FISMES PENDANT LES PREMIERES SEMAINES DE LA GUERRE :

AOÛT-SEPTEMBRE 1914

PAR M. l'ABBE CHARLES MIDOUX


l. L'INVASION

Bruits de guerre et mobilisation - La Croix-Rouge et les ambulances - La retraite des troupes françaises - Les émigrants.

 

Quand vers le milieu de juillet 1914 les bruits de guerre commencèrent à circuler, la plus grande partie de la population ne croyait guère à cette possibilité. Cette tranquillité fut troublée par l'interruption du voyage présidentiel ; l'inquiétude augmenta quand on apprit le rappel nominal des derniers libérés. Aussi dès la fin de juillet les personnes prudentes se hâtèrent de faire des approvisionnements ; plusieurs même songeaient au chauffage. Le vendredi 3 1, le malaise s'accentua ; les magasins furent plus assiégés que jamais ; on venait d'apprendre que le service des messageries était arrêté. Le samedi matin, il en fut de même ; les gens s'abordaient en se demandant des nouvelles, en signalant les jeunes gens rappelés. Ce même jour, à quatre heures, le tambour se fit entendre qui, plus que d'habitude, attira tout le monde aux écoutes. C'était l'ordre de mobilisation. Il se produisit chez les femmes une sorte d'affolement : " C'est la guerre, criaient-elles, c'est la guerre ! " .

Ce fut sans beaucoup de résultat qu'on essaya de calmer ces mouvements en faisant remarquer que la mobilisation n'est pas la déclaration de guerre.

Le dimanche, premier jour de la mobilisation, furent affichées les mesures prises contre les étrangers, et les jours suivants, les trains qui avaient conduit les mobilisés repassèrent en emportant vers le centre des individus de nationalités différentes, la plupart Italiens, qui avaient travaillé dans le bassin industriel de l'Est.

Une garde civique fut organisée pour la police de la ville et fonctionna dès le 9 août ; elle avait établi son poste principal dans une maison inhabitée, près de la Porte de Paris, et envoyait deux hommes dans chaque quartier.

Le comité fismois de la Croix-Rouge avait pour président M. Couvreur-Danton, maire de Fismes et pour vice-président M. Barbey. L'administration de la ville menaçant, en raison des circonstances, de devenir chaque jour de plus en plus lourde, M. Couvreur abandonna la présidence effective qui fut dévolue à M. Barbey. (secrétaire : M.Huet ; trésorier : M. Chrétien ; comptable : M. Baillet ; membres actifs : MM. Moreau, Goumant, Gautier, Debacq, Miret, Bertilleux.)

Les dames patronnesses avaient comme présidente Mme Barbey et vice-présidente Mme Gautier-Amory. ( secrétaire : Mme Gautier-Mathieu ; trésorière : Mme Viet ; conseillères : Mmes Dechery, Debacq, Vaillant, Rofort, Gillet, Guillaume, Hertrich, Hocry, Petit ).

Le médecin en titre était le docteur Faille ; M. le Dr Peck, qui, depuis plusieurs années avait fait des conférences aux infirmières et exercé les brancardiers, était mobilisé au service de l'ambulance de l'Institution Sainte-Macre, ainsi que M. Lesoeurs comme Pharmacien. Avec le Dr Vaillant, ils se partagèrent les différents services.

Les brancardiers avaient pour sergent M. Bénart, et pour caporal, M. Poitrine.(Les autres étaient : MM. Ch. Legrand, Adrien Florentin, Anceaux, Bivin, Bourgeois, Gilles, Lequart, Lenfant (Armand), Lenfant (Albert), Moutte, Tellier, Chevallier, Moulin.

M. l'Abbé Lasalle, curé-doyen de Fismes était chargé des fonctions d'aumônier qu'il remplit jusqu'au moment où, après la bataille de la Marne, la ville devint la résidence de plusieurs aumôniers militaires.

Durant les premiers jours d'août, l'ambulance fut organisée, pour des malades seulement, dans les dortoirs de l'Institution Sainte-Macre ainsi qu'il avait été prévu depuis longtemps. Les ressources permettaient d'assurer pendant deux mois le service de vingt lits ; le surplus de la literie fut donc démonté et transporté au grenier. Le bureau fut installé au parloir ; la dépense au réfectoire ; la lingerie et la pharmacie à la grande étude ; des locaux écartés furent attribués aux contagieux et au service de désinfection. Les salles réservées aux malades furent passées aux vapeurs de formol.

La Croix-Rouge avait un approvisionnement de linge assez important, qui fut encore augmenté dans la suite ; mais pas de mobilier de salle, ni de pharmacie. Tables, chaises et armoires du collège furent réquisitionnées et M. Schmitz fabriqua des supports et des tables roulantes.

L'ambulance Sainte-Macre étant uniquement réservée aux malades, il fut décidé qu'une ambulance de blessés serait établie au groupe scolaire. Les dames de la Croix-Rouge sollicitèrent la charité patriotique des habitants et s'assurèrent ainsi d'une centaine de lits en fer garnis chacun d'un sommier et d'un matelas ; ils devaient jusqu'à nouvel ordre rester chez les propriétaires, sauf quarante destinés à l'ambulance projetée au groupe scolaire.

Toutefois, comme il n'y avait aucun fonds pour en assurer le fonctionnement, la Croix- Rouge fismoise hésitait à procéder à l'organisation craignant que cette nouvelle ambulance ne restât à sa charge, alors qu'elle aurait peine peut-être à subvenir aux dépenses de celle qui avait toujours été prévue au collège.

M. Lambert, délégué régional de la Croix-Rouge à Reims, conseilla de procéder à l'organisation, tout en déclarant ne pouvoir fournir aucun subside ; mais il faisait espérer que le service de santé militaire pourrait prendre cette formation à sa charge.

Quand il fallut arriver à l'exécution, on se trouva en face d'une nouvelle difficulté ; les vacances ne devaient s'ouvrir que quelques jours plus tard ; les classes pouvaient-elles cesser sur un désir de la Croix-Rouge, même inspiré par le plus ardent patriotisme ? Le maire pouvait-il licencier les écoles sans empiéter sur les droits de l'inspecteur primaire ?

Heureusement une lettre de celui-ci arriva le lendemain qui permettait d'agir selon que l'exigeraient les circonstances.

L'ambulance fut donc sommairement organisée dans le grand préau et dans les pièces adjacentes. Elle ne l'était pas encore complètement qu'une protestation parvint à la préfecture remontrant qu'il n'était pas légal d'occuper un immeuble scolaire où les classes devaient se continuer plusieurs jours encore et de s'exposer à rendre la prochaine rentrée impossible. La protestation, renvoyée à M. Goumant, conseiller général, n'eut pas de suite.

La direction de cette ambulance de blessés, qui devait dans la suite prendre une grande importance, fut confiée à Mlle d'Avril, infirmière-major ; elle était secondée par Mmes Petit, Charlier, Simony, Lécaillon, Léquart, Mlles Givelet, Lame, A. Mopinot, Bénart. Pendant l'occupation allemande (9 sept. 1914) quatre infirmières vinrent de Reims se joindre à ce premier groupe :Mlles de Bray et Maret, Mmes J. Henriot et Michel.

A Sainte-Macre, ambulance de malades, se trouvaient Mlles Loilier et C. Mopinot, Mmes Mopinot, Thubé et Robert. A l'hospice, les religieuses, de concert avec l'administration hospitalière et M. Gautier, vice-président de la Commission, assuraient le service des 40 lits.

Parmi les infirmières, celles qui étaient de Fismes rentraient chez elles le soir ; une habitait au collège. Mme Barbey offrit la table à celles du groupe scolaire ; plusieurs familles leur assurèrent des chambres.

A Sainte-Macre, le premier malade fut amené le 7 août : c'était un mobilisé nantais, contusionné à la suite d'une chute sans gravité ; ceux qui le remplacèrent, à la fin du mois, furent des soldats épuisés par les privations et les fatigues de la retraite. Les blessés, peu nombreux d'abord, n'arrivèrent que le 2 septembre.

Quand l'invasion approcha, il y eut un moment d'incertitude sur la ligne de conduite à suivre : devait-on faire évacuer les services de la Croix-Rouge ou demeurer sur place ? Le 31 août le comité reçut cette dépêche bizarre : " Prendre tous les ordres auprès de l'autorité militaire " en d'autres termes, ce télégramme signifiait : " Faites pour le mieux ; vous êtes libres, responsables de vos actes " Car d'autorité militaire à Fismes, il n'y en avait point. Le comité et les infirmières ,jugèrent que les ambulances, en cas de bataille dans la région, pourraient rendre de grands services, et que le devoir était de rester. On attendit donc les événements.

Le 11 , on vit passer en gare une quarantaine de prisonniers allemands très défaits : les jours suivants il y en eut encore quelques-uns. Malgré cela, pourtant, malgré les succès russes annoncés par les journaux, l'impression n'était pas bonne. Les nouvelles imprécises de bataille livrées en Belgique ne firent qu'augmenter les alarmes, surtout quand on vit se succéder de longs trains remplis d'émigrants belges, quand on apprit la mort à Dinant du lieutenant Hubert, gendre de M. L. Petit, l'adjoint. Toutefois l'invasion ne paraissait pas encore menaçante, et, le 29 août, plusieurs personnes avaient peine à croire un voyageur qui, de retour des Ardennes, annonçait la bataille de Signy-Launois, l'évacuation de Rethel et la prise imminente de cette ville. Mais dès le lendemain, dimanche 30 août, les mauvaises nouvelles se précisèrent à tel point que certaines familles jugèrent prudent d'émigrer. Le 31 la dépression morale augmenta devant le passage incessant des émigrants du Borinage et des Fagnes, de l'Aisne et des Ardennes.

Le 1er septembre, ce fut le train des équipages qui se replia, auto-camions et fourgons, suivis de l'artillerie, caissons et canons. Dans l'après-midi ce furent des chasseurs qui venaient des environs de Namur, des artilleurs qui avaient combattu à Arlon ; puis les postes de gendarmeries de Saint Michel, de Marle, de Saint-Quentin, de Laon, de toute la région Nord de l'Aisne en un mot, à pied, à cheval, à bicyclette, et même en chariots, pêle-mêle avec des émigrants.

Le bruit se répandit en même temps que le général Pau était au groupe scolaire avec son état-major.

Durant la nuit, les troupes cantonnées en ville partirent ainsi que la gendarmerie et la poste ; la gare fut évacuée, il ne restait que quelques rares employés qui devaient partir un peu plus tard avec le dernier train ; toutes les portes étaient ouvertes, le réservoir déversait à larges flots ses eaux sur la voie.

A quatre heures trois quarts du matin, on entendit un coup très violent : un pont sautait. Presque aussitôt un gendarme sonnait à l'ambulance Sainte-Macre et demandait quelques médicaments ; on y ajouta un déjeuner sommaire pendant lequel il exposa ses impressions : parti de St Quentin avec sa brigade, il avait été envoyé en réquisition dans les environs de Laon et n'avait pu ensuite retrouver ses camarades ; il avait fait route au milieu des troupes en retraite et des fuyards ; à la gendarmerie de Fismes, il n'avait plus trouvé que des femmes effrayées dont il n'avait pas compris les renseignements ; il ne comprenait pas non plus, ajoutait-il, ces malheureux émigrants qui mouraient de faim sur les routes tandis que leur bétail mourait de faim chez eux ; les Prussiens n'avaient rien fait à Tourcoing et à Roubaix. Aussi il se félicitait de savoir sa femme demeurée à Saint-Quentin avec ses enfants. Quand il reprit sa route, il croisa plusieurs voitures d'émigrants originaires de Nizy-le-Comte qui avaient le plus vif regret d'être partis ; les paroles du gendarme les décidèrent à retourner le plus vite possible. D'autres, de Guignicourt-sur-Aisne, déclarèrent qu'ils iraient jusqu'à Lourdes, s'il le fallait, pour échapper à l'invasion ; ce fut aussi la réponse de malheureux qui, à pied, les suivaient avec une demi-douzaine d'enfants dont les deux plus jeunes, tassés entre des paquets de linge dans une caisse montée sur roues, étaient traînés par un chien aux pattes ensanglantées ; d'ailleurs, dirent-ils, il est inutile de rebrousser chemin parce que les ponts n'existent plus.

Dans une des voitures qui passèrent un peu plus tard, un homme agonisait ; en arrivant à Fismette, pendant un arrêt imposé par le passage des troupes, une personne de la caravane demanda un prêtre. Quand M. M..., qui avait été prévenu, arriva, le vieillard était mort et ses enfants étaient repartis en emportant le cadavre : ils voulaient, avaient-ils dit, que leur père reposât en terre française dans un endroit où sa tombe ne fut point exposée à être foulée par l'ennemi.

Pendant toute la matinée, des troupes de ligne et des zouaves descendirent au pas accéléré la route de Laon, pour prendre la direction de Château-Thierry et d'Epernay :

" Vous savez, dirent quelques-uns, les Boches sont là sur nos talons, vous les verrez bientôt. " Il n'en fallait pas tant pour semer la panique dans la population. Le bruit se répandit qu'il fallait évacuer la ville, que les blessés et les malades étaient emmenés déjà, et c'est à grand peine que l'on ajouta foi au personnel des ambulances quand il affirma que le bruit était faux.

A dix heures et demie, le canon se rapprocha de façon effrayante : quelques émigrants arrivèrent au milieu des soldats, notamment ceux qui, le matin, avaient essayé de regagner Nizy ; mais le plus grand nombre, arrêtés par le défilé des troupes, stationnaient sous un soleil de plomb au nord de Fismette en une immense caravane de véhicules de toutes sortes, tandis que les Fismois restés dans la ville murmuraient contre ces survenants qui allaient consommer les dernières ressources.

Plusieurs parvinrent à passer isolément, entre autres le curé de Villers-devant-Le-Thour qui donna des nouvelles des Ardennes : l'ennemi descendait rapidement la vallée de l'Aisne ; l'avant-veille (lundi 31 août) il avait occupé Gomont ; un habitant de Villers, descendu en éclaireur, avait été tué sur la route ; la panique alors s'était mise dans le village et le curé lui-même était parti avec une caravane de ses paroissiens, caravane maintenant arrêtée au-dessus de Fismette.

Entre midi et une heure, plusieurs coups de mine se firent entendre au nord ; le Génie, crut-on, faisait sauter les ponts de l'Aisne après le passage des derniers soldats. La canonnade se faisait entendre sans arrêt dans les directions de Craonne, Laon, Soissons ; les pièces françaises ripostaient des hauteurs de Mont-Notre-Dame. Des émigrants arrivèrent alors par la route de Soissons : ils venaient de Bazoches et des villages voisins, partis au bruit des obus qui éclataient maintenant sur leur terroir. Plusieurs du reste retournèrent immédiatement chez eux, en voyant Fismes menacée et encombrée.

En effet ; on avait laissé entrer en ville les caravanes qui depuis le matin séjournaient au-delà de Fismette. Les trottoirs de la route étaient couverts de malheureux de tout âge et de toute condition, de bétail, de voitures, qui refluaient dans l'allée de la Mission jusque vers la sucrerie, l'accès des routes du sud étant interdit pour le moment. Il y en avait d'Aouste, de Rumigny, de Sissonne, de la Thièrache, du Laonnois, tous plus désolés l'un, plus navrés l'autre, d'avoir abandonné leurs villages pour venir échouer ici, mourants de faim, sous le canon de l'ennemi.

A quatre heures, des troupes arrivèrent par la route de Soissons ; elles comptaient beaucoup de chasseurs ; un major raconta qu'il avait failli être fait prisonnier à Courcelles ; après quelques hésitations, tous prirent la route de Chéry. Ils furent suivis par des groupes de malheureux fantassins épuisés de fatigue, qui se traînaient péniblement en s'aidant de bâtons, la plupart sans sacs ni fusils ; armes et fourniment étaient entassés pêle-mêle sur des charrettes de réquisition. Une ambulance les suivit encore qui essaya successivement les routes de Bazoches, puis de Chéry ; elle recula devant la mitraille et prit la route de Reims.

Un cri s'éleva en ce moment parmi les émigrants : " La route est libre vers Ville-en-Tardenois ! " Et la cohue lamentable se remit en marche, piétons, voitures, vaches, se heurtant, se bousculant dans un indescriptible désordre, avec peu de bruit néanmoins, tant cette masse était anéantie de fatigue et de misère ; à peine quelques plaintes, quelques pleurs d'enfant, le hurlement d'un chien perdu.

Le burlesque pourtant n'y manquait pas, tel ce groupe formé par une grosse fille de ferme juchée tout au haut d'un chargement hétéroclite et tenant une oie sous chaque bras ; ces trois têtes hébétées, qui se dodelinaient en cadence et s'inclinaient avec ensemble aux cahots de la route, auraient déridé les plus graves, si l'on avait pu sourire encore en face de scènes d'inexprimable désolation.

Les derniers étaient à peine disparus depuis un quart d'heure que d'autres émigrants, à pied et en voiture, qui, les jours précédents avaient traversé Fismes, y rentrèrent par la route de Chéry ; on les avait fait stationner le long des routes pour laisser libre passage aux troupes, et quand ils avaient voulu se remettre en marche à leur suite, ils étaient arrivés sous la mitraille à quelques kilomètres plus loin.

Pendant toutes ces allées et venues, de violents coups de mine avaient été entendus ; le

Génie faisait sauter le pont de Fismette.

On aperçut alors sur la route de Soissons deux cavaliers galopant vers Fismes. Serait ce déjà l'ennemi, se demandait-on ? C'étaient deux chasseurs perdus qui cherchaient à rejoindre les troupes françaises. Puis ce fut le tambour de ville autour duquel on se précipita ; il lut une proclamation du maire, qui, étant donnée l'imminence d'une occupation prochaine, invitait la population au plus grand calme et rappelait encore une fois l'obligation de déposer toutes les armes et munitions chez le garde-champêtre.

2. L'OCCUPATION ALLEMANDE

Arrivée de l'ennemi et prise de possession - Ravitaillement et Réquisitions - Emigrés Passages de troupes et cantonnements - Administration et police - Ambulances.

Vers cinq heures et demie, on vit paraître sur les hauteurs de Merval un groupe de cavaliers qui mit pied à terre. Des différents endroits de la ville d'où on pouvait les apercevoir on se demandait si ce n'étaient pas les Prussiens. " Non, affirmaient quelques-uns, on aperçoit du rouge dans les uniformes. " Les cavaliers remontèrent à cheval et descendirent au pas, suivis de troupes d'infanterie. Cette fois, les spectateurs qui avaient des longues-vues affirmèrent que c'était l'ennemi.

D'autre part, le tambour de ville avait à peine terminé sa tournée au bas du Faubourg de Soissons, que des cavaliers apparaissaient de nouveau dans la direction de Bazoches. C'étaient huit uhlans qui, à fond de train, arrivaient sur deux rangs.

Les coups de fusil ne s'étant point renouvelés, l'avant-garde ennemie pénétra jusqu'à l'Hôtel de Ville. Le maire, M. Couvreur-Danton, s'y trouvait dans le vestibule avec MM. Ed. Couvreur et L. Petit, adjoints, Debacq et Barbey, conseillers municipaux, Rollin greffier ; M. Fontaine, ancien professeur d'allemand du lycée de Reims avait été demandé comme interprète. L'officier qui dirigeait cette première patrouille, en apercevant ce groupe, le menaça de son revolver en criant à deux reprises : " Venez ici. " Ils descendirent sur la place. Après les salves d'intimidation, ils furent retenus comme otages et placés en tête de la patrouille, sauf le maire qui, ne pouvant marcher que difficilement, fut gardé à l'Hôtel de Ville.

Tous se dirigèrent sur la route d'Epernay par où s'étaient retirées les dernières colonnes françaises. Près du stand de tir, les otages durent faire une longue halte pendant laquelle les Allemands se déployèrent en tirailleurs dans les champs voisins, scrutant tous les buissons, s'assurant qu'il n'y avait point de soldats français dans les convois d'émigrés.

Pendant ce temps, le gros des troupes, infanterie et cavalerie prenait possession de la ville. La nuit était tombée ; une fenêtre du collège était éclairée ; un sous-officier allemand y frappa et ordonna d'ouvrir. M. le Directeur ouvrit la petite porte sur laquelle des sentinelles, placées de distance en distance de chaque côté de la rue, tenaient le fusil braqué. Un officier, revolver au poing, demanda en allemand, d'un ton violent, qui avait tiré sur ses soldats alors que les troupes françaises devaient être parties. M. l'abbé Pheulpin donna quelques explications qui, reprises et développées par M. l'abbé Schmitz, le calmèrent. Apprenant ensuite que la maison était occupée par la Croix-Rouge, il fit remarquer que le drapeau n'était point sur la porte. Après s'être fait servir à manger et avoir recommandé le calme à la population, il rejoignit une patrouille.

D'un autre côté, les otages étaient ramenés à l'Hôtel de Ville ainsi que les habitants rencontrés dans les rues. Tous furent fouillés. M. A. Couvreur sur qui on trouva une cartouche Lebel et un émigré de Vervins porteur de deux revolvers furent enfermés au poste de l'Hôtel de Ville avec un réserviste qui n'avait pu rejoindre son régiment.

Cependant le commandant d'étapes, baron von Kron, s'était installé dans la salle du conseil et demandait des explications sur la destruction du pont de Fismette et sur la fusillade qui les avait accueillis, rappelant que tout acte belliqueux de la population civile amenait, comme représailles, l'incendie, le bombardement, l'exécution des autorités.

L'interprète montra la proclamation pacifique du maire, fit valoir que la population civile, loin d'être l'auteur des faits incriminés, en était plutôt la victime, attendu que les habitants du faubourg se trouvaient par-là dans l'impossibilité de rentrer une partie de leurs récoltes et d'apporter en ville la provision de lait quotidienne ; quant aux coups de fusil, ils ne pouvaient être le fait des habitants puisque toutes les armes avaient été enlevées et renfermées par ordre municipal.

Le commandant réclama ensuite la caisse de la ville ; quand on lui eut expliqué qu'il n'y avait point de receveur municipal et que les percepteurs étaient, par ordre supérieur, partis depuis plusieurs jours, il n'insista plus, mais il exigea qu'on préparât immédiatement, dans les salles de l'Hôtel de Ville, 8 lits et un dîner de 10 couverts pour les officiers ; 400 bouteilles de vin rouge, 4 bœufs et 400 bottes de paille devaient, en outre, être fournis avant trois heures du matin.

MM. Debacq et Malot se rendirent à la sucrerie de la Mission pour réquisitionner les bœufs et la paille, tandis que M. Barbey faisait transporter des lits de la Croix-Rouge à l'Hôtel de Ville et commandait le dîner ; il dut ensuite aller à l'usine à gaz signifier au directeur que l'éclairage qui s'éteignait automatiquement à dix heures, devait désormais durer jusqu'à l'aube.

Pendant toute la nuit, les ennemis avaient frappé chez les commerçants dont quelques-uns étaient partis les jours précédents, dont plusieurs s'étaient terrés d'épouvante. Là où ils ne reçurent point de réponse, ils enfoncèrent les portes et pillèrent les magasins ; ils n'oublièrent pas les caves et en firent remonter, revolver au poing, ceux qui s'y trouvaient cachés.

Les soldats ne manquaient cependant pas de toute provision ; ils avaient d'énormes pains noirs, durs, très épais, de pâte fort serrée ; ils y taillaient de gigantesques tranches, qu'ils recouvraient ensuite de saindoux ou mangeaient avec une tranche de lard cru. Mais ils préféraient le pain français ; aussi assiégèrent-ils les boulangeries qu' ils dévalisèrent en payant plus ou moins exactement avec de la monnaie allemande ; quand le pain faisait défaut ils cassaient les carreaux de la devanture. Pour obtenir un peu de répit, les boulangers firent faire des pancartes portant en allemand : " Il n'y a plus de pain pour l'instant ; prière de revenir dans deux heures. " ; pancartes qu'ils suspendaient à la vitrine pendant qu'ils préparaient une nouvelle fournée.

Mais la farine menaçait de manquer dans les boulangeries, la viande dans les boucheries ; un conseiller municipal, M. Flécheux, s'offrit à faire marcher le moulin Lecoeur, tandis qu'on réquisitionnait des bêtes à cornes. D'autre part, l'envahisseur encombrant continuellement les magasins, la population trouvait difficilement son tour d'approvisionnement ; M. Fontaine obtint du commandant que les boulangeries et les boucheries seraient ouvertes aux troupes seulement à partir de dix heures du matin et leur seraient fermées après six heures du soir.

Cependant l'Intendance allemande, qui manifestait l'intention d'établir dans les locaux scolaires les bureaux du service d'approvisionnement, faisait connaître ses exigences : 1.000 kilogrammes de graisse ou de lard ; autant de café et de tabac, 35.000 kilos de pain ; 40.000 kilos d'avoine. Cette dernière réquisition pouvait seule être fournie. M. Fontaine fit remarquer qu'il était impossible à quatre boulangers de façonner une telle quantité de pain, d'autant que la provision de farine était insuffisante ; une visite chez les charcutiers permettrait de voir ce que l'on pourrait trouver de lard. Quant au tabac, il était absolument impossible de réunir la quantité demandée.

Le commandant von Kron, avec qui on était arrivé à s'entendre la veille, se trouvait en cette circonstance, remplacé par un jeune officier d'intendance qui prenait un ton très haut et, en réponse aux difficultés, parlait de représailles et d'exécutions militaires. M. l'abbé Schmitz, demandé comme second interprète, lui expliqua que les maires n'étaient pas nommés par le gouvernement et n'avaient point autorité sur une région ; le maire de Fismes ne pouvait donc fournir que suivant les ressources de la ville ; quant au tabac, les bureaux n'en possédaient jamais qu'un dépôt restreint, attendu que le monopole appartient à l'État. L'officier se rendit enfin à ces raisons, mais il maintint ses réquisitions. Toutefois il consentit un délai qui permit de parcourir les alentours ; il accorda même une automobile avec un chauffeur, et l'adjoint, M. L. Petit, accompagné d'un officier prussien, parcourut les communes voisines ; on put ainsi satisfaire suffisamment aux exigences.

Il y avait alors dans la ville, disait-on, au moins cinq cents émigrés, qui, surpris dans leur fuite par l'avance rapide de l'ennemi, n'avaient pu continuer leur route et s'étaient abrités dans les maisons. Un plus grand nombre campaient dans des chariots et des véhicules de toutes sortes qui s'alignaient en longues files dans l'Allée de la Mission, dans les cours et sous les hangars de la sucrerie, à Chézelles, à la Fontaine-Chaudru, au Jeu de Paume et au rond-point de la Déesse. Ils avaient consommé les provisions emportées de chez eux et ne pouvaient se ravitailler dans une ville épuisée par le passage de troupes et qui ne pouvait se suffire à elle-même ; en outre, ils se rendaient compte qu'une partie de la population les regardait comme une cause de gêne plus grande.

Un professeur du collège, M. M., qui avait visité plusieurs de ces campements, avait trouvé ces malheureux très découragés ; tous regrettaient d'avoir abandonner leur maison et avaient un vif désir d'y retourner au plus vite. Il fallait leur obtenir des sauf conduits. Avant d'aller solliciter dans ce but les autorités allemandes, MM. Ph. et M. voulurent consulter M. Fontaine qui, ayant été déjà en relations avec le commandant, pouvait donner d'utiles conseils. Ils le trouvèrent encore sous l'impression des difficultés qu'il avait éprouvées le matin au sujet des réquisitions ; aussi ses premières paroles furent-elles pessimistes et décourageantes. Cependant il consentit à parler de l'affaire au commandant quand il retournerait à l'Hôtel de Ville à deux heures ; ses visiteurs devraient aller, à quatre heures, chercher la réponse, qu'il prévoyait mauvaise parce qu'il avait eu peine à obtenir l'autorisation de rentrer chez eux à des gens qui n'avaient que le passage à niveau ou la rivière à traverser.

Le commandant toutefois se montra conciliant ; les conducteurs de caravanes étaient autorisés à retourner en arrière après avoir obtenu de la municipalité un laissez-passer contenant en détail les noms et prénoms, l'âge de ceux qu'ils avaient avec eux ; le genre de voitures ; le nombre de chevaux ; cette pièce contresignée par le bureau allemand des Etapes, leur permettait d'emmener sous leur responsabilité ceux qu'ils avaient désignés. On leur faisait pourtant remarquer que les routes appartenaient à l'armée allemande à qui il faudrait laisser le passage libre chaque fois qu'il serait requis.

La nouvelle, annoncée dans les principaux campements, y fut accueillie avec satisfaction, sauf par les émigrés des environs de Verdun qui se désolaient de n'en pouvoir profiter. Plusieurs directeurs de caravanes préparèrent immédiatement leurs demandes qu'ils portèrent à la mairie ; ceux-ci purent les retirer le lendemain vers neuf heures et partirent aussitôt ; ceux qui présentèrent leurs pièces le matin seulement reçurent l'assurance que l'on s'occuperait d'eux mais durent attendre (vendredi 4 septembre).

Les jours suivants, on vit repasser de nombreux émigrés qui, surpris au sud par l'avance rapide de l'ennemi, essayaient de regagner leurs villages. Quelques-uns étaient blessés. Le 4, un habitant de Saint-Thibaut amenait à l'ambulance sa femme atteinte, pendant leur fuite, par une balle perdue, près d'Arcis-le-Ponsard. Le lendemain, c'était une caravane composée de cinq gros chariots de ferme transportant chacun plusieurs familles. Partis de Froidemont (Aisne), à l'approche du canon, ils étaient tombés, à Mont-Saint-Père, dans une troupe allemande qui tirait sur les Français en retraite ; un homme avait été blessé à la main ; une jeune fille transpercée d'une épaule à l'autre par une balle qui avait lésé la colonne vertébrale, agonisait, ainsi qu'une femme de quatre-vingts ans, blessée au front. Le 7, il y eut un long défilé de vieillards, de femmes et d'enfants, poussant des brouettes et des petites voitures, portant des paniers et des paquets de toutes formes ; même des petits de six ou sept ans avaient leur charge. Ils avaient été dès le commencement de la guerre, évacués par chemin de fer, de Verdun sur Villers-Cotterêts, qui se trouvait alors occupée et sans pain. Ces malheureux, après avoir épuisé leurs dernières ressources, tentaient de retourner dans leur pays, " à moins, disaient les plus désespérés, que nous ne soyons tués sur les routes ou que nous ne mourions de faim dans les fossés "

La veille (6sept.) étaient arrivés deux habitants de Villers-devant-Le Thour (Ardennes) à la recherche de leur famille. Gardes-voie dans les environs de Tagnon et libérés à l'approche des Prussiens, ils avaient fait, pour regagner leur village en évitant l'ennemi, un long détour par Cormicy. Rentrés chez eux, ils avaient trouvé maison vide. Immédiatement ils étaient partis à bicyclette, se renseignant de village en village, à la suite de la caravane, dont ils avaient perdu la trace en arrivant à Fismes ; ils étaient repartis sans se douter que ceux qu'ils cherchaient se trouvaient à Chézelles, à moins d'un kilomètre (4 sept.). Dévorés d'inquiétude, ils avaient refait le même chemin deux jours après pour apprendre que leur famille était rentrée chez eux. Ces deux cyclistes avaient voyagé avec un simple sauf conduit du maire et n'avaient rencontré de difficulté qu'au passage du pont de Maizy, où un officier prussien, sur l'exhibition de leur papier, avait grondé d'un ton menaçant que " cela était très innocent ", voulant dire sans doute " sans valeur ".

L'autorité allemande était représentée, on l'a vu plus haut, par le commandant d'Étapes, baron von Kron, homme de manières assez rudes, mais qui savait écouter une réclamation et y faire droit. Dès le premier jour, il fit afficher une proclamation du général de Moltke ; les personnes et les propriétés privées seraient respectées ; les achats faits par les troupes seraient payés ; les réquisitions livrées contre reçu valable. En cas de molestation à un Allemand, le Maire et les otages seraient fusillés.

Six otages furent donc désignés, qui devaient être renouvelés chaque jour ; ils furent d'abord gardés à l'Hôtel de Ville, puis dans une maison particulière. Personne ne pouvait, sans autorisation, sortir après huit heures. Le 8 septembre, le commandant von Kron et les troupes de garde furent remplacés par un détachement du 65ème régiment de la Landwehr, arrivé par étapes.

Tous les locaux de l'Hôtel de Ville furent successivement occupés par les autorités allemandes ; la municipalité, après avoir été reléguée dans le bureau de l'appariteur, en fut évincée et dut s'établir dans le vestibule. Des groupes de prisonniers français furent enfermés dans la salle des Sociétés avant d'être dirigés sur l'Allemagne, d'autres furent internés dans les salles inoccupées du groupe scolaire.

La police était assurée par sept gendarmes allemands qui n'empêchèrent point toutes les déprédations, mais qui arrêtèrent plus d'une fois le pillage des maisons et des magasins encore occupés. Quant aux propriétés dont les habitants étaient partis, elles furent considérées comme abandonnées et pillées systématiquement ; linge, literie, meubles et objets de valeur étaient soigneusement déménagés et emmenés sur des auto-camions ; le reste fut emporté par les soldats, distribué à tout venant ou brisé. Les vins en cercles étaient dédaignés, souvent même répandus dans les caves ; le champagne, les vins fins et les liqueurs étaient en partie emballés, en partie consommés sur place ; et bientôt, rues et trottoirs furent jonchés de bouteilles vides.

Les femmes des gendarmes, après le départ de leurs maris, avaient quitté la caserne suivant les prescriptions du règlement, et, laissant les portes ouvertes, s'étaient réfugiées dans les maisons voisines. Les Allemands mirent tout au pillage ; les malheureuses, averties, vinrent réclamer ; on leur répondit qu'elles devaient réintégrer leurs appartements où elles auraient à loger des troupes.

Le bruit s'était répandu que l'ennemi regardait toute sonnerie comme un signal et qu'il était imprudent de mettre les cloches en branle. Le matin du 3 septembre, une sentinelle avait pénétré dans l'église à la suite de M. le Doyen et s'était fait ouvrir différentes portes sans demander autre chose. L'après-midi devait avoir lieu l'enterrement d'un soldat français décédé à l'hospice ; M. le doyen fit demander au commandant si, à cette occasion, il serait permis de sonner ; si de même, on pourrait annoncer au son des cloches les offices du dimanche. Von Kron prescrivit d'agir comme de coutume et délégua un sous-officier avec six hommes pour accompagner le convoi du soldat français.

Le service de la voirie, nettoyage des rues, enlèvement des ordures, enfouissement des cadavres d'animaux, était fait par des prisonniers sous la conduite d'un sous-officier et de quelques soldats allemands.

Le Génie, on l'a vu plus haut, avait fait sauter le pont de Fismette. La Vesle qui, en cet endroit et à cette saison, n'a guère plus de soixante à quatre-vingts centimètres d'eau, était un obstacle dérisoire pour l'armée ennemie. Elle fut traversée à gué ; toutefois, pour le passage des automobiles, le pont fut, dans la soirée du 2 septembre, sommairement réparé par les Allemands au moyen des poteaux du télégraphe. Le lendemain matin l'autorité allemande en imposa la restauration immédiate à la municipalité ; elle devait être terminée le 4 à midi sous peine d'une contribution de guerre d'un million. Les bois de M. Malot, entrepreneur de charpente, furent réquisitionnés pour ce travail qui fut terminé vers deux heures sous la direction du Génie prussien.

Le dépôt des munitions avait été établi dans le garage Chevalot ; mais il fut insuffisant ; dans la nuit du 4 au 5 arrivèrent en grand nombre de lourds auto-camions traînant chacun une remorque et chargés d'obus de 77 rangés quatre par quatre dans des étuis d'osier. Ces munitions furent déchargées dans la rue des Chailleaux et empilées contre les murs sur une hauteur d'un mètre cinquante. Des prisonniers français furent employés à les décharger et, les jours suivants, à les recharger sur d'autres voitures.

L'Intendance avait d'abord choisi les locaux scolaires pour y établir les bureaux d'approvisionnement et avait donné l'ordre de transporter les blessés au collège ; mais cette décision n'eut point de suite. Le train des équipages établit un campement près du pont d'Ardre, à droite et à gauche de la route de Chéry, et un second à l'extrémité du faubourg de Reims entre le chemin de fer et les carrières jusqu'au Fond-des-Chanois. La manutention fut installée entre la Vesle et la route de Soissons.

Durant toute la nuit du 2 au 3 septembre les troupes allemandes avaient continué à passer, martelant le pavé en cadence. Un détachement amena environ quatre cents prisonniers français, qui furent internés à l'Hôtel de Ville. Les jours suivants, il y eut dans la ville de nombreux cantonnements de troupes ennemies qui se délassaient en prenant part au pillage des magasins abandonnés. Les officiers logeaient dans les maisons les plus importantes, exigeaient des chambres et des lits ; les ordonnances parfois faisaient de même et ne se contentaient pas d'un matelas étendu sur le plancher. Ils occupaient les cuisines et préparaient les viandes qu'ils avaient apportées mais se faisaient fournir le vin ; c'est ainsi qu'une demi-douzaine d'officiers logés chez Mme Vve B... demandèrent pour leur dîner, outre le vin ordinaire, six bouteilles de bordeaux et six bouteilles de champagne ; le lendemain avant leur départ, ils exigèrent encore deux bouteilles de bourgogne léger et six bouteilles de champagne.

Tout ce monde, sans être violent, était fort arrogant : " Nous allons à Paris, répétaient-ils, dans trois jours nous y serons. Le siège ne durera pas plus de cinq à six jours ; nous entrerons pour nous reposer un peu, puis nous retournerons contre les Russes qui seront bientôt battus. " Ils souriaient de pitié quand on leur indiquait la distance qui les séparait encore de Paris.

A l'ambulance du groupe scolaire, l'infirmière major avait prévenu les blessés de l'approche de l'ennemi : il y eut chez tous un mouvement d'effroi, chez quelques-uns, un véritable affolement à l'idée qu'ils allaient être emmenés prisonniers, massacrés peut-être. Mlle d'Avril parvint à les calmer et ils reposaient quand M. Barbey, escorté d'une sentinelle allemande, vint réquisitionner huit lits et annoncer l'occupation.

A l'ambulance Sainte-Macre, on n'avait point jugé à propos, le 2 septembre, d'avertir les malades. Le lendemain matin, la nouvelle, bien qu'annoncée avec précautions, produisit parmi eux une émotion fort vive ; plusieurs se mirent à pleurer en songeant à leurs enfants. Les tirailleurs algériens plus que les autres étaient, disait-on, en butte à la vengeance de l'ennemi. De leur part aussi, on pouvait craindre, s'ils apercevaient des Allemands, des actes de violence qui deviendraient le prétexte de représailles générales. L'un de ces Arabes, qui comprenait assez bien le français, fut chargé d'expliquer la situation à ses congénères et de leur défendre de sortir, ce qu'ils acceptèrent sans difficulté.

A huit heures, un officier allemand accompagné de quelques soldats passa dans les ambulances pour se rendre compte du nombre des malades et des blessés qui devenaient prisonniers, et enlever les armes et les munitions. A l'ambulance des blessés, plusieurs soldats qui avaient combattu à différentes reprises en Belgique et pendant la retraite, virent l'ennemi pour la première fois, quand ils furent ainsi déclarés prisonniers sur leur lit.

Dans l'après-midi de ce 3 septembre arrivèrent à l'ambulance Sainte-Macre quatre infirmières de l'Union des Femmes de France qui s'étaient engagées au service d,une ambulance établie au château de Boismorin près de Vailly. Cet établissement ne pouvant subsister, elles étaient parties la veille, emmenant quelques soldats légèrement blessés, pour se rendre à Reims ou à Epernay. On leur avait conseillé d'éviter Fismes où, croyait-on, l'ennemi se trouvait déjà, et de suivre la vallée de l'Ardre ; mais à Arcis-le-Ponsart, elles étaient tombées au milieu des troupes allemandes qui avaient gardé les blessés et forcé les infirmières à rebrousser chemin sur Fismes.

Les jours suivants, les entrées continuèrent ; les malades étaient surtout des Allemands épuisés de fatigue, soupçonnés de typhoïde ou d'appendicite. La guerre semblait leur peser lourdement : " Toujours marcher en escarmouchant ! disaient-ils. Pourquoi les Français ont-ils voulu la guerre ? Pourquoi maintenant ne veulent-ils pas faire la paix tout de suite ? " Quelques-uns, plus belliqueux ou moins malades, parlaient de la prise de Paris et de la prochaine défaite des Russes.

Le service de santé de l'armée allemande évacuait ses blessés, dès lors qu'ils étaient transportables dans les ambulances de Laon ; la plupart des blessés amenés à Fismes étaient donc des Français. Le 3, il en arriva de Serzy, le 4, un exprès annonçait qu'il y en avait une quarantaine à Longueval ; depuis deux jours, le curé, aidé de quelques personnes charitables, les pansait comme il pouvait ; son messager demandait un médecin et une infirmière expérimentée, ou bien que l'on vînt chercher ceux dont l'état nécessitait une opération. Les majors allemands ne faisaient que passer ; le docteur Peck, seul pour toutes les ambulances ne pouvait s'éloigner. On proposa d'y envoyer les infirmières arrivées de Vailly ; mais comme on n'en demandait qu'une, deux au plus, elles refusèrent de se séparer et les blessés furent transportés à Fismes. D'autres, blessés dans les environs de Nouvion-le-Vineux, furent amenés par les Allemands qui les avaient bien traités grâce à l'un des prisonniers qui savait parler leur langue.

Le 7, les ambulances furent visitées par l'Inspecteur de la Croix-Rouge allemande.

Le 8, à onze heures, arrivèrent deux chariots encombrés de blessés allemands et français qui n'avaient reçu qu'un pansement de fortune parce qu'ils n'avaient rencontré aucun médecin dans la région de Châtillon et au delà ; les caillots de sang répandaient déjà une odeur affreuse. Comme tous les lits étaient occupés et que le docteur suffisait à peine à la tâche, on hésita d'abord à les accepter. On descendit cependant les cinq plus faibles et les autres furent conduits à Laon.

Le même jour, à une heure, une quinzaine de grandes voitures portant le fanion de la Croix-Rouge descendirent la route de Laon et se dirigèrent vers le sud où le canon faisait rage.

Dans la soirée arrivèrent une centaine de blessés allemands qui furent cantonnés à la maison Daron, à la salle Brocco, au Pensionnat, pour être le lendemain réexpédiés sur Laon. Ce même soir furent amenés deux prisonniers français blessés dont l'un, capitaine d'infanterie de la Barre de Nanteuil, devait être, après le départ des Allemands, le premier commandant d'armes de la ville délivrée.

Le 9, les blessés allemands affluèrent davantage encore ; trop nombreux pour être évacués par voitures, ceux qui pouvaient encore marcher gagnaient Laon à pied et faisaient halte autour de l'Hôtel de Ville ; pansés très sommairement, exténués, ils s'étendaient sur les trottoirs, s'asseyaient dans l'embrasure des portes. Une vingtaine, grièvement atteints, furent, dans la soirée, déposés à l'ambulance du Groupe scolaire. Il n'y avait plus que six places de libres ; on les coucha sur des matelas étendus entre les lits déjà fort serrés, puis on les pansa jusque très tard dans la nuit parce qu'ils devaient être, dès le matin, évacués sur Laon. Toutefois, le lendemain après-midi, tous étaient encore là quand survinrent un officier allemand parlant fort bien le français et un major qui l'écorchait à peine. Tous deux paraissaient nerveux ; mécontents de voir leurs blessés sur le plancher, ils ne se privèrent point de faire remarquer que les Français, dont plusieurs étaient levés et jouaient aux cartes, étaient mieux traités. L'infirmière major, Mlle d'Avril, répondit que les Allemands étaient arrivés la veille au soir, et seulement pour passer la nuit ; qu'on les avait pansés jusque vers une heure du matin, que ce n'était pas le moment de les faire changer de lit pour quelques heures ; si le transport ne s'était pas fait ensuite, le personnel de l'ambulance ne pouvait en être rendu responsable.

Cette attitude énergique en imposa ; aussi, après avoir donné ordre de transporter ces blessés dans des salles plus éloignées où ils devaient être soignés par des infirmiers allemands, les deux inspecteurs se rendirent aux autres ambulances. Un témoin de la scène les y avait rapidement précédés et signalés ; les malades et blessés qui étaient levés s'étaient recouchés, et la visite se passa sans désagrément. Ce même jour encore s'était présenté dans les ambulances une sorte d'officier, coiffé d'un large chapeau, portant un habit à basques retroussées, une croix épiscopale au col : c'était le Prédicateur de la Cour Impériale qui venait visiter ses compatriotes blessés et malades ; on lui demanda s'il désirait passer dans la salle des typhiques : il refusa.

Avant le départ des ennemis, leurs blessés les plus atteints furent enlevés avec la literie sur laquelle ils reposaient ; les autres, auxquels étaient venus s'adjoindre une trentaine d'éclopés, furent, ainsi que les blessés et malades français, qui à plusieurs reprises avaient failli être évacués comme prisonniers, oubliés dans le désarroi. Le 11, au commencement de l'après-midi, Mlle d'Avril les prévint et les assura qu'il ne leur serait point fait de mal. Leur frayeur néanmoins fut telle qu'ils se rendirent immédiatement, sans avoir besoin d'être aidés, dans la salle où se tenaient les infirmières, estimant que nulle part ailleurs ils ne seraient plus en sûreté.

En effet, la délivrance approchait ; ceux qui, séparés du reste du monde par l'occupation germanique, avaient si souvent essayé, en ces jours d'angoisse, de deviner les événements masqués par ces allées et venues affairées ; ceux qui tant de fois avaient prêté une oreille inquiète au roulement lointain et ininterrompu du canon, ceux-là apprirent bientôt qu'ils avaient entendu les échos de la bataille libératrice, la victoire de la Marne.

3 LA DELIVRANCE

Indices d'espérance - Départ de l'ennemi - La bataille - Les blessés et les morts - Les prisonniers allemands.

Le canon dont le bruit, après s'être éloigné vers le sud, se rapprochait chaque ,jour, le passage de blessés allemands de plus en plus nombreux, que leurs conducteurs ne devaient pas diriger sur Reims, ni déposer à Fismes, à moins qu'ils ne fussent grièvement atteints, les allées et venues multipliées et, semblait-il, désordonnées, faisaient juger aux habitants, tant on croit facilement ce que l'on désire, que tout n'allait pas pour le mieux dans les affaires des ennemis. Eux, cependant, annonçaient fièrement la reddition de Maubeuge avec quarante mille hommes de garnison, une grande bataille gagnée au-delà de Vertus ; certains prétendaient même que trois forts de Paris avaient été emportés et que la ville était sur le point de se rendre (mardi 8 septembre).

D'autre part, une religieuse infirmière de l'hospice avait surpris une conversation entre un major et un blessé allemand ; ils s'entretenaient d'une bataille engagée depuis la veille et où leurs troupes jouaient leur va-tout.

Le 9, on entendit une forte canonnade dans la direction de l'ouest. A trois heures, deux ouvriers qui, les jours précédents, avaient travaillé à Ambleny, racontèrent que les Prussiens se repliaient de ce côté ; aussitôt on en conclut que les Anglais arrivaient. A six heures, une alerte sonna ; un détachement équipé et armé se porta rapidement sur la route de Soissons, explora les Grands-Bois et les abords de la voie ferrée vers Bazoches, puis revint en chantant la Marche au Rhin ; on avait cru que les Français arrivaient par là.

Pendant la nuit du 9 au 10 et dans la matinée arrivèrent de troupes fatiguées, amenant des prisonniers français pris à Orbais. Les officiers du bureau de l'Hôtel de Ville paraissaient préoccupés et s'entretenaient d'une action très dure au cours de laquelle leurs troupes avaient subi de lourdes pertes près de Lizy-sur-Ourcq et en Multien.

Pendant presque toute la journée le canon se fit entendre vers le sud et le sud-ouest. Dans l'après-midi les équipages quittèrent les campements pour prendre la route de Laon ; ils furent suivis, sur le soir, de longues files de canons et de caissons venant par la route de Saint-Gilles et qui prirent, à grande allure, la direction de Blanzy et de Merval tandis que plusieurs escadrons de uhlans et sept mille hommes d'infanterie cantonnaient dans la ville.

Le passage des canons continua pendant la nuit ( 10 au 11 sept.) ; dès trois heures du matin, l' infanterie prit la route de Reims, la cavalerie celle de Soissons, ainsi que les voitures. Le mouvement se poursuivit toute la matinée ; les chevaux, harassés, tombaient en assez grand nombre ; les conducteurs les abandonnaient alors sur le côté de la route ou sur le trottoir, parfois après leur avoir tiré un coup de fusil dans l'oreille. Par suite, les réquisitions se multipliaient ; les soldats devenaient de plus en plus nerveux et essayaient de piller même les maisons habitées. A Chézelles, ils tirèrent sur les pigeons et les volailles et prétendirent enlever les vaches. On demandait les gendarmes qui faisaient déguerpir toute cette engeance ; mais dès qu'ils étaient éloignés, les pillards revenaient et recommençaient.

De bon matin les autorités allemandes et le poste de l'Hôtel de Ville avaient quitté la place. Vers neuf heures, les gendarmes les suivirent après avoir, pour dernier service, arrêté le pillage chez le juge de paix, M. Vautrin. Ils ne se rendaient pas compte de la situation, car en partant, ils remirent à la gérante de l'hôtel deux canards qu'elle devait leur préparer pour midi.

Jusqu'à dix heures on n'avait point entendu le canon ; à ce moment, il éclata brusquement et semblait-il, à une distance très rapprochée. On n'entendit aucune riposte. Des blessés allemands furent alors évacués de l'ambulance du groupe scolaire.

La canonnade devenant plus intense, les derniers équipages partirent rapidement tandis que l'on apercevait dans le lointain de nombreuses troupes qui, de Bazoches, gravissaient la route de Perles.

Le vendredi 11, vers 10 heures, les Allemands venant du Mont-Saint-Martin, montèrent vers Perles, suivis de très près par les Français, deux capitaines furent blessés grièvement, l'un d'eux mourut presque aussitôt sur la place et fut transporté dans l'église, l'autre fut recueilli dans une maison voisine. Vers le soir, les ennemis revinrent par la voie ferrée et occupèrent le bas du village ; les ennemis poursuivis dans les rues, remontèrent sur le plateau à travers les bois ; mais quand nos soldats arrivèrent sur la pente découverte qui avoisine la route de Soissons, une fusillade partit de la crête en jeta par terre une quarantaine. Le lendemain l'assaut fut repris, le plateau occupé vers midi puis les Anglais entrèrent à Bazoches.

A une heure( vendredi 11 ), plusieurs coups de canon se firent entendre sur ce plateau et des troupes se montrèrent entre Perles et Blanzy. Des groupes de soldats apparaissaient aussi sur le plateau du Mont-Saint-Martin, puis disparaissaient sans que l'on pût distinguer, à cause d'une épaisse brume, si c'étaient des reconnaissances françaises.

A deux heures la canonnade se rapprocha ; cette fois, autant qu'on pouvait s'en rendre compte malgré la pluie, les coups se répondaient des hauteurs de la rive droite à celles de la rive gauche. L'impression devint bientôt certitude, le canon tonnait sur Chéry, le Mont-Saint-Martin, la Bonne-Maison ; les nôtres approchaient.

A quatre heures, quatre dragons arrivèrent en éclaireurs à la Fontaine Chaudru et prirent des informations près des passants. L'un d'eux avait un cheval déferré et à demi fourbu ; M. Barbey lui donna le sien, puis ils repartirent sur la route de Reims où ils croisèrent une automobile ennemie, ils en reçurent des coups de fusil et l'un d'eux fut démonté.

La nouvelle de l'arrivée des dragons se répandit bien vite ; des groupes nombreux se formèrent, commentant le départ de l'ennemi, l'approche des Français ; examinant les hauteurs de Blanzy et de Bazoches, où quelques-uns prétendaient apercevoir des cavaliers. Tous se croyaient déjà délivrés.

Il fallut bientôt en rabattre. Une automobile montée par deux Prussiens vint demander un lit à l'ambulance du collège ; éconduits, ils remontèrent sur la place de l'Hôtel de Ville, d'où, sur les indications d'un gamin, ils se dirigèrent vers le faubourg de Vesle. A peu près en même temps, un brancardier de la Croix-Rouge, qui avait voulu retourner chez lui à Fismette, remontait effrayé ; le passage à niveau était, disait-il, occupé par l'ennemi qui l'avait fortifié avec des fils de fer barbelés et avait élevé, un peu en arrière, une barricade avec des futailles prises chez un marchand de vin du voisinage. Les habitants du quartier prétendaient, non sans exagération, qu'il y avait bien un millier de soldats descendus des hauteurs de Blanzy ou demeurés sur place depuis le matin, dans l'intention de disputer le passage et de protéger la retraite des leurs. Le bruit se répandait aussi que, durant les jours précédents, les Allemands avaient fait creuser par des prisonniers français des tranchées au-dessus de tous les talus et de toutes les crêtes qui dominent Fismes ; dans le bois de Bellevue, les premières rangées du taillis avaient été coupées à mi-hauteur et les branchages rabattus de façon à masquer l'intérieur. Et comme pour confirmer ces bruits, huit Allemands venaient, à six heures et demie, se ravitailler dans une boulangerie du Faubourg de Vesle.

Vers sept heures, le 45eme d'infanterie descendit du plateau et fut reçu, au sortir des bois de la Montée-Vieille de Paris et dans les environs du pont de l'Ardre, par une fusillade assez vive qui ne fit du reste aucune victime. Il y eut un arrêt ; puis une section se glissa dans l'obscurité vers la place de l'Hôtel de Ville et se dissimula dans l'angle des maisons Tain-Chamoin, d'où, un peu plus tard, elle vint établir près de la porte Sainte-Macre des mitrailleuses qui prenaient le faubourg en enfilade ; une autre poussa jusqu'à la sucrerie, et établit une barricade de tombereaux au travers de la route de Soissons ; des tirailleurs s'y abritèrent et tirèrent sur un groupe ennemi qui arrivait vers la ville ; un homme tomba tandis que les autres rebroussaient chemin.

Un second détachement pénétra par le Faubourg d'Épernay jusqu'à la rue Colbert ; le capitaine qui connaissait fort bien la ville, expliquait à ses lieutenants l'ordre de marche quand il fut averti par un passant, M.M., que les Allemands occupaient encore Fismette et avaient fortifié le passage à niveau. " Oui, nous savons cela, répliqua-t-il, impatienté, on nous a prévenus à la ferme là-bas. " Puis, se ravisant il retint son interlocuteur ainsi que l'appariteur M. Badreau, et leur demanda de servir de guides aux sections. La première, qui devait occuper l'extrémité ouest des promenades et l'entrée de la rue Brulé-Barbey, y descendit sous la conduite de M. Badreau par la rue des Conclusions et le raidillon des Fours ; les deux autres devaient essayer de gagner la gare, s'assurer si elle était encore occupée et en surveiller les abords. Tandis que l'une stationnait sur la place La Motte ; l'autre, guidée par M.M., traversa la rue des Comtes Thibaut, l'Avenue et après avoir constaté la présence de l'ennemi, se dissimula aux alentours. (Quelques-uns voulurent se cacher dans les cours du groupe scolaire ; malgré leur joie de revoir l'uniforme français, les infirmières ne jugèrent pas qu'il fût possible d'y consentir en raison des représailles que leur présence eût pu attirer sur l'ambulance : plusieurs infirmiers allemands s'y trouvaient encore qui auraient dénoncé le fait ; peu après cet incident, en effet, un brancardier de la Croix-Rouge, Ch. Legrand, voulant rentrer chez lui à Fismette, un de ceux-ci le conduisit à la gare, le remit à quatre soldats allemands qui lui firent traverser les bâtiments et le reconduisirent chez lui. Cf G. GIVELET : Dix jours d'occupation allemande à Fismes.)

Le capitaine avait défendu de tirer, en rappelant qu'il y aurait danger de blesser quelqu'un des camarades partis un peu plus tôt ou des chasseurs cyclistes qui devaient arriver d'un autre côté ; l'ordre faillit être violé aux dépens d'une personne qui entrouvrit une fenêtre du premier étage à l'angle de la Place La Motte et de l'Avenue ; la sentinelle placée au-dessous, énervée par la fatigue et l'appréhension du danger, leva son fusil en murmurant : " Est-ce un Boche, que je le descende ! " Il fallut l'intervention du guide et du lieutenant pour calmer le brave garçon.

A l'est, des patrouilles allemandes avaient parcouru les villages jusqu'à la nuit. Le dragon éclaireur, qui dans l'après-midi avait été démonté sur la route de Reims, avait obliqué vers le sud pour essayer de rejoindre les lignes françaises quand, en arrivant à Magneux, il se trouva en présence de quatre Allemands ; il tira sur eux et en blessa un ; atteint à son tour, il se réfugia vers Villette à travers champs et tomba au lieu-dit " Le fond des crapauds ".

Vers neuf heures, le 1er Chasseurs occupa le hameau de Villette ; un peu plus tard arrivait par la route d'Épernay le 2ème bataillon du 1er Zouaves, une compagnie s'en détacha qui, par le chemin de la Gorge d'eau, remonta au-dessus des Carrières pour aller renforcer les Chasseurs à Villette ; le reste entra dans la ville par la rue de la Fontaine Chaudru et, sitôt arrivé, établit une barricade à l'entrée du Faubourg de Reims.

Le 12 septembre, entre quatre et cinq heures, le canon français dont les batteries étaient cachées dans le petit vallon des Sources Nouvelles, sur les plateaux du Mont-Saint-Martin et de la Cense, essaya de réduire les batteries allemandes dissimulées sur les hauteurs de la rive droite de la Vesle. Celles-ci ripostaient et envoyaient aussi des obus sur le faubourg de Soissons et les Promenades où l'ennemi, des endroits élevés qu'il occupait pouvait apercevoir les troupes françaises. Fusils et mitrailleuses se mettaient aussi de la partie.

Sur la place la Motte et dans les rues abritées, les zouaves attendaient leur tour, affamés et glacés sous leurs treillis ; plusieurs personnes leur distribuèrent du pain, du vin, puis du café chaud : l'empressement à y courir produisit quelque désordre ; un officier intervint et fit reprendre les rangs : " Je vous en prie, dit-il aux distributeurs, cessez dans leur intérêt ; nous sommes sous le feu et il faut être prêt. " Le moment était assez grave en effet : les obus sifflaient au-dessus de la place, le crépitement des mitrailleuses redoublait, on appela les brancardiers pour enlever les blessés, puis le bataillon avança avec ses mitrailleuses.

Le détachement d'infanterie massé sur la place de l'Hôtel de Ville et dans les Promenades était descendu vers le passage à niveau tandis que la section cantonnée à la sucrerie suivait, à l'abri des meules, l'allée de la Mission. Le passage forcé, on contourna par les cours et les jardins voisins la barricade de futailles qui, du reste, ne tarda pas à s'écrouler sous les coups des mitrailleuses. Retardés par les tirailleurs ennemis embusqués derrière les haies, nos soldats parvinrent néanmoins sans pertes importantes jusqu'à la Vesle où il y eut un temps d'arrêt. Le pont était sous le feu des tranchées creusées sur les hauteurs et un détachement ennemi s'était barricadé dans la chapellerie ; aux fenêtres, des soldats protégés par des matelas et des sacs de laine, tiraient pour ainsi dire à bout portant sur les assaillants. Pour les en déloger, une mitrailleuse fut montée dans les greniers Guillemann, à l'angle découvert par l'explosion du pont. En outre, les Français traversant la gare essayaient de prendre la chapellerie à revers ; accueillis par une vive fusillades partie de l'usine et des buissons de la rive droite, ils se dissimulèrent dans les jardins.

Vers le même moment, les capitaines de la Rochette et de Vergnette arrivèrent au pont ; atteints tous les deux, ils tombèrent, le capitaine de la Rochette contre le parapet droit qui le protégea des coups tirés de la chapellerie, le capitaine de Vergnette, le long des bâtiments de gauche ; celui-ci reculait en se traînant sur le dos, quand des brancardiers arrivèrent pour l'enlever ; il se releva un peu et reçut au ventre une blessure que lui-même jugea très grave, car il dit aux brancardiers : " Hâtez vous et faites venir un prêtre. " Il mourut peu après son arrivée à l'ambulance. Son compagnon y fut transporté sans nouvel accident.

L'ambulance, elle-même, n'était pas sûre ; tandis que le Dr Peck procédait aux pansements, un obus traversa la salle d'opération ; quelque temps après un second venait éclater dans une salle de blessés sans faire d'autre victime qu'un Allemand qui fut atteint à la joue.

Les ennemis retranchés dans la chapellerie résistèrent jusqu'à ce que, vers une heure, l'usine, repérée par les batteries françaises eût reçu une douzaine d'obus. Ils emportèrent leurs blessés dans des couvertures et s'échappèrent par la passerelle établie au-dessus de la chute d'eau. Leur retraite était protégée par des tirailleurs abrités par les maisons et les talus en bordure de la route de Merval. Les zouaves les suivirent et gagnèrent un petit bois au-dessous de la chaussée Brunehaut. Les Allemands qui se trouvaient sur la route auraient alors, a-t-on dit, levé les bras en les voyant arriver. Les zouaves se démasquèrent et furent fauchés par une fusillade partie des crêtes. Ils se réembusquèrent et, l'ennemi s'éloigna après avoir saisi un zouave qui était allé de l'avant et à qui ils lièrent les mains. Comme il refusait de marcher et se laissait traîner tout de son long, ses gardiens ne voulant point s'attarder le percèrent à coups de baïonnette. (C'est ainsi du moins que s'expliquent le plus vraisemblablement les traces laissées sur le sol par ce zouave ligoté que, dans l'après-midi, les brancardiers trouvèrent gisant au-dessus de la scierie à peu de distance de trois cadavres allemands. Le 11ème bataillon du 1er Zouaves, capitaine Bornèque, eut 21 tués dont le sous-lieutenant de réserve Sueur et 4 sous-officiers et 52 blessés. Arrivé sur la position ennemie qui avait été défendue par environ 400 hommes du 57ème d'infanterie allemande, 7ème corps d'armée, il y trouva une quarantaine de morts et quelques blessés, dont un capitaine nommé Schultz.) L'attaque de cette pente sud de la côte de Merval (côte 182) fut menée par deux compagnies de la section des mitrailleurs du 1er bataillon du 1er Zouaves.

Vers Perles et Blanzy, l'extrémité du faubourg était fermée par une barricade défendue par l'ennemi. Un bataillon du 45ème Infanterie, capitaine Deveaux, la contourna par une ruelle et, malgré la fusillade, prit possession de la ferme Galantin. Toutes les ouvertures furent occupées ; des tranchées creusées à la hâte à droite et à gauche des bâtiments ; une mitrailleuse placée à l'angle nord-est. Le sous-lieutenant Demorieux s'était avancé de quelques mètres, et, à l'abri d'un arbre du jardin, cherchait à se rendre compte de la position des tirailleurs ennemis. En se retournant pour donner un ordre, il fut transpercé par une balle et vint tomber près de ses hommes. Les dernières batteries ayant abandonné Perles, l'assaut fut donné et la côte emportée.

Entre temps un détachement avait parcouru les maisons à la recherche des ennemis, une pauvre septuagénaire, épouvantée par la canonnade et la mitraille s'était cachée sous un matelas ; un soldat voyant remuer ce lit à demi défait et s'imaginant qu'un Prussien s'y dissimulait, y lança un coup de baïonnette : ce fut la seule victime parmi la population civile.

Vers trois heures les brancardiers militaires et ceux de la Croix-Rouge profitèrent de l'avance pour relever les blessés qu'ils rapportèrent, grelottant sous une pluie glacée, à l'ambulance du groupe scolaire et à l'hospice. Les blessés étaient déposés sur des matelas et des paillasses ; puis la literie faisant défaut, à même sur le plancher. Plusieurs moururent ce soir-là et furent directement conduits au cimetière. (Dès le premier décès de soldat français, le Comité de la Croix-Rouge avait décidé de fournir des cercueils en bois blanc pour les soldats, en chêne pour les officiers ; le service de santé qui reprit les ambulances après la Bataille de la Marne, continua cette manière d'agir. Toutefois ce jour de la bataille, le nombre de cadavres fut trop grand et un certain nombre fut enterré sans cercueil.)

Devant cet encombrement, l'administration de la Croix-Rouge avait proposé d'héberger chez les habitants le plus grand nombre de ceux qui étaient à l'ambulance depuis plusieurs jours, mais le médecin préférant les avoir tous au même endroit, on s'occupa de réorganiser du mieux possible les salles de l'école des garçons dont les Allemands avaient enlevé la literie en même temps que leurs blessés.

A Villette, les Chasseurs avaient commencé l'attaque avant cinq heures ; les premiers qui s'avancèrent sur la pente découverte furent fusillés par les Allemands retranchés dans l'usine du Rolland et se replièrent jusqu'à ce qu'ils fussent soutenus par l'artillerie. Dès les premiers obus, les ennemis reculèrent vers Baslieux. Chasseurs et zouaves pénétrèrent dans l'usine qu'ils fouillèrent sans plus trouver personne et les poursuivirent à travers bois.

Trois chasseurs avaient été tués avant d'arriver à la route de Reims, un quatrième près du chemin de fer. Les blessés furent transportés à l'école du hameau ; trois moururent dans la nuit ; les autres furent ramenés le lendemain à l'ambulance de Fismes. Quant aux morts, Mme Leroux avait offert une voiture pour les conduire au cimetière ; le major ayant fait une réponse évasive, elle n'insista pas. Les soldats du 10ème Hussards qui avaient remplacé les chasseurs, lui demandèrent une place où la tombe ne fût pas exposée à être foulée aux pieds. Elle indiqua, proche du chemin, un endroit surélevé où fut creusée une fosse commune. Les cadavres des six chasseurs, dépouillés de leurs vêtements qui avaient été brûlés, y furent déposés avec le dragon tué la veille. Le chasseur tué près de la voie ferrée fut retrouvé le 14 et enterré à côté d,eux.

Le dimanche 13, dans la matinée, deux tombereaux de cadavres allemands ramassés sur le terroir furent amenés au cimetière. Celui qui avait été tué le 11 au soir à l'extrémité du faubourg de Soissons fut , après avoir été reconnu par un major allemand prisonnier, enterré sur le bord de la route ; on mit sur la tombe une petite croix avec les initiales, le matricule et le numéro du régiment, mais les incessants passages de troupes la firent bientôt disparaître. Une fosse creusée dans les pépinières, derrière la fonderie, renfermait, selon les uns, un Allemand ; selon d'autres, le zouave qui, le 2 septembre, avait tiré sur les uhlans ; pris par les patrouilles allemandes, il aurait été immédiatement passé par les armes.

Le 12, avant la nuit, l'autorité militaire avait fait relever les noms de tous les Allemands restés dans les Ambulances afin de faire évacuer ceux qui étaient transportables. Il y avait, outre un major et cinq infirmiers, soixante et onze blessés ou malades : treize à Sainte-Macre, quarante au Groupe et dix-huit à l'hospice. Le lendemain, le capitaine de Nanteuil, faisant fonction de commandant d'armes de la place, fit emmener ceux qui pouvaient marcher ; le 14, ils prirent en chemin de fer, avec un groupe de leurs compatriotes prisonniers, la direction de Paris. Pendant ce temps, le canon tonnait sans arrêt de Reims à Soissons : la bataille de l'Aisne commençait.

 


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