir pour éclaircir la situation. Le représentant de Direction suprême n'a pas poussé la 2e armée à chercher des éclaircissements; il n'a pas fait par lui-même de démarches dans ce sens (envoi d'un des officiers qui l'accompagnaient).

Si ces négligences n'ont pas été clairement exprimé dans l'enquête de la Direction suprême, cela provient du fait que les discussions de 1917 et l'échange de correspondance de 1914 avaient pour point de départ rôle de Hentsch à la 1re armée.

En ce qui concerne les événements qui se sont déroulés à cette dernière armée, il faut les juger d'une tout autre façon que ceux de Montmort.

La situation à l'extrême droite des armées de l'Ouest était extrêmement tendue depuis la percée du Petit Morin le 8 septembre à midi. Seule une décision hardie, complète, pouvait encore provoquer en temps utile un changement de situation en faveur des Allemands.

Les ordres du colonel-général von Kluck pour la journée du 9 - attaquer l'armée Maunoury toutes forces réunies, se couvrir sur la Marne face aux Anglais avec un minimum de forces - répondaient à cette idée. Ce n'était que de cette façon que l'on pouvait se débarrasser à temps des Français. Ce n'était que de cette façon que l'on pouvait espérer amener les Anglais à faire demi-tour ou les battre également après avoir remporté une victoire sur Maunoury. En cette situation critique, une collaboration étroite des commandements des 1re et 2e armées était plus nécessaire que jamais.

Ce plan était en cours d'exécution lorsque dans le courant de la matinée du 9 septembre les comptes rendus annonçant le retrait de l'aile droite de la 2e armée et le commencement du passage de la Marne par les Anglais arrivèrent à Mareuil. Ces deux événements n'étaient pas faits pour surprendre le commandement de la 1re armée; ils étaient tout à fait du domaine des possibilités et ne pouvaient, si le commandement voulait rester entièrement logique avec lui-même, qu'accentuer son désir de hâter le combat contre Maunoury : la solution la plus hardie était aussi en pareil cas la meilleure.

En réalité le commandement de la 1re armée se vit amené par le danger croissant qui menaçait son aile gauche à replier cette aile au nord de l'Ourcq. On peut regretter cette décision, surtout maintenant que nous connaissons quelle était la situation de l'ennemi, mais on ne peut la condamner d'emblée, car c'eût été un acte d'une audace inouïe que de répondre au franchissement de la Marne par les Anglais en déclenchant immédiatement une attaque générale du centre, jusqu'alors maintenu sur la défensive, et de l'aile gauche.

En fait, Hentsch arriva non pas à un moment où la 1re armée était, comme il le pense, préoccupée par des idées de retraite, mais à un moment où son plan d'attaque était sérieusement affaibli. Quoi qu'il en soit, il était douteux que le succès que l'on pouvait attendre après que l'attaque avait été ainsi limitée, fût encore suffisant pour améliorer d'une façon décisive la situation de la 1re armée. Il n'était pas possible, surtout, d'arrêter la retraite de la 2e armée. Le général von Kulh opposa bien la plus vive résistance à l'ordre de retraite, " mais il dut s'incliner devant le fait que la 2e armée, d'après les renseignements donnés par Hentsch et d'après le radio reçu pendant l'entretien, avait déjà entamé sa retraite. Même une victoire sur Maunoury n'aurait pas pu nous empêcher d'être enveloppés sur notre aile gauche par des forces supérieures et d'être coupés du gros de l'armée (Von Kuhl, La campagne de la Marne en 1914 page 219; traduction française, page 298). "

L'intervention du lieutenant-colonel Hentsch à Mareuil et l'acquiescement du général von Kuhl sont donc justifiés objectivement. Du point de vue forme également Hentsch était en droit, après le résultat du deuxième entretien de Montmort et après l'arrivée du radio de la 2e armée à Mareuil, de faire usage des pleins pouvoirs qu'il avait reçus. En effet, l'une et l'autre des conditions préalables invoquées par les intéressés, à savoir suivant Hentsch " le cas de nécessité ", suivant les autres témoins la " retraite entamée ", étaient effectivement réalisées.

 

VI - CONCLUSION

 

Que l'on se prononce pour la culpabilité ou la non culpabilité de tel ou tel personnage - on a commis des fautes à cette époque comme on en a commis dans toutes les grandes crises de l'histoire militaire - il n'en reste pas moins, qu'on le veuille ou non, que :

La retraite de l'armée allemande de l'Ouest, le 9 septembre et les jours suivants, a été le résultat d'une libre décision du commandement et en l'occurrence du commandement d'une armée. En aucun point elle ne nous a été imposée directement par l'ennemi. La victoire tactique a été jusqu'au dernier moment du côté allemand, partout où un changement de situation s'est produit le 9 septembre.

L'armée allemande n'a pas été battue sur la Marne, elle s'est repliée sur l'ordre de ses chefs. Elle a encore combattu avec succès le 9 septembre, partout où on en est venu à une rencontre. Sa gloire, inviolée par l'issue du combat et les suites de la retraite, brille du plus bel éclat.

Si malgré tout c'est du jour de la Marne que le cours de la guerre mondiale a évolué de plus en plus aux dépens de l'Allemagne, c'est là qu'est la grandeur tragique du sort du peuple allemand, le drame dont le sens profond nous reste caché, à nous qui l'avons vécu, mais dont l'importance sera comprise et appréciée par ceux qui vivront le dernier acte de la guerre mondiale qui est encore loin d'être commencé.

Quant à ceux dont le sort a fait ses instruments au début du drame ils ne méritent pas qu'on les blâme et qu'on les réprouve, mais qu'on apprécie, en la comprenant, leur façon d'agir et le destin terrible dont le poids a entraîné certains d'entre eux prématurément au tombeau. Ils ont le droit de demander qu'on ouvre à ceux qui étudieront l'histoire tous les documents qui peuvent faciliter la compréhension de leurs actes et permettre de porter sur eux un jugement équitable. Le but de ces lignes aura été atteint si l'auteur est parvenu à y contribuer pour sa part.

Mais ces égards naturels, humains, ces égards de camaraderie, doivent s'effacer devant la nécessité de servir la vérité historique.

Le miracle suprême, le miracle le plus grand de la bataille de la Marne, consiste pour nous, Allemands, en ce que durant ces journées, toute une série d'hommes éprouvés ont été défaillants, en ce qu'une foule de fautes de frictions et de négligences de commandement se sont produites en même temps, anéantissant et transformant en leur contraire les magnifiques performances de l'armée allemande, la totalité des succès qu'elle avait jusqu'alors remportés et la supériorité des bases stratégiques de notre plan d'opérations.

 

ANNEXE I

 

Luxembourg, le 15 septembre 1914.

RAPPORT SUR MON VOYAGE AUX ARMÉES 1 A 5

Du 8 AU 10 SEPTEMBRE 1914

Le 8 septembre vers 10 heures du matin, je fus envoyé aux armées 1 à 5. Les capitaines Köppen et König m'accompagnaient. Mon envoi fut ordonné par le chef d'état-major de l'armée de campagne parce qu'il ressortait des comptes rendus des 1re et 2e armées, du 7 au soir, qu'une percée était menaçante sur la Marne, de part et d'autre de Château-Thierry et qu'il semblait en outre résulter du compte rendu de la 3e armée, disant qu'elle attaquerait à la baïonnette le 8 au matin, que la 2e armée était également dans une situation difficile à son aile gauche. Le chef d'état-major général me donna pleins pouvoirs pour ordonner, en cas de besoin, aux armées 1 à 5, de se replier derrière la Vesle et à hauteur de la lisière nord de l'Argonne.

A la 5e armée, je trouvai toutes les unités engagées dans une attaque qui présentait de belles perspectives; on y espérait obtenir un succès décisif une fois les forts de Troyon et des Paroches enlevés. J'orientai alors brièvement le général von Knobelsdorf sur la situation et me contentai de lui dire que je repasserais à l'armée lorsque je serais renseigné sur les événements de l'aile droite.

A la 4e armée également, on était engagé dans une action offensive, bien que lente, au sud du canal de la Marne au Rhin. J'appris que la situation était bonne à l'aile gauche de la 2e armée et je transmis un compte rendu dans ce sens à Luxembourg.

A la 3e armée, on me communiqua que l'attaque du matin avait réussi et que l'armée progressait en liaison avec la 4e (XIXe C. A. et 1/2 du XIIe C. A.) et avec la 2e (1/2 XIIe C. A. et XIIe C. R.). Mais on me déclara qu'à l'aile droite de la 2e armée la situation ne devait pas être favorable car elle était menacée d'enveloppement.

A 20 heures, j'arrivai au Q. G. de la 2e armée à Montmort. Le commandement de l'armée était encore sur le champ bataille. Le 2e échelon avait reçu l'ordre de changer de cantonnement, mais venait de recevoir une nouvelle instruction lui prescrivant de rester sur place. L'état-major de la 2e armée arriva peu après. On m'orienta sur la situation et l'on me dit que l'armée avait réalisé des progrès à son aile gauche, mais qu'à son aile droite, qui s'étendait par Montmirail vers Chézy, elle était restée sur la défensive et n'avait repoussé qu'avec peine les attaques de l'ennemi. On ajouta que l'armée avait l'intention de se maintenir sur ses positions le lendemain et qu'elle pourrait aussi le faire si elle n'était pas enveloppée, mais que ce qui était très fâcheux, c'était que la 1re armée fût si éloignée et qu'il se fût ouvert entre les deux armées une vaste brèche qui n'était bouchée que difficilement par de la cavalerie (1er et 2e C. C.) et des chasseurs. On avait fait appel à la 1re armée à plusieurs reprises pour lui dire de se rapprocher et de fermer la brèche. Pendant cet exposé de 1a situation, on reçut un compte rendu disant que l'aile droite était débordée ou refoulée et qu'elle devait être ramenée derrière la coupure de la Verdonnelle. La brèche entre les 1re et 2e armées s'élargit ainsi à nouveau de 15 Kilomètres. La 2e armée n'avait plus de troupes disponibles. Je transmis alors au G. Q. G. le compte rendu suivant : " Situation grave, mais non désespérée à la 2e armée. "

Le 9 septembre vers 6 heures du matin, le général Lauenstein me dit en présence du lieutenant-colonel Matthes que la 2e armée se maintiendrait sur ses positions, mais que la condition essentielle pour que cela fût possible était que la 1re armée rompît aussitôt le combat et se rapprochât de la 2e. Comme j'objectais que la 1re armée n'était peut-être pas en état d'exécuter cette manœuvre, le général von Lauenstein estima, et moi aussi, que la retraite, dès lors obligatoire, devait nécessairement se traduire par un repli derrière la Marne ultérieurement derrière la Vesle. Il fut convenu qu'après avoir pris connaissance de la situation à l'état-major de la 1re armée, j'indiquerais à celle-ci qu'elle devait se porter en direction générale de Fismes.

Je partis ensuite pour la 1re armée à Mareuil. En cours de route, j'entendis dire que l'ennemi avait chassé notre cavalerie de la Marne et qu'il avait déjà franchi la rivière. Je dus faire un détour par Neuilly-Saint-Front, car je ne pus plus passer au sud. Je rencontrai le général von Kuhl dans la rue. Le général me reçut à peu près avec ces mots : " Eh bien! si la 2e armée a replié son aile, nous ne pourrons plus tenir longtemps. " Le général von Kuhl me déclara alors que sur le front de l'armée, le combat engagé contre les Français était en bonne voie et que le IXe C. A. était en train d'attaquer sur Nanteuil par Crépy. Je lui dis quelle était la situation à la 2e armée et j'ajoutai qu'elle serait obligée de se replier si la 1re armée ne reprenait pas immédiatement contact avec elle. J'indiquai ensuite que ce contact devait être cherché sur la ligne Soissons-Fismes. Pendant que je dessinais sur la carte du général la ligne à atteindre par les 1re et 2e armées, il arriva un compte rendu disant que les Anglais avaient passé la Marne en trois colonnes et qu'ils se trouvaient déjà sur une ligne définie par des noms dont je ne me souviens plus car je ne les ai pas exactement entendus. En tout cas cette ligne devait être assez au nord pour que le commandement de la 1re armée se sentît lui-même menacé à Mareuil, puisque le quartier-maître déclara : " Dans ces conditions il est temps de déplacer le Q. G. " Le général von Kuhl souligna encore que l'offensive engagée était le meilleur moyen de se décrocher de l'ennemi et que la 5e D. I. avait été envoyée au-devant des Anglais.

Je suis convaincu qu'en raison de la situation de la 2e armée le 9 septembre, la 1re armée était obligée de battre en retraite pour ne pas être coupée complètement par les Anglais et refoulée dans la direction de l'ouest. Le commandant du 2e C. C. et le quartier-maître général de l'armée partageaient également cette conviction. Je ne puis juger de l'importance des progrès réalisés sur la ligne Nanteuil et au sud contre les Français; la confiance et le calme qui régnaient à l'état-major de la 1re armée permettaient d'espérer un succès, mais même si je n'en avais pas donné l'ordre la retraite eût été inévitable en raison de la situation.

J'envoyai alors le capitaine Köppen au Q. G. de la 2e armée pour y rendre compte de ce qui s'était passé et je partis personnellement en auto pour les 3e et 4e armées; le 10 septembre je me rendis à la 5e armée.

En arrivant ici, le 10 septembre à 15 heures, je fis au chef d'état-major général le compte rendu suivant :

La 1re armée se replie sur la ligne Soissons-Fismes.

La 2e armée se replie derrière la Marne et se portera ensuite peu à peu derrière la Vesle.

La 3e armée se portera d'abord de part et d'autre de Châlons en s'échelonnant et en gardant le contact avec les 2e et 4e armées.

Quant aux 4e et 5e armées, elles peuvent encore tenir, à mon avis, et c'est aussi la conviction de leurs commandements, si le XIXe C. A. de la 3e armée reste en liaison avec elles et si les forts de la Meuse sont pris pour la 5e armée. Cette dernière condition est toutefois indispensable pour que la 5e armée reste en place.

Les 4e et 5e armées continuent à attaquer avec succès aujourd'hui 10 septembre.

Je signale encore une fois que dès mon arrivée le général von Kuhl m'a abordé dans la rue de Mareuil en me disant : " Eh bien, si la 2e armée a replié son aile droite, nous ne pouvons plus rester ici (ou nous maintenir ici), (je ne me rappelle plus exactement l'expression qu'il a employée). " Il résulte de cette déclaration qu'à ce moment-là - vers 12 h. 30 - le commandement de la 1re armée envisageait déjà un mouvement de retraite et que de ce fait, l'armée ne s'est pas repliée sur l'ordre de la Direction suprême. Cette déclaration a été entendue par le capitaine König et, à ma connaissance, également par le capitaine Köppen. Je crois que les 1re et 2e C. C. qui contenaient l'ennemi sur la Marne sont à même, eux aussi, de juger si la 1re armée a été effectivement obligée, le 9 septembre, de se replier sous la pression des événements ou si elle ne l'a fait que sur l'ordre de la Direction suprême. "

Signé : HENTSCH,

Lieutenant-colonel et chef de section.

 

ANNEXE II

 

Gouvernement militaire de Roumanie

Q.G., le 14 mai 1917,

Le chef d'état-major.

Personnelle.

RAPPORT SE RÉFÉRANT A LA NOTE M.I. N° 2179 (Voir plus loin, annexe VI) DU CHEF D'ÉTAT-MAJOR GÉNÉRAL Dr, L'ARMÉE DE CAMPAGNE,

Réponse à la question 1

En ce qui concerne l'ordre qui m'a été donné le 8 septembre 1914, j'ai l'honneur de déclarer ce qui suit :

Ma mission fut la résultante d'une appréciation de la situation générale, d'instructions visant des cas déterminés et de réponses à des questions posées par moi.

On exprima naturellement tout d'abord l'espoir que la crise serait surmontée et qu'une retraite ne serait pas nécessaire. Si cependant celle-ci devait être obligatoire, on me donna comme direction générale pour toutes les armées la ligne Sainte-Menehould-Reims-Soissons-Fismes. Je sais d'une façon précise que ces quatre localités m'ont été citées à plusieurs reprises par le colonel-général de Moltke et le lieutenant-colonel Tappen. Ce sont aussi les localités que j'ai indiquées, le 9 septembre, au général von Kuhl et que j'ai jointes sur sa carte par un trait. Dans le rapport que j'ai adressé le 15 septembre à la Direction suprême, j'ai fait le compte rendu suivant :

" Le chef d'état-major général me conféra le, pouvoir d'ordonner, en cas de besoin, aux armées 1 à 5, de se replier derrière la Vesle et à hauteur de la lisière nord de l'Argonne. "

Ce rapport n'a jamais été contredit par la Direction suprême. Je me souviens parfaitement que le lieutenant-colonel Tappen me dit un jour, à Mézières, comme je le pressais d'établir d'une façon précise tous les détails de la question: " Laissez donc les gens parler, nous savons fort bien ici comment l'affaire s'est passée; vous n'avez aucun motif de vous tourmenter si peu que ce soit. "

La colonel-général de Moltke et le lieutenant-colonel Tappen m'ont donné formellement pleins pouvoirs pour agir en toute indépendance. La raison en était qu'il n'existait d'autre liaison avec la 1re armée et aussi, pour autant qu'il m'en souvienne, avec la 2e, que la T. S. F. On savait à la Direction suprême que des radios destinés à la 1re armée avaient mis souvent plus de douze heures pour lui parvenir. C'est ainsi que le 5 septembre la 1re armée avait reçu trop tard l'ordre de rester au nord de la Marne et qu'elle était déjà en marche au sud de la rivière, lorsque l'ordre lui parvint. C'est pour cette raison que je demandais et que j'obtins formellement pleins pouvoirs pour agir en toute indépendance au nom de la Direction suprême. Il ne m'était d'ailleurs déjà pas possible, au point de vue temps, d'aller demander une décision à cette dernière, d'autant plus que je devais parcourir le front de toutes les armées. Le général Tappen reconnaît lui-même ces pleins pouvoirs d'agir en toute indépendance - tout au moins en ce qui concerne la 1re et la 2e armées, - car il dit dans son rapport sur ma mission: " Si des mouvements de repli sont déjà amorcés à l'aile droite, cherchez à les diriger de façon que la brèche entre les 1re et 2e armées se referme, la 1re armée se portant autant que possible en direction de Soissons. "

En me donnant cette instruction, on m'a donc concédé des pleins pouvoirs formels pour agir sous certaines conditions préalables parfaitement définies.

Tout officier supérieur d'état-major, placé à un poste analogue au mien, reconnaîtra que dans une situation aussi difficile je ne pouvais donner d'ordre qu'en vertu de tels pleins pouvoirs et au nom de la Direction suprême, et non de mon propre arbitre.

Je ne puis m'expliquer le compte rendu du colonel von Dommes, selon lequel le colonel-général de Moltke ne songeait pas à replier l'aile droite des armées, qu'en me disant que la général espérait que ce repli ne serait pas nécessaire. Je m'en rapporte sur ce point au rapport du général von Stein, paragraphe 2 :

" Je crois que la Direction suprême estimait nécessaire de replier les 1re et 2e armées. Je tire cette conclusion d'une déclaration que me fit le colonel-général de Moltke et au cours de laquelle il me dit que les armées auraient dû s'arrêter sur l'Aisne et que la 1re armée en particulier s'était trop avancée. " Et plus loin. :

" J'ai l'impression que le colonel-général de Moltke a approuvé l'idée de la retraite. Il tenait l'aile droite de la 2e armée pour battue et la situation de la 1re armée pour intenable. "

En tout cas lorsque je rentrai au G. Q. G., le 10 septembre à 15 heures, personne ne me reprocha d'avoir dépassé mes pouvoirs ni ne me déclara qu'on s'attendait à un autre résultat. Au contraire, après que je lui eus fait le compte rendu suivant :

" La 1re armée se replie sur la ligne Soissons-Fismes;

La 2e armée se replie derrière la Marne et se portera peu à peu derrière la Vesle;

La 3e armée se portera d'abord de part et d'autre de Châlons s'échelonnant et en gardant le contact avec les 2e et 3e armées;

Les 4e et 5e armées peuvent encore tenir, à mon avis, et leurs commandements en sont aussi convaincus, si le XIXe C. A. a la 3e armée reste en liaison avec elles et si les forts de la Meuse sont pris pour la 5e armée. Cette dernière condition est toutefois indispensable pour que la 5e armée reste en place ";

Son Excellence de Moltke me dit

"Dieu merci, l'affaire se présente beaucoup mieux que je ne le pensais. " Je répondis alors à Son Excellence :

" Excellence, laisser les 3e, 4e et 5e armées sur leurs anciennes positions est une décision si grave que je vous prie de bien vouloir vous rendre personnellement auprès de ces trois armées y examiner sur place si j'ai bien agi. "

Le chef d'état-major général se rendit alors, le 11 septembre auprès de ces trois armées et les reporta également en arrière sur le vu de nouveaux comptes rendus.

Il ressort nettement de cet entretien que j'avais réussi à limiter la retraite à l'aile droite et que j'étais parfaitement conscient de ma responsabilité si l'aile gauche ne se joignait pas à cette retraite. Il en ressort en outre que le colonel-général de Moltke était satisfait que la retraite ne fût pas générale. Je ne sais plus si des témoins ont assisté à cet entretien, mais je le crois cependant fermement.

Je répondrai donc à la première question en disant :

" J'ai reçu l'ordre d'ordonner " en cas de besoin " la retraite de toute l'armée sur la ligne Sainte-Menehould-Reims-Soissons-Fismes. J'ai reçu formellement des pleins pouvoirs pour donner des ordres au nom de la Direction suprême. "

Réponse à la question 2

La réponse à la question 2 découle sans plus de mes déclarations précédentes.

J'ai fait formellement allusion devant la 1re armée aux pleins pouvoirs qui m'avaient été conférés et j'ai ordonné la retraite au nom de la Direction suprême.

J'étais en droit de le faire :

1° Parce que des mouvements de repli étaient déjà commencés à la 2e armée et parce que l'aile gauche de la 1re avait déjà reçu, elle aussi, avant mon arrivée, l'ordre de se replier sur la ligne Crouy-Coulombs;

2° Parce qu'au cours de mon trajet pour aller de la 2e à 1re armée, j'avais personnellement recueilli l'impression que la situation de l'aile gauche de la 1re armée était difficile et que l'aile droite de la 2e armée était menacée de ce fait;

3° Parce que je n'ai pas eu, au Q. G. de la 1re armée, le sentiment qu'on y fût, pendant que j'étais là, absolument convaincu que l'aile droite remporterait un succès décisif.

Ces raisons devaient être pour moi déterminantes pour m'amener à coordonner les mouvements des 1re et 2e armées.

Le 8 septembre au soir, au château de Montmort, j'ai discuté à fond la situation de la 2e armée avec le colonel-général Bülow, le général von Lauenstein et le lieutenant-colonel Matthes. Nous avons examiné toutes les possibilités d'éviter la retraite. Le commandement de la 2e armée était calme et complètement confiant. Le 9 septembre au matin, à cinq heures et demie, j'ai examiné encore une fois la situation avec Son Excellence von Lauenstein sur la base des comptes rendus de la nuit. Mais la 1re armée ayant retiré de la Marne ses IIIe et IXe C. A. pour les porter à son aile droite, il ne restait plus d'autre solution pour la 2e armée que de se replier tout d'abord derrière la Marne. Elle pouvait et voulait s'y maintenir; mais la condition essentielle pour que cela fût possible était que la 1re armée protégeât son flanc droit et qu'elle empêchât les Anglais de franchir la Marne à l'ouest de la 2e armée.

Un coup d'œil sur la situation des deux partis, le 9 septembre au matin, montre que cette condition était des plus justifiées.

L'armée Bülow n'avait plus en effet aucune disponibilité pour remplir cette tâche. Sa situation tout entière était menacée à l'extrême par le retrait des IIIe et IXe C. A. Aussi est-ce à bon droit que le commandement de la 2e armée réclamait l'appui de la 1re armée et cela dès le 9, car il n'y avait pas de temps à perdre.

Je partis pour la 1re armée porteur de cette demande. L'impression que j'eus pendant mon trajet en me rendant à Mareuil, Q. G. de la 1re armée, par Reims, Fismes et Fère-en-Tardenois, ne fut nullement favorable. Je rencontrai partout des trains et des convois des divisions de cavalerie se repliant en toute hâte. Ils prenaient tous la direction de Fère-en-Tardenois. Des groupes de blessés refluaient dans la même direction; ils craignaient déjà d'être coupés.

A Neuilly-Saint-Front toutes les routes étaient embouteillées par des colonnes; une attaque d'avions avait produit une panique générale. A plusieurs reprises je dus descendre de voiture pour me frayer un passage de force. A la sortie de Neuilly j'obliquai vers le sud pour atteindre Mareuil par Crouy. Devant Brumetz, je dus faire demi-tour car la cavalerie anglaise était déjà dans le voisinage. Ce ne fut qu'à midi que je réussis à arriver à Mareuil par Chézy.

J'ignore ce qui s'était passé entre temps entre les 1re et 2e armées en fait d'échange de renseignements et d'intentions. En tous cas le général von Kuhl me reçut dans la rue du village par ces mots - " Eh bien, si la 2e armée se replie nous ne pouvons pas non plus rester ici. "

Les intentions de la 2e armée devaient donc être connues de la 1re armée à ce moment-là, c'est-à-dire vers 12 h. 30.

J'ai alors parlé longuement et en détail avec le général von Kuhl seul. Nous avons examiné l'ensemble de la situation des armées allemandes et discuté les différentes possibilités qui s'offraient aux 1re et 2e armées. Au cours de cet entretien je n'ai nullement songé a priori à une retraite; au contraire, j'étais venu avec le ferme espoir qu'il serait possible de soutenir la 2e armée avec la 1re.

J'ai parlé au général von Kuhl comme à un ancien chef et à un camarade qui me connaissait parfaitement depuis seize ans dans le service et qui savait que je jugeais toujours les questions calmement et objectivement. Ce n'est que longtemps après que le quartier-maître de l'armée, le colonel von Bergmann, nous rejoignit. Quant au procès-verbal établi le 10 septembre, donc après coup, je ne l'ai pas signé et ne puis par suite le reconnaître. S'il était nécessaire d'établir un procès-verbal, il fallait le faire en ma présence et y mentionner tous les points qui firent l'objet de la discussion.

La situation de la 1re armée était telle vers midi que son aile gauche avait déjà reçu l'ordre de se replier sur Crouy-Coulombs. Or ce fait enlevait déjà à la 2e armée la possibilité de tenir la ligne de la Marne; il lui fallait se reporter encore plus en arrière si elle ne voulait pas être prise en flanc et par derrière par les Anglais au plus tard le 10.

Lorsque je demandai s'il n'était pas possible de soutenir immédiatement la 2e armée, il me fut répondu négativement en raison de la situation de l'aile gauche de la 1re armée.

Le général von Kuhl souligna toutefois que les chances de succès de l'aile droite qui combattait au delà du canal de l'Ourcq étaient favorables, que les IVe et IXe C. A. venaient d'être engagés offensivement et qu'on s'attendait à un succès. On ne savait rien de plus à ce moment-là. Mais je sais d'une façon certaine qu'on reçut alors un compte rendu du IVe C. A. disant qu'il ne pouvait pas participer à l'attaque étant lui-même attaqué par de grosses forces. Je sais également que j'ai demandé au général von Kuhl si la IIIe armée ne serait pas en état de soutenir le lendemain la 2e avec toutes ses forces, si elle parvenait le 9 à battre son propre adversaire. Il me fut répondu négativement en raison de l'état de l'armée. Après une assez longue discussion et après qu'il eut été reconnu qu'il ne s'offrait aucune possibilité d'aider immédiatement la 2e armée, je donnai à la 1re armée l'ordre de battre en retraite en me basant sur mes pleins pouvoirs, car ce n'était que de cette façon-là qu'on pouvait l'amener à coopérer à nouveau avec la 2e.

La direction initialement prévue, Soissons-Fismes, ne pouvait être prise, car l'aile gauche de la 1re armée était refoulée vers le nord-ouest. Il fut convenu en conséquence que la retraite s'effectuerait l'aile gauche en direction de Soissons.

J'ai donc agi d'après les instructions qui m'avaient été données et en me basant sur mes pleins pouvoirs : la situation à l'aile droite des armées allemandes était telle que des mouvements de repli étaient déjà entamés lors de mon arrivée et que d'après mes observations et mes constatations, il ne s'agissait plus que de coordonner les mouvements des deux armées en direction de Fismes-Soissons.

Cela n'a pas réussi. La 1re armée dut au contraire se replier dans une direction nord-ouest plus marquée: la brèche entre les 1re et 2e armées resta ouverte.

1 Aussi la percée anglo-française aurait-elle encore eu lieu le 13 septembre à Craonne, si le VIIe C. R. et le XVe C. A., jetés au combat bataillon par bataillon, n'avaient pas bouché la brèche. L'histoire de la guerre montrera vraisemblablement plus tard que si cette percée avait eu lieu le 10 septembre, c'est-à-dire trois jours plus tôt, 50 kilomètres plus au sud et sans que la 2e armée fût soutenue par les VIIe R. et XVe C. A., elle aurait procuré à l'ennemi un succès complet.

Je suis fermement convaincu que le 10 septembre, lors de mon retour, on approuva complètement mes ordres à la Direction suprême. Personne ne me fit de reproches : on était au contraire satisfait qu'il fût possible, du moins à mon avis, de maintenir l'aile gauche de l'armée sur la position qu'elle avait jusqu'alors occupée et de créer une nouvelle base de départ favorable pour la suite des opérations en s'emparant des forts de Meuse et en investissant Verdun.

J'ai l'impression que mes actes ne furent jugés défavorablement que par la suite lorsque parurent les renseignements français sur la bataille de la Marne et en particulier sur les combats de l'aile droite de la 1re armée.

Je crois aussi que l'on m'a rendu responsable d'ordres et de communications à l'intérieur des armées ou d'armée à armée auxquels j'ai été complètement étranger.

Le rapport où le général von der Marwitz fait allusion à ma présence auprès de lui en est une preuve. Je n'ai pas vu le général à cette époque et je n'ai jamais eu l'honneur de le connaître.

En dehors des commandements des armées 1 à 5 je ne me suis rendu auprès d'aucun autre organe de commandement et, pour ne provoquer aucune inquiétude, je n'ai même pas parlé de ma mission aux 5e, 4e et 3e armées, en me rendant aux 2e et 1re armées.

Il se peut que sur la base de mes ordres aux 1re et 2e armées, des radios de ces armées annonçant la retraite aient été interceptés par d'autres armées, mais je ne pouvais pas l'empêcher, car la transmission des ordres m'est restée inconnue.

Loin de moi l'idée de vouloir critiquer la conduite de certains généraux et chefs d'état-major pleins de mérite au cours de ces journées. Je regrette au contraire d'être obligé pour ma défense de faire un rapport aussi détaillé.

Je demande seulement que le rôle que j'ai joué les 8 et 9, septembre soit réellement établi, c'est-à-dire que l'on reconnaisse :

1° Que j'ai agi par ordre de la Direction suprême et avec ses pleins pouvoirs;

2° Que j'ai ordonné en conséquence, comme j'en avais reçu l'ordre, la retraite de l'aile droite des armées sur la ligne prescrite, parce que la 2e armée était obligée de son propre arbitre de se replier et que la 1re armée n'était pas en état d'assumer la protection du flanc menacé de cette armée.

Je demande que l'on veuille bien entendre, si cela est nécessaire, les officiers qui m'accompagnaient, les capitaines Köppen et König, ainsi que le général von Bergmann.

En ce qui concerne la phrase finale de la lettre 2179, j'ai l'honneur de rendre compte respectueusement que je demande que le résultat de l'enquête, une fois qu'elle sera terminée, soit communiqué à l'armée intégralement et en son temps.

2 feuillets.

Signe : HENTSCH,

colonel et chef d'état-major du gouvernement militaire de Roumanie.

Au chef d'état-major général de l'armée de campagne au Grand Quartier Général

 

ANNEXE III

 

PROCÈS-VERBAL

La Ferté-Milon, le 10 septembre 1914.

Hier après-midi le lieutenant-colonel Hentsch de la Direction suprême se présenta au Q. G. de la l'1re armée et fit la communication suivante :

La situation n'est pas favorable; la 5e armée est bloquée devant Verdun, les 6e et 7e devant Nancy-Epinal; la 2e n'est plus que " scorie ". Sa retraite derrière la Marne est irrévocable, son aile droite (VIIe, C. A.) a été refoulée et non repliée.

Il est par suite nécessaire de commencer par décrocher toutes les armées à la fois et de les reporter, la 3e au nord-est de Châlons, les 4e et 5e en liaison avec elle sur Verdun par Clermont-en-Argonne.

La 1re armée doit donc également se replier, direction Soissons-Fère-en-Tardenois, à l'extrême rigueur plus loin encore, même jusqu'à Laon-La Fère. Il dessina au fusain sur ma carte la ligne à atteindre par les armées.

Il ajouta qu'une nouvelle armée allait être concentrée à Saint-Quentin et qu'une nouvelle manœuvre pourrait ainsi commencer.

Je fis remarquer que nous étions précisément en pleine attaque, qu'une retraite serait très délicate, que l'armée était entièrement mélangée et également épuisée au plus haut point.

Il répondit que néanmoins il n'y avait plus rien d'autre à faire.

Il concéda qu'en partant du combat actuellement engagé, il n'était pas possible de battre en retraite dans la direction indiquée, mais que nous pouvions nous replier droit devant nous, au plus sur Soissons avec l'aile gauche derrière l'Aisne.

Il souligna que cette directive était déterminante et qu'elle devait le rester quelles que fussent les communications qui pourraient nous être faites ultérieurement, car il avait " pleins pouvoirs ".

Signé: VON KUHL, général-major et chef d'état-major de la 1re armée.

Les déclarations précédentes ont été faites en ma présence et je les certifie :

Signé : VON BERGMANN, colonel et quartier-maître général de la 1re armée.

Certifié conforme :

Signé - VON BRAUCHITSCH,

capitaine et officier d'ordonnance à l'état-major de la l'1re armée.

 

ANNEXE IV

 

Personnelle.

Q. G. de la division, le 4 avril 1917.

Réponse à la note M. I. 2093, personnelle, du 23-3-1917

Au chef d'état-major général de l'armée de campagne.

En réponse à la note de Votre Excellence M. I. N° 2093, personnelle, en date du 23 mars 1917, j'ai l'honneur de vous rendre compte très respectueusement de ce qui suit :

1re question. Le lieutenant-colonel Hentsch, le 8 septembre 1914, a reçu à peu près l'ordre suivant : " Orientez-vous sur la situation auprès des commandements d'armées et rendez compte à la Direction suprême. Au cas où à l'aile droite des mouvements de retraite seraient déjà entamés, essayez de les diriger de façon à fermer la brèche entre les 1re et 2e armées, la 1re armée marchant autant que possible en direction de Soissons. "

Le lieutenant-colonel Hentsch a reçu cet ordre verbalement en ma présence de la bouche du colonel-général de Moltke. L'ordre ne fut pas mis par écrit. Je ne possède aucune note sur ses termes exacts, mais je me les rappelle encore aujourd'hui presque textuellement, car naturellement, peu après le retour du lieutenant-colonel Hentsch et par la suite, on discuta beaucoup au sujet de cet ordre. Je me rappelle nettement que, pour le cas où des mouvements de retraite seraient déjà entamés, le lieutenant-colonel Hentsch avait reçu l'ordre d'essayer d'orienter ces mouvements dans des directions précises pour fermer la brèche entre les 1re et 2e armées (1re armée direction Soissons).

il se peut que le colonel von Dommes ait été, lui aussi, présent lorsque le lieutenant-colonel Hentsch reçut son ordre.

J'ai pris à l'époque les notes suivantes sur les journées des 8 et 9 septembre 1914 :

Mardi 8 septembre : Toujours pas de décision. Le lieutenant-colonel Hentsch part pour les Q. G. d'armées. Situation de la 2e armée critique. La 6e armée doit rester sur la défensive. Retirer des forces du front. Conférence avec le kronprinz de Bavière.

Mercredi 9 septembre, : La 1re armée a l'intention d'exécuter une attaque enveloppante par le nord avec les IIIe et IXe C. A. Espérons qu'elle aura du succès. A midi on a reçu un renseignement disant que l'aile droite de la 2e armée devait se replier, car les Anglais ont pénétré dans la brèche entre les 1re et 2e armées. En conséquence, on a préparé sur le papier des mouvements de retraite pour les armées 1 à 5. L'idée s'est heureusement imposée dans la soirée qu'il ne pouvait pas être question d'une retraite de toutes les armées, mais qu'au contraire les 5e, et 4e armées, et si possible la 3e devaient prendre l'offensive. On fut d'avis que le mot d'ordre devait être: " La victoire sera maintenant à celui qui tiendra. "

Il y a lieu de remarquer à ce sujet que le 9 septembre au soir, on envisageait encore la possibilité d'une offensive de nos 3e, 4e et 5e, armées et que de ce fait on ne songeait pas non plus à une retraite plus accentuée de l'aile droite de nos armées.

Si on a étudié des mouvements de retraite, on en a fait autant plus tard dans toutes les situations analogues, par mesure de précaution toute naturelle.

Réponse à la question 2. La Direction suprême n'a fait que s'accommoder du repli des 1re et 2e armées et a tenté de rétablir dans la mesure du possible la situation défavorable provoquée par cette retraite. Elle n'a pas considéré comme indispensable le mouvement de retraite des 1re et 2e armées dans l'amplitude qu'il prit et, à ma connaissance, elle ne l'a pas non plus approuvé après coup.

Mes notes du 10 septembre sont ainsi conçues :

Jeudi 10 septembre : A midi, le lieutenant-colonel Hentsch rentre des 2e et 3e armées. La 2e armée doit être repliée derrière la Vesle, la 1re armée à sa droite, la 3e à sa gauche. Les 4e et 5e armées peuvent rester en gros sur leurs positions. Toute la retraite a pour cause le fait que la 1re armée a laissé s'ouvrir une brèche entre elle et la 2e armée en rappelant son IXe C. A. Autrement les Français sont considérés comme complètement battus. Demain nous partons pour le front. "

De la phrase " Autrement les Français sont considérés comme complètement battus " et du voyage aux armées projeté pour le 11, il ressort que ces notes doivent reproduire brièvement le contenu du rapport verbal du lieutenant-colonel Hentsch.

En se rendant aux armées le colonel-général de Moltke voulait se renseigner personnellement sur la situation. C'est au cours de ce voyage que la Direction suprême, se basant sur de nouveaux comptes rendus du général von Bülow, ordonna de reporter en arrière les 4e et 5e armées.

Signé : TAPPEN,

Général de brigade et commandant de la 5e division d'ersatz.

 

ANNEXE V

 

Réponse à la note M. I. N° 2143, personnelle, du chef d'état-major général de l'armée de campagne, en date du 10 avril 1917.

COMPTE RENDU

au sujet du paragraphe 1 de la déclaration du général Tappen en date du 4 avril 1917.

J'étais présent lorsque le 8 septembre 1914 le colonel-général de Moltke chargea le lieutenant-colonel Hentsch de se rendre aux Q. G. des 1re et 2e armées et lui donna les ordres relatifs à cette mission.

Les déclarations du général Tappen concordent avec mes souvenirs. Je n'ai pas pris de notes sur les textes des ordres donnés.

Le compte rendu des 1re et 2e armées (autant que je me le rappelle, du 6 septembre au soir) signalant l'attaque de forces françaises importantes et la nouvelle ultérieure annonçant que trois divisions anglaises avaient pénétré dans la brèche entre les 1re et 2e armées avaient fait considérer comme grave la situation de notre aile droite.

Mais le colonel-général de Moltke était cependant absolument d'avis que la crise serait surmontée si on tenait bon. Il ne pensait pas à vouloir reporter l'aile droite des armées en arrière.

La liaison avec la 1re armée était des plus précaires. L'envoi du lieutenant-colonel Hentsch avait surtout pour but de tirer la situation au clair. Dans le cas où la 1re armée serait forcée de se replier, il devait faire en sorte que la brèche entre les 1re et 2e armées fût fermée. On lui avait indiqué, pour cette éventualité, comme point de direction des ailes intérieures des deux armées, Fismes.

Signé: VON DOMMES,

colonel et chef d'état-major du corps de la Garde.

 

ANNEXE VI

 

Le chef d'état-major général de l'armée de campagne

G.Q.G., le 5 mai 1917.

No 2.179.

Personnelle.

Au colonel, Hentsch, de l'armée royale saxonne, chef d'état-major du Gouvernement militaire de Roumanie.

Il vous est fait envoi ci-joint de toute la documentation qui a été rassemblée ici et qui peut servir à juger de votre activité lors de votre envoi aux armées du front ouest, les 8 et 9 septembre 1914. Il semble en ressortir ce qui suit :

La décision de la retraite a été prise le 9 septembre 1914 :

1. à la 2e armée en toute indépendance;

2. à la 1re armée :

a) d'après l'exposé du commandement de cette armée, à contre cœur, sur votre ordre, car vous avez déclaré que vous aviez reçu pleins pouvoirs de la Direction suprême;

b) d'après votre propre exposé, autant sur la base des événements eux-mêmes que sur l'ordre que vous avez donné.

La retraite de la 1re armée est donc de ce fait en partie imputable à votre influence. Il s'agit de savoir si vous étiez en droit de faire sentir ainsi votre action.

La mission que vous aviez reçue était ainsi conçue :

1° D'après les données du colonel-général de Moltke, du général de brigade Tappen et du colonel von Dommes : éclaircir la situation et dans le cas où des mouvements de retraite seraient déjà entamés à l'aile droite, les diriger dé façon à fermer la brèche entre les 1re et 2e armées, la 1re armée se portant autant que possible en direction de Soissons.

2° D'après vos propres données : pleins pouvoirs pour ordonner en eu de besoin la retraite des armées 1 à 5 derrière, la Vesle et à hauteur de la lisière nord de l'Argonne.

Avant qu'un jugement définitif ne soit rendu, vous êtes prié de prendre position sur cette question. Il est désirable qu'en cette occurrence vous vous expliquiez sur les deux points suivants :

1° Quels étaient les termes de l'ordre qui vous a été donné par le chef d'état-major général ?

2° Avez-vous fait formellement allusion devant le commandement; de la 1re armée aux pleins pouvoirs qui vous avaient été conférés et avez-vous ainsi ordonné la retraite au nom de la Direction suprême ?

Vous êtes prié en outre d'indiquer dans quelle mesure vous désirez que la décision qui sera prise soit diffusée.

Prière de retourner la documentation.

P. O. Signé : VON TIESCHOWITZ.

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