LA REPRISE DE CHATEAU-THIERRY

- 9 SEPTEMBRE 1914

(Vue par le Général CHAMBE)

LE PILLAGE PAR L'ARMEE ALLEMANDE EN RETRAITE

 

Mais reprenons la lecture interrompue de mon carnet de guerre de cette période, sans en changer un seul mot.

Nous sommes toujours le lundi 7 septembre 1914. Il est 16 heures. Une nouvelle fois la 10e division reçoit l'ordre de monter à cheval :

Allons-nous enfin poursuivre ? Cette fois-ci, nous marchons ! La division en entier descend vers le ruisseau de l'Aubétin et le franchit au petit village de Courtacon. Un spectacle pitoyable et navrant nous y attend. Les Allemands avant de se retirer, ont brûlé toutes les maisons, toutes. Il en reste à peine six ou sept, aux murs calcinés et debout. Des scènes de pillages effroyables ont dû se produire.

Au milieu des ruines fumantes, des pans de murs noircis, il y a des restes, des vestiges épargnés qui attestent de la soldatesque teutonne.

Les soldats allemands se sont empiffrés, saoulés. On en trouve vautrés dans tous les coins, dans les vergers, ivres morts.

Par les fenêtres nous pouvons voir les lits renversés, les matelas déchirés, maculés, les armoires éventrées, brisées à coups de hache. Partout des torrents de linge, des verres, de la vaisselle en miettes. Ils ont tout saccagé par plaisir. C'est effarant et révoltant. Je ne pense pas qu'il s'agisse de cavaliers. Dans toutes les armées du monde, la cavalerie a un autre comportement, un autre état d'esprit.

Il y a des inscriptions à la craie sur toutes les portes en allemand en lettres gothiques, ou en français. L'une d'elles veut être ironique :

" Merci à l'excellente armée française du bon dîner qu'elle nous a laissés faire ! "

Dehors, dans le jardin est encore toute dressée une longue table. Le couvert est mis. Un drap de lit à servi de nappe. Un régiment de bouteilles vides, ou à moitié pleines, est aligné sur la table. Les fourchettes, les couteaux sont en place, aussi les verres... Dans les plats achèvent de se coaguler des restes dans la graisse figée.

Dans une branche de pommier est toujours accrochée une suspension de salle à manger. La mèche de la lampe brûle encore. De larges fauteuils de reps rouges, sortis d'une maison voisine, ont servi de sièges. C'était sûrement un dîner d'officiers.

Le bon dîner a été brutalement interrompu, les convives jetés dehors, les ivrognes ramassés, entassés dans un tombereau, prisonniers répugnants, déshonorant leur armée.

Le 20e dragons est en avant-garde de la division. Mon peloton est en pointe. Nous sommes les premiers à tout découvrir, à tout voir. Sur les bords de l'Aubétin, nous trouvons deux cadavres français,

celui d'un chasseur de notre groupe cycliste et celui d'un cavalier du 17e chasseurs à cheval (brigade de Contades). Les rares habitants restés dans le village incendié nous disent qu'ils étaient tous deux prisonniers et que les Allemands, au moment de se retirer, les ont sauvagement assommés à coups de barres de fer. Ce ne sont pas des hommes mais des bêtes. Les visages de ces malheureux sont en bouillie. La scène a dû être atroce.

Nous allons et venons à cheval dans les rues incendiées. Nous découvrons dans une cour de ferme un autre cadavre, attaché, les bras en croix, à un cep de vigne, contre le mur. C'est celui d'un gamin de quinze ans fusillé par les Allemands sous prétexte qu'il aurait dénoncé de leurs espions. Sa grand-mère, qui est restée, pousse en nous voyant de longs hurlements. C'est insoutenable.

Pendant toute la traversée du village en fourrageurs nous ne disons pas un mot. Nous regardons. Je sens que, derrière moi, mes hommes, pâlis par l'émotion, serrent plus forts leurs doigts sur la hampe des lances, qu'une haine sourde de ces barbares leur monte au cœur, un désir de vengeance. Quelques-uns, à la découverte de chaque détail, à chaque nouvelle horreur, serrent les dents et murmurent : " Les cochons ! Les bandits ! "

Quand, après la dernière maison, je rallie mes hommes et les remets en colonne, ils ne peuvent retenir leurs exclamations de fureur. Ils répètent : " Cochons ! Cochons ! Salauds de salauds ! Quand on les tiendra on le leur fera payer ! Voyous, bandits ! "

Tous les yeux lancent des éclairs. Cette colère est salutaire, elle excite mes hommes, Les rend plus mordants. Encore quelques spectacles comme celui-là et je ne pourrai plus les tenir, ils deviendront des lions !

Je me retourne en selle pour les voir derrière moi et je leur dis : " Vous voyez ce qu'ils sont venus faire chez nous, en France ! Ne l'oubliez jamais ! "

Ils ne disent rien, mais leurs regards me répondent. Il faudra bien qu'un jour nous allions, nous aussi chez eux, pour leur faire payer tous ces crimes ! Nous irons !

Nous débouchons de la route nationale de Paris à Esternay et rencontrons un convoi de blessés et de prisonniers allemands faits par le 18e corps d'armée. Ils sont entassés sur une charrette à foin. Quelques-uns sont debout, coiffés d'une sorte de bonnet plat et rond, à bandeau rouge. C'est leur coiffure de repos. Nous les croisons. Leurs regards sont mauvais, méchants. Ils ont de sales gueules.

Je dois intervenir pour que mes hommes, qui ont détaché de l'étrier le talon de la lance, ne les piquent pas au passage.

Nous traversons l'Aubétin et grimpons au trot la crête en face. Toujours pas un ennemi en vue. Nous continuons d'avancer, précédés de nombreuses reconnaissances. On a l'air d'avoir peur, gardés par un réseau de sécurité rapprochée très serré. On devrait foncer ! On verrait bien !

Le général Conneau passe près de nous. IL est escorté de deux escadrons de spahis marocains. Tiens, il est à cheval ! Il y a très longtemps que nous ne l'avions pas vu. Etant commandant d'un corps de cavalerie il circule en automobile. Il va ainsi beaucoup plus vite. Il trouve que ce n'est pas le cas de notre poursuite. Elle est trop lente à son gré et le dit, paraît-il, au général Grellet.

Il a vingt fois raison ! c'est honteux ! Ce n'est pas une poursuite mais une suite ! On suit l'ennemi. On dit que les chevaux sont fatigués. Ce n'est pas vrai. Depuis la Lorraine on ne fait qu'aller au pas. Cependant, l'observation à Grellet porte ses fruits. On augmente l'allure. Du pas on passe au trot. On s'arrête moins souvent.

A la nuit tombante, nous arrivons sur les hauteurs dominant la vallée du Grand Morin. Nous ne passerons pas cette rivière ce soir. Un bataillon d'infanterie ( 34e R.I. ) va, lui, la traverser, escaladera les crêtes en face, s'y établira pour nous assurer le débouché demain matin aux premiers rayons de l'aube.

Nous arrivons au village de la Chapelle-Véronge, où la brigade reçoit l'ordre de cantonner.

Ainsi, pendant une journée presque entière nous aurons soi-disant poursuivi sans donner un coup de sabre, sans voir un ennemi, sans avoir vu de l'armée allemande autre chose que des chevaux crevés, des objets jetés le long des routes, des boîtes de conserve et des bouteilles vides ! ! !

Nous l'avons suivie à la piste, oui ! Mais nullement poursuivie, non ! Et cette fois-ci cependant nous l'aurions pu. Tout nous le dit, les habitants, nos reconnaissances, les prisonniers.

Une occasion manquée ! Nous la retrouverons ! Le moral reste excellent, puisque malgré tout on marche en avant (Ces douze lignes de mon carnet de guerre, ponctuées de points d'exclamation, traduisent le cri d'indignation pris sur le vif de toute la 10e division de cavalerie contre le chef qui la maintenait dans l'inaction. Les hommes ne demandaient qu'à marcher ! Les chevaux aussi.).

La Chapelle-Véronge a été pillée mais non brûlée. Dans les maisons il ne reste rien, mais plus rien ! L'escadron cantonne en entier dans la cour immense d'une grosse ferme du village. Trouverons-nous quelque chose à manger ? Il fait nuit depuis longtemps. Dans l'ombre, nous devinons la scène de pillage qui s'est produite ici. Par terre, apparaissent des blancheurs qui sont des matelas, des draps de lit, des amas de linges, des serviettes, des pièces de vaisselle, des verres.

La lune se lève, pâle. Et sous sa clarté bleue se révèle toute l'horreur du drame. Les hommes ont trouvé des bougies et des lampes avec un reste de pétrole, on peut les allumer. A la lueur de ces lumières nous pénétrons dans les maisons. Les vitres sont brisées. C'est le même spectacle qu'à Courtacon.

Il nous faut enjamber des amas d'objets et de meubles fracassés, des torrents de linges répandus dans les chambres pour le plaisir de détruire, de casser, de salir. Des vêtements déchirés, des couvertures lacérées. Désordre impossible à décrire. Nos hommes sont hors d'eux-mêmes. Depuis qu'ils ont vu ce garçon de quinze ans fusillé à Courtacon, ils ne parlent que de vengeance, de massacrer les prisonniers qu'on fera.

Le capitaine de Langlois découvre l'unique veau échappé au pillage, emmené à l'écart dans un pré. Il le réquisitionne à ses propriétaires restés sur place. Bon de réquisition régulier, signé par le capitaine. L'escadron va pouvoir se nourrir.

A minuit, le lieutenant Verdier réussit à rejoindre avec ses fourgons (Train régimentaire du 20e dragons.). Distribution à peu près convenable de pain, viande, sucre et café. Avoine pour les chevaux.

Nous couchons dans la paille. Ça sent le Boche. Pendant ce temps, notre infanterie a grimpé les crêtes qui dominent au nord le Grand Morin. Notre débouché pour demain est assuré.

Mardi 8 septembre.

Je reprends ce journal pendant un repos de la division au milieu des champs. Ah, il est dur d'écrire en ce moment. J'essayerai d'avoir la persévérance de le faire, mais écrirai cependant moins de pages.

Nous avons passé le Grand Morin sur un pont de bois construit par les Allemands au moment de leur avance, puis abandonné dans leur fuite, comme l'indique une pancarte en allemand.

Nous suivons l'armée allemande à la trace. Ce n'est pas difficile. Tout le long des routes qu'elle a empruntées, gisent des bouteilles par milliers. Toutes celles qu'ils ont pillées dans les villages et bues en marchant. Et cette odeur indéfinissable du soldat allemand qui traîne derrière lui et que nous sentons comme des chiens de chasse.

Et ces volailles ! Ces volailles, ces poulets, ces lapins qu'ils n'ont pas eu le temps de plumer et de dépouiller et jetés ensuite dans les fossés. Les fossés en sont pleins.

Nous traversons le village de Saint-Barthélemy. Un spectacle tragique nous y attend.

Là, au cours de la retraite, le 4 septembre, le train régimentaire du 3e cuirassiers a été rejoint et détruit (par les cyclistes allemands armés de mitrailleuses) (Au dire des quelques habitants restés dans le village.). Sur toute la route, il y a des cadavres de chevaux qui empestent, déjà décomposés par le soleil. Les fourgons ont été renversés, éventrés, vidés. Tout autour, gisent pêle-mêle les objets les plus divers. Des cantines d'officiers ont été forcées, broyées

, leur contenu éparpillé sur le talus. Je vois, souillée de boue, puis étalée ostensiblement sur l'herbe la tunique à cinq galons du colonel commandant le 3e cuirassiers. Gisent aussi tout autour, pareillement exposées sur les talus, les tuniques de tous les officiers du 3e. Ah ! venger ces insultes, en faire autant un jour chez eux ! Ce jour viendra !

Aucun cadavre d'homme. Les habitants les ont pieusement enterrés. IL y a des croix, avec des noms. Saint-Barthélemy, nom prédestiné... La puanteur du charnier est insoutenable, elle soulève le cœur. Nous passons vite. Je compte au moins cinquante cadavres de malheureux chevaux mitraillés, peut-être davantage, gonflés, ballonnés, les jambes raidies vers le ciel. Des torrents de mouches !

Mais, Bon Dieu, allons-nous toujours suivre des épaves, au pas, au lieu de passer devant ! Au galop s'il le faut ! Fatigués, nous et nos chevaux ? Allons donc ! Indignés, oui ! Indignés d'être bridés, tenus en laisse !

L'église de Saint-Barthélemy a été occupée par les Allemands, la sacristie, vidée, les nappes d'autel souillées, profanées, ont servi de draps de lit sur la paille étendue dans l'église.

1 h du soir

Soudain, canonnade violente, intense dans la direction de Marchais, de Montmirail ( je situe sur la carte). Nous passons par Mondauphin et traversons le Petit Morin, dont les ponts ont été réparés par les sapeurs du génie. La 10e D.C. débouche ainsi dans un ravin étroit. Des shrapnells éclatent sur nos têtes. Sans mal. Ç'a ne dure pas.

Notre artillerie arrose terriblement Marchais et Montmirail. Elle les couvre de projectiles. L'artillerie allemande essaye de répondre mais est dominée. Elle n'insiste pas. Le général Franchet d'Espérey a la manière, lui ! Il fait avancer les canons. Les fantassins se sentent soutenus et même précédés. Le moral, si bas pendant la retraite, est complètement revenu.

2h50

Toujours canonnade terrible. La 1Oe D.C. n'agit toujours pas ! Elle est pied à terre sur la rive droite du Petit Morin. L'artillerie française tire par-dessus nos têtes. Le bruit est assourdissant.

Le général Chêne, commandant notre brigade, nous a égarés. Il ne sait plus où trouver la division. Il la retrouve enfin. Et de nouveau c'est le pied à terre général. A notre droite, vers Montmirail, le combat est de plus en plus violent. Il gagne en intensité. On entend les longues rafales de la mousqueterie d'infanterie.

- A cheval !

On a un instant d'espoir. Va-t-on marcher ? - Pied à terre !

Air connu...

Un orage épouvantable de pluie éclate sur nous. - Déroulez les manteaux !

Cela dure plus d'une heure. Nous sommes trempés jusqu'aux os. Nous sommes dans une terre labourée. Les sabots des chevaux grattent le sol vite détrempé. Cela tourne au marécage.

La nuit tombe. Le combat devient de plus en plus intense. L'arrière-garde allemande s'accroche sur la hauteur, mais on sent que la bataille tourne, à notre droite, à notre avantage. Nous ne pouvons rien voir. C'est cependant tout près, à moins de deux kilomètres.

6h30

Une longue clameur française : " Chargez ! à la baïonnette ! " Un frisson sacré passe sur nous. La pluie s'est arrêtée. Ah ! voir !

voir ! Prendre part au combat. Il y a cent ans, c'était ici même la victoire de Montmirail. La grande ombre de Napoléon hante ces lieux... 1814-1914, la campagne de France recommence ! Les nuages se déchirent. Pour un rien, il me semblerait entendre les cris de l'infanterie : - Vive l'Empereur !

La nuit nous enveloppe, puis une lueur sanglante barre l'horizon de l'ouest, comme une allégorie de victoire. Un grand silence à présent. L'arrière-garde allemande s'est bien battue. Elle a arrêté notre Ve armée durant plusieurs heures sur le goulet de Montmirail, puis notre infanterie l'a enfoncée.

C'est fini. Le silence. On n'a pas eu besoin de nous.

Nous montons à cheval enfin ! Mais pour rien... Pour nous en aller... Nous escaladons au pas les pentes nord du Petit Morin et atteignons par le village de l'Epine-aux-Bois le gros bourg de Vieils-Maisons, près de Marchais, où l'on s'est battu âprement. (Vieils-Maisons est sur la route nationale de Paris à Châlons-sur-Marne.)

Nous redescendons pour cantonner dans un très petit village, La Bénite, sur le bord du Petit Morin. Bivouac. Les chevaux à la corde dans une prairie mouillée par la pluie. Repas plus que frugal. Le train régimentaire fait des prodiges pour arriver jusqu'à nous. Mais il n'y a presque rien dans ses fourgons. Nous couchons, officiers et hommes, sur une mince couche de paille dans quelques maisons et granges. Odeur sauvage du soldat allemand.

Le ciel se découvre. La lune vient nous dire bonjour.

Mercredi 9 septembre.

A cheval et départ à 4 h 30. On avance. L'armée allemande accentue sa retraite. Elle a décroché pendant la nuit. Nous marchons nord-nord-est. Notre objectif est Château-Thierry, sur la Marne. Notre axe de marche est défini par Vieils-Maisons, Montcel-Enger, Ville-Chamblon, Viffort et grande route directe sur Château-Thierry.

A la mairie de Vieils-Maisons sont entassés plusieurs centaines de prisonniers allemands provenant du combat de la veille. On peut apercevoir par les fenêtres du rez-de-chaussée leurs têtes aux cheveux rouges. Presque tous les soldats allemands que nous avons eus devant nous, en Lorraine ou ici, ont ainsi les cheveux rouges. Ils n'ont pas changé depuis les Huns, depuis Attila. Même instinct dévastateur de pillage et de massacre. Ce n'est pas pour rien que leurs hussards de la Mort portent sur leur kolbak une tête de mort avec deux tibias entrecroisés.

Voici quelques nouvelles colportées sur l'engagement de la veille : Nous avons remporté une véritable victoire, à Marchais et à Montmirail, à cent mètres près du monument rappelant la victoire de 1814, comme je l'écrivais hier. Il paraît que les pertes allemandes sont considérables et les nôtres minimes. L'arrière-garde ennemie, qui s'était accrochée au terrain, s'est magnifiquement battue pendant un jour entier, puis à tombée de nuit, a finalement été rejetée vers le nord par un assaut très brillant de l'aile droite de la Ve armée. (Je songe aux débris du 18e R.I. rencontrés à Rupéreux le 5 au soir. Incroyable !)

Nous quittons Vieils-Maisons. A un carrefour, plusieurs fantassins français entassent une masse énorme de fusils allemands et de munitions. Nous les acclamons. Il y a là des centaines et des centaines de fusils, des milliers et des milliers de cartouches. Ah, ils n'en manquent pas !

Nous allons dans un champ. Pied à terre pendant une heure ! Nous donnons l'avoine aux chevaux.

A cheval ! Il paraît que nous devons aller directement à Château-Thierry et s'il le faut nous en emparer et franchir la Marne.

Enfin, on va faire quelque chose !

Cependant, la poursuite à la même allure que la veille, la même physionomie. Il fait un temps gris très agréable, bien plus que les chaleurs orageuses de ces derniers jours.

Je remarque le changement de physionomie de mes hommes depuis le 7 de ce mois. Ils sont transformés. L'ennemi recule ! Alors, tous, fantassins, cavaliers, artilleurs, redressent la tête, oublient la fatigue, les camarades tombés, les souffrances, le ravitaillement si souvent précaire. Le sourire est revenu. Les lazzis volent de bouche en bouche.

Au diable le pessimisme de ce capitaine du 18e de l'autre jour ! Où est-il ?...

4 h du soir

Un heureux hasard fait que nous venons de mettre pied à terre dans un grand chaume, à côté du 10e hussards, lui même pied à terre depuis un moment.

Le 10e hussards est le régiment où j'ai accompli trois années de services avant mon entrée à Saumur. J'y compte beaucoup d'amis et de camarades parmi les officiers et les sous-officiers.

Je vais d'abord saluer le colonel de Rascas de Châteauredon, toujours à la tête du régiment. Il a été pour moi d'une extrême et amicale bienveillance. Sa poignée de main est solide et affectueuse :

- Quelle joie de vous revoir, cher ami, et en campagne de guerre ! Je vous ai toujours suivi, vous savez, à Saumur, puis dans votre nouveau régiment, je sais que vous êtes très aimé au 20e dragons. J'en ai été heureux et ça ne m'étonne pas !

Le colonel de Rascas est toujours le même, vif et alerte, un vrai cavalier. Le 10e hussards est bien commandé !

C'est le régiment de corps du 18e corps d'armée, chargé d'assurer son éclairage et sa sûreté éloignée et rapprochée.

Les paroles du colonel de Rascas me vont au cœur. C'est un vrai chef, lui ! Il m'apprend que le 22 août, sa mission étant de couvrir la retraite du 18e corps, le l0e hussards a eu une rencontre avec le 1er cuirassiers de la garde du 1er corps de cavalerie allemand. Ça a été très vif. Trois escadrons du 1er cuirassiers contre deux escadrons du 10e hussards. Des pertes des deux côtés.

Je vais serrer la main des lieutenants Quiot, de Sevin, de Camaret et des maréchaux des logis d'Astanières, Milhade, de Lur-Saluces, Surchamp, Labédan, Dubédat, d'autres...

Quelle joie de revoir tant d'amis ! Mais j'apprends la mort de chics types parmi eux, tués au cours de la rencontre, laquelle a eu lieu à Etroeungt (Nord) . Vidal tué, Tardieu tué, Bergès tué, Bertrand de Falguières blessé.

C'est le 2e peloton du 2e escadron (celui où j'ai justement servi pendant deux ans) qui a été le plus éprouvé. Le régiment a perdu quarante-cinq hommes et quarante-deux chevaux. Le 1er cuirassiers allemand davantage. Les hussards ont ramené cinquante chevaux de prise.

Un officier du 1er cuirassiers, blessé et prisonnier, a déclaré " que la supériorité du petit sabre courbe de ces hussards du midi de la France, était manifeste. Ces petits hussards montés sur leurs chats arabes, armés de ce petit sabre bien manié, ont fait grand mal à nos cuirassiers armés de la longue lance allemande et haut perchés sur nos gros chevaux. "

Ce fut en effet une brillante attaque au sabre. Elle fait honneur à mon ancien régiment. Nous, nous n'avons pas encore eu cette chance.

Je demande si mon ancien cheval Mi-Carême est toujours là ? Oui, il est toujours là. Il a chargé à Etroeungt. Il est indemne. Je vais l'embrasser, aux applaudissements des camarades. M'a-t-il reconnu ? Oui il m'a semblé.

A l'odorat peut-être...

On n'imagine pas la subtilité de l'odorat du cheval. Il reconnaît toujours son cavalier entre mille autres, même longtemps après, à l'aide de son seul odorat.

Nous avons, chacun, pour notre cheval, comme une sorte de carte d'identité olfactive.

Il ne l'oublie pas.

En vue de Château-Thierry. Magnifique amphithéâtre, avec au fond de la vallée, la ville que traverse la Marne. Mais comme il sera difficile de passer, si l'ennemi s'est établi sur les hauteurs qui bordent cette vaste cuvette !

Mais il paraît qu'il n'y est pas. Nos reconnaissances rentrent. Elles signalent cependant que le pont central sur la Marne paraît barricadé et mis en état de défense. Par des traînards sans doute. Du haut des crêtes, je fouille à l'aide de mes jumelles. L'escadron est en soutien de notre groupe d'artillerie de la 10° D.C. J'aperçois sur les hauteurs dominant la rive droite de la Marne quelques cavaliers aux uniformes gris. A la première salve de nos 75 ils se dispersent au galop en fourrageurs et disparaissent.

Mais nos canons entrent en action plus vive et envoient une centaine d'obus sur la patrie de La Fontaine, en particulier sur le jardin public, shrapnells (obus à balles, c'est-à-dire fusants, qui ne font pas de dégâts). Le but de ce tir est d'attirer le feu des batteries ennemies qui pourraient être dissimulées dans les environs et se trahiraient ainsi d'elles-mêmes. Et aussi pour impressionner les traînards laissés par les Allemands pour défendre La ville et ralentir notre avance.

 

LE 20e DRAGONS, AVEC L'APPUI DU 15e, ENLEVE CHATEAU-THIERRY

 

5 h du soir

Il s'agit pour nous d'enlever Château-Thierry et de passer la Marne. Le premier demi-régiment (1er et 2e escadrons) du 20e Dragons est désigné pour attaquer directement la ville par le pont central, barricadé mais non sauté. Les premiers éclaireurs sont accueillis à coup de feu. Ils ripostent vivement. Les aspirants Dumont-Saint-Priest et d'Ussel se distinguent au cours de l'assaut. Le capitaine Riondel est blessé d'une balle à l'épaule et doit être évacué. Blessure heureusement peu grave.

Le 1er groupe de Chasseurs Cyclistes arrive à la rescousse. Le pont est enlevé à la baïonnette. Les défenseurs sont faits prisonniers. Parmi eux, des infirmiers à brassard de la Croix-Rouge. Ils risquent d'être fusillés pour avoir pris les armes. Cela ne nous regarde pas. On les emmène vers l'arrière, qui décidera.

Pendant ce temps, mon peloton est chargé d'attaquer la gare et de s'en emparer au combat à pied. Le capitaine de Langlois m'accompagne. Affaire facile et vivement menée. Quelques traînards tirent et tentent de s'enfuir. Nous faisons quelques prisonniers, une dizaine, dans le bureau portant l'inscription : " Sous-chef de gare ". Ça me fait un drôle d'effet, cette gare vide, ces wagons immobiles et abandonnés, ces quais déserts, abandonnés.

Le maréchal des logis Mardelle, avec deux cavaliers, fait sortir d'un wagon de 1re classe trois Allemands hirsutes et titubants. Ils lèvent les mains, terrorisés. Ils sont avinés et ne comprennent rien. Mais ils sont satisfaits et rient, rassurés, lorsque je leur crie : " Gefangene ! " Ils n'opposent aucune résistance. Au contraire. Ils se hâtent de se mêler à nous.

Nous rejoignons nos chevaux tenus en main derrière la gare des marchandises. A cheval ! C'est fait, Château-Thierry est pris. Aucune perte à mon peloton. Je n'ai eu qu'un homme dont le talon de botte, tandis qu'il courait, a été enlevé par une balle. Comme Napoléon à Ratisbonne. C'est tout. Je le lui dis. Il rit.

Château-Thierry pris, la 10e D.C. tout entière fait son entrée à cheval dans la ville, 20e Dragons en tête. C'est justice. La patrie du bon La Fontaine est sens dessus dessous. Les habitants sont sortis de leurs caves, où ils s'étaient terrés. On nous applaudit, on pousse des exclamations. Château-Thierry a été occupé pendant six jours par l'ennemi, beaucoup de maisons pillées, mais non incendiées. Les portes sont criblées d'inscriptions à la craie en caractères gothiques allemands. J'en lis plusieurs portant " Gute Leute ". Braves gens ! Cela compromet les habitants de l'immeuble. Ils ont donc bien accueilli les Allemands ? Bon à savoir !

Des femmes nous jettent des fleurs. Les sabots de nos chevaux écrasent des géraniums, des sauges, des reines-marguerites et des glaïeuls lancés par brassées. Ma jument Ma-Zaza porte de chaque côté de la tête deux bouquets de dahlias qu'un homme a voulu absolument lui attacher au frontail. Elle en a l'air toute fière.

Les chasseurs cyclistes fouillent les caves maison par maison. Ils en ramènent parfois des prisonniers, pas tellement nombreux. En général hébétés, indifférents à ce qui se passe. Beaucoup sont ivres.

Les cavaliers sont fêtés, on leur distribue au passage du pain, du vin, des fruits, du chocolat, des cigarettes. On crie : " Vive la France ! Vive le 20e Dragons ! "

Nous faisons figure de vainqueurs. A ce prix-là ce n'est pas difficile ! Si cela doit durer ainsi jusqu'au bout !... Ça ira ! Maintenant, on marche, on marche, on avance ! Je me rappelle les vers de Victor Hugo :

... Poussé par le grand bruit vivant Que font les pas humains quand ils vont en avant.

Comme c'est vrai ! On se sent porté par le succès, par la gloire, même éphémère.

Mais voici tout un groupe de prisonniers faits dans le jardin en terrasse. Peut-être deux cents. Ils ne se sont même pas battus, attendant la fin du combat. Ils se manifestent à présent. Il y a de tout, des fantassins, des uhlans, des chevau-légers, des artilleurs.

D'autres ont été trouvés cachés jusque dans des armoires, derrière les vêtements d'hommes ou de femmes.

Le soir tombe. La brigade Chêne, cette fois le 15e Dragons en tête, escalade les pentes à la sortie de Château-Thierry, vers la campagne.

Il fait encore grand jour. On sent qu'il n'y a rien devant nous, ou presque ! Pour que l'ennemi nous ait laissé passer la Marne si facilement, il faut qu'il n'ait pas grand-chose à nous opposer.

Des reconnaissances d'officiers rentrent. Elles n'ont vu personne. L'une d'elles cependant a été accueillie à coups de feu derrière le mur de clôture d'un château. Deux chevaux tués. Les deux cavaliers rentrent dans nos lignes, à pied, portant les selles sur la nuque, la carabine en sautoir, la lance et le sabre dans les mains. C'est le règlement : le cavalier démonté doit rapporter le harnachement.

J'interroge au passage les deux cavaliers. Ils sont du 15e Dragons. Ils n'ont rien vu. Reconnaissance d'officier. L'officier est indemne. Le capitaine de Léobardy l'appelle pour lui faire rendre compte. C'est de son escadron. Je ne sais pas ce qu'ils disent.

La 10e division de cavalerie pourra écrire sur ses étendards : Château-Thierry en lettres d'or. Et maintenant ?

Nous attendons un ordre de poursuite, car il n'y a devant nous qu'un faible rideau tendu par l'ennemi, sans doute des cavaliers au combat à pied. La preuve est faite.

Nous recevons l'ordre de redescendre vers la Marne et d'aller cantonner à Brasles, au bord même de la rivière... Je dois prendre les avant-postes avec mon peloton au château de Brasles, avec son parc clos de murs d'où ont été tirés les coups qui ont tué les deux chevaux du 15e Dragons.

Je fais fouiller le château et le parc. Tout est vide. Sur un endroit d'une pelouse, l'herbe est piétinée par des fers, un amas de crottin. C'était bien des cavaliers. Trois ou quatre, pas plus. Ils ont déguerpi.

La lune se lève, énorme et ronde sur l'horizon boisé. J'ai placé un réseau de vedettes, à pied et à cheval.

Le brigadier Viacroze m'apporte un pigeon qu'il a tué, sans descendre de cheval, posé sur une branche, d'un coup de lance. Ça ne m'étonne pas. Viacroze est le meilleur de mes lanciers. Premier au concours des bagues, au mois de mai. C'est loin... Saudin se débrouille au jardin potager, découvre des petits pois en cosses, les écosse : " Mon lieutenant, vous allez le manger aux petits pois ! " Il est tout heureux.

A 10 h du soir, je dîne en plein air derrière la barricade que j'ai fait dresser sur le chemin conduisant à Brasles. Pigeon un peu dur. Petits pois aussi, mais le cœur y est. J'invite le maréchal des logis Souquet, le brigadier Viacroze et le cuisinier Saudin.

Il fait très doux. C'est idiot, cette barricade ! L'ennemi ne viendra sûrement pas ! Il est en pleine retraite et ne pense qu'à ça ! C'est à nous d'aller l'attaquer par une attaque de nuit, au clair de lune, et le mettre en pagaille. Mais ça, il n'en est pas question...

C'est la pleine lune. On y voit comme en plein jour. On pourrait faire une attaque à travers champs, même à cheval, s'il le fallait. Il nous faudrait un général qui ait du cran. Le nôtre est malade, paraît-il... Malade de quoi ?... C'est fou d e ne rien faire ! Seule, l'inaction est infamante, dit le règlement de cavalerie. Que doit penser de nous l'ennemi derrière ses barricades ? Il a dû en faire, lui aussi. Peut-être tout près d'ici ?

Nous attendons le jour...

IL ne s'est rien passé pendant la nuit. Il ne pouvait en être autrement. L'ennemi est en retraite après l'affaire de Montmirail et de Château-Thierry. Comme la 10e D.C. n'a pas fait mine d'exploiter notre succès, il est trop heureux qu'on le laisse tranquille. Il n'en demandait pas tant. Il se défile. Il n'y avait pas de chances qu'il vienne rôder à nos barricades (comme au mois d'août en forêt de Parroy). C'était à nous d'aller bousculer les siennes. Mais alors ça, il n'y faut pas compter...

Journée insignifiante. C'est bien simple. Nous ne faisons rien. Mais absolument rien, si ce n'est d'avancer par bonds successif s de 500 m dans un vide total, sans rien rencontrer et de descendre de cheval pendant des heures entières. IL est vrai que la 1Oe D.C. qui hier était en première ligne à l'avant-garde du C.C.C. est aujourd'hui en réserve derrière les deux autres, 8e et 4e D.C.

Pourtant, sur notre gauche, pendant la matinée, gronde une assez vive canonnade. L'armée anglaise a enfin passé la Marne, hier au soir, en aval de Château-Thierry. Elle l'a franchie à Chézy-sur-Marne et à Nogent-l'Artaud, sous la protection de notre avance. Ce doit être son artillerie qui, en ce moment, entre en action contre les arrière-gardes allemandes.

Quant à l'aile gauche de la Ve armée, que nous protégeons, je ne sais pas... Elle est à notre droite, sans doute vers Dormans. Il n'y a personne devant nous. Nous sommes seuls, les trois D.C.

La canonnade ne dure pas longtemps. L'ennemi décroche sans doute en vitesse.

Nous sommes envoyés (3e et 4e escadrons du 20e Dragons) en reconnaissance offensive sur la droite de la division. Mission : fouiller les bois de Verdilly qui s'étendent autour du château du même nom. Il y aurait des traînards ennemis attardés dans les taillis et les fermes. Une reconnaissance qui passait par là a essuyé des coups de feu, ce matin.

Nous partons. Il pleut. Après le beau clair de lune de cette nuit, le ciel s'est couvert. Les éclaireurs reviennent et rendent compte que le château de Verdilly est inoccupé. Nous fouillons consciencieusement les couverts environnants. Rien. Le vide. Pas un coup de feu. Pas un cavalier.

Les domestiques, restés au château pendant l'occupation de quelques jours, nous disent que c'étaient des cavaliers habillés de gris, peu nombreux, qui étaient là (des uhlans semble-t-il) environ quatre-vingts - la valeur d'un escadron - répartis entre Verdilly et Epieds. Ils nous montrent d'énormes ballots d'argenterie et d'objets de valeur pillés dans le château, prêts à être chargés et emportés dans une charrette. Mais un des leurs est venu leur dire que la cavalerie française approchait, alors ils ont déguerpi comme des lapins.

Un cavalier de la brigade Sauzet passe près de nous. Il porte un renseignement important : plusieurs groupes de cavaliers (encore des uhlans probablement) étaient à Epieds, il y a une heure. Epieds est un village sur la route de Fère-en-Tardenois, à 2 kilomètres à peine de l'endroit où nous sommes.

A 2 heures du soir, nous rejoignons la division, elle est toujours pied à terre dans le champ où nous l'avions laissée. C'est tout ce qu'elle a fait.

 

LA GRAVE INACTION DU CORPS DE CAVALERIE CONNEAU

 

Mais pendant ce temps que se passe-t-il sur le plan général ? A notre échelon nous ne pouvons évidemment que l'ignorer. Nous le saurons plus tard. Sans que le G.Q.G. ait déjà pu le discerner de manière certaine, la situation empire rapidement pour l'ennemi.

Cependant, la VIe Armée (Maunoury) éprouve de la difficulté à contenir la Ire Armée allemande, qu'elle a attaquée de flanc direction sud-ouest, nord-est. Von Kluck a réagi aussitôt avec intelligence. Il a fait repasser une partie de ses forces du sud au nord de la Marne. Il allonge de plus en plus son aile droite et prétend arriver à envelopper l'aile gauche de Maunoury. Or, c'est présomption et imprudence de sa part.

Au sud de la Marne, la Ve Armée et l'armée britannique (W) ( (W) : sigle d'abréviation adopté pour l'armée britannique.) continuent d'avancer tout en se laissant ralentir - trop - par des arrière-gardes ennemies. Les Anglais ont atteint la Marne à La Ferté-sous-Jouarre, mais ne la traversent pas. Comme ils sont lents ! Hésitants !

La Ve Armée se bat à la soudure des Ire et IIe Armées allemandes. La manœuvre risquée de von Kluck a eu pour conséquence de provoquer un vide dans le dispositif allemand. Le G.Q.G. français informé le signale aussitôt à Joffre. Celui-ci adresse, le 8 septembre à 20 heures, une instruction spéciale n° 19 à ses armées d'aile gauche. La voici :

I. - Les forces allemandes se sont repliées en se scindant en deux groupements distincts :

- l'un qui paraît comprendre le 4e corps de réserve, les 2e et 4e corps actif s. Il combat sur l'Ourcq, face à l'ouest contre notre VIe Armée et cherche à la déborder par le nord

- l'autre comprend le reste de la IIe Armée allemande, c'est-à-dire les 3e et 9e corps actifs et les IIe et IIIe armées allemandes. Ce groupement est opposé à nos Ve et IXe armées (Plus exactement : détachement d'armée Foch, récemment créé et inséré sur le front entre les Ve et IVe armées (de la gauche à la droite).).

La réunion entre ces deux groupements paraît n'être assurée que seulement par plusieurs divisions de cavalerie, soutenues par des détachements de troupes de toutes armes. Ceci en face de l'armée britannique.

II. - Il paraît essentiel de mettre hors de cause l'aile droite allemande avant qu'elle ne puisse être renforcée par d'autres éléments que la chute de Maubeuge a pu rendre disponibles (Maubeuge vient en effet de capituler le 8 septembre au soir, étant assiégée par un corps d'armée allemand à deux divisions de réserve (d'ailleurs de médiocre valeur)). Ce sera la mission de la VIe Armée et des forces britanniques.

A cet effet, la VIe Armée maintiendra devant elle les troupes qui lui sont opposées sur la rive droite de l'Ourcq. Les forces anglaises franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et la Ferté-sous-Jouarre, se porteront sur la gauche et les derrières du groupement ennemi engagé sur l'Ourcq.

III. - La Ve armée couvrira le flanc droit de l'armée britannique et dirigera à cet effet un fort détachement sur Azy, Château-Thierry.

Le corps de cavalerie Conneau, franchissant la Marne, au besoin derrière ce groupement et derrière les colonnes anglaises assurera d'une manière effective la liaison entre l'armée britannique et la Ve armée.

A sa droite, la Ve armée continuera à appuyer l'action de la IX` armée (Foch), en vue de permettre à cette dernière de passer à l'offensive, le gros de la Ve Armée marchant droit vers le nord et refoulant au-delà de la Marne les forces qui lui sont opposées.

Le 9 septembre au matin, côté allemand, von der Marwitz et von Richthoffen, que ni Kluck ni Bülow n'ont eu l'idée de réunir sous un même commandement (ce qui eût été du ressort de von Moltke, chef de la Direction Suprême) n'arrivent pas à ressouder un front continu.

A 8 heures, Marwitz a été rejeté au nord de la Marne, mais tient encore la rive droite à la boucle de Nanteuil ( 6 kilomètres N.-E. de La Ferté-sous-Jouarre), c'est-à-dire jusqu'au confluent de l'Ourcq.

A midi, le rideau tendu par Richthoffen pour défendre Château-Thierry est crevé sur la route de Rebais par la brigade des Quinze-Vingt ( 15e et 20e dragons). Les deux divisions de Richthoffen, coupées l'une de l'autre, doivent céder précipitamment le terrain, la 5e D.C. droit au nord, en repassant la Marne, la division de la garde vers le nord-est dans le prolongement de l'aile droite de von Bülow.

" Tout l'espace circonscrit par la route de Coulommiers à La Ferté-sous-Jouarre, le cours de la Marne et la route de Château-Thierry à Montmirail se vide alors d'ennemis (Histoire de la Guerre mondiale, p. 296, général Duffour, Payot éditeur.) . "

C'est la conséquence de la prise de Château-Thierry par le 20e Dragons. Une brèche s'est ouverte dans le dispositif allemand. Ce vide, que connaît Joffre depuis la veille, vient de singulièrement s'aggraver.

On est le 9 au soir. Le S.R. français a fait son métier, le G.Q.G. de Joffre est admirablement renseigné. Il est vrai de dire que les opérations se déroulant en zone française ses agents sont comme des poissons dans l'eau.

Quand on est cavalier et qu'on relit aujourd'hui à tête reposée cette Instruction Spéciale n° 19 de Joffre adressée dans la nuit du 8 au 9 septembre à ses armées de gauche et au corps de cavalerie Conneau, on reste saisi :

Que dit-il à Conneau ? Il lui enjoint de traverser la Marne (ce sera fait dans l'après-midi du 9 à Château-Thierry) et d'assurer d'une manière effective la liaison entre l'armée britannique et la Ve armée.

Et c'est tout ! Tragiquement tout ! Toujours et encore la liaison ! Constante préoccupation, souci majeur de tous les instants ! Pas un mot au sujet de la poursuite ! Ordre malencontreux, ordre catastrophique, car il porte en germe toute l'inaction de Conneau.

Nous n'irons pas jusqu'à dire que, cet ordre, Conneau l'attendait, mais il faut bien constater qu'il le reçoit sans réagir et qu'il va l'exécuter à la lettre, c'est-à-dire sans lui insuffler cet esprit qui devrait être le sien : l'esprit cavalier.

Comment est-ce possible ? Le général en chef lui apprend officiellement ce que Conneau aurait dû savoir par lui-même par ses reconnaissances et ses détachements de découverte, c'est-à-dire que les forces allemandes se sont repliées en se scindant en deux groupements distincts et que leur réunion paraît n'être assurée que seulement par plusieurs divisions de cavalerie soutenues par des détachements de troupes de toutes armes. Ceci, en face de l'armée britannique.

Joffre ajoute même, intention capitale :

Il paraît essentiel de mettre hors de cause (c'est-à-dire attaquer et détruire) l'aile droite allemande avant que.. etc.

Et Conneau reste impassible, serein et inactif !

Il a reçu cette instruction dans la nuit du 8 au 9 septembre (elle a été signée à 20 heures, puis diffusée depuis Bar-sur-Aube, où le général Joffre a transporté son quartier général) et il n'a pas bondi ! Il s'est contenté d'acquiescer et d'assurer le lendemain la liaison entre l'armée W et la Ve armée. Il n'a pas fait remarquer au commandant en chef que ce n'est là qu'une banale opération de routine de liaison et qu'il y a mieux à faire, qu'il est prêt à bousculer ces divisions de cavalerie allemandes soutenues par des détachements de toutes armes (signalées comme très fatiguées). Il a, lui aussi, trois divisions de cavalerie appuyées d'un régiment entier d'infanterie. Ce sont des forces considérables. Tout ce monde ne demande qu'à s'engager et ronge son frein depuis la proclamation du 6 septembre du général commandant en chef.

La cavalerie en a assez d'attendre que s'ouvre le trou, le fameux trou, dans les lignes allemandes. Or, ce trou vient de se produire et les escadrons brûlent de s'y précipiter, d'inonder le terrain au nord de la Marne, de faire irruption sur les derrières de von Kluck, lequel a dû faire pivoter sa Ire armée sur sa gauche, la mettre en potence, en crochet défensif, sur une ligne sud-nord, pour résister à l'offensive de la VIe Armée de Maunoury.

On touche là vraiment à un moment capital de la bataille, un moment capital de la guerre. Si Conneau, le 10 septembre au matin, s'engageait à fond dans la trouée large d'une quarantaine de kilomètres qui s'est creusée devant lui (du fait que von Kluck a dû prélever deux corps d'armée sur sa droite pour les ramener à gauche face à Maunoury, ouvrant ainsi lui-même une brèche dans le dispositif allemand) il surgirait dans le dos de la Ire Armée allemande prise en sandwich entre deux feux, celui de face de Maunoury et celui de revers de l'aile gauche de Franchet d'Espérey (le 18e corps de la Ve Armée) et des 5 divisions d'infanterie et des 20 escadrons de cavalerie d'Allenby de l'armée britannique, lesquels ne pouvaient manquer de s'engouffrer dans la zone ouverte par le corps Conneau assurant leur débouché en direction d'Oulchy-le-Château et de Neuilly-Saint-Front.

 

LE CORPS CONNEAU N'A RIEN DEVANT LUI

 

Mais rien de tout cela ne se produira. Le corps de cavalerie Conneau s'arrêtera le 9 septembre au soir, le nez devant la brèche ouverte. Il passera toute la nuit sur place, alors que le magnifique clair de lune est si beau qu'il invite à s'engager à cheval à travers champs comme en plein jour. Un temps formidable est ainsi perdu. Et le 10 septembre, il en sera de même pendant toute la journée !

Je n'en veux pour preuve que les quatre premières lignes déjà citées mais que je souligne encore ici de mon carnet de guerre de ce jour-là. Les voici :

Jeudi 10 septembre.

Journée insignifiante. C'est bien simple. Nous ne faisons rien, absolument rien, si ce n'est avancer par bonds de cinq cents mètres et descendre de cheval pendant des heures entières.

C'est là un document indiscutable, tangible, écrit noir sur blanc sur place, il témoigne de l'inaction du corps Conneau.

Journée insignifiante, alors que le sort de la guerre se joue devant nous, à ce même moment !

 

COMMENT S'EXPRIME L'HISTORIQUE DU CORPS DE CAVALERIE CONNEAU REDIGE SOUS LA HAUTE DIRECTION DU GENERAL CONNEAU

 

Il est instructif de voir comment s'exprime après coup l'historique du corps de cavalerie Conneau relatant cette fin de journée du 9 septembre et cette journée du 10. Comment explique-t-il cette attitude passive (Historique du corps de cavalerie commandé par le général Conneau. (Rédigé sous la haute direction du général Conneau.) Charles-Lavauzelle et Cie, éditeurs, Paris.) ?

Nous citons :

9 septembre.

La 10e division, entrait, tard dans la soirée, à Château-Thierry, où elle faisait quelques prisonniers.

Le corps de cavalerie n'atteignait qu'à la nuit le plateau d'Etrepilly, trop tard pour attaquer les arrière-gardes allemandes dont il reprenait le contact sur la ligne Etrepilly-Bezuet. Il stationnait ses gros sur la Marne, entre Château-Thierry et Chézy.

Cette rédaction mesurée contient d'abord des inexactitudes et plus loin un aveu.

Ce n'est pas tard dans la soirée que la 10e division est entrée à Château-Thierry, mais tôt dans l'après-midi. A 5 heures ( 17 heures, comme l'on dit aujourd'hui) le combat est fini depuis longtemps. La 10e brigade de dragons, qui a pris la ville, remonte à cheval, parcourt la rue principale sous les acclamations de la population délivrée, puis se hâte d'escalader le plateau qui domine la ville au nord, sur la rive droite. Elle assure ainsi le débouché de la 10e Division et du corps de cavalerie qui suivent par-derrière.

Il fait encore grand jour sur le plateau d'Etrepilly-Bezuet. La nuit est loin d'être tombée. Des coups de feu accueillent les éclaireurs du 15e Dragons sur la route qui monte très fort vers le village de Verdilly. Nos chasseurs cyclistes se déploient et ripostent.

Le 15e Dragons a eu un cheval tué, les cyclistes un blessé. Les cyclistes entourent le village et ramènent un prisonnier. C'est justement un chasseur cycliste de cavalerie allemand. Il fait toujours grand jour. La pleine lune monte de derrière une haie, énorme et toute jaune.

Il semble qu'il n'y ait rien devant nous. Le vide est impressionnant.

L'ordre arrive de la 10e D.C. de mettre pied à terre et d'attendre la répartition du stationnement. On ne va pas plus loin: La lune est déjà haute, lorsque parvient l'ordre de la division de cantonner en amont de Château-Thierry et de se couvrir par des avant-postes.

C'est ainsi que je suis envoyé au Château de Brasles. Voilà la vérité. J'étais là.

L'aveu est qu'au lieu de pousser au nord, même de nuit, tout le corps de cavalerie Conneau s'est laissé intimider par une faible fusillade et a préféré redescendre sur les bords de la Marne pour y passer la nuit. C'est insensé !

Mais continuons la lecture de l'historique du corps de cavalerie. Que dit-il sur cette journée du 10 septembre, que mon journal qualifie d'insignifiante, alors qu'elle aurait pu être si riche de conséquences.

Voici :

10 septembre

L'ordre n° 497 de la Ve armée oriente la poursuite dans la direction d'Oulchy-le-Château, en avant du front de l'armée qui s'établira au nord de la Marne et serrera ses corps sur leurs avant-gardes en vue du mouvement du 11. A la gauche du corps de cavalerie, l'armée anglaise s'établira de même sur le Clignon.

Le général Conneau (ordre daté de Chézy-sur-Marne, le 10 septembre, 1 heure du matin) prescrit aux divisions de se trouver rassemblées à 6 heures dans la région Bouresches-Chantemerle, couvertes par de fortes reconnaissances.

En fait, ce rassemblement ne pouvait avoir lieu qu'à 9 heures , par suite de nécessités absolues de ravitaillement, hommes et chevaux en ayant été privés la veille.

Le général commandant le corps de cavalerie prescrivait à la 4e division, soutenue par des bataillons d'infanterie en camions, d'orienter sa poursuite sur Soissons, par Epaux, Rocourt, Oulchy-le-Château ; à la 8e, soutenue par un bataillon d'infanterie en camions, d'orienter sa poursuite sur Braine par Fère-en-Tardenois ; à la 10e, de se porter sur la route de Soissons, prête à prolonger à gauche l'action de la 4e et à déborder les résistances qui l'arrêteraient.

Il importe de poursuivre l'ennemi avec la dernière énergie, sans lui permettre de souffler. (Ordre de Château-Thierry (sortie nord) le 10 septembre, 8 h 15.)

A 14 h, après une poursuite que l'épuisement des chevaux ne lui permet pas de pousser activement, la 4e est au-delà d'Oulchy-le-Château dont elle a tourné la résistance ; à 17 h, elle a atteint Hartennes et talonne l'ennemi. Un retour offensif de ce dernier fait reculer ses bataillons et ses escadrons qui s'arrêtent sur la ligne Plessier-Huleu-Grand Rosoy.

La 10e, retardée devant Verdilly, est trop éloignée pour pouvoir lui prêter son concours. Le général Conneau, dont le P.C. est à Oulchy-le-Château, la presse vivement de marcher sur Oulchy-la-Ville.

La 8e, arrêtée à 13 h entre Courpoil et La Croisette et à 14 h devant les lisières de la forêt de Fère, atteint au soir, Fère-en-Tardenois.

Le corps de cavalerie stationnait à Oulchy-Ville, région Hartennes-Oulchy-Ville (4e division), région d'Oulchy-le-Château (1Oe), région Fère-en-Tardenois (8e).

La rédaction de cette journée du 10 septembre est ambiguë. Elle trahit un embarras certain. Il faut convenir qu'après l'injonction qu'il a reçue la veille de Franchet d'Espérey commandant la Ve armée aux ordres duquel Joffre l'a placé depuis plusieurs jours, le général Conneau n'a pas de raison de se montrer particulièrement fier.

Depuis que la Marne a été franchie hier dans l'après-midi toute une nuit et tout un jour se sont écoulés. Le corps de cavalerie stationne ce soir sur la ligne générale Oulchy-le-Château - Fère-en-Tardenois, c'est-à-dire à même pas vingt kilomètres plus au nord. Il est bloqué par un rideau de cavalerie qu'il n'a pas osé déchirer afin de nettoyer tout le plateau circonscrit par la boucle de l'Ourcq, où von Kluck, cependant pris à revers, tient toujours tête à Maunoury. Les éléments les plus avancés de Conneau se sont arrêtés fatigués sur la rocade ouest-est de Villers-Cotterêts à Fère-en-Tardenois devant Saint-Rémy-Blanzy-le Plessier-Huleu-Beugneux.

On est loin de l'ordre, semblable à une proclamation, déclarant que l'ennemi doit être poursuivi avec la dernière énergie, sans lui permettre de souffler. C'est le C.C.C. qui souffle. Il perd son temps en de sordides problèmes d'intendance (ravitaillement) ou de fatigue des chevaux.

En 1806, après Iéna, que pesaient ces mêmes problèmes pour le corps de cavalerie de Murat et de la brigade de hussards de Lasalle, au cours de leur fougueuse poursuite jusqu'à Stettin et Koenigsberg et jusque dans les îles de la Baltique ? L'esprit cavalier y suppléait. Murat et Lasalle étaient des chefs jeunes et impétueux. Tous leurs colonels avaient l'âge de lieutenants ! Cent ans après, toute la différence est là. Elle se fait cruellement sentir.

Franchet d'Espérey a bien tenté de pousser Conneau au-delà de la simple mission d'assurer d'une manière effective la liaison entre l'armée britannique et la Ve Armée donnée par Joffre dans son instruction spéciale n° 19. Il l'a engagé à saisir toutes les occasion d'attaquer et de détruire l'ennemi. Mais Conneau ne paraît pas tellement pressé. Il a en poche les instructions les plus récentes du commandant en chef et les appliquera : " Assurer la liaison ", etc.

Or, Franchet d'Espérey a reçu une nouvelle instruction particulière de Joffre postérieure à celle du n° 19, elle porte le n° 20. Datée du 9 septembre à 22 h, elle est enregistrée sous le n° 4 440.

Corrigeant la regrettable insuffisance de ses directives concernant le corps Conneau, Joffre rectifie et, cette fois, précise : Le corps de cavalerie Conneau, opérant avec le 18e corps, prendra contact avec l'ennemi et cherchera toujours à percer dans la direction générale d'Oulchy-le-Château.

Le général Joffre y voit très clair, il suit son idée de lancer des forces dans le dos de von Kluck et de le prendre en tenaille entre Maunoury, d'une part, et Franchet d'Espérey et les Anglais, d'autre part.

Oulchy-le-Château est le point crucial, le lieu géométrique de la bataille qu'il faut absolument livrer et gagner ! Joffre le sait bien. Il n'y a d'ailleurs qu'à regarder la carte : l'Ourcq décrit une vaste courbe englobant le plateau du Tardenois, couvert de moissons et de villages. Oulchy-le-Château, sur la rive droite, marque en quelque sorte le sommet de la courbe, le verrou qu'il faut tirer. Kluck sera pris. Car, le 9 septembre, Kluck, entêté, n'a pas encore flairé le danger. Il maintient la majeure partie de ses forces sur la rive ouest de l'Ourcq, prétendant non seulement tenir tête à Maunoury, mais parvenir à envelopper (aùfrollen) son aile gauche. Il espère réussir et s'attarde sur le champ de bataille. II ne veut pas tenir compte du vide qu'il a de ses propres mains provoqué et creusé derrière lui. Richthoffen et Marwitz suffiront bien à l'aveugler avec leurs carabines et leurs sabres ! Moltke ne les a-t-il pas d'ailleurs renforcés avec des détachements de toutes armes ?

Von Kluck a le tempérament d'un joueur. Le jeu, il aime ça ! Il manie admirablement ses cartes, mais Joffre, à Bar-sur-Aube, y voit clair dans son jeu. Von Kluck devrait payer cher l'imprudence qu'il a commise de dégarnir sa gauche au profit de sa droite, d'ouvrir ce hiatus de quarante kilomètres entre son armée et celle de Bülow.

Oulchy-le-Château, percer en direction d'Oulchy-le-Château, y parvenir et tirer le verrou ! C'est l'obsession, d'une clarté limpide ! Joffre compte sur ses lieutenants pour parachever la manœuvre. C'est sur la cavalerie que le destin va faire peser le sort de la bataille du Tardenois. Pour une fois, pour la dernière fois peut-être, la cavalerie va pouvoir user de la seule arme qui lui reste, la seule que les progrès de la science et de la technique ne lui ont pas encore arrachée : sa relative vitesse par rapport aux autres armes sur le champ de bataille.

Par une incroyable et mutuelle aberration, les hauts commandements allemand et français n'ont pas commis avant 1914 l'avantage décisif offert par le transport automobile. Le haut commandement allemand est le plus coupable de manque de clairvoyance, parce qu'il avait voulu cette guerre, l'avait minutieusement préparée et fait déclarer à l'heure de son choix.

Imagine-t-on ce que serait devenue la bataille des frontières livrée le 22 août en Belgique, si la Ire Armée allemande, celle de von Kluck, avait été motorisée, son infanterie transportée en voitures automobiles, utilisant à plein débit le réseau routier, alors que l'armée de Lanrezac et l'armée anglaise ne pouvaient se déplacer qu'avec les jambes de ses fantassins ?

C'est bien simple, il n'y aurait jamais eu de retraite, ni de bataille de la Marne. Tout se fût terminé le 30 août dans les plaines de Saint-Quentin, la gauche française et l'armée anglaise tournées en quelques heures, enveloppées, ligotées, disloquées, écrasées en une seule journée, la France et l'Angleterre battues, l'Allemagne victorieuse. Mais l'état-major allemand, soi-disant le premier du monde, n'en était pas, heureusement, à une bévue près. Celle de l'imprévoyance dans l'emploi du transport motorisé des troupes en campagne a été la plus lourde.

Quoi qu'il en soit, ce jeudi 10 septembre, au point du jour, le général Conneau qui, depuis la veille mercredi 9 septembre, à la tombée du soir, et toute la nuit du 9 au 10, a déjà tenu le sort de la bataille, le tient encore en main. Tout dépend de lui, de son esprit de décision. Il s'agit de faire vite ! Ne le sait-il pas ? Ne le voit-il pas ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que Conneau n'enflamme pas ses escadrons.

A Franchet d'Espérey qui, au téléphone brandit et commente l'instruction n° 20 de Joffre, et le presse une nouvelle fois d'agir, il répond (ce qu'il va confirmer par écrit par une lettre adressée à Franchet d'Espérey, datée du 10 septembre à 22 h et enregistrée à l'arrivée sous le n° 2 950) :

- J'ai eu l'honneur de vous signaler, il y a trois jours, que la limite extrême des hommes et des chevaux était atteinte. Je crains bien qu'elle ne soit maintenant dépassée.

Cependant nous irons jusqu'au bout, jusqu'au dernier cheval s'il le faut.

Conneau.

Tout ceci est très exagéré. Depuis qu'on a repris l'offensive le 6 septembre, c'est-à-dire depuis quatre jours, le corps de cavalerie est resté presque inactif, sauf, hier, à Château-Thierry (et encore les chevaux sont-ils restés tenus en main, tandis que les hommes combattaient à pied. Les chevaux n'ont donc pu se fatiguer). Le reste du temps, la cavalerie n'a avancé qu'avec une extrême lenteur, dans les jambes de l'infanterie, marchant soit au pas, soit s'arrêtant pour mettre pied à terre, durant des heures interminables.

L'infanterie couvre de lazzis et de moqueries les cavaliers qui, arrêtés, la regardent les dépasser. Cette inaction est telle que beaucoup d'officiers, les jeunes surtout, en sont indignés et discutent entre eux à ce sujet.

Fatigués, les chevaux ?

Relisant mes carnets de route, j'y relève ce passage, justement à la date du 10 septembre :

En attendant l'ordre de stationnement, nous sommes dans un grand espace où pullulent les lapins de garenne. Nous laissons nos cavaliers les poursuivre à cheval à coups de lance. Quelques lapins sont tués. L'ordinaire de l'escadron en sera amélioré. Ce ne sera pas de trop.

Nous cantonnons à Nanteuil-Notre-Dame, après être revenus derrière l'Ourcq...

Et voilà..., le témoignage est pris sur le vif, irréfutable. Pendant ce temps, Joffre, commandant en chef, est persuadé que nous perçons sur Oulchy-le-Château, à la poursuite ardente de l'ennemi.

Pendant ce temps, Franchet d'Espérey reçoit le factum grandiloquent de Conneau : Je crains que la limite extrême des hommes et des chevaux ne soit maintenant dépassée. Cependant nous irons jusqu'au dernier cheval, s'il le faut.

Pendant ce temps, von Kluck, qui a pris conscience du péril, décroche et déménage son armée, fourgons et bagages compris, vers le nord-est en direction de Soissons et de l'Aisne.

Pendant ce temps, Richthoffen et Marwitz, à l'aide du rideau, ténu comme une toile d'araignée, qu'ils ont construit sur la rocade Villers-Cotterêts - Fère-en-Tardenois, masquent la retraite de Kluck et contiennent sans peine la poussée d'un ennemi décidément très peu mordant (C'est l'adversaire qui parle.). (General-Leutnant von Poseck. Inspecteur de la cavalerie allemande Die Deutsche Kavallerie in Belgien und Frankreich, pages 113 à 122.)

Dans trois jours, nous retrouverons von Kluck accroché solidement sur la falaise du Chemin des Dames.

Quel jeu joue donc le général Conneau ?

D'aucuns ont émis l'hypothèse qu'il a été très frappé par le limogeage de Sordet, relevé de son commandement à la suite de la ruine de son corps de cavalerie (Dont Joffre lui-même était en partie responsable. Ne se rendant pas compte de l'effort que cela imposait aux chevaux, il avait donné l'ordre direct à Sordet (alors que Sordet était aux ordres de Lanrezac, chef de la Ve armée, qui l'employait à son gré et lui donnait de son côté ses instructions) de pousser jusqu'au nord de Namur et de s'y montrer, pour rassurer les Belges.

Le gouvernement belge, angoissé par la chute de Liège, avait en effet décidé de se mettre à l'abri à Anvers. Joffre avait peur que toute l'armée belge suivît cet exemple. Il voulait l'éviter à tout prix.).

Conneau tiendrait-il à conserver le sien en état de fraîcheur, d'où l'extrême timidité de sa poursuite ?

Pourquoi ne serait-ce pas vrai ?

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