LA BATAILLE DE CHARLEROI (Vue par le Général Lanrezac)

Extrait du livre :

LE PLAN DE CAMPAGNE FRANÇAIS ET LE PREMIER MOIS DE LA GUERRE

2 Août - 3 septembre 1914

Le Général Lanrezac a écrit ce livre, présenté sur ce site, à Neuilly, il la terminé le 30 juin 1916 et rectifié en janvier et en mai 1917, donc deux ans et demi seulement après les événements (et donc avant les commentaires des historiens). Il est important de noter, dès avant le début du conflit, le désaccord sur l'approche stratégique avec le général Joffre, ce désaccord est celui d'un ancien instructeur de l'Ecole Militaire reconnu pour ces compétences. Ce texte souligne le manque de réalisme du plan XVII et de la stratégie retenue par le Général Joffre et son état-major ainsi que sa lenteur à prendre conscience de l'enveloppement par la Belgique. On peut noter aussi le scepticisme et les critiques sous-jacentes à l'égard des Britanniques, le réalisme sur les armements respectifs des belligérants, la non complaisance avec ses unités engagées sur la Sambre. Ce livre a été publié en 1920 chez Payot.

 

CHAPITRE VI

 

LES 21, 22 ET 23 AOUT

 

Bataille de Charleroi.

 

Carte nécessaire : Le 1/200.000e français, la dernière édition, feuilles de Bruxelles et de Mézières.

 

OBSERVATION

 

J'appelle " Bataille de Charleroi " la bataille livrée les 21, 22 et 23 août au sud de la Sambre par la Ve armée.

 

Les bataille, livrées en même temps en Luxembourg (Par " Luxembourg ", j'entends tout le pays entre le Luxembourg et la Meuse en aval de Mézières.) par les IVe et IIIe armées étant restées anonymes, la plupart des écrivains, jusqu'ici, ont englobé sous la dénomination de " Bataille de Charleroi " l'ensemble des combats livrés du 21 au 24 août par toute l'aile gauche anglo-française, c'est-à-dire par les IIIe, IVe et Ve armées et l'armée, britannique, sur le front de 205 kilomètres qui s'étend des abords de Thionville par Arlon, Neufchâteau, Namur, Charleroi et Mons jusqu'à Condé-sur-Escaut. La défaite de Charleroi pour ces écrivains est la défaite quasi simultanée de toutes ces armées; ainsi s'expliquent les conséquences énormes qu'ils lui attribuent.

 

Divers auteurs dénomment " Bataille de la frontière " l'ensemble des batailles qui ont eu lieu, du 20 au 24 août, tout le long de la frontière, du Rhin à l'Escaut, et auxquelles ont participé nos 5 armées et l'armée anglaise.

 

Je retiendrai cette dénomination qui me parait commode.

 

Pendant les journées des 21, 22, 23, le temps est très beau il fait très chaud.

 

21 AOUT DANS LA MATINÉE

 

1° A la Ve armée : Les 3e et 10e corps serrent sur leurs avant-gardes; le 1er corps ramène vers le nord les éléments qui bordaient la Meuse au sud de Givet; la division Boutegourd se porte à hauteur de cette ville; le 18e corps marche sur Thuin que sa tête atteindra entre 12 et 13 heures ; les 2 divisions Valabrègue suivent le mouvement du 18e corps ; le corps de cavalerie reste où il était, derrière le canal de Charleroi à Bruxelles; la brigade du 3e corps qui lui est affectée comme soutien est à Nalines, dont elle ne partira pour Fontaine-l'Évêque que dans l'après-midi.

 

2° L'armée anglaise, partant de sa zone débarquement (Wassigny-Le Cateau-Cambrai) entame son mouvement vers le Nord, le 1er corps à droite, suivant la route Landrecies-Maubeuge; les têtes de colonnes ne pousseront pas beaucoup au-delà du parallèle de Maubeuge, ce qui les laissera encore à 4 à 5 lieues de la route Thuin-Mons que nos alliés doivent atteindre pour être à le place de bataille; la cavalerie ira sur la ligne Condé-Mons-Binche.

 

3° Les divisions territoriales du général d'Amade restent dispersées en cordon de douaniers de Valenciennes à Cassel, avec la prétention d'arrêter les incursions de la cavalerie allemande dans tout le pays entre l'Escaut et la mer.

 

4° L'aile gauche de l'armée de Langle (IVe) atteindra dans la journée les bois au nord de la Semoy, d'où l'on compte qu'elle, pourra déboucher entièrement le lendemain (22).

 

Devant le front de la Ve armée, notre cavalerie est partout aux prises avec la cavalerie allemande, qui déploie une grande activité. Nos cavaliers, peu à peu, sont obligés de se replier sur les avant-postes établis le long de la Sambre et le canal d Bruxelles.

 

Les Allemands, qui ont débouché du front Namur-Bruxelles, exécutent une conversion au tour de Namur, de telle sorte que leurs avant-gardes prendront successivement le contact des nôtres sur la Sambre, et en viendront aux mains d'abord avec le 10e corps vers 13 heures, puis le 3e corps et le corps Sordet entre 14 et 5 heures.

 

L'approche de l'ennemi est signalée; nos gens sont sur leur garde : il n'y aura de surprise nulle part.

 

Au 10e corps, la division Bonnier (19e), qui forme avant-garde, tient, comme on l'a dit,. les passages de la Sambre à Ham, Auvelais et Tamines, se liant à droite aux avant-postes du 1er corps qui tiennent Franières, et à gauche, à ceux du 3e corps établis à Roselies.

 

Le général Bonnier pense sans doute qu'il doit à tout prix empêcher les Allemands de franchir la Sambre; sa conduite sera réglée en conséquence.

 

Dès 13 heures, l'ennemi attaque sur Auvelais et Tamines, se bornant à masquer Ham. Grâce à l'appui de son artillerie que la nôtre ne parvient pas à contrebattre, il s'empare, d'Auvelais à 14 h. 30, et commence aussitôt à s'infiltrer au-delà. Nos fantassins, que leur canon soutient mal parce qu'il ne peut pas faire mieux en raison du site, se rétablissent sur les hauteurs au sud d'Auvelais et cherchent à empêcher les Allemands de déboucher du village. A 16 h. 30 le général Bonnier lance un régiment frais (le 70e) à la contre-attaque sur Auvelais avec ordre de reprendre la localité et de refouler l'ennemi au delà de la Sambre. Le régiment, dans un élan magnifique, atteint la lisière du village, mais ne peut y pénétrer : la préparation par l'artillerie a été presque nulle, et d'autre part l'infanterie allemande (la Garde), aussitôt maîtresse d'Auvelais, a eu soin de s'y organiser.

 

Cet échec, très coûteux, entraîne l'évacuation de Tamines, où nous avions tenu bon jusqu'alors et le repliement de toute notre ligne de combat sur les hauteurs immédiatement au sud de la Sambre.

 

Les bataillons du général Bonnier, en butte à une canonnade intense et menacés par l'infanterie adverse qui cherche à s'emparer des hauteurs, à la tombée de la nuit, se trouvent en mauvaise posture, d'autant qu'ils sont menacés d'être débordés à gauche par des fractions allemandes, qui ont (vers 17 h. 30) chassé de Roselies les détachements du 3e corps et débouché au sud de la Sambre.

 

Le général Bonnier, fort ému, semble-t-il, d'avoir eu affaire à la garde prussienne, se met en retraite assez précipitamment; évacuant Arsimont sans grande raison, il ramène tout son monde jusqu'à la crête de Cortil-Mazet. Les Allemands ne l'ont pas suivi ; ils se sont bornés à occuper la crête au sud de la Sambre, de telle sorte qu'Arsimont reste libre.

 

Le détachement (2 bataillons du 41e) posté à Ham s'y est maintenu. Les postes du 1er corps placés à Franière et Florifoux n'ont pas été inquiétés.

 

Le général Defforges a fait avancer le gros de son corps d'armée: la division Böe (20e), chargée de prolonger à gauche la division Bonnier, à la nuit close, a occupé la région Sart-Saint-Eustache-Le Roux, avec un régiment (le 2e) à Arsimont et un bataillon au bois de Falisolles ; la division Comby (37e) s'est placée en réserve entre Fosses et Mettet.

 

Du côté du 3e corps, les événements ont pris une tournure pareille.

 

La division Verrier (5e), placée à droite, gardait par ses détachements avancés Roselies, Pont-du-Loup et le Châtelet, et avait en outre un bataillon à Aiseau pour assurer sa liaison avec le 10e corps; la division, Bloch (6e), réduite à une brigade, gardait la Sambre de Charleroi à Marchiennes au Pont; la division Muteau (38e) était en réserve au sud de Gerpinnes.

 

Les Allemands, à 15 heures, ont pénétré dans le maquis de localités qui borde la Sambre au nord, puis ont attaqué Roselies et Pont-du-Loup ; ils ont échoué à Pont-du-Loup, mais, ayant réussi à enlever Roselies, ils ont envahi la rive droite, et, parait-il, poussé jusqu'aux abords d'Aiseau.

 

En somme, dans ces engagements du 21 (Ces engagements avaient eu un certain caractère de gravité, mais à cet égard, il ne faut pas exagérer comme le font nombre d'écrivains, qui représentent la situation de la Ve armée comme compromise dès le 21 août au soir.

Au 10e corps, par exemple, sur 40 bataillons, 32 à 33 étaient intacts, car la division Bonnier n'en avait pas engagé plus de 7 à 8, qui avaient perdu environ 1500 hommes.), les premiers de la campagne, les 10e et 3e corps, établis sur la défensive et avisés de l'approche de l'ennemi, ont eu le dessous malgré que cet ennemi n'ait pas engagé contre eux plus de forces qu'ils ne lui en opposaient. Je constate leur échec sans chercher à l'expliquer, car si j'en entrevois les causes (voir chapitre V), je ne connais pas assez les faits pour en discuter.

 

Au corps de cavalerie, les détachements placés sur le canal à la gauche du dispositif d'avant-postes, à Luttre et à Pont-à-Celle, entre 14 et 15 heures, en ont été chassés par de l'infanterie adverse. Le corps de cavalerie a fait face au nord à hauteur de Courcelles. En butte à une canonnade assez violente, à 18 heures, il s'est replié sur la position de Piéton-Carnières ; l'ennemi ne l'a pas suivi.

 

Le général Sordet, informé que des troupes de toutes armes avaient débouché à l'ouest de Gosselies, a jugé prudent de ramener ses divisions plus en arrière, vers Merbes-le-Château. Le mouvement commençant entre 22 et 23 heures, certaines unités n'atteindront leurs cantonnements que le 22 à 5 heures. Le repli de notre cavalerie est couvert par la brigade Hollender, arrivée à la nuit close, et qui s'est établie en arrière-garde sur la position Fontaine-l'Evêque-Anderlues-Trieu.

 

Les Allemands ont commencé l'attaque des forts nord de Namur dans l'après-midi.

 

Les comptes rendus, qui me parviennent dans la soirée, ne rapportent que les faits survenus avant 16 heures; ils m'apprennent donc simplement que les Allemands ont pris le contact immédiat de la Ve armée tout le long de la Sambre, de Namur à Thuin. Je ne sais rien des combats assez durs livrés par les 10e et 3e corps postérieurement à 16 heures, et j'ignore que l'ennemi, maître d'Auvelais, de Tamines et de Roselies, a occupé les crêtes au sud. Peu importe, du reste, car si le fait m'était connu, je n'en concevrais aucune inquiétude; car mon intention, en cas d'attaque adverse, était de me battre, non sur la Sambre, mais sur la position indiquée par mon ordre du 21 août, 8 heures, position prise à environ 2 lieues plus au sud.

 

En tout cas, la Ve armée est désormais dans l'impossibilité de prendre l'offensive ; il faut qu'elle attende l'attaque allemande qui peut commencer sur son front le 22 août à l'aube. J'ai la conviction absolue que mes corps d'armée contiendront sans peine, les 22 et 23, les corps adverses qu'ils ont en tête. D'autre part, j'estime que le groupe ennemi qui était le 20 entre Nivelle et Bruxelles, si vite qu'il marche, ne sera pas en mesure d'inquiéter sérieusement ma gauche avant le 23 après-midi; or, à cette date, les Anglais auront débouché à ma hauteur. Enfin, l'armée de Langle, le 22, aura, J'espère, gagné assez de terrain au nord de la Semoy pour attirer, sur elle les corps adverses signalés à l'est de la Meuse, entre Dinant et Marche, de telle sorte que je n'aurai plus grand chose à en craindre.

 

Le seul point noir est que les Anglais vont avoir probablement sur les bras des forces allemandes, supérieures; qu'ils pourraient par suite être contraints assez rapidement à battre en retraite, ce qui me mettrait dans l'obligation d'en faire autant au plus vite.

 

Quoi qu'il en soit, j'estime que, jusqu'au 23 août au soir, j'ai le droit de voir venir. Mes troupes sont déployées, prêtes à attaquer aussi bien qu'à se défendre : je n'ai qu'à attendre (Je donne ici ma manière de voir sur la situation générale la 21 à la nuit tombante; au lecteur d'apprécier.)

 

 

22 AOUT.

 

Établissons la situation de la Ve armée le 22 août au lever du jour.

 

Le 10e corps est déployé sur la ligne Cortil-Mazet-Sart-Saint-Eustache : la division Bonnier à droite, à cheval sur la route de Fosse à Auvelais; division Boë à gauche, avec, postes à Arsimont et au bois, de Falesolle; la division Comby en réserve entre Fosse et Mettet; les postes avancés au contact de ceux des Allemands (la Garde) établis sur le dos de terrain au sud de la Sambre; le détachement placé à Ham-sur-Sambre y est toujours.

 

Le 1er corps, qui attend la division Boutegourd, ne sera rejoint par elle que dans l'après-midi; par suite, le gros du corps d'armée ne sera disponible qu'assez tard; une brigade occupe Sart-Saint-Laurent, ses avant-postes sur la Sambre, de Franière à Floriffoux.

 

Au 3e corps, la division Verrier, placée à l'aile droite, a eu la malencontreuse idée de reprendre Roselies par une attaque de nuit (Cette attaque de nuit était blâmable sans réserve, car aucune des conditions indispensables dans une opération aussi hasardeuse n'était réalisée.

D'après un compte rendu verbal que me fit le général Sauret, le 27 août 1914, à Marles, il paraît que des fractions de la 5° division étant restées encerclées dans la zone envahie par les Allemands le 21 au soir, le général Verrier avait demandé l'autorisation de les dégager par une attaque de nuit. Le général Sauret avait d'abord refusé en objectant mon interdiction " d'aller dans les fonds de la Sambre "; sur les instances du général Verrier, disant " que l'honneur militaire ne permettait pas d'abandonner ainsi des camarades ", il avait fini par autoriser l'attaque, en spécifiant qu'on n'y engagerait pas au delà de trois bataillons; malheureusement, l'affaire une fois commencée, on s'était trouvé entraîné à faire intervenir sept à huit bataillons, sans résultat d'ailleurs.); elle a échoué dans cette entreprise où elle s'est usée aux trois quarts de telle sorte, qu'au jour, elle était dans un grand désordre. Cependant elle s'est reformée et poursuit son action sur Roselies. Le 18e corps n'a pas bougé; il tient Thuin, Ghozée, Marbaix et Ham-sur-Heure; sa cavalerie surveille les passages de la Sambre entre Thuin et Marchiennes-au-Pont.

 

On a vu que le corps Sordet, au milieu de la nuit, avait rétrogradé vers Merbes-le-Château sous la protection de la brigade d'infanterie Hollender, laissée en arrière-garde sur la ligne Fontaine l'Évêque-Anderlues-Trieu.

 

Le 22 au matin, la bataille s'engage sur tout le front de la Ve armée; la situation prend assez vite une tournure défavorable pour nous.

 

Voyons d'abord ce qui se passe à l'aile droite.

 

Au 10e corps, les troupes, qui répugnaient à la défensive et attendaient avec, impatience l'ordre de se porter en avant, ont jugé inutile d'organiser leurs positions; les quelques travaux exécutés se sont réduits à de purs simulacres.

 

A 6 heures, la division Boë, partant du front Le Roux-Sart-Saint-Eustache, se lance à l'attaque vers le nord, prenant sa direction générale entre le bois de Falisolles et Arsimont sur Tamines. Le brouillard qui n'est pas encore dissipé dans les fonds de la Sambre et la configuration des lieux rendaient déjà la tâche de l'artillerie très difficile; la précipitation de l'infanterie la rend plus difficile encore, de telle sorte que nos batteries ne peuvent intervenir efficacement sur les rares points où cela serait possible.

 

On avait dit et répété sur tous les tons à nos officiers, qu'à la condition d'attaquer à fond et sans tergiverser, ils trouveraient le plus souvent l'ennemi en train de se former, qu'ils le surprendraient et en auraient ainsi facilement raison ; or, ils trouvent les Allemands les attendant de pied ferme, l'infanterie établie sur de solides points d'appui que flanquent des mitrailleuses en grand nombre, l'artillerie intervenant avec une efficacité encore appréciable grâce à la souplesse de ses méthodes de tir et à l'abondance de ses munitions.

 

Nos fantassins ne se laissent pas arrêter par les projectiles de l'artillerie adverse; ils courent à l'infanterie; mais soudain ils sont criblés de feux de mitrailleuses et de mousqueterie, partant à courte distance et qui jettent à terre en un instant la plupart des chefs et des meilleurs soldats. Rebutés, les nôtres reculent, mais font face presque aussitôt à l'adversaire et parviennent à le contenir.

 

Entre 8 et 9 heures, la division Bonnier attaque à son tour à l'est d'Arsimont, mais elle se trouve arrêtée au débouché. Tout se passe de ce côté comme il a été dit pour la division Boë.

 

Les bataillons du 10e corps, vers 1l heures, entament un mouvement rétrograde en combattant de position en position.

 

A leur gauche, la division Verrier (du 3e corps), qui avait lâché prise devant Roselies à 9 heures, recule vers la ligne Binche-Bouffioux-Chamborgneau.

 

Le général Defforges lance successivement deux régiments de la division Comby à la contre-attaque par Fosse vers Arsimont, sans autre résultat que de ralentir un peu les progrès de l'adversaire.

 

Celui-ci nous croit sans doute dissociés, car il entreprend d'attaquer sur divers points dans des formations assez compactes. Dès que son infanterie apparaît en terrain découvert, nos batteries ont vite fait de lui infliger la leçon que mérite son imprudence; elle se le tient pour dit et dès lors ne montre plus que des lignes de tirailleurs qui se terrent et laissent agir leur artillerie.

 

Les projectiles des obusiers de 15 centimètres allemands, les " Marmites ", comme les appellent nos soldats, causent à ceux-ci une impression profonde; pour eux, l'ennemi a en quantité des pièces de gros calibre, tirant de si loin que les nôtres ne peuvent les atteindre. La vue des nombreux avions adverses, qui viennent à chaque instant les repérer, les exaspèrent.

 

Je m'étais transporté à mon poste de commandement, Florennes, et m'y suis rencontré avec le général Defforges qui venait me rendre compte des événements survenus depuis le matin. Comme je lui adressais le reproche d'avoir contrevenu à mes ordres formels en laissant ses troupes s'aventurer dans les fonds de la Sambre., il s'est excusé en disant " que la division Boë lui avait échappé ".

 

J'ai constaté que, malgré tout, l'ordre règne au 10e corps.

 

De repli en repli, le corps d'armée, vers 16 heures., se trouve ramené à cette position de Fosse-Vitrival-Le Roux-Sart Saint Eustache dont mon ordre du 21 août matin lui assignait la garde. Malheureusement les troupes sont épuisées, et d'autre part, rien de sérieux n'a été fait pour mettre la position en état de défense. Le 10e corps doit continuer à reculer; à 19 heures, il s'arrête enfin : la droite sur les hauteurs au sud de Fosse et de Vitrival, se liant à l'est avec la brigade du 1er corps qui occupe Sart-Saint-Laurent; la gauche sur la ligne devant les Bois Gougnies qu'elle quittera à la nuit close pour se replier sur Scry devant Mettet et Biesmes (Pourquoi un tel recul de nuit !).

 

Le 10e corps, qui ne compte pas moins de 40 bataillons, a été engagé sur un front de 6 kilomètres avec, ses flancs appuyés; il était déployé à courte distance de l'ennemi lorsque le combat a commencé; malgré ces conditions favorables, et bien que les Allemands n'aient pas engagé contre lui des forces supérieures, à la nuit close, il est dans un état d'usure assez grand, du moins l'infanterie, car l'artillerie est presque intacte. L'épuisement de l'infanterie vient surtout de ce que, dès le matin, elle s'est abandonnée dans des attaques exécutées sans précautions suffisantes et sans appui efficace d'artillerie contre un ennemi posté.

 

À l'aile gauche

 

Le 3e corps, qui avait un secteur de défense couvert et compartimenté à l'extrême, devait y étendre son action sur un front de 12 kilomètres. Sa tâche était assurément très difficile, mais le général Sauret, qui disposait de 34 bataillons, dont 4 de réservistes, et de 36 batteries (abstraction faite de la brigade Hollender détachée avec le corps de cavalerie), était en mesure de s'en tirer à son avantage à la condition toutefois de pratiquer une défensive organisée avec le plus grand soin. Or, le 3e corps avait encore moins travaillé à se fortifier que le 10e; de plus, il s'est mal à propos dépensé en attaques fort imprudentes pour ne pas dire plus.

 

Ainsi qu'il a été dit en parlant du 10e corps, la division Verrier, assez mal remise de son attaque de nuit sur Roselies, au jour, a repris son action contre le village sans parvenir à dépasser les premières maisons. Entre 8 et 9 heures, elle a lâché prise et entraîné dans son recul les fractions de la 6e division qui combattaient à sa gauche. Toute la ligne de combat du 3e corps se replie sur les hauteurs qui dominent immédiatement la Sambre, de Presles par Binche et Bouffioux à Mont-sur-Marchienne.

 

Vers 10 heures, de l'infanterie allemande (10e de réserve), sortie du Châtelet et appuyée par une nombreuse artillerie parvient à prendre pied aux abords de Bouffioux; la division Verrier tente en vain de refouler l'assaillant par de vigoureuses attaques partielles.

 

A ce moment, le général Sauret porte la brigade Schwartz de la division Muteau à la contre-attaque du nord-est de Gerpinnes vers le Châtelet, avec ordre de s'emparer du bourg et de refouler les Allemands au nord de la Sambre. La brigade, accompagnée de diverses fractions de la division Verrier, atteint la lisière sud du Châtelet, mais ne peut triompher de la résistance des bataillons adverses qui s'y sont retranchés. Menacée d'être débordée à droite et à gauche, elle, bat en retraite entre 15 et 16 heures (Les actions menées par le 3° corps sont tellement confuses qu'il faut se contenter pour le moment d'une esquisse très sommaire. Je me bornerai à reproduire le récit que m'a fait à moi-même le général Schwartz au sujet des opérations de sa brigade.

" A 40 heures, m'a-t-il dit, le général Sauret lui-même, me donne par téléphone l'ordre d'attaquer immédiatement à fond sur le Châtelet pour reprendre la localité et refouler les Allemands au-delà de la Sambre. Aussitôt l'ordre reçu, je cherche, sans succès, hélas ! où peuvent se trouver les unités du 3e corps que je vais soutenir. M'étant mis en relation avec le commandant de l'artillerie chargée de m'appuyer, je lui demande ce qu'il peut faire. Il me répond :

" Je ne puis contrebattre l'artillerie allemande, car j'ignore totalement où elle est et n'ai aucune chance de la découvrir ; d'autre part, dans le fouillis de couverts où votre brigade va s'engager, je n'aperçois pas un objectif d'infanterie. Cependant, si vous le désirez, je ferai tirer mes canons quand même pour faire du bruit. "

" Je réplique aussitôt que ma troupe est assez courageuse pour n'avoir pas besoin qu'on use pour elle d'un pareil procédé.

" Mes bataillons, ayant pris leur formation de combat, marchent résolument vers le Châtelet, et ne tardent pas à se trouver en butte à un feu d'artillerie des plus intenses; ils vont quand même et emportent les premières maisons du bourg, mais, malgré les plus vigoureux efforts, ne parviennent point à déloger de la localité l'infanterie adverse (10e corps) qui s'y est retranchée.

" Sur ma route, je n'ai trouvé que de très faibles fractions de notre 3e corps dont quelques-unes m'ont suivi; le champ de bataille m'a paru vide ou à peu près.

" Vers 14 heures, menacé d'être débordé à droite et à gauche, je mets ma brigade en retraite, et recule en marquant des temps d'arrêt partout où le terrain le permet. A la tombée de la nuit, ayant dépassé des avant-postes fournis par le 3e corps, je rassemble mes gens près de Gerpinnes et rallie ma division.

" J'ai perdu plus du tiers, de mon effectif en tués, blessés ou disparus ".

Je n'insisterai pas sur le fait relaté ci-dessus qui porte en lui-même une morale assez évidente.),

 

Le 3e corps, que l'ennemi ne poursuit pas heureusement, se dégage tant bien que mal et va se reformer sur la ligne Gerpinnes-Tarsienne-Nalines, c'est-à-dire sur la ligne même que mon ordre du 21 août matin lui prescrivait de tenir; tous les rapports s'accordent à dire qu'on ne peut plus rien en attendre de vigoureux avant de l'avoir rallié.

 

Le 18e corps a été à peine menacé sur son front et a pu conserver sans peine ses points d'appui de Thuin à Ham-sur-Heure.

 

La brigade Hollender, attaquée sur Anderlues à partir de 9 heures, a pu rompre le combat et se replier par Thuin sur la rive droite de la Sambre où elle a été recueillie par le 18e corps.

 

Le général de Mas Latrie, qui a le sentiment que les Allemands cherchent à déborder sa gauche, en a conçu de l'inquiétude; cela s'explique.

 

A 19 heures, sur un ordre de l'armée, il a porté une brigade (la 69e) de la division Excelmans sur Nalines pour y être à la disposition du 3e corps, et garde en échange la brigade Hollender de ce corps d'armée.

 

Le corps de cavalerie, alerté vers 14 heures, a rectifié ses positions autour de Merbes.

 

Les divisions Valabrègue ont atteint la région de Solre-le-Château.

 

Chez les Anglais, on a poursuivi le mouvement vers le nord : le gros du corps de cavalerie, une brigade d'infanterie arrivée en renfort (la 19e) et le 2e corps ont bordé le canal de Charleroi à Mons, la gauche à Condé-sur-Escaut, le centre à Mons, la droite à Obourg et Villers devant Ghislain; le 1er corps s'est placé en arrière à droite du e; une brigade de cavalerie est restée au sud-ouest de Binche. Telles sont les positions occupées le 22 au soir par nos alliés.

 

La manœuvre débordante allemande a mis l'armée britannique dans l'obligation d'appuyer vers Mons, alors que le corps Sordet et la brigade Hollender reculaient vers la Sambre; de telle sorte qu'il y a entre les Anglais et la Ve armée un trou d'une dizaine de kilomètres, surveillé tant bien que mal par une brigade de cavalerie anglaise et par les patrouilles du corps Sordet.

 

J'ai renoncé à établir une liaison directe avec les Anglais, par Binche, puisque l'insuffisance des moyens (Et une autre raison encore : la difficulté d'assurer l'accord entre les Anglais et les Français des alliés qui ne parlaient pas la même langue et avaient une mentalité différente.) disponibles ne me permettait pas de la rendre efficace; je me suis contenté de la liaison indirecte, par Maubeuge.

 

Le corps de cavalerie Sordet est chargé de garder la Sambre entre la place et la gauche de la Ve armée; il sera relevé par les divisions Valabrègue, dès quelles seront arrivées, le 23 dans l'après-midi.

 

On observera que le corps Sordet est si fatigué qu'il est incapable de remplir une mission. plus active (Ne pas oublier qu'il a fait mouvement au cours de la nuit du 21 au 22). J'espère que, le 23 au soir, il sera assez dispos pour se mettre en route afin de passer à la gauche des Anglais, comme l'a prescrit le général en chef.

 

Les commandants des 10e et 3e corps déclarent à l'envi qu'ils ont eu sur les bras des forces adverses très supérieures. En fait, on n'a identifié que trois corps actifs : la Garde, le 10e et le 7e placés dans cet ordre de l'est à l'ouest, et quelques fractions des Corps d'Ersatz correspondants.

 

Ma conviction est que l'ennemi, qui avait peut être à portée des forces considérables, n'en a pas mis en ligne plus que nous. S'il a pris l'avantage, c'est que partout nous avons agi avec maladresse.

 

D'abord, les 10e et 3e corps ont contrevenu à mes intentions en allant courir l'aventure dans les fonds de la Sambre; dans ce dédale de localités, notre infanterie, sans expérience, peu ou point appuyée par son canon, n'avait aucune chance de réussir des attaques contre les Allemands, mieux encadrés et plus disciplinés, sachant faire un emploi habile du terrain pour une défensive momentanée, où leurs mitrailleuses allaient intervenir avec une puissance meurtrière effrayante.

 

D'un autre côté, aux 3e et 10e corps, nos troupes, qui avaient pourtant l'ordre de rester sur la défensive, ont commis l'abominable négligence de ne point se retrancher sérieusement, de telle sorte qu'elles n'ont pu limiter la portée des contre-attaques allemandes.

 

Des fautes d'exécution multiples et graves ont été commises, mais comment s'en étonner lorsqu'on sait que les chefs de tout rang n'avaient acquis en temps de paix aucune pratique sérieuse de leur métier, et qu'ils ont eu en quelque sorte à faire l'apprentissage de leur commandement le premier jour où ils ont eu l'ennemi à combattre, dans les conditions les plus difficiles qu'on puisse imaginer, Il est évident qu'une tactique de combat plus prudente, laissant davantage aux chefs le temps de réfléchir et de combiner, eût mieux valu pour des officiers intelligents autant que braves, et que les premières leçons de la guerre auraient instruits rapidement.

 

Enfin, si la plupart des unités ont montré, un grand courage, quelques-unes ont eu des défaillances abominables qu'on aurait évitées avec un encadrement plus solide et, surtout, une discipline plus forte.

 

La situation de la Ve armée, le 22 août au soir, m'apparaît dans toute sa gravité; il n'y a pourtant aucune raison de désespérer. Les 10e et 3e corps ont été éprouvés, mais s'ils ont reçu de rudes coups, ils en ont porté d'aussi rudes à l'ennemi; ramenés dans une région plus ouverte, où leur artillerie, qui est intacte, pourra agir avec une efficacité réelle, ils se rallieront et seront bientôt, on peut l'espérer, en état d'attaquer à leur tour. De plus le 1er corps, qui n'a pas combattu, est maintenant disponible en entier à l'aile droite; le 18e corps, à gauche, est intact, et les division Valabrègue sont à portée de le soutenir;. enfin les Anglais arrivent à la rescousse et vont, j'y compte, couvrir le flanc, du 18e corps.

 

J'ai la conviction que je prendrai l'avantage, mais un avantage limité dans ses conséquences, car dans un pareil terrain, une contre-attaque, si énergique qu'elle soit et lancée au bon moment sur un point bien choisi, ne fera pas une brèche assez grande dans l'ordre de bataille ennemi pour désorganiser.

 

Les Allemands, j'ai pu le constater, conduisent leur mouvement offensif contre la Ve armée avec méthode, en progressant de point d'appui en point appui. Notre contre-attaque refoulera bien leur première ligne, mais sera arrêtée de suite par les fractions placées en repli sur des positions aménagées.

 

Les corps allemands opposés à la Ve armée s'inquiéteraient probablement assez peu d'un échec partiel de portée limitée; en effet, je n'ai plus le moindre doute sur les conditions dans lesquelles s'effectue la manœuvre adverse à l'ouest de la Meuse. Ma conviction est que les corps que la Ve armée a en tète et qui forment l'armée de von Bülow comme on le saura bientôt, ont pour rôle de la maintenir, la décision étant confiée à une armée d'aile droite (armée de von Kluck),fortement constituée qui s'avance, à grands pas contre les Anglais qu'elle va menacer de front, .en même temps qu'elle les débordera sur leur gauche. Or, il n'y a pas à espérer que l'armée britannique puisse " tenir le coup " longtemps : elle devra demander son salut à une prompte retraite; la Ve armée, débordée sur sa gauche, se trouvera en danger de périr si elle s'attarde au sud de la Sambre.

 

L'armée anglaise a une valeur que je ne méconnais pas : son infanterie, composée d'hommes vigoureux et bien dressés avec des cadres de premier ordre, sera à la hauteur de sa réputation, mais, pour diverses raisons, je ne crois pas qu'elle puisse tenir contre des forces très supérieures.

 

23 AOUT.

 

Rappelons la situation de la Ve armée le 23 août au début de la journée.

 

Au 1er corps, la division Gallet est échelonnée de Sart-Saint-Laurent à Lesves; le gros du corps d'armée achève de se rassembler entre Ermeton-sur-Biert et Anthée ; trois bataillons de la brigade Mangin sont détachés à Namur.

 

La division Boutegourd borde la Meuse, d'Yvoir à Hermeton; tous les passages ont été détruits, à l'exception des ponts de Dinant et d'Hastières conservés je ne sais pourquoi, et que l'on détruira seulement à l'approche de l'ennemi.

 

Le 10e corps a sa droite sur les hauteurs au sud de Fosse et de Vitrival et sa gauche à Scry, devant Mettet et Biesmes.

 

Le 3e corps, renforcé de, la 69e brigade (18e corps), est déployé sur la ligne Gerpinnes-Nalines Claquedent.

 

Au 4e corps, la division Jeannic occupe le front Ham sur Heure-Thuin, la division Excelmans, réduite à la 70e brigade, est en réserve près Montignies-Saint Christophe, la brigade Hollender est dans son voisinage.

 

Le corps de cavalerie est groupé au sud de la Sambre, entre la rivière et Cousolre, faisant tenir les passages entre la gauche du 18e corps et Maubeuge.

 

Les divisions Valabrègue sont à hauteur de Solre-le-Château.

 

Le Q. G. de la Ve armée est toujours à Chimay.

 

Les ordres donnés la veille au soir pour le 23 résument ainsi :

 

Les 10e, 3e et 18e corps tiendront ferme sur leurs positions;

 

Le 1er corps se formera à la droite du 10e pour attaquer en flanc, si possible, le groupe ennemi qui agit contre ce corps d'armée; les divisions Valabrègue se porteront au nord de Cousolre et relèveront le corps de cavalerie à la garde de la Sambre entre Solre et Maubeuge.

 

Le corps de cavalerie, dès l'arrivée des divisions Valabrègue, appuiera sur Maubeuge afin de pouvoir gagner la gauche de l'armée britannique en passant derrière elle.

 

La bataille reprend sur tout le front de la Ve armée à 7 heures seulement.

 

Mon poste de commandement est à Philippeville. Les Allemands, qui se sont ébranlés tard, agissent avec circonspection; presque partout (et il en sera de même toute la journée) leur infanterie se terre, tandis que l'artillerie donne à son tir une intensité plus grande encore que la veille, semble-t-il : il pleut littéralement des " marmites ".

 

L'artillerie de nos corps d'armée, et notre artillerie lourde d'armée, répartie entre les 10e et 3e corps, contiennent l'infanterie adverse, mais sont toujours impuissantes à contrecarrer sérieusement l'artillerie, dont les lueurs mêmes sont invisibles.

 

La bataille se divise en deux phases à peu près distinctes, la première du lever du jour à 16 heures, et la seconde de 16 heures à la nuit.

 

Première phase.

 

Aile droite

 

Au 10e corps, la droite recule et se reforme entre Scry devant Mettet et Saint-Gérard; la gauche 'qui n'est pas encore engagée demeure à Scry et à Biesmes.

 

Le 1er corps effectue son déploiement sur les hauteurs de Saint-Gérard, sa droite à Sart-Saint-Laurent.

 

Le groupe allemand établi à l'est de la Meuse, que l'on évalue à 2 corps d'armée environ, dès le matin a occupé Dinant (rive droite) et en même temps porté du monde à tous les passages de la rivière jusqu'à Yvoir en aval et Hermeton en amont; la fusillade et la canonnade, très intermittentes, se sont engagées d'un bord à l'autre; personne dans le camp français n'y prend garde, car on pense qu'il. s'agit de simples démonstrations.

 

Le 1er Corps est en place vers midi et se trouve alors disposé sur le flanc de la gauche allemande (la Garde) qui, à ce moment même attaque assez vivement le 10e corps. Il ne semble pas que l'ennemi se doute du péril auquel sa gauche est exposée.

 

Le général Franchet d'Esperey, prompt à saisir occasion, décide d'attaquer; son artillerie prépare le mouvement par un feu intense. Les Allemands, qui ont senti le danger, s'arrêtent et prennent leurs dispositions pour faire face au corps. Celui-ci allait déboucher (13 heures), quand soudain le général d'Esperey l'arrête . Il vient d'être avisé que les bataillons de réservistes de la division Boutegourd, postés le long de la Meuse en amont de Dinant, ont laissé les Allemands (des Saxons) franchir la rivière ; qu'ils se sont repliés en désordre suivis de l'ennemi, dont un détachement a occupé Onhaye sur le plateau derrière, la droite de la Ve armée. Le général d'Espérey, anxieux (on le. serait à moins), arrête l'offensive de son corps d'armée, et retire du front gros de la division Deligny qu'il dirige sur Anthée, et une brigade qu'il porte sur Dinant. Comme je le dirai plus loin, en agissant ainsi, il ne fait que devancer mes ordres.

 

Les Allemands, rassurés par notre inaction, prennent leur attaque contre le 10e corps, assez mollement du reste : leur artillerie se dépense sans compter, faisant tomber une véritable pluie d'obus de tous calibres sur la zone occupée par nos troupes, mais l'infanterie n'engage que des lignes de tirailleurs qui progressent par infiltration, se bornant en somme à prendre, possession des points que nous abandonnons sous la protection de l'artillerie.

 

La partie du 1er corps restée à Saint-Gérard le 10e corps résistent énergiquement : les fantassins font bonne contenance malgré que leur énervement soit manifeste; nos batteries les soutiennent activement, contenant l'infanterie adverse mais toujours à peu près impuissantes contre artillerie.

 

Quoi qu'il en soit, notre aile droite conserve presque tout son terrain et reste en liaison avec Namur.

 

Aile gauche

 

Sur le front du 3e corps, rien de grave jusqu'à 16 heures; l'ennemi ne sort pas de la zone boisé qui s'étend de nos positions à la Sambre.

 

Au 18e corps, la division Jeannic s'est maintenue sans peine de Thuin à Ham, les fraction, établies sur la Sambre à Lobbes et Fontaine-Valmont, à partir de 11 heures, ont eu à subir une violente attaque; les Allemands (7e corps se sont emparés du pont de Lobbes, mais tenté en vain de pénétrer sur la rive droite.

 

Au corps de cavalerie, rien d'important, ce qui s'explique, puisque la droite de l'armée britannique a débouché de Maubeuge et dépassé la route de Solre-sur-Sambre à Mons. A mentionner seulement que les batteries à cheval de deux divisions, placées au sud de Solre, ont eu l'occasion d'intervenir contre des fractions adverses qui attaquaient le détachement du 18e corps posté à Fontaine-Valmont.

 

Rejoint par les divisions Valabrègue entre 15 et 17 heures, le général Sordet mettra ses escadrons en marche sur Maubeuge. En cours de route, avisé par le gouverneur, général Fournier, que les Anglais reculent sur Maubeuge, et que, par conséquent, le corps de cavalerie ne pourra pas y passer, le général Sordet fera obliquer ses colonnes sur Beaufort.

 

Sur tous les derrières de l'armée, on a le spectacle affreux des populations belges du Borinage qui fuient éperdues devant l'invasion allemande; des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, menant avec eux des véhicules de toute sorte, la brouette à l'immense fourragère attelée à quatre bœufs, couvrent les routes, barrant la circulation à tous les défilés.

 

J'avais de bonne heure gagné mon poste de commandement à Philippeville.

 

Les comptes rendus reçus des corps d'armée, jusqu'à 13 heures, ont été plutôt rassurants. Le peu de mordant des Allemands m'a confirmé dans l'opinion que l'armée que j'ai en tête (armée von Bülow) veut avant tout me maintenir, pendant qu'une autre armée attaquera les Anglais. La circonspection que déploie l'ennemi ne laisse pas grand espoir qu'une contre-attaque puisse mordre à fond sur lui. Cependant la situation devant mon aile droite me paraissant favorable, je suis sur le point de donner aux généraux Defforges et d'Espérey l'ordre d'attaquer, lorsque me parviennent les nouvelles suivantes

 

1° L'armée, de Langle (IVe), mise en péril la veille, 22, à la sortie nord des forêts de la Semoy se replie sur la Meuse.

 

2° Une fraction de troupes saxonnes a surpris passage de la Meuse au sud de Dinant, bousculé les. bataillons du général Boutegourd et occupé Onhaye sur le plateau derrière la droite du 1er corps.

 

3° L'armée de droite allemande (von Kluck), rabattant de Bruxelles sur Mons, à marches forcées, va arriver en présence de l'armée britannique qu'elle semble vouloir attaquer à la fois son front et sur son flanc gauche.

 

L'incident d'Onhaye me cause, je l'avoue, une émotion très vive. Que peut être cette fraction ennemie qui vient d'apparaître derrière mon aile droite? Il ne m'est point permis d'attendre d'être plus complètement renseigné à cet égard pour prendre un parti; étant données d'une part la retraite de l'armée de Langle, et d'autre part la présence certaine à l'est de Dinant d'un groupe adverse évalué à 2 corps d'armée environ, je crois, je dois croire, que la fraction en question est une avant-garde qui va être renforcée si on ne la jette pas promptement à la Meuse. La première chose à faire est donc de soutenir fortement la division Boutegourd; j'en envoie l'ordre au général d'Espérey : on a vu qu'il avait devancé mes intentions. Je rentre à mon Q. G. de Chimay pour être, à même de recevoir plus tôt des nouvelles et aussi es instructions du général Joffre, s'il juge utile de m'en adresser.

 

Deuxième phase.

 

A partir de 16 heures, la situation se gâte à l'aile gauche.

 

Au 3e corps, une attaque allemande qui débouche à l'improviste par le vallon de l'Heure surprend la division de gauche qui se retire en hâte. Tout le corps d'armée suit le mouvement rétrograde pour aller se rétablir sur la position de Chastres-Morialme; l'artillerie trouve là d'excellents emplacements d'où elle protège la retraite de l'infanterie. Cependant les troupes du général Sauret sont dans un tel état de confusion qu'on peut croire un moment qu'elles ne s'arrêteront pas à Chastres, malgré que les Allemands ne se montrent pas très pressants ; elles y parviennent néanmoins tant bien que mal (21 heures).

 

Au 18e corps, la droite (division Jannic), après une lutte opiniâtre, avait perdu Ghozée, mais était restée maîtresse de Thuin et de Marbaix; la retraite du 3e corps ayant découvert sa droite, à 19 heures, elle doit reporter sa ligne de combat sur le ruisseau qui coule de Thuillies à Thuin. La gauche du corps d'armée (brigade Hollender et70e brigade) a contenu victorieusement toutes les tentatives des Allemands pour passer la Sambre, de Lobbes à la Buissière.

 

Le général Valabrègue, entre 17 et 18 heures, sur une demande de secours du général de Mas Latrie, a fait appuyer le gros de ses forces sur Bousignies et Thirimont.

 

Aile droite.

 

Le 10e corps, après 16 heures, avait encore reculé, mais très peu; à la nuit, il tient la ligne Graux-Mettet-Wagnée au nord de la route Bioul à Morialme.

 

Au 1er corps, la fraction laissée à Saint-Gérard s'y est maintenue; celle envoyée au soutien de 1a division Boutegourd parvient à destination sans incident après la tombée de la nuit.

 

Les bataillons de la droite du général Boutegourd se sont ralliés vaille que vaille à Anthée, Weilen et Chestravin ferme, et observent de là les sorties d'Onhaye que l'ennemi n'a pas dépassé.

 

Le parti allemand venu là se dérobera pendant la nuit; il était, parait-il (je ne suis pas encore fixé à cet égard), moins fort qu'on ne l'avait cru.

 

Les renseignements qui me parviennent à Chimay à la fin de la journée me convainquent bien vite de la nécessité de battre en retraite dans le plus bref délai.

 

D'abord, j'ai confirmation de l'échec de la IVe armée, qui, depuis le matin, rétrograde vers a Meuse, sa gauche se retirant sur Mézières, de elle sorte que la droite de la Ve armée est entièrement découverte. Sans doute, le fleuve est gardé de Givet à Mézières, mais seulement par quelques bataillons de réservistes; or, ce qui s'est passé à Hastières dans la journée ne m'encourage pas à faire confiance à ces unités.

 

L'officier envoyé en liaison à Namur, le comandant Duruy, me rejoint et rend compte que les Allemands ont enlevé les forts du nord et occupé la ville. La garnison a pu s'échapper (la cavalerie et l'artillerie ont une attitude convenable, mais l'infanterie n'est rien moins qu'en ordre). Ces troupes belges, inutilisables pour le moment du moins, encombrent notre droite déjà si embarrassée par les milliers de fuyards de la population civile. Je charge le commandant Duruy de se rendre immédiatement près des Belges et de les remettre en route dans la nuit même pour Rocroi, d'où, d'où, après un court repos, ils continueront sur Laon pour y recevoir telle destination que le G. Q. G. jugera convenable.

 

On annonce que l'armée anglaise s'est arrêtée, et l'on peut prévoir qu'elle va être obligée de rétrograder, car le groupe allemand qui opère contre elle est plus fort qu'on ne le croyait:

 

" Le G. Q. G. a fait connaître au maréchal French qu'il a devant lui de 3 à 4 corps d'armée avec une cavalerie nombreuse. "

 

Cette nouvelle a jeté l'alarme dans le camp britannique où l'on s'imaginait n'avoir rien de sérieux à craindre de quelque temps. (Voir le Rapport du maréchal French.)

 

En ce qui concerne l'état de la Ve armée, je suis assez tranquille pour les 1er et 10e corps, malgré l'incident d'Onhaye, qui sera, j'en suis sûr; promptement réparé; par contre, la situation des 3e et 18e corps me paraît alarmante.

 

Le général de Mas Latrie, déçu dans son espoir que les Anglais arriveraient à sa hauteur assez à,. temps pour couvrir sa gauche, et troublé par les nouvelles qu'il a du 3e corps, m'envoie des rapports pessimistes:

 

Le 18e corps peut encore "se défendre, mais non attaquer. "

 

Pour le 3e corps, je pourrais le croire en bonne posture, attendu que le général Sauret m'écrit : " Que ses troupes ralliées sur les positions que je lui ai assignées sont prêtes à prendre l'offensive ", mais ma satisfaction est de courte durée, car l'officier de mon état-major, qui était allé en liaison avec le 3e corps, me rend compte " qu'il y règne un grand désordre, et que, sur la simple menace d'une attaque allemande à la tombée de la nuit, la gauche a abandonné ses positions précipitamment".

 

Malgré que la situation exigerait une prompte intervention du commandant en chef, rien n'est venu du G. Q.G. Je suis en proie à une inquiétude extrême. On ne dira pas que mes craintes sont vaines; en effet, si grand que me paraisse, le danger, il l'est davantage encore, car partout l'ennemi est plus nombreux que je ne le crois.

 

Charleroi n'est pas loin de Sedan; de Sedan où, 44 ans auparavant, précisément à la même poque, la dernière armée française qui tint encore la campagne fut cernée par les Allemands et contrainte de capituler : abominable désastre qui rendit notre défaite irréparable; quel souvenir §

 

Fuir n'est pas un acte glorieux; mais agir autrement, ce serait vouer mon armée à une destruction totale, qui rendrait irréparable la défaite générale subie à ce moment par les armes françaises sur tout le front, des Vosges à l'Escaut.

 

Quelques officiers de mon état-major (Je vise ici seulement quelques rares officiers qui faisaient partie des 1er et 2e bureaux de mon état-major. Celui-ci se composait en presque totalité d'officiers, remarquables sous le double rapport de l'intelligence et du savoir, et qui montrèrent toujours un zèle inlassable et une correction parfaite. Je rendrai un hommage particulier au général Hély d'Oissel, chef d'état-major, au lieutenant-colonel Daydrein, sous-chef, et au capitaine Besson, mon officier d'ordonnance, qui étaient tous trois des hommes d'une valeur exceptionnelle.), loin de reconnaître ma clairvoyance, me taxent de pusillanimité; pour eux, je ne suis " qu'un " catastrophard " dont il faut se débarrasser au plus vite ".

 

La retraite immédiate s'impose je prends le parti de l'ordonner, quoique convaincu que Joffre ne m'approuvera pas :

 

" La Ve armée, en marche avant le jour, le 24, se repliera sur la ligne générale Givet-Philippeville-Beaumont-Maubeuge ".

 

Je rends compte au G. Q. G., en lui demandant de m'indiquer la direction de retraite à suivre. Le lendemain, 24, vers 9 heures, je recevrai l'ordre dé " manœuvrer en retraite en m'appuyant sur Maubeuge à gauche et au massif boisé des Ardennes à droite. "

 

Mon récit des événements des 21, 22 et 23août est très vague, mais la documentation fait défaut (Une documentation sûre.), et, de plus, je n'ai pas voulu, quand cela m'était possible, préciser davantage par crainte d'incriminer certains de mes subordonnés, alors que je n avais pas de preuves formelles à mettre à l'appui de mes allégations à leur égard.

 

Les faits, tels que je les ai exposés, emportent morale suffisante pour que je juge inutile de répondre aux critiques que l'on m'a adressées, longtemps après les événements, notamment pour avoir donné mon ordre de retraite du 23 août au soir.

 

La relation du G. Q. G. sur les premiers mois de la guerre dit :

 

" Le 24 août, le général Lanrezac, se croyant menacé sur sa droite, bat en retraite au lieu de contre-attaquer. "

 

Pour s'être permis une telle observation, il faut que le G. Q. G. n'ait jamais eu la notion exacte de la situation de la Ve armée à partir du 23 août. Aujourd'hui où les faits sont connus, il apparaît évident à tout homme impartial que ma décision a sauvé mon armée du désastre auquel elle n'eût pas échappé, si elle se fût attardée davantage dans le cul-de-sac entre le Borinage et la Thiérache.

 

C'eût été un nouveau Sedan !

 

L'armée française tout entière est alors dans la plus triste situation. Ce n'est pas seulement la Ve armée qui a subi un échec grave : l'armée de Langle a été battue au nord de la Semoy et se trouve contrainte de rétrograder vers la Meuse, découvrant la droite de la Ve armée sur une profondeur de plus de deux marches.

 

L'armée Ruffey n'a pas été beaucoup plus heureuse entre Arlon et Thionville et devra reculer sur Verdun..

 

Les armées Castelnau et Dubail, après de vains efforts pour déloger les Allemands de Morhange et de Sarrebourg, ont été contraintes de rétrograder : celle de Castelnau sur le Couronné de Nancy et celle de Dubail derrière la Mortagne.

 

Nous avons été battus partout de la Sambre aux Vosges !

 

L'idée maîtresse du plan Joffre, cette ruée simultanée de toutes nos forces à la rencontre des Allemands, aboutit à un effroyable échec : toutes nos armées, grandement éprouvées, n'ont plus d'autre ressource que de battre en retraite au plus vite pour échapper à une destruction totale.

 

Le général Joffre persiste à proclamer l'excellence de son plan et prétend que l'échec est dû à des causes diverses, dont les principales seraient des fautes d'exécution dues à l'incapacité de quelques chefs, et aux défaillances de certaines troupes.

 

Certes, nous l'avons dit, des fautes d'exécution ont été commises un peu partout, mais cela n'était-il point fatal ? Nos officiers généraux et supérieurs, à de rares exceptions près, étaient des gens intelligents et courageux ; ils connaissaient fort bien la théorie de leur métier, mais n'en possédaient aucune pratique; lorsqu'on les lançait, dès le début de la guerre, dans des opérations d'une difficulté extrême et pleines des périls les plus grands, pouvait-on, compter qu'ils se tireraient toujours brillamment d'affaire, à moins que le hasard ne s'en mêlât ?

 

Quant aux défaillances reprochées à certaines actions, si les unes sont, hélas ! inexcusables, les autres trouvent une excuse dans ce fait qu'on avait demandé l'impossible à nos soldats; mais les unes et les autres n'ont-elles pas eu leur compensation dans l'héroïsme splendide déployé par un grand nombre d'unités ?

 

La défaite générale subie par nous des Vosges la Sambre, et ses conséquences funestes, sont dues à des causes profondes d'une portée supérieure à celles qu'invoque le G. Q. G. : maladresse (pour ne pas dire plus) de certains chefs; défaillances de quelques troupes.

 

Nous avons attaqué partout le long de la frontière, dans les sites les plus divers et les conditions les plus variées; or, il n'y a pour ainsi dire pas une de nos attaques qui ait réussi pleinement (Il s'agit ici des attaques exécutées contre les positions où s Allemands voulaient tenir. Les quelques succès enregistrés en notre faveur, dans les opérations de cette période, furent remportés sur des détachements de couverture dont la consigne était se retirer dès qu'ils seraient trop vivement pressés.). Personne cependant n'oserait prétendre que tous nos chefs furent incapables et que toutes nos unités manquèrent de courage. Il y eut, au contraire, nombre de chefs habiles et de troupes héroïques; cependant, partout nos efforts échouèrent lamentablement. N'est-il pas de toute évidence que la cause d'une disgrâce aussi complète ne peut être recherchée que dans notre mauvaise tactique, trop brutale, très dangereuse à pratiquer contre un adversaire qui se conduisait avec prudence et méthode ? Les Allemands, c'est là une constatation que je ne cesserai de mettre en évidence, ont reçu nos premières attaques de pied ferme presque partout; soit qu'ils aient subi cette attitude du fait même de la précipitation avec laquelle nous nous sommes jetés sur eux, soit qu'ils l'aient adoptée de propos délibéré; ils n'ont contre-attaqué que quand nous nous étions usés dans des attaques poussées à fond sans précautions suffisantes : ils ont eu à jouer un rôle plus facile que le nôtre. Quand ils ont pris l'offensive, ils l'ont fait avec, une vigueur extrême ne se sont pas montrés plus adroits que nous; c'est grâce à leur discipline de fer qu'ils ont supporté sans faiblir des pertes énormes et réparé leurs bévues initiales.

 

Le général Joffre lui-même, dans sa " Note 24 août " dont nous avons parlé au chapitre V, avouera implicitement la nécessité de modifier radicalement notre manière de combattre.

 

D'autre part, si la défaite tactique eut pour nous des conséquences aussi désastreuses (nous dûmes abandonner à l'ennemi dix de nos plus riches départements), c'est que la combinaison stratégique du général Joffre procédait d'un art militaire simpliste, et d'une ignorance absolue de l'adversaire avec lequel nous allions avoir à combattre.

 

Pour mettre plus complètement en évidence la leçon qui découle des événements accomplis, de la déclaration de guerre à la " bataille de la frontière " inclus, je jetterai un rapide coup d'œil d'ensemble sur les opérations de cette période, en me plaçant cette fois dans le camp allemand.

 

D'abord est-il vrai, comme l'ont affirmé, plusieurs écrivains, que nos adversaires aient engagé contre nous des forces très supérieures en nombre ? Cela n'est nullement exact.

 

D'après la relation que le G. Q. G. français lui-même a publiée sur " les Quatre premiers mois de la Guerre ", les Allemands; en août 1914, ont concentré sur leur frontière occidentale, en face de la France et de la Belgique :

 

1° 21 corps d'armée actifs à 2 divisions, entre lesquels étaient répartis environ 14 régiments actifs d'infanterie supplémentaires, et qui disposaient chacun de 160 pièces d'artillerie, canons et obusiers;

 

2° 13 corps d'ersatz à 2 divisions, ayant chacun 72 pièces, et 17 brigades mixtes de même catégorie, dont une partie seulement ont été employées activement en août 1,914.

 

De notre côté, nous mettions en ligne pour les opérations en rase campagne :

 

1° 19 corps d'armée actifs à 2 divisions, et 2 à 3 divisions, les premiers comptant 120 canons, et les seconds 156

 

2° 4 divisions actives autonomes ayant chacune 36 canons; une, la 44e, formée avec des troupes alpines, et 3 tirées de l'Afrique du Nord

 

3° Une vingtaine de divisions de réserve de même composition que les divisions actives ci-dessus, et dont 5 à 6 ont été tirées des places de l'Est auxquelles elles étaient affectées ;

 

4° 30 régiments d'infanterie de réserve à 2 bataillons, qui étaient répartis entre certains corps d'armée actifs à raison de 2 régiments par corps

 

5° l'armée anglaise, qui comprenait 2 corps d'armée, et une brigade d'infanterie supplémentaire (Cette brigade était la 19e qui appartenait à un troisième corps d'armée dont le gros arriva trop tard pour participer aux batailles du mois d'août).

 

En outre, il faut tenir compte des Belges, car si, les Allemands purent les mettre hors de cause avant de s'en prendre à nous, ils durent cependant laisser 2 corps d'ersatz devant Anvers et employer un corps et demi (au moins) de même catégorie à l'attaque de Namur.

 

En raison des différences d'organisation, il n'est pas facile d'établir un parallèle entre la situation militaire des Allemands dans la période considéré et celle des Alliés; cependant on voit que, sous le rapport numérique, les Alliés sont à peu près à égalité avec les Allemands.

 

Les Allemands nous étaient supérieurs incontestablement, mais sous d'autres rapports que celui du nombre; ils l'emportaient sur nous :

 

D'abord par un encadrement plus solide de l'infanterie, par une discipline plus forte, par une organisation et un armement meilleurs;

 

Et ensuite par une doctrine de guerre (tactique et stratégie) de l'esprit offensif le plus vif, mais plus prudente, plus souple et plus variée, que la nôtre; s'adaptant mieux, par conséquent, aux multiples nécessités de la guerre.

 

Les Allemands, résolus à prendre l'offensive, malgré leur supériorité (nous venons de dire ce qu'il faut entendre par là), ne commettent pas la faute insigne d'attaquer partout à la fois : ils pratiquent une économie des forces supérieure à la nôtre, et montrent autant de circonspection que nous leur en avions prêté peu à priori.

 

Qu'on en juge!

 

La gauche (armées d'Heeringen et du prince de Bavière, 9 corps), (Je fais abstraction des garnisons des places, tant pour les .Allemands que pour nous et les Belges.

Les renseignements précis nie faisant défaut, je prends les chiffres maxima pour les Allemands, et minima pour les Français) abandonnant la garde de la Haute-Alsace à des landwehr, se concentre en Lorraine pour y attendre de pied ferme l'attaque ,de notre aile droite (armées Dubail et Castelnau) sur les positions formidables qu'elle a organisées ,entre Metz et les Vosges (prétends que les Allemands avaient résolu de maintenir leur aile gauche sur la défensive entre Metz et les Vosges. Des écrivains ont affirmé le contraire et dit que nos adversaires avaient l'intention de prendre l'offensive avec leur aile gauche si nous ne les avions pas prévenus par nos attaques sur Sarrebourg et sur Morhange.). L'ennemi, qui nous connaît bien, a la certitude que nous viendrons l'assaillir dans son fort avec notre impétuosité habituelle; ses avant-gardes de couverture ont pour instruction de céder devant nous pour nous attirer, pour nous appâter. Il ne passera à la contre-offensive que quand nous nous serons usés dans des attaques à fond, dont il ne redoute rien tant il se sent inexpugnable, même contre des forces supérieures. Et, en effet, les choses se passent ainsi : pendant que le général Pau obtient en Alsace des succès insignifiants et d'ailleurs sans lendemain possible, les armées Dubail et Castelnau, après des efforts sanglants pour déloger les Allemands de leurs forteresses de Sarrebourg et de Morhange (20 août), sont ramenées presque jusqu'à la Moselle

 

Le centre (armées Kronprinz et de Wurtemberg (10 corps et demi) entre en Luxembourg, ayant pour première mission d'occuper ou de contenir, selon le cas, notre propre centre, pour couvrir le mouvement de l'aile droite; il procède avec prudence, marchant à pas comptés et prêt à se caler sur la défensive partout où il serait attaqué par nous du fort au faible (les armées Ruffey et de Langle, quand elles, s'engageront le 22 août au nord de la Semoy, se heurteront sur de nombreux points à des organisations retranchées).

 

La droite, qui forme la masse de manœuvre proprement dite et assume la tâche principale : envelopper et détruire l'aile gauche française, comprend trois armées : Hausen (4 corps) (La IIIe armée comprend 4 corps dont l'un, le XIe, chargé de l'attaque de Namur, sur la rive droite de la Meuse; ce corps d'armée après la bataille de Charleroi, sera renvoyé sur le front russe.), Bülow (6 corps), von Kluck (7 corps), au total 17 corps représentant la moitié des forces que les Allemands mettent en œuvre sur notre front,34 divisions sur 70 à 72 au plus. Appelée à opérer à l'ouest de la Meuse, par la Belgique, elle s'avance en échelons vers le fleuve que ses armées franchiront successivement, Von Kluck aux environs de Liège, Bülow entre cette ville et Namur, Hausen en amont de Namur. Le 18 août, Liège étant pris et les mouvements préparatoires terminés, la droite allemande se porte en avant à marches forcées : 2 corps suivant sur Anvers les Belges tout désemparés, le gros effectue son déplacement stratégique à cheval sur la Meuse sur front Bruxelles, Namur, Dinant.

 

A remarquer que l'armée de gauche, celle d'Hausen, tenue en échelon de Dinant vers Marche, peut, si les circonstances l'exigent, envoyer ses corps de queue au soutien des armées du centre.

 

"La circonspection dont font preuve les Allemands est d'autant plus remarquable qu'ils sont et se savent plus forts, et que, par conséquent, ils auraient plus que nous le droit d'être audacieux

 

A la même date du 10 août, visée ci-dessus, le général Joffre pousse notre aile gauche à l'ouest de la Meuse à la rencontre de l'aile droite allemande, tandis que notre centre pénètre en Luxembourg et dans l'Ardenne belge. A l'aile gauche, la Ve armée accourt en hâte de la région de Mézières vers la Basse-Sambre où elle ne sera réunie que le 21 au soir.

 

L'armée anglaise, en train d'effectuer, ses débarquements dans la zone le Câteau-Cambrai ne sera en bataille à hauteur de Mons que le 22 au plus tôt, avec 2 corps seulement, et ne pourra en déboucher que le 23.

 

A noter que la gauche de notre centre (armée de Langle) ne sera en mesure d'intervenir sérieusement au nord de la Semoy que le 22.

 

Un coup d'œil, jeté sur un croquis donnant 1es emplacements respectifs occupés le 20 août au soir par l'aile droite allemande et l'aile gauche franco-britannique, montre dans quelle situation périlleuse cette dernière va se trouver en poursuivant son offensive vers le nord, comme le 1ui prescrit la directive du 20 août. De par la volonté du général Joffre, notre aile gauche qui réunit 17 à 18 divisions françaises et anglaises dépendant de deux commandants en chef de nationalité différente, va se jeter dans la formidable tenaille formée par les 30 divisions disponibles de la droite allemande (Dont quatre seront il est vrai, employées à l'attaque de Namur où il y a une forte division belge), 30 divisions homogènes soumises à un commandant en chef unique, qui a par conséquent toute facilité pour concerter étroitement leurs opérations.

 

Donc, dès le 20 août au soir, la stratégie allemande domine de haut la stratégie du général Joffre : notre aile gauche se trouve dans une situation telle qu'un revers tactique sérieux peut dégénérer pour elle en désastre. Une grande victoire remportée en Luxembourg ou en Belgique pourrait assurément rétablir les choses en notre faveur mais cette victoire, quelle chance avons nous de l'obtenir ? L'événement a répondu.

 

 

Les armées françaises, lancées en bloc à la rencontre des Allemands, de Verdun à l'Escaut, sont battues et contraintes à une retraite prolongée.

 

Il n'y a pas d'autre exemple d'une pareille disgrâce dans l'histoire du monde !

 

Le péril est particulièrement grave à notre aile gauche en raison de sa mauvaise situation stratégique.

 

Heureusement le commandant de la Ve armée a vu le danger à temps :

 

I1 a le courage d'ordonner la retraite dès le 23 août au soir sans l'assentiment du général Joffre.

 

Le 24 août, avant le lever du jour, la Ve armée se dérobe vers le sud; l'armée anglaise fera de même le 25. Le plan allemand est déjoué : il échoue dans sa disposition essentielle, l'enveloppement et, partant, la destruction immédiate de l'aile gauche franco-anglaise. La partie est compromise, mais elle n'est pas perdue (La Ve armée a subi un échec grave, mais elle existe, et c'est le principal.

" Le général Lanrezac, au cours de la retraite qui a suivi la bataille de Charleroi, disait à ses officiers angoissés : " nous venons d'être battus, mais le mal est réparable; tant que Ve armée vit, la France n'est pas perdue. " (Mémoire inédit de M. Benazet, député, capitaine de réserve à l'état-major de Ve armée.)

 

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