DIX JOURS D'OCCUPATION ALLEMANDE A FISMES ( 2 - 12 Septembre 1914)


Récit de Melle G. GIVELET, infirmière à FISMES, paru dans "La Revue Hebdomadaire" du 12 février 1916.

 

2 Septembre 1914

Ce matin-là, comme les autres matins, j'étais redescendue à l'hôpital après avoir entendu la messe ; tout semblait prêt pour recevoir les blessés que nous attendions de jour en jour et qui, peut-être, ne viendraient jamais ; aussi, me demandant si nous n'allions pas être évacués avant d'avoir travaillé, je m'occupais à emballer la pharmacie d'urgence. Elle pouvait servir ailleurs si nous devions partir. Et puis, de toute nécessité, ne fallait-il pas s'occuper à quelque chose pour diminuer l'angoisse de ces heures d'attente ?

Le 30 Août, la poste avait reçu l'ordre d'évacuer Fismes, et le lendemain, le comité de la Croix-Rouge, auquel comme infirmière j'étais commise, avait reçu cette dépêche bizarre : " Prendre tous les ordres auprès de l'autorité militaire ", en d'autres termes, ce télégramme signifiait : " Faites pour le mieux, vous êtes libres, responsables de vos actes, " car d'autorité militaire à Fismes, il n'y en avait point et nos premiers maîtres allaient être les Allemands.

Les postiers de Laon qui étaient venus la veille nous demander asile, premiers hôtes de notre hôpital encore vide, venaient, après quelques heures de repos, de s'enfuir à bicyclette, emportant des mots d'adieu écrits en hâte à nos familles qui, de longtemps, seraient sans nouvelles.

Et nous étions à notre poste, hantées par le souvenir du triste spectacle de la veille, les troupes françaises en désordre, glorieuses épaves qui reculaient encore pour reprendre la victorieuse offensive aux grands jours de la Marne, précédées et escortées d'une retraite autrement lamentable : les malheureux, fuyant leurs pays déjà envahis, lorsque arrivèrent les premiers blessés, peu nombreux, peu atteints. Je suis sûre que, le soir, ils n'étaient pas dix, et c'était lugubre dans cette immense école, transformée en hôpital, de voir ces malheureux qu'on n'avait pu diriger plus loin et qui allaient être faits prisonniers.

Tout, en effet, annonçait les Allemands. Vers quatre heures du soir, une forte détonation : le génie français sauter le pont de Fismette qui est jeté sur la Vesle à mille mètres peut-être des écoles : précaution qui paraît inutile, car la rivière est guéable ; les Allemands, du reste, feront vite rétablir le pont. A ce vacarme succède un silence facilement compréhensible : tout Fismes, ou ce qui reste de Fismes, est rentré chez soi et écoute, anxieux, le bruit encore un peu lointain, mais qui va se précisant. des troupes à cheval qui descendent la route de Merval.

Nous n'avons guère le temps de nous livrer à des conjectures plus ou moins affolantes sur ce que les Allemands pourront faire ou exiger de nous : nos blessés sont là, il faut leur faire envisager avec calme la situation présente. C'est ce que notre infirmière major fait avec une très grande énergie. Et, pour ne pas quitter nos hommes qui songent à se cacher, - ce qui pourrait leur attirer les pires représailles, - nous prenons notre modeste dîner au milieu d'eux, dans cette fameuse grande salle, la salle I, préau où, il y a quelques mois, les petits bambins de Fismes prenaient leurs ébats, sans se douter des horreurs, des agonies atroces, dont cette pièce qui n'avait connu que jeux, cris et rires, serait le témoin.

Rien encore pour nous : ils sont dans Fismes ; il y a bien eu quelques coups de fusil, imprudence d'un tirailleur égaré qui risque de mettre le feu aux quatre coins de la ville ; mais cela a été tout et la nuit est venue et nous allons à tour de rôle prendre la garde et nous relayer en les attendant chez nous. Ils y viendront évidemment et nous sommes prêts à les recevoir. Oh ! Comme cela paraît simple, dans ces minutes graves, de faire ou de renouveler le sacrifice de sa vie !

11 heures du soir.

Les blessés que je veille, car, par une attention délicate, on m'a désignée pour la première garde comme la moins fatigante, sont calmes et se reposent. Un coup de sonnette. Ce sont "eux". Et avec l'infirmière major, je me dirige vers la porte, que j'ouvre, curieuse. Cette fois, je ne me suis pas trompée. Ils saluent notre costume blanc, peut-être sont-ils aussi vexés de s'entendre parler en allemand très pur ; immédiatement, notre infirmière-major leur dit que c'est ici un hôpital, que nous avons des blessés français, qu'ils doivent les respecter.

Le vice-président de la Croix-Rouge, mon oncle, les accompagne, et, lui, en français, eux, en allemand, nous expliquent le but de leur visite : ils viennent réquisitionner des lits qu'ils vont porter à l'Hôtel de Ville, car leurs officiers entendent dormir tout d'abord ; et quatre ou cinq fois, nous voyons venir des soldats allemands escortés de quelques braves Fismois, qui déménagent nos lits, nos serviettes, nos matelas, nos cuvettes.

Ils sont fatigués et personne, présumons-nous, ne nous inquiétera dans la nuit ; mais, quand même, on est sur le qui-vive et nous y serons tout le temps que durera l'occupation allemande.

Les blessés français continuent à arriver le 3. Dans la matinée, un officier allemand, suivi de combien d'autres, vient inspecter notre hôpital de la Croix-Rouge. Sans trop d'arrogance, - ils ont beau être les maîtres, pressentent-ils déjà qu'ici leur domination sera bien éphémère, - cet officier déclare nos blessés prisonniers. Un adjudant, le plus élevé en grade parmi les nôtres, est rendu responsable des hommes et doit les surveiller. Je ne peux me rappeler exactement les termes qu'employa cet officier

mais, ce dont je me souviens, et cela pour toujours, c'est que notre humiliation se traduisit par des larmes quand il nous quitta en nous tendant la main.

C'est le vendredi 4, par une forte chaleur, que nous reçûmes les premiers blessés allemands ; ils n'étaient que quatre, - des aviateurs, - immenses, et je verrai toujours leurs torses nus et les énormes, pour ne pas dire " kolossales " plaies de poitrine qui empêchaient deux d'entre eux de marcher la tête haute. . .

C'étaient nos premiers blessés graves ; je crois que nous les avons consciencieusement soignés, et quand, huit jours après, un major vint demander que ses compatriotes fussent prêts à partir en vingt minutes, nous pouvions nous rendre cette pénible justice que nous avions restitué à l'Allemagne quelques combattants.

Mais le devoir d'une infirmière n'est-il pas de soigner, sans distinction de race, aussi bien ceux qu'elle aime et à la guérison desquels l'avenir de sa patrie bien-aimée est en partie lié, que ceux qui, peut-être, seront les assassins de ses frères ?

Les pansements faits, nous installâmes les Allemands dans une salle que nous comptions leur réserver. Hélas ! Vite, nous allions être débordés - un Français et un Allemand partagèrent le même lit - et quelques jours plus tard, au lendemain de la bataille, 186 blessés allaient occuper une ambulance de 50 lits. Ces chiffres n'ont nullement besoin d'être commentés. A eux seuls, ils disent la misère affreuse dont tous allaient souffrir et les heures d'angoisse que nous passerions, ne sachant auprès duquel il fallait plutôt se rendre, abandonnant un agonisant pour panser un entrant ou soulager une souffrance trop vive par un peu de morphine.

L'hôpital était, le 4 au soir, environ aux trois quarts plein. Nous n'avions à Fismes qu'un seul docteur pour trois formations de la Croix-Rouge et la population civile. Aussi était-il obligé de passer la visite aux heures les moins réglementaires. Nous avons quelquefois travaillé jusqu'à minuit, et en nous quittant à cette heure, il nous annonçait sa venue pour le lendemain à 5 heures. Alors c'était l'affolement pour remettre un peu d'ordre dans la salle d'opération et pour préparer le strict nécessaire.

Heureusement, puis je me permettre d'écrire ce mot et même de le penser, des majors allemands, à toute heure, venaient à l'hôpital et y faisaient pansements, incisions et plâtres. C'était un petit soulagement. Mon Dieu, pourquoi avez-vous permis que notre misérable corps pût connaître la fatigue à ce point, qu'il se réjouît d'un peu de peine évitée, même achetée au prix de tels sacrifices !

A tout moment donc, visites d'officiers allemands. Un jour, ils nous disaient : " Nous allons faire enlever les blessés de cette école et la transformer en dépôt de munitions. " Une autre fois, ils annonçaient qu'ils allaient organiser un grand lazaret, qu'ils feraient venir trois cents religieuses (?) et qu'ils voudraient bien nous garder comme infirmières.

Ils se plaignaient aussi et s'étonnaient que nous n'ayons pas un chirurgien attaché à notre hôpital, et nous leur répondions invariablement, car nous ne doutions pas alors de l'importance qu'aurait Fismes : " Nous pouvons envoyer à Reims les blessés graves ; dans cette ville sont de vastes hôpitaux confortablement installés et de grands chirurgiens. " Mais ils ne voulurent jamais évacuer sur Reims, qu'ils occupaient pourtant ; ils savaient déjà le martyre affreux auquel ils avaient voué cette malheureuse ville, coupable seulement de s'être montrée trop accueillante envers leurs compatriotes envahisseurs !

Et puis tous les jours, plusieurs fois par jour, ils venaient établir des listes nominatives de nos blessés français. Nous les tenions soigneusement au lit, même lorsque leurs plaies ne nécessitaient pas cette précaution. Et puis, un jour, ils vinrent demander les noms de ceux que l'on pourrait évacuer chez eux. Notre liste fut aussi courte que possible. La mort dans l'âme, nous la leur remîmes : nous pensions à l'horrible sort qui allait attendre ces malheureux quand ils auraient franchi le Rhin et pour combien de temps ! La liste s'égara-t-elle ? Peut-être. Mais je crois bien plutôt que les inattendues et affolantes nouvelles de la bataille de la Marne firent totalement oublier aux officiers établis à Fismes que nos hommes leur appartenaient. Le 11, ils allaient s'enfuir prestement, sans avoir touché à aucun de nos blessés. Mais, n'anticipons pas, nous ne sommes pas encore arrivés à cette date libératrice et nous devions encore avoir à souffrir.

La présence d'une soixantaine de prisonniers français détenus dans deux classes de l'école et pour lesquels nous ne pouvions rien (je me rappelle toutefois, une nuit où j'étais de garde, leur avoir passé du sucre et du sel) ; toutes les fausses nouvelles que des soldats grossiers et ignorants nous annonçaient (ils se croyaient, à Fismes, à 25 kilomètres de la capitale) : ils disaient Paris bombardé, certifiaient que Poincaré s'était suicidé ; et puis par-dessus tout l'impression horrible de se sentir dominés, écrasés : tout cela n'était-ce pas une souffrance vive et poignante ?

Oh ! je sais bien que, même durant les heures les plus sombres, j'ai toujours cru à la victoire ; et lorsque, le 8 au soir, entra à l'hôpital notre premier officier français, capitaine d'infanterie qui ne pouvait réagir contre l'obsession de la formidable ruée allemande, pas un instant je n'ai partagé ses craintes. Étrange renversement des situations humaines : prisonnier des Allemands, cet officier devait, après leur départ, être désigné comme commandant d'armes de Fismes !

Il y eut bien à ce triste état de choses une compensation : ce fut le désarmement des blessés allemands que nous recevions ; en tout premier lieu, quand ils arrivaient, nous leur faisions rendre les armes et c'était pour nous une étrange joie ; et puis, surtout, quand les Allemands quittèrent Fismes, ils n'emmenèrent que quelques uns des leurs, les plus gravement atteints ; tous les autres furent abandonnés, et de cette minute nous eûmes l'intuition de la victoire très proche.

Ils avaient installé dans une autre aile du groupe scolaire (école de garçons), sur de la paille, car ils avaient réquisitionné, on se le rappelle, beaucoup de nos lits - leurs compatriotes, éclopés plutôt que blessés. Et le matin de bonne heure, ils venaient à la salle d'opération où nous les pansions ; puis, à pied, ou sur des brancards, ils regagnaient leur quartier un peu isolé. Dans la journée, nous leur portions leurs repas. Le 11 Septembre, vers une heure de l'après-midi, rapidement, car le canon se rapprochait beaucoup, nous nous dirigeâmes de ce côté et l'infirmière-major, s'adressant à eux en allemand, leur dit : " Les Français approchent, notre devoir est de vous protéger ; vous allez quitter ces salles ; nous vous envoyons de suite des brancards et vous vous installerez à la salle I, près de nous."

Je ne puis vous dépeindre la panique qui s'empara de ces hommes. Pas un n'attendit le brancard duquel le matin même il avait eu besoin et, bien que boitant pour la plupart, ils vinrent se réfugier au plus vite auprès de nous. On mit des bancs dans les salles déjà pleines, des brancards, des matelas pour les plus atteints ; et tout en travaillant, nous nous demandions anxieusement ce qui allait se passer, si enfin les Français ne tarderaient plus.

S'il est des devoirs durs à remplir, je crois que celui dont je viens de vous parler en est bien un : protéger ses ennemis contre les représailles possibles de ses frères ! Aurions-nous maintenant encore le courage d'agir ainsi alors que nous connaissons les procédés horribles des Allemands, leurs instincts brutaux et que nous savons les traitements indignes qu'ils infligent à des femmes, à des enfants ?

8 heures du soir.

Un coup de sonnette. Nous dînions dans notre modeste réfectoire, qui est tout bonnement la cuisine de l'hôpital. Comme j'ai l'habitude, depuis la venue des Allemands, d'aller à la porte, ,je me précipite et j'ouvre : un soldat du 45ème de ligne, pantalon rouge et capote bleue, est là qui m'interroge. Je lui réponds à peine, tant mon désir est grand de faire part immédiatement à tous de l'immense allégresse qui me transporte ; comme une flèche, je traverse la salle I, criant à nos blessés : " Vous êtes libres ! C'est la France ! " Cela dura une seconde. Déjà les infirmières avaient interrompu leur repas et se précipitaient vers la porte pour voir le petit soldat français. A lui, à ses camarades nous portons du bouillon chaud. Ils demandent à se dissimuler dans nos cours ; Hélas ! La prudence nous dicte un refus : s'ils font le coup de feu d'ici, notre hôpital deviendra fatalement l'objectif du tir des Allemands. Nous ne pouvons ainsi exposer nos blessés. Ils nous disent que beaucoup d'Allemands sont cachés près d'ici : " N'y a-t-il pas une chapellerie sur la rivière, - Oui, en effet. - Ils l'ont fortifiée, y ont installé des mitrailleuses et s'y sont retranchés ; avant demain, cela chauffera ; mais ils ne seront plus longtemps à Fismes."

Les soldats du 45ème disaient juste.

Le 12, un peu après 4 heures du matin, la fusillade commence. Une heure après, on nous amène un petit caporal avec une horrible fracture du crâne, il agonisera jusqu'à 2 heures, sans retrouver une minute sa connaissance. Je l'installe dans ma chambre pour dérober cette agonie affreuse aux yeux de ses camarades ; et tout en veillant, je pense que, peut-être, il perçoit le vacarme infernal de la bataille et les mitrailleuses qui se répondent sans trêve, et qu'il ne peut même pas mourir en paix. Je n'ai pas le loisir de rester constamment près de lui ; c'est la première fois que je vois la mort et elle ne m'effraie pas ; c'est la première fois aussi, bien entendu, que je me trouve au milieu d'une petite action et je n'y songe même pas.

C'est qu'aussi le travail ne manque pas ; on apporte des morts, et déjà notre dépôt mortuaire s'emplit ; puis des blessés, et cela ne discontinuera pas de tout le jour ; les brancardiers, avec un grand dévouement, s'en vont sous le feu chercher ces malheureux. Ni les balles, ni les obus n'arrêtent leur ardeur ; à chaque instant, la porte de la salle d'opération s'ouvre et de nouveaux brancards y sont déposés : zouaves, fantassins, Allemands aussi sont là, pêle-mêle : des uniformes en lambeaux, de la paille, de la terre, de l'ouate, des pansements, des débris d'os et de chair, le tout baigné de sang jonchent le plancher. On ne sait comment marcher dans cette pièce et tous ces malheureux à la fois vous supplient de les panser. On a installé une seconde table d'opération, mais sitôt que la salle se vide apparaissent de nouveaux brancards.

Je ne puis passer sous silence la mort héroïque du capitaine de V... ; vers 9 heures, on l'amène à l'hôpital, c'est au plus fort de la bataille : une balle dum-dum lui a ouvert l'abdomen et ses entrailles sortent de sa plaie béante ouverte en étoile. Il a compris immédiatement qu'il était perdu, aussi ne veut il plus s'occuper que de son âme. Et avec une résignation admirable, gardant sa connaissance jusqu'à la fin, il fait le sacrifice de sa vie pour la France, pour les siens ; il n'oublie personne et parle avec attendrissement de ses deux enfants qui moururent ensemble dans le sommeil anesthésique. Pas un murmure. Il baigne dans son sang, ses traits si énergiques, accentués par la souffrance affreuse et sa faiblesse si grande, sont ceux d'un homme que la mort ne trouble pas, qui la voit venir avec calme, et sait qu'elle sera utile pour la France. Ne faut-il pas que du sang pur coule pour la patrie ?

Une infirmière est là, admirable Melle de Br..., qui ne la quittera pas, l'encourage, lui parle de l'éternité et l'aide à paraître devant Dieu. A ce moment, il se soulève sur son brancard : une voix amie a retenti à ses oreilles ; bien que la mort approche, il entend encore : " Hubert, mon cher Hubert, c'est toi. Que je suis heureux de te revoir ! Tu souffres beaucoup ? " A ces mots entrecoupés, le capitaine de V... répond : " Ah ! Te voilà, mais tu es blessé, cher Constant ?" Le capitaine de la R..., dont la main toute sanglante témoigne de sa souffrance, - il a trois doigts enlevés, - dit en souriant : " Ce n'est rien, mon cher ami."

Dialogue admirable qui devrait à tout jamais nous guérir de tout égoïsme ! Salutaires exemples qui nous sont donnés en ces minutes d'angoisses.

Lorsqu'il est pansé, nous conduisons le capitaine de la R... au lit qu'il doit occuper : en larmes, il a quitté la salle d'opération et fait ses adieux à son ami. Il sait qu'il ne le retrouvera pas. C'est la fin, en effet. J'entends encore le capitaine de V ... prononcer difficilement : " Comme c'est long de mourir ! " Dieu, enfin a jugé ses souffrances suffisantes, et dans son immense amour, il vient de prendre cette belle âme, après lui avoir laissé le temps de mériter le ciel. Nous l'ensevelissons. Pendant ce pénible travail, des éclats d'obus traversent la salle d'opération. Dans la salle II, un de nos blessés allemands est atteint assez grièvement à la joue.

Vers 3 heures seulement, la bataille cessa. De loin en loin, nous entendions encore des coups de fusil, des obus égarés et puis, toujours, une grosse pluie qui ne discontinuait pas. Les Allemands, depuis un moment, avaient quitté la chapellerie, passé le pont de Fismette et, en désordre, ils fuyaient, nos troupes les poursuivant.

La nuit était déjà profonde lorsque le service de santé arriva. Tout de suite, les majors se mirent à l'œuvre : il y avait des souffrances à soulager : je me rappelle notamment cet énorme capitaine allemand dont les deux jambes et une clavicule étaient fracturées. Il m'appelait ma "sœur" comme tous ses compatriotes et me prenait la main en me disant toujours : " Vous êtes bonne." Quelle idée ai je de rappeler son souvenir ? Ses souffrances sont peut-être restées gravées dans ma mémoire. Elles n'avaient d'égale que sa saleté !

Nous travaillâmes assez tard ce soir-là. Puis quand les blessés furent installés le moins mal possible, rapidement nous indiquâmes aux infirmiers où se trouvaient les choses essentielles. J'eus la satisfaction d'en voir deux ou trois ranger et nettoyer la salle d'opération : c'était d'ordinaire ma besogne et je leur sais infiniment gré de m'avoir évité ce travail fatigant après une si émouvante journée et à une heure si avancée.

Prestement alors, nous disparûmes : notre rôle pour le moment était fini et tandis que j'enlevais au plus vite de ma modeste chambre mes affaires, - elle allait devenir le bureau du médecin-chef, - je vis circuler les infirmiers, leurs grosses lanternes à la main, dans cette ambulance où la mort planait encore. Ah ! Ces lanternes, elles me firent une singulière impression, petites lumières qui devaient éclairer de tristes agonies ! Depuis ce jour, je ne les ai pas revues ; on les a rangées sans doute dans les voitures qui, toujours chargées, toujours prêtes, attendent dans la cour des écoles le départ du service de santé.

" Nous venons pour deux ou trois jours " nous avaient dit MM. Les majors, en prenant possession de notre hôpital. Hélas ! Depuis plus d'un an, ils sont toujours à Fismes ! Vous comprenez, je pense, cet hélas ! Il ne fait qu'indiquer l'horrible souffrance que tous les Français éprouvent à sentir leur chère patrie envahie."

G. Givelet. Infirmière de la Société de Secours

 


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