SEPTEMBRE 1914 - LE POINT DE VUE DU GENERAL VON HAUSEN - 3e ARMÉE

LA IIIème ARMÉE ALLEMANDE DU GÉNÉRAL VON HAUSEN

"SOUVENIRS DE LA CAMPAGNE DE LA MARNE EN 1914"

 

Par Colonel-Général Baron von Hausen

 

Ce livre, traduit par le Chef de Bataillon Mabille, a été publié chez Payot en 1922.

 

SEPTEMBRE 1914

CHAPITRE V

DE L'AISNE A LA MARNE. - 1er AU 5 SEPTEMBRE

Le 31 août, dans la journée, une entente intervint entre le Q. G. A2. et moi : il s'agissait de donner suite à la directive du G. Q. G., fixant " le sud " comme nouvelle direction générale de marche.

La décision suivante en résulta : La 2e armée devait atteindre : Le 31 août : Sains-Richaumont. Le 1er septembre : Marle.

La 3e armée, après s'être emparée de la ligne de l'Aisne, marcherait avec son aile droite sur Avançon, puis sur Reims.

 

1er Septembre. - Je reçus ensuite à 9 heures 15 du soir, le 31 août, à Signy-l'Abbaye, le radio suivant du G. Q. G.:

" Poussée vers l'avant, sans arrêt, des 3e et 4e armées en liaison avec la 5e armée, s'impose d'urgence, car la 5e armée livre violents combats pour le passage de la Meuse. "

Je réfléchis donc à la meilleure manière d'exécuter cet ordre. Il tombait sous le sens que pour résoudre la question il ne fallait pas perdre de vue les expériences récentes et notamment :

1° Le fait que le XIXe C. A. n'avait pas réussi à gagner par ses propres moyens la rive gauche de l'Aisne.

2° La circonstance qu'à deux reprises la 4e armée s'était abstenue d'accorder à la 3e armée le concours sollicité par cette dernière.

On se disait au Q. G. A3. que, si le XIXe C. A. ne devait compter que sur ses propres forces, il n'était pas indiqué de maintenir sa direction d'attaque. L'ennemi, couvert en avant par l'Aisne occupait une position renforcée. 0n ne pouvait l'attaquer de front. C'est pourquoi il fut résolu que le XIIe C. A. et la 23e D. R. resteraient sur leurs positions le 1er septembre. Le XIXe C. A., après avoir reconnu les chemins d'accès pendant la journée, se rapprocherait dans la nuit du 1er au 2 septembre, par Ambly et Thugny, de l'aile gauche du XIIe C. A. pour attaquer ensemble, le 2 septembre, en direction Saulces-Champenoises. Une partie de l'artillerie du XIXe C. A. en position au nord d'Attigny devait d'abord soutenir cette offensive ; d'un autre côté, il était aussi permis de penser que le VIIIe C. A. traversant l'Aisne près de Semuy et de Voncq pourrait faciliter très notablement, le 1er septembre, une avance du XIXe C. A ; par suite on admit que, dans ce cas, le XIXe C. A. marcherait, dès le 1er septembre, immédiatement vers le sud. Ces considérations et ces vues furent exposées sous forme de directives aux corps d'armée subordonnés et furent aussi communiquées au Q. G. A4. par un officier d'état-major, le major Loof, envoyé à cet effet à Sedan, le 1er septembre à minuit, pour assurer la coopération des deux armées les jours suivants. A son retour, cet officier rendit compte de sa conférence avec le représentant du Q. G. A4. ; la 4e armée ne poursuivrait l'attaque qu'après s'être assuré la supériorité du feu sur l'artillerie française ; pour cela, elle avait besoin d'amener des canons lourds des Ayvelles ; du succès de leur tir dépendrait la possibilité de poursuivre plus ou moins vite l'offensive du VIIIe C. A. En tout cas, l'infanterie seule ne pourrait réussir que très lentement, car l'expérience du passage de la Meuse à Sedan n'encourageait pas à avancer vite. Il était impossible de dire si, après cela, le VIIIe C. A. marcherait vers le sud ou s'il se porterait vers le sud-ouest pour concourir à l'action du XIXe C. A. D'après la situation générale, il était donc à prévoir que le XIXe C. A. ne pourrait pas être soutenu rapidement par le VIIIe C. A.

Si d'autre part le XIXe C. A. devait participer à l'attaque partant de Rethel envisagée par le XIIe C. A., la 4e armée demanderait instamment que tout au moins une division restât pour protéger le flanc du VIIIe C. A. ; en outre, le G. Q. A4. tenait pour non avenu l'ordre du G. Q. G. aux 3e et 4e armées de poursuivre sans arrêt leur marche en avant, car, dans l'intervalle, l'aile droite de la 5e armée avait réussi à franchir la Meuse.

En raison de ces ouvertures équivalant à un refus net, le major Loof reçut l'approbation sans réserve de son commandant d'armée pour avoir, de sa propre initiative, refusé carrément de laisser en arrière une division du XIXe C. A. comme le demandait le Q. G. A4; puisqu'il y avait vraisemblablement lieu de s'attendre à un refus de la part du voisin de l'est, il s'agissait maintenant d'arrêter les dispositions ultérieures pour les mouvements de l'armée. Je sentais que la troupe avait l'impérieux besoin d'un jour de repos. Je décidai donc, au cas où l'ennemi se maintiendrait le 1er septembre sur sa position au sud de l'Aisne, de n'attaquer que le 2 septembre et à cet effet de ramener le XIXe C. A. en entier à l'ouest d'Ambly vers le XIIe C. A.

A l'instant même où je me disposais à lancer les ordres correspondants arriva, le 1er septembre au matin, le télégramme suivant du G. Q. G. " Continuation immédiate et brutale de l'attaque de la 3e armée en direction sud-ouest formellement prescrite. Le succès de la journée en dépend ".

En conséquence, j'ordonnai au XIIe C. A. d'attaquer devant son front en direction sud-ouest. En même temps, le XIXe C. A. engagerait, de la rive nord de l'Aisne, la lutte d'artillerie, en liaison avec la 4e armée. Il romprait aussitôt vers la droite, de manière à pouvoir entrer en ligne, à la fin de l'après-midi, à la gauche du XIIe C. A. La 23e D. R. fut chargée de la protection et de la sûreté du flanc droit de l'armée.

Ces ordres furent suivis de sérieux combats sur tout le front de la 23e D. R. et du XIIe C. A. La 23e D. R., après avoir repoussé des détachements ennemis prés de Saint-Loup-en-Champagne-Tagnon, se heurta à de fortes arrière-gardes à Roizy, l'Ecaille, Bergnicourt, sortie sud de Tagnon. L'avance du XIIe C. A. rencontra une vigoureuse résistance de la part de l'ennemi, qui était appuyé par une forte artillerie, à Juniville et Pauvres, de telle sorte que la 32e D. I. ne put atteindre que La Neuville et la 23e D. I. Machault. Contre toute attente l'ennemi n'offrit presque pas de résistance au XIXe C. A. et se retira sur un large front notamment par Machault, Leffincourt et Mazagran ; après quoi le XIXe C. A. réussit à traverser l'Aisne à Attigny et à atteindre avec sa tête Semide. De la discussion des événements tactiques survenus le 1er septembre et des résultats d'une remarquable reconnaissance d'aviation, je déduisis que de grandes forces françaises, parmi lesquelles les 4e et 9e D. C., le corps colonial, le 9e C. A., la 60e D. R., etc... etc., occupaient la région entre Vouziers et Reims, et que l'aile ouest de l'ennemi opposée à la 3e armée ne pourrait être tournée en raison de l'appui qu'elle prenait sur Reims. En présence de cette certitude, il ne me resta plus pour la suite qu'à renoncer à l'intention de marcher vers le sud-est, et par conséquent à choisir la direction droit au sud pour attaquer l'ennemi de front. Le Q. G. A3. se porta le 1er septembre à Novy ; je pris quartier dans la propriété d'un paysan, M. Chopin, qui était absent. La localité portait encore les marques du combat qui y avait été livré le 30 août. L'église, notamment le grand autel, avait beaucoup souffert du feu de l'artillerie de la 32e D.I. ; de même, la plupart des fermes portaient des traces du combat et on y voyait de nombreuses tranchées creusées par le défenseur. Nous rencontrâmes un grand nombre d'habitants ; enfermés dans les caves pendant la bataille, ils avaient sans doute beaucoup souffert des nécessités de la guerre. Notre menu fut maigre, notre logement peu spacieux ; le presbytère servait de bureau. Le curé avait dû répondre à l'appel de mobilisation ; sa mère, une vieille matrone ayant l'aspect d'une sorcière, nous vouait à tous les diables, mais dut néanmoins se résoudre à se conformer à nos instructions et à nous laisser la paix. Rethel était encore en flammes ; dans la nuit, des lueurs rouges dans le ciel en témoignaient indubitablement.

 

 

2 septembre. - Le matin du 2 septembre, la cuisine de campagne de la compagnie capitaine Zezschwitz du régiment de tirailleurs n° 108, commandée de service au Q. G., nous fournit le déjeuner. A midi, nous quittâmes la localité et nous rendîmes au château de Thugny.

L'ordre d'armée, donné à Novy, fixait la marche de la 3e armée, pour le 2 septembre, en direction sud, et se trouva tout à fait d'accord avec un avis ultérieur du G. Q. G. de pousser énergiquement vers le sud. Au commencement de ces mouvements, le Q. G. A4. demanda pour sa colonne de droite la disposition de la route Mazagran, Somme-Py, Suippes. Comme le G. Q. G. n'avait pas fixé les limites des secteurs des 3e et 4e armées et que le XIXe C. A., que cette demande atteignait, était à cette heure suprême en train de quitter ses cantonnements, je refusai de me conformer au désir du Q. G. A4. Sur ces entrefaites, le G. Q. G. se mêla malencontreusement de l'affaire, sans doute sur la proposition du Q. G. A4., en prescrivant de rendre libre pour le VIIIe C. A. la route désignée ci-dessus. Je déférai à cet ordre en faisant obliquer les têtes de colonne des XIIe et XIXe C. A. vers l'ouest, par des chemins parallèles, de telle sorte que dès lors le XIIe C. A. se trouvait dirigé sur Thuizy et Mourmelon-le-Grand, et le XIXe C. A. sur Saint-Hilaire-le-Grand. De nouveau l'ennemi essaya d'arrêter la progression de la 3e armée, notamment au moyen d'une forte artillerie et il obligea l'assaillant à conquérir presque chaque crête du terrain. De ces combats et des résultats d'exploration de l'escadrille de l'armée, il résultait incontestablement que l'ennemi se trouvait en pleine retraite vers le sud ; qu'il retirait de nombreuses parties de ses forces devant le front de la 3e armée ; qu'il les embarquait aux gares de Suippes, Somme-Suippes, Cuperly, Saint-Hilaire, etc qu'il les transportait par Châlons sur Arcis-sur-Aube et qu'il cherchait à couvrir ces transports par des arrière-gardes. Ainsi, le 2 septembre au soir, après les combats de Pont-Faverger, Sainte-Marie-à-Py et Somme-Py, la 3e armée atteignit à peu près la ligne Isles-Pont-Faverger et Nauroy-Moronvilliers-Dontrien-Saint-Souplet-Sainte-Marie à Py ; à sa gauche, le VIIIe C. A. était à Somme-Py. A droite, en arrière de la 3e armée, s'échelonnait le flanc gauche de la 2e armée qui, sans doute sur l'ordre du G. Q. G., avait voulu se porter le 1er septembre avec la garde et le Xe C. A. au secours de la 3e armée et qui maintenant, après évacuation par l'ennemi de la coupure de l'Aisne, terminait son mouvement à l'ouest de Reims par Pontavert.

Convaincu de la nécessité de poursuivre avec toutes mes forces l'ennemi qui se retirait, et de l'attaquer à fond partout où on le rencontrerait, afin de gêner sa retraite et de l'empêcher, si possible, d'employer le chemin de fer pour ses mouvements de troupes, je ressentis très amèrement l'inconvénient de ne pas avoir à ma disposition une division de cavalerie. Pour remédier, au moins dans une certaine mesure, à cette absence, je donnai l'ordre aux commandants des XIIe et XIXe C. A. de constituer une cavalerie de corps avec les escadrons divisionnaires disponibles, de renforcer ce corps avec de l'artillerie, de l'infanterie et des cyclistes, et de la pousser aussi loin que possible devant leur front. A la vérité, je savais bien qu'il n'y avait pas à espérer une grande efficacité d'une telle mesure, vu le faible effectif des escadrons et le mauvais état des chevaux par suite du manque d'avoine. C'est à cela qu'il faut attribuer le fait que les destructions de voies ferrées que j'avais prescrites n'ont pas été effectuées entre Châlons et Epernay, Châlons et Sommesous, Châlons et Vitry-le-François ; cependant certains résultats ont été obtenus en d'autres endroits. C'est ainsi que l'action de la cavalerie de corps porta des fruits, par exemple, dans les combats livrés au camp de Châlons les 2 et 3 septembre ainsi que pour maintenir le contact avec l'ennemi le 5 septembre au sud de la Marne. Ce furent là, il est vrai, de simples résultats tactiques et non stratégiques comme eussent été les destructions de voies ferrées que j'avais envisagées.

Après la prise de Givet le 2 septembre, la 24e D. R. fut dirigée sur Rocroi en vue de son affectation ultérieure au siége d'Hirson ; cette décision avait été prise conformément aux instructions du G. Q. G. du 28 août. Par suite du changement de direction du sud-ouest vers le sud, ordonné le 31 août par le G. Q. G., Hirson ne se trouvait plus du tout dans la zone de la 3e armée ; je réclamai d'abord de nouvelles instructions du G. Q. G. Contrairement à ce que je pensais, il me fut répondu que la prise d'Hirson au moyen de l'artillerie lourde amenée de Givet incombait toujours à la 3e armée.

En conséquence, la, 24e D. R. fut chargée de cette mission qu'une communication du Q. G. A2., reçue le 2 septembre, représentait comme particulièrement urgente. Il fut ordonné à cette division, après la prise d'Hirson, de rejoindre la 3e armée par Château-Porcien avec toutes ses troupes disponibles. Grand fut donc notre étonnement d'apprendre, le 3 septembre, par la 24e D. R., qu'Hirson était déjà au pouvoir de la 2e armée. Après toute l'attention que j'avais mise à entretenir de bons rapports avec le Q. G. A2., j'étais en droit d'espérer d'être avisé immédiatement d'un semblable événement. Pourtant ce n'est que le 3 septembre au matin, et par l'intermédiaire de la 24e D. R., que j'eus connaissance de la prise d'Hirson dont la 2e armée s'était emparée deux jours auparavant, soit le 1er septembre, les Français ayant volontairement abandonné la place ! ! . .

Je n'attachai pas d'autre importance à cette affaire, et je me réjouis de son dénouement, car la conquête d'Hirson, sans le concours de la 24e D. R., nous permettait d'escompter un plus prompt retour de cette division au. XlIe C. R.

Le Q. G. A3. s'était porté dans l'après-midi du 2 septembre de Novy à Thugny où tout l'état-major de l'armée s'installa dans le château du comte de Chabrillan qui était absent. A notre arrivée, des travaux de déménagement et de nettoyage étaient encore en cours, les Français ayant installé là un hôpital. Le château lui-même est un vieil et très intéressant édifice flanqué de tours portant créneaux et échauguettes, entouré de fossés comblés. Il est situé sur le canal de l'Aisne que franchissent de nombreux ponts, près d'un village entouré sur trois côtés d'épais bois de hêtres, coupés de nombreuses et larges routes, solides et bien entretenues.

L'installation intérieure du château laissait deviner que la propriété était depuis plusieurs siècles entre les mains de la famille. Une imposante salle de bibliothèque, parfaitement tenue, était incontestablement la plus belle des pièces hautes et richement décorées de l'édifice ; dans la vaste cage d'escalier était suspendue une série de tableaux de famille dont l'un permettait de constater que ,jadis (j'ai oublié en quelle année) un régiment d'infanterie et un régiment de cavalerie français portaient le nom de " comte Chabrillan ".

A notre départ, l'argenterie que nous trouvâmes dans la salle à manger fut remise contre reçu et constatation de livraison à un ancien du village.

La chambre de la comtesse de Chabrillan me fut affectée. J'y trouvai une carte de visite sur laquelle on pouvait lire que, née comtesse Lévis-Mirepois, elle avait l'heureuse fortune de posséder encore un autre château dans la Côte D'Or. Des photographies d'amateurs, accrochées dans la chambre, témoignaient qu'une nombreuse société se réunissait au château et qu'on y représentait des pièces de théâtre dont la comtesse de Chabrillan tenait toujours les premiers rôles.

A Thugny, je reçus la visite du général von Falkenhayn, ministre de la Guerre prussien ; il avait beaucoup de choses intéressantes a nous dire et, entre toutes, d'abord que l'Empereur regardait l'avenir avec confiance, mais qu'il envisageait néanmoins très sérieusement la situation et qu'il avait conscience de la gravité de sa responsabilité. En outre, il ne dissimula pas que nous avions perdu trois croiseurs dans la mer du Nord et que trois zeppelins s'étaient envolés, enfin que notre victoire sur les Anglais, remportée par Kluck et Bülow, était bien incontestable, mais que l'on pouvait se demander si elle avait eu réellement la portée qu'on lui avait généralement attribuée à la suite du communiqué du G. Q. G.

L'officier d'approvisionnement du Q. G. A3. avait réussi remarquablement à pourvoir à notre bien-être pendant notre séjour au château de Thugny ; car, en dehors des vivres que nous pouvions tirer des magasins, il disposait des ressources du village et du château ; une chasse dans le parc, à laquelle se livrèrent des jeunes gens du Q. G. A3., rapporta en outre quelques faisans.

Malgré les avantages dont nous jouissions ainsi à Thugny et en dépit de notre remarquable installation, beaucoup de membres du Q. G. A3. ressentirent bientôt les symptômes d'une maladie ressemblant à la dysenterie et qu'il fallait attribuer à une épidémie préexistante. L'affectation précédente du château à un service d'hôpital, le désordre dans lequel nous trouvâmes à notre arrivée toutes les pièces, un état de malpropreté qui ne témoignait pas en faveur du service sanitaire français, justifiaient pleinement cette hypothèse. Mes principaux collaborateurs, les généraux von Hoeppner et Leuthold, furent les premiers atteints, et après eux beaucoup d'autres ressentirent cette indisposition ; je suis donc fondé à croire que c'est à Thugny que j'ai pris le germe de la maladie qui m'atteignit dans les jours critiques de la bataille de la Marne et qui devait ensuite me terrasser presque complètement.

 

3 septembre. - Conformément à l'ordre de l'armée qui leur avait été notifié le 2 septembre au soir, les XIIe et XIXe C. A. devaient chercher à atteindre, le 3 septembre, la coupure de la Vesle et à prendre possession avec leurs avant-gardes des passages de la Marne, savoir : le XIIe C. A. de Tours-sur-Marne jusqu'à Aulnay, le XIXe C. A. de Matougues à Chalons. Pendant ce temps, la 23e D. R. devait s'avancer sur Pont-Faverger, pour couvrir le flanc droit de l'armée et laisser de petits détachements sur les routes qui, de Reims, conduisaient sur le flanc de l'armée entre Isles-sur-Suippes et Thuyzy. Conformément à cet ordre, les corps d'armée réussirent à gagner la ligne Prosnes-Cuperly, au prix de combats prolongés contre les arrière-gardes ennemies qui, à Moronvilliers et à Mourmelon-le-Petit, opposèrent une vigoureuse résistance au XIIe C. A. et contrarièrent opiniâtrement l'avance du XIXe C. A. au camp de Châlons. Après un accord entre les commandants des deux corps d'armée, les troupes s'arrêtèrent quelques heures et ne poussèrent de nouveau en avant qu'à la faveur de l'obscurité pour s'emparer du passage de la Marne.

Les renseignements d'aviation arrivés dans la matinée me permirent de reconnaître que l'ennemi se repliait non seulement devant le front des XIIe et XIXe C. A., mais encore au sud de Reims ; il occupait encore Châlons, mais ramenait des forces importantes sur la rive gauche de la Marne, de Chalons vers l'ouest; une activité intense régnait sur les voies ferrées vers le sud et vers l'ouest. Le retrait des troupes françaises de Reims éveilla en moi l'idée que, du côté français, on ne considérait plus Reims comme une place forte.

Le combat soutenu le 1er septembre par la 23e D. R. à Tagnon, sur le front nord de la place, comme aussi les combats livrés par la :32e D. I. à l'est de Reims, le 2 septembre, à Pont-Faverger, fortifiaient mes doutes, car dans aucune de ces circonstances tactiques les ouvrages avancés ni la garnison de la place n'étaient intervenus. Par contre, il fallait tenir compte de ce que les " Instructions générales pour la suite des opérations " arrivées le 23 août du G. Q. G. considéraient Reims comme une place forte, pour la prise de laquelle le matériel de siège nécessaire avait été réuni. Malgré cette incertitude sur la valeur de Reims, et bien que le Q. G. A2. envisageât l'attaque de Reims par la 2e armée, (comme cela résultait d'une dépêche du Q. G. A2. au G. Q. G. interceptée par le Q. G. A3.), je me résolus à faire entreprendre immédiatement un coup de main sur les forts de l'est. En conséquence, la 23e D. R. s'avança dans la soirée contre les forts de Witry-les-Reims et de Nogent-l'Abbesse et en prit possession à 10 heures du soir sans combat ; il en fut de même, le lendemain matin, des autres forts de l'est. Tous ces forts n'avaient pas de garnison, mais étaient encore pourvus de canons démodés et de beaucoup de munitions. Je pus ainsi informer le G. Q. G., le 4 septembre à 0 h. 15 du matin, que Reims était entre nos mains. Le capitaine de cavalerie von Humbracht, du régiment de hussards saxons de réserve, aussitôt que le fort de Witry-les-Reims fut tombé au pouvoir des Saxons - prenant une initiative qui dépassait sa mission - avait pénétré avec une patrouille dans la ville de Reims, s'était établi à la mairie et avait arrêté le maire comme otage. Celui-ci, ainsi que la population riche de la ville doit avoir été bien aise de l'arrivée des troupes allemandes, car la crainte du pillage par la populace s'était déjà beaucoup répandue.

La 24e D. R. atteignit Liart le 3 septembre au soir, tandis que les batteries de mortiers autrichiens qui lui avaient été confiées étaient dirigées de Rocroi par Sedan sur Stenay pour être affectées là à la 5e armée allemande.

 

4 septembre. - L'intention des généraux commandant les XIIe et XIXe C. A. était de s'emparer, le 3 septembre à la tombée de la nuit, des passages de la Marne. Elle ne se réalisa pas, par suite de la résistance acharnée opposée par l'ennemi, en particulier à Livry, en face de la 23e D. I. On ne put faire mieux le 4 septembre au matin parce qu'un brouillard extraordinairement épais régnant pendant les premières heures de la matinée ne permettait pas d'assurer l'unité de direction dans le combat; c'est seulement lorsque la visibilité devint meilleure que le XIIe C. A. put s'emparer des passages du canal à Tours, Condé, Aigny et Vraux, pousser des avant-postes au-delà de la route Athis-Jalons-Aulnay et s'assurer des ponts de la Marne et du canal qui furent trouvés intacts.

Le XIXe C. A. dont la 24e D. l. était restée dans la nuit en contact avec l'ennemi à Louvercy et Bouy s'aperçut, le 4 septembre au matin, qu'il avait réussi à se retirer à la faveur du brouillard. Aussitôt le corps d'armée entreprit la poursuite dans la direction du sud, pénétra dans la ville de Châlons où il brisa la résistance d'arrière-gardes françaises et mit la main sur les ponts du canal et de la Marne restés intacts tant à Matougues qu'à Châlons-sur-Marne. La 23e D. R., retardée dans sa marche vers la Marne par son coup de main sur les forts de l'ouest de Reims, atteignit avec son avant-garde Villers-Allerand, avec son gros, Sillery, la 24e D. R. la région de Chaumont-Porcien. La 23e D. R. avait d'ailleurs laissé à Reims, sous les ordres du général von Suckow, un détachement composé de 3 bataillons et d'une batterie. Le Q. G. A3. fut porté à Bétheniville ou il apprit, par les rapports d'aviateurs qui y étaient arrivés et aussi par des renseignements parvenus des avant-gardes, qu'au cours de la matinée l'ennemi avait évacué Châlons-sur-Marne et les environs immédiats de la ville, qu'il était en train d'abandonner de même la région au sud d'Epernay et de ramener les forces qui s'y trouvaient, évaluées à deux corps d'armée au moins, au delà de la ligne Sézanne-Fère-Champenoise. Une tournée, entreprise encore dans l'après-midi, me donna l'impression que, sur un large front au sud de la ligne Bouy-Cuperly, la retraite française sur la coupure de la Marne vers Châlons s'était effectuée en bon ordre, qu'elle n'avait pas revêtu la forme d'une fuite comme on l'avait plusieurs fois rapporté dans la presse et que par conséquent les arrière-gardes françaises avaient, en combattant, rempli complètement leur mission.

Les constatations personnelles et des rapports des commandants de corps d'armée me permirent de reconnaître, le soir du 4 septembre, que chefs et soldats de la 3e armée étaient arrivés à la limite de leurs forces physiques et morales. Effectivement on avait dû demander un effort tout à fait exceptionnel aux hommes et aux chevaux depuis le début des marches de concentration dans l'Eifel. Malgré l'entassement de grandes masses dans des espaces étroits, malgré la difficulté et la pauvreté du pays montagneux et boisé que l'on avait traversé, notamment dans les Ardennes, malgré l'attitude hostile de la population, malgré la grande chaleur et les marches épuisantes sur des routes secondaires souvent très mauvaises, malgré le manque de repos, la nuit, et les combats incessants qui se répétaient quotidiennement depuis le 23 août, jour de notre apparition devant Dinant, les troupes avaient franchi environ 330 kilm. en 14 jours, savoir :

Du 18 au 23 août (jusqu'à la Meuse) environ 190 kilm. Du 24 au 31 août (jusqu'à l'Aisne) environ 140 kilm

Total . . . . . 330 kilm.

Cela fait une moyenne de 23 kilomètres par ,jour. Il faut y ajouter, ce qui est considérable, les trajets résultant de la formation et de la dislocation des colonnes, les mouvements de rocade, les déploiements au combat, sans compter les efforts que l'on exigeait de chaque homme et de chaque cheval.

A cela s'ajoutaient les difficultés de ravitaillement en munitions et en vivres. Afin d'accélérer la marche en avant, on n'avait pu, après le passage de la Meuse à Dinant, attendre l'arrivée de toutes les colonnes d'approvisionnement. Dans la suite il en résulta bientôt une pénurie, d'avoine parce que les maigres ressources du pauvre pays de la Meuse et des Ardennes avaient déjà été épuisées par notre cavalerie d'armée. L'avance rapide sur des routes encombrées de masses de troupes ne permit pas d'assurer suffisamment l'arrivée du pain et de la viande ; les troupes pouvaient bien se contenter des ressources qu'offraient les nombreux troupeaux qui paissaient dans les champs et des maigres approvisionnements en vivres qu'elles rencontraient ; mais les chevaux souffraient déjà à la fin du mois d'août d'un épuisement dangereux de leurs forces. Il fallait une énergie sans réserve de la part du chef et de la troupe pour atteindre la limite maximum des efforts qu'exigeait la situation de guerre. Bien que quelques-unes de ces conditions se fussent améliorées quand on s'approcha de l'Aisne, les combats qui se répétaient journellement sur cette coupure, puis au sud avec les arrière-gardes françaises, prirent un caractère particulièrement sérieux. Il est donc plus que compréhensible que les troupes de la 3e armée, qui, par un été particulièrement chaud, marchaient déjà sans repos depuis vingt jours consécutifs, soutenant dans les treize derniers jours des combats incessants, même de nuit, eussent besoin d'un jour de repos. Cependant je ne pouvais que très péniblement me résoudre à le leur donner, sachant que les armées voisines poursuivraient leur marche le 5 septembre.

Toutefois, la considération que l'on aurait vraisemblablement à compter sur un choc sérieux contre l'ennemi au sud de la Marne imposait encore plus d'accorder à la troupe le repos qui lui était absolument nécessaire. Pour ce motif, j'estimai qu'il fallait consacrer la journée du 5 septembre à relever, par un jour de repos, la force combative de la troupe, tout en évitant que les XIIe et XIXe C. A. perdissent le contact de l'ennemi ; on pousserait à cet effet au sud de la Marne de la cavalerie renforcée par de l'artillerie.

Avant que les ordres pour le jour de repos projeté fussent partis du Q. G. A3., le 4 septembre au soir, il parvint un rapport du commandant du XIIe C. R. annonçant que, vers midi, Reims avait été soumis au feu de l'artillerie de campagne du corps de la Garde, sans doute parce que trois parlementaires, qui y avaient été envoyés le 3 septembre, par le Q. G. A2., n'en étaient pas revenus. Ce renseignement, de source officielle, ne laissait aucun doute sur ce qui s'était effectivement passé ; il confirmait le bruit qui était arrivé ,jusqu'à moi, au début de l'après-midi, du bombardement de Reims par la Garde, bruit fondé sur une observation d'aviateur à laquelle personne ne voulait ajouter foi.

A Bétheniville, le Q. G. A3. était établi dans l'élégante et gracieuse villa d'une fabrique appartenant aux frères Renaut qui étaient absents.

Une partie de l'Etat-major occupait une deuxième villa, tout aussi moderne et luxueuse, située de l'autre côté de la route ; nous y prîmes en commun le repas du soir. Aucun d'entre nous ne s'imaginait, dans cette soirée du 4 septembre, que nous dussions revenir là quelques jours plus tard et que le Q. G. A3. serait appelé à y séjourner de longs mois pour y diriger les opérations pendant la période de guerre de position qui allait s'ouvrir.

C'est ce jour-là que j'éprouvai, pour la première fois, les atteintes d'un malaise corporel et la crainte que je pouvais bien être en danger de tomber gravement malade. Le médecin inspecteur général Muller, dont je réclamai les soins, me mit à une diète sévère et prescrivit ménagement et repos, que je ne pouvais ni ne voulais naturellement pas m'accorder. J'allais ainsi fixer moi-même ma destinée !

 

5 septembre. - La cavalerie appuyée par de l'artillerie que le XIXe C. A. avait, comme prévu, poussée en avant, le 5 septembre, se heurta d'abord à des détachements de cavalerie française. Soutenus par des fractions plus importantes de la 9e D. C., ils ne permirent pas de pousser plus avant l'exploration. Par contre, grâce à l'activité du major von Arnim devant le front du XIIe C. A., il fut possible de se rendre compte que les mouvements de retraite des Français avaient pris une direction droit au sud par Chaintrix, Villeseneux et Vatry sur Fère-Champenoise et Sommesous. Les reconnaissances d'aviateurs parties à midi apportèrent à ce sujet d'autres précisions. Il était clair que la région au nord de la ligne SommeSous-Sompuis-Vitry-le-François était libre de troupes de quelque importance, tandis que le camp de Mailly-Poivres était fortement occupé et que de nombreuses petites colonnes étaient en marche vers le sud sur les routes qui conduisaient à la coupure de l'Aube entre Arcis-sur-Aube et Vinets. Il semblait d'après cela que l'adversaire n'avait pas encore terminé sa retraite derrière l'Aube et qu'il envisageait les moyens de la couvrir par des arrière-gardes au camp de Mailly.

Partant de ce point de vue ,je lançai, de mon propre mouvement, à 6 h. 30 du soir, un ordre d'armée qui se trouva être en plein accord avec le radio du G. Q. G., arrivé à 10 heures du soir, qui prescrivait, pour le 6 septembre, de mettre l'armée en marche vers le sud.

Tandis que, le 5 septembre, les gros de la 23e D. R. du XIIe et du XIXe C. A. restaient au repos sur la Marne et que la 24e D. R. atteignait Avançon, ,je reçus des renseignements verbaux au sujet du bombardement dont Reims avait été l'objet la veille, de la part de l'artillerie de la 2e D. G. ; la cathédrale aurait été endommagée par ce feu et environ quarante habitants auraient été tués ou blessés.

(Du côté français on donne la version suivante de ces événements : Le 3 septembre - le 2, suivant d'autres rapports - apparut à La Neuvillette, localité située à 4 kilomètres de Reims, une auto montée par 5 Allemands. Deux d'entre eux, les capitaines von Arnim et von Kummer, de l'armée Bülow, devaient régler les conditions de la capitulation de Reims. Comme le colonel du 94e régiment d'infanterie qui se trouvait dans la localité ne se considérait pas comme qualifié pour leur répondre, il envoya les deux officiers, à 7 h. 30, après leur avoir fait bander les yeux, au général Foch qui, lorsqu'il eut entendu leurs propositions, leur déclara qu'il les retenait prisonniers, car il ne leur reconnaissait pas la qualité de parlementaires Indépendamment de cela arriva, le 3 septembre, à 8 h. 30 du soir, un petit détachement allemand composé de 3 officiers, 2 sous-officiers et 7 hussards qui voulut prendre possession de la ville de Reims. A cet effet, le chef de détachement et les deux officiers se rendirent à l'hôtel de ville. (Cette patrouille venait de l'armée von Hausen). Le 4 septembre, à 6 h. 30 du matin, une deuxième automobile s'arrêta à l'hôtel de ville. Les officiers qui s'y trouvaient déclarèrent au maire Lenglet que la ville avait à payer une indemnité de guerre de un million, parce que les parlementaires envoyés la veille (il s'agit des Allemands arrivés à La Neuvillette) n'étaient pas rentrés. Au cas où ceux-ci ne seraient pas remis en liberté dans les deux heures la punition serait portée à 50 millions. Le maire protesta à bon droit, car il n'avait aucune connaissance de l'arrivée des officiers allemands ni de leur envoi au quartier général de Foch. Comme les officiers allemands ne revinrent pas à l'armée Bülow, la menace de bombardement fut mise à exécution. Le 4 septembre, à 9 h. 30, un premier obus tomba, sur la ville ; 45 minutes plus tard - suivant les rapports français - Reims en reçut 176 autres. Quelques heures après le bombardement arriva un nouvel envoyé de l'armée Bülow et les choses s'expliquèrent. Si un grand nombre de personnes ont été tuées là, la responsabilité incombe au général Foch qui, en refusant de reconnaître les parlementaires, aurait dû se douter que le chef de leur armée ne manquerait pas d'exercer des représailles sur la ville s'ils ne lui étaient pas renvoyés.(Remarque de l'éditeur allemand).)

Le général von Suckow, qui se trouvait dans la ville avec ses troupes, se serait mis immédiatement en rapport avec la Garde et aurait appris que la division croyait que la ville était encore au pouvoir de l'ennemi et que celui-ci gardait les parlementaires envoyés à Reims pour réclamer la reddition de la place. Ni le général von Suckow, ni moi, n'avons jamais su comment fut expliquée la détention des parlementaires qui, d'après la version française, n'auraient jamais pénétré dans l'intérieur de Reims, mais seulement dans le faubourg de la Neuvillette. Toutefois le général von Suckow reçut le 5 septembre, du chef d'état-major de la 2e armée, une communication aux termes de laquelle le colonel général von Bülow imposait à la ville et à la forteresse de Reims une contribution de 50 millions de francs - parce que deux parlementaires ne seraient pas revenus - et menaçait de la porter à 100 millions dans le cas où les parlementaires ne seraient pas rentrés dans les 48 heures. Vu la situation particulière, le Q. G. A2. admettait d'avance que je consentirais au partage de la contribution entre les 2e et 3e armées et demandait que la chose fût portée à ma connaissance. Comme les représentants de la ville de Reims s'étaient montrés extrêmement prévenants envers les troupes de la 23e D. R. et que celle-ci n'avait rencontré aucune hostilité de la part de la population, je déclinai la proposition du Q. G. A2. tout au moins jusqu'à ce que l'enquête de la 2e armée ait pu établir la responsabilité de la ville dans la détention des parlementaires.

Jamais le moindre mot d'explication et a fortiori d'excuse au sujet de cet incident ne m'est parvenu de la part d'une autorité militaire prussienne quelconque. Je suis donc obligé d'en rapporter ici les détails afin d'aller au devant de légendes que l'historique qu'on écrira de la guerre pourrait être tenté de répandre dans le public, en présentant les événements sous un jour favorable à l'une des parties seulement. Il résulte du texte même des radio-télégrammes échangés, du 30 août au soir jusqu'au 2 septembre au matin, entre le Q. G. A2. et le Q. G. A3. que ni la 2e ni la 3e armées n'avaient l'intention de prendre immédiatement contact avec Reims, car la 2e armée voulait continuer la poursuite le 2 septembre par l'ouest de Reims, tandis que la 3e devait atteindre Pont-Faverger. Le G. Q. G., lorsqu'il reporta du sud-ouest vers le sud la direction générale donnée aux opérations, avait négligé de fixer la limite entre les zones de marche des 2e et 3e armées, et le radio-télégramme du 30 août au soir à la 3e armée stipulait que l'aile gauche de la 2e armée prendrait à peu près la direction de Reims. Etant donné toutefois que les reconnaissances d'aviateurs du 3 septembre avaient établi, non seulement que l'ennemi se repliait devant le front de la 3e armée, mais encore qu'il se retirait de Reims vers le sud, je tins pour indiqué de tenter un coup de main sur les ouvrages à l'est de la place. Il me parut inutile d'en informer à l'avance la 2e armée, d'autant plus qu'un radio du Q. G. A2. au G. Q. G., intercepté le 3 au matin avait fait connaître que, le 3 septembre, la 2e armée poursuivrait sa marche en direction Château-Thierry-Binson. Sans doute ce radio, destiné seulement au G. Q. G., contenait le paragraphe final " Prise de Reims préparée " ; cependant ,je ne pouvais attacher une importance particulière à la préparation d'un tel projet, sans quoi le Q. G. A2. en aurait dû infailliblement donner connaissance à son voisin le Q. G. A3. Il y a, donc lieu de supposer que la préparation de la prise de Reims, annoncée par le Q. G. A2. au G. Q. G., a consisté dans l'envoi des parlementaires, et que c'est en fait la détention de ceux-ci qui a fourni l'occasion de bombarder la ville, vraisemblablement parce qu'on ignorait qu'elle avait été évacuée par les troupes françaises et que, sur ces entrefaites, elle avait été occupée par des troupes saxonnes. Quant à savoir qui doit être rendu responsable de l'incident, on l'ignore encore ; en tout cas il ne témoigne pas en faveur de la manière dont le corps de la Garde procédait aux reconnaissances rapprochées et on doit supposer que le commandement de l'armée (Q. G. A2.) ne s'est pas préoccupé d'établir les responsabilités.

Je n'ai pas attaché une importance particulière à tout cet épisode, parce qu'il se réduit à des négligences de diverse nature ; il n'a d'ailleurs pas eu d'influence notable sur le cours des opérations de la 3e armée. Pourtant ,je ne cacherai pas combien j'ai trouvé étrange de n'avoir pas reçu un mot d'explication ou d'excuse au sujet de l'ouverture du feu par l'artillerie de la 2e D. I. G. malgré le danger auquel se trouvaient exposées les troupes saxonnes. Quel beau tapage on aurait fait si - les rôles étant renversés - l'artillerie saxonne avait ouvert le feu sur Reims occupé par des troupes de la Garde !

Arrivé à la fin de ce chapitre, si je ,jette un coup d'œil d'ensemble sur les opérations effectuées entre l'Aisne et la Marne, je crois pouvoir exprimer, sans forfanterie, la conviction que la 3e armée, malgré bien des obstacles, a manœuvré convenablement et victorieusement et, dans la direction prescrite, avec toute la force dont elle disposait, dans le cadre de l'ensemble et selon les vues du G. Q. G. qui ont été parfois devancées. Mais combien plus décisif le succès eût-il encore été si j'avais eu à ma disposition le XIe C. A., la 24e D. R. et aussi une division de cavalerie. Une telle cavalerie d'armée agissant devant le front m'aurait procuré des vues étendues sur la situation de l'adversaire et aurait permis d'arrêter, en les gagnant de vitesse, une partie des forces ennemies en retraite et de détruire des nœuds de chemins de fer. Certainement aussi un surcroît de 3 divisions d'infanterie aurait augmenté la puissance de choc de la 3e armée au point de lui permettre de réduire rapidement par des attaques de front la résistance des arrière-gardes françaises et de contrarier ainsi efficacement la retraite des troupes ennemies.

Le Q. G. A3. fut porté de Bétheniville à Châlons. Nous y arrivâmes en automobile à 3 heures de l'après-midi en passant par Suippes et Cuperly. En traversant les champs de bataille de Cuperly où, la veille, des troupes du XIXe C. A. avaient combattu, nous n'y trouvâmes plus que peu de traces de la lutte. En général, nous ne pûmes relever, sur les routes conduisant à Châlons, aucun indice permettant de croire que la retraite française eût revêtu le caractère d'une fuite. A Châlons je fus logé dans la maison de M. Belley, ingénieur en chef du chemin de fer de l' Est. Tout près de moi, dans cette vieille et grande maison, séparée de la route par une grande cour et entourée par derrière d'un jardin, logeaient aussi quelques officiers du Q. G. A., les généraux von Hoeppner et Leuthold, Hasse, Schmalz et d'autres. Les bureaux du Q. G. A. furent tous installés au rez-de-chaussée ; mon logement - une grande pièce - était au 1er étage. M. Belley était parti avec sa famille, sans doute vers Paris, où, paraît-il, ses bureaux avaient été transférés. L'aspect intérieur de la demeure, l'ordre et la propreté qui y régnaient, un ameublement simple et approprié parlaient en faveur des maîtres de la maison qui avaient laissé pour les représenter une jeune servante dont l'aide fut précieuse pour notre installation. Elle dit agir ainsi sur l'ordre de son maître. Celui-ci ne partageait pas les craintes des autres habitants de la ville au sujet de l'entrée des troupes allemandes, car il avait l'habitude des rapports avec les Allemands, ayant lui-même une Allemande pour belle-fille.

La ville de Châlons était pleine de troupes du XIXe C. A. : régiment d'infanterie n° 107, 13e bataillon de chasseurs, artillerie, etc. Les boutiques étaient fermées, à l'exception de celle d'un coiffeur voisin de la place du Marché et qui fit de brillantes recettes grâce au concours des perruquiers du 107e R. I. Le soir, nous prîmes en commun nos repas à l'hôtel, en face de la Mairie. Ni la place, ni les victuailles ne purent le moins du monde suffire pour donner satisfaction au flot pressé d'officiers, de fonctionnaires, de soldats. Tout le monde était extrêmement heureux de se retrouver enfin sous un toit et de s'attabler au voisinage d'une source de champagne. Malgré mon mauvais état de santé, je pris part - ce devait être la dernière fois - à cette réunion de camarades, et j'eus la joie de m'y rencontrer avec, le major von Oldershausen, de l'Etat-major saxon, qui était attaché à la section des chemins de fer du G. Q. G. Il avait beaucoup de choses intéressantes à nous raconter. Il me touchait de prés, car je pouvais saluer en lui un vieux camarade de mon brave 12e bataillon de chasseurs. Dans la nuit du 5 au 6 septembre, mon état empira beaucoup malgré tous les soins que me donna mon dévoué médecin, le docteur Muller, médecin inspecteur général ; aucun remède n'eut d'efficacité. Le repos au lit m'était impérieusement ordonné ; mais ,je ne pouvais m'y résoudre : l'arrivée de nombreux renseignements et rapports réclamait ma présence au bureau, quoi que fît le général von Hoeppner pour me soulager.

CHAPITRE VI

SUR LA MARNE.- DU 6 AU 10 SEPTEMBRE

 

6 septembre. - Le 6 septembre, au matin, arrivèrent les nouvelles instructions données la veille par le chef,

d'Etat-major des armées en campagne pour la continuation des opérations ; le sens général de ces instructions avait déjà été donné dans un radio-télégramme reçu le 5 septembre à 10 heures du soir et elles se trouvaient maintenant complètement détaillées. Il en résultait que l'adversaire s'était dérobé à l'attaque enveloppante dirigée contre lui par les 1re et 2e armées, qu'il avait réussi à appuyer une partie de ses forces sur Paris et qu'il avait retiré des troupes de la ligne Toul-Belfort ainsi que de la partie du front comprise entre les 3e et 5e armées pour les porter vers l'ouest. Dès lors, il ne paraissait plus possible de rejeter l'armée française sur la frontière suisse. Il fallait bien plutôt admettre que l'adversaire, en vue de protéger la capitale et de menacer le flanc droit de l'armée allemande, réunirait des forces importantes dans la région de Paris et y appellerait de nouvelles formations. En conséquence les 1re et 2e armées devaient se maintenir face au front est de Paris pour s'opposer, par l'offensive, à toute entreprise d'un ennemi débouchant de Paris, savoir :

La 1re armée : entre l'Oise et la Marne. La 2e armée : entre la Marne et la Seine.

Le 2e C. C. était affecté à la 1re armée, le 1er C. C. à la 2e armée sous réserve que le 1er C. C. passerait une division de cavalerie à la 3e armée et recevrait en échange une division du 2e C. C.

La 3e armée fut avisée de ce renfort d'une division et elle reçut l'ordre de se diriger sur Troyes-Vendeuvre pour être à même, suivant les circonstances, ou de soutenir les 2e et 1re armées par une action éventuelle en direction ouest comportant la traversée de la Seine, ou de prendre part à la lutte de l'aile gauche allemande, en direction du sud ou du sud-est.

Les 4e et 5e armées devaient, par une marche ininterrompue vers le sud-est, ouvrir le passage de la haute Moselle aux 6e et 7e armées.

Très heureux d'apprendre l'arrivée d'une division de cavalerie dont j'avais jusqu'ici regretté amèrement l'absence, j'envoyai immédiatement un radio au 1er C. C. et, faute de réponse, ;je m'adressai ensuite au Q. G. A2. Le silence du 1er C. C. me faisait craindre de ne pas recevoir immédiatement la division de cavalerie ; cette crainte devait malheureusement se confirmer, car le Q. G. A2. me fit connaître très tard., le 6 septembre à 9 heures 46 du soir - sans doute par suite d'une panne d'auto - que la cavalerie était encore engagée dans un combat à l'aile droite de la 2e armée.

Ayant l'impression que cette division de cavalerie allait faire défaut, je me posai le 6 septembre au matin la question de savoir si la 3e armée pourrait réellement faire face à la mission qu'elle avait reçue. La zone d'opérations qui lui était affectée entre les 2e et 4e armées avait une largeur de :

45 kilm. sur le front : Fère-Champenoise-Vitry-le-François.

80 kilm. sur le front : Romilly-Arcis-sur-Aube-Montierender.

C'était beaucoup. Cette seule considération permettait d'entrevoir les difficultés auxquelles allait se heurter la 3e armée dans sa marche en avant. On avait particulièrement à redouter, sur l'Aube, des détachements de francs-tireurs organisés par les autorités, et une population fanatique. Bien que dans ces circonstances on pût craindre que les effectifs de la 3e armée, même augmentée de la division de cavalerie, ne fussent pas suffisants, ,j'espérais cependant me rendre maître de la situation dès que, par une avance vers le sud-ouest, j'aurais réduit mon front à 30 kilm. entre Troyes et Vendeuvre et que la Seine, entre Troyes et Romilly, m'offrirait encore un appui sérieux. Au surplus, je croyais pouvoir admettre, en me reportant au paragraphe des Instructions du G. Q. G. du 5 septembre concernant la 3e armée, que l'emploi de cette armée en direction ouest ou en direction sud et sud-est serait directement réglé par le G. Q. G. et ne dépendrait pas de nouveau de conférences avec les armées voisines.

 

L'ordre d'armée donné le 5 septembre à 6 h. 45 du soir répondait pleinement au radio du G. Q. G. reçu à 10 h. du soir, ainsi qu'aux directives arrivées du G. Q. G. le 6 septembre au matin. Conformément à cet ordre, la marche de l'armée fut reprise le 6 en direction du sud, dans l'hypothèse que l'on n'aurait affaire qu'à des arrière-gardes de l'ennemi. Le corps de la Garde, à l'aile gauche de la 2e armée, marchait en même temps de Vertus sur Fère-Champenoise. L'armée à notre gauche (la 4e) se trouvait au nord de Vitry-le-François et à l'est de la Marne, (Dans le texte l'auteur écrit : " Östlich der Maas ". Il y a erreur évidente. Il s'agit de la Marne cet non de la Meuse (Note du traducteur)) avec des éléments (VIIIe C. A.) à l'ouest de la rivière. Ainsi appuyée à droite et à gauche, la 3e armée comptait atteindre :

Le 6 septembre avec : la 23e D. R. Villeneuve.

le XIIe C. A. la croisée de routes au sud-est de Erminon-Coupetz. le XIXe C. A. Loisy-sur-Marne.

Le 7 septembre avec : la 23e D. R. Sommesous.

le XIIe C. A. Poivres-Saint-Ouen. le XIXe C. A. Margerie-Haucourt. Mais dès midi l'adversaire contraria ces projets. On put supposer qu'il ne soutenait plus le combat avec de simples arrière-gardes, mais bien qu'il commençait à dessiner des attaques contre le flanc gauche de la 2e armée et le flanc droit de la 4e. Cette hypothèse s'appuyait sur ce fait qu'à midi le XIIe C. A. annonçait que, sur demande expresse du Corps de la Garde, il avait envoyé la 32e D. I. et en outre la cavalerie et l'artillerie de la 23e D. I. au secours de la 2e division de la Garde, engagée dans de durs combats à Normée au nord-est de la Fère-Champenoise. De son côté, le voisin de gauche ne se faisait pas faute de réclamer instamment le soutien du XIXe C. A. En effet le VIIIe C. A. appela à l'aide dans l'après-midi parce qu'il était attaqué par de grandes forces françaises débouchant de Huiron; il déclarait même que le succès de la journée dépendait de cette aide. Le XIXe C. A. en donnant suite à cette demande fut amené de sa propre initiative à dépasser l'objectif qui lui était assigné pour cette journée, à engager à Glannes (ouest de Vitry-le-François) une partie de ses forces dans le combat soutenu par le VIIIe C. A. et à rapprocher encore son gros vers le soir pour envelopper l'aile gauche ennemie.

 

Si, de la sorte, les choses s'étaient passées sur l'aile gauche de la 3e armée d'une manière que je pouvais tenir pour conforme à l'intérêt général, la situation à l'aile droite et au centre apparaissait comme plus spéciale. Là, je me vis en présence d'événements qui, au point de vue de l'adversaire, ne réclamaient pas l'intervention du commandement, mais qui limitaient singulièrement ma liberté d'action: Tandis que le XIIe C. R., conformément aux ordres, atteignait le 6 septembre Villeneuve avec sa 23e D. R. et par une marche forcée Witry-les-Reims avec la 24e D. R., le XIIe C. A. porta la 32e D. I. à la croisée de routes sud-est de Germinon et la 23e D. I. sur Coupetz. Lorsqu'arriva la demande urgente de secours adressée par le corps de la Garde au XIIe C. A. et dont il est déjà question ci-dessus, le général commandant le XIIe C. A. eut à résoudre la question de savoir comment il pourrait donner suite à cette demande tout en obéissant à l'ordre qu'il avait reçu de gagner la croisée de routes sud de Germinon-Coupetz. Il se décida à approuver la résolution, déjà prise par le commandant de la 32e D. I., d'obliquer sur Clamanges et à appuyer encore cette division par l'artillerie et la cavalerie de la 23e D. I. Cette dernière circonstance éveilla en moi la pensée qu'il aurait mieux valu modifier complètement la direction de marche Vatry-Sommesous de toute la 23e D. I. afin de la laisser en liaison avec la 32e. Au lieu de cela le commandant du XIIe C. A. s'en tint à l'objectif primitif de la 23e D. I. et la dirigea par Coupetz-sur-Coole, tandis que son voisin de l'est, le XIXe C. A., avait dépassé son objectif comme le réclamait la situation du VIIIe C. A.

Ainsi le XIIe C. A. se trouva déployé sur un front de 25 kilom. d'étendue et se vit obligé, pour maintenir la liaison avec la 32e D. I., de constituer deux groupes intermédiaires, le premier, à Soudé (3 bataillons, 3 batteries), l'autre à Sommesous (1 bataillon 1/2, 1 batterie). A mon sens il eût été plus recommandable d'opérer en bloc, c'est-à-dire de renoncer à faire suivre à la 23e D. I. la direction de marche prescrite, et de faire avancer les troupes par Vatry pour atteindre Sommesous le soir. Le XIIe serait ainsi resté réuni sur la ligne Clamanges-Sommesous et aurait disposé de toutes ses forces. La crainte qu'un tel changement de direction pût retarder ou interrompre la marche projetée sur Troyes-Vendoeuvre n'était nullement fondée, car les objectifs de marche, Poivres et Saint-Ouen, indiqués pour le 7 septembre, eussent pu être atteints sans difficulté de Clamanges et de Sommesous, au cas où les événements de Clamanges n'y auraient pas retenu le XIIe C. A.

La décision du commandant du XIIe C. A. peut très bien avoir été la conséquence de l'hypothèse que la Garde n'avait affaire qu'à une forte arrière-garde française qui renoncerait bientôt à la résistance, comme cela avait eu lieu généralement jusqu'ici. Cependant, il résultait du texte de la demande qu'il s'agissait pour le corps de la Garde d'un très violent combat contre un fort adversaire qui passait même à l'attaque.

prouvant bien ainsi qu'il n'avait pas l'intention de se replier plus au sud.

Ainsi le XIIe C. A. avait ses deux divisions séparées par une journée de marche. Il ne barrait les grandes routes de Soudé et Sommesous à Châlons-sur-Marne que par de simples détachements, au lieu de maintenir rassemblées toutes ses forces, comme l'exigeait la largeur de 45 kilm. de front de l'armée au sud de la Marne. Ces circonstances créaient, au centre de la 3e armée, une situation qui pouvait devenir critique, si l'ennemi, débouchant d'Arcis-sur-Aube, prenait l'offensive en directions de Mailly-Sommesous, Poivres-Soudé, et crevait le front de la 3e armée. Pour parer à ce danger, je n'avais d'autres ressources que d'intercaler la 23e D. R. entre les 32e et 23e D. I. Cette solution avait pour inconvénients de faire couper par la 23e D. R. la ligne de communication de la 32e D. I. et d'autre part, de rendre plus difficile la réunion de la 24e D. R. qui accourait et de la 23e D. R. Mais dans ces circonstances pressantes il n'y avait pas à hésiter. Obéissant à la nécessité, je résolus de recourir à ce moyen et, tenant compte de la dispersion du XIIe C. A., je constituai un groupement de gauche et un groupement de droite, bien que cette solution ne me permît pas, le cas échéant, de me porter avec toutes mes forces, soit au secours de la 2e armée, soit au secours de la 4e armée.

Dès le 6 septembre à midi, la demande de secours de la Garde m'avait fait douter que nous eussions seulement des arrière-gardes devant nous au sud de la Marne ; les combats soutenus ce ,jour-là par la 32e D. I. et la Garde à Lenharrée, et ceux du XIXe C.A., à Vitry-le-François, démontrèrent combien ce doute était justifié. D'autre part, une série de renseignements des Q. G. A. voisins permirent de reconnaître que l'adversaire que nous poursuivions depuis 14 jours avait l'intention, non seulement de s'opposer à l'avance des 1re, 2e, 3e et 4e armées, mais encore de chercher le combat contre les 2e et 4e armées qui, à s'en tenir à leurs communications, paraissaient se sentir gravement assaillies et réclamaient toutes deux d'une façon pressante le secours de la 3e armée.

 

7 septembre. - C'est dans cette situation que, le 6 septembre au soir, j'eus à prendre une détermination pour les opérations à poursuivre dans la journée du 7. En l'état des choses on ne pouvait penser qu'à continuer l'offensive vers le sud-ouest en intercalant la 23e D. R. entre les 23e et 32e D. I. et en rapprochant la 24e D. R. par Avenay et Le Mesnil sur Vatry. Je ne changeai pas de détermination lorsque, dans la nuit du 6 au 7 septembre, un renseignement du G. Q. G. fit connaître qu'on avait trouvé un ordre du généralissime français Joffre qui annonçait la bataille décisive pour le 7 septembre. En effet, dès les premières heures de la matinée, les Français attaquèrent violemment tant, à Lenharrée que vis à vis du XIXe C. A. La 23e D. R., arrivée sur ces entrefaites à Vatry, se porta au secours de la 32e D. I. à Lenharrée au moment où elle se repliait sur Sommesous ; la 23e D. I. entra en action à Sompuis à côté du XIXe C. A. La bataille de la Marne était ainsi pleinement engagée. Au cours de cette bataille un groupement Ouest fut constitué sous les ordres du général d'artillerie von Kirchbach, le groupement Est fut commandé par moments par le général d'infanterie d'Elsa.

 

Dès le 7 septembre, de grand matin, le Q. G. A2. m'informa, qu'en présence d'une forte attaque venant de Paris, il s'était trouvé dans la nécessité de replier les IIIe et IXe C. A. ainsi que le Xe C. R. derrière la coupure du Petit Morin ; par contre l'aile gauche de la 2e armée devait conserver une attitude offensive et pour cela un soutien immédiat par toutes les forces disponibles de la 3e armée paraissait nécessaire et urgent. Bien que cette demande de secours de la 2e armée concordât bien avec ma manière de voir que l'ennemi était effectivement en train de continuer son offensive du 6 septembre sur tout le front, il me parut cependant nécessaire de me rendre compte si l'adversaire prenait l'offensive contre la 3e armée. Une reconnaissance d'aviation reçut l'ordre d'explorer la contrée au sud du secteur assigné à la 3e armée, ainsi que les routes Fère Champenoise-Plancy-Méry et Vitry-le-François-Brienne ; elle fut effectuée avec trois appareils sur une profondeur de 200 à 250 kilm. ; d'après ses résultats, il me fut possible de me faire, dès avant midi l'idée suivante de la situation de l'ennemi : il continue l'offensive commencée la veille en direction nord et dirige :

l'aile droite de son groupe d'armées, opposée à la 2e armée, en direction générale Lenharrée-est de Fère-Champenoise, tandis que l'aile gauche de la fraction d'armée qui s'avance contre la 4e armée se renforce par des troupes débarquées du chemin de fer et marche vers la ligne Vitry-le-François-Sompuis.

Entre ses deux groupes d'attaque, il a en ligne une division de cavalerie avec une forte artillerie et un peu d'infanterie. C'était probablement celle qui était entrée en contact le 7 septembre au matin avec le détachement du XIIe C. A. à Sommesous. Derrière cette cavalerie arrivée à la route Mailly-Sommesous, il ne paraissait y avoir aucune troupe, car les chemins conduisant à Arcis-sur-Aube et à Vinets, les hauteurs des deux rives de la Seine entre Romilly et Troyes, pas plus que le réseau routier au nord et au nord-est de Troyes, n'étaient sillonnés par aucun détachement français.

Il en était autrement des routes allant de Brienne à Vitry-le-François. L'activité du trafic du chemin de fer de Nogent-sur-Seine à Troyes par Romilly et de Vendeuvre à Troyes, l'accumulation de matériel dans les gares de Romilly, Troyes et Brienne, faisaient bien voir que l'adversaire renforçait beaucoup son groupe de l'est par des éléments, en marche, par Brienne, vers le nord .

Je conclus de là que :

1° La 32e D. I. engagée à côté de la 2e D. I. G. et soutenue par la 23e D. R. serait en état d'arrêter cette nouvelle poussée de l'ennemi; 2° Qu'une tentative de percée au centre de la 3e armée n'était pas immédiatement à craindre; 3° Que le XIXe C. A. engagé avec la 23e D. I. et le VIIIe C. A. pourrait se trouver obligé de se tenir sur la défensive au lieu d'attaquer.

Les événements qui se passèrent sur le champ de bataille, le 7 septembre, devaient confirmer ma manière de voir. A la vérité, dans l'après-midi, la situation parut quelque peu critique à la 23e D. I., ce qui détermina le commandant du XIIe C. A. à exprimer des craintes qui se dissipèrent dans la suite. La 3e armée se maintint inébranlable sur tout le front qu'elle avait atteint et parvint à se défendre avec succès contre toutes les attaques de forces françaises supérieures en nombre, tandis que l'aile droite de la 2e armée avait dû être retirée au-delà de la coupure du Petit-Morin devant une forte offensive partant de la région de Paris. Ce repli laissa supposer que le haut commandement français, ainsi que l'avait annoncé le G. Q. G. allemand, était parvenu " à rameuter à Paris des forces assez importantes pour menacer le flanc droit de l'armée allemande. " Si tel était le cas, et le repli de la 2e armée semblait bien l'indiquer, je croyais pouvoir être sûr qu'il était impossible à l'adversaire d'avoir la supériorité numérique sur tout son front.

Dès lors une nouvelle et énergique attaque de notre part me parut être le meilleur moyen de s'éclairer sur la situation de l'ennemi, d'enfoncer sa position là où elle se trouverait un peu faible et de parer de cette manière a l'attaque que les Français, supérieurs en nombre, dirigeaient sur le flanc droit de l'armée allemande (1re et 2e armées).

Il va de soi qu'il fallait agir immédiatement, et cela non seulement en raison de la menace dirigée contre ces armées, mais encore parce que la 3e armée, sur ses emplacements de combat du 7 septembre, se trouvait à proximité immédiate de l'ennemi.

Nous nous résolûmes donc à prendre l'initiative en nous inspirant de l'expérience des combats du 6 au 7 septembre pour réaliser les meilleures dispositions tactiques, afin de soustraire autant que possible l'attaque de l'infanterie à l'action de l'artillerie française. A cet effet il me parut indiqué de donner l'assaut à l'ennemi tout proche, le 8 septembre avant l'aurore, et de poursuivre l'attaque à la baïonnette jusque dans les batteries françaises.

Dans ce but, ,je me mis en relation avec les armées voisines, je demandai au Q. G. A2. le concours de la 2e D. I. G. et j'obtins du Q. G. A4 la promesse de concours du VIIIe C. A . Conformément à l'entente ainsi intervenue et aux considérations exposées ci-dessus, je lançai le 7 septembre, à 6 heures du soir, un ordre à la 3e armée reproduisant textuellement ces considérations. Le 7 septembre à midi, des officiers du G. Q. G. apportèrent la nouvelle que l'Empereur était arrivé au nord de Suippes et qu'il avait l'intention de se rendre à Châlons-sur-Marne pour exprimer au commandant en chef de la 3e armée ses remerciements tout particuliers pour les opérations remarquables et les succès de la 3e armée les jours précédents.

Ils ajoutèrent que l'Empereur avait l'intention de passer la nuit du 7 au 8 septembre à Châlons et de se, rendre le 8 septembre à la 2e armée. L'officier d'Etat-major envoyé aussitôt à Suippes fit un rapport sur la situation de la 3e armée d'où il résultait que le Q. G. A3. estimait, à son vif regret, qu'au point de vue de la sécurité, il ne serait pas prudent d'envisager un séjour de l'Empereur à Châlons pour le 7 ou 8 septembre. Le grand Etat-major renonça dès lors tout à fait à son projet et rentra à Luxembourg.

Conformément à l'ordre de l'armée prescrivant d'attaquer avant l'aurore, le général d'artillerie von Kirchbach avait fixé à 4 h. du matin l'attaque de ses trois divisions (2e D. I. G., 32e D. I., 23e D. R.)

 

8 .septembre. - Là-dessus le général d'infanterie von Plettenberg, commandant le corps de la Garde, se présenta chez moi à Châlons, à 2 h. 30 du matin, pour m'exprimer ses sérieuses inquiétudes au sujet d'un assaut de nuit même, par grand clair de lune, sans reconnaissance d'infanterie préalable ; il demandait que la traversée de la Somme tût fixée, non à 4 h. du matin, mais à une heure plus tardive, au lever du jour.

 

Convaincu qu'une attaque de nuit aurait un plein succès, opinion d'ailleurs confirmée par le général von Hoeppner appelé à en conférer avec nous, je rejetai la demande du général von Plettenberg et, après conversation téléphonique avec le général d'artillerie von Kirchbach, je me bornai à reculer à 4 h. 30 du matin le commencement de l'attaque. Le groupement de l'ouest eut bientôt à se louer de cette décision. Dès 9 h. 30 du matin, l'officier de liaison du Q. G. A3., détaché auprès du général von Kirchbach, pouvait annoncer que la 2e D. I. G. avait bousculé le front français et, à 10 h. 20 du matin, il annonça que la 32e D. I. avait traversé Lenharrée avec de l'infanterie et qu'une partie de son artillerie de campagne était en position sur la rive sud de la Somme ; au cours de ce combat, la 32e D. I. s'empara de nombreuses mitrailleuses et, au sud du village, de 22 canons français en batterie.

La, 23e D. R. réussit également à s'emparer à l'arme blanche de Sommesous et à s'avancer jusque sur les hauteurs au sud du village. Le commandant du groupement se trouva ainsi en situation d'inviter la 23e D. R. à chasser plus loin l'ennemi qui résistait à Montepreux au sud-ouest de Sommesous et à aider de cette façon la 32e D. I. à progresser en direction de Connantray malgré l'importance des forces adverses. Cette dernière division réussit de la sorte à repousser l'ennemi lorsque, à la fin de la soirée, elle renouvela son attaque pour répondre à une nouvelle demande de secours du Q. G. A2. Elle fit de nombreux prisonniers et s'empara de 10 mitrailleuses et de 20 canons avant de prendre le soir quelque repos à Connantray-Vaurefroid. La 2e D. I. G., sa voisine, maintint sa première ligne à Fère-Champenoise et son gros à Normée. Se trouvant en contact étroit avec l'ennemi, elle n'avait pas encore pu se conformer à l'ordre du Q. G. A2. de marcher sur Corroy pour rentrer dans son ancien secteur. Sur ces entrefaites la 24e D. R., rappelée le 7 septembre du Mesnil, atteignait, le 8 à midi, Vatry-Soudron-Germinon.

De là elle fut encore mise en marche dans l'après-midi sur Normée, prête à remplacer la 2e D. I. G.

Les progrès du groupement Est furent moins sensibles qu'à l'ouest ; de ce côté la lutte d'artillerie s'était allumée à 6 heures du matin sur tout le front; mais l'ennemi opposait une résistance vigoureuse. Pour la briser, je prescrivis à la 23e D. I. de s'emparer aussitôt que possible des hauteurs boisées à l'ouest de Le Meix-Tiercelin et d'appuyer de là l'avance du XIXe C. A. En conséquence la division commença aussitôt ses mouvements qui d'abord, surtout à l'aile droite, firent de grands progrès, mais qui, plus tard, furent menacés sur le flanc droit par de fortes colonnes françaises. Cependant elle réussit à repousser l'assaut de l'infanterie ennemie très supérieure en nombre et même à gagner du terrain dans les boqueteaux au nord-ouest de la ferme de Custome. Sous l'impression des succès ainsi remportés jusqu'à midi, j'envisageai de poursuivre, pendant les heures de l'après-midi l'attaque du groupement est, où le XIXe C. A. s'était emparé sur ces entrefaites de la région à l'est d'Humbauville ; cependant ce projet se heurta aux objections du XIIe C. A. tirées de l'épuisement des troupes de la 23e D. I. qui, depuis deux jours, n'avaient pas cessé de combattre. En outre il fallait tenir compte de ce que la 23e D. I. ainsi que l'aile droite du XIXe C. A. se trouvaient soumises à un feu violent de l'artillerie lourde française ; l'aile gauche du XIXe C. A. était elle-même contrainte à renoncer à sa marche sur Châtel-Raould, en raison de pertes considérables, et se trouvait réduite à résister à Courdemanges à une contre-attaque de l'infanterie ennemie. En présence de cette pression d'un ennemi supérieur en nombre, les troupes et les chefs du XIXe C. A. attendirent la nuit pour s'emparer par surprise des batteries lourdes établies à Les Rivières et qu'il était presque impossible de contrebattre le jour. Comme il paraissait nécessaire pour cela que le VIIIe C. A. participât à l'entreprise, un officier d'Etat-major du Q. G. A3. fut envoyé à Courtisols au Q. G. A4. Cet officier revint à Châlons sans avoir pu résoudre la question, car le VIIIe C. A. ne croyait pas au succès de l'entreprise à cause de l'éloignement des batteries françaises (4 kil.) et de l'incertitude sur leur position exacte. En conséquence le VIIIe C. A. n'ayant pas pu faire progresser sensiblement son aile droite, le 8 septembre, au delà de Huirun et en direction du sud, le plan d'attaque sur Les Rivières fut aussi abandonné par le XIXe C. A. et on renonça finalement à une attaque de nuit. Les combats du 8 septembre, au groupement Est, revêtirent au commencement la forme d'une avance pénible et lente de boqueteau à boqueteau, de ferme à ferme, de pli de terrain à pli de terrain ; ils prirent ensuite un caractère purement défensif ; c'était la preuve que l'équilibre tendait à se rompre en faveur des Français. Devant les divisions du général d'artillerie von Kirchbach, l'ennemi se replia, en combattant, derrière la coupure de la Maurienne : Corroy-Gourgançon-Semoine ; à Mailly, la 9e D. C. assurait la liaison entre la 4e et 5e armée française, et bien qu'elle fût renforcée par de l'artillerie et de l'infanterie, elle n'osa pas tenter une percée par Sommesous-Vatry sur Châlons-sur-Marne. De même l'aile gauche de la 4e armée française, qui se renforçait constamment, ne réussit pas, malgré des combats acharnés, à gagner du terrain.

La bataille avait donc pris, le 8 septembre au soir, une allure tout à fait satisfaisante dans le secteur de la 3e armée et il ne me restait aucun doute qu'il fallût continuer l'offensive le 9 septembre et chercher à poursuivre la lutte en liaison avec les armées voisines. Le fait que l'effectif des troupes s'était réduit de plus de moitié, par suite des pertes faites dans les combats et les marches, avait une répercussion d'autant plus grande sur la 3e armée due celle-ci tenait un front plus étendu. Ma résolution n'en fut pas ébranlée ; bien plus, elle se trouva encore fortifiée par un radio du Q. G. A2. au G. Q. G. intercepté par le Q. G. A3. aux termes duquel la 2e armée, en raison de ses fortes pertes, estimait que sa force de combat n'était pas supérieure à trois corps d'armée.

Mon état de santé, malgré tous les soins médicaux et la diète la plus sévère, avait sensiblement empiré le 6 septembre ; dans la journée du 7, des manifestations de dysenterie m'avaient enlevé beaucoup de mes forces et n'étaient pas restées sans influence sur mes dispositions d'esprit. Ce n'est qu'en faisant appel à toute mon énergie que je pus faire face aux obligations de mon service et rester à mon poste, soutenu par le dévouement sans réserve des membres du Q. G. A3. et en particulier du chef d'état-major, M. le général major von Hoeppner.

 

9 septembre. - L'ordre d'armée donné le 8 septembre au soir prescrivait pour le 9 septembre la continuation de l'offensive et indiquait au groupement du général von Kirchbach, comme direction d'attaque, le sud-ouest, vers Sézanne, afin de soulager ainsi la 2e armée gravement engagée. A l'instant même où on donnait cet ordre, arriva le lieutenant-colonel Hentsch, du G. Q. G., qui effectuait une tournée dans les Q. G. A.. Il reçut communication de l'ordre d'attaque, on lui fit part de la manière dont nous envisagions la situation. Au rapport, expédié le 3 septembre par le Q. G. A3. au G. Q. G., il ajouta les mots suivants : " Situation et manière de voir absolument favorables à la 3e armée "

 

Tandis que, le 9 septembre au matin, la 23e D. R. s'emparait de Mailly-le-Camp, la 32e D. I., la 24e D. R. et, immédiatement à droite de celle-ci, la 2e D. I. G. partaient à l'attaque. A onze heures du matin la 24e D. R. s'empara d'Euvy. A ce moment le Q. G. A2. renouvela la demande, qu'il avait déjà présentée à 9 heures du matin, de faire obliquer vers l'ouest toutes les forces du groupement Ouest pour soulager la 2e armée. Le général d'artillerie von Kirchbach ne put donner immédiatement satisfaction à cette demande à cause des forces ennemies qu'il avait en face de lui et qu'il lui fallait d'abord mettre hors de cause. Il prescrivit cependant à la 24e D. R. et à la 32e D. I. de s'avancer vers les hauteurs au sud-ouest et au sud de Gourgançon-Semoine et, après avoir atteint ces objectifs, de se joindre, avec toutes leurs forces, à l'attaque dirigée vers l'ouest par la Garde. Dans cette avance victorieuse, Corroy et Gourgançon furent pris ainsi que de nombreux prisonniers, des mitrailleuses et des canons.

Au groupement Est, la 23e D. I. se trouva soumise, de grand matin, à un violent feu d'artillerie qui se maintint sans interruption jusqu'à midi et qui rendit très difficile l'exécution de l'attaque prescrite à la 23e D. I. dans la matinée. Le reste de la journée, le combat se poursuivit dans la région boisée au sud et au sud-ouest de Sompuis avec des alternatives de succès ; cependant la division se maintint sur les positions qu'elle avait conquises. Une attaque entreprise contre son flanc droit par des forces supérieures fut interrompue sans doute en raison de l'avance de la 23e D. R. sur Mailly.

Au XIXe C. A. l'infanterie se maintint sans peine sur ses positions bien qu'elle fût aussi soumise à un feu de plus en plus violent des batteries lourdes françaises ; elle gagna même avec son aile droite la ferme de Certine. Là, comme devant la 23e D. I., le feu de l'artillerie ennemie s'apaisa au commencement de l'après-midi ; il en fut de même du violent tir d'arrosage que l'ennemi entretenait depuis quelques jours sur la zone en avant du front.

La situation générale devant la 3e armée permettait donc de grandes espérances. Le groupement de l'est s'était maintenu victorieusement contre un adversaire supérieur en nombre : les groupements du centre et de l'ouest avaient rejeté l'ennemi et l'avaient repoussé derrière la coupure du ruisseau de Maurienne : Semoine-Gourgançon-Corroy. L'espoir que l'offensive menée les 8 et 9 septembre par la 3e armée parviendrait à dégager la 2e armée paraissait pleinement justifié. Malheureusement il ne devait pas se confirmer. Contrairement à toute attente, il arriva à 1 h. 20 du soir au Q. G. A3. un radio envoyé à 11 heures du matin par le Q. G. A2. et ainsi conçu :

" 2e armée entame retraite, aile droite Damery " Cette nouvelle tomba comme un coup de foudre, car la retraite de la 2e armée, avec les conséquences qu'elle entraînait pour la 3e, ruinait soudainement toutes mes espérances. Maintenant s'imposait avant tout le devoir de prendre des précautions et d'envisager en tout cas le repli en direction du nord. Il s'agissait de donner confidentiellement les ordres nécessaires pour le repli des trains régimentaires, etc... et pour la construction d'un pont sur la Marne entre Matougues et Châlons-sur-Marne. Tandis que se posaient ces questions, m'arriva, à 3 heures de l'après-midi, le rapport du général d'artillerie von Kirchbach m'annonçant qu'il avait reçu du Q. G. A2. un ordre de retraite et qu'il ne l'exécuterait qu'à 4 h. 30 de l'après-midi au lieu d'1 heure comme on le lui avait prescrit (Certes la mesure prise par le Q. G. A2. de prescrire directement la retraite au général von Kirchbach, sans passer par l'intermédiaire du commandant d'armée, était dictée par les événements survenus dans la matinée du 9 septembre sur le champ de bataille de la 2e armée et par la nécessité de prendre une décision. Cependant, je pouvais m'attendre à ce qu'un tel ordre, qui avait une si grave importance pour mon aile droite et qui avait dû être donné dans la matinée, puisque le général von Kirchbach devait battre en retraite dès 1 heure, me serait communiqué immédiatement au lieu de me parvenir seulement à la fin de l'après-midi à Châlons-sur-Marne.) Cette communication fut suivie d'une autre à 5 h. 30 de l'après-midi, expédiée à la vérité dès 2 h. 45 par le Q. G. A2. au Q. G. A3. et ainsi conçue :

" 1re armée recule, 2e commence retraite Dormans- Tours, ordre de retraite a été donné à Kirchbach. " Là-dessus il ne me restait évidemment rien autre chose à faire qu'à me résoudre à suivre le mouvement de repli vers le nord. Le détachement de l'ouest fut avisé en conséquence d'avoir à se mettre en mouvement à 4 h. 30 de l'après-midi, le groupement Est, à retraiter en liaison avec le VIIIe C. A. De fortes arrière-gardes devaient tenir la coupure de la Somme et la ligne Soudée-Coole-Maisons-en-Champagne; les gros avanceraient jusqu'à : Trécon, Soudron, Vatry, Coupetz, Cheppes.

Après que cette résolution eut été communiquée par télégraphe au G. Q. G., le Q. G. A3, reçut de Luxembourg un radiotélégramme d'après lequel la 3e armée devait rester au sud de Châlons-sur-Marne et s'y tenir prête à une nouvelle offensive à laquelle participerait la 4e armée en cas de perspective de succès tandis que la 5e armée attaquerait dans la nuit du 9 au 10 septembre.

A l'arrivée de cet ordre, la question se posa pour moi de savoir si je devais y obéir et rester au sud de Châlons ou si je devais m'en tenir à la décision de retraiter vers le nord dictée par le recul de la 2e armée. Ce dernier parti paraissait indiqué, à condition qu'on pût admettre que les événements survenus à la 2e armée n'étaient pas encore connus du G. Q. G. au moment de l'envoi de son ordre.

Cependant il y avait, à l'encontre de cette hypothèse, le texte d'un radio du Q. G. A2. au G. Q. G. intercepté dans l'après-midi du 9 septembre à Châlons-sur-Marne et ainsi conçu :

"2e armée d'accord avec Hentsch suspend son attaque qui progressait lentement et gagne rive nord de la Marne, aile droite à Dormans. "

D'après l'ordre même du G. Q. G., l'attaque de nuit prévue le 9 ou le 10 septembre, pour la 5e armée, pouvait être contremandée. Ce fait démontrait qu'entre temps, le G. Q. G. pourrait être amené à envisager autrement la situation générale. Il parut donc opportun de consulter à ce sujet le lieutenant-colonel Hentsch qui, le 9 septembre au soir, passait par Châlons à son retour des quartiers généraux des 1re et 2e armées. Il s'exprima de la manière suivante en réponse à mes questions : " l'ordre du G. Q. G. de se maintenir au sud de la Marne pouvait ne plus être exécuté à la lettre. La situation en effet s'était modifiée à la 2e armée. Elle ne correspondait plus à l'idée que s'en faisait le G. Q. G., au moment de l'envoi de son télégramme. Le Q. G .A3. pouvait donc, sous sa responsabilité, agir comme il le jugerait bon, tout en tenant compte de la situation de la 2e armée. "

Après cet entretien, l'idée de retirer le 10 septembre mon gros derrière la Marne, comme l'avait fait la 2e armée, gagnait chez moi du terrain, quand arriva à 10 .h. 30 du soir à Châlons-sur-Marne un nouveau radio du G. Q. G. ainsi conçu :

" 3 armée restera au sud de Châlons-sur-Marne, offensive doit être reprise 10 septembre aussitôt que possible. "

Tous mes doutes étaient ainsi levés et, je donnai pour le 10 septembre l'ordre suivant qui regroupait la 3e armée pour une nouvelle offensive. Le XIXe C. A. resta en liaison avec le VIIIe C. A. à l'ouest de Vitry-le-François, le XIIe C. A. se rassembla à Bussy-Lettrée, Vatry, Soudron, et le XIIe C. R. à Trécon, Chaintrix, Thibie.

Tandis que la 3e armée se préparait à renouveler son offensive, la 2e armée persistait dans son intention de se rapprocher de la 1re armée, de replier son flanc droit sur Fismes, son flanc gauche à l'est de Reims ; elle se décida, mais seulement après conférence avec le colonel Hentsch, à laisser le 10 septembre une arrière-garde du corps de la Garde à Flavigny pour couvrir le flanc droit de la 3e armée opérant au sud de la Marne.

Au groupement Ouest, le décrochage se fit sans grande difficulté, car l'adversaire était complètement battu. Sous la protection de forts détachements, laissés au contact de l'ennemi, au nord de la Somme, les gros atteignirent tard dans la soirée du 9 septembre la ligne Trécon-Bussy-Lettrée. La 32e D. I. se rapprocha de la 23e D. I. ; la 23e D. R., de la 24e D. R.

Au groupement Est, une retraite immédiate, eu égard au contact étroit avec l'ennemi, risquait d'entraîner de graves pertes. Le commandant du XIIe C. A. résolut donc de ne rompre qu'à la tombée de la nuit, tandis que le XIXe C. A. resterait sur ses positions.

Le 9 septembre fut un jour où j'éprouvai les sentiments les plus divers, puisqu'il commença par de lourds soucis et se termina dans l'espérance. La matinée vit se continuer la lutte engagée depuis trois jours contre un adversaire supérieur en nombre. L'après-midi plaça le commandement de l'armée devant cette grave question : fallait-il, sans y être forcé par l'ennemi, renoncer aux succès obtenus par la troupe, dans un combat qui durait depuis des jours, pour se plier à la situation générale de l'armée allemande, situation qui déterminait le G. Q. G. à replier son aile droite ? Ce n'est qu'à contrecœur que j'envisageai les dispositions à prendre pour se conformer à un tel ordre et que, je prescrivis les mesures nécessaires. La certitude que les troupes et les chefs subalternes ne sauraient être intimement convaincus de la nécessité d'un repli sur la rive droite de la Marne et que ce repli ébranlerait leur confiance dans le commandement actuel me remplissait d'amertume. Avec quelle reconnaissance saluai-je le radio reçu à 10 heures du soir ordonnant de rester au sud de Châlons et de reprendre l'offensive !

 

10 septembre. - Les mouvements prescrits par l'ordre de l'armée pour le 10 septembre, en vue du regroupement du XIIe C. R. et du XIIe C. A. s'effectuèrent méthodiquement. Cependant, comme dans la matinée une attaque française se dessinait contre le flanc droit du XIXe C. A. resté sur ses positions, le XIIe C. A. fut avisé d'avoir à maintenir des forces relativement importantes dans la région de Soudé pour être à même d'attaquer en cas de menace d'enveloppement de la part des Français.

Cette intervention de la 23e D. I. laissée à Soudé parut nécessaire dans l'après-midi ; elle brisa l'offensive de l'adversaire dirigée contre Sompuis, de telle sorte que le général commandant le XIXe C. A., qui avait maintenant la supériorité numérique, résolut à son tour de passer à l'offensive dès la tombée de la nuit. Je donnai au général commandant le XIXe C. A. mon assentiment à l'avance qu'il envisageait et je plaçai même sous ses ordres, pour l'exécution de son projet, les éléments de la 23e D. I. qui se trouvaient encore à Soudé. Tandis que le XIXe C. A., appuyé par la 23e D. I., avait réussi dans la matinée du 10 septembre a repousser les assauts des forces françaises supérieures en nombre et que, encouragé par ce succès, il se préparait à attaquer à son tour, les mouvements de la 32e D. I. et du XIIe C. R. s'accomplissaient sans être gênés par l'ennemi. L'avance prudente de celui-ci en face du groupement Ouest faisait bien voir qu'il avait été sérieusement atteint par le coup qui lui avait été porté le 9 septembre au sud de Fère-Champenoise.

 

Les choses en étaient là lorsque, à 7 h. 15 du soir, arriva du Q. G. A2. un radio d'après lequel la 2e armée, sans nouvelles de la 1re armée, considérait son flanc droit comme tellement menacé par l'avance ennemie qu'elle envisageait le repli de ses arrière-gardes derrière la coupure de la Vesle, son gros effectuant une courte marche vers le nord-ouest. Le message du Q. G. A2. se terminait par ces mots : " On désire que la 3e armée se joigne à ce mouvement ". Cette invitation me parut déplacée au plus haut point, car elle était en pleine opposition avec l'instruction reçue du G. Q. G. de reprendre l'offensive aussitôt que possible. Je me décidai sans hésitation à ne pas déférer à l'invitation de la 2e armée de battre en retraite au delà de la Marne, mais je priai le Q. G. A2. de maintenir l'arrière-garde du corps de la Garde assez longtemps au sud de la Marne pour que le flanc droit de la 3e armée ne pût être découvert. Le Q. G. A2. se déclara prêt à répondre à nos désirs jusqu'au matin du 11 septembre et me fit connaître en même temps qu'une colonne ennemie en marche - estimée à un corps d'armée - avait . atteint le village de Bergères à 5 heures du soir en passant par Etoges. Avant l'arrivée de cette nouvelle qui intéressait immédiatement la 24e D. R., mais qui ne fut reçue à Chalons qu'à 10 h. 30 du soir, un ordre daté du 10 septembre, 5 h. 45 du soir, m'était parvenu

à 8 heures du soir, portant que l'Empereur avait prescrit : " La 2e armée reculera devant la Vesle, aile gauche Thuizy, la 1re armée recevra ses instructions de la 2e armée.

La 3e armée en liaison avec la 2e armée, tiendra la ligne, Mourmelon-le-Petit, Francheville-sur-Moivre.

La 4e armée en liaison avec la 5e armée, au nord du canal de la Marne au Rhin jusqu'aux environs de Revigny, etc...

Les positions atteintes pour les armées seront fortifiées et défendues."

Aussitôt, à 8 h. 30 du soir, les commandants de C. A. furent avisés par le téléphone de ce changement dans la situation, le XIXe C. A. avec ordre de ne pas mettre a exécution l'attaque de nuit projetée. Pour le reste, on les renvoyait à l'ordre d'armée qui allait suivre. Je donnai cet ordre à 10 h. 45 après m'être vu, le cœur brisé, imposer le devoir de prendre toutes dispositions en vue du repli sur la rive droite de la Marne.

D'après cet ordre, le repli, protégé par des arrière-gardes pourvues d'une forte artillerie, devait s'exécuter de manière que les gros franchissent le 11 septembre la ligne Chaintrix-Vatry-Dommartin-Lettrée-Maisons-en-Champagne. Le XIIe C. R. assurait la protection du flanc ouest de l'armée. A cet effet le XIIe C. R. disposait des ponts de Jalons, Aulnay et Matougues ; le XIIe C. A., d'un pont lancé par les pionniers à Saint-Gibrien et des passages de Châlons et de Sarry; le XIXe C. A. des passages de Sarry exclu à Pogny, avec instruction générale de passer la Marne le 11 septembre, de laisser des détachements de sûreté au sud de la Marne et de retarder par tous les moyens la poursuite de l'ennemi.

La retraite des XIXe et XIIe C. A. commença sans difficulté spéciale. Le XIXe C. A. se mit en marche le 11 septembre avant le jour sans être aucunement inquiété par l'ennemi ; la 23e D. I., grâce à la contre-attaque qu'elle avait commencée de Soudé sur Sompuis dans l'après-midi du 10 septembre et qu'elle poursuivit jusqu'à la tombée de la nuit, réussit elle-même à passer la Marne le 11 septembre sans grande difficulté. La 32e D. I. atteignit le 10-11 septembre les objectifs qui lui étaient assignés en vue du regroupement et rendit ainsi libres les routes et les chemins nécessaires à la 23e D. R. pour se rapprocher de la 24e D. R., de telle sorte que le croisement n'occasionna pas d'embarras et que la 32e D. I. put être ramenée sous les ordres immédiats du général commandant le XIIe corps d'armée. Le XIIe C. R, qui s'était échelonné le 10 septembre dans la région Clamanges, Pocancy, Thibie, la 23e D. R. au nord, la :24e D. R. au sud, avait ses détachements de sûreté sur la ligne : Pierre-Morains, hauteur au nord-est de Normée. Presqu'une journée de marche à droite et en arrière, se tenait le détachement du corps de la Garde, à, Avize-Flavigny ; il n'assurait par conséquent que dans une faible mesure la protection du flanc droit de la 3e armée, qui avait été demandée au Q. G. A2. Je considérai dès lors comme indispensable d'attirer particulièrement l'attention du XIIe C. R. sur la mission de flanc-garde qui allait ainsi lui revenir.

Sur ces entrefaites, d'importantes forces françaises se portèrent, dans l'après-midi du 10 septembre, par Connantray, à l'attaque des avant-postes de la 24e D. R. le général commandant le XIIe C. R. alerta immédiatement ses troupes et prescrivit à la 23e D. R., en liaison avec la 24e D. R., d'occuper les hauteurs au nord-est de Bergères-Pierre-Morains. Il avait l'intention d'attaquer l'aile gauche française avec les troupes réservées de la 23e D. R., espérant protéger ainsi, de la manière la plus efficace, notre propre aile droite contre un enveloppement menaçant. Cette intention ne fut pas mise à exécution parce que le Q. G. A3., informé de l'attaque projetée, fit savoir au XIIe C. R. que la 3e armée devait se replier tout entière le 11 septembre derrière la Marne. De la sorte une nouvelle offensive déjà projetée et commencée à l'aile ouest de la 3e armée fut, elle aussi, arrêtée.

Cependant de ce côté une décision par les armes devait encore intervenir le 10 septembre dans la soirée. La 24e D. R. fut attaquée par surprise à la nuit tombante. Il se pourrait bien que ce fût par la colonne, évaluée à un corps d'armée, que le Q. G. A2. avait signalée en marche, à 5 heures de l'après-midi, par Etoges sur Bergères. - Ce mouvement d'approche ne fut d'ailleurs connu à Châlons qu'à 1O h. 30, sans que, jusque là, les comptes rendus du XIIe C. R. en eussent fait mention. - D'après le rapport du XIIe C. R. ce combat eut lieu à Clamanges.

S'il en était bien ainsi, il faudrait admettre que la communication du Q. G. A2., très retardée, relative à une avance; ennemie sur la route Etoges-Bergères, devait être imputée à une observation erronée et à une orientation inexacte de l'aviateur ; autrement il serait difficile de croire que l'approche d'un corps d'armée ennemi eût complètement échappé à l'exploration rapprochée du XIIe C. R. Peut-être y a-t-il eu erreur dans la désignation du champ de bataille (Clamanges) alors qu'il aurait fallu indiquer : Bergères ou Pierre-Morains.

L'arrivée inopinée de l'ennemi et les fortes pertes que subit la 24e D. R. semblent indiquer que la direction de l'attaque principale était bien celle de Bergères-Pierre-Morains; quoi qu'il en soit, la 24e D. R. se vit engagée dans un grave combat et se replia dans la direction générale Thibie-Matougues, tandis que la 23e D. R., chargée de protéger la retraite, prit; une première position de repli à l'ouest de Rouffy et une deuxième au nord-ouest de Champigneul. La 24e D. R. ne put se dégager de l'ennemi qu'à la suite d'une attaque à la baïonnette destinée â bluffer complètement l'adversaire et qui réussit, dans la nuit noire, à rejeter les Français de leurs positions.

La retraite de la 24e D. R., commencée aussitôt, s'accomplit ensuite sans grande difficulté ; l'adversaire ne poursuivit que mollement, bien qu'il n'eût pas été inquiété par l'arrière-garde du corps de la Garde qui avait pris position à Avize-Flavigny, pour la protection du franc droit de la 3e armée.

Si nous jetons maintenant un coup d'œil en arrière sur l'action d'ensemble de la 3e armée, pendant les combats de la période du 6 au 10 septembre, nous pouvons constater que le Q. G. A3., dans les assauts qu'il livra journellement comme dans les attaques qu'il repoussa, non seulement tint tête à des forces ennemies égales, mais encore attira sur lui des forces supérieures (10e, 17e et 21e C. A.). Il était même, le 9 septembre, en train d'ouvrir au centre du front ennemi une brèche qui aurait peut-être suffi pour changer complètement la face des choses. Il est donc facile d'imaginer les sentiments qui m'animaient lorsque je me vis obliger d'entamer la retraite vers le nord. J'étais fier que la 3e armée n'évacuât le champs de bataille au sud de la Marne ni sous la pression de l'ennemi, ni de son propre chef. La retraite n'était commandée que par des considérations tirées de la situation générale et il est par suite bien établi que le Q. Q. A3. et la 3e armée n'ont aucune responsabilité dans le repli sur la rive droite de la Marne. Ainsi la 3e armée fournit son rendement maximum au sud de Châlons et ce n'est que pour obéir à l'ordre impérial qu'elle fit tranquillement et fermement demi-tour pour occuper la position de repli qui lui était assignée. Les services de l'armée avaient d'ailleurs été reconnus dans une lettre de l'Empereur en date du 10 septembre, arrivée le 11, et ainsi conçue :

" AU COLONEL-GÉNÉRAL BARON VON HAUSEN A CHALONS-SUR-MARNE "

" Je félicite la 3e armée pour les nouveaux succès qu'elle a obtenus après de très vifs combats. L'armée s'est battue d'une manière toujours exemplaire dans des circonstances particulièrement difficiles. Je lui en exprime ma chaude reconnaissance. Transmettez à toutes les unités de l'armée mon remerciement impérial. J'ai eu récemment l'intention de visiter l'armée pour vous exprimer personnellement ce qui précède. "

Signé : GUILLAUME I. R.

Ces remerciements de l'Empereur furent portés à la connaissance des troupes par l'ordre suivant de l'armée :

Q. G. A. Suippes, 11 septembre 1914.

" Sa Majesté l'Empereur a accordé à l'armée, en reconnaissance de son avance victorieuse, de la vaillance et de l'endurance extraordinaires dont elle a fait preuve, un certain nombre de Croix de fer qui ont été concédées aujourd'hui aux corps d'armée. Si la situation générale de l'armée allemande a rendu nécessaire de replier la 3e armée victorieuse et de la charger d'abord d'une défensive opiniâtre, j'exprime le souhait, et j'ai la confiance, que l'armée se montrera à la hauteur de cette nouvelle tâche, comme elle a été jusqu'ici à la hauteur de toutes les missions qui lui ont été confiées.

Signé : BARON VON HAUSEN.

A la fin de ce chapitre comme à la fin du précédent intitulé " De l'Aisne à la Marne " je reviens encore sur l'importance beaucoup plus grande qu'auraient eue les succès remportés par la 3e armée si elle n'avait été privée du XIe C. A. et d'une division de cavalerie. Une telle division de cavalerie, en action devant le front de la 3e armée, aurait certainement bousculé la division de cavalerie ennemie rencontrée le 6 septembre à Mailly ; elle aurait ensuite pénétré plus à fond les intentions de l'adversaire et elle n'eût pas manqué de détruire les nœuds de voies ferrées dans la direction de Troyes. Tout au moins aurait-elle contribué à retarder l'avance des troupes que l'adversaire amenait par Arcis-sur-Aube sur Fère-Champenoise et par Rosnay sur Vitry-le-François.

En outre le XIe C. A. aurait sans nul doute suffisamment accru la force de choc et de combat de la 3e armée pour que le groupement Ouest, renforcé du XIe C. A., réussît le 8, et au plus tard le 9, à crever le front de l'armée française et par suite à dégager efficacement l'aile droite allemande en détresse.

Je ne puis taire non plus que mon état de santé, dans les journées critiques des 8, 9 et 10 septembre, s'était de plus en plus aggravé. Aucun remède n'avait d'efficacité ; j'adjurai le médecin inspecteur Dr Muller d'entretenir ma force vitale au moins encore quelques jours, et ma faiblesse augmentait journellement, puisque je ne pouvais ni prendre de nourriture, ni garder le lit. Pour me soutenir et continuer à servir fidèlement ma patrie et ma 3e armée, je dus mettre en jeu toutes mes forces morales.

 

CHAPITRE VII

DE LA MARNE A LA POSITION DEFENSIVE EN CHAMPAGNE. 11 AU 13 SEPTEMBRE

11 septembre. - La retraite de la 3e armée s'accomplit pendant la nuit du 10 au 11 septembre et dans la journée du 11 conformément aux ordres donnés; bien que l'épuisement des officiers, des hommes et des chevaux eût atteint un degré particulièrement inquiétant. Les corps traversèrent la Marne sur les ponts qui leur avaient été assignés, réussirent à les couper et à continuer leur mouvement au nord de la rivière sans être attaqués par l'ennemi: Je quittai Châlons à 4 heures du matin, reçus à l'Epine le rapport du général des pionniers sur la position défensive assignée à la 3e armée et qu'il avait reconnue, et me rendis à Saint-Etienne-au-Temple pour assister là au défilé des colonnes de munitions et des troupes et me faire une opinion personnelle sur leur état. A cet endroit j'arrêtai, sur la base des résultats de la reconnaissance, l'ordre d'armée pour la défense du secteur Mourmelon-le-Petit-l'Epine-Francheville et je me rendis ensuite à midi trente à mon nouveau quartier général de Suippes.

 

Le colonel-général von Moltke, chef d'État-major de l'armée en campagne, y attendait mon arrivée pour m'entretenir des événements des jours précédents et de la situation générale qui en résultait. Au cours de cette conférence j'acquis la conviction que le G. Q. G. caressait l'espoir que la 3e armée aurait la possibilité d'envisager un repos de quelques jours (une huitaine peut-être) pour refaire ses effectifs en hommes et en chevaux, compléter ses approvisionnements et ses munitions. Mais en tout cas, il fallait que la 3e armée, jusqu'à reprise de l'offensive projetée, se maintint à tout prix sur la ligne qui lui était assignée. J'exprimai à ce sujet l'assurance que la 3e armée chercherait à répondre à cette attente en y employant toutes les forces qui lui restaient encore. Je ne dissimulai pas cependant combien nous avions ressenti amèrement la perte définitive du XIe C. A. et la non arrivée de la D. C. qui nous avait été accordée. Je comptais rédiger un ordre d'armée sur les bases arrêtées dans cette conférence, mais je n'eus pas à le faire, car dès 3 heures de l'après-midi le Chef de l'État-major de l'armée en campagne, qui s'était rendu du Q. G. A3. au Q. G. A2. et qui était revenu ensuite à Suippes, modifiait son ordre primitif au sujet de la position défensive envisagée.

Ces modifications étaient fondées sur l'opinion qui dominait au Q. G. A2. sur la situation, opinion dont le G. Q. G. n'avait pas encore eu connaissance et aussi sur le rapport du Q. G. A4., arrivé dans l'intervalle, et qui signalait l'avance vers Vitry-le-François de forces françaises importantes. Les nouvelles instructions du G. Q. G. fixaient la position de l'aile gauche de la 2e armée à Thuizy ; celle de l'aile droite de la 4e, à Suippes ; la 3e armée était chargée d'organiser, comme une forteresse, la ligne Thuizy-Suippes. Je lançai dès lors à 4 h. 15 un ordre d'armée assignant :

Au XIIe C. R., le secteur Thuisy (exclu) chemin de Mourmelon-le-Petit à Prosnes (inclus) ;

Au XIIe C. A. le secteur attenant, jusqu'à Fort Saint-Hilaire, butte d'infanterie (inclus) ;

Au XIXe C. A. le secteur attenant ,jusqu'à Suippes exclu.

L'ordre prescrivait d'exécuter immédiatement les mouvements de repli correspondants. J'avais maintenant pleinement conscience qu'il ne serait pas encore possible d'accorder, le 11 septembre, à la troupe et à ses chefs, le repos dont ils avaient un besoin si impérieux. Ce n'était plus pour répondre aux nécessités du combat, qui avaient déjà exigé une tension ininterrompue de tous les efforts pendant cinq jours et cinq nuits consécutives, mais bien pour déférer aux instructions du G. Q. G. basées sur la situation générale de l'armée, que je me vis forcé d'imposer sans restriction la volonté du chef sans tenir compte de l'épuisement extrême des hommes et des chevaux. Convaincu que les décisions prises le 11 septembre avaient une portée considérable pour la suite des opérations, que par conséquent une entente complète devait régner entre les armées voisines et qu'une direction unique allait être assurée par l'autorité supérieure, j'avais salué avec joie, et reconnaissance l'arrivée à Suippes du Chef d'Etat-major général de l'armée en campagne.

Mon premier entretien avec lui me laissa bien supposer que le G. Q. G. n'était pas encore arrivé à des conclusions fermes au sujet de la situation de l'armée ennemie et de la nôtre et qu'il ne paraissait pas possible d'envisager un repos de huit jours.

Mon second entretien avec le Chef d'État-major général de l'armée en campagne me permettait maintenant de constater la pleine conformité de mes vues avec celles du G. Q. G.

En effet, du moment que des forces françaises importantes avançaient sur Vitry-le-François, c'est-à-dire immédiatement contre le flanc gauche - Francheville, de la 3e armée qui touchait là à la 4e, il devenait nécessaire de replier l'aile Est de l'armée. Il semblait également possible que l'ennemi, avançant au nord-est contre les 2e et 3e armées sur le large front : Ville en Tardenois-Damery-Mareuil, tentât une percée que faciliterait la faiblesse des effectifs de combat allemands. La modification projetée par le G. Q. G. devait donc être accueillie avec joie, puisqu'elle procurait un raccourcissement du front. Dès lors nous n'hésitâmes pas à ramener nos troupes conformément à l'ordre impérial sur la position défensive Thuizy-Suippes, dont l'étendue ne dépassait pas 25 km. et qui serait plus facile à tenir, avec les faibles effectifs de la 3 armée, que la position primitivement envisagée d'environ 40 km. de longueur, sur le front Thuizy-l'Epine-Francheville.

Les instructions du G. Q. G. entraînaient des modifications à toutes les dispositions prescrites pour le 11 septembre. Il fallait arrêter les travaux défensifs déjà commencés et devenus sans objet. Il fallait aussi que les troupes, déjà au repos, levassent leurs bivouacs et se missent en marche pour gagner des objectifs, parfois très éloignés, et là recommencer une nouvelle organisation de position.

Dans l'intérêt général, j'aurais pourtant fait litière de toutes ces considérations, si je n'avais craint de voir la confiance des hommes dans le commandement fortement ébranlée par les variations de celui-ci dans les décisions qu'il prenait ainsi coup sur coup le même jour.

Le Q. G. A3. s'établit à Suippes dans une grosse ferme située à la sortie nord du village vers Perthes et qui était, comme toutes les propriétés voisines, complètement abandonnée. Une grande chambre avec cabinet, au premier étage, au-dessus des bureaux, me fut affectée. L'ameublement consistait seulement en un bois de lit et une armoire. Au moyen de quelques effets personnels, je me fis un lit de camp sur lequel ,je passai des heures cruelles par suite de mon état de santé de plus en plus mauvais. Mon entourage, en raison de ma faiblesse, ne crut pas devoir me prévenir de la deuxième visite du colonel-général von Moltke, de sorte que, malgré moi, je n'assistai pas à cette deuxième conférence à Suippes avec le représentant du G. Q. G. en l'absence du général-major von Hoeppner, qui s'était rendu à l'état major du XIXe C. A., M. de Moltke se borna à communiquer ses nouveaux ordres au premier officier d'état-major du Q. G. A3. Il ne me resta qu'à exprimer à celui-ci mon étonnement de n'avoir pas été averti à temps, et malgré mon état de santé, de ce qui se passait et d'avoir ainsi manqué l'occasion d'entrer personnellement en rapports avec le chef d'Etat-major de l'armée en campagne à son retour du Q. G. A2.

 

12 septembre. - Je partis de Suippes à 7 heures du matin en automobile et reçus à la Pyramide de Napoléon, au sud de Mourmelon-le-Grand, les rapports des commandants de C. A. sur les dispositions qu'ils envisageaient pour organiser la position de défense. Sur la base de ces rapports, je réglai verbalement, avec les représentants des C. A., les détails d'organisation du front défensif. Je trouvai aussi là l'occasion de saluer les troupes du XIIe C. A. comme;j'avais déjà pu saluer sur la route de Suippes des éléments du XIXe C. A. D'après des comptes-rendus arrivés sur ces entrefaites et provenant de la reconnaissance d'aviation entreprise de grand matin, l'ennemi se disposait à franchir la Marne à Châlons et en amont avec ses têtes de colonne ; trois corps d'armée étaient ainsi en mouvement vers le nord. Ces renseignements furent bientôt confirmés par d'autres d'après lesquels l'adversaire devait suivre la 3e armée avec au moins quatre corps d'armée, c'est-à-dire avec une grande supériorité numérique, et que son aile droite passait par Sogny et son aile gauche par Champigneul. Dans le courant de la matinée, les gros des corps d'armée prirent possession des secteurs qui leur étaient assignés ; mais, en raison de l'étape de 60 kilm. qu'ils avaient fournie depuis le 11 septembre, on dut tout d'abord leur accorder un repos de plusieurs heures. Ils commencèrent aussitôt après les travaux de fortification dans leurs secteurs. L'Etat-major de la 3e armée se rendit au commencement de l'après-midi à son quartier général de Bétheniville.

Le chef d'Etat-major du XIIe C. A. y arriva dans l'après-midi et annonça que le corps de la Garde, voisin du XIIe C. R., s'était retiré sur une position sensiblement en arrière, conformément aux ordres du Q. G. A2. Cette mesure avait été prise non seulement dans l'intérêt de la liaison de la Garde avec les autres éléments de la 2e armée, mais encore à cause de la configuration du terrain. Le commandant en chef de la 2e armée avait en effet désigné une position plus en arrière comme plus favorable à la défense. Le chef d'État-major du XIIe C. R. confirma le fait et fit remarquer à ce sujet que les hauteurs, au nord de la position de Thuizy, étaient figurées comme terrains boisés sur la carte au 1 : 80.000, tandis qu'elles étaient en réalité dénudées, le XIIe C. R. considérait également qu'il y aurait intérêt pour lui à s'établir sur une position située plus en arrière, plus favorable au point de vue tactique pour rester en liaison avec la 2e armée. Naturellement la question se posa aussi de replier le XIIe C. A. et, dans ce cas, toute la 3e armée. Dans le même esprit, le Q. G. A2., qui s'attendait à une attaque imminente des Français contre la 2e armée et le XIIe C. R., recommandait de reporter l'aile droite de ce corps au nord-ouest de Prosnes afin de la mettre en liaison avec l'aile gauche de la 2e D. I. G. qui occupait le bois Patron. La 3e armée serait dès lors établie dans une position avantageuse de Prosnes, à Suippes par Aubérive. Cependant de graves objections furent faites à cette proposition en raison de l'épuisement des troupes de la 3e armée qui, les 11 et 12 septembre, avaient déjà commencé les travaux d'organisation de deux positions défensives. Je n'adhérai donc pas aux vues du Q. G. A2. et je m'en tins aux instructions précédemment données pour la fortification du front Sept-Saulx-Mourmelon-le-Grand-Suippes. A 7 heures du soir, peu après la fin de la délibération à laquelle donna lieu cette décision, arriva le colonel von Dommes du G. Q. G. ; il annonça que, en raison de la configuration défavorable du terrain en forêt d'Argonne, la 5e armée devait se replier plus en arrière que ne l'avait indiqué le Chef d'Etat-major de l'armée en campagne au cours de la conférence, tenue dans l'après-midi du 11 septembre. Il s'ensuivait que l'aile droite de la 4e armée ne pouvait rester à Suippes comme on l'avait supposé; elle devait donc reçu ordre d'appuyer sur Souain. En conséquence il était indiqué d'assigner à la 3e armée le secteur Prosnes, Souain. Je ne cachai pas au représentant du G. Q. G. quelles graves objections soulevait un perpétuel repli de la position de défense et quelle impression défavorable cette mesure ferait sur des troupes qui avaient dû abandonner par deux fois des positions qu'elles avaient déjà bien fortifiées. Le colonel von Dommes reconnut le bien fondé de mes raisons et promit de les faire valoir auprès du Q. G. A2. avant décision définitive. En conséquence il se rendit, accompagné du 1er officier d'état-major du Q. G. A3. au Q. G. de la 2e armée, mais il revint à 11 heures du soir à Bétheniville sans avoir pu régler l'affaire, en sorte que je me vis obligé, le 13 septembre, de ramener la 3e armée sur la ligne Prosnes-Souain.

La journée du 12 septembre se termina ainsi pour moi sans que je pusse donner suite à ma résolution, tenu que j'étais de me conformer à des ordres supérieurs donnée dans l'intérêt des armées voisines. Dans ces conditions, je craignis encore plus que la confiance des troupes dans le haut commandement ne s'affaiblit davantage par suite des variations du G. Q. G. dans ses décisions du 11 septembre. En effet, le changement prescrit maintenant pour le 13 septembre ne pouvait qu'avoir une fâcheuse répercussion sur la troupe et sur les cadres inférieurs qui ne manqueraient pas de l'attribuer à une direction peu sûre d'elle-même. Je suis loin de prétendre que de tels changements dans les instructions données eussent pu être complètement évités ; je crois cependant que le G. Q. G., lorsqu'il eut résolu de renoncer à sa stratégie de défaite qui l'a conduit au-delà de la Marne, aurait agi plus sagement en donnant des instructions pouvant servir de guide au lieu d'ordres impératifs. A la vérité, dans leur visite au Q. G. A., les officiers du G. Q. G. affirmaient que la direction supérieure de l'armée était obligée d'apporter de l'unité dans les mouvements de repli de l'aile droite allemande ; mais assurément de telles opérations se seraient effectuées plus aisément si, par exemple, les 1re, 2e, 3e et 4e armées avaient été placées sous une direction unique.

Cependant on ne peut méconnaître que le G.Q.G. réussit dès le 13 septembre à ramener l'ensemble des forces combattant contre la France sur une position défensive qui, très avancée en pays ennemi, avait de ce chef au point de vue stratégique une valeur offensive. L'adversaire se trouvait dans la nécessité, pour refouler l'invasion allemande, d'attaquer cette position en y consacrant toute sa puissance. Il est vrai que, du côté allemand, on n'avait pu obtenir ce résultat qu'au prix d'un amoindrissement de la force combative des troupes et non sans risquer d'affaiblir la confiance dans le commandement.

Un autre événement se produisit encore au Q. G. A3. le 12 septembre, car je résignai ce jour-là mon commandement : en effet, les progrès de ma grave maladie n'avaient pu rester cachés aux représentants du G. Q. G. lors de leurs visites au Q. G. A3., les 9 et 11 septembre, et ils avaient dû en informer l'Empereur ; c'est à Bétheniville, où mon quartier-général avait déjà été établi le 4 septembre et où il se trouvait replié le 12, que le plénipotentiaire militaire saxon, M. le lieutenant général baron Leuckart de Weysdorf, apporta très tard dans la soirée l'ordre de cabinet suivant, qu'il me tendit dans le lit où j'étais étendu à bout de forces et dans un état lamentable.

Cet ordre était ainsi conçu :

" Ayant appris à mon vif regret que votre état de santé défavorable s'est profondément altéré à la suite des grandes fatigues des dernières semaines, je tiens pour opportun, afin de ménager vos forces et dans l'intérêt de votre complet rétablissement, de vous relever provisoirement de vos fonctions de commandant en chef de la 3e armée, ce dont je vous informe par la présente, tout en reconnaissant pleinement les services rendus par vous dans cette importante fonction. J'ai nommé commandant en chef de la 3e armée le général de cavalerie von Einem dit von Rothmaler, commandant le VIIe C. A.

Au grand quartier général, le 12 septembre 1914. GUILLAUME R.

AU COLONEL-GÉNÉRAL ROYAL SAXON, BARON VON HAUSEN,

COMMANDANT EN CHEF DE LA 3e ARMEE. "

Déjà très déprimé par ma maladie qui s'aggravait depuis le 4 septembre et par la tension de mes forces intellectuelles et morales qui s'était accrue sans interruption pendant la période des opérations au sud de la Marne, je me sentis complètement désespéré après avoir pris connaissance de cet ordre de cabinet. J'étais, cela va sans dire, prêt à me donner tout entier au service de mon pays, à lui faire le sacrifice complet de toute considération personnelle ; j'eus néanmoins la. pensée, dans le premier moment de désespoir, de ne pas accepter l'ordre de cabinet et de le renvoyer par le porteur à Sa Majesté, puis de mettre fin à mes jours. Cependant, après une courte, mais grave lutte intérieure, je retrouvai la foi en Dieu que j'avais perdue et je ne vis plus dans ce changement de ma destinée qu'une lourde épreuve de la Providence. Je considérai comme un devoir d'accepter cette épreuve qui me jetait dans le néant au moment même on je portais les plus lourdes responsabilités devant l'ennemi ; je savais d'ailleurs pouvoir compter sur la fidèle et dévouée compagne de ma vie pour m'aider à supporter ma douleur et me secourir dans la détresse. Je m'y décidai donc ; j'appelai à mon chevet les généraux von Hoeppner et Leuthold, ainsi que le médecin inspecteur Dr Muller ; je leur fis part de la volonté de l'Empereur, leur recommandai la 3e armée, les remerciai pour leur concours fidèle et éprouvé, et je pensai pouvoir leur exprimer l'espoir de mon retour au cas où ,je viendrais à guérir, puisque l'ordre de cabinet ne me relevait des fonctions de chef. de la 3e armée qu'à " titre provisoire " et seulement " pour ménager mes forces et dans l'intérêt de mon complet rétablissement ".

 

Le 13 septembre, 6 heures du matin, je pris congé des membres présents du Q, G. A3. et je quittai Bétheniville, accompagné par le lieutenant-général von Leuckart et par mon ordonnance, le grenadier Oswald de la 6e compagnie du régiment de grenadiers du corps n° 100. Une automobile me conduisit jusqu'à Trèves, par Vouziers, Buzancy, Stenay (où j'avais cantonné en 1870 les 27 et 28 août) Montmédy, Longuyon, Longwy, Luxembourg.

Le général de cavalerie von Einem arriva à 10 heures 30 du matin au Q. G. A3. ; dans le cours de la ,journée, l'ennemi n'aborda la position défensive qu'avec de faibles forces. Vers le soir, il y eut un court combat d'artillerie sur le front du XIIe C. R. L'impression générale au Q. G. A3. était alors que l'ennemi dirigeait le gros de ses forces vers le nord-ouest et n'en laissait qu'une partie devant le front de la 3e armée. A 10 h. 30 du soir, le quartier-maître général - général von Stein apporta à Bétheniville un ordre de l'Empereur d'après lequel la 3e armée; comme la 4e et la 5e, devait retirer du front un corps d'armée à destination du flanc droit de la 2e armée sur laquelle, d'après le G. Q. G., l'adversaire supérieur en nombre allait tenter un mouvement enveloppant.

En conséquence, dans la nuit, le XIIe C. R. releva la division de droite du XIIe C. A., et le XIXe C. A., la division de gauche, de telle sorte que, dans la, matinée du 14 septembre, le XIIe C. A. put être dirigé sur Warmeriville et mis à la disposition du Q. G. A2. Ainsi le 13 septembre non seulement marqua pour le Q. G. A3. le commencement d'une guerre de position de plusieurs années, mais encore rompit la liaison des trois corps d'armée saxons (Le XIXe C. A. cessa, le 4 octobre 1914, de faire partie de la 3e armée.) du sort desquels je ne suis plus qualifié pour parler puisque, à cette même date du 13 septembre, mes fonctions de commandant en chef ont pris fin.

 

REMARQUES FINALES

 

Loin de moi la pensée de me livrer, à la lin de ce récit, à une critique d'ensemble des opérations entreprises jusqu'au delà de la Marne. Je m'abstiens de toucher à cette question. A mon sens, elle ne peut être traitée que par une seule autorité : celle qui peut embrasser d'un coup d'œil toutes les circonstances qui ont pu intervenir. Cette autorité, c'est le G. Q. G. et non un Etat-Major d'armée. Celui-ci n'a qu'un rayon d'action limité. Il n'est pas du tout en situation d'apprécier exactement les directives qu'on lui donne, ni de se faire une idée approfondie de la situation d'ensemble. Par contre, je crois avoir le droit d'effleurer deux questions qui restent pendantes et qui m'ont été posées à diverses reprises. Le motif que j'ai d'en parler, il faut le chercher dans ce fait que, jusqu'ici, les historiens officiels ont négligé d'écrire pour le public l'histoire de la bataille de la Marne. Comme, d'autre part, il a été interdit aux historiens compétents de s'occuper de ce sujet, on a eu beau jeu pour créer et répandre des légendes qui ne répondaient en rien à la réalité et qui étaient destinées à dissimuler certains faits et même, dans quelques cas, à les dénaturer au profit de certaines personnes. Ces questions, auxquelles je ne puis répondre de façon définitive, parce que je craindrais que mon jugement ne pût se dégager de l'ambiance dans laquelle j'ai vécu comme commandant en chef de la 3e armée sont les suivantes :

1° Les Français sont-ils en droit de considérer les combats sur la Marne comme des victoires?

2° Qui doit être tenu pour responsable de l'issue de la bataille de la Marne ? '

Au sujet du 1°. - Sans aucun doute, les combats sur la Marne des 6 au 10 septembre ont donné, non seulement à nos ennemis, mais encore aux nations dont ils avaient les sympathies, l'impression d'une victoire des armées françaises et d'une défaite allemande. Contrairement à l'espérance entretenue au commencement de la campagne, le G. Q. G. allemand n'avait pas réussi, en fait, à battre complètement l'armée franco-anglo-belge avant que l'action des Russes se fût efficacement fait sentir sur le théâtre oriental de la guerre. En présence de cette situation, le G. Q. G. s'efforça cependant, après que se fut développée la contre-offensive ordonnée par Joffre le 6 septembre, de limiter, avec une sage prévoyance, ses objectifs ambitieux. Il reste à savoir si cela aurait été nécessaire avec un autre groupement des forces allemandes et en renonçant à obtenir un rapide succès à l'est. Quoi qu'il en soit, le G. Q. G. rompit les combats sur la Marne, évacua de son propre mouvement une partie des territoires français conquis peu auparavant dans une course inouïe à la victoire abandonna ces territoires à l'ennemi sans y être contraint par la force de ses armes et prit une position défensive dans le nord-est de la France. Il s'en suit, à mon avis, que les combats sur la Marne ne peuvent être considérés ni comme une victoire des armes françaises, ni comme une défaite de l'armée allemande et que la France serait par conséquent seulement en droit de les enregistrer comme un a succès stratégique " qui est principalement dû à l'entrée en ligne prématurée de l'armée russe alliée.

Au sujet du 2°.- Le mouvement de retraite de l'armée allemande commença par l'aile droite. Je n'ai pas à savoir si la cause doit en être attribuée à la 1re ou à la 2e armée ou si les deux armées en sont responsables, puisque les rapports officiels sont encore muets là-dessus. Le lieutenant-colonel Hentsch envoyé en mission par le G. Q. G. a-t-il joué un certain rôle dans la décision prise à ce sujet ? On ne saurait dire pour le moment s'il a joué ce rôle en qualité d'officier de liaison, chargé de renseigner le G. Q. G. sur la manière de voir des commandants d'armée, ou s'il était muni de pouvoirs suffisants pour communiquer, suivant les circonstances, aux Q. G. A. les idées régnant au G. Q. G., et même pour y faire prévaloir celles-ci. Ce qui est seulement certain, c'est que, le 8 septembre, il était à Châlons-sur-Marne, que là il a ajouté de sa main au rapport journalier adressé à 7 h. 10 du soir par la 3e armée au G. Q. G. les mots : " situation et manière de voir à la 3e armée particulièrement favorables " et enfin qu'il voulait se rendre du Q. G. A3. au Q. G. A2. puis au Q . G. A1. Quand et dans quel but il visita ces quartiers généraux, je ne l'ai jamais su ; cependant, !e Q. Q. A3. apprit par des radios interceptés, notamment le 9 septembre :

à 1 h. 10 après-midi, que l'aile gauche de la 1re armée se repliait sur Coulons, et à 4 h. 30 de l'après-midi, que " la 2e armée, d'accord avec Hentsch, renonçait à l'attaque qui progressait lentement et cherchait à gagner la rive nord de la Marne aile droite à Dormans " .

J'ajoute à ces renseignements ceux de source authentique qui m'ont été fournis seulement en janvier 1919, à savoir que le lieutenant-colonel Hentsch avait été fraîchement accueilli au Q. G. A1. lorsqu'il donna la directive de la retraite, alors que le Q. G. A1., après un léger repli, voulait reprendre une offensive à laquelle il ne renonça qu'en en rendant responsable Hentsch. J'inclinerais dès lors vers l'avis que c'est tout d'abord la 2e armée - comme cela résulte du radio intercepté - qui se trouvait disposée à entreprendre d'elle-même le mouvement; de recul, tandis que la 1re armée avait dû y être invitée et qu'elle y donna suite seulement lorsque le représentant du G. Q. G, lui eut démontré, sous sa responsabilité, qu'il n'y avait pas d'autre solution. - Il suit de là, avec la plus grande vraisemblance, que la nécessité de battre en retraite était plus impérieuse pour le Q. G. A2. que pour le Q. G. A1., ce qui conduit aussi à penser que l'action de l'ennemi sur les 1re et 2e armées avait mis la 2e armée plus en danger que la 1re. Au surplus, le radio suivant, reçu à 7h. 15 du matin au Q. G. A3, montre combien la situation de la 2e armée apparaissait critique au Q. G. A2. le 10 septembre : .

" La 2e armée n'a aucune nouvelle de la 1re armée, mais elle considère son flanc droit comme tellement menacé qu'elle envisage de reporter ses arrière-gardes derrière la coupure de la Vesle et d'effectuer avec ses gros une courte marche en direction nord-ouest. On désire que la 3e armée se conforme à ce mouvement ".

La coïncidence de cet appel au secours du Q. G. A2. avec le fait de l'arrivée de l'ordre impérial daté du 10 septembre 5 h. 45 soir et parvenu à 8 heures, d'après lequel toute l'armée allemande renonçait à son offensive et passait à la défensive éveille la pensée que la grave résolution du G. Q. G. trouvait sa cause dans les événements survenus à la 2e armée. Cette manière de voir se trouve encore renforcée par la deuxième visite du colonel Hentsch au Q. G. A3. A son premier passage à Châlons, le 8 septembre, cet officier d'Etat-major avait rempli simplement son rôle d'officier de liaison en ajoutant, au rapport ,journalier du Q. G. A3 les mots : " situation et manière de voir à la 3e armée absolument favorables ". Mais, à la deuxième visite, qu'il nous fit le 9 septembre, à 9 h. 45 du soir, en revenant du Q. G. A2, son attitude dénotait l'intention de faire prévaloir, le cas échéant, auprès des Etats-majors d'armée, les idées qui dominaient au G. Q. G. Il est même probable qu'il y était autorisé. Si, dans cette dernière hypothèse, comme cela résulte du radio du Q. G . A2 . intercepté : " D'accord avec Hentsch je renonce à l'offensive faisant de lents progrès ", Hentsch s'est laissé persuader au Q. G. A2. de la nécessité d'envisager la retraite son attitude vis-à-vis du Q. G. A1. s'explique et à fortiori vis-à-vis du Q . G. A3. - Déjà avant sa deuxième visite survenue à la suite de la retraite entamée par la 2e armée dans la soirée du 9 septembre et après l'arrivée de l'ordre du G. Q. G. - " Rester avec la 3e armée au sud de la Marne prêts à une nouvelle offensive ", - je me trouvais en présence de la question de savoir si cet ordre n'était pas dépassé par les événements. Pour arriver à éclaircir cette question, je demandai l'avis du lieutenant-colonel Hentsch dès son arrivée à Châlons sur Marne. Il déclara que :

" L'ordre du G. Q. G. de se maintenir au sud de la Marne ne pouvait plus être exécuté à la lettre. La situation en effet s'était modifiée à la 2e armée ; elle ne correspondait plus à l'idée que s'en faisait le G. Q. G. au moment de l'envoi de son télégramme. Le Q. G. A3. pouvait donc, sous sa responsabilité, agir comme il le jugerait bon, tout en tenant compte de la situation de la 2e armée ".

Que le lieutenant-colonel Hentsch, en émettant cet avis, ait exprimé ou non les vues et les intentions du G. Q. G. à ce moment là, il résulte en tout cas incontestablement de ses déclarations que la situation de la 2e armée était tout autre qu'on ne l'admettait au G. Q. G.

Si je résume les dires et les développements qui précèdent, je suis conduit à la conclusion que la détermination de renoncer à l'offensive allemande sur la Marne doit être attribuée aux événements survenus sur le champ de bataille de la 2e armée, événements qui, de leur côté, étaient probablement la conséquence de ceux survenus à la 1re armée. Il est évident que le mouvement de retraite commencé par la 2e armée ne pouvait rester sans influence sur l'ensemble de l'armée allemande de l'Ouest, et par conséquent sur la 3e armée. C'est pour obéir à cette nécessité qu'elle renonça à son attaque. Son chef en fut profondément affligé, Il remercie toutefois la fortune de ce que le repli de la 3e armée sur la rive droite de la Marne ne fut ni volontairement ordonné par le Q. G. A3., ni forcé par l'ennemi ; il n'eut lieu que sur un ordre venu d'en haut. C'est dans ces conditions ne la 3e armée abandonna ses champs de victoire à gauche de la Marne et évacua la rive gauche, soutenue par la conscience qu'avaient le chef et les troupes d'avoir accompli leur tâche.

" Il n'a pas dépendu de nous ".

Tels sont les mots qui, pendant la retraite du XIXe C. A. le 11 septembre 1914, circulaient de bouche en bouche dans les troupes de ce corps.

Mes "Souvenirs sur la campagne de la Marne en 1914 " me paraîtraient incomplets si je ne rapportais encore ici quelques enseignements que j'en ai tirés au point de vue purement militaire. Je crois nécessaire d'appeler l'attention sur deux facteurs extérieurs qui ont souvent influé sur les décisions du Q. G. A3. Le premier tient à la constitution organique des armées. L'autre a trait aux liaisons entre armées voisines.

Le grand développement de l'armée au cours des dix dernières années crée, pour une part, de nouvelles conditions à la conduite de la guerre. Il faut attribuer aujourd'hui à l'Armée l'importance accordée autrefois au Corps d'armée. C'est pour cette raison que, déjà avant la grande guerre, la littérature militaire se préoccupait de savoir si les armées d'aujourd'hui, fortes de millions d'hommes, pourraient être dirigées vers un but unique, par une volonté unique, et exécuter d'un seul bloc une offensive de grand style.

D'après mon expérience, les moyens modernes de communication et de transmission, améliorés et accrus, offrent une possibilité suffisante d'assurer en tout temps une direction ferme d'en haut, sans que pour cela l'initiative des chefs subordonnés doive être entravée lorsqu'elle s'exerce dans les limites désirables. L'énormité même des masses employées offre déjà des garanties à cet égard.

Le maniement de ces masses, pour être possible, exige avant tout l'unité de doctrine, répandue à tous les degrés de la hiérarchie et fondée sur des principes uniformes. Elle est le plus sûr gage du succès. Elle est par conséquent indispensable à la préparation du haut commandement. En temps de paix, elle ne peut se réaliser que par l'étude approfondie et objective de l'histoire des guerres. L'Etat-major doit contribuer à son établissement.

C'est sur cette base que s'appuya le G. Q. G., au début de la guerre, pour conduire les armées, considérées comme de grandes unités bien articulées. Malgré cela, il ne parvint pas toujours à apporter, dans le maniement des armées, la cohésion désirable et l'harmonie nécessaire. Cela s'explique pour la liaison entre les différents échelons du commandement, du moins au début de la campagne. A la mobilisation, les organes de commandement nouvellement créés durent d'abord s'accoutumer à leurs fonctions. En août 1914, on manquait encore à tous les échelons d'expérience pratique dans l'emploi des moyens de transmission, au milieu de circonstances difficiles. Cette faiblesse se fit sentir dans les premiers temps. Mais, chose beaucoup plus grave, on eut au Q. G. A3., dès que tout l'ensemble s'ébranla, et plus tard au cours des opérations, la perception nette que, organiquement, la direction générale des armées aurait dû être profondément remaniée.

Les faits démontrent que les armées ne doivent pas, comme en 1914, être juxtaposées, tels des organismes indépendants, sous la direction immédiate du G. Q. G. Il faut les réunir en groupes d'armées. Que ce soit réglé une fois pour toutes par l'ordre de bataille, ou que ce soit une simple mesure occasionnelle, prise en vue d'opérations déterminées, c'est à discuter. Il en va pareillement de la question de savoir si une armée doit être, dans un cas donné et temporairement, placée sous les ordres d'une autre. En tout cas il faut éviter de prescrire, sans condition, à deux commandants d'armée de s'entendre pour l'exécution d'une opération à, conduire ensemble.

A mon sens, il est sage de réunir plusieurs armées en groupe d'armées, sous un commandement unique et permanent. On ne doit même pas craindre de rendre cette organisation assez souple pour que, à l'occasion, un même groupe d'armées englobe toutes les unités chargées des mêmes opérations.

Si conformément à ce principe, la conduite de l'aile droite allemande avait été confiée à un seul chef, les choses se seraient passées autrement, par exemple, lors des combats de la Sambre et de Dinant, et plus tard sur l'Aisne et sur la Marne.

Une coopération des armées voisines, réfléchie et bien orientés sur le but à atteindre, aurait pu être réalisée.

Une telle unité de direction fit entièrement défaut. Le G. Q. G. lui-même fut incapable de la prendre en mains et de l'assurer. Il en résulta, pour la 3e armée, de fréquentes difficultés dans ses relations avec les unités voisines, chose nuisible en soi et contraire au but commun. La raison en est que, tout naturellement, les autres armées, en lui faisant appel, appréciaient subjectivement la situation ; elles ne tenaient compte que de leurs intérêts. C'est ainsi que, presque journellement, le Q. G. A2. et le Q. G. A4. appelèrent la 3e armée au secours. Souvent ces appels se faisaient entendre à la fois de droite et de gauche. Il n'était pas rare que le Q. G. A3. fût obligé de modifier les ordres qu'il venait de donner. Et cependant, en prêtant son concours désintéressé à ses voisins, il ne pouvait compter sur un merci. Une seule fois, ce fut un cas exceptionnel, on usa de réciprocité à son égard - 2e D. I. G. les 8 et 9 septembre. - De tels heurts, dont on a trouvé maintes traces dans cet ouvrage, ne peuvent être absolument évités : j'en suis bien convaincu. Mais ils ne peuvent que trop facilement mettre en péril une coopération si utile. C'est pourquoi je considère comme indispensable d'en réduire le nombre au minimum. Ce résultat peut être obtenu avec certitude. Il suffit de réunir plusieurs armées en groupe d'armées. Autrement toutes les unités engagées sont trop sous la dépendance du " Bon vouloir réciproque ". La 3e armée a prouvé son bon vouloir, au mépris même de ses intérêts ; cela ressort de " Mes souvenirs de La bataille de la Marne en 1914 ".

Ils montrent aussi que la 3e armée, au cours des journées d'août et de septembre 1914, s'est toujours adaptée à la gravité de la situation, sans demander une explication, sans formuler une plainte, soit qu'on ait négligé de prendre en considération ce que les événements commandaient, soit qu'on lui ait, comme cela s'est produit à différentes reprises, refusé l'appui qu'elle réclamait.

Pour terminer ce travail, il me reste à compléter brièvement les " Notes personnelles " que j'y ai introduites çà et là, par quelques indications sur ma santé et mon état d'âme après que j'eus quitté le commandement de la 3e armée.

Assurément l'ordre du cabinet de l'Empereur m'a sauvé la vie. Mais j'eusse préféré mourir plutôt que d'abandonner mon armée. Physiquement et moralement brisé, j'arrivai à Trèves le 13 septembre, accompagné du lieutenant-général baron von Leuckart. Le voyage en automobile me fit revivre de vieux souvenirs de l'année 1870 lorsque;je traversai la région de Stenay et de Montmédy, et l'arrivée à, Trèves me rappela le voyage d'état-major que ,je fis en 1896, sous la direction du comte Schlieffen, en qualité de chef de l'armée rouge. Mais j'étais obsédé sans cesse par la pensée de la lourde épreuve qui m'avait atteint. Le lieutenant-général von Leuckart s'efforçait en vain de me consoler de mon destin ; il ne réussit pas même à flatter mon amour-propre en me racontant qu'au G. Q. G. on m'avait donné par plaisanterie le surnom de " nouveau Blücher ", en faisant allusion à la constante obligeance de la 3e armée pour ses voisins. Trop douloureuses étaient mes pensées, trop grandes mes inquiétudes !

A Trèves, je descendis à l'hôtel Porta-Nigra et je consultai le docteur Lehnert, directeur de l'hôpital de la garnison. Le 14 septembre, mes forces diminuèrent encore : je passai la journée dans un état lamentable. Le 15, le commandant de place mit une automobile à ma disposition pour me conduire à Coblence. Très obligeamment, la kommandantur me fit accompagner par le colonel Weyrach. Je suivis la vallée de la Moselle, le long du chemin de fer. Je refis en sens inverse l'itinéraire suivi par le Q. G. A3. le 9 août. A Coblence, par suite de la réduction du service des chemins de fer, je me vis placé dans l'alternative soit d'entrer à l'hôpital, soit de poursuive mon voyage jusqu'à Wiesbaden, en faisant appel à mes dernières forces. Ayant reçu une dépêche télégraphique de ma femme m'annonçant son intention d'accourir à Wiesbaden pour me soigner, je pris à Coblence une automobile qui, par Nieder-Lahnstein, Ems, Nassau et Schwalbach, me conduisit le 15 septembre à Wiesbaden avec mon ordonnance Oswald. Là, je fus admis à l'hôpital Saint-Joseph et traité par le Dr Wehmer. Le jour suivant, je reçus la visite de ma femme, arrivée a Wiesbaden dans la nuit du 15 au 16 septembre.

Quel revoir plein de joies et de douleurs !.. ..

Je restai malade pendant cinq mois et notamment :

Jusqu'au 5 octobre, à l'hôpital Saint-Joseph à Wiesbaden.

Du 5 octobre au 8 novembre à l'hôtel de la Rose;toujours soigné par le docteur Wehmer.

Du 8 au 9 novembre, voyage par Munich à Partenkirchen ;

Du 9 novembre au 18 janvier 1915, à Partenkirchen, sanatorium Wigger, traité par le Dr Lydtin ;

18 janvier au 25 février, Méran (Hôtel de Méran); 25 au 26 février, Munich ;

26 au 28 février, Dresde ;

1er mars, retour à Loschwitz.

Ma maladie, que l'on prit d'abord pour la dysenterie, fut reconnue plus tard être le typhus ; elle atteignit son plus haut degré à Partenkirchen. Sans le désintéressement et l'esprit de sacrifice, les attentions incessantes et délicates de ma femme, je ne serais pas resté en vie. Son activité et ses soins m'ont non seulement apporté la guérison, mais encore rendu à la pleine santé. Etre appelé à sacrifier de nouveau celle-ci à l'Empereur au Roi et à la Patrie, dans les circonstances que nous traversions, était depuis ma guérison, en mai 1915, mon vœu le plus cher. Mais il ne fut pas exaucé, bien qu'on m'eût assuré à plusieurs reprises de l'intention de l'Empereur de me donner une nouvelle affectation.

La cause pour laquelle ne se réalisa pas mon espoir de réintégration, fondé sur le mot " provisoirement " employé par l'Empereur en me relevant de mes fonctions de commandant en chef le 12 septembre 1914, je crois pouvoir l'attribuer :

d'un côté, à ce que le cabinet militaire du roi de Prusse a cru nécessaire de pourvoir à certains hauts postes de commandement nouvellement créés en donnant la préférence à des généraux prussiens et bavarois, comme pendant de longues années on l'avait fait vis-à-vis du contingent saxon ;

d'un autre côté, à ce que le représentant de l'armée saxonne n'a pas pu avoir le dessus sur le G. Q. G. et le cabinet prussien.

Je souffris de cet ostracisme depuis l'été 1915 jusqu'à la fin de la guerre mondiale et je ressentis douloureusement la diminution de la considération des représentants de l'armée saxonne au sein de l'armée allemande. Je n'ai pas craint d'attirer l'attention de toutes les autorités et de toutes les personnes responsables sur ces procédés qui firent une très pénible impression sur les troupes saxonnes elles-mêmes. Ce fut en vain ! Combien lourdement tout cela s'est payé ! Mais je m'estime heureux de n'avoir plus appartenu au service actif, lorsque, par la révolution du 9 novembre 1918, l'armée s'est laissée tomber dans un chaos d'impuissance, de désorganisation et de honte !

Qu'a-t-on fait de la fidélité allemande ?..... Loschwizt (Dresde), hiver 1918-19

Baron von Hausen

Colonel-général.

 

ANNEXE

ORDRE DE BATAILLE DES ARMÉES ALLEMANDES AU MOIS D'AOÛT 1914

FRONT OUEST

ARMÉES

CORPS D'ARMÉE ACTIFS

CORPS D'ARMÉE. DE RESERVE

DIVISIONS DE CAVALERIE

DIVISIONS D'ERSATZ (entrées en ligne à partir du 19 et 20 août)

FORMATIONS DE LANDWEHR

Première

IIe, IIIe, IVe, [IXe(1)]

IIIe(3), IVe, IXe(3)

IIe CC (2e, 4e, 9e DC)

 

11e et 27e brigades de Landwehr, 1er régiment de pionniers.

Deuxième

Garde, VIIe, IXe(2), Xe

Réserve Garde (4), VIIe(5), Xe

Ier CC (G, 5e (9))

 

25e et 29ebrigades de Landwehr, 4 bataillons de mortiers, 1 bataillon de canons de 10 cm, 2 batteries de mortiers lourds de côtes, 2 régiments de pionniers.

Troisième

XIe(4), XIIe(Saxon), XIXe(Saxon)

XIIe(Saxon)

(9)

 

47e brigade de Landwehr (saxonne), 2 bataillons de mortiers, 1 régt de pionniers.

Quatrième

VIe(6), VIIIe, XVIIIe

VIIIe, XVIIIe

(10)

 

49e brigade Landwehr (Wurtembergeoise), 2 bataillons de mortiers, 1 régiment de pionniers.

Cinquième

Ve, VIe(6), XIIIe(Wurtembergeois), XVIe

Ve, VIe, 33e DR Metz(7)

IVe CC (6 e DC et 3e DC)

 

13e, 43e, 45e (saxonne), 53e, 9e (bavaroise) brigades de Landwehr, 4 bataillons de mortiers, 2 régiments de pionniers.

Sixième

XXIe, Ier Bavarois, IIe Bavarois, IIIe Bavarois

Ier Bavarois

IIIe CC (7e et 8e saxonne(4) et DC Bavaroise

Garde, 4e, 7e 8e (11 brigades)

(?)

Septième (8)

XIVe, XVe

XIVe, DR de Strasbourg

 

19e (saxonne) et Bavaroise (6 brigades)

109e,112e,114e,142e régiments de Landwehr.

Total front ouest

22 C.A. = 44 divisions

13 C.R. et 2 DR = 28 divisions

10

6 (17 brigades)

 

 

72 divisions

 

 

 

FRONT EST

Huitième

Ier, XVIIe, XXe

1er, 3e DR

1re

5e (2 brigades)

6e, 70e brigade de Landwehr, division de Landwehr von der Goltz (11)

 

9 divisions

 

 

 

 

Total fronts ouest et est

25 (Garde, I à XXI, I à III Bavarois)

14 C.R. (Garde I, III à X, XIIe, XIVe, XVIIe) et 3 DR, 1er Bav

Garde, 1 à 9, bavaroise

7 (19 brigades)

31-32 brigades

 

50 Div. actives

31 DR

11 DC

7 D. Ersatz

16 Div. Landwehr

104 D.I. et 11 D.C.

(1) L'affectation des corps à la première et à la deuxième armée a souvent changé.

(2) Le IXe C. A. passa de la 1re à la 2e armée avant le commencement du déploiement stratégique.

(3) Le IIIe C. R. et le IXe C. R. étaient désignés pour pousser jusqu'à la côte (en direction de Calais). Mais ils furent rappelés pour aider à repousser une sortie de la garnison d'Anvers. Après la bataille de la Marne, le IXe C. R: fut ramené dans la direction de Noyon.

(4) Le XIe C. A., le C. R. G. et la 8° D. C. (saxonne) furent transportés fin août en Prusse Orientale

(5) Le VIIe C. R. reste devant Maubeuge, et après la chute de la place, le 7 septembre, est mis en marche sur Anvers.

(6) Le VIe C. A. sur l'ordre du G. Q. G. passe le l8 août de la 4e à la 5e armée.

(7) La division de réserve était composée de 2 brigades (66e R. et 8e bavaroise) et d'un régiment d'infanterie de réserve. La 8e brigade d'infanterie bavaroise prit part le 20 août avec la 6e armée au combat de Delme.

(8) La 7e armée était subordonnée à la 6e armée.

(9) Le Ier C. C éclairait aussi au début devant le front de la 3e armée. (10) Le IVe C. C. éclairait aussi le front de la quatrième armée.

(11) venant du Schleswig-Holstein.

 

ORDRE DE BATAILLE DE LA 3e ARMÉE

Troupes actives et de réserve

101 Btns

28 Esc.

90 Bies

12 Cies Pionniers

Landwehr

6

2

 

 

Landsturm

 

 

1

 

Total

107 Btns

30 Esc.

91 Bies

12 Cies Pionniers

Se décomposant comme suit :

C.A.

Btns

Esc.

Bies

Cies Pio.

Btns Rés.

Esc. Rés.

Bies Rés.

Cies Pio. Rés.

Btns Ldw.

Esc. Ldw.

Bie Ldst.

XIe

25

6

24

3

 

 

 

 

 

 

 

XIIe

25

8

24

3

 

 

 

 

 

 

 

XIXe

25

8

24

3

 

 

 

 

 

 

 

XIIe Réserve

 

 

 

 

26

6

18

3

 

 

 

47e Bde Ldw.

 

 

 

 

 

 

 

 

6

2

1

Total

75

22

72

9

26

6

18

3

6

2

1

 

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