CHAPITRE X - CONSIDERATIONS SUR LA BATAILLE DE LA MARNE

Nous voici arrivés au terme de ce récit de la bataille de la Marne qui, nous avons le droit de le dire, est le premier exposé complet de ce grand fait historique et militaire, appuyé sur des documents français, anglais et allemands incontestables et mettant en présence les deux manœuvres adverses.

 

La bataille de la Marne et la doctrine de Schlieffen.

 

Les documents qui sont venus entre nos mains au fur et à mesure que se développait le récit - et en particulier du côté allemand - n'ont fait que confirmer l'idée essentielle qui nous a guidés dés nos exposés de 1915, à savoir que le plan allemand du début de la guerre n'a été rien autre chose que l'application de la doctrine de Schlieffen, la manœuvre en " tenaille ", recherchant la victoire par les deux armées d'ailes et par enveloppement et écrasement de l'ennemi en une fois.

Pour établir cette proposition aux yeux du lecteur, averti maintenant par la connaissance des faits, il est utile de rappeler la conclusion du remarquable ouvrage dans lequel le capitaine Daille, à la veille de la guerre (1914), résumait la doctrine de Schlieffen : on verra par là à quel point cette doctrine se moule sur les faits ou plutôt à quel point les faits se sont moulés sur la doctrine " Le général von Schlieffen admet, bien entendu, qu'il y a lieu de concentrer tous les efforts, à l'heure de la bataille, sur un point décisif : tel est l'objet même de toute manœuvre depuis Napoléon. Le principe étant admis, Schlieffen recherche le meilleur des procédés pour atteindre le but et, critiquant avec une ténacité agressive ce qu'il appelle " le système napoléonien ", il lui oppose le " système allemand ", renouvelé, affirme-t-il, de la manœuvre d'Annibal à la bataille de Cannes.

" Napoléon choisissait son point d'attaque, y accumulait toutes ses forces non engagées et demandait le succès à un assaut héroïque, surhumain, devant produire une troués dans la ligne ennemie et la culbuter tout entière... La manœuvre napoléonienne aboutit donc, finalement, à une action massive, disposée en profondeur et frappant comme un bélier sur un point de la ligne ennemie, sans s'être subordonnée d'avance à une combinaison quelconque ayant pour objet l'anéantissement complet et, pour ainsi dire, mathématique de l'adversaire.

" Schlieffen ne croit plus au succès d'une opération de cette nature avec les pertes énormes qu'infligeront les armes actuelles aux troupes assaillantes. Selon lui, le mieux est d'avoir pour objectif stratégique, dès le début de la campagne, l'enveloppement par les deux ailes. Même une simple attaque de flanc ne lui paraît plus suffisante : elle laisserait, en effet, subsister le risque de voir l'ennemi effectuer la même manœuvre sur le flanc opposé..,

" Le problème revient donc à se constituer des armées d'ailes les plus puissantes possible. Pas plus qu'Annibal à Cannes, on ne devra renforcer le centre ; il suffira de le pourvoir d'abondantes munitions. Les rencontres de 1866 et de 1870 montrent bien, en effet, que la portion active du champ de bataille se trouve sur les ailes...

" De ce principe, Schlieffen dégage certaines conséquences, par exemple, que les réserves ne doivent pas être placées en arrière du front, mais bien vers l'aile extérieure. Cette mesure doit être prise sans tarder et préparée, non seulement pendant la marche à la bataille, ou même depuis la gare de débarquement, mais dans le plan de transport des troupes sur la base de concentration..,

" Examinant comment l'adversaire pourrait échapper à cette étreinte, l'auteur ne voit pour lui aucun recours efficace : en vain essayerait-il de masser toutes ses forces, de les lancer à l'assaut en cherchant à percer le centre : tel fut le plan de Terentius Varro, mais il échoua misérablement à Cannes. Donc, renoncer complètement aux marches et au combat en profondeur. Ainsi l'auteur en revient au procédé de combat exposé par Frédéric II dans cette phrase à laquelle il fait un sort : " Avec nos canons lourds, avec notre mitraille, attaquons bravement l'ennemi, puis portons-nous contre ses flancs "

" Les armées opérant d'après cette doctrine, ajoute Schlieffen, se développent en une longue ligne de bataille à l'encontre de la ligne adverse, beaucoup plus étroite et disposée en profondeur. Les ailes continuant, les échelons avancés se rabattent contre les flancs, tandis que la cavalerie, poussée en avant, gagne les derrières des forces ennemies. C'est l'opération que Moltke dénomme " la concentration des armées sur le champ de bataille " et qu'il tient pour la manœuvre la plus parfaite qu'un chef d'armée puisse réaliser... Plus que jamais, Schlieffen recommande cette concentration (prévue d'avance et de loin) de toutes les armées sur le même théâtre d'opérations. Il la met nettement au-dessus de la doctrine napoléonienne. Frédéricienne et allemande par excellence, elle a été renouvelée par de Moltke, notamment à Sedan. C'est elle qui a présidé à la constitution de la puissante Allemagne du vingtième siècle (Capitaine M. Daille, Essai sur la doctrine stratégique allemande d'après la " Bataille de Cannes ", par le feld-maréchal von Schlieffen, Berger-Levrault, 1916, in fine.)."

Il est facile de retrouver, dans cet exposé de la doctrine de Schlieffen, publié, encore une fois, avant la guerre, les traits caractéristiques de la manœuvre initiale allemande en 1914 :

1° Le principal effort porté sur le front de France, ou front occidental, parce qu'il permet une manœuvre plus prompte et d'un plus simple développement.

2° L'invasion du territoire belge sur une très large étendue, territoire pouvant seul fournir le champ indispensable à l'enveloppement d'une armée française défendant la frontière du nord-est.

3° Une manœuvre générale stratégique, non pas par une aile seulement, mais par les deux ailes, ce qui explique la présence de deux grandes armées d'ailes, l'une (douze corps) agissant en Belgique pour l'enveloppement de la gauche française et l'autre (huit corps) en Lorraine et en Alsace pour l'enveloppement de la droite française.

Rappelons immédiatement que l'existence de cette autre armée d'aile, celle de l'est, et la conception de la manœuvre défensive- offensive qui était confiée à cette branche de la tenaille ont été niées par la très grande majorité des auteurs français pendant tout le cours de la guerre. Suggestionnés par la propagande allemande et par la lecture de Bernhardi, ils n'ont voulu connaître que la manœuvre par l'aile droite menaçant Paris.

Dès le début, au contraire, l'examen des faits avait produit en nous une conviction différente, à savoir que la manœuvre allemande était non seulement à l'aile droite, mais aussi à l'aile gauche. Chose incroyable : nous avons eu à soutenir la réalité de la tenaille de gauche, même auprès de ceux qui l'avaient brisée à la trouée de Charmes, à la Mortagne et au Grand-Couronné !

Maintenant que cette conception est avouée par tous les écrivains allemands (Les plus autorisés sont le général von Tappen, dans sa brochure Bis zur Marne le colonel von Ruith, dans Wissen und Wehr de juillet-septembre 1921, et le général von Kuhl, dans son livre le Grand Etat-Major allemand avant et pendant la guerre.), nombre d'écrivains français paraissent toujours l'ignorer; ou mieux, on la relègue dans les débats théoriques : elle gêne des positions prises, des polémiques imprudemment engagées...

Comme il s'agit de l'essence même des choses et que l'échec du plan allemand dans l'est a décidé du sort de la guerre, nous nous refusons, quant à nous, à mettre la lumière sous le boisseau et nous n'hésitons pas à rompre nettement avec la légende ; car la vérité historique peut seule aider à dégager la leçon des événements.

4° La grande manœuvre une fois réglée s'exécute sur le terrain par la marche en avant d'un seul et même déploiement, par toutes les routes disponibles, depuis la mer du Nord jusque dans les Vosges, mouvement réglé comme par un mécanisme d'horloge en vue d'en venir, dans le plus bref délai possible, à une bataille d'enveloppement unique et qui décidera de l'issue d'une guerre extrêmement courte, quelles que soient les contre-manoeuvres de l'adversaire.

5° Cette manœuvre unique, ayant été préparée de longue main, pendant une période de quinze années au moins, lois militaires accroissant méthodiquement les effectifs, voies ferrées, matériel, munitions accumulées sur certains points en vue de cet objectif, de façon à déclencher le mécanisme infaillible à l'heure dite, un pareil effort ne laisse, bien entendu, nul doute sur l'issue. Par conséquent, aucune hésitation ni dans le dessein ni dans l'exécution. La formule étant d'un effet certain, tout doit lui être sacrifié. Appliquée à la lettre et à fond, sans retouche et sans repentir, elle réussira parce qu'elle est sans rivale et parfaite, - " allemande ", c'est tout dire. L'adversaire qui ne possède pas cette panacée ne peut être mésestimé, puisqu'il est battu d'avance, quoi qu'il fasse. Le succès sera d'autant plus complet que l'ennemi combattra plus vigoureusement et s'enferrera plus profondément au sein de l'immense demi-cercle destiné â l'étreindre.

6° Comme il est exigé par la théorie, les réserves, et notamment la cavalerie, sont portées à leur véritable place, c'est-à-dire aux ailes. Il n'en aura pas ailleurs pour l'heure du choc. A quoi serviraient-elles, en effet, puisque, jetées dans le combat lui-même, elles auront décidé de l'issue victorieuse en rendant possible le seul fait décisif, l'enveloppement. Ainsi les armées du front occidental n'ont comporté ni réserves générales, ni réserves particulières. C'est bien ce qui a caractérisé la concentration allemande dès la première heure de la guerre, et c'est bien ce qui la ruinera à l'heure décisive, le manque de réserves ayant été, de l'avis de tous, une des principales causes de la défaite de la Marne (Aveu de von Kluck, Je principal intéressé : " Il manquait aux armées de l'aile droite allemande un échelon de quatre ou cinq divisions..., etc. . La Marche sur Paris et la Bataille de la Marne, chap. III.).

7° Pas la moindre considération non plus pour une attitude de défensive stratégique générale, prônée pourtant par Clausewitz et par de Moltke. L'idée d'attendre la manœuvre française et de " voir venir " ne retient même pas une minute l'attention du haut commandement allemand. La loi de la manœuvre nouvelle, de la " botte secrète ", c'est la marche en avant. La marche est tout ; c'est la manœuvre elle-même. Cette conception est juste l'opposé du système de la position, thème complètement périmé des anciennes méthodes de guerre. Si les armées marchent à fond, si elles marchent à mort, selon un plan bien ordonné, la bataille elle-même devient secondaire, puisque l'armée adverse tombe comme un fruit mûr. D'où ces marches extraordinaires, inouïes, sans trêve et sans repos, parfois même sans ravitaillement et sans munitions, qui amènent le soldat allemand, pantelant, à la bataille de la Marne. Noua l'avons constaté dans les carnets de route et dans les comptes rendus officiels (Autre aveu capital du même von Kluck dans un radiogramme adressé par lui au grand commandement, le 4 septembre, donc à la veille de la bataille : " La Ire armée ayant soutenu de continuels et durs combats, exécuté des marches excessives, est arrivée à l'extrême limite de sa capacité d'action... " Op. cit., chap. III.), le soldat, qui devait vaincre par la manœuvre, est vaincu par la manœuvre avant même de l'être par le choc. Cherchant les raisons de cette folle entreprise, nous les avons trouvées exprimées en toutes lettres dans les prescriptions du haut état-major conformes aux théories de Schlieffen.

 

En fait, Schlieffen et ses disciples n'ont jamais vu que le Kriegspiel. ils jouent avec des images et avec des idées, non avec des réalités et avec des hommes. Qu'importent la fatigue et les obstacles, puisque le résultat est certain ? Le front étant inviolable, les ailes marcheront ; elles arriveront, et cela suffit ; elles se refermeront sur l'ennemi à cette heure fatale qui fut celle de Terentius Varro. Par la Lorraine et par la Belgique, l'armée de Joffre sera cernée d'un bloc et ses coups de boutoir ne la sauveront pas.

8° Les nouveaux chefs de l'armée allemande, ces élèves de Schlieffen qui appliquaient la doctrine dans sa rigueur aveugle, purent croire, un instant, qu'elle avait réussi. La grande armée allemande s'avançait, en effet, tendant ses deux pinces en avant. A l'aile droite, von Kluck courait, tandis que la cavalerie de von der Marwitz galopait vers la basse Seine ; à l'aile gauche, Rupprecht de Bavière et von Heeringen couraient avec, pour objectif, Neuf- château, tandis que la cavalerie du kronprinz avait ordre de les précéder sur la ligne Belfort-Dijon. En vain Joffre assénait un coup formidable à Charleroi et dans les Ardennes, d'autres coups non moins formidables à Guise et sur la Meuse, son armée s'épuisait inutilement : elle n'avait plus qu'à fuir pour échapper à l'enveloppement qui s'accomplissait ; elle aussi courait : mais, selon la formule fatidique dictée par Schlieffen, elle courait soit au désastre, soit à la capitulation...

Nous sommes au 5 septembre. Moltke se réveille soudain du songe qui le berce. Joffre tient tête une troisième fois, et c'est la Marne.

Je ne prétends pas peser ici le fort et la faible de la doctrine de Schlieffen. Les nombreux généraux allemands battus qui occupent leurs loisirs à gagner des victoires sur le papier, restent, pour la plupart, férus de cette doctrine : ils la défendent unguibus et rostro; car avouer qu'elle a fait faillite, ce serait reconnaître leur propre aveuglement. Nourris dans les états-majors, comment jugeraient-ils sainement une thèse qui est, au premier chef, une thèse d'état-major ? Gavés de Kriegspiels, comment vomiraient-ils ce Kriegspiel majeur cuisiné par un professeur qui n'avait jamais commandé sur le terrain, qui n'avait jamais été aux prises avec les réalités, et qui parait avoir été influencé par le désir de flatter son prince, son armée et sa race ?

Quoi qu'il en soit, le parti pris de Schlieffen saute aux yeux. Que prétend-il ? Démontrer que Napoléon n'a agi que selon une doctrine inférieure, alors que Napoléon s'est toujours hautement prononcé contre toute espèce de doctrine militaire et ne s'est jamais réclamé que du simple bon sens. Le bon sens n'a pas de patrie. Or, Schlieffen attribue à sa panacée une patrie : elle est allemande. Cela suffirait presque pour prouver qu'elle est en rupture avec le bon sens, ce guide unique et suprême de Napoléon.

Si c'était ici le lieu, il serait facile d'établir que la doctrine de Schlieffen, vaille que vaille, ne lui appartient même pas en propre, qu'elle n'est ni sienne ni " allemande ". Ce sophiste a pris son bien où il le trouvait. Chose extraordinaire, c'est en France qu'il l'a cherché, et s'il est en régression à l'égard de Napoléon, c'est parce qu'il est, tout simplement, le tributaire de Carnot. En effet, c'est Carnot qui, le premier, a soutenu et appliqué en de vastes proportions la méthode de l'enveloppement par les ailes et de l'immunité des fronts. Écoutons le général Foy, parlant en témoin très averti des guerres de la Révolution :

 

" Nous avions presque toujours l'offensive; c'était la conséquence du mouvement de l'opinion patriotique et de la sévérité de ce Comité de salut public qui envoyait à l'échafaud les généraux inactifs et les généraux battus. On entamait l'action avec des nuées de tirailleurs à pied et à cheval ; lancés suivant une idée générale plutôt que dirigés par les détails des mouvements, ils harcelaient l'ennemi, échappaient à ses masses par leur vélocité et à l'effet de son canon par leur éparpillement... Il est rare qu'une armée ait ses flancs appuyés d'une manière inexpugnable... Nous avions affaire à des armées allemandes désintéressées dans la querelle, commandées par des généraux sexagénaires. Bientôt nous sûmes, aussi bien que les Prussiens et les Autrichiens, tout ce qui s'apprend et ils ignoraient complètement tout ce qui se devine. Rarement leurs lignes se laissaient atteindre. Il suffisait, pour l'acquit de leurs consciences, que les ailes fussent tournées ou seulement dépassées : alors leurs bataillons, si laborieusement alignés, se mettaient à la débandade... L'habitude de ce genre de succès conduisit nos généraux à croire que déborder l'ennemi c'est l'avoir vaincu. Le principe admis, il en résulterait, comme conséquence nécessaire, qu'on ne pouvait jamais trop s'étendre. Aussi, pendant les campagnes du Rhin de 1795 et 1796, fit-on la guerre offensive avec des armées partagées en plusieurs divisions, lesquelles opéraient sur plusieurs routes parallèles, à une ou deux marches les unes des autres et la plupart du temps sans autres réserves que des régiments de cavalerie.

Bonaparte vint, et les victoires d'Italie renversèrent un système vicieux.

Foy le déclare, ajoute l'auteur à qui nous empruntons cette citation : Bonaparte vint et créa un nouveau système, celui qui devait effrayer l'Europe, selon l'aveu du général russe comte Sacken et du comte Hugo en 1895. Le système de Turenne, de Frédéric II et de Carnot avait vécu. "

 

Cette page, empruntée à l'un des écrivains qui eut la connaissance la plus approfondie de l'histoire militaire de la Révolution ,

résume excellemment un débat historique que nous ne faisons qu'indiquer en passant et sur lequel nous ne nous attarderons pas. Carnot n'avait pas adopté le système du combat sur les ailes et de la recherche de l'enveloppement sans de sérieuses raisons : ayant à manier de nouvelles armées de volontaires relativement nombreuses, mais ne disposant que de ressources en convois et en intendances tout à fait insuffisantes, il les lançait en ordre dispersé autour des lourds carrés allemands mieux outillés, mieux approvisionnés, mais immobilisés par la sénilité ou l'irrésolution de leurs chefs. Ainsi la tactique sur les ailes découlait jusqu'à un certain point de la nécessité. Mais, en elle-même erronée, elle finit par échouer : elle reçut le coup de grâce à la campagne de Jourdan en Allemagne en 1795.

Quant à Napoléon, il ne s'est pas laissé tromper un instant. Tout en conservant son estime à l'organisateur de la victoire, il jugeait sévèrement la stratégie de Carnot et lui substitua celle qui rénova l'art de la guerre (A Sainte-Hélène, Napoléon s'exprimait en ces termes sur les facultés de Carnot comme chef de guerre (ce qui n'affaiblit en rien, bien entendu, son sentiment en ce qui concernait " l'organisateur de la victoire ") : C'était un homme laborieux et sincère. Il a dirigé les opérations de guerre, sans avoir mérité les éloges qu'on lui a donnés parce qu'il n'avait ni l'expérience, ni l'habitude de la guerre... Il vota contre l'établissement de l'Empire ; mais comme sa conduite a toujours été franche, jamais il ne donna d'ombrage... . Mémorial, t. II, p. 562.).

Schlieffen, voulant à tout prix faire du nouveau, ayant résolu d'échapper coûte que coûte à l'emprise napoléonienne, hanté par certaines formules frédériciennes et surtout par les victoires de Moltke à Metz et à Sedan, remonta jusqu'aux idées de Carnot qu'assurément, en théoricien militaire averti, il connaissait. Mais démarquant son emprunt, il le mit au compte d'Annibal, comme s'il était possible d'établir une comparaison quelconque entre une bataille tactique bloquée sur quelques hectares carrés et où Annibal ne disposait pas de plus de 30 000 hommes (Opinion de Napoléon: Annibal disposait à peine de 30 000 hommes à son entrée en Italie.), avec l'opération stratégique à large envergure reposant sur un immense déploiement par toutes les routes depuis la mer du Nord jusqu'aux Vosges !

Schlieffen, il convient de le remarquer (et c'est l'explication la plus plausible de son erreur), se trouvait en présence d'une situation qui n'était pas sans quelque analogie avec celle des généraux de la Révolution. Lui aussi avait à faire face à ce, problème : armées immenses, nécessité d'un déploiement extrêmement vaste , ne fût-ce que pour ravitailler des armées dépassant le million d'hommes ;, impossibilité de nourrir et d'amener à temps sur le champs de bataille des réserves échelonnées en profondeur. Obéissant à ces diverses nécessités, il envisagea donc l'ordre dispersé et les routes parallèles. Peut-être escomptait-il, pour la première fois tout au moins, l'effet de surprise qu'avait obtenu Carnot lui-même au début des campagnes révolutionnaires.

Tout s'enchaîne, et la violation de la neutralité belge fut une conséquence de cette nécessité des fronts étendus.

La science passionnée, les calculs risqués, l'érudition fantaisiste et les affirmations péremptoires de Schlieffen eurent un succès énorme auprès de Guillaume II. Schlieffen devint le dieu de la guerre pour ce romantique attardé qui se, croyait de la semence de Napoléon. Une panacée " allemande ", apportant la victoire en trois mois et la gloire à tout jamais, que pouvait-on rêver de mieux adapté à la mentalité de ce Lohengrin qui s'intitulait " le maître de la guerre " ?

Je n'apporte aucun parti pris dans l'examen de cette doctrine : j'ai essayé d'en indiquer les origines respectables et les raisons spécieuses. II est incontestable qu'elle a abouti à des succès éclatants, sinon à des résultats absolument décisifs, en Russie et en Roumanie, contre des chefs peu expérimentés. Son application eût pu être des plus dangereuses en France, si elle ne se fût heurtée à une capacité technique bien préparée, à une résolution ferme et à un bon sens inébranlable (Je pense que le plus beau et le plus incontestable succès obtenu par la doctrine de Schlieffen, c'est la bataille de Tannenberg en août 1914, où l'armée de Samsonoff fut réellement enveloppée et anéantie. Mais que serait-il arrivé si Rennenkampt s'était mis en marche ? Hindenburg qui, d'ailleurs, opérait à coup sûr puisqu'il avait connaissance chaque jour de tous les ordres russes, reconnaît dans ses Mémoires (Aus meinem Leben) la faveur prodigieuse que lui fournit la fortune par l'incapacité du général russe présenté jusque-là comme un audacieux. Hindenburg expose, qu'en 1915, il recourut encore à l'application de la doctrine de Schlieffen. Son texte est intéressant à citer : il s'agit de la deuxième campagne de la Prusse orientale : " Notre plan avait pour but d'envelopper la 10e armée russe du général Siewers avec deux puissants groupements d'aile qui la déborderaient largement de façon à se refermer sur elle dans son dos et en territoire russe et à détruire entièrement ses derniers débris... L'ordre d'attaque proprement dit est envoyé le 5 février d'Insterburg. Il prescrit de déclencher le 7 le mouvement des deux masses d'aile et fait peut-être allusion à notre victoire si glorieuse de Sedan. La 10e armée russe subit finalement à Augustowo le même sort que l'armée française à Sedan. Le 21 Février, la vaste tenaille de notre attaque se fermait autour d'elle ; plus de 100 000 ennemis en sortirent prisonniers et furent dirigés sur l'Allemagne. Un nombre de Russes plus considérable encore avaient été tués (Ma vie, traduction française, Lavauzelle, p. 124.). " La manœuvre eut là toute son ampleur et tout son caractère, mais elle s'appliquait toutefois à un front particulier et non à un ensemble stratégique considérable. Hindenburg et Ludendorff paraissent s'être désintéressés peu à peu du système de Schlieffen. Il ne semble pas qu'ils s'en soient inspirés spécialement an cours de la campagne de 1918. )

Mais comme, tout calculé, elle a contribué à ruiner la plus étonnante entreprise de domination qu'un empire et une armée aient jamais conçue, l'erreur où elle a jeté ceux qui s'étaient fiés en elle est d'une importance historique considérable : à ses résultats elle est jugée.

 

Témoignages allemands sur le plan stratégique et ses variantes.

 

Cependant; il n'est pas inutile d'insister sur ses séduisants effets et sur l'erreur dont elle a enivré, en fait, toute une génération. Cet étrange envoûtement ayant saisi d'abord les états-majors, s'est étendu peu à peu à tout un peuple. L'Allemagne y a cru par eux et d'après eux. Elle a cru à la victoire facile par ce procédé en quelque sorte mécanique. Peut-être y croit-elle encore. Or, il importe de dessiller les yeux à tout le monde, même à nos ennemis d'hier. Car, en somme, pour vaincre l'Allemagne, sa propre erreur n'a pas suffi : il y a fallu, en outre, un effort dont le monde voudrait bien s'épargner le renouvellement.

Dès les premiers fascicules de l'Histoire de la guerre illustrée, fascicules parus en 1915, l'étude des réalités et l'attentif examen de la carte avaient fait ma conviction : le plan stratégique allemand comportait une manœuvre par les deux ailes et, par conséquent, il découlait des doctrines de Schlieffen. Le 22 juillet 1916, je publiais dans la Revue hebdomadaire un article destiné à exposer cette manière de voir :

 

" Je crois devoir dire ici en toute sincérité que l'étude des faits appliquée au temps et aux lieux m'a conduit à reconstituer les pensées directrices, les volontés et même les doctrines qui se trouvent en présence. Par exemple, ce sont les faits qui m'ont appris que l'armée allemande avait attaqué les armées françaises selon le système de la tenaille; et c'est seulement après m'être fait cette conviction que j'ai remarqué l'importance, à ce point de vue, du fameux mémoire de Schlieffen sur la bataille de Cannes, où le chef d'état-major donnait ce principe comme pensée directrice de la stratégie allemande. Les faits et les faits seuls m'ont révélé le parti pris des chefs allemands de chercher les vastes espaces et la stratégie des mouvements, même en violant les neutralités belge et luxembourgeoise... Les faits et les faits seuls m'ont aidé à comprendre la puissante raison qui porta notre haut commandement à ne jamais laisser compromettre, quoi qu'il arrivât, sa force de l'est... (Pour l'ensemble de la conception qui a dominé le présent exposé, je demande que l'on veuille bien se reporter à l'article de la Revue hebdomadaire, 22 juillet i916 : , Théorie de la bataille des Frontières a, p. 442.). "

Ainsi, avant même qu'une documentation officielle quelconque eût été livrée au public, les deux données essentielles étaient dégagées et affirmées : pour l'armée allemande l'exécution d'un plan conçu d'après les doctrines de Schlieffen, autrement dit " la tenaille " ; pour l'armée française, l'importance décisive de notre " force de l'est ".

Comment la documentation qui s'est produite peu à peu a confirmé l'un et l'autre de ces aperçus inspirés par les faits, voilà ce qu'il convient de préciser, maintenant.

En ce qui concerne le système stratégique adopté par le haut état-major allemand, les documents parus dès le cours de la guerre et surtout depuis la fin de la guerre sont d'une netteté et d'une abondance telles qu'il suffirait d'une simple énumération pour ne laisser aucun doute dans l'esprit. Si je cite ici textuellement quelques-uns d'entre eux, c'est que l'effet massif, pour ainsi dire, de cette énumération est nécessaire pour en finir, une fois pour toutes, avec des négations accumulées et que cas textes permettent de suivre exactement les conditions intellectuelles et morales dans lesquelles s'est produite un peu trop promptement la grands erreur allemande.

En effet, au sujet de la mentalité des états-majors allemands, quels témoins plus probants que ces états-majors eux-mêmes ? Voici donc quelques-uns de ces témoignages qui font à la fois preuve et conviction :

Le général Freytag-Loringhoven était, pendant la guerre, quartier-maître général de l'armés sous les ordres de Falkenhayn et, depuis qu'Hindenburg et Ludendorff eurent remplacé Falkenhayn, il devint le représentant du chef de l'état-major à Berlin. Or, en 1917, ayant à rechercher les conditions dans lesquelles l'armée allemande pouvait encore espérer la victoire, il critiquait les erreurs du passé et il donnait quatre raisons principales à l'échec de la première campagne allemande. De ces quatre raisons, je citerai celle-ci qui est spécialement stratégique : " Le plan d'enveloppement par les deux ailes, sur lequel était basé le projet de destruction de l'armée française, s'est heurté devant la tenaille de gauche au barrage fortifié de Lorraine qui n'a pu être renversé (Voir les considérations dont le colonel Feyler accompagne ce texte dans son étude sur la brochure de Freytag-Loringhoven, Journal de Genève du 25 septembre 1917.). "

Enveloppement par les deux ailes, - échec de la tenaille de Lorraine, - rien de plus clair. Telle est l'opinion réfléchie et renseignée d'un homme qui personnifie, en quelque sorte, l'état-major vaincu.

Le 18 novembre 1917, la Gazette de Francfort publiait une étude due certainement à une autorité militaire très renseignée, où l'on cherchait à déterminer les raisons des premières défaites allemandes. Or l'auteur s'exprimait en ces termes :

 

" En France, nous avons assisté, dès les premières semaines de la guerre, à l'essai d'appliquer pour la première fois sur une immense échelle et à une armée de plusieurs millions d'hommes, l'idée qui a présidé à la bataille de Cannes. Cette idée envisageait l'enveloppement des deux ailes ennemies; on confiait à l'aile droite de l'armée d'enveloppement une tâche d'une audace inouïe : elle devait renverser les forces franco-belges qui lui barraient la route ; puis, par des marches forcées dépassant presque ce que peuvent fournir des hommes, on amenait l'armée avec son flanc découvert à passer devant Paris qu'elle évitait : cette mission fut remplie.

L'aile gauche avait à parcourir un chemin court, mais hérissé de difficultés ; celles-ci ne purent être surmontées. Cette partie du plan général a été irréalisable. Malgré tout, le haut commandement garda l'idée directrice : enveloppement et anéantissement. Le succès final nous fut refusé pour des motifs que nous savons et dont l'enveloppement d'une des ailes, celle qui était commandée par von Kluck, n'est pas le principal..."

 

Inutile d'insister sur les nombreuses apologies de Hindenburg qui, à propos de la bataille de Tannenberg, évoquent unanimement les conceptions de Schlieffen et le thème, désormais plus allemand que carthaginois, de la bataille de Cannes. Karl Strecker les résume toutes dans ces lignes inscrites en tête de sa brochure D'Annibal à Hindenburg : " Le comte de Schlieffen, stratège éminent, à qui notre état-major doit le plan de l'offensive allemande en 1914... etc. "

Les grands chefs eux-mêmes, ceux qui ont commandé pendant la guerre, ont écrit depuis ; nous avons, au début de cet ouvrage, donné les opinions de von Tappen, de von Kubl, de von Stein ; tous se déclarent tributaires de Schlieffen.

Hindenburg ne laisse aucun doute sur l'inspiration de ses grandes manœuvres sur le front oriental : elle appartient nettement à la thèse de Schlieffen. Quant au plan allemand du début sur le , front occidental, si son témoignage est un peu plus réservé, il ne prête cependant à aucun doute : ayant à s'expliquer les causes de la défaite allemands sur ce front, c'est-à-dire de la bataille de la Marne, il insiste particulièrement sur l'échec de la tenaille de l'est : " Notre défaite de la Marne, dit-il, tenait à un certain nombre de fautes précises commises par le haut commandement et en particulier à celle qui consista à laisser en Lorraine des forces considérables qui ne réussirent même pas à retenir devant elles les troupe françaises qui s'y trouvaient. " Observons que cette tenaille de l'est ne fut pas seulement contenue, mais battue à plate couture par les armées françaises, et l'observation de Hindenburg, dans sa forme réservée, n'en est que plus juste et plus forte.

Le compagnon et le chef de l'état-major de Hindenburg, Ludendorff, vise à son tour, comme dominant toute la préparation du grand plan de guerre, la doctrine de Schlieffen ; il regrette seulement qu'on ne l'ait pas appliqués à la lettre :

 

" A l'ouest, l'avance allemands se termina par une retraite. L'aile droite allemande était trop faible et sa manœuvre d'enveloppement ne fut pas assez large... Il aurait fallu renforcer cette aile par les deux corps prélevés en Alsace et en Lorraine. C'est ce que prévoyaient d'ailleurs les travaux du comte Schlieffen. "

 

Enfin, s'il faut apporter des témoignages encore plus élevés, sinon plus autorisés, je conclurai par cet extrait d'une lettre du kronprinz postérieure à la guerre, 16 août 1919, et publiée par le Lokal Anzeiger du 14 octobre 1919 : " Vous vous souvenez sans doute de notre entretien après la bataille de la Marne qui se termina en un si sérieux échec par la faute de notre haut commandement. Le plan de Schlieffen fut brisé finalement sur la Marne : mais il était déjà compromis dès l'heure de la mise en marche. Aussi, je vis clairement, à partir de 1914, que la guerre ne pouvait plus être menée à une fin victorieuse par les moyens militaires, etc. " Et, dans ses Mémoires, publiés en 1922, le kronprinz reproduit presque textuellement cette opinion : " La retraite de la Marne fut cause de l'effondrement du plan grandiose de Schlieffen, dont le but initial était de terrasser la France, sans crier gare. Ceci aurait mis de suite fin à la guerre. "

Après de telles affirmations, l'origine du grand plan allemand est hors de conteste. Ce n'est donc plus à titre de preuves, mais à titre d'explication que je terminerai par un texte émanant de l'homme qui représenta éminemment, pendant la guerre, la thèse de l'état-major et son application sur le front occidental : il s'agit de von Kluck lui-même, le grand responsable de la Marne. Quand il en vient à exposer ce qu'il a fait et ce que Joffre a fait contre lui dans ces décisives journées du 5 au 10 septembre, sa pensée se reporte uniquement vers son maître Schlieffen et s'est d'après les leçons de celui-ci qu'il mesure l'événement capital de la campagne. Ayant décrit la course terrible et haletante qui amène son armée sur l'Ourcq et la Marne, il se vante d'avoir exécuté la pensée fondamentale d'une préparation d'encerclement par l'aile occidentale allemande dans le sens de la bataille de Cannes. Et alors, considérant la manœuvre de ses adversaires, il ajoute : " Notre conception de la campagne était connue du commandement français. Et c'est pour s'y opposer que, soit Gallieni, soit Joffre et son état-major ont conçu et résolu l'idée de l'enveloppement par les deux côtés de l'aile occidentale allemande. Leurs espérances toutefois ne se réalisèrent pas absolument. Annibal avait recueilli toute la chance de son habileté. Joffre au contraire, par suite de la contre-manoeuvre que lui opposa le commandement allemand (c'est-à-dire von Kluck lui-même), ne put parvenir à renverser d'un seul coup de barre tout le sort de la guerre. C'est déjà un grand honneur d'être cité, d'un côté ou de l'autre, à côté du grand Punique... " Évidemment von Kluck, quoique battu, n'est pas fâché d'avoir à se réserver sa part des lauriers qu'il distribue si largement.

Et quand le même von Kluck donne les raisons tendant à expliquer sa défaite, qu'invoque-t-il à titre d'excuse ? L'échec de la manœuvre de la tenaille dans l'est et l'ignorance où le grand état-major l'avait consciemment laissé à ce sujet : " Le commandement de la Ire armée n'avait aucune connaissance des circonstances graves dans lesquelles la VIe et la VIIe armées étaient arrêtées à l'est de la Moselle et laissaient à l'adversaire sa liberté d'action. S'il avait été prévenu à temps de cette situation, il n'eût pas été question du passage de la Marne par la Ire armée en masse (Nous savons, en effet, par un radio surpris (V. t. V, p. 42 de l'Histoire illustrée de la guerre), qu'après l'échec de l'offensive allemande dans l'est, le grand quartier général allemand avait ordonné le silence absolu sur ce grave événement. La plainte de von Kluck est donc historiquement et stratégiquement absolument fondée. )."

Voici donc, au dire de von Kluck, les deux mouvements et les deux faits décisifs : l'aile occidentale tournée; l'offensive de l'aile gauche arrêtée dans l'est. En général qui sait son métier, il résume la manœuvre allemande et son échec en ces deux constatations, et l'élève de Schlieffen se reporte de nouveau, à ce moment précis, au souvenir de la " bataille de Cannes " et " du grand Punique ". Habemus confitentem...

Le grand plan allemand a donc incontestablement son origine dans les idées de Schlieffen, et s'il se transforma après la mort de son auteur, dans une mesure qu'il convient d'indiquer maintenant, ce fut encore d'après ses propres idées et en fortifiant le principe de la " tenaille " tel qu'il l'avait conçu.

En combinant les études poursuivies d'après ces sources allemandes sur les différentes variations de ce plan, on arrive à la conclusion suivante : Schlieffen lui-même avait hésité quelque temps avant d'adopter " la tenaille " dans toute son ampleur; il penchait, d'abord, pour une attaque frontale vers la trouée d'Épinal combinée avec une manœuvre d'enveloppement seulement par l'aile droite.

Peu à peu; son opinion d'abord, puis celle de ses successeurs se modifièrent, et toujours dans le sens d'une ampleur plus large à droite et à gauche. Le mouvement par l'aile droite fut étendu sur la rive gauche de la Meuse avec Liége comme lieu de passage de la rivière.

D'autre part, une force non plus seulement défensive, mais offensive (cinq corps et demi actifs sans compter la cavalerie et les brigades de réserve), fut constituée avec une nouvelle mission, à savoir d'attaquer Nancy. C'est le germe de la future " tenaille de gauche".

De telles réalisations exigeaient déjà des forces immenses : d'où la " course aux effectifs " entreprise par Schlieffen et par ses successeurs à partir de 1904. .

Mais les effectifs indéfiniment accrus réagirent, à leur tour, sur le plan de plus en plus élargi. Il fallait, si j'ose employer cette expression, caser tout ce monde et cet afflux immense de forces dont devait disposer, dès le premier jour; le haut commandement.

Moltke junior, nommé en 1906 à la place de Schlieffen et travaillant selon ses idées, se mit à renforcer incessamment la tenaille de gauche. C'était l'application exacte de la doctrine (Je sais que ce point a été contesté après coup par von Kuhl, mais les livres de Schlieffen ne peuvent laisser place au moindre doute Von Kuhl, responsable au premier chef, fait la stratégie de l'escalier.) Ainsi furent créées, sous les ordres du commandant supérieur des forces allemandes d'Alsace-Lorraine, kronprinz Rupprecht de Bavière, les deux grandes armées (VIe et VIIe) auxquelles étaient adjointes les garnisons de Metz et de Strasbourg. Ces forces (VIe armée : 5 corps d'armée, 4 divisions d'ersatz, un corps de cavalerie; VIIe armée : 3 corps d'armés, une division de réserve, 2 divisions d'ersatz, 4 régiments de landwehr. Soit au total la valeur de 12 corps, plus un corps de cavalerie.) avaient reçu pour mission ; 1° de briser la fores offensive française en Lorraine; 2° de se mettre en mouvement aussitôt après pour une marche en contre-choc sur la trouée de Charmes et Belfort. La grande manœuvre da l'enveloppement par les deux ailes était réalisée ainsi la force allemande était entièrement déployée et employée ; ainsi le plan était en équilibre ; ainsi l'Allemagne du Centre et du Sud était éventuellement défendus. Quant à l'armée française, tournée maintenant des deux côtés à la fois, elle devait infailliblement, et d'après l'application exacte de la doctrine, être enserrée et détruite en un nouveau " Cannes " dans les Champs Catalauniques (Les livres à citer sur ces matières sont déjà innombrables ; car les Allemands écrivent, écrivent, écrivent. Leurs défaites sont un thème admirable à leur pédantisme. Voir les ouvrages de von Kuhl, de von Tappen, de von François, de von Hausen, de von Baumgarten-Crusius, de von Kluck, de von Bülow, l'article de van Ruith, etc. de signalerai quelques bonnes études françaises résumant la débat : capitaine Koetz, " le Plan de campagne allemand de 1871 à 1914 ", dans Revue de Paris du 15 ao0t 1920; lieutenant-colonel Thomasson, " les Variations du plan de guerre allemand de 1871 à 1914 ", dans Revue militaire générale de mai 1920; commandant Henri Carré, " la Bataille de la Marne vue du côté allemand ", dans Revue de Paris du 1er septembre 1920; général Dupont, le Haut Commandement allemand en 1914; la genèse de la bataille de la Marne, par le général H. Le Gros, l'excellente étude critique du lieutenant-colonel Poudret dans Revue militaire suisse, numéros de mars, novembre, décembre 1919 ; Général Berthaut, l'erreur de 1914, réponse aux critiques, Paris, 1919. Je citerai d'après le général Berthaut, deux maximes qui s'appliquent avec une exactitude admirable à la polémique engagée contre le haut commandement français, alors qu'on se refusait d'essayer de connaître même le plan de nos ennemis : " On a fait de tout temps, dit le général Berthaut, la critique des opérations militaires avec une incompétence, une légèreté et une prétention qui étonnent." Et il complète par cette pensée extraite des Mémoires du maréchal Jourdan : " C'est l'incertitude dans laquelle sont presque tous les généraux sur les mouvements et les positions de leurs adversaires qui rend si difficile le commandement d'une armée, et c'est la connaissance qu'en ont ceux qui écrivent après les événements qui rend la critique si facile. ").

 

La contrepartie française.

 

A l'offensive pour l'enveloppement par les deux ailes, montée selon la doctrine de Schlieffen, le haut commandement français oppose la contre-manoeuvre qui aboutit à la bataille de la Marne.

Cette contre-manoeuvre peut se résumer en deux mots : la bataille de la Marne est un troisième acte. Premier acte : la bataille des Frontières. Deuxième acte : la retraite avec arrêts et combats en coup de boutoir. Troisième acte : victoire de la Marne.

Incontestablement le haut commandement français est contraint par l'initiative allemande, violant la neutralité belge, de renoncer à son propre plan offensif. Ce plan consistait, selon toute vraisemblance, à envahir l'Allemagne, la droite du Rhin, et à se glisser en même temps par Trèves pour tourner Metz, voiler cette place et livrer une première bataille offensive, toutes forces réunies, avant de franchir le Rhin.

Ce plan n'était réalisable que si la neutralité belge était respectée par l'ennemi. Le haut commandement français avait envisagé une double hypothèse : ou bien l'ennemi (ce qui paraissait le plus vraisemblable) resterait sur la rive droite de la Meuse pour éviter de jeter, dès la début, l'Angleterre dans le conflit, ou bien il se porterait sur la rive gauche et allongerait son aile droite extrême jusqu'au bord de la mer. En vue de l'une ou de l'autre de ces deux hypothèses, le haut commandement français avait préparé ce qu'il a appelé lui-même une variante : dans le premier cas, l'aile gauche de l'armés française (5e armée) couvrait les Ardennes centrales, la trouée de Mézières et la troués de Givet, et même des forces de seconde ligne (réserves du corps Valabrègue, armée d'Amade, forces belges et anglaises) se masseraient dans le nord depuis Vervins jusqu'à Maubeuge et chercheraient à envelopper la droite allemande (Voir déposition du maréchal Joffre dans les Procès-verbaux de la commission d'enquête sur le rôle et la situation de la métallurgie en France deuxième partie, p. 145 et suiv.). Dans le second cas, c'est-à-dire si l'aile droite allemande marchait, par Bruxelles, pour atteindre la mer, la 5e armée se porterait, par une " marche en crabe ", vers le nord, s'appuierait sur les places de Namur et de Maubeuge et, ralliant à elle toutes les forces que nous venons d'énumérer, livrerait bataille à l'extrême aile droite allemande, tandis que nos armées du centre tenteraient de briser le front allemand extrêmement étendu, dans la région des Ardennes.

De toutes façons, le haut commandement français était résolu à ne pas abandonner à elle-même la région de l'est. Il avait, pour cela, des raisons à ses yeux décisives : 1° couvrir sa droite une fois pour toutes et solidement par le massif des Vosges, s'il n'était pas possible de l'étendre jusqu'au Rhin ; 2° se défendre contre l'enveloppement dont la menacerait une armée débouchant de la Lorraine annexée ; protéger Nancy, Belfort et subsidiairement le centre de la France qu'une poussée de l'ennemi par la trouée de Charmes et la trouée de Belfort eût livré à l'invasion (Le maréchal Joffre dit expressément dans sa déposition : " Si j'avais seulement pris trois ou quatre corps d'armée qui étaient devant Toul et Epinal, on s'en serait peut-être repenti et le mal aurait été plus grave. En effet, si les Allemands avaient pu enfoncer notre droite, ils marchaient sur Paris et nous n'avions rien pour les arrêter , (p. 161 ).) ; 3° pardessus tout, ne pas abandonner à lui-même le réduit de nos places fortes de la frontière, centre de résistance d'une puissance incomparable si nos armées de campagne restaient en contact avec lui, menace constante sur le flanc d'une armée d'invasion, " dent " enfoncée dans la chair allemande quel que fût le sort de la campagne sur d'autres points. Notre " force de l'est " était considérée à juste titre, par le haut commandement français, comme le " pivot " de la bataille de la Marne au début, et, plus tard, elle usa l'effort allemand quand il s'engagea directement dans une lutte à corps perdu pour la possession de Verdun.

La résolution prise par le haut commandement français de se maintenir en force dans l'est avait donc ses raisons profondes qui apparurent au fur et à mesure que les événements se produisaient ; mais elle exigeait, chez le chef, une force de volonté et une énergie morale sans secondes. il s'agissait, en effet, de renoncer, de parti pris, à une lutte désespérée en avant du camp retranché de Paris ; il s'agissait de laisser se camp retranché, et par conséquent la capitale, à ses ressources militaires propres, en les défendant, pour ainsi dire, du dehors, il s'agissait enfin de renoncer, si des conjonctures plus graves encore se présentaient, à une autre idée chère à l'école traditionnelle militaire française, celle d'une campagne prolongée à l'abri de la Loire... Responsabilité accablante pour le général en chef si ses prévisions ne se réalisaient pas et si, par malheur, le " pivot " lui-même venait à céder.

Les premiers actes de la guerre parurent faire peser sur le général Joffre tout le poids de cette responsabilité. Le plan allemand réussissait. L'invasion soudaine de la Belgique assurait à l'initiative allemande, opérant surtout par l'aile droite, un terrifiant succès.

C'est ici que le haut commandement français, abandonnant son plan offensif, fait jouer son système défensif appuyé sur sa " force de l'est ". Pour parer à la manœuvre d'enveloppement conçue par Schlieffen, il fait juste ce qu'il faut faire : ayant brisé, au moyen de sa force de l'est, une des branches de la tenaille, et ayant sauvé ainsi son propre " pivot ", il prépare le contre-enveloppement de l'autre aile allemande, l'aile droite, par la création de l'armée d'Amade qui deviendra bientôt l'armés Maunoury.

Naturellement, il faut quelques jours pour accomplir un pareil changement de front et obtenir de tels résultats.

Pendant ces quelques jours, à quoi le haut commandement français emploie-t-il ses gros ? A exécuter la " variante " qui a pour objet de prendre à partie le centre ennemi, de tenter de le séparer de cette aile droite, la plus aventurée, et sinon de rompre, du moins d'affaiblir l'immense arc de cercle offensif qui tente d'envelopper les armées françaises : au besoin, on s'y reprendra à plusieurs fois.

D'où ces batailles contre le centre allemand, non pas statiques et immobiles " à la Terentius Varro ", mais mobiles s'il en fut, puisqu'elles présentent ce caractère singulier qu'elles n'insisteront pas et que, par ordre, elles se décrocheront toujours à temps pour éviter que les armées soient enfermées dans le demi-cercle qui avance par les ailes.

Voilà ce que Schlieffen n'avait pas prévu ; et pourtant, le plus simple bon sens eût dû l'avertir. Il supposait donc des armées figées dans l'attitude de l'autruche et attendant leur sort. Mais les armées françaises étaient commandées; leur conduite était raisonnée; leur force n'empêchait pas le ressort et la souplesse. Le haut commandement français averti exactement, ne fût-ce que par les avions, des mouvements de l'ennemi, savait que les deux ailes se précipitaient sur lui dans une course effrénée; il lisait la manœuvre sur les routes ; il la suivait des yeux ; ayant pris consciemment le parti d'échapper à l'étreinte, il reculait, mais tout en attaquant. Il entraînait l'adversaire dans son propre sillage, se réservant de lui tomber dessus à fond, dès que la contre-manoeuvre serait solidement construite et articulée.

Ceci est la raison d'être de ces premiers actes qui précèdent la bataille de la Marne : 1° la bataille des Frontières qui se porte au-devant du demi-cercle de l'invasion allemande et lui assène un coup formidable à l'ouest, au moment même où les batailles de Lorraine l'arrêtent à l'est ; 2° la retraite, avec les coups de boutoir de Guise et de la Meuse, qui ont le même caractère au moment où la Mortagne et le Grand-Couronné règlent le sort de la " tenaille " de l'est ; et 3° les premiers combats sur le flanc allemand, à Proyart, à Verberie, qui eussent dû avertir les généraux ennemis et les retenir dans le nord s'ils eussent eu la moindre prudence, mais dont leur surdité intellectuelle ne sut même pas entendre le son de cloche inquiétant.

Sur cet avertissement négligé, sur cette occasion manquée, sur, ce mépris des évidences les plus claires, nous avons encore un aveu frappant, c'est celui de von Kluck lui-même, le téméraire disciple de Schlieffen, l'impétueux marcheur de l'aile droite. Ruminant dans sa retraite, il explique que le haut commandement allemand eût dû, dès les premières affaires de la Somme, arrêter, en avant de Paris, la course à l'enveloppement ; il s'exprime en ces termes :

 

" La Ire armée continua sa marche en avant, selon les ordres reçus (le 28 août) en vue d'un glissement des trois armées de droite un peu plus en direction ouest. Dans ce glissement, la Ire armée devait avancer à l'ouest de l'Oise, prenant sa direction vers le secteur de la Seine, Rouen-Mantes (c'est-à-dire l'enveloppement de Paris), avec mission d'anéantir les forces ennemies pouvant s'y trouver, de les jeter, autant que possible, sur la Seine inférieure et de se saisir du passage de la rivière. But séduisant, assurément, mais impossible à atteindre avec la proportion des forces de l'aile occidentale de l'armée allemande. La force réelle de l'aile occidentale s'opposait à des manœuvres s'étendant aussi loin... Une stratégie plus ferme et plus retenue eût dû imposer au grand quartier général un temps d'arrêt pour reprendre haleine, attendre l'arrivée de plusieurs divisions venant de Lorraine, occuper le secteur de la Marne, puis couper Paris par les rives de la Marne et la rive droite de la Seine et enfin attaquer le front nord-est de Paris avec toute l'artillerie lourde des Ire et IIe armées. Dès que la Ire armée se fût trouvée reposée et que de grandes forces fussent arrivées de Lorraine, que les corps actifs encore employés au service des étapes eussent été remplacés par des troupes de landwehr et de landsturm, que la brigade laissée à Bruxelles eût atteint le front, alors la guerre de mouvement eût repris ses droits. Il est vrai que l'adversaire se fût, pendant ce temps, rétabli et renforcé qu'il eût gagné ainsi une plus grande liberté de mouvements ; mais cela eût été un mal moindre que les avantages obtenus..."

 

Von Kluck réclame, après coup, juste le contraire de ce qu'il a fait lui-même. En 1914, il ne songeait qu'à courir de l'avant pour l'enveloppement de l'aile gauche ennemie. Le système qu'il préconise, maintenant, eût eu des effets imprévus qu'il ne s'agit pas de discuter ici, mais en tout cas, c'était la ruine de tout le plan allemand. Les armées de l'est arrêtées devant Nancy et les armées de l'ouest arrêtées au nord de Paris, qu'eût dit von Schlieffen, qu'eût dit le " grand Punique " ? C'était la guerre de position substituée à la guerre de mouvement et les armées opérant en Lorraine, soudainement diminuées, présentaient leur flanc à notre force de l'est déjà victorieuse.

N'entreprenons pas de reconstituer une autre guerre que celle qui fut la conséquence du système de Schlieffen appliqué à la lettre par von Moltke et par von Kluck lui-même. Laissons le général battu ratiociner sur les causes de sa défaite. Il suffit d'avoir établi que, de l'aveu du principal intéressé, la manœuvre allemande échouait devant Paris, faute de réserves et faute d'effectifs suffisants. La manœuvre de Joffre tournant l'ennemi au lieu d'être tournée par lui s'esquissait à peine que, déjà, la conception géniale allemande s'écroulait, même aux yeux de ceux qui l'exécutaient.

C'est donc bien du fait de la manœuvre française prescrite par l'Instruction générale du 25 août qu'un pareil résultat est obtenu, même avant que la bataille se fût engagée sur l'Ourcq et la Marne. Mais il fallait la bataille elle-même pour mettre le sceau à la supériorité de la manœuvre française.

 

La bataille de la Marne est la conclusion de la manœuvre française.

 

La bataille de la Marne est donc un troisième acte.

Ce troisième acte est la conséquence logique des deux premiers. L'ennemi arrive décontenancé et à bout de forces sur l'immense ligne concave où Joffre l'attend.

Nous avons montré, au cours de l'exposé, que la manœuvre allemande s'était transformée d'elle-même non pas une fois, mais deux fois à la veille même de la lutte. L'échec de la " tenaille de l'est " avait amené von Moltke à renoncer à la manœuvre d'enveloppement par les deux ailes dès le 3 septembre. Il propose pour but nouveau à ses lieutenants la manœuvre de débordement d'une aile, de façon à rejeter toute l'armée française sur la frontière suisse. Et puis, le 6 comme il s'aperçoit que des forces s'amassent autour de Paris, comprenant qu'il serait extrêmement dangereux de tourner le dos à ces forces et de les laisser sans surveillance, il change encore sa manœuvre in extremis. Il ordonne à von Kluck de faire le guet devant la capitale tandis que von Bülow et von Hausen se précipiteront sur le centre français pour essayer de le rompre vers la trouée de Sézanne et la trouée de Mailly et que le duc de Wurtemberg et le kronprinz chercheront à rabattre la droite française sur les camps retranchés de l'est ou sur la frontière suisse.

La bataille était disloquée, sinon perdue, avant d'être livrée. Il s'agissait, en somme, d'un coup de désespoir qui ne pouvait plus compter, pour réussir, que sur le courage et l'abnégation du soldat allemand. Il s'agissait d'une offensive en trois tronçons, aussi mal préparée que possible. Ici encore, la manœuvre de Joffre agissait avant la bataille.

Un certain nombre de conséquences en produisent et se livrent à notre observation. En premier lieu la bataille de la Marne n'est pas uniquement la bataille de l'Ourcq. Une des plus cruelles injustices de la légende que l'on a prétendu imposer à l'histoire, c'est de ne tenir aucun compte, ni des batailles du centre, ni des batailles de l'est. Dans notre récit, nous nous sommes efforcés de remettre à leur place et à l'honneur les admirables vertus des chefs et des soldats qui ont combattu, non seulement sur l'Ourcq et aux marais de Saint-Gond, mais à Esternay, à Montmirail (où la bataille fut réellement gagnée), à la route n° 51, à Fère-Champenoise, à Vitry-le-François, à la trouée de Mailly, à Maurupt-le-Montois, à la Vaux-Marie et, au delà, à la trouée de Charmes, à la Mortagne, au Grand-Couronné. Ces parties de la bataille sont non moins importantes, non moins épiques que les rudes combats de l'Ourcq et des marais de Saint-Gond. La dernière manœuvre allemande se proposait pour but de réparer dans le centre et dans l'est ce qui avait échoué à l'ouest. Si le front français eût été brisé en l'un de ces points, la manœuvre finale allemande obtenait une victoire tout de même décisive, puisque l'armée de Joffre eût été coupée en deux ou trois tronçons.

Donc, il faut considérer la bataille de la Marne dans son ensemble. II n'y a pas un de ses épisodes qui ne soit d'une portée décisive. Le général en chef seul pouvait la conduire sur tous ces points à la fois et ressentir, à chaque instant et pour chacun des points, l'angoisse de la responsabilité qu'il portait.

 

Causes de la défaite allemande : indiscipline, manque de liaison.

 

Autre considération : la bataille de la Marne fut perdue du côté allemand non seulement par mauvaise manœuvre stratégique, mais par manque de liaison et, disons le mot, par manque de discipline.

L'immensité du champ de bataille, la variété des terrains sur lesquels elle se livrait, la puissance encore inessayée des armes et des méthodes tactiques, la prodigieuse innovation de l'emploi des avions soit pour les reconnaissances, soit pour le réglage de l'artillerie, l'usage multiplié de moyens de transports nouveaux et, en particulier, du réseau des voies ferrées permettant de " puiser les réserves dans les corps combattants ", tout faisait un devoir unique aux chefs et à leurs subordonnés de se serrer en quelque sorte, coude à coude, les uns contre les autres et d'assurer l'union la plus étroite des esprits et des choses.

C'est ce qui se produisit dans le camp français. Or, c'est précisément le contraire de ce que nous observons dans le camp allemand. D'abord, de l'avis de tous les Allemands, responsables ou non le grand quartier général est trop loin du front, à Luxembourg; Moltke n'a aucune connaissance de visu de la réalité. On peut se demander s'il s'est rendu sur le front une seule fois avant sa tournée désespérée du 11 septembre. Tous les chefs des armées reconnaissent qu'ils ne communiquaient avec lui que par des radios parfois en clair et surpris par l'ennemi, parfois en chiffres et difficilement compréhensibles. Entre le grand quartier général et les chefs d'armée, l'unité de vues n'était nullement assurée. Aussi la discipline intellectuelle n'existe que pour la forme. Ceci est un point capital et nous en dirons tout à l'heure la raison profonde.

Entre les divers chefs d'armée, l'entente et les liaisons ne sont pas mieux assurées. On constate partout un désaccord fondamental. Kluck est en rupture déclarée avec Bülow. Son livre est un long réquisitoire contre son camarade d'attelage et celui-ci, dans son propre mémoire, le lui rend bien. De même le livre de von Hausen, ceux de von Tappen, de von Kuhl, du kronprinz, etc. Le haut quartier général tremble devant ses subordonnés, surtout quand il s'agit de von Kluck, du kronprinz et, ainsi que l'ont révélé von Tappen et von Ruith, du kronprinz Rupprecht de Bavière. Bülow se plaint sans cesse et tire à lui la couverture. A diverses reprises, on met von Kluck sous ses ordres et von Kluck ne décolère pas. Finalement, celui-ci n'en fait qu'à sa tête et, au mépris des ordres reçus, il passe la Marne pour enlever la victoire à son partenaire, quitte à reprocher au grand quartier général de ne l'avoir pas éclairé sur la véritable situation. Il en est de même partout. Les sous-ordres en font autant, von Quast, von Kirchbach, par exemple. Les livres publiés par les chefs eux-mêmes démasquent les lourdes intrigues et les laides querelles qui grouillaient au fond de ces coteries d'état-major. Au début de la bataille, von Hausen, nous l'avons vu, se permettait d'enjoindre à Guillaume, " le maître de la guerre ", de ne pas pénétrer dans son camp. Voilà donc où en était cette discipline allemande tant vantée !

Assurément la médiocrité. du grand chef allemand, le colonel-général von Moltke, explique beaucoup de choses (" Il n'était pas préparé à cette situation et n'avait jamais pensé l'occuper ". (von Stein).). Mais pourquoi l'avait-on choisi si médiocre ? Sans doute parce que les coteries n'en eussent pas supporté un autre. On avait alors songé à Bülow, à Falkenhayn, à Hindenburg. On ne recourut à Hindenburg, mis prématurément à la retraite, que quand la partis était à moitié perdue.

Je ne sais rien de plus démonstratif, à ce sujet, que ce qui se passe dans les commandements allemande, à partir du 8 septembre au soir, et quand il fallut bien s'avouer à soi-même que les troupes commençaient à fuir et qu'on était battu.

C'est un point sur lequel j'ai cru devoir insister; car, outre son intérêt dramatique, il présente un intérêt stratégique de premier ordre. A quel moment précis la retraite a-t-elle été ordonnée ? Par qui l'a-t-elle été ? Par suite de quelles circonstances la bataille a-t-elle traîné pendant plusieurs jours encore, avec des reprises sanglantes et mal coordonnées, une sorte d'indécision qui trompa même le vainqueur ?

Le grand responsable de la perte de la bataille, c'est von Kluck : d'abord il attaqua sur la Marne contre les ordres qui lui prescrivaient de rester entre la Marne et l'Oise ; ensuite, pour parer à la menace d'enveloppement si Maunoury se glissait par ses derrières jusqu'à Château-Thierry, il décrocha brusquement ses forces projetées en avant et les rejeta sur son aile droite de façon à se conserver une porte de sortie vers le nord ; mais ce mouvement brusqué et non combiné ouvrit dans le front allemand, entre son armée et celle de son voisin Bülow, un trou béant par où les armées ennemies se glissèrent. Dès le 8 au soir, l'aile gauche de Bülow dégarnie pliait et, dès le 9 au matin, von Bülow, renseigné sur le mouvement de l'armée anglaise et de la 5e armée " dans la fissure ", comprenait, avec une vive intelligence du champ de bataille, que les armées allemandes n'avaient plus qu'à fuir vers le nord, si elles voulaient échapper à la destruction. Tel était le résultat de la manœuvre de Joffre : von Kluck devait être battu soit à gauche par Maunoury soit à droite par French et Franchet d'Esperey. Dès le 8, von Kluck avait perdu sa propre bataille à Varreddes ; il y a comme un aveu un peu trouble de ce fait dans ce que von Kluck dit, dans son récit, au sujet de l'avance de l'armée britannique vers la Marne : " L'avance des Anglais vers la Marne se manifesta, le 8 septembre, dans le cours de la matinée, par des forces considérables marchant au nord du Grand Morin... La couverture du flanc et du dos de l'armée ne semblait pas d'une sécurité suffisante... " En effet : il n'y avait plus de sécurité du tout. Contre ce mouvement de flanc de la 8e division d'abord et des Anglais ensuite, von Kluck jette tout ce dont il dispose. Mais à qui fera-t-on croire que les troupes qu'il envoie (une division et une brigade sur plus de 40 kilomètres), épuisées par trois jours de combat, suffisent pour protéger de dos et le flanc de l'armée contre l'offensive de l'armée anglaise et de l'armée Franchet d'Esperey ? Donc, d'aprés le propre récit de von Kluck, et comme le comprennent très bien von Kuhl, son chef d'état-major, et Hentsch, envoyé du grand quartier général, l'armée n'avait plus qu'à déguerpir.

 

Pourquoi le haut commandement français retarda-t-il le communiqué de la victoire ?

 

Donc, la bataille de la Marne est perdue à l'ouest dès le 8 au soir, nous ne nous lasserons pas d'insister sur ce point capital.

Mais comment paraît-elle se prolonger jusqu'au 11 et même au 12 ? Comment se fait-il que le vainqueur lui-même, le général Joffre, n'apporte pas immédiatement cette déclaration joyeuse qui est attendue avec tant d'impatience par le pays ?

Suivons le texte des communiqués français :

 

" 8 septembre, 15 heures. - A l'aile gauche, les armées alliées, y compris les éléments de la défense de Paris, sont en progression continue depuis les rives de l'Ourcq jusque dans la région de Montmirail. L'ennemi se replie dans la direction de la Marne.

8 septembre, 23 heures. - Les Allemands, ayant franchi dans leur mouvement de retraite le Petit Morin, se sont livrés, en vue de protéger leurs communications, à de violentes et infructueuses attaques contre celles de nos forces qui occupent la rive droite de l'Ourcq. Nos alliés les Anglais poursuivent leur offensive dans la direction de la Marne.

9 septembre, 15 heures. - A l'aile gauche, bien que les Allemands aient renforcé leurs troupes, la situation demeure satisfaisante. L'ennemi se replie devant l'armée anglaise.

9 septembre, 23 heures. - A l'aile gauche, toutes les tentatives allemandes pour rompre celles de nos troupes qui se trouvent sur la rive droite de l'Ourcq ont échoué. L'armée anglaise a franchi la Marne. L'ennemi a reculé d'environ 40 kilomètres.

10 septembre, 23 heures. - A l'aile gauche, les troupes anglo-françaises ont franchi la Marne entre la Ferté-sous-Jouarre, Charly et Château-Thierry.

11 septembre, 15 heures. - Ainsi que nous l'avons annoncé, une bataille est engagée depuis le 6 septembre sur le front s'étendant d'une façon générale de Paris à Verdun. "

 

Suit un exposé général de la bataille, exposé qui se termine ainsi :

 

" La situation générale s'est donc complètement transformée depuis quelques jours, tant au point de vue de la stratégie qu'au point de vue tactique. Non seulement nos troupes ont arrêté la marche des Allemands que ceux-ci croyaient être victorieuse, mais l'ennemi recule devant nous sur presque tous les points."

 

Le même jour, à 23 heures, le communiqué indique tous les éléments de la victoire :

 

" Progrès au nord de la Marne dans la direction de Soissons et de Compiègne, fuite de l'ennemi, prisonniers, butin, etc."

 

Et finalement à la dernière heure (20 h. 30) de ce 11 septembre, à jamais illustre, le coup de clairon de la victoire, le message téléphoné de Joffre :

 

" La bataille qui se livre depuis cinq jours s'achève en une victoire incontestable. La retraite des Ire, IIe et IIIe armées allemandes s'accentue devant notre gauche et notre centre. A son tour, la IVe armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaize.

Partout l'ennemi laisse sur place de nombreux blessés et des quantités de munitions. Partout on fait des prisonniers. En gagnant du terrain, nos troupes constatent l'intensité de la lutte et de l'importance des moyens mis en œuvre par les Allemands pour essayer de résister à notre élan.

La reprise vigoureuse de l'offensive a déterminé le succès. Tous officiers, sous-officiers et soldats, vous avez répondu à mon appel. Vous avez bien mérité de la patrie !

Joffre. "

 

Aussitôt, le président de la République intervenait en personne. Il parlait pour le pays et pour l'histoire en adressant au ministre de la Guerre la lettre qui mettait à sa vraie place l'événement qui venait de se produire et qui décidait du sort du monde :

 

" Bordeaux, 11 septembre 1914.

Nos vaillantes armées ont de nouveau donné, dans les quatre dernières journées de combat, les preuves éclatantes de leur bravoure et de leur entrain.

L'idée stratégique que le général commandant en chef avait conçue avec tant de clairvoyance et réalisée avec tant de sang-froid, de méthode et de résolution, s'est traduite dans les opérations récentes, par une tactique impeccable.

Loin d'être fatiguées par de longues semaines de marches et de batailles incessantes, nos troupes ont montré plus d'endurance et de mordant que jamais.

Avec le vigoureux concours de nos alliés anglais, elles ont refoulé l'ennemi à l'est de Paris, et les brillants succès qu'elles ont remportés sont le gage certain des victoires définitives.

Je vous prie, mon cher ministre, de vouloir bien transmettre au général commandant en chef, aux officiers et aux soldats, avec l'expression émue de mon admiration et avec mes vœux les plus ardents, les félicitations et les encouragements du gouvernement de la République.

Raymond Poincaré. "

 

Et le ministre de la Guerre, avec quelque chose de plus chaud et de plus ardent encore, mettait le sceau à cette manifestation solennelle :

 

" Mon Cher Général,

J'ai reçu et je suis heureux de vous transmettre, en saisissant cette occasion de vous renouveler l'expression de mes félicitations personnelles, la lettre suivante de M. le président de la République.

M. le président du Conseil a bien voulu me demander de joindre à cette manifestation si flatteuse du chef de l'État l'expression des vives félicitations du gouvernement de la République tout entier.

Millerand."

 

Enfin, le 13 septembre au matin, Joffre télégraphiait à M. Millerand, à Bordeaux :

 

" Notre victoire s'affirme de plus en plus complète ; partout l'ennemi est en retraite ; partout les Allemands abandonnent prisonniers, blessés, matériel. Après les efforts héroïques dépensés par nos troupes pendant cette lutte formidable, qui a duré du 5 au 12 septembre, toutes nos armées surexcitées par le succès exécutent une poursuite sans exemple, A notre gauche, nous avons franchi l'Aisne en aval de Soissons, gagnant ainsi plus de 100 kilomètres en six jours de lutte. Nos armées, au centre, sont déjà au nord de la Marne ; nos armées de Lorraine et des Vosges arrivent à la frontière. Nos troupes, comme celles de nos alliés, sont admirables de moral, d'endurance et d'ardeur. La poursuite sera continuée avec toute notre énergie. Le gouvernement de la Républigue peut être fier de l'armée qu'il a préparée.

J. Joffre."

 

Ne trouve-t-on pas dans cette gradation qui se développe comme le succès lui-même, avec force, logique et raison, un tableau frappant de l'impression produite sur les esprits et dans les âmes de ceux qui savaient ! Quelle maîtrise sur soi-même, quelle modération, quelle bonne foi !

Dès le 8, le grand fait est marqué : " L'ennemi se replie en direction de la Marne... " Puis le succès s'affirme : " L'ennemi a reculé de 40 kilomètres, de 60 à 75 kilomètres. " Mais la lutte est dure.

Tout à coup, on note une certaine hésitation : Et pourquoi ? Nous l'avons expliqué : c'est que la bataille reste accrochée en un point : la contre-offensive en retour des IVe et Ve armées allemandes entre Vitry-le-François et l'Argonne peut tout compromettre. Nous avons dit comment se produit cette manœuvre désespérée ; elle se décide le 9, elle se prononce le 10. C'est l'effort suprême des Allemands qui ne veulent pas s'avouer vaincus ; c'est l'effort pour la rupture dans l'est en direction de la ligne de Dijon. Noua avons dit aussi les terribles engagements trop peu connus de Vitry-le-François, de Sermaize, de Maurupt-le-Montoy, de la Vaux-Marie.

Le haut commandement français n'ignore rien. Il s'applique à sa tâche suprême, suspend son jugement, refoule le cri de victoire qui éclate sur ses lèvres, mais que ces redoutables reprises retiennent encore.

Enfin, le 10 au soir, l'événement complet se réalise. " Aujourd'hui, écrit le général Joffre à M. Millerand (télégramme n° 4653), je puis vous annoncer les résultats de da bataille de la Marne... "

Et le 11 à 14 heures 10, le compte rendu n° 4765 du général Joffre au ministre déclare ces résultats définitifs. Il dit : " La bataille de la Marne s'achève en une victoire incontestable. " Le cri part du cœur et il retentira à jamais dans l'histoire.

 

Polémiques allemandes au sujet de la Bataille de la Marne.

 

La bataille de la Marne restera, dans l'histoire et aussi dans la légende, le grand événement de la guerre. Tout ce qui la précède y conduit, tout ce qui la suit en découle. Il est permis de se demander pourtant comment, ayant été si considérable et ayant frappé les esprits dès la première heure, continuant même à les subjuguer encore, elle n'a pas, devant une certaine partie de l'opinion, " rempli tout son mérite " ; pourquoi elle reste l'objet de vives polémiques et discussions. Les " considérations " sur la bataille de la Marne doivent tenir compte des jugements différents qui ont été portés sur elle.

Tout d'abord, il faut dire la prudence avec laquelle le gouvernement français crut devoir agir vis-à-vis de l'opinion publique, de telle sorte que celle-ci ne connut qu'au bout de longs mois les circonstances et les étapes de la bataille. M. Millerand s'est expliqué lui-même à ce sujet : " Si, à ce moment, la victoire de la Marne n'eut pas chez nous tout le retentissement qu'on aurait eu le droit légitime de lui donner, la responsabilité en remonte au ministre de la Guerre qui, dans une lettre qu'il écrivait à ce propos au général en chef, s'en expliquait en ces termes : " ... Je suis le coupable et je ne voudrais pas qu'il pût demeurer dans votre esprit l'ombre d'un doute sur les considérations qui m'ont poussé à mettre ainsi une sourdine à l'expression de notre joie. Il me paraît bon de ménager les nerfs de ce pays et j'ai préféré courir les risques de demeurer au-dessous de la vérité que celui de l'exagérer (Revue hebdomadaire du 15 février 1919.)... " En un mot, l'on sentait que l'ère des sacrifices n'était pas close et l'on craignait qu'une joie trop affichée ne fût suivie, en présence des tâches nouvelles, d'une sorte de désillusion.

Mais, surtout, l'opinion française, tout en ayant conscience de l'œuvre de salut qui venait de s'accomplir, n'en fut pas moins fortement influencée par " la manœuvre morale " allemande. Par un artifice inouï, le grand quartier général allemand l'a tout simplement supprimée de l'histoire. Cette défaite qu'il subissait créait subitement un tel hiatus entre ses promesses réitérées d'une victoire en tempête et la terrible réalité, cet hiatus était tellement imprévu et il devait produire, s'il était connu, une telle chute de l'opinion allemande, que le grand quartier général prit immédiatement le parti de tout nier. La meilleure explication lui parut être le silence.

Un auteur suisse, le colonel Feyler, dans un livre de haute autorité, Avant-propos stratégiques, a rendu à l'histoire et à la vérité l'immense service d'analyser les conditions dans lesquelles le ` grand quartier général allemand a " filé " la " manœuvre morale ", au sujet de la bataille de la Marne. Les révélations qui se produisent de jour en jour, notamment en Allemagne, confirment et développent les sagaces intuitions du savant écrivain militaire. Aujourd'hui même, si l'opinion allemande consentait à s'instruire, elle se convaincrait que, au sujet de la bataille de la Marne et pendant toute la guerre, on lui a menti impudemment.

Ce serait un trop dur réveil : on préfère s'endormir sur l'erreur accréditée.

Voyons comment cette erreur a pu s'établir, en contradiction absolue avec les faits.

Le 6 septembre, il n'est question, dans les communiqués allemands, que de la manœuvre de von Kluck et de von Bülow sur la Meuse. De la Marne, bien entendu, pas un mot. Le 8 septembre, le communiqué annonce la capitulation de Maubeuge. Toujours rien sur la Marne ; or, c'est le jour où commence la retraite ; le 9 septembre, un communiqué est consacré aux balles dum-dum ! Sous la date du 10 septembre seulement, on trouve une brève allusion aux événements :

 

" A l'est de Paris, les détachements (retenez ce mot détachements : c'est le mensonge officiel dans sa racine) qui s'étaient avancés le long et au delà de la Marne ont été attaqués par des forces supérieures en nombre venant de Paris, entre Meaux et Montmirail. Ils ont retenu l'ennemi (retenu !). Après des combats qui ont duré deux jours, ils out eux-mêmes progressé. A l'annonce de l'approche de fortes colonnes ennemies, leur aile s'est repliée (donc, de simples détachements se heurtant à des colonnes ennemies, ce qui suppose un champ de bataille restreint). L'ennemi ne l'a poursuivie en aucun endroit.. Au cours de ces combats, 50 canons et plusieurs milliers de prisonniers ont été capturés. Des détachements qui combattent à l'ouest de Verdun ont progressé."

 

En un mot, quelques " détachements " sur Paris et quelques " détachements " sur Verdun : c'est tout.

Le 11 septembre, le grand quartier général rédige en ces termes ses deux communiqués :

 

" Berlin, 11 septembre. - L'armée du prince héritier s'est emparée jeudi de la position fortifiée ennemie située au sud-ouest de Verdun (il s'agit, sans doute, de l'attaque de nuit de la Vaux-Marie du 10 septembre). Des détachements de l'armée attaquent les forts sud de Verdun. Ces forts subissent depuis mercredi le feu de notre artillerie lourde. "

 

Une victoire à Verdun, et la capitulation prochaine du camp retranché, comment le bourgeois allemand ne serait-il pas satisfait ? D'ailleurs, s'il a quelque doute, voici de quoi le tranquilliser. A l'heure où les armées allemandes ont perdu, dans la bataille qui s'achève, 40 000 prisonniers et 200 canons, le même communiqué allemand énumère les résultats de la première partie de la guerre :

 

" Jusqu'au 11 septembre, il a été transporté en Allemagne 220 000 prisonniers, soit : Français, 1 680 officiers et 86 700 soldats ; Russes ,

1 830 officiers et 91 400 soldats, (y compris, bien entendu, les garnisons des places fortes et notamment de Maubeuge); Belges, 440 officiers et 30 200 soldats ; Anglais, 164 officiers et 7 350 soldats. Parmi les officiers se trouvent deux généraux français, quinze généraux russes, ainsi que le commandant de la garnison de Liége. Un grand nombre d'autres prisonniers sont actuellement dirigés sur les divers camps."

 

Et c'est tout. On a passé la période critique ; on peut respirer maintenant : après avoir caché la vérité, on va se mettre à la farder. En effet, les bruits commencent à circuler ; les blessés rentrent et disent ce qu'ils ont vu ; malgré les ordres, les soldats, qui savent bien qu'on les a ramenés sur le front de l'Aisne, écrivent ; la presse ennemie et la presse neutre sont de plus en plus affirmatives une grande bataille a été livrée sur la Marne et les armées allemandes ont abandonné une immense étendue de terrain. Elles ont perdu des villes importantes et notamment Reims. Ces faits ne peuvent être cachés tout à fait. Bien entendu, on continue à nier, mais sur un autre ton. Le grand état-major déclare que les nouvelles publiées par l'ennemi par tous les moyens sont fausses. Et une note officielle émanant, non plus seulement du haut commandement, mais du gouvernement lui-même, est publiée le même jour, le 14 :

 

" L'office des Affaires étrangères dément catégoriquement, en les qualifiant de pures inventions, les informations de la presse de Londres du 13 septembre relatant des défaites allemandes. L'office déclare que les Allemands n'ont perdu ni canons, ni prisonniers devant Paris. Au contraire, ils ont pris à l'ennemi 50 canons et des milliers de prisonniers. La situation devant Paris est favorable. La tentative des Français de briser le front allemand a été repoussée victorieusement.

Signé : Zimmermann."

 

Les autorités impériales allemandes se sont ainsi donné le temps " d'organiser " un mensonge plausible. Car il est de toute évidence que de simples démentis ne suffiront pas toujours. Aussi, on monte la machine en deux temps qui va devenir la " vérité allemande " sur la bataille de la Marne.

Premier temps : la Marne. Un mouvement en avant, confié à de simples " détachements ", a été lancé sur la Marne pour, en se dérobant ensuite d'après les ordres prescrits, attirer l'ennemi dans un piège ; cette manœuvre a pleinement réussi ; l'ennemi, s'étant lancé sur ces détachements, les a repoussés d'abord, mais ils reculaient méthodiquement et l'ennemi n'a regagné qu'un peu terrain que l'on savait bien n'être occupé que provisoirement.

Deuxième temps : l'Aisne. L'ennemi, trompé par cette manœuvre géniale, a poursuivi ces avant-gardes jusqu'à l'Aisne, où le gros des forces allemandes l'attendait sur des positions préparées d'avance. Alors s'est engagée la véritable bataille pour Paris. Cette bataille est en cours ; il n'est pas douteux qu'elle ne s'achève par une grande victoire...

Par un artifice de rédaction qui se perpétuera dans tous les communiqués, à dater du 14 septembre, la bataille dite " bataille de l'Aisne " se prolonge de ,jour en jour, et il en sera ainsi jusqu'à la fin de l'année 1914, pendant toute la durée de la " course à la mer ". Et on lui donne également, pendant toute cette prolongation, le caractère d'une incessante victoire allemande. Quant à la bataille de la Marne, il n'en est plus question depuis longtemps ; l'attention du public est ailleurs. La défaite est escamotée ( Sur cette phase du " mensonge allemand ", c'est-à-dire l'escamotage en deux temps de la bataille de la Marne, aucun document n'est plus intéressant ni plus probant que la Carte des opérations de guerre, reproduite photographiquement par le colonel Feyler. Cette carte indique très nettement, par une ligne avancée, ce qu'elle appelle la Ligne des combats livrés par les avant-gardes des armées allemandes de poursuite du 9 au 11 septembre, et ainsi se trouve à la fois mentionnée et expliquée toute la bataille de la Marne. Le colonel Feyler fait, au sujet de cette carte qui fut mise entre les mains de tous les soldats et répandue en Allemagne à des millions d'exemplaires, les deux observations suivantes Première observation : " Le dessin et le texte de cette carte contiennent deux affirmations contraires à la vérité. La limite de l'avance allemande ne devrait pas être tracée à la hauteur de Meaux et de Montmirail, mais à la hauteur de Provins. Puis, elle ne devrait pas être indiquée comme celle des avant-gardes, mais bien des armées elles-mêmes que les hachures laissent sur l'Aisne, avec la mention : Bataille de l'Aisne, depuis le milieu de septembre. Cette équivoque du dessin répond à l'équivoque des télégrammes officiels des 14, 15 et 16 septembre, raccordés à celui du 3." Deuxième observation : . Dans le dessin même de la bataille s'affirme l'intention que l'on pourrait appeler traditionnelle du haut commandement allemand, l'attaque par les deux ailes. Dans la zone de droite, dix corps d'armée. Dans la zone de gauche en liaison avec les quatre corps du prince de Bavière, les cinq du prince Impérial, total neuf corps. Dans la zone centrale, entre ces deux masses puissantes, six corps d'armée seulement, moins du quart de l'armée... " (Avant-propos stratégiques, p. 55).)

Au contraire, c'est l'idée d'une grande victoire allemande en un lieu d'ailleurs indéterminé du front occidental qui plane sur les esprits. Une dépêche officielle du 20 septembre va donner à cette idée de la consistance et profiter de cette disposition optimiste pour glisser quelques vérités pénibles farcies d'erreurs volontaires :

 

" Pendant les semaines écoulées, l'offensive allemande a surmonté l'attaque dirigée par les Anglo-Français contre la position fortifiée que nous avons choisis entre l'Oise et la Meuse (l'Oise et la Meuse : on est tout de même loin de l'Aisne et de la Marne ! (Qu'importe ? l'aveu est glissé; mais aussitôt le rédacteur des communiqués embouche la trompette) : Les Français s'étaient appuyés aux ouvrages fortifiés de l'est de Paris et à ceux qui sont entre la Meuse et la Moselle. Conformément au plan de l'état-major général, les Allemands se replièrent devant eux, d'abord lentement jusqu'à ce qu'ils eussent gagné nos excellentes positions qui avaient été choisies d'avance. Alors, comme on l'avait prévu, les Français prirent l'offensive, renforcés de troupes de la garnison de Paris et de canons lourds tirés de Paris et de Belfort.

Le plan français consistait à atteindre le flanc droit allemand, à l'envelopper et à rouler ainsi l'armée allemande sur elle-même. Ce plan échoua, avec, pour l'ennemi, des pertes énormes en tués et blessés.

C'est à ce moment, comme on l'a dit, que les Allemands, dont la droite et le centre avaient reçu des renforts considérables, passèrent à l'attaque. Le combat principal s'engagea entre l'Aube et la forêt de l'Argonne (c'est l'offensive de Maurupt-le-Montoy, Revigny, le 10 ; mais on n'en raconte pas la fin, c'est-à-dire la défaite). Chaque jour, sans arrêt, les troupes allemandes poussèrent de l'avant vers les positions bien choisies de l'ennemi. Elles attaquèrent en même temps, de deux côtés, la forteresse de Verdun qui sert de point d'appui à l'armée française du centre. Les grosses pièces de siège allemandes sont maintenant à l'ouvrage Les nouvelles françaises elles-mêmes reconnaissent que la bataille actuelle est la plus importante qui ait été livrée depuis l'ouverture des hostilités.

La situation des armées allemandes est parfaite. Malgré le temps déplorable, les troupes sont dans les meilleures dispositions. L'état sanitaire est excellent, les cas de maladie très restreints, les subsistances très bonnes. Chaque jour marque un progrès. La décision se trouvera pourtant quelque peu ajournée, à cause de la pluie et des mauvais chemins.

Voilà donc, en dépit du succès général, l'idée d'une prolongation possible de la guerre !

Mais le 21 septembre, à 2 h. 40, un communiqué plein de jactance est publié pour effacer toute impression fâcheuse.

 

" MARCHE VICTORIEUSE DES TROUPES ALLEMANDES. - A l'aile droite

les troupes anglaises ont cessé leurs attaques. L'offensive allemande enregistre d'importants progrès sur toute une série de points.

Depuis samedi, la position des troupes allemandes est devenue encore plus favorable, sensiblement plus favorable, bien que samedi elle fût déjà très favorable. (Qui douterait, en présence d'une telle accumulation d'épithètes) Actuellement, l'armée anglo-française tout entière, pressée sur sa position défensive, commence à céder sur toute la ligne, ici dans une retraite désordonnés, ailleurs en résistant avec ténacité et une grande bravoure..."

 

A ce tableau, il ne manque rien, pas même l'utile éloge de l'ennemi. On peut se demander comment des officiers d'état-major, absorbés par les besognes de la guerre et sous le coup de l'effet moral produit par l'immense catastrophe, ont pu suffire à une si prodigieuse industrie de faux authentiques. Le journaliste Fendrich, qui a été le truchement officiel des diverses versions qui se sont succédé, nous apprend que tout le monde s'épuisait à chercher le récit le plus adroit et le plus probant et qu'il fallut finalement confier cette œuvre à l'empereur lui-même.

L'opinion, cependant, était de plus en plus troublée. Elle ne pouvait fermer les oreilles au bruit des faits, dont l'abondance et la précision la pénétraient de toutes parts ; on jeta encore du lest et le grand état-major aborda, - combien douloureusement, l'œuvre de sa justification. Moltke était remplacé. Son successeur Falkenhayn ne nia plus ; il plaida ; on fit intervenir le front de l'est, qui avait donné à la masse des Allemands à la fois des émotions si pénibles (avance des Russes en Prusse orientale) et des joies si absolues (victoires des Tannenberg et des lacs Mazuriques).

Voici donc la nouvelle version de la propagande allemande, celle que de nouveaux tracts non moins multipliés accréditèrent dans le public. Je site un des plus répandus : Der Grosse Krieg 1914-1916, par F. Landerbach. " Ouvrage de propagande, destiné à apprendre au peuple allemand les faits essentiels de la guerre d'une manière aussi simple et aussi exacte que possible. " En exergue : L'Allemagne ne s'était jamais encore surpassée, parce qu'elle est unique.

 

" Nos armées passèrent à l'est de Paris et franchirent la Marne, leur front dirigé vers le sud. Elles voulaient encercler les forces françaises en Champagne et au sud de la Marne, par l'est, le nord et l'ouest. Le but était tout proche. C'est alors que se produisit un changement. Au début, nous avions envoyé très peu de monde contre les Russes. Nous avions de bonnes raisons d'espérer que la mobilisation russe demanderait deux au trois mois. Mais la Russie avait achevé sa mobilisation au début de la guerre. D'autre part, les Autrichiens étaient battus et repoussés ,jusqu'à Lemberg. Ainsi, les provinces prussiennes étaient livrées au ravage des armées russes, composées d'assassins et d'incendiaires. Notre grand commandement se décida donc, le cœur gros, à apporter à l'est si menacé et à nos alliés autrichiens l'aide si ardemment désirée, et à se borner dans l'ouest, malgré la situation favorable, à se tenir sur la défensive. Des troupes de réserve, dont une partie devait primitivement former un détachement pour assurer le flanc droit et les arrières de von Kluck, furent expédiées vers l'est... Nos troupes durent céder devant le nombre. Aujourd'hui, les armées allemandes sont sur la ligne Albert-Noyon-Soissons-Sainte-Menehould. Avec une adresse extraordinaire, nos chefs avaient réussi à sauver leurs arrières de l'encerclement, à éviter d'être coupés et à s'établir sur une position défensive excellente, malgré la supériorité numérique de l'ennemi. "

 

Une seconde trame était tissée. On s'en tint là, tant que l'état-major allemand fut le maître de la censure.

Mais, un jour vint où les liens furent rompus. Alors, ce ne furent plus les journalistes seulement, mais bien les officiers d'état-major et les grands chefs eux-mêmes qui brisèrent les sceaux. Des polémiques s'engagèrent. Une nouvelle formule fut lancée dans le public par ces grands intéressés qui plaidaient leur propre cause : la bataille de la Marne était gagnée, assura-t-on, lorsqu'une faute incroyable du grand état-major ou plutôt du commandant de la IIe armée, von Bülow, secondé par la complaisance de l'officier d'état-major Hentsch, provoqua l'ordre de la retraite.

 

" La bataille de la Marne a été perdue, parce que le commandement suprême l'a considérée comme perdue, qu'il a manqué d'énergie et de volonté. En réalité, sur cinq armées engagées, quatre et demie étaient victorieuses et, seule, l'aile droite de la IIe armée était battue. "

 

Nous avons donné, au cours du récit, les précisions d'heures et de lieux permettant de contrôler cette thèse non moins insoutenable que les précédentes. Von Kluck et ses partenaires, von Hausen et Baumgarten-Crusius, la clament maintenant en Allemagne : elle tend à s'accréditer, pour le moment, devant l'opinion publique qui, encore une fois, n'admet pas la simple idée d'une défaite. Von Hausen écrit textuellement :

 

" Les combats sur la Marne ne peuvent être considérés ni comme une victoire des armes françaises, ni comme une défaite de l'armée allemande et la France serait par conséquent seulement en droit de les enregistrer comme un " succès stratégique " dû principalement à l'entrée en ligne prématurée de l'armée russe alliée. "

 

Et il ajoute :

 

" J'ajoute à ces renseignements ceux de source authentique qui m'ont été donnés seulement en janvier 1918, à savoir que le lieutenant-colonel Hentsch avait été fraîchement accueilli au Q. G. de la première armée, lorsqu'il donna la directive de retraite, alors que ce Q. G. A1, après un léger repli (donc la retraite était déjà commencée, ainsi que l'affirme von Tappen), voulait reprendre une offensive à laquelle il ne renonça qu'en en rendant responsable Hentsch. J'inclinerais dès lors vers l'avis que c'est tout d'abord la IIe armée, etc. "

 

Cette explication a pris enfin sa dernière forme, avec certaine approximation d'exactitude qui lui donne une grande force de crédibilité et un certain accent de sincérité, dans un passage des Mémoires du feld-maréchal von Hindenburg, et s'est mise ainsi sous l'autorité de ce grand nom.

 

" Les causes pour lesquelles nous n'avons pas pu obtenir, en 1914, un succès décisif, écrit le feld-maréchal, ont été l'objet de nombreuses discussions et le demeureront toujours. Mais un fait est certain : c'est que notre grand quartier général se crut obligé de prélever prématurément des forces sur le front occidental, front où il cherchait la décision, pour les jeter sur le front oriental. Je ne veux pas chercher à savoir si, dans cette décision, la surestimation des succès jusqu'alors remportés ne joua pas un grand rôle. En tout cas, il en résulta des demi-mesures : l'un des buts fut abandonné, l'autre ne fut pas atteint. Au cours de nombreux entretiens avec des officiers qui avaient eu des aperçus sur le cours des événements des mois d'août et de septembre sur le front occidental, j'ai cherché à me faire une opinion impartiale sur les événements qui nous furent si funestes pendant la bataille " dite de la Marne ". Je ne crois pas que l'échec de notre grand plan de campagne, plan qui, sans aucun doute possible, était bien établi, ait été provoqué par une cause unique. Toute une série d'événements défavorables se prononça contre nous : je compte, parmi eux, l'affaiblissement de l'idée fondamentale de notre plan, d'après laquelle notre armée devait se concentrer avec une aile droite très puissante; l'échec de notre aile gauche trop fortement constituée, échec provoqué par l'initiative intempestive du commandement subordonné (Notons en passant qu'Hindenburg vise ici l'action générale, sur l'issue de la guerre, des défaites allemandes à la Trouée de Charmes et au Grand-Couronné. Il les attribue, il est vrai, à une " initiative intempestive ". Je reviendrai sur ce point capital.); la méconnaissance du danger qu'il fallait s'attendre à voir surgir de Paris, place solidement fortifiée et grand nœud de voies ferrées (cette méconnaissance, Hindenburg lui-même l'a eue en 1918) ; l'intervention insuffisante de notre grand quartier général pour régler les mouvements de nos armées ; enfin, peut-être aussi, au moment décisif de la bataille, une appréciation inexacte de la situation de la part de certains organes du commandement (il s'agit de Bülow et de Hentsch) alors que cette situation n'était pas en soi défavorable. "

 

En un mot, Joffre n'avait eu qu'à ramasser des mains de l'ennemi une victoire qui lui était offerte. Ni la capacité du commandement français, ni la valeur du soldat français n'y sont pour rien. Le nom de Joffre n'est même pas prononcé. La manœuvre française n'est pas non plus visée ; tout s'explique par les fautes des prédécesseurs du feld-maréchal et celui-ci n'a même pas l'air de s'apercevoir qu'il est retombé à son tour, en 1918, dans des " erreurs " toutes semblables ! Hindenburg ajoute, après cet exposé d'une saveur de mensonge si profondément allemande : " Les historiens et les critiques trouveront dans cette question une matière abondante pour leurs études. " En effet ..."

Après un tel exposé, n'est-il pas permis de conclure que la ténacité avec laquelle les chefs allemands, tous les chefs allemands, et tous les chefs de l'opinion allemande, se sont coalisés pour adultérer le sens et la portée réelle de la bataille de la Marne, a fini par agir sur l'opinion, non seulement dans les pays allemands, mais dans les pays neutres d'abord puis, par infiltration, dans les pays vainqueurs. N'appartenait-il pas à des esprits vraiment supérieurs de ne pas se laisser prendre à la gloriole des communiqués ? N'était-ce pas se prémunir sagement contre certains emballements et certaines désillusions possibles ? N'était-ce pas faire preuve d'une singulière pénétration et sagacité que de découvrir dans une victoire qui, en somme, n'avait paru d'abord " qu'incontestable ", les points par lesquels elle pouvait être contestée ?... Ainsi, et par suite . de la prolongation de la guerre et de ses effroyables sacrifices, un . doute fut glissé peu à peu dans les esprits ; les découragés, les pacifistes, les mécontents s'emparèrent de certaines critiques plus ou moins légitimes ; des clans, des coteries, des particuliers réclamèrent leur part de l'immense succès. Des arguments nouveaux, des critiques nouvelles se firent jour et la polémique française prit le vent qu'avait déchaîné d'abord, il faut bien le reconnaître, la polémique allemande.

 

La polémique française au sujet de la bataille de la Marne.

 

La victoire de la Marne fut, pour la France, une surprise, une heureuse et magnifique surprise. On avait senti passer le souffle de la défaite. Les souvenirs de la guerre de 1870 étaient encore si proches ! Les armées allemandes avaient touché à la banlieue de Paris : on considérait le siège du camp retranché comme à peu près . inévitable. Et tout à coup, c'était la victoire !

Nous avons dit les tentatives de l'ennemi au débouché de la forêt de Compiègne, l'attaque du corps de cavalerie à Néry, les combats de Verberie, etc. Paris, qui avait été désigné, dans l'Instruction générale du 18 août au soir, comme but à atteindre par l'armée de von Bülow, fut, comme nous l'avons vu, visé jusqu'au 3 septembre. La capitale avait bien eu le sentiment très vif du danger pressant qu'elle courait et le reste de la France avait éprouvé l'émotion la plus poignante en pensant aux conséquences que seraient, pour l'issue de la guerre et pour la survis de la nation, le siège et peut-être la destruction de Paris. On tiendrait, certes ! Paris était résolu à se défendre ; la France était résolue, elle aussi, à lutter jusqu'au bout. Mais l'intelligence et la volonté se tendaient au maximum pour en venir à ces farouches résolutions.

L'ennemi donc paraissait décidé à vaincre la France par la prise de Paris. Tout à coup, il se dérobe. Sans qu'il se soit produit un combat décisif, sans qu'il y ait eu une raison appréciable pour le public - d'une façon pour ainsi dire miraculeuse - la ligne de marche ennemie s'infléchit soudain vers le sud-est. Il évite Paris !

La nouvelle se répand, le 4 ; elle gagne dans la ville comme une traînée de poudre. On y croit à peine ; on ne comprend pas ; pourquoi l'ennemi renoncerait-il à une telle proie ? Le lendemain, 5, vers midi le canon tonne dans la direction de l'est ; les estafettes ,annoncent qu'une grande bataille est engagée, que les troupes françaises gagnent du terrain et chassent l'ennemi devant elles ; on apprend que Meaux se dégage, on assure que Français et Anglais sont en marche sur Château-Thiérry. Le lendemain 6, le canon tonne pendant toute la journée. Le 7, tous les Parisiens valides étaient sur les routes de l'est. Ils assistaient à la bataille qui sauvait Paris. Ils l'ont vue et, si j'ose dire, touchée du doigt. Les jours suivants, la victoire se confirme, non sans quelque hésitation et incertitude. Cinq ou six jours d'alternatives retardent le communiqué tant attendu ; or, cette victoire, elle est acquise, enregistrée, dès la première heure. Paris est sauvé : donc la bataille est gagnée. Qu'attend-on ?

Les événements militaires qui se passent au loin sont ignorés : tout au plus un développement, une conséquence, une suite ; le principal, n'est-ce pas Paris ; la bataille de la Marne, c'est la bataille pour Paris, la bataille de Paris !

Or, n'est-il pas vrai que la bataille de la Marne a été déclenchée par l'heureuse initiative de Gallieni sur l'Ourcq ? Gallieni, ce nom était sur toutes les lèvres. La belle proclamation vraiment militaire et césarienne de l'illustre général, sa résolution, si conforme aux sentiments de la population, de défendre la ville jusqu'au bout, son zèle, sa sévère vigilance, son coup d'œil à discerner les mouvements de l'ennemi et à en tirer parti, son insistance pour obtenir au moins trois corps d'armée consacrés à la défense de Paris, ses démarches auprès du grand quartier général et auprès du maréchal French, l'ordre donné par lui à la 6e armée de se mettre en mouvement dès le 5, l'étonnante activité qui alimenta le front pendant la bataille et ce détail frappant et pittoresque de l'utilisation des taxis, tous ces faits, considérables ou secondaires, étaient connus des Parisiens. Le salut avait donc dépendu de cet homme froid au regard limpide : toutes les âmes étaient tournées vers lui... Et il était digne de cette attention et de cette confiance.

Le succès obtenu, la bataille de l'Ourcq ayant été, pour l'opinion parisienne, la forme palpable de la bataille de la Marne, les services rendus par le général Gallieni étant immenses et initiateurs, il fut entendu que Gallieni, sauveur de Paris, était aussi le vainqueur de la Marne. Et ainsi, une sorte d'imprécision enroba comme d'une légère incertitude la gratitude publique à l'égard du chef qui commandait toutes les armées et qui avait monté et exécuté l'ensemble de la manœuvre, le général Joffre. L'intervention du camp retranché de Paris avait été la manœuvre capitale : cela suffit pour la faire considérer comme unique. Le problème est posé pour ainsi dire officiellement, dans ces paroles échangées devant la Commission de Briey par le maréchal Joffre et le président de cette Commission :

 

" M. Violette. - Croyez bien que je ne vous pose pas la question simplement pour avoir le plaisir d'évoquer un petit dissentiment. Je vous la pose dans un intérêt plus sérieux et plus général. Je vous demande dans quelle mesure la bataille de la Marne, dont vous nous avez dit : " Ce plan a été conçu le 25 août ", a-t-elle été influencée par l'invitation que vous avez reçue, le 25 août, du gouvernement, de constituer trois corps d'armée pour la défense de Paris ?

M. Le Maréchal Joffre. - Aucune. Je n'ai pas d'amour-propre d'auteur, et si cela pouvait lui faire plaisir (il s'agit de M. Messimy, alors ministre de la Guerre), je dirais que c'est lui qui a gagné la bataille de la Marne. Peu importe, pourvu qu'elle ait été gagnée...

M. Le Maréchal Joffre.- J'ai envoyé, le 4 septembre, l'ordre de la bataille de la Marne. C'est en exécution de cet ordre que la bataille a commencé. Je disais :" Le 5, vous prendrez vos dispositions pour attaquer le 6. " Le général Gallieni a donné des ordres, mais il était, comme le général Maunoury, sous mon commandement.

Le Président. - Il vous était adjoint éventuellement, c'est lui qui devait vous remplacer ?

M. Le Maréchal. - Parfaitement.

Le Président. - Il avait été désigné par une lettre de service portée à votre connaissance ?

M. Le Maréchal. - C'est moi-même qui l'avais demandé.

Le Président. - Malgré cela, vous n'estimiez pas que sa place fût au grand quartier général ?

M. Le Maréchal. - Non, il y avait là dedans tant à faire, qu'un adlatus eût été plutôt une gêne... "

 

Les positions étant telles, le fond du débat porte sur les points suivants :

Le ministre de la Guerre, M. Messimy, ayant demandé, d'accord avec le général Gallieni, que trois corps d'armée fussent retirés de l'est pour être employés à la défense du camp retranché de Paris, cette indication n'a-t-elle pas fourni au général Joffre l'idée et les moyens de l'attaque sur le flanc de l'armée von Kluck ? En réponse, le général Joffre fait observer que " l'Instruction générale " qui prescrit la manœuvre et la formation de l'armée Maunoury est du 25, donc antérieure à la lettre du ministre, qu'elle forme un tout dont on ne peut distraire une partie, que les corps transportés de l'est ont été mis dans la région de Paris pour se battre en rase campagne et non pour être employés à la défense du camp retranché, et que la création d'une armée de manœuvre ne peut se confondre à aucun titre avec la constitution d'une garnison pour la défense d'une place forte.

On affirme encore que le général Gallieni a eu, le premier, le sentiment que l'armée allemande obliquait vers le sud-est ; il a compris immédiatement que cette circonstance favorable était à saisir et, le premier, il aurait insisté auprès du général en chef pour qu'à l'ordre de retraite au sud de la Seine fût substitué un ordre d'offensive en direction de la Marne. En fait, on n'ignore plus, maintenant, que le mouvement de l'armée allemande vers le sud-est était connu dès le 31 août, que le renseignement fut confirmé les jours suivants et que c'est sur l'ensemble de ces données que s'était formée la conviction du grand quartier général (Un détail nouveau : dans la nuit du 1er au 2 septembre, on découvrit, dans le havresac d'un officier d'état-major allemand de la 5e division de cavalerie, tué dans son automobile par une patrouille française, une carte sur laquelle étaient tracés tous les mouvements que devaient exécuter les divers éléments de l'armée von Kluck après le 1er septembre; la position de chaque colonne était soigneusement indiquée avec celle de son avant-garde et de son arrière-garde, ainsi que les heures de départ et d'arrivée (Temps du 24 janvier 1921). Ces documents furent adressés au G. Q. G.).

Il ne fait pas doute que le général Gallieni a eu l'intuition très juste de l'opportunité qui se présentait, et qu'il apporta sa part d'initiative et d'ardeur à la décision elle-même et à l'exécution; mais il se trouvait en cela complètement d'accord avec le général Joffre ; placé, comme le général Maunoury, sous les ordres du général en chef, sa décision ne fait que se conformer à l'ordre d'attaque général donné en même temps à toutes les armées. Son initiative et sa vigilance ont eu certainement les plus heureux effets, et son action fut, d'ailleurs, de celles qu'il était permis d'attendre de sa haute valeur militaire, et de la position où on l'avait appelé à Paris ; tout cela est, en somme, conforme à la bonne entente et à la bonne harmonie qui, dans cette crise redoutable, n'a cessé d'exister à tous les degrés et entre tous les chefs de l'armée française.

Dernière remarque enfin : le mérite principal de Gallieni est d'avoir su comprendre à quel point il importait de déclencher l'offensive de Paris sans perdre une seconde : marchant dès le 5 à midi, et devançant même l'ordre d'attaque fixé au 6 au matin, Gallieni avait pris cette initiative. Mais on a fait observer, à ce sujet, que le IVe corps de réserve allemand ayant reçu l'ordre de franchir la Marne la 5 au soir, si l'attaque ne s'était pas produite ce même jour à midi, ce corps allemand eût été au sud de la Marne, le 6, au moment où l'armés Maunoury devait attaquer : ainsi elle eût pu, sur un terrain vide de troupes, gagner les derrières de l'armée von Kluck, jusqu'à Château-Thierry, et l'envelopper d'un coup de filet sans que le commandement de l'armée allemande eût eu la possibilité de se retourner.

Tels sont les divers arguments pour et contre. Nous les donnons dans un sentiment de complète impartialité (C'est dans ce sentiment que nous citerons un passage des Mémoires de Gallieni. Il y a, dans cet exposé, un certain nombre de points sur lesquels l'auteur n'a pu être pleinement renseigné, mais sur lesquels la publication des documents officiels allemands a fait la pleine lumière " ... en résumé, à la date du 3 septembre et même du 4 septembre au matin, c'est-à-dire au moment où la marche de la Ire armée allemande vers le sud-est se confirmant, il me fallait prendre une décision sauvegardant avant tout les intérêts de la capitale dont j'avais la charge ; nos armées, y compris l'armée anglaise, avaient ordre de se replier derrière la Seine (Il convient de compléter cette indication par la phrase de l'ordre du grand quartier général " sans qu'il implique que cette ligne doive être forcément atteinte .) et le général en chef insistait pour que ce mouvement s'exécutât aussi rapidement que possible. Suivant moi, ce mouvement de repli était mauvais parce que : 1° il découvrait le camp retranché de Paris ; 2° il ne tenait pas compte de l'ennemi ; 3° il ne pouvait s'exécuter à temps et les têtes de colonnes allemandes seraient déjà certainement à Pont-sur-Yonne, Nogent-sur-Seine, quand les troupes anglaises et françaises y parviendraient. Il interdisait toute idée d'offensive immédiate, la retraite au delà de la Seine, l'organisation de la défensive, l'arrêt jusqu'à l'arrivée des renforts des dépôts comportant bien un délai d'une douzaine de jours pendant lequel les Allemands auraient eu le temps de terminer leur mouvement de débordement de notre aile gauche. (Joffre dit dans tous ses ordres, A PARTIR DU 2, qu'il s'agit de reprendre immédiatement l'offensive, et, l'ordre d'offensive générale a été décidé et transmis ; le 4; il n'a jamais été question d'organiser, pour s'y abriter définitivement, une ligne défensive au sud de la Seine, etc.). Quand, après la guerre, le général von Kluck nous aura fait connaître les raisons pour lesquelles il a abandonné Paris le 3 septembre dans la soirée et le 4 septembre au matin (en fait, dès le 2 septembre au soir) pour prendre la direction sud-est, nous verrons certainement que la cause déterminante de cette marche de flanc à proximité du camp retranché de Paris, était la volonté conforme, d'ailleurs, aux vrais principes des maîtres de la guerre, du maréchal de Moltke notamment, d'en finir tout d'abord avec les armées de campagne ennemies... (Nous savons maintenant, par les Mémoires de von Kluck et par les autres publications allemandes, que ces raisons sont beaucoup plus complexes. Le grand quartier général allemand transformait son plan dès le 30 août au soir, à la suite de la bataille de Guise; il cherchait désormais une bataille de rupture en direction de Troyes, c'est-à-dire au sud, et ordonnait bientôt à von Kluck (et non plus à Bülow) de couvrir (et non plus de marcher) du côté de Paris " entre Marne et Oise "; mais von Kluck se précipita en avant, au mépris de ces ordres, et prêta le flanc à l'attaque venant du camp retranché. Or, Joffre avait à parer non seulement du côté de Paris, mais à Sézanne-Mailly et à Revigny, où " une progression inébranlable " devait, par encerclement, ouvrir la Haute-Moselle aux armées allemandes qui s'acharnaient en Lorraine : ce sont des point de vue qui, naturellement échappaient aux chefs des armées de l'ouest. Au fond, tout se concilie et il n'y a pas lieu d'exagérer certaines divergences qui s'expliquent si naturellement.)

Personne ne mettant en doute la valeur exceptionnelle du général Gallieni, les services qu'il a rendus à Paris et à la France, y compris sa participation initiatrice à la bataille de l'Ourcq, l'accord étant unanime sur ces points, et sur les titres exceptionnels du grand colonial qui fut, en même temps, un grand chef de guerre, pourquoi essayer d'opposer l'un à l'autre, devant l'histoire, de grands Français qui, sauf quelques difficultés secondaires, ont été étroitement unis dans la réalité ?

De toutes façons, on reconnaît que si le général Gallieni exerça le commandement sur la VIe armée tant qu'elle resta dans la région du camp retranché de Paris, le général Maunoury commandait directement cette même armée, et que, en tout cas, le général Gallieni n'a jamais eu aucune autorité sur les sept autres armées engagées dans la bataille. Or, ne serait-il pas souverainement injuste de passer sous silence, comme on l'a fait trop souvent, les exploits des armées qui, dans l'est, ont pris part à l'immense bataille ? Si l'on ne tenait compte que de celles qui ont combattu dans la région de Paris, les autres, celles que commandaient les Franchet d'Esperey, les Foch; les Langle de Cary, les Sarrail, les Dubail, les Castelnau, ne seraient pas " honorées ", si j'ose dire, selon , leurs mérites. Elles ont combattu, elles ont cruellement souffert, elles ont grandement contribué à la victoire. Si la bataille eût été perdue sur un point, elle eût été perdue partout. La bataille de l'Ourcq, un instant compromise, a elle-même été sauvée par la solidarité existant entre toutes les parties du front et notamment par la belle manœuvre de Franchet d'Esperey. Or, l'ensemble des armées obéissait au général Joffre. C'est donc lui qui a eu l'entière responsabilité et à qui revient le mérite de la bataille de la Marne.

Vers Gallieni se porte justement, non seulement la gratitude de Paris, mais la gratitude de la France pour le rôle qu'il a joué au cœur même du pays. Vers Joffre, ses lieutenants et ses soldats se porte, avec une même justice, la gratitude universelle pour le chef qui, en concevant son admirable manœuvre et en l'exécutant avec une autorité et un sang-froid incontestables, a remporté l'une des plus grandes et des plus nobles victoires qui soient inscrites dans les annales de l'humanité.

La victoire de la Marne restant un fait militaire et historique en lui-même incomparable, une autre espèce de critique s'est produite qui la visait pour ainsi dire indirectement. On a voulu la diminuer en la considérant comme heureuse, sans doute, mais comme n'ayant été que la suite d'une erreur initiale, à savoir la concentration de l'armée française face à l'est, et non face à la Belgique, dès le début da la guerre. On incrimina notamment la valeur du plan n° 17.

Cette critique s'étant produite et renouvelée avec insistance et dans des ouvrages très répandus, il convient de l'examiner pour être en mesure de porter un juste jugement sur l'ensemble des événements militaires dont la bataille de la Marne forme le couronnement.

Toute la question se résume en un point qui la domine et d'où dépend la solution : si les Allemands n'avaient pas inscrit dans leur plan général le système de la " tenaille ", s'ils n'eussent pas à la fois menacé l'est et l'ouest, si leur effort eût porté exclusivement sur la Belgique et sur Paris, la critique portée contre le plan français eût trouvé une base assez solide. Encore eût-il fallu démontrer que la principale armée française combattant dans la région de Lille, Amiens, Laon, pour s'opposer au mouvement de l'aile droite allemande, n'eût pas été dans une position bien risquée, en luttant le dos à Paris et même à la mer, et s'exposant à être coupés de ses communications avec le reste de la France, en passe d'être rejetée sur la basse Seine et en Normandie. Ceci dit, quel est le général qui eût accepté une position si dangereuse et qui eût consenti à livrer le pays sans défense à la progression de l'autre " tenaille ", la tenaille de l'est, tombant avec les douze corps du prince de Bavière et de von Heeringen sur la région de Neufchâteau, Langres, Dijon, sans qu'aucune force sérieuse ne leur eût été opposée ?

On peut s'attarder indéfiniment au jeu des hypothèses. Encore faut-il que les hypothèses s'appuient sur la réalité. Nous sommes amenés ainsi à revenir sur la question capitale de la tenaille de gauche dans les termes nouveaux où nous la trouvons exposée dans un passage des Mémoires de Hindenburg, passage d'une importance exceptionnelle. Le feld-maréchal s'exprime en ces termes :

" Toute une série d'événements défavorables se prononça contre nous. Je compte parmi eux l'affaiblissement de l'idée fondamentale de notre plan, d'après laquelle notre armée devait se concentrer avec une aile droite très puissante ; et de même aussi l'échec de notre aile gauche trop fortement constituée, échec provoqué par l'initiative intempestive du commandement subordonné... "

Hindenburg reconnaît donc l'existence de la tenaille gauche. Il déclare même qu'elle était trop fortement constituée au détriment de l'aile droite qui eût dû être plus puissante ; il reconnaît que l'échec de Lorraine fut une des principales causes de la perte de la première partie de la campagne pour l'armée allemande ; seulement il ajoute (et ceci était dit pour la première fois) que cet échec fut provoqué par l'initiative intempestive du commandement subordonné.

En ce qui concerne la première partie de ces allégations - dont les termes sont soigneusement pesés et mesurés - les publications officielles allemandes confirment le dire de Hindenburg. Von Moltke, se conformant d'ailleurs à la doctrine de Schlieffen, a renforcé son aile gauche au fur et à mesure que les lois militaires mettaient de nouveaux corps à sa disposition. Hindenburg l'en blâme. Mais von Moltke et le grand état-major allemand ne devaient pas agir sans raison. A quelle pensés donc répondait le développement croissant de la " tenaille " de Lorraine ? Sur ce point encore, la documentation allemande nous fournit une réponse : il s'agissait de créer une force suffisante pour soutenir le choc des armées françaises, accomplissant une offensive de grand style sur le territoire allemand, la droite au Rhin, et tels étaient, en effet, comme nous le savons d'autre part, les intentions du grand quartier général français. En deux mots, le haut commandement français voulait porter le plus tôt possible la guerre sur le territoire allemand, et, à cela, les chefs des armées impériales croyaient sage de parer. Il est permis de les blâmer après coup, comme le fait Hindenburg, d'avoir exagéré les précautions : mais, si faute il y a de leur part, comment ne pas louer les dispositions françaises qui parent à se danger ?

Von Moltke, ayant ainsi développé son armée de Lorraine, entendait bien s'en servir. Il comptait, après avoir contenu l'offensive française, si elle se produisait, se porter sur Nancy et sur Belfort pour compléter, par l'est, le grand mouvement enveloppant que l'autre branche de la " tenaille ", l'aile droite, allait d'autre part accomplir par l'ouest.

Les territoires rhénans, Bade, Rhénanie, Wurtemberg, Bavière, étaient surtout intéressés au succès de cette double manœuvre de l'aile gauche, puisqu'elle les protégeait en même temps qu'elle menaçait l'ennemi. Aussi est-ce aux troupes de la région du Rhin et du centre de l'Allemagne que cette mission particulière est confiée. A la VIe et à la VIIe armées, elles se battaient pour leur propre pays, de même que les troupes de la vieille Prusse combattaient contre les armées russes pour la Russie pour la défense de la frontière orientale. Ainsi, tout se tient. Le particularisme allemand, le particularisme des populations du centre, avait sa satisfaction en même temps que la hauts stratégie découlant des principes de von Schlieffen.

Ceci nous amène à la curieuse insinuation de Hindenburg, dénonçant, non sans y avoir mûrement réfléchi, l'initiative intempestive d'un commandement subordonné. L'explication de la grande défaite allemande est peut-être dans ces mots jetés comme par hasard. Quel peut bien être le général visé par ce vocable énigmatique : un commandement subordonné ? La réserve même avec laquelle cette allusion est glissée prouve qu'il s'agit d'une individualité considérable. Deux noms viennent à l'esprit : le kronprinz impérial ou le kronprinz de Bavière. Le kronprinz impérial combat en Argonne ; la phrase ne peut s'appliquer à lui. Reste le kronprinz de Bavière. S'il s'agit de lui, tout s'explique.

Une confirmation éclatante de cette hypothèse a d'ailleurs été apportée depuis par un récit du colonel von Ruith (Voir, dans Revue de France du 15 mai 1922, un article du commandant de Mierry, confirmant l'hypothèse que nous avions émise antérieurement.). Le kronprinz de Bavière avait le commandement supérieur des forces d'Alsase-Lorraine, composées des corps bavarois et badois et des autres corps occupant l'Alsace-Lorraine, précisément celles qui, dans cette région, combattaient à proximité de leurs foyers, pro aris et focis. Le colonel von Ruith nous apprend que Rupprecht de Bavière avait reçu de Moltke la mission soit de prendre l'offensive en aval de Frouard, soit, s'il était contraint de retraiter, de ne laisser " à aucun moment " peser une menace sur le flanc gauche allemand (c'est-à-dire attaquer encore avec toutes ses forces). Bien résolu à l'offensive, Rupprecht de Bavière ne tient aucun compte des conseils de prudence de von Moltke, de von Stein, de von Dommes. Il rend compte qu'il attaque, et cette attaque est un succès : c'est Morhange. Les troupes sont emportées par : l'ivresse de la victoire. Il ne suffit pas de repousser l'ennemi, il faut le poursuivre, l'achever. A cet appel, à cette exigence de toute une armée, de tout un peuple menacé, comment le chef, Bavarois lui-même, ne répondrait-il pas ? Et d'ailleurs, Moltke sort de sa réserve et, le 23, il prescrit de poursuivre " vigoureusement vers le sud " et de " couper en deux " les forces françaises entre Nancy et les Vosges. On ne songe nullement à attendre que l'aile droite ait achevé le grand tour par l'ouest. On saisit l'occasion d'accomplir le vaste dessein de la tenaille. Ainsi Rupprecht de Bavière, de sa propre initiative (comme dit Hindenburg), mais autorisé, après coup, par le haut commandement, court au-devant de l'échec qu'il subit bientôt à la trouée de Charmes et au Grand-Couronné. Ainsi, il brise la force de cette belle armée de Lorraine sur laquelle on comptait pour encercler l'ennemi. Et, par contre, il permet à Joffre de lui asséner à lui-même un coup décisif avec sa propre " force de l'est ".

Telle serait donc, avec toutes ces données, la véritable cause de cette défaite irréparable, dont von Kluck et Hindenburg se sont plaints, par la suite, si amèrement. Justification absolument topique des dispositions prises par le général Joffre quand il maintenait dans l'est les forces nécessaires pour parer à ce coup brutal.

Ainsi s'établit, de l'aveu même de l'ennemi, le mérite d'une décision qui assura aux armées françaises les rapides succès de Lorraine et d'Alsace, qui permit à Joffre d'emprunter à ces mêmes armées victorieuses les corps qui constitueront l'armée Maunoury et bientôt après les corps qui, pendant toute la durée de la bataille de la Marne, alimenteront et consolideront son front aux marais de Saint-Gond, à Vitry-le-François, à la trouée de Bar-le-Duc. Ainsi se trouve réfuté le reproche fait à Joffre de n'avoir pas mis toutes ses forces sur son aile gauche pour parer à la manœuvre allemande par la Belgique.

Ainsi nous en venons aux critiques formulées contre le haut état-major français au sujet du plan 17 : on l'accuse de s'être systématiquement refusé à admettre que la manœuvre allemande comportait surtout un mouvement d'aile droite menaçant Paris par un grand détour accompli sur la rive droite de la Meuse ; on reproche au général Joffre d'avoir ignoré la force réelle des armées allemandes opérant sur le territoire belge ; on lui reproche d'avoir donné des mains à la doctrine de l'offensive soit stratégique, soit tactique, ce qui aurait amené les premières défaites sur la frontière et, en conséquence, la retraite sur la Marne avec l'abandon d'une partie considérable du territoire français et, en particulier, de la région de Briey.

Assurément, la bataille des Frontières a été, pour les armées françaises, un très grave échec. Sans insister sur les erreurs d'exécution auxquelles fait allusion le document officiel " Rapport aux ambassadeurs ", on ne peut nier que les armées françaises jetées à l'improviste sur le territoire de la Lorraine annexée préparé de longue main par la science militaire allemande, puis dans la région des Ardennes, et enfin en plein Borinage dans les bas-fonds de la Sambre, ont été aux prises avec des difficultés inouïes, que le procédé tactique de l'offensive en bourrade ne parvint pas à vaincre, tout au contraire.

Deux points, pourtant, sont à examiner : convenait-il, selon la conception qui fut, tout d'abord, celle du général Lanrezac, de jeter notre 5e armée plus au nord, de la laisser s'enfoncer même sur le territoire belge pour tenter de contre-envelopper l'aile droite allemande, et cela sans attendre l'arrivée de l'armée anglaise, sans être renseigné complètement sur le plan de l'ennemi qui se tenait, jusqu'au 18, à l'affût derrière la Gette ? Il ne paraît pas douteux que l'ennemi nous attendait là et qu'il escomptait la fougue française se portant imprudemment au secours de l'armée belge, pour nous infliger, à proximité de Bruxelles, un autre Waterloo (Il résulte de l'ouvrage capital publié par le général belge de Rickel, confirmant nos exposés, que, dès le début de la guerre, un dissentiment grave s'est produit dans le grand état-major belge, les uns demandant la jonction des armées belges avec les armées françaises sur la Sambre pour opérer en rase campagne les autres se prononçant pour la simple défensive avec repli immédiat dans le camp retranché d'Anvers, alors que l'on n'ignorait plus " que les forts ne résisteraient pas aux gros canons allemands ". Si l'armée belge se ralliait à la première manière de voir, le haut commandement Français proposait d'envoyer immédiatement cinq corps d'armée en Belgique. Mais le grand commandement belge se prononça pour le repli sur Anvers. Ce serait, sans doute, cette résolution qui ; aurait décidé notre haut commandement français à ne pas se risquer sur le territoire belge sans l'appui et malgré la volonté du gouvernement de ce pays. Ainsi s'expliqueraient ces hésitations du haut commandement français que le général Lanrezac lui reproche si amèrement. Il attendait, sans doute, pour se prononcer lui-même, de savoir à quoi s'en tenir sur le parti que prendrait la Belgique. Ces faits une fois connus, il devient évident que la prudence du général Joffre lui a permis d'échapper au plus effroyable des dangers, car la 5e armée aventurée en Belgique sans l'appui sérieux des armées belge et anglaise, entourée par l'armée allemande qui occupait alors le pays de Liége, le cours de la Meuse jusqu'à Huy et les deux Luxembourg, se fût trouvée exposée à un péril presque immédiat d'enveloppement et probablement à un désastre.). Joffre, très judicieusement, maintint avant tout ses liaisons, et ce fut ainsi qu'il redevint maître de sa manœuvre dès que ses armées se furent " décrochées " et battirent en retraite non sans avoir infligé de rudes pertes à l'ennemi.

Des fautes tactiques furent commises, il est vrai, et la bataille des Frontières trompa les espérances du commandement français; elle pesa lourdement sur la suite de la campagne.

Ceci dit, on ne peut nier que les Allemands avaient tous les avantages d'une longue préparation, bien qu'ils n'aient pas caché, autant qu'on l'a cru, l'emploi qu'ils faisaient de leurs corps de réserve et de leur artillerie lourde (Voir à ce sujet général Dupont, le Haut Commandement allemand en 1914 (Chapelot, 1922).). Leur offensive en Belgique par la rive droite de la Meuse et dans le Luxembourg belge était savamment dissimulée et ils nous ont infligé, au prix de lourds sacrifices, une défaite sanglante. Telles furent leurs incontestables supériorités : celles de la préparation occulte et de la surprise brutale.

Mais a-t-on énuméré leurs fautes ? L'attaque brusquée et manquée sur Liége, l'extension excessive de la manœuvre de von Kluck qui, dès le 11 août, étudiait les conditions de l'attaque d'Anvers, et quelques jours plus tard, donnait à sa cavalerie l'ordre de reconnaître jusque vers Gand et Thourout, c'est-à-dire le long de la côte, l'offensive en ordre dispersé des trois armées, von Kluck, von Bülow et von Hausen, qui n'ont su obtenir aucun résultat décisif, ni à Mons, ni à Charleroi, ni dans les Ardennes, leurs défaites immédiates à Étain, à la trouée de Charmes, sur la Mortagne, en Alsace; et, par-dessus tout, leur incapacité stratégique de parer aux coups réitérés de Joffre au Cateau, à Guise, à Signy-l'Abbaye, sur la Meuse, qui les amena pantelants à la bataille de la Marne ? Il suffit de lire leurs publications officielles pour voir à quel point ils étaient ébranlés dès la bataille des Frontières.

Leur plan sur le front occidental consistait, en somme, à vaincre l'armés française d'un seul coup, " sans crier gare ", dit le kronprinz. Cette bataille décisive, ils n'ont pas su la gagner dès la première rencontre. Contrairement à tous leurs projets, ils étaient obligés de s'y reprendre à plusieurs fois. Mais alors leur plan même s'écroulait : leur adversaire étant averti, cette seconde bataille, cet " encerclement en grand ", selon l'expression de von Tappen, ne pouvait plus être un " Cannes " : elle devint la " bataille de la Marne ".

Quant aux critiques qui vont affirmant que la puissance militaire allemande pouvait être abattue d'un seul coup par une bataille soit en Belgique, soit sur la frontière, ils abusent vraiment. Ni une bataille, ni deux batailles, ni même une campagne ou plusieurs campagnes ne devaient malheureusement suffire pour mettre un pareil ennemi à terre. Le bon sens l'indique, les faits postérieurs l'établissent. Le peuple allemand, robuste et déterminé

, avait la vie dure ; le gouvernement impérial sentait bien que son propre sort était suspendu à celui de la guerre ; ce n'est pas à la première passe d'armes que l'un et l'autre s'avoueraient vaincus. Ainsi, une " bataille de la Marne " était stratégiquement nécessaire. Qu'elle se fût livrée plus au nord et en avant de Paris, elle eût été plus efficace sans doute, mais, assurément, elle n'eût pas suffi.

De toutes façons, il est permis de conclure que l'ensemble de la première campagne forme un drame unique dont les trois actes ne peuvent être séparés. On ne peut comprendre cet immense événement historique, si l'on ne reconnaît pas que la bataille des Frontières et la retraite stratégique sont une seule et même entreprise de destruction du plan original allemand, entreprise qui a pour conclusion la victoire de la Marne.

Reste l'objection finale, celle qui éveille, dans tous les cœurs français, les sentiments les plus douloureux : un succès militaire, si grand qu'il fût, devait-il être acquis au prix du sacrifice qu'il fallut faire à l'ennemi d'une partie considérable du territoire national ? Des années de lutte furent nécessaires pour reprendre ce territoire : un pareil recul n'eût-il pas pu être évité ?

C'est sur ce point qu'a porté principalement l'enquête parlementaire consacrée à la question du territoire de Briey et qui paraît, d'ailleurs, être restée sans conclusion. L'abandon de la région industrielle de Briey est fonction du sacrifice général que durent faire les armées françaises en se retirant sur la Marne. Si la bataille des Frontières eût été une victoire, la question ne se serait pas posée. Elle se pose donc dans la forme suivante : valait-il mieux, une fois l'ennemi arrivé sur la frontière par la violation de la neutralité belge, valait-il mieux prendre une position retranchée, défendre le territoire français pied à pied, ligne à ligne, motte à motte, on était-il préférable de ramener les troupes en arrière, en vue d'une grande bataille, pour obtenir la victoire ?

Posée ainsi, et uniquement au point de vue militaire, la question est résolue : pas un théoricien connaissant la guerre, pas un capitaine expérimenté n'hésiteraient : c'est la victoire qui importe. A moins de s'enfermer dans une place forte, avec la quasi-certitude d'être obligé de capituler, comme on le fit à Metz et à Paris en 1870, tout général digne de ce nom se serait considéré comme obligé de prendre du champ, de rameuter ses troupes et de préparer une nouvelle bataille de manœuvre.

Malheureusement, pour obtenir précisément ce champ indispensable, c'est une vaste région française qu'il fallait abandonner. Il convient d'observer que tous les plans de guerre français antérieurs au plan 17 avaient admis, dès le début des hostilités, l'abandon d'une certaine partie du territoire français. Même si l'on se battait sur la ligne Laon-Reims-Verdun, ainsi qu'il résultait des plans antérieurs s'attachant plutôt à un système de défensive-offensive, une région très importante, très riche de la France et, en particulier, les départements du Nord étaient exposés à l'ennemi. Le plan 17 put, grâce aux progrès remarquables apportés à la concentration par vois ferrée, gagner plusieurs jours, ce qui permit à ses auteurs d'envisager uns offensive qui porterait, dès le début de la guerre, sur le territoire allemand. C'était là un progrès incontestable du nouveau plan, le plan 17. Et il eut l'avantage non moins incontestable de sauver de l'invasion Nancy et la Lorraine française.

La bataille des Frontières fut, en somme, livrée hors du territoire français ; elle suffit pour établir la volonté du haut commandement d'aborder l'ennemi avant qu'il eût touché la sol national.

Cette bataille n'ayant pas donné le résultat qu'on en attendait, la retraite s'imposait avec ses funestes conséquences. Une seule question se pose alors : la bataille de la Marne pouvait-elle être livrée sur une ligne plus voisine de la frontière ? Nous avons dit ci-dessus les avantages de la position d'entre Seine et Marne : elle maintenait les contacts avec Paris et avec Verdun, elle présentait des possibilités à la fois défensives et offensives propices sur les premiers contreforts du golfe de Seine, elle assurait une liaison complète entre toutes les armées françaises et, enfin, elle permettait le jeu des réserves venant de l'est et se répartissant, selon les besoins, sur tous les points du front.

Il est permis de se demander, cependant, si ces avantages n'eussent pas été à rechercher plutôt sur la ligne de Laon-Reims-Verdun, en avant du massif de Saint-Gobain : et c'est parce qu'il y a là une question vitale pour la France, qu'il y a lieu d'y insister.

La guerre de 1914 a démontré, en effet, comme tout le cours de notre histoire, qu'en raison de la situation de Paris à proximité de la frontière, toute guerre offensive venant du nord et de l'est, c'est-à-dire de la Belgique ou de l'Allemagne, fait chemin jusqu'à Paris, si elle n'est pas arrêtée à ce massif de Coucy-Laon-Saint-Gobain ; car c'est ce massif qui défend mais qui, aussi, assiège naturellement Paris. En fait, la limite du camp retranché parisien est là : telle est la leçon maîtresse qui se dégage, encore une fois, de ces longues et terribles années.

Oui, il eût été préférable infiniment que la " bataille de Paris " fût livrée en avant de ce massif. Car, si on perdait ce massif, on était obligé de lutter de longues années pour le reprendre, comme le prouve cette lutte interminable pour la rivière d'Aisne, pour le Chemin des Dames, pour la crête de Champagne, en un mot pour cette ligne entre Laon et Rethel qui est l'étape prolongée et douloureuse de la seconde reprise française. De même qu'il avait fallu à la dynastie des Capétiens de longs siècles pour abattre les Coucy, les Roucy, les Thomas de Marle, les Condé, en un mot les grands féodaux maîtres de ce massif (Voir dans mon volume, l'Aisne pendant la guerre, l'historique stratégique de la " bataille de l'Aisne ", toujours décisive dans notre histoire.), de même il fallut les efforts inouïs des armées de Joffre, de Nivelle, de Pétain et de Foch pour le reconquérir, soit qu'on l'attaquât de front, soit qu'on l'attaquât de flanc. La guerre n'a été gagnée que quand Laon a été délivrée.

L'importance de ce massif avait-elle échappé, soit dans la préparation, soit dans l'exécution, à l'attention de notre haut commandement, en vue de la guerre contre l'Allemagne ? Ce serait absurde de le supposer, la ligne la Fère-Coucy-Laon-Reims, étant précisément de celles sur lesquelles se portaient, depuis de nombreuses années, les études des états-majors. La plupart des plans antérieurs au plan 17 envisageaient la perspective d'une grande bataille défensive-offensive sur la ligne en question ; elle était donc connue et repérée à fond ; elle était, en quelque aorte, la hantise de nos chefs, non sans leur laisser, en même temps, l'impression du risque que l'on courait à jouer le sort de Paris sur cette seule et unique carte et si près de la capitale.

Quand le plan 17 décida de porter l'offensive en Lorraine, la droite du Rhin, avec la variante de Belgique et des Ardennes, parmi les raisons qui le firent adopter, figuraient assurément celle-ci : " se donner du jeu " à l'est et en avant de la ligne unique de l'Aisne disons en deux mots : détourner l'orage de Paris et le faire éclater plus en avant.

Les deux batailles des Frontières et de Lorraine pourraient être considérées ainsi comme un doublet, une sortie en avant du massif de Coucy-Saint-Gobain en le gardant comme réduit.

Mais cette sortie ne réussit pas et nous perdîmes la chance de combattre en pays ennemi ; nous perdîmes même la ligne de la frontière. Lanrezac et French durent battre en retraite.

En une étape, leurs armées sont sur le massif de Saint-Gobain, à sa poterne, la Fère. Quelle est alors la conception qui vient à l'esprit du général Joffre ? Livrer bataille encore une fois et précisément en avant de la poterne : c'est la bataille de Guise-la Fère.

Il donne donc l'ordre écrit au général Lanrezac de la livrer, en même temps que Langle de Cary défend la Marne et Reims par les brillants combats livrés autour de Sedan.

Le texte de l'Instruction générale du 25 août ne laisse aucun doute. Joffre entend que la bataille soit livrés le 2 septembre en avant du massif de Saint-Gobain. L'alinéa huitième est ainsi rédigé : " La 5e armée aura le gros de ses forces dans la région de Vermand-Saint-Quentin-Moy (front offensif) pour déboucher en direction générale de Bohain ; sa droite tenant la ligne la Fère-Laon-Craonne-Saint-Erme. (C'est d'ailleurs exactement la bataille ' décisive du 8-10 octobre 1918 qui terminera victorieusement la guerre.)

On sait les raisons pour lesquelles cette décision, qui eût changé le caractère de la guerre, si elle se fût réalisée, ne put être maintenue : l'armée britannique, par sa retraite précipitée au sud de l'Aisne, causa la brèche dans laquelle s'engouffra la droite allemande. Joffre fut obligé d'établir sa ligne d'après le contour de la poche ainsi formée ; d'ailleurs, il lui fallait le temps nécessaire pour monter sa manœuvre et attendre ses renforts de l'est : le massif de Saint-Gobain-Coucy fut donc abandonné. Mais c'est précisément sur le front sud de ce massif, sur la crête du Chemin des Dames, que l'offensive française victorieuse, après la bataille de la Marne, devait trouver bientôt sa première étape en remontant vers le nord.

L'importance de ce massif est ainsi démontrée dès le début de la guerre. Si le territoire français fut envahi et souffrit si cruellement pendant de longues années, s'il fallut des efforts héroïques pour le libérer, c'est parce que le massif de Saint-Gobain-Coucy- Laon a cédé. La bataille de Guise-la-Fère, victoire incomplète par suite de la retraite anglaise, n'a pas suffi pour le sauver; la région fortifiée de la Fère-Laon-Reims n'a pas suffi davantage. Si un autre Verdun eut pu arrêter l'ennemi devant ce massif, il eût suffi, sans doute, à protéger la capitale, et sans doute aussi la victoire n'eût pas hésité pendant de si longues années.

C'est en ces termes que se résout, à mon sens, la grave question de " l'abandon du territoire " : il faut bien le reconnaître, perdre la terre, c'est aussi, dans un certain sens, perdre la guerre. Toute notre histoire le démontre : Laon est la clef de l'ouest comme Verdun est la clef de l'est. La liaison entre ces deux points est la grande affaire de notre défense stratégique nationale.

Si Laon et Coucy eussent tenu à l'égal de Verdun et de Nancy, le bassin de Briey comme la région de l'Aisne, comme la Champagne, eussent été couverts et le sol national, dans la mesure du possible, sauvegarde. Ce gage incomparable n'eût pas été, pendant toute la guerre, entre les mains de l'ennemi.

La bataille de la Marne fut la ressource suprême : elle gardait encore les contacts entre les deux camps retranchés de Paris et de Verdun, mais tout juste ! Joffre sauva cette ligne et ainsi il sauva la guerre. S'il eût pu, selon son intention, soit maintenir la ligne des frontières, soit du moins garder celle de l'Oise, l'Allemand eût été freiné dès le début.

Qua cette leçon serve aux générations futures ! Qu'elles ne s'endorment pas à l'abri d'aucune théorie, mais qu'elles considèrent la forme géographique du sol. Le sol de la France se défend lui-même, oui, mais à la condition qu'il soit compris et organisé.

 

Conséquences de la bataille de la Marne.

 

Après l'exposé qui précède et après avoir examiné les polémiques soulevées, tant en Allemagne qu'en France, au sujet de la bataille de la Marne, il est permis de porter un jugement fondé sur ce grand fait historique.

La bataille de la Marne a décidé du sort de la guerre et, par conséquent, du sort du monde. Le plan initial du grand état-major donnait aux Allemands la certitude d'une guerre très courte : quelques mois pour vaincre la France, puis une suite de succès relativement faciles sur l'Angleterre désarmée et sur la Russie, fût- ce au moyen d'une révolution ; ce plan était la raison déterminante de la guerre ; il était l'instrument suprême de la politique super- mondiale telle que l'avaient adoptée froidement l'Allemagne et ses chefs. Or, la bataille de la Marne, en anéantissant la combinaison stratégique, renversa le système politique.

Ce résultat acquis, ni cette guerre, ni cette politique n'avaient plus de sens. Militairement parlant, les armées de l'agression soudaine n'avaient qu'à s'enterrer dans les tranchées dont Bernhardi et tant d'autres avaient dit " qu'elles seraient leur tombeau ". Politiquement parlant, l'ascendant prestigieux de l'Allemagne soit auprès de ses alliés, soit auprès des neutres, était perdu. La politique de suprématie conçue par Bismarck, la Weltpolitik prônée par Bülow échouaient. Successivement, les pays que l'Allemagne menaçait dans leur indépendance et qui n'osaient lever la tête, allaient la relever, se grouper, s'organiser, entrer dans la lice l'un après l'autre. Joffre donnait au monde le temps de se ressaisir et lui rendait la foi dans le succès.

En deux mots, la Marne jetait le colosse à terre et permettait de prendre sa mesure.

Nous avons dit les efforts faits par la propagande des états- majors allemands pour cacher le véritable caractère et la portée de cette défaite irréparable ; nous avons vu quel trouble fut jeté dans la superbe du haut commandement, trouble dont la première manifestation éclatante fut le remplacement du généralissime von Moltke. Il est facile de deviner aussi l'ébranlement produit dans le gouvernement. L'empereur, si vain et de si médiocre ressource, sans comprendre peut-être, plia les genoux; il commença de pressentir qu'il y allait non seulement du sort de son pays, mais du sort de la dynastie. Il n'avait pas le ressort d'un Frédéric II. Dès Liège, l'instinct de la conservation l'avait averti et il s'était séparé des " monteurs de la guerre " par cette dure parole adressée à Moltke : " Et c'est pour cela que vous m'avez brouillé avec l'Angleterre ! "

Que dit-il à ses généraux après la Marne? Nous ne le savons pas encore ; mais le kronprinz a fait connaître, par une lettre publique, le sentiment éprouvé par lui sur les conséquences de cette bataille : il se prononça, assure-t-il, pour la paix immédiate, même au prix de sérieux sacrifices. Il affirme avoir écrit cette lettre, à son confident, Rechberg :

Vous le savez, longtemps avant la guerre, j'ai cherché à agir sur notre diplomatie pour qu'elle trouvât les moyens d'échapper au danger toujours grandissant de la guerre: Si nos hommes d'état avaient obtenu ce résultat, l'Allemagne serait en plein développement. L'ordre intérieur était respecté, notre industrie et notre commerce florissants, notre législation sociale améliorait la situation des classes ouvrières ; l'empire n'avait qu'à suivre ces voies pour se consolider dans le progrès moderne.

Vous vous rappelez sans doute notre conversation après la bataille de la Marne, perdue par la faute et le désarroi de notre haut commandement. Le plan de Schlieffen, déjà entamé dès la mise en marche des armes, se brisa définitivement sur la Marne. Aussi, dès l'automne de 1914, je vis clairement que la guerre ne pouvait plus être menée, par des voies militaires, à une fin victorieuse. J'ai assez souvent exprimé mon opinion sur ce point. II n'y avait plus autre chose à faire que de tâcher d'arriver à une paix immédiate. Si ce vœu qui fut le mien dès lors et que vous avez connu, de conclure, le plus tôt possible, la paix avec la France, avait été réalisé, dussions-nous faire des sacrifices que, pour moi, j'aurais consentis, alors l'Allemagne aurait épargné d'énormes pertes humaines et finalement l'anéantissement du pays lui-même par la défaite finale, et aussi pour la France le résultat eût été, sans doute, plus heureux que celui qu'elle a obtenu (Lettre du kronprinz au capitaine de cavalerie Arnold Rechberg, son ancien officier d'ordonnance publia dans la Tägliche Rundschau du 14 octobre 1919).)...

Tout prétendant au trône abonde, il est vrai, en ce genre de sagesse rétrospective. Mais le gouvernement allemand lui-même Eut, un instant du moins, la claire vision que la partie était perdue, et les Mémoires de l'ambassadeur américain Morgenthau établissent, d'une façon irréfutable, que des démarches officielles furent faites dès la fin de 1914 par l'ambassadeur Wangenheim pour que la président Wilson voulût bien s'entremettre et ouvrir les premiers pourparlers de la paix. " Il ne chercha pas à me dissimuler, écrit M. Morgenthau, que la grande poussée était avortée et que tout ce que ses compatriotes pouvaient espérer était une pénible guerre d'usure se terminant par une paix blanche (P. 162.167 de la traduction française.). "

Si ces démarches n'eurent pas de suite, c'est que le gouvernement allemand se remit peu à peu et que le parti militaire se ressaisit lui-même et reprit la haute direction, non seulement des affaires militaires, mais aussi des affaires politiques générales. Il jouait son va-tout ; il se refusa à jeter les cartes sur la table.

Trois fois au moins, au cours de la guerre, la question se posa devant les conseils du gouvernement en Allemagne, s'il ne valait pas mieux mettre fin à la guerre, et trois fois les généraux répondirent : " Il faut continuer ! " Falkenhayn, Hindenburg et Ludendorff renouvelèrent trois fois cette faute suprême. Que sur ces têtes altières retombe le sang versé !

Voici, pour ce qui concerne les temps de la bataille de la Marne, l'avis formulé par Falkenhayn, successeur de Moltke. Tout l'esprit

de la coterie des états-majors est dans cette consultation :

 

" Le général von Falkenhayn ne laissa subsister aucun doute chez le directeur de la politique de l'empire sur son appréciation tout à fait sérieuse de la situation militaire générale. Il donna les explications nécessaires, tant au chancelier de l'empire qu'au secrétaire d'Etat des Affaires étrangères, von Jagow.

En même temps, il concluait qu'il n'y avait aucune raison de douter d'une fin satisfaisante de la guerre, mais que l'époque de la terminaison de la guerre était rendue tout à fait incertaine par les événements de la Marne et de Galicie.

L'intention d'obtenir par la force une décision rapide, qui avait été jusque-là le principe du haut commandement allemand, était anéantie... On ne pouvait pas rattraper le temps perdu et irremplaçable et l'on ne pouvait que difficilement atténuer l'influence exercée PAR LA RETRAITE DE LA MARNE sur le renforcement, chez les puissances centrales, de la volonté de continuer la guerre.

Et il était sûr qu'il ne serait pas complètement possible de guérir les quelques plaies visibles dans les armées des deux empires centraux (sans parler des invisibles)... Il fallait donc prendre son parti de la possibilité que le plan de l'Angleterre, plus clair chaque jour, de gagner la guerre en affamant et en épuisant l'Allemagne, se continuerait. (Les militaires acceptaient donc sans hésiter ces perspectives si dures au peuple allemand...) Il fallait décidément compter avec une durée de la guerre

beaucoup plus grande qu'il n'avait été et qu'il n'était encore admis en général... On ne pouvait encore prévoir comment les puissances centrales s'en tireraient, mais tout allégement de la pression qui s'exerçait sur elles de tous côtés devait toutefois être de la plus grande importance (cela veut dire qu'il fallait trouver un moyen de faire une paix partielle), et cela était très désirable, " que ce fût dans l'est ou dans l'ouest, peu importait " (Le Commandement suprême de l'armée allemande, 1914-1916, par Erich von Falkenhayn, traduction du général Niessel, p. 18.). "

 

En un mot, le grand état-major, à cette heure critique, eût préféré à tout une paix partielle ayant pour résultat de diviser les ennemis. Il ne croyait plus à une victoire prochaine ; il doutait même de la victoire à une date éloignée. Mais pour ne pas s'avouer vaincu, il acceptait sans sourciller la perspective des souffrances intolérables dont allait être accablé le peuple allemand. Cette guerre désespérée, il était d'avis qu'on la continuât quand même. Pour ne pas se perdre, il perdait le peuple et le pays. Quidguid delirant reges, plectuntur Achivi...

 

Le particularisme allemand et l'automatisme des états-majors. La guerre des bureaux.

 

Nous en venons ainsi au problème essentiel de cette guerre, à ce fond caché qui devait causer la défaite allemande et qui fut révélé, en somme, dès la bataille de la Marne. L'échec du plan des états-majors et de la doctrine de Schlieffen prouva que c'était à cause da sa foi dans cette coterie et dans ce plan que l'Allemagne entière s'était jetée sur la France à la suite de l'empereur et du parti militaire.

Cette guerre fut donc, en vérité, la guerre des " faiseurs de plans ", la guerre des états-majors, la guerre des bureaux. Elle apparaît comme l'erreur et le châtiment d'un peuple sans volonté qui, au nom d'une fausse discipline et en raison du caractère exclusivement matérialiste de sa politique et de son " organisation ", s'était abandonné aux mains des bureaucrates, des pédants et des traîneurs de sabre.

Creusant plus profondément encore, nous dirons que deux raisons surtout causèrent la perte de la bataille de la Marne et, ensuite, la perte de la guerre : 1° l'automatisme mécanique des administrations et 2° le particularisme essentiel des peuples allemands ; ces deux raisons, en se combinant, déterminèrent la faiblesse suprême de l'empire et des armées, et causèrent l'omnipotence irresponsable des états-majors.

Cette leçon domine toutes les autres : elle seule explique que, dans cette guerre, l'Allemagne n'ait pas compté un seul grand général et qu'elle n'ait connu, en fait, que des chefs d'état-major distingués. Or, on ne gagne pas les victoires avec des plumitifs : il y faut des hommes.

Que l'empire allemand n'ait pas été foncièrement constitué, ni bâti de chaux et de sable, à l'heure où commençait la guerre de 1914, cela ne fait aucun doute. Toute l'histoire d'Allemagne le démontre et je m'en tiendrai, pour la phase ultime, à la déclaration du prince de Bülow, dans les jours qui ont précédé la guerre : " Dans l'histoire de l'Allemagne, l'union nationale est l'exception, la règle est le particularisme. Cela est vrai du présent comme du passé. "

De cette règle, suivons l'application aux choses de la guerre, soit qu'il s'agisse de former les armées, soit qu'il s'agisse de distribuer les hauts commandements.

Les armées sont-elles allemandes ? Non, elles conservent, comme on le sait, leur distribution ethnique particulière. Quant aux chefs; les choisit-on parmi les hommes de guerre en considération de leur mérite et de leur capacité, quelle que soit leur origine ? Non, on désigne des personnages représentant les divers particularismes et, d'abord, les princes. C'est le kronprinz de Prusse, c'est le kronprinz de Bavière, le duc de Wurtemberg, le ministre saxon von Hausen, etc. En un mot, dans l'armée allemande, la concentration des troupes et la distribution des commandements sont soigneusement combinées de telle sorte que chaque particularisme garde son autonomie, ses étendards, le totem de sa tribu. Quelques désignations cependant échappent à cette règle ; disons tout de suite qu'il s'agit de grands personnages personnifiant les états- majors : von Moltke, von Bülow, von Kluck, von Heeringen, Falkenhayn, généraux de cabinet ou de cour, non pas chefs dans le sens profond du mot.

Quelle est la suite à peu près fatale de cette nécessité des choses imposant leur formation et leurs chefs aux armées allemandes en dehors des considérations vraiment militaires ?... Ces chefs, - les " princes " - n'ayant pas une capacité et une autorité éprouvées, il faut, de toute nécessité, les doubler, les flanquer de personnages représentant précisément cette capacité et cette autorité indispensable. Le commandement est donc bifide : un chef d'apparat et un technicien qualifié. Conséquence : ce ne sont pas les généraux, mais les états-majors, les bureaux, qui commandent. La grande machine politique allemande, la grande machine militaire allemande vit sur ce compromis ; et ce compromis est né lui-même de l'essence de la formation germanique : le particularisme. Si on avait confiance dans les peuples, on se passerait de leurs princes; on renoncerait au système de l'adlatus; le général commanderait.

Quelques précisions et preuves sont nécessaires.

Tant que les choses vont à peu près bien et que la mécanique fonctionne régulièrement, on reste attaché à la fiction du double commandement. Observez, toutefois, que von Moltke, qui soi- disant exerce le haut commandement, n'est, en fait, qu'un chef d'état-major et que l'empereur, nominalement " maître de la guerre ", en fait ne commande pas : nous l'avons vu, dès le premier jour, séparer publiquement sa propre responsabilité de celle du grand état-major !

Autre preuve que l'on a remarquée, sans doute, au cours du récit. Pendant la bataille de la Marne, quand le masque n'est pas encore déchiré et que les apparences subsistent, l'empereur manifestent le désir de venir au quartier général de l'armée saxonne (von Hausen) pour apporter le réconfort de sa présence et de ses félicitations, von Hausen lui envoie un officier pour l'informer que sa présence est inutile; et l'empereur n'insiste pas. Donc, il n'est pas un chef réel, il ne " commande " pas.

Voici l'heure d'angoisse. Les armées allemandes sont battues, il faut prendre le parti de la retraite. Qui assumera le fardeau d'une telle décision ? Qui " commandera " en cette circonstance tragique ? Nous avons dit comment les choses se sont passées : le grand état-major envoie un de ses membres, le lieutenant-colonel Hentsch. Cet Officier, mince de grade et d'autorité, tranche, décide ; tout le monde lui obéit. A la Ire armée, il ne prend même pas la peine de voir le général commandant, pourtant personnage de toute autorité, " état-major " s'il en fut, von Kluck. Il le laisse de côté. Un entretien avec le chef de l'état-major von Kuhl lui suffit et von Kuhl agit sans en référer à son propre chef. La retraite est ordonnée, la défaite est consommée. Le commandant responsable n'en sait rien. Et, sur le moment, personne ne se plaint, on ne récriminera que plus tard quand les sceaux seront brisés. Les états-majors ont tout pris sur eux : ils ont, seuls, " commandé ".

Quand il s'agit de donner des ordres à la Ve armée pour la retraite à l'est, même procédure et même docilité silencieuse devant Hentsch, d'abord, puis devant von Tappen, puis devant von Dommes. Tout se passe entre les membres des états-majors " comme si " il n'y avait pas de chef : et il s'agit du kronprinz ! Celui-ci, dans ses Mémoires, prétend avoir protesté, mais quelle portée pouvait avoir son opinion, alors qu'il était complètement dominé lui-même par son chef d'état-major, qui était aussi son ex-professeur de stratégie et de tactique ( Voici un passage des Mémoires du kronprinz, bien caractéristique à cet égard : " Après avoir acquis cette conviction qu'il devenait impossible de briser la résistance française à Verdun en 1916), j'ai agi de mon mieux pour faire rapporter l'ordre donné. Mes propositions et suggestions à cet effet allaient toutefois diamétralement à l'encontre de l'opinion du général Schmidt von Knobelsdorf, mon chef (d'état-major) de cette époque, de sorte qu'aucune suite ne fut donnée à l'avis que j'avais instamment soumis à l'approbation urgente de qui de droit. Bien au contraire, l'ordre de poursuivre l'attaque fut expressément réitéré " (p. 189).).

Von Tappen, grand personnage de l'état-major général, nous a donné le récit de la " tournée " qu'il a faite le 11, accompagnant von Moltke mourant, pour prendre les mesures nécessaires au lendemain de la bataille da la Marne. Lisez ce récit : Von Moltke apparaît bien comme un fantôme - un fantoche - une machine à signer les ordres préparés par ses états-majors. Le kronprinz raconte aussi la visite que lui fit Moltke : " C'était un homme brisé. s'imaginant que l'armée allemande était battue et fuyait en complet désordre, il faisait des efforts surhumains pour retenir ses larmes. Il nous disait ne savoir comment arrêter cette reculade... Je n'ai revu qu'une fois le général von Moltke après ces événements pénibles. C'était au quartier général de Charleville. II avait déjà été relevé de son commandement. Je le trouvai vieilli et brisé, installé dans une petite chambre à la préfecture, courbé sur ses cartes d'état-major. C'était navrant ! "

Von Kuhl, chef d'état-major de von Kluck, puis du groupe d'armées du prince Rupprecht de Bavière, est lui aussi " représentatif " ; c'est l'officier de bureau : travailleur acharné, intelligence appliquée; d'ailleurs modeste, volontairement dans l'ombre, sans panache et sans gloire, mais menant tout, tandis que les autres, les princes, paradent au premier plan.

Toute la guerre est conduite, de l'arrière, par ces anonymes orgueilleux, par cette coterie de ronds-de-cuir, par cette franc- maçonnerie de fonctionnaires en uniforme qui se tiennent et que personne ne tient. J'emprunte à une notice très précise le portrait d'un de ces hommes de l'arrière-plan qui sont tout, qui font tout : il s'agit de l'officier général qui, à l'heure où j'écris, mène encore l'Allemagne nationaliste, le général von Seeckt. Celui-ci, pas plus que von Kuhl, pas plus que von Lossberg, ne commande pas :

 

" Le général von Seeckt représente une des physionomies les plus frappantes de l'Allemagne contemporaine. Grand et svelte, élégant et désinvolte, le teint rouge, les cheveux blancs, la moustache taillée court le monocle à l'œil, son nom était peu connu du grand public, mais ,on l'appréciait fort en haut lieu. On le considérait, avec Ludendorff et avec le général Lossberg, comme l'officier le plus remarquable de l'armée. Seeckt sur le front russe, Lossberg sur le front ouest, c'étaient les seuls hommes qui pussent se permettre de critiquer les plans du tout-puissant quartier-maître général. Organisateur énergique et prévoyant, aimé des officiers pour sa courtoisie toujours bienveillante, Lossberg allait défendre au nom de tel ou tel maréchal les secteurs les plus menacés par les offensives franco-anglaises, la Somme, l'Artois, les Flandres. Quant à Seeckt, il devint, dès le début de 1915, le chef d'état-major de Mackensen, l'homme le plus populaire d'Allemagne après Hindenburg. Malgré sa tête martiale et son brillant uniforme de hussard, Mackensen ne passait pas pour un génie militaire. Mais il connaissait bien ses officiers et ses soldats, et il pouvait, disait-on, accomplir un excellent travail s'il était assisté d'un état-major capable. Prudent, correct, réservé, impénétrable, glacial même, Seeckt n'était pas un nerveux et un violent comme Ludendorff. Il savait mieux tenir compte des réalités. Le tsar Ferdinand de Bulgarie disait de lui : " C'est la tête la plus claire de l'Allemagne " (Article signé M B. dans Journal des Débats du 7 décembre 1920.)."

 

Le type est caractérisé. Et pourtant, il en est un plus marqué encore, c'est Ludendorff. Ludendorff est l'adlatus d'Hindenburg; il est aussi son maître. Il crée Hindenburg, va le cueillir dans la brasserie de Hanovre où il fumait sa pipe de retraité, le mène au front oriental, lui fait la leçon en route, gagne avec lui la bataille de Tannenberg, la bataille des lacs Mazuriques, etc., monte la gloire du seul homme de guerre vraiment populaire de l'Allemagne, s'attache à lui de telle sorte qu'on ne peut dire en vérité lequel des deux est le mâle dans cet étrange ménage. Hindenburg, bonhomme (rusé bonhomme), dit dans ses Mémoires : " Nous étions comme un ménage heureux. "

Hindenburg et Ludendorff sont inséparables devant l'histoire , victorieux et vaincus ensemble. Hindenburg n'est qu'une figure (du moins ainsi apparaît-il à lire ses Mémoires) (Voir le livre si fortement écrit, mais peut-être un peu indulgent, un peu chevaleresque ", du général Buat : Hindenburg.). Ludendorff est un " risqueur ". En tout cas, leur union est une énigme...

Or, l'énigme se résout tout simplement en ces termes : Ludendorff, c'est le chef d'état-major type : l'orgueil des bureaux, dédaigneux de tout, même de la gloire. Cet orgueil fit " l'infaillibilité " qui a voulu la guerre : or, c'est cette même " infaillibilité " qui l'a perdue. Voilà l'histoire en deux mots.

Pays de séparatisme, de dispersion, de localisation, - avec je ne sais quoi de slave dans ses mœurs politiques, - en tout cas, pays non achevé, non cimenté, non uni, l'Allemagne a besoin d'une discipline étroite, de rênes fortes, que dis-je, d'un mors d'acier, pour que l'attelage tout factice ne se rompe pas aux premiers cahots. Son unité est un thème, une théorie pour les académies, les universités, mais non une réalité ; elle est apprise, imposée : c'est une contrainte.

Sans cette contrainte, l'Allemagne s'effriterait ; et c'est pourquoi les conquérants de l'Allemagne, je veux dire les Prussiens, ont fait de la volonté organisatrice la faculté politique essentielle dans un pays qui ne s'est coagulé que par le fer et le sang. Un général prussien disait en plein Reichstag, à la veille de la guerre : " Il faudra encore beaucoup de fer prussien dans le sang allemand pour que s'achève notre unité. " La Prusse représente, en effet, une volonté et une violence, mais non une sympathie et un mouvement du cœur : la dynastie des Hohenzollern était trop exclusivement prussienne pour être véritablement allemande. Si cette discipline nécessaire n'est ni dans la " tribu " dominante, ni dans la famille régnante, où est-elle donc ? - Dans les bureaux, dans les administrations, dans les états-majors, répétons le mot : dans l'organisation.

C'est cette ," organisation ", ce sont ces bureaux, ces administrations, ces états-majors qui ont la pleine et entière responsabilité de la guerre et de la défaite. Ils ont perdu la guerre parce qu'ils n'étaient que des bureaux, des administrations, des états-majors; et que l'" organisation ", ayant débrouillé le chaos des " tribus " allemandes, n'était pas parvenus cependant à faire de l'Allemagne un tout.

Or, pour constituer un pays et pour gagner les guerres nationales, les bureaux ne suffisent pas ; il faut un peuple, il faut des hommes. Un peuple, des hommes, mais cela est le propre des pays libres; s'est le fruit et la récompense de la liberté. Les chefs français, les chefs anglais ont été des chefs, ont été des hommes ; leurs états- majors travaillaient, mais à leur place. A l'heure des responsabilités, ils obéissaient. De même les soldats : ils obéissaient certes; mais aussi ils se battaient pour eux-mêmes, pour leur compte : c'étaient des hommes.

Joffre, Foch, Pétain, Fayolle, Franchet d'Esperey, Mangin, nos glorieux chefs ne sont pas des " chefs d'état-major ". Ils ne se sont jamais subordonnés à la discipline des états-majors. Pensez-vous qu'ils eussent accepté qu'un lieutenant-colonel vint leur donner des ordres et qu'ils eussent exécuté ceux que ce jeune présomptueux leur eût dictés !... Toute la différence est là. C'est par " l'indépendance des caractères " que " l'organisation " a été vaincue.

L'histoire dira sans doute que la bataille de la Marne a été perdue par les bureaux allemands, malgré les avantages incontestables de la préparation, du matériel, de la supériorité numérique, de la surprise, de la méthode, en dépit même de la capacité technique et du courage des officiers et du soldat.

Elle dira que la bataille et la guerre ont été gagnées par la belle qualité intellectuelle des chefs français : le bon sens d'un Joffre, la sagacité d'un Gallieni, l'alacrité d'un Foch, le jugement clair d'un Pétain. Elle dira, sans doute, que cette victoire a été, pour la France et pour ses alliés, une épreuve de dévouement et de volonté solidaires, un chef-d'œuvre de cette discipline spontanée qui s'est manifestée sur le terrain par la remarquable solidarité des liaisons. La bataille de la Marne a été une rencontre d'union et d'unité du côté français, de désunion et d'indiscipline du côté allemand.

Von Kluck l'a engagée par un acte d'indiscipline et Hentsch l'a perdue sans mandat et sans responsabilité. Aboutissement singulier de cette fameuse " organisation " !

Dans les rangs des Alliés, les liaisons ont été maintenues non seulement de long en large, c'est-à-dire entre toutes les armées et sur toute l'étendue du front, mais de haut en bas. Du général Joffre jusqu'au plus humble des soldats, tout le monde y allait d'un seul cœur et d'une seule âme ; on s'avançait en bloc et d'un même pas vers la victoire. Tous comprenaient et tous se comprenaient. Cette compréhension altière de tout par tous fut quelque chose d'unique. L'histoire n'a jamais rien vu de tel. Il est vrai que de telles circonstances ne se sont jamais rencontrées où des soldats qui étaient des hommes combattaient sciemment pour l'humanité.

Anglais ou Français, bonnes races, se battaient bien, cela va de soi : mais qu'ils exécutassent la manœuvre avec une intuition parfaite, et que l'intelligence et le cœur y allassent comme le corps, voilà le véritable " miracle " !

" On ne nous avait pas appris cela ", dit von Kluck. Mais, alors, que vous avait-on appris ?

La victoire de la Marne fut, à la lettre, une victoire de l'âme, une victoire de la liberté, une victoire de l'unité. Il faut encore quelques siècles de civilisation à l'Allemagne pour qu'elle comprenne !

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