LES BATAILLES DE LA FRONTIERE (Vue par le Lieutenant-Colonel Grouard)

Extrait du livre :

LA CONDUITE DE LA GUERRE JUSQU'A LA BATAILLE DE LA MARNE (Vue par le Lieutenant Colonel Drouard)

Le livre du Lieutenant Colonel Drouard a été publié en 1922 chez Chapelot, on peut le lire sur ce site.

ATTENTION, confusion dans les chiffres arabes et romains. Lors de la composition typographique le I (romain) remplace le 1 (arabe) très fréquemment. Dans le texte originale "IIe corps" peut vouloir dire 2ème corps ou 11éme corps, des erreurs inévitables, dues à la confusion, ont dû se glisser dans ce texte lors de la ressaisie. En général, les chiffres romains sont utilisés par l'auteur, pour les armées allemandes mais il les utilise parfois aussi avec les unités française avec l'ambiguïté IIe (2e ou 11e) !!! Des erreurs sont probables également dans la toponymie.

Ceux qui ont lu "La guerre éventuelle" reconnaîtront tout de suite que, sur tous les points, on a fait exactement le contraire de ce que j'avais recommandé; mais, en même temps, ils devront convenir que les résultats obtenus ne sont pas faits pour montrer que c'est moi qui m'étais trompé. Ainsi, avant tout, je me suis efforcé de mettre en évidence la nécessité d'adopter, en France, le système de la défensive stratégique; non pas que j'aie jamais pensé que l'offensive fût à proscrire d'une manière générale dans la conduite des grandes opérations militaires; j'ai toujours cru, au contraire, et je crois encore que c'est la seule manière d'obtenir des succès décisifs. Mais, je prétendais qu'aucune des conditions de temps, d'espace et de nombre qu'exige l'offensive initiale, ne pouvait être réalisée de notre côté, et que la seule manière d'avoir raison de l'ennemi consistait à lui laisser l'initiative des premières opérations, et à se préparer à exécuter une riposte énergique sur un point bien choisi. " Autant que l'on peut prévoir les conséquences logiques de notre entrée en campagne, écrivais-je pour conclure la discussion que j'avais présentée à ce sujet (La guerre éventuelle, par le lieutenant-colonel A. Grouard, p. 201. Chapelot, éditeur, Paris, 1913.), nous dirons sans hésiter qu'avec l'offensive initiale nous devons être battus, tandis ,qu'en se préparant à la riposte, et en l'exécutant avec énergie, toutes les chances sont en notre faveur. " Au contraire, on a commencé par attaquer sur tout le front, en Alsace, en Lorraine, dans les Ardennes et sur la Sambre; mais aussi on a été battu partout : à Sarrebourg, à Morhange, à Virton, à Neufchâteau, à Charleroi.

 

J'avais appelé surtout l'attention - c'était l'objet principal de mon étude - sur le danger d'une offensive prématurée dans la région des Vosges, aussi bien en partant de Belfort pour marcher sur Colmar et Strasbourg qu'en partant de Lunéville et de Nancy pour se diriger sur La Seille et sur la Sarre. N'était-il pas évident que s'avancer en Alsace entre le Rhin et les Vosges, c'était s'engager dans un cul-de-sac au fond duquel se trouve Strasbourg, et, par conséquent, dans une voie sans issue, et sans compter qu'on avait à craindre l'attaque de nombreuses forces allemandes débouchant de Neuf Brisach dans notre flanc droit.

 

Quant à l'idée de passer le Rhin pour porter la. guerre sur la rive droite, c'eût été une entreprise aussi insensée que celle qu'avait projetée Napoléon III en 1870, en imaginant de franchir le fleuve entre Strasbourg et Germersheim; l'armée qui l'aurait tenté risquait, au premier échec, d'être- acculée au fleuve et de s'y perdre tout entière. ("La guerre éventuelle, p. 6.")

 

L'offensive, en Lorraine était peut-être moins impraticable, mais encore plus dangereuse. En débouchant de la Meurthe et de la Vezouse par Nancy, Lunéville et Blamont, on pouvait peut-être débuter par quelques succès, mais que l'on devait chèrement payer; la défaite des armées engagées dans cette voie était inévitable; car, tandis que des corps ennemis résisteraient de front, d'autres pouvaient déboucher sur nos deux flancs venant de Metz et de Strasbourg.

 

Si les Allemands prennent une offensive résolue par les Ardennes, disais-je en substance dans "La guerre éventuelle", c'est de ce côté même que doit être d'abord le théâtre des opérations décisives, et tant que nous ne les aurons pas chassés de la rive gauche de la Moselle au moins jusqu'à Trèves, l'offensive par la rive droite ne peut conduire qu'à une catastrophe (La guerre éventuelle, p. 142.).

 

C'est ce que les chefs de l'armée française n'ont pas su comprendre; les plus réputés d'entre eux - Pau, Castelnau, Foch, aussi bien que le généralissime Joffre étaient partisans de l'offensive en Lorraine, sous le prétexte de commencer par reprendre les provinces perdues en 1871, et en même temps de menacer les communications avec le Rhin des armées allemandes qui pourraient opérer en Belgique. (" Il nous faut aller à Berlin en passant par Mayence ", écrivait le général Foch. Voir La grande guerre sur le front occidental. Général Palat. Tome IV, p. 240. Chapelot, éditeur, Paris, 1919.)

 

Ces deux ordres de considérations n'avaient pas plus de valeur l'une que l'autre. Il aurait dû être évident que, pour redevenir maître de l'Alsace et de la Lorraine, il n'était pas nécessaire de les reprendre de haute lutte, et qu'une grande bataille gagnée aux frontières de Belgique nous les aurait rendues aussi bien qu'une victoire obtenue sur la Seille ou en avant de Belfort. En battant l'ennemi n'importe où, le résultat aurait toujours été le même : on devait bien le voir dans la. dernière période des hostilités, car il a suffi de briser la résistance des Allemands en Picardie et en Champagne, pour rentrer du même coup en possession de nos provinces perdues; mais une nouvelle démonstration n'avait pas besoin d'être faite, car il est écrit à chaque page de l'histoire que, une fois les armées ennemies désorganisées, le reste arrive par surcroît. Viser des objectifs géographiques en cherchant à frapper l'imagination des populations ne pouvait conduire à rien de bon dès qu'on était battu sur le théâtre principal des opérations.

 

Quant au projet de menacer les communications des Allemands en cherchant à s'avancer dans la direction de Mayence, il était aussi dangereux que déraisonnable. On raisonnait comme avaient fait les Prussiens en 18o6 avant Iéna. On sait, en effet, que, pendant que Napoléon rassemblait ses forces dans la haute-vallée du Mein, ses adversaires songèrent un instant à prendre l'offensive vers Francfort, sous le prétexte de couper l'armée française du Rhin. " Ils croient, disait Napoléon en envisageant cette éventualité, que ma base d'opérations est à Mayence; ils se trompent : elle est sur le Danube, et, en cas de besoin, c'est par Ulm que sera ma ligne de retraite. " il en était de même en 1914. En marchant de la Seille à la Sarre, même avec quelques succès, on n'aurait jamais fait que donner un coup d'épée dans le vide, parce que la base d'opérations des armées allemandes opérant en Belgique n'était pas sur le Rhin à Strasbourg, ni même à Germersheim, mais sur la Moselle, de Metz à Coblentz, ou sur le Rhin, de Coblentz à Cologne. C'était, au contraire, l'armée française qui courait les plus grands dangers.

 

Cependant, plusieurs écrivains militaires étaient, comme nos principaux chefs, partisans de l'offensive en Lorraine, notamment le colonel Boucher et le capitaine Sorb.( Voir : la France victorieuse dans la guerre de demain, par le colonel Boucher (librairie Berger-Levrault, 1910, pages 74 et suivantes). La doctrine de la Défense nationale, par le capitaine Sorb (librairie Berger-Levrault, page 83).)

 

On sait à quoi on a été conduit en essayant de mettre ces projets à exécution. En Alsace, une première offensive nous permit bien d'entrer à Mulhouse, et ce fut l'occasion pour le généralissime d'une chaleureuse allocution aux populations de l'Alsace que l'on avait la simplicité de croire reconquises définitivement; mais, dès le lendemain de l'entrée à Mulhouse, il fallut en sortir pour revenir sur Belfort, et l'entreprise n'eut pour résultat que de faire massacrer quelques habitants qui s'étaient trop empressés de manifester leurs sympathies pour la France. On voulut renouveler l'opération en y consacrant une centaine de mille hommes qui, sous les ordres du général Pau, ne trouvant devant eux que des troupes de réserve ou de landwehr peu nombreuses, purent sans difficulté rentrer à Mulhouse et s'avancer dans la direction de Colmar, avec le concours d'autres troupes débouchant des passages des Vosges. Mais la tentative était tellement déraisonnable que, sans y être obligé directement par les Allemands, on fut conduit à l'abandonner, comprenant enfin que c'était autre part que se jouait la grosse partie d'où dépendait l'invasion de la France.

 

Cependant, dans le même temps, nos deux premières armées prenaient l'offensive en Lorraine; mais elles furent complètement battues, - la première, à Sarrebourg; la seconde, à Morhange, - et obligées de se retirer, après avoir fait de graves pertes, en hommes et en matériel, en abandonnant à l'ennemi toute une bande du territoire national.

 

Et il ne faudrait pas dire que, si nous avons échoué, cela tient à ce que l'opération a été entreprise avec des forces insuffisantes : on peut soutenir, au contraire, que, plus nous y aurions consacré de monde, plus la défaite eût été complète, car les Allemands, tout près des sources de leur puissance, auraient toujours pu nous opposer plus de fortes que nous n'en avions. Encore devons-nous leur savoir gré de nous avoir arrêtés à Morhange; car s'ils nous avaient laissé aller jusqu'à Sarrebrück et Sarreguemines, comme l'avait demandé le capitaine Sorb, nous aurions été pris dans une souricière d'où personne ne se serait échappé ("La guerre éventuelle", loc. cit., p. 122.).

 

Le haut commandement français avait fait preuve d'un défaut absolu de sens stratégique; autrement, il aurait compris que le théâtre des opérations décisives n'était pas dans l'Est, mais sur la frontière de Belgique, et que c'était là qu'il fallait aller chercher la victoire, non seulement pour empêcher l'invasion de la France, mais même pour rentrer en possession des provinces perdues; car, dès les premiers jours des hostilités, ce qui était déjà probable avant la guerre était devenu manifestement réel : dès le 2 août, des troupes allemandes violaient la neutralité du Luxembourg, et, le 4, celle de la Belgique; le 5, elles commençaient l'attaque de Liège, et une cavalerie nombreuse passait la Meuse entre cette place et la frontière hollandaise. Il était bien évident que, en prenant de pareilles dispositions, qui devaient entraîner la déclaration de guerre de l'Angleterre, nos adversaires avaient le projet de diriger des forces considérables à travers la Belgique. Dès lors, il fallait se tenir sur la défensive, au moins dans la région des Vosges, en n'y laissant que le nombre des forces nécessaires pour contenir l'ennemi, de manière à en accumuler le plus possible sur la Meuse. Nous sommes loin de prétendre qu'il fallait dégarnir les frontières de l'Est; nous estimons même que, en ayant en vue l'offensive allemande par la Belgique, c'était dans les Vosges et sur la Meurthe qu'il fallait réunir nos premières forces disponibles, parce que, de ce côté, nous étions en contact immédiat avec l'ennemi et qu'il fallait être en mesure de résister à une attaque brusquée.

 

Dans une grande guerre, qui se développe sur une vaste étendue de frontières, le principe de l'économie des forces conduit à diviser l'ensemble du théâtre des opérations en plusieurs secteurs sur lesquels il ne faut pas adopter une même attitude. Même quand on peut prendre l'offensive, on ne doit pas le faire partout, et, pour avoir le plus de monde possible du côté où l'on attaque, il faut commencer par bien asseoir son système défensif sur les autres points. Nous sommes d'avis que, d'aucun côté, nous ne pouvions prendre l'initiative des opérations; mais nous ne devions pas résister à l'invasion de la même façon sur tous les points. Partout, la défensive devait être active : dans les Vosges, elle devait se réduire à harceler l'ennemi, à le provoquer, en le tenant toujours sous la menace d'une attaque, mais sans viser l'invasion de son territoire; sur la frontière belge, au contraire, il fallait se préparer à une énergique riposte que l'on aurait poussée à fond autant que nos moyens nous le permettaient.

 

En comprenant de la sorte la conduite des opérations, il est certain que nous aurions pu contenir l'ennemi entre la Meurthe et la Seille avec des forces notablement inférieures à celles que nous y avons réunies; car, puisque malgré la défaite de Morhange et l'occupation par les Allemands de Lunéville, qui en a été la conséquence, nous avons réussi à reprendre cette ville tout en défendant Nancy, il est hors de doute que nous aurions pu les conserver, l'une et l'autre, avec de moindres forces si nous n'avions pas commencé par aller nous faire battre sur le territoire ennemi.

 

On n'a pas compris le principe fondamental de notre riposte à l'invasion allemande, principe sur lequel j'ai insisté dans "La guerre éventuelle", et qui consistait à se défendre d'un côté et à attaquer de l'autre, ni que c'était la seule manière d'avoir, sur le théâtre décisif des opérations, des forces égales ou supérieures à celles de l'ennemi.

 

Si l'on s'en était inspiré, on aurait pu avoir trois ou quatre corps d'armée de plus dans le nord de la France, et il n'en aurait peut-être pas fallu davantage pour arrêter le flot de l'invasion. allemande, à la condition toutefois d'éviter les fautes d'ordre tactique auxquelles conduisait malheureusement l'application du " Règlement sur la conduite des grandes unités " du mois d'octobre 1913.

 

On observera peut-être que, en étudiant dans "La guerre éventuelle" les conditions de la riposte à exécuter sur la frontière belge, je n'ai envisagé que l'hypothèse de l'invasion allemande par les Ardennes, c'est-à-dire par la rive droite de la Meuse, en écartant complètement l'offensive par la rive gauche. Mais je ferai remarquer que mon volume, publié au commencement de 1913, ne contenait que la première partie de l'étude que j'avais entreprise sur la conduite de la guerre possible, et que, dans le courant de la même année, j'y suis revenu dans une série d'articles qui (comme les premiers) ont paru dans la "République française". En s'y reportant on reconnaîtra que, ,cette fois, je m'étais rapproché notablement des conditions que les Allemands devaient réaliser.

 

Je crois devoir en reproduire quelques passages ("République française" du 20 août 1913. Quand la guerre a été déclarée, je me proposais de réunir dans un second volume ces articles traitant de l'offensive allemande par la Belgique.) :

 

" Depuis que l'on songe en France qu'une nouvelle guerre pourrait éclater entre la France et l'Allemagne, les conditions générales dans lesquelles les hostilités pourraient s'engager n'ont pas changé. Elles se résument en disant qu'il faut s'attendre à l'offensive allemande et se préparer à la riposte; mais il n'en est pas de même de l'importance et de l'extension des théâtres d'opérations sur lesquels les armées en présence pourraient se rencontrer. Il y a trente ans, on admettait généralement que les opérations principales se dérouleraient dans les Vosges. Plus récemment on a pensé que les Allemands, n'y trouvant pas le moyen de déployer toutes leurs forces, seraient conduits en même temps à prononcer leur offensive vers la Meuse au nord de Verdun, en empruntant plus ou moins, le territoire belge. C'est là que nos adversaires chercheraient la bataille décisive, en n'engageant que des combats d'usure d'Epinal à Verdun.

 

" Dans ces derniers temps, on a été amené à supposer que les Allemands étendraient leur droite encore plus au Nord, qu'ils ne se contenteraient pas de s'avancer entre la Moselle et la Meuse de manière à atteindre ce dernier fleuve vers Stenay et Sedan et, qu'en outre, une armée de droite passerait la Meuse aux environs de Maëstricht pour la remonter par la rive gauche jusqu'à Namur et pénétrer en France par la Sambre. Dans ces conditions, ce ne serait pas les Vosges qui seraient le théâtre des opérations décisives, mais les régions voisines de notre frontière du Nord.

 

" Cette frontière se trouve divisée en deux parties par la Meuse de Mézières à Givet; au point de vue militaire, la partie comprise entre le fleuve et Longwy doit être rattachée à la frontière du Nord-Est ou franco-allemande; 1a frontière du Nord proprement dite est seulement la partie comprise entre la Meuse et la mer. Toute cette région est un pays ouvert et facilement praticable aux armées; en outre, la Belgique est un pays riche où les Allemands trouveraient d'abondantes ressources. C'est pour toutes ces raisons que, trouvant de grandes difficultés dans les Vosges, dans les Ardennes ou dans l'Argonne, nos adversaires pourraient songer à s'avancer par la gauche de la Meuse de manière à tourner notre première ligne de défense. Il est vrai que si, en arrivant à la frontière française, les Allemands perdaient une bataille, ils auraient à exécuter une retraite longue et difficile à travers un pays qui, après les avoir peut-être laissé passer par crainte de représailles, pourrait bien se soulever, dès qu'il n'aurait plus rien à redouter.

 

" Il est bien possible que ces considérations ne suffisent pas à détourner nos adversaires d'une pareille opération, car ils ne doutent de rien. Se croyant sûrs de la victoire, ils songeraient moins à la sécurité de leurs communications qu'aux moyens de livrer bataille dans des conditions avantageuses, en cherchant avant tout l'espace suffisant pour réaliser l'enveloppement de l'aile gauche française.

 

" On peut d'ailleurs être certain que l'armée, qui traverserait la Belgique par la gauche de la Meuse, ne serait pas abandonnée à elle-même; une autre armée marcherait en même temps par la rive droite, en cherchant à combiner ses opérations avec la première, de manière à concourir ensemble à une bataille décisive. "

 

Il était donc rationnel de supposer que l'armée de droite aurait pour but de pénétrer en France par la trouée de Chimay; mais, en réalité, les Allemands devaient aller encore plus loin vers l'Ouest, et leur extrême droite devait nous envahir par l'Escaut en passant par Bruxelles.

 

On sait que l'ensemble des forces allemandes, destinées à opérer contre la France, furent organisées en sept armées. Quoique plusieurs écrivains aient affirmé le contraire, et notamment M. Hanotaux dans la Revue hebdomadaire du 22 juillet 1916 (P. 442), nos adversaires n'avaient nullement l'intention de mettre en pratique un système de tenaille qu'aurait recommandé le maréchal von Schlieffen. Les cinq premières armées furent réunies entre la Meuse et la Moselle, de Thionville à Aix-la-Chapelle, et devaient marcher vers la France, des deux côtés de la Meuse, tandis que les deux dernières étaient laissées en Lorraine et en Alsace pour nous contenir, en attendant que les circonstances se prêtent à une riposte favorable. Les cinq premières étaient d'ailleurs les plus nombreuses et les plus fortement constituées : c'était d'elles que l'on attendait des résultats décisifs. Vu d'ensemble, le projet d'invasion consistait à exécuter avec cette masse principale une vaste conversion autour de Verdun, que la gauche devait contourner par le Nord, tandis que la droite pénétrerait en France par la Sambre et par l'Escaut, en cherchant à envelopper la gauche des armées françaises. C'est assurément l'opération la plus grandiose, la mieux préparée et la mieux exécutée dont l'histoire militaire fasse mention. Comme dessin général, elle n'est pas sans analogie avec la manœuvre exécutée par Napoléon autour d'Ulm en 1805; mais elle fut réalisée avec plus d'un million d'hommes, tandis que l'armée de l'Empereur n'en comprenait que 150.000.

 

Les Ve et IVe armées, qui formaient la masse de gauche sous les ordres du Kronprinz et du duc de Wurtemberg, furent rassemblées dans le Luxembourg, face au Sud-Ouest; elles comprenaient chacune cinq corps (dont six corps actifs pour l'ensemble des IVe et Ve armées); elles devaient former le pivot mouvant de la conversion. L'aile marchante comprenait la IIe et la Ire armées, qui avaient à leur tête von Bülow et von Kluck; ces deux armées furent d'abord réunies au Sud et à l'Est de Liège, faisant face au Nord-Ouest; elles comprenaient l'une six corps, l'autre sept (dont pour l'ensemble des Ie et IIe armées, sept corps actifs, y compris celui de la Garde qui comptait à la IIe armée). Ces deux masses formaient en réalité les deux côtés d'un angle dont le sommet était tourné vers l'Ouest, et, à l'intérieur de cet angle, fut rassemblée la IIIe armée qui, sous les ordres du général von Hausen, comprenait quatre corps (La Ie armée comprenait les corps II, III, IV, IX et III, IV, IX de réserve. La IIe armée comprenait les corps VII, X, Garde et VII, X et Garde réserve. La IIIe armée comprenait les corps XI, XII, XIX, et XII de réserve. La IVe armée comprenait les corps VI, VIII, XVIII, et VIII et XVIII de réserve. La Ve armée comprenait les corps V, XIII, XVI; V et VI de réserve.). Une fois le déploiement stratégique terminé, les deux armées de droite devaient passer la Meuse, la Ie entre Liège et la frontière hollandaise, la IIe entre Liège et Namur, et progresser à travers la Belgique, tandis que la IVe et la Ve s'avanceraient lentement à travers les Ardennes et s'y établiraient solidement de manière à être en état de s'opposer d'abord à toute offensive française partant de Verdun et de Montmédy. Elles pouvaient être soutenues, au besoin, par la IIIe armée.

 

Cette dernière, d'ailleurs, ne devait pas rester immobile : pendant que les deux premières passeraient la Meuse, elle devait s'avancer vers l'Ouest, dans la direction de Dinant et de Givet, pour relier les deux masses de droite et de gauche, couverte par cette dernière. Sa mission était ensuite d'y passer le fleuve pendant que la IIe contournant Namur par le Nord, se rabattrait à gauche sur la Sambre pour déboucher par Charleroi, et que la Ie, allongeant son mouvement jusqu'à Bruxelles, à la suite de l'armée belge qui devait se retirer sur Anvers, aborderait la frontière française par l'Escaut, de manière à envelopper notre aile gauche.

 

Ainsi, à gauche les IVe et Ve armées devaient rester d'abord sur la défensive, comme les armées de Lorraine, et les Allemands n'attendaient, en réalité, de succès décisifs que des mouvements combinés des trois autres.

 

Le déploiement initial des forces françaises n'était pas fait en vue de résister à une attaque de pareille envergure.

 

On sait que ces forces furent organisées en cinq armées. Les deux premières, sous les ordres des généraux Dubail et Castelnau, devaient opérer dans les Vosges. Elles comprenaient : l'une, les corps 7, 8, 13, 14 et 21; l'autre, les corps 9, 15, 16, 18 et 20. La 3e armée sous les ordres du général Ruffey, avait les corps 4, 5 et 6, ce dernier à trois divisions : elle lut réunie au nord-est de Verdun. La 5e armée comprenant les corps 1, 2, 3, 10 et 11, sous le commandement du général Lanrezac, entre l'Aisne et la Meuse. La 4e, avec les corps 12, 17 et colonial, réunie de Commercy à Sainte-Menehould, était en réalité une armée de réserve. Chaque armée avait une ou deux divisions de cavalerie et il y avait de plus, sous les ordres du général Sordet, un corps de cavalerie de trois divisions relevant directement du général en chef. On disposait encore de deux divisions d'Algérie et d'une division marocaine dont l'emploi était réservé. Un certain nombre de divisions de réserve devaient être assez rapidement prêtes : trois d'entre elles à Vesoul, derrière la droite; un même nombre (51e, 53e et 69e) à Vervins, à l'extrême-gauche; plusieurs à la droite de la 3e armée, et d'autres avec la 2e et la 5e.

 

On s'attendait bien à la violation de la Belgique, mais on pensait qu'elle serait limitée à la Meuse, que d'ailleurs elle ne serait pas faite avec la masse principale des forces allemandes, et que nos 3e et 5e armées seraient en mesure de la refouler. Au surplus, on comptait bien ne pas attendre l'ennemi mais, au contraire, aller à sa rencontre, dès qu'on serait averti de la violation du territoire belge.

 

L'offensive rapide et violente était, pour la plupart des chefs de l'armée française, un principe intangible. D'après les projets du général Joffre, elle devait être prononcée simultanément des deux côtés de la Moselle : à droite, les Ire et 2e armées devaient s'avancer en Alsace et en Lorraine; à gauche, les 3e et 5e armées devaient opérer entre la Moselle et la Meuse. Le rôle de la 4e armée dépendait des circonstances.

 

La violation du territoire belge, qui eut lieu le 4 août, et l'attaque de Liège, qui commença le lendemain, ne laissèrent aucun doute sur les projets des Allemands de chercher à envahir la France par la Belgique. Toutefois, on était toujours porté à croire, au grand quartier général, que, leur mouvement offensif serait limité à la Meuse jusqu'à Mézières. L'attaque de Liège n'était pas suffisante pour faire admettre qu'ils étaient décidés à prolonger leur droite par la rive gauche, en aval de Namur; car,. Même en les supposant résolus à se maintenir sur la rive droite, la possession de Liège leur était utile pour assurer leur flanc droit et leurs derrières contre un retour offensif de l'armée belge. Mais il n'en fallait pas davantage pour amener le G. Q. G. français à orienter le rôle de la 4e armée, qui fut de suite destinée à opérer avec la 3e et la 5e, et qui, à cet effet, dut venir s'intercaler entre elles. La 5e devait se resserrer sur sa gauche, celle-ci restant établie près de Mézières. Son corps de droite, le 2e, était rattaché à la 4e armée, qui se trouvait ainsi portée à, quatre corps.

 

Pendant que les transports stratégiques s'exécutaient, une instruction en date du 8 août détermina. les rôles que les armées auraient à remplir. Rien n'était changé pour les Ire et 2e armées qui devaient commencer leur mouvement le 14. Pour le groupe de gauche, formé des 3e, 4e et 5e, si on était prévenu par l'ennemi, on livrerait bataille à cheval sur la Meuse, la droite vis-à-vis de Metz, la gauche en deçà de Sedan et de Mézières; si, au contraire, on en avait le temps, on irait chercher l'ennemi en Belgique, au delà de la Chiers et de la Semoy.

 

Avec ces dispositions, on n'envisageait pas l'éventualité d'un passage de la Meuse par les Allemands entre Givet et Liège, et le général Lanrezac, qui commandait la 5e armée, en était fort inquiet. Récemment nommé membre du Conseil supérieur de la guerre, il n'avait été désigné qu'en mai 1914 pour exercer ce commandement. Dès qu'il eut pris connaissance du rôle éventuel qu'il aurait à jouer, il avait appelé l'attention du général Joffre sur le danger que pouvait courir sa gauche. Il était du petit nombre de ceux qui pensaient qu'il ne fallait pas prendre partout l'offensive; que, dans les Vosges, il fallait se tenir sur la défensive afin d'avoir le plus de monde possible à la frontière de Belgique où était pour lui le théâtre principal des opérations. Ses idées se rapprochaient beaucoup de celles que j'avais présentées dans "La guerre éventuelle" (L'offensive exécutée en Lorraine et en Alsace avec presque la moitié de nos forces actives, dit Lanrezac, est le vice capital du plan Joffre. "Le Plan de campagne français", par le général Lanrezac, p. 39. Payot, éditeur.). Mais Joffre ne crut pas devoir en tenir compte. Une fois la guerre déclarée, et l'attaque sur Liège bien dessinée, Lanrezac y revint en affirmant que l'offensive allemande à travers les Ardennes ne s'arrêterait pas à Sedan ou à Mézières. Il n'envisageait pas encore le passage aux environs de Liège; mais il soutenait que la droite allemande passerait entre Givet et Namur, et que son armée serait débordée à gauche. Il y avait bien, pour parer à ce danger, le groupe de divisions de réserve (51e, 53e et 69e) en voie de rassemblement à Vervins, et plus à gauche, on attendait les Anglais qui devaient se rassembler du Cateau à Cambrai; mais les divisions de réserve n'étaient pas capables d'une résistance sérieuse, et les Anglais devaient arriver trop tard. Quant aux Belges, dès qu'on ne les soutenait pas chez eux, ils allaient se dérober à l'attaque allemande.

 

Tenant compte de ces observations, Joffre avait, le 12 août, autorisé le chef de la 5e armée à porter le Ier corps sur Dinant où il surveillerait les passages de la Meuse, en appuyant le corps de cavalerie Sordet, et d'où il pourrait déboucher quand le gros de la 5e armée s'avancerait au nord de la Semoy. Il devait être renforcé des divisions d'Afrique (37e et 38e), dirigées sur la région Philippeville Rocroi (Lanrezac, page 73). Car le général en chef, malgré les renseignements qu'il avait sur les progrès des Allemands en Belgique, persistait dans ses projets d'offensive par la rive droite de la Meuse.

 

Une nouvelle instruction du G. Q. G., en date du 13 août, précisait les conditions dans lesquelles cette offensive devait s'exécuter, conditions qui différaient fort peu de celles du 8 août. On devait toujours recevoir la. bataille si l'ennemi attaquait, et, dans le cas contraire, se tenir prêt à prendre l'offensive au delà de la Meuse à partir du 15, mais on ne tenait toujours pas sérieusement compte de l'éventualité qui préoccupait tant Lanrezac : celle du passage de la Meuse au-dessous de Givet.

 

Aussi, le lendemain, 14, le chef de la 5e armée crut-il devoir se rendre au G. Q. G., à Vitry, pour tenter d'ouvrir les yeux du général en chef; mais sa tentative n'eut aucun succès : quand il eut exposé que l'offensive par la rive droite, forcément très pénible en raison des difficultés du terrain, n'empêcherait pas le mouvement des Allemands par la rive gauche, Joffre, le major-général Belin et le premier aide-major Berthelot, ne surent que répondre successivement : " Nous avons le sentiment que les Allemands n'ont rien de prêt par là (Lanrezac, loc. cit. p. 77) ".

 

Lanrezac, en rentrant à Rethel, " la mort dans l'âme ", y trouva un, Bulletin de renseignements émanant du G. Q. G., et qui justifiait toutes ses appréhensions. Aussitôt, il écrit une lettre pour demander l'autorisation de préparer le mouvement du gros de son armée vers la région Maubeuge -Givet. On lui répond, le 15 au matin, en lui donnant l'autorisation qu'il demande, mais en ajoutant qu'il devra attendre un ordre d'exécution. Dans cette même journée, un détachement de toutes armes de troupes allemandes faisait une tentative de passage de la Meuse à Dinant. Après un premier succès, ce détachement fut refoulé avec pertes par des troupes du Ier corps. Pendant l'action, le gros de la cavalerie Sordet se trouvait au nord-est de Givet et aurait pu, en intervenant; obtenir un bel avantage, mais il se laissa arrêter par quelques détachements d'infanterie établis sur la Lesse et passa sur la rive gauche de la Meuse pour se porter dans la direction de Charleroi.

 

Quand le G. Q. G. fut avisé de ce qui venait de se passer, il crut enfin le moment venu d'autoriser Lanrezac à exécuter le mouvement qu'il avait proposé. Une instruction qui parvint à la 5e armée entre 11 h. et minuit arrêtait les dispositions à prendre.

 

La 5e armée doit laisser à la défense de la Meuse son corps de droite (le IIe), la 4e division de cavalerie et les divisions de réserve 52 et 60. Ces divers éléments seront rattachés à la 4e armée. En revanche, la 5e reçoit le corps Sordet qui, jusqu'à ce moment, avait dépendu directement du G. Q. G., et aussi les divisions de réserve du général Valabrègue qui s'étaient réunies à Vervins. En outre, le 18e corps va être transporté de Toul vers la région d'Hirson, et comptera aussi à la 5e armée.

 

En, prenant ces dispositions, Joffre ne renonçait pas à l'offensive, et la 4e armée, qui devait y jouer le principal rôle, dut encore recevoir le 9e corps, qui comptait d'abord à la 2e armée; de sorte que la 4e armée qui, au début, ne comprenait que trois corps, allait être portée à six, lesquels devaient se rassembler sur la Meuse, de Montmédy à Mézières, dans l'ordre suivant à partir de la droite : 2, colonial, 12, 17, 11, 9. Il y avait, de plus, les divisions de cavalerie 4 et 9, et les divisions de réserve 52 et 60. A l'ouest de la Meuse, la 5e armée allait comprendre les corps 1, 10, 3, 18, avec les divisions d'Afrique 37 et 38 (qui venaient d'être dirigées sur Hirson et Chimay) et les divisions de réserve du général Valabrègue, et enfin le corps Sordet. Par suite de ces dispositions, la 4e armée allait présenter un effectif de près de 300.000 hommes, et la 5e plus de 200.000. A leur droite se trouvait la 3e armée qui comprenait les corps 4, 5 et 6, avec plusieurs divisions de réserve : elle comptait plus de 200.000 hommes. C'était donc un effectif de plus de 700.000 hommes qui était réuni à la frontière de la Belgique.

 

A la gauche de cette masse principale se concentrait l'armée britannique qui comprenait deux corps d'armée et une division de cavalerie, d'un effectif d'environ 70.000 hommes. Enfin, trois divisions territoriales (81, 82 et 84) furent rassemblées à l'extrême-gauche pour surveiller la région comprise entre l'Escaut et la mer.

 

Avec cet ensemble, on prendra l'offensive des deux côtés de la Meuse, la 5e armée, réunie entre Sambre et Meuse, agira de concert avec les armées anglaise et belge contre le groupe allemand du Nord (Lanrezac, p. 84), et la 4e débouchera du front Sedan - Montmédy en direction de Neufchâteau, appuyée à droite par la 3e.

 

Les corps 3 et 10 de la 5e armée, qui étaient tenus prêts a marcher, commencèrent leur mouvement vers la Sambre le 16.

 

Ce même jour, le maréchal French était avisé de ces dispositions, et invité à porter ses forces, dès qu'il serait prêt, dans la région de Mons, en combinant ses mouvements avec l'armée belge. Le 17, Lanrezac reçoit la visite du chef de l'armée anglaise qui lui fait connaître qu'il ne pourra pas mettre son armée en marche avant le 24.

 

Quant aux Belges, qui jusqu'à présent n'ont reçu aucun secours, ils parlent déjà de se retirer sous Anvers. Joffre, pour essayer de les retenir, promet l'envoi du corps Sordet au delà de la Meuse; mais quand - le 18 - cette cavalerie se montre au delà de Fleurus, l'armée belge a déjà reçu l'ordre de se mettre en retraite, et nos escadrons se retirent derrière le canal de Charleroi à Bruxelles. Ils sont d'ailleurs déjà épuisés par les courses ininterrompues auxquelles ils ont été soumis depuis dix jours. Cependant, dans cette journée du 18, Joffre, qui ne sait pas que les Belges abandonnent déjà la partie, envoie une instruction générale pour régler les opérations de toutes les forces réunies près de la frontière de Belgique.

 

Aux termes de cette instruction, qui précise et développe les dispositions générales arrêtées le 15, (Lanrezac, p. 98), les 3e, 4e et 5e armées françaises auront pour objectif les forces allemandes réunies autour de Thionville, dans le Luxembourg et en Belgique.

 

Deux éventualités sont envisagées :

 

Si les Allemands n'engagent sur la rive gauche de la Meuse qu'une fraction de leur aile droite, on laissera aux Anglais et aux Belges le soin de les combattre, et la 5e armée passera la Meuse de Givet à Namur pour se porter dans la direction de Marche et de Saint-Hubert, en combinant ses mouvements avec la 4e.

 

Si, au contraire, le gros de l'aile droite ennemie cherche à passer entre Givet et Bruxelles, la 5e armée, agissant en liaison avec les Anglais et les Belges, s'opposera directement à ce mouvement. En même temps, les 3e et 4e armées attaqueront le centre ennemi et, après l'avoir mis hors de cause, la 4e armée devra se tourner immédiatement contre le flanc gauche de l'aile droite allemande.

 

On espérait donc, avec la masse principale des forces alliées, rompre le centre des armées ennemies, pendant que leur droite marcherait sur Bruxelles, puis se rabattre à gauche de manière à pousser cette droite vers la mer.

 

Cette conception n'était pas déraisonnable dans son principe, mais, pour plusieurs raisons, elle ne put être réalisée. D'abord, les forces que nous avions à combattre étaient beaucoup plus nombreuses qu'on ne le croyait à notre G. Q. G. On supposait que les Allemands n'avaient pas, sur la frontière de Belgique, plus de quinze corps d'armée : c'était, en effet, à peu près le nombre des corps actifs; mais il y avait, de plus, onze corps de réserve d'excellente qualité : soit en tout 26 corps. En outre, de notre côté, les mouvements furent mal combinés et nos corps d'armée s'engagèrent dans les conditions les plus défectueuses.

 

L'offensive devait commencer le 21; mais, à cette date, nos armées de droite engagées malencontreusement en Lorraine étaient déjà battues à Sarrebourg et à Morhange, et forcées de se retirer de la Seille sur la Meurthe. Nos 3e et 4e armées ne devaient pas avoir un meilleur sort dans les Ardennes : en attaquant sans précautions, elles se heurtèrent à des positions fortifiées, furent souvent surprises, et obligées de se retirer après avoir subi de grosses pertes.

 

Quant à la 5e armée, lorsque ses corps de tête, les 10e et 3e, arrivèrent sur la Sambre, le 21, ils y trouvèrent les têtes de colonne de la IIe armée allemande, et ne purent les empêcher de prendre pied sur plusieurs points de la rivière. Le jour suivant, 22, les Allemands prennent résolument l'offensive, et les nôtres sont obligés de céder le terrain : 1e Ier corps, qui est à notre droite ayant à surveiller la Meuse aux environs de Dinant, ne peut intervenir dans la bataille et, du côté opposé, le 18e corps qui vient d'arriver n'a pu que se maintenir à la gauche du 3e.

 

Les divisions Valabrègue ne sont encore que dans la région de Solre-le-Château : on ne, s'explique pas que ces divisions, qui étaient avant le 15 aux environs de Vervins, soient arrivées si tard. En se mettant en mouvement seulement le 17, elles pouvaient être le 18 à Avesnes, et le 19 à Solre-le-Château, et, après un jour de repos, se trouver le 21 à Beaumont.

 

Le 23, les 10e et 3e corps, déjà fortement ébranlés, ne peuvent résister à une nouvelle attaque de Bülow et sont rejetés sur Florennes et Walcourt, pendant que le Ier est retenu vers Dinant par une attaque de la IIIe armée allemande que la 51e division de réserve n'a pas été capable d'arrêter. A gauche, le 18e corps, appuyé par les divisions Valabrègue, a pu se maintenir à hauteur de Thuin (Le général Valabrègue n'avait avec lui que les divisions 53 et 69 à la gauche de l'armée, la 51e avait été portée à droite sur la Meuse.).

 

Le même jour, l'armée britannique, établie depuis la veille à droite et à gauche de Mons, était attaquée par l'armée de von Kluck. Elle lui opposa avec succès une énergique résistance; cependant le maréchal French crut devoir prendre la résolution de se retirer pour échapper au mouvement enveloppant dont il était menacé par plusieurs corps allemands qui remontaient l'Escaut sur sa gauche.

 

La situation était grave pour la 5e armée française. Le mouvement de retraite des Anglais allait découvrir sa gauche, et celui de la 4e armée pouvait mettre sa droite en péril. Dans ces conditions, le général Lanrezac n'hésita pas à prescrire la retraite pour le lendemain.

 

En somme, les projets du haut commandement avaient partout misérablement échoué. En Lorraine, les progrès des Allemands devaient être rapidement enrayés par l'énergie des généraux Dubail et Castelnau utilisant habilement tous les avantages du terrain, et n'ayant d'ailleurs devant eux que, des forces qui ne leur étaient pas supérieures en nombre. Mais il ne devait pas en être de même dans le Nord : la situation était telle, le 23 au soir, qu'il n'était plus permis de songer à lutter sur place contre l'invasion allemande. Nous croyons pourtant que, malgré la supériorité numérique de nos adversaires, il eût été possible, en prenant de meilleures dispositions dans les journées précédentes, de briser leur offensive à la frontière même.

 

On avait voulu exécuter une véritable riposte, car l'offensive qu'on avait projetée en Belgique, à partir du 18 août, était consécutive aux mouvements des armées ennemies, dont on avait plus ou moins connaissance; mais on avait négligé de tenir compte des conditions qu'exige une riposte stratégique, et sur lesquelles j'ai appelé l'attention dans "La guerre éventuelle" (p. 148-153).

 

D'abord, en présence du développement de l'offensive allemande, il ne fallait pas riposter d'une manière uniforme sur tous les secteurs attaqués. Il y avait, en réalité, trois secteurs à envisager, correspondant aux trois lignes d'opérations possibles des Allemands : la ligne des Vosges, conduisant de la Seille et de la Sarre sur la Meurthe et la Moselle (c'est-à-dire, par Nancy et Lunéville, sur Bayon et Charmes); la ligne des Ardennes, qui, à travers la partie méridionale de la Belgique, conduit sur la Meuse à Stenay, Sedan et Mézières; enfin la ligne de la rive gauche de la Meuse et de la Sambre pour aboutir, par la trouée de Chimay, dans la vallée de l'Oise ou encore à l'Escaut. En présence de la menace allemande, il ne fallait riposter à fond que sur une des trois attaques, en refusant les deux autres. En disant que l'on devait refuser ces attaques, nous n'entendons pas qu'il fallait laisser les Allemands libres de les développer; mais, on ne devait laisser devant elles que des forces inférieures chargées de les contenir ou de les retarder, en utilisant tous les avantages du terrain et de la fortification, de manière à accumuler le plus de forces possible sur la zone que l'on aurait choisie pour prononcer une riposte énergique.

 

C'est là l'idée fondamentale sur laquelle devait reposer la conduite des opérations de l'armée française : ce n'était qu'une application du principe de l'économie des forces conforme au principe fondamental de Jomini. On a fait ,exactement le contraire, et, pendant qu'on se disposait à marcher au devant des Allemands à travers la Belgique. et des deux côtés de la Meuse, on voulut en même temps prendre l'offensive en Lorraine. C'était le moyen d'échouer partout.

 

Ensuite, en adoptant les dispositions d'ensemble que nous venons d'indiquer, pour les réaliser, il fallait disposer d'importantes réserves stratégiques pour les porter rapidement sur le secteur principal que l'on aurait choisi. Or, au contraire, on avait affecté à tous nos corps une place déterminée à l'avance dans le déploiement de nos forces à la frontière. C'était la conséquence de nos projets d'attaquer partout; car, avec l'idée d'offensive générale, et préconçue, on peut à la rigueur fixer à l'avance le rôle et l'effectif de chaque armée; mais, avec la défensive stratégique que nous aurions dû admettre, il est indispensable de disposer des réserves dont l'emploi est subordonné aux premiers mouvements de l'adversaire. Il convenait donc de laisser d'abord sur leur territoire deux ou trois, corps d'armée que l'on n'aurait mis en mouvement que quand on aurait été fixé sur la zone de la riposte principale. En arrêtant le choix de ces corps d'armée, il ne fallait prendre ni les plus rapprochés de la frontière, ni les plus éloignés : les premiers, parce qu'on devait en disposer pour renforcer la couverture aussi vite que possible; les seconds, parce qu'ils auraient mis trop de temps à entrer en ligne. Les corps 2, 3 et 4, étant dans le premier cas, les corps 16, 17 et 18, dans le second, il semble que le mieux eût été de choisir les corps 9 et 12 qui, par leur position centrale, pouvaient être portés assez rapidement sur n'importe quel point de la frontière. Les troupes d'Afrique venaient s'y ajouter tout naturellement en raison du temps nécessaire à leur transport. On aurait disposé ainsi de plus de 100.000 hommes, sans compter les divisions de réserve (Le général Lanrezac, en exposant ses idées sur le déploiement stratégique initial des forces françaises, émet aussi l'avis qu'il convenait de constituer une réserve générale avec deux corps actifs sans compter les troupes d'Afrique, et il propose de commencer par réunir ,ces deux corps derrière le centre dans la zone Bar-le-Duc, Châlons, Brienne (loc. cit., p. 45). Mais il nous semble qu'il était beaucoup plus avantageux de les laisser sur leur territoire; car on aurait ainsi économisé un transport par voie ferrée (sur deux), et les deux corps seraient arrivés presque aussi vite sur la partie du front où l'on aurait voulu les porter.).

 

A ces conditions, essentielles de la défensive stratégique, il fallait en ajouter encore une autre qui consistait à se préparer au combat en retraite sur presque tous les points (La guerre éventuelle, p. 172.), sur les secteurs défensifs, parce qu'on y aurait été inférieur en nombre, mais aussi sur celui de la riposte à fond, parce que, comme il s'agit d'une opération subordonnée, on n'aurait peut-être pas été prêt à livrer bataille tout de suite et qu'il ne fallait s'y laisser entraîner qu'après avoir réuni toutes les forces appelées à y concourir et qui devaient se concentrer sous la protection des troupes de couverture. Toutefois, avec beaucoup de perspicacité, on pouvait prendre son parti assez vite pour n'être obligé de céder, de ce côté, aucune parcelle du territoire français.

 

Ainsi : unité dans la riposte, emploi des réserves stratégiques et du combat en retraite, telles étaient les conditions de la défensive stratégique que nous devions forcément adopter pour être en mesure de résister à l'offensive allemande.

 

Etant bien fixé à l'avance sur les conditions à réaliser pour avoir des chances sérieuses de résister à l'invasions du territoire :français, il fallait, une fois les hostilités engagées, choisir le secteur de la riposte principale.

 

Il convenait, tout d'abord, d'exclure le théâtre d'opérations des Vosges, où nous ne pouvions conduire que des opérations inutiles ou malheureuses. Restaient la région des Ardennes et celle d'entre Sambre et Meuse. Or, nous sommes d'avis que, une fois prévenus des mouvements des Allemands autour de Liège, et devant l'éventualité de leur offensive par la rive gauche de la Meuse, il n'y avait pas d'hésitation possible : c'était la dernière qu'il fallait choisir.

 

Nous prétendons, en effet, que c'était bien entre Sambre et Meuse qu'il fallait préparer une riposte énergique et que là seulement on pouvait espérer refouler l'invasion, tandis que, à droite de la Meuse, l'offensive des 3e et 4' armées même en combinant mieux leurs mouvements, n'avait aucune chance de réussir. D'abord, parce que les pays à traverser étaient très difficiles; ensuite, parce que les trois armées allemandes de von Hausen, du duc de Wurtemberg et du Kronprinz y étaient établies depuis huit jours, et qu'elles avaient eu le temps de s'y fortifier avec soin; enfin, parce que la droite de la 3e armée, à supposer qu'elle commençât par faire quelques progrès, devait se trouver en l'air en avançant dans la direction d'Arlon et pouvait être attaquée de flanc - et même sur ses derrières - par des troupes débouchant de Luxembourg, de Thionville et de Metz.

 

Au contraire, entre Sambre et Meuse, on pouvait opérer en sécurité, protégé à gauche par Maubeuge et l'armée anglaise, et à droite par la Meuse même que l'on pouvait défendre avec peu de monde jusqu'à Givet et même jusqu'à Dinant. Mais, pour cela, il ne fallait pas accepter la bataille avant que la 5e armée ne fût bien concentrée.

 

Nous croyons que, en adoptant ces vues d'ensemble, on avait le moyen de préparer une riposte dans des conditions avantageuses, si l'on avait pris son parti seulement vers le 12 août.

 

Il faut reconnaître, en effet, que - à part le point de vue des réserves stratégiques que l'on avait négligé et l'excès des forces portées en Lorraine.- notre premier déploiement stratégique (J'emploie l'expression de " déploiement stratégique " plutôt t que celle de " concentration " pour désigner le dispositif initial des armées à proximité de la frontière, parce qu'il me semble qu'elle répond beaucoup mieux à la situation que l'on envisage. Les armées formées de Belfort à Mézières ne sont pas concentrées - elles sont déployées stratégiquement et en position d'attente, même si on a en vue l'offensive. En effectuant son déploiement, stratégique, l'armée se " met en garde " : elle prend une position qui lui permet, suivant les circonstances, d'attaquer, de parer, de riposter ou de rompre, et nous croyons qu'il est préférable de réserver l'expression de " concentration " pour les dispositifs plus resserrés que l'on prend en vue de réunir les forces appelées à concourir à une bataille sur une zone déterminée.) était loin d'être mauvais. Nous dirons, au contraire, qu'il se prêtait à toutes les éventualités, et que même les erreurs initiales pouvaient être corrigées sans trop de difficultés. Nous dirons encore que l'idée de faire filer le gros de la 5e armée vers la gauche, et d'intercaler, entre elle et la 3e, la 4e tenue préalablement en seconde ligne, était excellente.

 

Au fond, le projet de rompre le front ennemi vers son centre pour se rabattre ensuite à gauche contre l'armée allemande engagée au cœur de la Belgique était encore une idée juste. Mais, pour obtenir la rupture, il fallait la chercher, comme je l'ai dit plus haut, à gauche de la Meuse, et non pas à droite, en considérant toute autre opération comme secondaire et en n'hésitant pas à affaiblir les autres armées pour renforcer la 5e.

 

On eut la bonne idée de ramener dans le Nord les corps 18 et 9, malencontreusement dirigés sur Nancy; mais on s'y prit trop tard.

 

Dès le 10, le projet des Allemands d'opérer par la rive gauche ne devait plus être douteux. On ne pouvait savoir au juste quelles forces ils y consacreraient; on en savait ,cependant assez pour entamer, le 12, le mouvement des corps 1, 3 et 10 vers la Sambre, en les renforçant des divisions d'Afrique et en les faisant suivre des divisions de réserve du groupe Valabrègue. En réalité, le Ier corps se trouva le 15 aux environs de Dinant en mesure de repousser le détachement qui essaya de traverser la Meuse; mais ce qui venait de se passer, rapproché de l'offensive par Liège., était suffisant pour faire comprendre qu'on allait avoir affaire dans cette région à des forces considérables.

 

A partir de ce moment, du moins, une considération devait dominer toutes les autres : porter vers la région d'entre Sambre et Meuse le plus de forces possible, en y employant tous les moyens dont on disposait. Le mouvement du 18e corps par voie ferrée n'a commencé que le 17 : on aurait pu l'avancer d'au moins vingt-quatre heures. En outre, la 4e armée ne devant plus jouer le rôle principal, il n'était pas nécessaire de la constituer aussi fortement. Deux corps auraient été suffisants sur la Semoy depuis Monthermé jusqu'au delà de Bouillon, avec un troisième établi à droite, dans la direction de Carignan, et deux autres sur la Chiers, de Carignan à Montmédy. Dès lors, le corps de gauche (le 9e) pouvait être rattaché à la 5e armée et porté sur la rive gauche de la Meuse. On pouvait le remplacer par le 17e qui, passant derrière le 11e, fût venir s'établir sur la Semoy au-dessous de Bouillon avec la 60e division de réserve. Enfin, en renonçant à toute opération en Alsace, on aurait pu enlever deux divisions de Belfort et les amener sur la Sambre. Avec le 7e corps et les régiments affectés spécialement au camp retranché, on avait le moyen de constituer trois divisions actives et deux de réserve. En y ajoutant les territoriaux de la 7e région, on disposait de plus de 100.000 hommes sur lesquels on pouvait prélever deux bonnes divisions que l'on aurait portées de l'extrême-droite à l'extrême-gauche. On avait ainsi le moyen de corriger les erreurs initiales qui provenaient de ce que, au lieu d'envisager de suite une riposte principale, on voulait s'engager partout avec la même intensité; mais il fallait encore s'inspirer des mêmes idées en précisant les rôles à remplir par les armées réunies sur la frontière de Belgique. En attaquant à fond avec les 3e et 4e armées, en même temps qu'avec la 5e, on allait pratiquer l'offensive en cordon, c'est-à-dire s'enlever le moyen d'obtenir quelque part un succès décisif. Il fallait, au contraire, en préparant la riposte à fond entre Sambre et Meuse, se résoudre à la défensive active dans les Ardennes aussi bien qu'en Lorraine et en avant de Belfort, et même se résigner à l'abandon de quelques parties du territoire, en s'y préparant à l'avance.

 

Avant tout, il convenait de renoncer à occuper longtemps la région qui avoisine Briey, parce qu'il est manifeste qu'elle n'était pas défendable, et, dès l'ouverture des hostilités, on devait se tenir prêt à l'évacuer : pour tenir la partie du territoire français comprise entre, Briey et Longwy, il aurait fallu être en mesure, en même temps, d'occuper au moins la partie méridionale de la Belgique, à droite de la Meuse. Or, nous ne pouvions avoir la prétention d'y prévenir les Allemands avec des forces suffisantes. Dès le 2 août, le grand-duché de Luxembourg était envahi, et bientôt aussi la partie méridionale de la Belgique aux abords de Liège. Dans ces conditions, une armée française qui aurait voulu tenir Briey aurait été attaquée par le Nord. Ce n'est pas la place de Longwy qui aurait gêné les progrès des Allemands : cette place, qui n'avait aucune valeur, aurait dû être démantelée depuis trente ans; l'ennemi pouvait la contourner par l'Est et par l'Ouest. En même temps, d'autres forces débouchaient de Thionville et de Metz, et l'armée française aurait risqué d'être enveloppée. On ne peut donc que louer le haut commandement d'avoir renoncé à défendre cette région (Divers écrivains ont soutenu qu'il fallait s'y attacher. M. Engerand, notamment, a signalé cette région comme ayant une valeur stratégique sans égale. Il serait difficile, en effet, d'en trouver une autre susceptible au même degré de conduire à un véritable désastre l'armée qui aurait voulu s'y établir.). Cependant, on ne devait pas l'évacuer sans nécessité. Il convenait, au contraire, d'y tenir autant que possible, tant pour observer les mouvements de l'ennemi que pour protéger l'exode des habitants. On pouvait, par exemple, y réunir un corps mixte comprenant deux divisions de cavalerie et une division d'infanterie du 6e corps (la 42e), et, pour assurer ses communications et sa retraite, établir en arrière une autre division du 6e corps (la 12e), partie à Conflans, partie à Etain. Le moment venu, tout cet ensemble - qui aurait, en outre, couvert la concentration de la 3e armée - se serait retiré sur Étain.

 

Nous admettons, en même temps, que, pendant cette période, la troisième division du 6e corps (la 40e), serait restée sur les Côtes-de-Meuse, en avant de Saint-Mihiel et de Commercy, jusqu'à ce qu'elle y eût été remplacée par les divisions de réserve. De là, elle aurait marché sur Fresnes, de manière à se relier au gros du corps d'armée. En s'y prenant bien, on n'aurait peut-être pas été obligé de céder à l'invasion aucune autre portion du territoire français; car, tandis que la 3e armée tenait bon de Montmédy à Verdun, la 4e pouvait également résister entre Montmédy et la Meuse, jusqu'au confluent de la Semoy, et, pour remplir cette tâche, cinq corps, avec une division de réserve, étaient largement suffisants.

 

Avec ces dispositions, on pouvait réunir entre Sambre, et Meuse les corps 1, 3, 7, 9, 10, 18 et 19 (Les divisions 37 et 38, quoique n'étant pas réunies, présentaient ensemble la valeur d'un corps d'armée.) et quatre divisions de réserve (51e, 52e, 53e et 69e). Il convenait encore d'affecter à cet ensemble une nombreuse cavalerie. Chacune des armées 1 et 2 n'avait pas besoin de plus d'une division de cavalerie; on pouvait en attribuer deux à la 3e armée et une à la 4. Il en restait cinq disponibles pour opérer dans la région de la riposte principale. On aurait ainsi disposé entre Sambre et Meuse de près de 350.000 hommes. On n'avait pas à craindre d'accumuler trop de monde dans cette région; car, au cas - à la rigueur possible - où les Allemands auraient prononcé leur principal effort par la rive droite de la Meuse, une partie de nos forces pouvaient s'engager contre eux en débouchant de la Meuse, de Namur à Givet.

 

Mais, en réalité, c'est par la rive gauche que nos adversaires devaient chercher l'action décisive avec les Ire et IIe armées, la IIIe ne devant jouer qu'un rôle secondaire par la rive droite. Dans ces conditions, c'est entre Sambre et Meuse que le gros de nos forces aurait prononcé la riposte à fond. On pouvait en former deux armées : celle de droite (5e) aurait compris les Corps 1, 3, 9, 10, avec une division d'Afrique, les 51e et 52e divisions de réserve et deux divisions de cavalerie, sous les ordres du général Lanrezac; celle de gauche (6e), les corps 7 et 18, la seconde division d'Afrique, le groupe Valabrègue (53e et 69e) et le corps de cavalerie Sordet.

 

Si le mouvement vers la gauche des corps 1, 3 et 10, qui étaient déjà entre la Meuse et l'Aisne, avait commencé le 12 août, ces trois corps auraient pu se trouver entre Givet et Maubeuge vers le 15. Si l'on avait disposé de réserves stratégiques susceptibles d'arriver rapidement par plusieurs voies, on aurait pu les faire suivre rapidement des corps 9, 18 et 19 utilisant les chemins de fer, tandis que les divisions de réserve arrivaient de Vervins par les voies de terre. Alors on pouvait peut-être songer à passer la Sambre pour appuyer l'armée belge concentrée sur la Gette, et être en mesure de tomber sur l'armée allemande de Bülow au moment où elle passait la Meuse aux environs de Huy.

 

Avec les dispositions qui ont été prises, une pareille opération n'était plus possible; mais, en évitant d'aller chercher l'ennemi au delà de la Sambre, on pouvait se préparer à livrer bataille entre Sambre et Meuse.

 

En commençant les mouvements de concentration le 15, l'ensemble des forces destinées à constituer les 5e et 6e armées pouvaient, le 20 août, être disposées de la manière suivante :

 

A la 5e armée. - Le 1er corps, avec une division de cavalerie, à hauteur de Dinant, surveillait les passages de la Meuse jusqu'à Namur; le 10e corps à Florennes, ayant derrière lui une division d'Afrique à Philippeville; le 3e à Walcourt; le 9e au delà de Givet, avec la brigade Mangin et une autre division de cavalerie à Givet même pour explorer la rive droite, les divisions de réserve 51 et .52 surveillant la Meuse entre Givet et Monthermé. Cette dernière division devait, de plus, se lier avec le corps de gauche de la 4e armée établi sur la Semoy à gauche de Bouillon avec la 60e division de réserve.

 

A la 6e armée. - Le 18e corps entre Merbes-le-Château et Beaumont, les divisions du groupe Valabrègue au delà et en deçà de Beaumont; le 7e corps entre Maubeuge et Avesnes, la seconde division d'Afrique sur la rive gauche de la Sambre pour appuyer le corps Sordet vers Binche et Fontaine-Levêque.

 

Le 21 août, sans songer à prendre l'offensive au delà de la Sambre, on pouvait y porter de forts détachements des corps 10 et 3, qui auraient eu l'ordre, en cas d'attaque, de se retirer en défendant le terrain pied à pied. Dans le fait, on aurait été attaqué, ce jour-là, par les Allemands, mais on n'aurait eu à céder le terrain que de quelques kilomètres. Le lendemain (22), on opérait de même, se retirant lentement dans les directions de Florennes et de Walcourt où l'on aurait organisé avec soin une position défensive. Dans cette journée, le 9" corps pousse sa division de tète près de Dinant, la seconde jusqu'à Hastière (Si l'on avait évité la défaite de Morhange, on aurait pu disposer, en temps voulu, du 9e corps d'armée tout entier.), les divisions 51 et 52 descendent l'une au delà de Givet, l'autre à hauteur de Fumay.

 

A la 6e armée, pendant que les Anglais vont occuper leurs positions à gauche et à droite de Mons, le 7e corps, traversant la Sambre à Maubeuge, l'après-midi, va s'établir à hauteur de Merbes-le-Château, se reliant à droite au 18e corps, et à gauche au corps Sordet établi vers Binche avec la 37e division.

 

On se dispose à la bataille pour le 23, et, pendant qu'on s'y prépare, les 3e et 4e armées ont dû entrer en opérations de manière à retenir sur la rive droite le plus d'Allemands possible, mais sans pousser nulle part une attaque à fond; dès le 21, la 3e armée entre en action à droite de Montmédy; le 22, la 4e agit surtout en avant de la Semoy, entre Bouillon et Paliseul. D'un côté comme de l'autre, on est prêt à se retirer en combattant si l'on se trouve en présence de forces supérieures, de manière à s'établir sur des positions reconnues et fortifiées.

 

Avec ces dispositions, on est prêt pour la bataille décisive entre Sambre et Meuse.

 

Dans la matinée du 23, les corps 10 et 3 continuent le combat en retraite sur Florennes et Walcourt; mais, dès que l'attaque allemande est bien dessinée, le 1er corps attaque à fond la gauche allemande en pivotant autour de Florennes. Dès que son action se fait sentir, la 38e division participe à l'attaque immédiatement à droite de Florennes. C'est à peu près ce qu'a prescrit le général Lanrezac, et l'apparition du 1er corps suffit à arrêter quelque temps l'offensive de la garde prussienne contre le 10e corps; mais bientôt ce fut le 1er corps français qui fut amené à renoncer à l'attaque parce que des troupes de la IIIe armée allemande avaient passé la Meuse derrière lui, en refoulant la 51e division qui s'était montrée incapable de s'opposer au passage.

 

Pour assurer son mouvement sur la Sambre, Lanrezac aurait voulu que la 4e armée s'avançât en même temps par la rive droite de la Meuse au moins jusqu'à la Lesse; mais il eût bien mieux valu qu'il eût avec lui le 9e corps sur la rive gauche. Car la 4e armée pouvait être arrêtée sur la Semoy, comme cela eut lieu en réalité, tandis que, sur la rive gauche, rien ne pouvait empêcher le 9e corps de remplir son rôle de protection. On disposait encore de la division marocaine qui a commencé à débarquer à Mézières à partir du 20. C'eût été plus que suffisant pour empêcher les Allemands de passer la Meuse entre Givet et Namur. Dès lors, le 1er corps pouvait pousser son attaque à fond sur le flanc gauche de la garde prussienne. En même temps, du côté opposé, le 18e corps descend la Sambre par la rive droite pour attaquer les Allemands en marche sur Walcourt. Le groupe Valabrègue a pour mission de le relier au 3e corps. Enfin, sur la. rive gauche, le 7e corps prend également l'offensive de concert avec le corps Sordet et la division d'Afrique.

 

En somme, en adoptant les dispositions que nous venons d'indiquer on était conduit à appliquer la doctrine de von Schlieffen, car, pendant que les corps 10 et 3 tenaient bon au centre, on s'efforçait de déborder l'ennemi par les deux ailes; or, il est bien certain qu'on avait toutes les chances de lui infliger une défaite complète. Car, même en supposant qu'une division du 9e corps, avec les divisions 51 et 52, fût nécessaire, pour défendre les passages de. la Meuse de Monthermé à Dinant contre les troupes de la IIIe armée allemande, on disposait encore d'environ 280.000 hommes pour agir contre la IIe qui était fort inférieure en nombre. Cette armée, en effet, ne comprenait que les corps VII, X et garde, avec les corps de réserve correspondants; mais le gros du VIIe corps de réserve était autour de Namur qui, le 23 au matin, tenait encore, et le VIIe corps actif a marché par la rive gauche de la Sambre, de sorte que les corps X et garde (actifs et de réserve) ont seuls passé la Sambre, formant ensemble moins de 150.000 hommes, tandis que les corps 1, 3, 10, 18, avec les divisions 38, 53 et 69, en auraient eu plus de 200.000. Quant au VIIe corps allemand débouchant de Fontaine-Lévêque dans la direction de Maubeuge, il aurait eu devant lui le 7e corps français avec la cavalerie Sordet et la 37e division, qui, formant ensemble plus de 50.000 hommes, en auraient eu facilement raison. On pouvait donc espérer bousculer la IIe armée allemande, rejeter sur la Sambre la partie principale, dont la retraite eût été compromise, car, notre extrême-gauche poussant devant elle le VIIe corps pouvait arriver à Charleroi par la rive gauche de la Sambre, et en même temps une division de cavalerie marchait à la droite du 1er corps et soutenu par une division du 9e pouvait, le jour même, arriver à Namur

 

Avec ces dispositions, on avait toutes les chances de gagner une grande bataille sur la IIe armée allemande, et, en lui infligeant de grosses pertes, on aurait rompu complètement le front ennemi et arrêté net l'invasion. Peu importait que, pendant ce temps, l'ennemi eût fait dans les Ardennes, à droite ou à gauche de Montmédy, quelques progrès qui ne pouvaient avoir de conséquences redoutables. Il en était de même du côté opposé. Il est certain que la victoire obtenue entre Sambre et Meuse n'aurait pas empêché le mouvement débordant de l'armée von Kluck contre la gauche des Anglais; mais, après avoir bousculé l'armée de von Bülow, on aurait trouvé rapidement le moyen d'arrêter la manœuvre de son collègue. On peut même dire que, si von Kluck y avait persisté, il aurait à son tour éprouvé une défaite irrémédiable.

 

La Ire armée allemande était la plus nombreuse et la plus fortement constituée; elle comprenait quatre corps actifs (IIe, IIIe IVe, IXe) et trois corps de réserve (IIIe, IVe et IXe); mais, le 23 août, ces forces étaient loin d'être concentrées : deux des corps de réserve (IIIe et IXe) étaient établis vis-à-vis d'Anvers; le IIe corps avait été poussé jusqu'à la Dender à Ninove, et le IVe corps par Bruxelles sur Enghein, ayant près de lui le IVe de réserve; le IIIe et le IXe étaient dans la région de Nivelles le 22, ce dernier se reliant avec le corps de droite de la IIe armée.

 

Il semble que d'abord les Allemands se seraient complètement mépris sur la situation de l'armée anglaise; ils s'attendaient à en voir débarquer une fraction importante à Calais et Boulogne (Général Palat, loc. cit. tome III, page 339.) pour marcher sur Bruxelles en cherchant à donner la main à l'armée belge, et c'est pour s'y opposer qu'ils avaient dirigé plusieurs corps au delà de Bruxelles dans la direction de l'Ouest. Ce n'est que dans l'après-midi du 22 qu'ils furent avisés que le gros de l'armée anglaise se trouvait entre la Sambre et l'Escaut. Les corps III et IX furent alors dirigés vers Maubeuge, et les corps II, IV et IV de réserve eurent l'ordre de remonter l'Escaut pour atteindre Valenciennes et Cambrai. Le 23, les Anglais, établis à gauche et à droite de Mons, n'eurent affaire qu'aux corps IX et III et à une fraction du IVe. Ils avaient résisté victorieusement; mais, avisé dans la soirée, par le général Joffre, qu'ils étaient menacés d'un mouvement tournant exécuté par plusieurs corps, le maréchal French avait pris ses dispositions pour battre en retraite le 24, à la pointe du jour.

Si les opérations des armées françaises avaient été conduites comme nous l'avons exposé plus haut, la gauche des Anglais n'en eût pas moins été dans une situation périlleuse, et le mouvement rétrograde eût toujours été nécessaire; mais, au lieu de se prolonger les jours suivants, - comme cela eut lieu dans la réalité, - il aurait pu être arrêté dès le 25, car les deux corps anglais pouvaient être rapidement appuyés à droite et à gauche par d'importants renforts. D'une part, la 19e brigade anglaise (Général Palat, loc. cit. tome III, page 340.) employée à la protection des communications était immédiatement disponible; de plus, la 4e division, qui venait de débarquer au Cateau, était également prête à entrer en ligne. C'eût été une force d'environ 20.000 hommes qui pouvait joindre l'armée revenant de Mons pendant qu'elle s'établissait à hauteur de Maubeuge et de la forêt de Mormal. En même temps, le gros de la 6e armée française pouvait intervenir à la droite des Anglais sur la gauche de la Sambre, car la 5e eût été suffisante pour suivre l'armée de Bülow battue et contenir celle de Hausen : dès le 24, le 18e corps pouvait passer la Sambre vers Thuin et se joindre au corps Sordet pour attaquer le IXe corps, pendant que le 7e corps poussait le VIIe allemand au delà de Charleroi. En même temps, le corps de gauche de la 5e armée (le 3e) passait la Sambre à Marchiennes et rendait disponible le 7e qui, le jour suivant, pouvait lui aussi se retourner à gauche en même temps que le groupe Valabrègue. La 6e armée, comprenant ainsi 120.000 hommes, pouvait se concerter avec l'armée anglaise, forte de 80.000, pour combattre la Ire armée allemande.

 

Il faut remarquer que, pendant que sur le principal champ de bataille on cherchait l'enveloppement d'après la doctrine de Schlieffen, on obtenait pour l'ensemble du front une rupture stratégique qui permettait de s'attacher ensuite à la Ire armée allemande avec des forces égales.

 

Il est probable que, dans ces conditions, von. Kluck n'aurait pas persisté dans son mouvement tournant, et qu'il aurait employé toutes ses forces à reprendre ses communications sur Liège. Il n'eût sans doute pas été possible de l'en empêcher, car il aurait disposé, lui aussi, de plus de 200.000 hommes, et Bülow n'aurait pas été complètement désorganisé; mais les armées allemandes ne se seraient pas retirées, sans faire de grosses pertes en hommes et en matériel; car il ne faut pas oublier que l'armée belge était intacte et que, dès que le mouvement rétrograde des Allemands lui aurait été signalé, elle se serait reportée en avant.

 

Mais. nous le répétons, pour obtenir de pareils résultats, il fallait se tenir prêt à la défensive partout ailleurs, dans les Ardennes comme en Lorraine, en ne s'y engageant que dans la mesure nécessaire pour ôter aux forces opposées la liberté de leurs mouvements.

 

En se mettant à ce point de vue pour combiner les opérations de nos diverses armées, il était essentiel de tenir compte du temps et de l'espace, c'est-à-dire des distances qui séparaient les secteurs secondaires du secteur principal. Ainsi, prévoyant la bataille entre Sambre et Meuse pour le 23 ou le 24, il ne fallait pas attendre cette date pour agir en Lorraine, parce que les événements qui s'y dérouleraient ne pouvaient plus avoir de répercussion immédiate sur les péripéties de la bataille décisive. Dès le 15, on pouvait entrer en action en avant de la Meurthe de manière à y retenir les forces ennemies qui s'y trouvent en les tenant sous la menace d'une véritable offensive, mais sans chercher à aller plus loin que Château-Salins, et en se tenant prêt à reculer sur des positions choisies, si on rencontrait des forces supérieures, car alors le but eût été atteint en temps utile. Dans les Ardennes, on aurait opéré de la même manière en avant de Montmédy et de Carignan, mais seulement à partir du 21, de manière à arrêter le mouvement des Allemands vers l'Ouest. Pendant ce temps, les deux corps établis sur la Semoy, de Bouillon à Monthermé, se tenaient prêts à en déboucher le 23 au moment de la riposte à fond de la 5e armée.

 

En résumé, nous dirons que la riposte devait se propager de la droite à la gauche, en se montrant de plus en plus intense, et qu'elle ne devait être conduite à fond qu'entre Sambre et Meuse. Là seulement il fallait chercher la victoire décisive que l'on ne pouvait obtenir nulle part en s'engageant sur tout le front d'une manière uniforme.

 

Nous croyons donc que, au mois d'août 1914, nous avions le moyen de briser dès le début l'invasion allemande; mais il fallait pour cela posséder de bons principes de guerre, ceux qui résultent de tous les enseignements de l'histoire, et spécialement de l'étude des guerres napoléoniennes, bien apprécier les valeurs relatives des diverses parties de notre frontière, en se rendant compte qu'il ne fallait pas adopter partout le même genre de guerre.

 

On peut dire, au contraire, que ces principes - aussi vrais à notre époque qu'il y a cent ans, parce qu'ils tiennent à l'essence même de la guerre, - avaient été négligés, sinon oubliés dans les hautes sphères de l'armée française. On n'a pas compris que, dans la conduite des grandes opérations militaires, il y a toujours une opération principale à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. Si l'on avait été bien pénétré de cette idée fondamentale, et qu'en même temps on eût été convaincu qu'il fallait renoncer à l'offensive initiale, on eût été naturellement conduit à la seule solution juste, car alors tout se réduisait à trouver la zone qu'il fallait choisir pour effectuer une riposte susceptible d'amener une victoire décisive, et on y aurait été logiquement conduit par l'étude de la frontière combinée avec les renseignements que l'on avait pu recueillir sur les mouvements de l'ennemi. On devait d'ailleurs se dire à l'avance qu'on n'aurait jamais que des données incomplètes. On voit quelques écrivains reprocher à notre état-major l'insuffisance de notre service de renseignements sous le prétexte qu'on n'a jamais bien connu la situation des armées ennemies. A notre avis, ce reproche n'est pas justifie : dans les armées les mieux conduites, on n'a jamais pu pénétrer complètement la distribution des forces adverses. Ainsi, en 18o6, non seulement Napoléon, à la veille d'Iéna, ne connaissait pas exactement la situation des armées prussiennes, mais même après la bataille il n'avait à ce sujet que des données incomplètes, et, quand l'aide de camp de Davout vint lui rendre compte que le 3e corps avait eu devant lui, à Auestaedt, toute l'armée du roi de Prusse, il ne sut que lui répondre : "Votre maréchal y voit double" et ce ne fut que plus tard qu'il fut amené à reconnaître son erreur. En 1809, il en est de même : après l'a bataille d'Abensberg, Napoléon se méprit complètement sur la retraite des Autrichiens; il croyait le gros du côté de Landshut, et il fallut les renseignements précis de Davout pour le convaincre que la partie principale de l'armée de l'archiduc Charles s'était retirée dans la direction de Ratisbonne. En 1870, pendant les opérations qui se sont déroulées autour de Metz, les Allemands n'ont jamais connu exactement la situation de l'armée française, pas plus avant, Rezonville qu'avant Saint-Privat. En prenant leurs dispositions, les chefs d'armée doivent donc raisonner seulement sur des possibilités et des probabilités, et non pas sur des certitudes; mais, comme le fait remarquer Napoléon, c'est justement pour cela qu'il faut avoir des principes : ce n'est qu'à cette condition qu'on est toujours en mesure de parer aux diverses éventualités qui peuvent se produire et qu'on ne saurait jamais prévoir d'une manière complète. Au milieu du mois d'août 1914, on était suffisamment renseigné sur la situation des armées ennemies pour prendre les dispositions judicieuses qu'elle comportait. On ne connaissait pas au juste l'effectif des forces allemandes qui avaient passé la Meuse au-dessous de Namur, mais on savait que, le 20, elles se répandaient de la Meuse jusqu'aux abords d'Anvers, que, par suite, nulle part elles n'étaient réunies. On devait donc penser qu'une fraction seulement déboucherait par Charleroi, et c'est celle-là qu'il fallait se préparer à contre-attaquer avec des forces supérieures.

 

Or, on y serait facilement arrivé en ramenant de l'Est les. forces qui n'y auraient pas été nécessaires, si on avait compris qu'il ne fallait pas prendre partout l'offensive. Au moins, à partir du 15, en cédant enfin aux sollicitations du général Lanrezac, et en l'autorisant à porter le gros de son armée vers la Sambre, on aurait dû renoncer à toute, offensive en Alsace et en Lorraine, et il suffisait de prendre cette détermination pour avoir, en temps voulu, 60.000 hommes de plus entre Sambre et Meuse. C'est la défaite de Morhange qui a conduit à retenir en avant de Nancy la moitié du 9e corps qui aurait été si utile sur la Meuse, et on n'en aurait pas eu besoin pour protéger la capitale de la Lorraine, si l'on avait adopté de ce côté le système de la défensive active. Rien n'empêchait en même temps d'enlever le 7e corps pour le ramener sur Maubeuge, au lieu de le lancer en Alsace dans une fâcheuse entreprise qui faisait le jeu des Allemands. En le mettant en mouvement seulement le 18, il serait encore arrivé sur la Sambre le 20 et le 21, c'est-à-dire assez tôt pour participer à la grande bataille.

 

Si l'on a échoué à Charleroi comme sur toutes, les autres parties de la frontière, c'est donc bien moins faute de renseignements suffisants sur les positions des Allemands que parce que les chefs de l'armée française n'appliquaient pas les principes essentiels relatifs à la conduite des grandes opérations militaires. Autrement, on aurait pu trouver le moyen d'avoir une victoire décisive du 22 au 24 août entre Sambre et Meuse. Nous ne voulons pas dire par là que cette victoire aurait amené la fin de la guerre, car les Allemands étaient en mesure de supporter un gros échec; mais c'eût été, dès le début, l'arrêt de leur offensive, l'invasion de la France écartée, la Belgique aux trois quarts délivrée.

 

Quoique cela nous éloigne complètement de la réalité, on peut se demander comment, après la victoire possible des Alliés sur la Sambre, il convenait de conduire les opérations.

 

D'abord, nous admettons que, dès que l'armée de Bülow aurait été rejetée au delà de la Sambre, celle de von Kluck, au lieu de s'acharner contre les Anglais, n'aurait songé qu'à revenir sur Liège. Elle aurait été suivie par le gros des forces françaises entraînant à leur gauche les armées anglaise et belge. Avec le reste de la 5e armée, on pouvait songer à passer la Meuse de Givet à Namur pour opérer sur la rive droite en combinant ses mouvements avec la 4e armée; mais nous pensons qu'une offensive ainsi conduite n'aurait donné que de médiocres résultats, parce que la 4e armée, avec la droite de la 5e, aurait trouvé devant elle les IIIe et IVe armées allemandes qui, en raison des difficultés du pays, auraient eu le moyen de défendre le terrain pied à pied. Nous croyons qu'il eût été bien préférable, en poussant les armées allemandes battues avec notre gauche renforcée des Anglais et des Belges, de préparer une puissante offensive qui, en débouchant de Verdun à la droite de la 3e armée, aurait pris pour objectif la région de Briey. A cet effet, un des corps de la 4e armée, - par exemple, le corps colonial, - pouvait être, amené par voie de terre sur Etain, par Stenay et Damvillers; en même temps, le 7e corps, embarqué à Aulnoye, aurait été ramené par voie ferrée sur Clermont-en-Argonne, d'où il aurait continué sur Verdun. De plus, il y avait à Paris deux divisions de réserve disponibles (61 et 62) qui auraient pu être dirigées sur Bar-le-Duc, d'où elles auraient marché par Saint-Mihiel sur la Woëvre. Enfin, on pouvait. prendre à chacune des armées de Lorraine un corps : par exemple, le 8e qui aurait été dirigé sur Toul pour marcher ensuite vers le Nord, et le 20e, qui aurait débouché par Frouard et Marbache sur la gauche de la Moselle. La victoire supposée en Belgique aurait rendu possibles ces prélèvements sur nos armées de Lorraine, si l'on avait évité les défaites de Sarrebourg et de Morhange.

 

Avec les corps : colonial, 7e, 8e, 20e, les deux divisions de réserve 61 et 62, et au moins une division de cavalerie, on pouvait constituer une nouvelle armée de près de 200.000 hommes qui aurait opéré entre Verdun et Metz en combinant ses mouvements avec la 3e armée. Comme nous l'avons dit, le premier objectif eût été la région de Briey (Autant la réunion d'une armée à Briey eût été dangereuse à l'ouverture des hostilités, autant elle eût été opportune à la suite d'une bataille gagnée sur la Sambre.), puis, laissant vis-à-vis de Metz le 20e corps avec quelques divisions de réserve, on aurait continué l'offensive vers le Luxembourg, entraînant avec soi la 4e armée.

 

Nous pouvions ainsi libérer le reste de la Belgique en même temps que la partie du territoire français qui avait été envahie.

 

En somme, la riposte française conduite comme nous venons de le dire comportait deux actes successifs : le premier se dénouant par une bataille gagnée sur la Sambre, aurait amené la libération de toute la partie de la Belgique située à gauche de la Meuse; le second, consistant en une grande offensive au nord-est de Verdun, nous aurait rendus maîtres de la région comprise entre la Meuse et la Moselle, de Liège à Trêves.

 

Mais, pour imaginer et réaliser de pareilles opérations, il fallait d'abord bien apprécier la valeur stratégique des divers théâtres d'opérations, et ensuite être pénétré de bons principes de guerre. Or, nous ne saurions trop le répéter, c'est justement ce qui faisait défaut dans les hautes sphères de notre armée; grisé par l'idée de l'offensive à outrance, on était convaincu qu'il suffisait de se porter partout en avant pour tout bousculer. Même en admettant que l'offensive fût possible quelque part, il aurait fallu au moins choisir un secteur limité, en s'efforçant d'y réunir tous les moyens d'obtenir un événement décisif, que l'on ne pouvait attendre de la bataille parallèle. Mais, au Centre des hautes études militaires, nombre d'esprits niaient l'utilité et même la réalité de la stratégie, de cette partie de l'art de-la guerre qui a pour objet la combinaison des mouvements des armées avant la bataille. Par suite, on était naturellement porté à ne rien combiner, et c'est ainsi que, sur tous les fronts, nous avons été conduits à livrer bataille dans des conditions désavantageuses.

 

Mais, en dehors de la conception même des opérations, on peut encore relever une mauvaise organisation du commandement. Ayant à diriger des armées nombreuses sur un théâtre si étendu, il convenait, au lieu d'avoir cinq ou six armées relevant directement du général en chef, de constituer des groupes ayant chacun leur chef avec une mission bien définie. On devait arriver plus tard à ce dispositif; dès l'ouverture des hostilités, il eût été opportun de l'adopter. Mais, pour y être conduit, il aurait fallu tout d'abord diviser la frontière en plusieurs secteurs distincts par leur importance et par le genre de guerre qu'on devait y conduire. Ainsi, si on avait admis qu'il convenait de se tenir sur la défensive dans la région des Vosges, il eût été convenable de mettre toutes les forces rassemblées de Belfort à Toul sous le commandement d'un chef relevant seul du généralissime et ayant sous ses ordres plusieurs subordonnés. On pouvait subdiviser son commandement en quatre groupements : d'abord, le secteur de Belfort, chargé de défendre la frontière depuis la Suisse jusqu'au col de Bussang; ensuite, la 1ère armée, de Gérardmer au fort de Manonvillers, aurait eu pour tâche d'occuper tous les passages des Vosges depuis la Schlucht jusqu'au delà de Saint-Dié et même jusqu'au Donon, et de s'y organiser avec soin de manière à tenir tous ces passages avec le moins de forces possible (le corps de gauche de cette armée se serait établi sur la. Vesouze, à Cirey et Blamont); puis la 2e armée, réunie de Manonvillers à la Moselle en avant de Frouard, aurait dû se porter sur la Seille, laissant l'ennemi sous la menace d'une attaque, mais en évitant d'aller trop loin dans la direction de la Sarre, et se tenant toujours prête à revenir, au besoin, sur des positions fortifiées en avant de Nancy et de Lunéville; enfin, le secteur de Toul aurait constitué la gauche de cet ensemble, appelé à opérer entre la Moselle et la Meuse, de Frouard à Commercy. Le chef de ces quatre groupes aurait eu à en diriger les mouvements, d'après les directives du généralissime, en les soutenant l'un par l'autre, suivant les besoins. Avec ces idées, les forces à rassembler sur ce théâtre d'opérations pouvaient être : à droite, le 7e corps avec tous ses éléments de réserve et territoriaux; à la 1re armée, les corps 13, 14 et 21; à la 2e, les corps 8, 15, 16 et 20 .(chacune de ces armées comprenant en outre plusieurs divisions de réserve); enfin, au secteur de Toul, deux ou trois divisions de réserve avec les territoriaux du 20e corps.

 

Il eût été convenable aussi de former en un seul groupe les 3e et 5e armées, la 4e restant provisoirement sous les ordres directs du général en chef.

 

Vers le 14 août, quand on aurait vu clair dans le jeu de l'ennemi, et que les divisions de réserve eussent été à peu près en place, on pouvait modifier le dispositif initial, en enlevant le 7 corps au groupe de Belfort, le 8e à la 2e armée. A ce moment, la 4e armée ayant été intercalée entre la 3e et la 5e, et une 6e armée ayant été formée à l'extrême-gauche, on aurait constitué un troisième groupe, sous un chef spécial chargé de diriger les opérations entre Sambre et Meuse, tandis que le deuxième groupe, formé des armées 3 et 4, agirait dans les Ardennes à droite de la Meuse.

 

Avec ces dispositions, le général en chef n'aurait eu que trois fils dans la main pour diriger l'ensemble des opérations; mais, nous le répétons, on ne pouvait y arriver qu'à la condition de diviser la frontière en plusieurs secteurs d'importance inégale, et en comprenant que, d'un côté, il fallait se tenir sur la défensive pour être en mesure de prononcer quelque part une riposte à fond.

 

La cause initiale de toutes les erreurs qui ont été commises réside donc bien dans une fausse appréciation des propriétés stratégiques de notre frontière. Comme le disait le général Lanrezac deux mois avant l'ouverture des hostilités, confirmant ainsi - probablement sans les connaître - les idées que j'avais exprimées trois ans plus tôt (Voir la République française des 6 et 13 mai 1911 articles reproduits en partie dans la "Guerre éventuelle", pages 139 et 140.), l'offensive en Lorraine et en Alsace est le vice capital du plan Joffre.

 

Mais il faut convenir en même temps que les erreurs de stratégie ne sont pas la seule cause de nos échecs.

 

D'abord, les Allemands avaient, dans l'ensemble, une supériorité numérique sensible; en outre, ils disposaient d'une artillerie lourde contre laquelle la nôtre ne pouvait pas lutter. Et il en était de même de l'aviation. De plus, leur tactique était beaucoup mieux appropriée que la nôtre à l'armement de notre époque. Ce n'est pas chez eux qu'on aurait vu de jeunes officiers mettre des gants blancs pour se porter à l'attaque en terrain découvert et y entraînant leurs troupes, malgré les ravages qu'y faisaient les mitrailleuses. Tout en ayant au plus haut degré le sentiment de l'offensive, nos adversaires ne la pratiquaient pas comme les anciens Gaulois, et ils ne dédaignaient pas de se servir de la fortification. Chez nous, au contraire, la thèse de l'offensive était admise au point de vue tactique aussi bien qu'au point de vue stratégique. Elle avait été développée d'une manière brillante au Centre des hautes études militaires par le colonel de Grandmaison qui, repoussant toute mesure de prudence, n'a pas craint de dire que, dans l'offensive, l'imprudence était la meilleure des sûretés. Cette doctrine était d'autant plus facilement acceptée qu'elle répondait au tempérament national, et on ne saurait dire combien de milliers de victimes ont été, sacrifiées inutilement par son application.

 

Toutes ces défectuosités se sont manifestées avec évidence : on devait les corriger rapidement, et ce n'eût pas été une raison :suffisante pour être battu, si elles avaient été compensées par une stratégie judicieuse. Mais, au contraire, toutes les conditions de la victoire, sauf le courage des troupes, se sont trouvées du côté des Allemands.

 

Dans une longue étude publiée par la Revue de Paris (Revue de Paris, n° des 15 février, 15 mars et 15 avril 1920.), un auteur anonyme s'est proposé de mettre en relief tous les mérites du plan Joffre, et de rechercher les, causes de tous nos échecs. L'auteur écarte d'abord notre infériorité numérique, faisant observer qu'elle n'était pas très sensible si on tient compte des armées anglaise et belge. Il pense, en outre, qu'il ne faut pas non plus chercher la cause des résultats obtenus dans la conception des commandants en chef, qui étaient de taille à se mesurer et à s'étreindre. Il exprime l'avis (page 513) que le mouvement de l'aile droite allemande était fort risqué, et que c'est pour cela que le commandement suprême dut attendre, avant de déclencher sa manœuvre, que la solidité de son pivot fût bien établie dans le Luxembourg. Mais cela prouve seulement que l'esprit offensif, quoique très développé chez nos adversaires, n'était pas exclusif de toute prudence, et cette mentalité, en opposition avec la doctrine du colonel de Grandmaison, n'en était pas moins fort judicieuse. Visant une bataille décisive, les Allemands ne voulaient l'engager, qu'avec toutes leurs forces, et c'est la véritable, explication de la durée qui s'écoula entre l'attaque de Liège et la mise en mouvement des colonnes des armées débordantes. Il fallait non seulement que la concentration des armées allemandes fût terminée, mais aussi qu'elles eussent un libre passage à Liège, dont les derniers forts n'ont été pris que le 17.

 

Ce n'est pas qu'il n'y eût aucun moyen de parer à l'offensive allemande telle qu'elle a été conduite : nous avons essayé, dans les pages précédentes de prouver que ce moyen existait réellement. Mais on ne s'est pas douté, de notre côté, des procédés qu'il fallait employer pour y réussir. Nous estimons que vis-à-vis du plan aussi grandiose que judicieux des Allemands, il n'était pas possible d'en imaginer un qui fût moins heureusement conçu que celui du général Joffre. A moins d'être profondément modifié dans ses parties essentielles en temps utile, il conduisait à une défaite générale et inévitable.

 

Ne voulant pas en voir la cause dans les dispositions du chef, l'auteur dont nous parlons l'attribue à l'insuffisance de la préparation des troupes, à leur mauvaise tactique, à la liaison insuffisante de l'artillerie et de l'infanterie, et à une mauvaise organisation du commandement suprême résultant de l'indépendance des armées belge et anglaise vis-à-vis du chef de l'armée française. Sans doute, tout cela contient quelque vérité; mais toutes ces causes sont secondaires vis-à-vis des vices de la direction suprême.

 

Où nous croyons surtout devoir protester, c'est lorsque l'auteur soutient que l'échec de la bataille des frontières incombe pour une part importante au commandant de notre aile gauche (Revue de Paris, n° d'avril 1920, page 519.). Nous estimons, au contraire, que, si, dans ces conjonctures difficiles, un de nos chefs a montré un vrai mérite : c'est le général Lanrezac. C'est lui qui rapidement a vu clair dans le jeu des Allemands, parce qu'il l'avait entrevu à l'avance. C'est lui qui,. ensuite, a empêché le désastre de l'armée française, d'abord en s'abstenant d'aller chercher l'ennemi au delà de la Sambre avec des forces très inférieures, et ensuite en prescrivant sans hésitation la retraite de son armée, lorsqu'elle était menacée d'être débordée sur ses deux ailes.

 

La Revue de Paris reproche au général Lanrezac d'avoir, par son insistance, amené le général Joffre à modifier son plan initial; et, pour soutenir cette thèse, elle examine ce qui serait arrivé si ce plan avait été exécuté résolument, dès que les 4e et 5e armées se trouvèrent prêtes à se porter en avant, et elle affirme que l'on avait des chances sérieuses d'arrêter l'invasion de la Belgique. Que l'on se soit bercé de pareilles illusions à l'ouverture des hostilités, c'est à la rigueur concevable; mais qu'on ait pu y persister, six ans après les événements, cela dénote un regrettable aveuglement de la part de l'écrivain qui tente de justifier ainsi les dispositions contenues dans le plan XVII. Assurément, si, en débouchant de la Meuse et de la Chiers dans les directions de Neufchâteau et d'Arlon, en eût complètement battu l'armée allemande en marche vers l'Ouest, non seulement on l'aurait obligée à la retraite, mais en même temps on aurait arrêté net toute tentative d'invasion de la Belgique par la rive gauche de la Meuse. C'est ce que j'expliquais près d'un an avant la guerre (Voir l'article de la République française du 2 septembre 1913 reproduit, en partie à la page 225 de l'ouvrage de M. de Bourcet intitulé L'art de la guerre et le colonel Grouard (Nouvelle librairie nationale)., mais j'ajoutais que nous n'avions aucune chance de réaliser un pareil programme.

 

En y regardant de près, il n'est pas possible d'hésiter sur ce qui serait arrivé si, à partir du 14 août, les armées françaises réunies sur la frontière de Belgique s'étaient portées en avant pour marcher par les Ardennes à la rencontre de l'ennemi. D'abord, il est hors de doute que, dès que ce mouvement aurait été dessiné, c'est-à-dire le 16 ou le 17, il aurait empêché le passage de la Meuse par l'armée de Bülow entre Liège et Namur. Au lieu de marcher vers le Nord-Ouest, cette armée se serait dirigée vers le Sud-Ouest en se liant à gauche avec l'armée de von Hausen. Les armées françaises 3, 4 et 5 auraient donc eu devant elles les IIe IIIe IVe et Ve armées allemandes qui comprenaient dix-neuf corps, alors qu'elles n'en avaient elles-mêmes que quatorze avec quelques divisions de réserve. Or, même sans être inférieures en nombre, nos 3e et 4e armées ont été battues sur tout leur front et obligées à une retraite immédiate. Est-il admissible qu'elles avaient la moindre chance de succès en se trouvant en présence de forces supérieures de plus de 100.000 hommes ? Dès le premier contact, la supériorité des Allemands se serait affirmée, en même temps que l'impuissance des armées françaises. La supériorité de l'ennemi était telle que l'armée de Bülow, tout en refoulant la gauche de notre 5e armée, avait le moyen d'étendre sa droite jusqu'à la Meuse, d'investir Namur sur les deux rives du fleuve et de pousser un corps jusqu'à Dinant. En même temps, l'armée de von Kluck, qui comprenait sept corps, tout en rejetant les Belges sur Anvers, aurait porté, le gros de ses forces sur la Sambre, qu'elle aurait passée sans obstacle, se reliant par Dinant à la droite de l'armée de Bülow. Elle aurait ensuite, remonté la Meuse jusqu'à Givet et Mézières, car ce n'est pas l'arrivée tardive des Anglais qui l'aurait arrêtée. Et on peut se demander ce que serait devenue notre 5e armée, déjà engagée sur la Semoy contre des forces supérieures. Coupée de ses communications avec Paris, elle était vouée à un désastre irréparable dans lequel elle aurait entraîné la 4e et la 3e armée. Voilà ce que nous promettait le plan XVII appliqué à la lettre.. Nous pouvons donc conclure en disant que l'intervention du général Lanrezac a été des plus heureuses. La partie était si mal engagée qu'on devait néanmoins la perdre; mais il n'était pas impossible d'en rappeler, car, en prolongeant notre aile gauche jusqu'à la Sambre, nous avons pu empêcher. l'ennemi de nous étreindre, et nous avions le moyen de lui échapper, à la condition de nous dérober sans hésitation. Or, c'était ce que l'on devait faire, grâce encore à l'initiative du chef de la 5e armée; car, le soir du 23 août, le général Lanrezac, comme le maréchal French, avait jugé que la retraite était nécessaire. Elle devait commencer le lendemain, entraînant celle des 3e et 4e armées qui autrement, auraient sans doute pu tenir quelque temps à proximité de la frontière belge. Cette retraite d'ensemble ne devait s'arrêter qu'après avoir passé la Marne; mais c'était la condition essentielle à réaliser si l'on voulait nourrir l'espoir d'une revanche.

 

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