LA RETRAITE DE LA B.E.F., VUE PAR UN AVIATEUR BRITANNIQUE
Article dans la Série "History of the first world war" Volume 1 N° 10
Publié par Purnell/BPC publishing Londres 1969
Merci à Alex Nicolsky qui a traduit ce texte très intéressant et nous l'a transmis
"La Grande Retraite"
extrait de "Recollections of an Airman" par J.A. Strange
Le 24 août des obus allemands sont tombés tout près de notre terrain. La bataille de Mons approchait de son dénouement et la fameuse grande retraite avait commencé., mais nous n'étions pas démoralisés du tout. Notre convoi avait du partir d'urgence avant l'aube mais ce n'est que vers le milieu de la matinée que nous décollâmes vers Le Cateau où un aérodrome provisoire avait été aménagé. Je me souviens qu'un Henri Farman a eu des problèmes avec son moteur juste avant le départ et qu'il dut être abandonné. Il fallut le brûler afin qu'il ne tombe pas aux mains de l'ennemi et la colonne de fumée en fut notre dernière vision de l'aérodrome de Maubeuge.
On n'avait pas été logé et nous dormions dans nos porte-manteaux près des avions. le lendemain nous réalisâmes rapidement qu'il se passait des choses graves; Nous étions sous le feu; des obus explosaient ici et là et on voyait tout le temps des troupes en mouvement. Nous fîmes quelques vols de reconnaissance et, descendant bas, j'eus le choc d'apercevoir le gris-vert des tenues allemandes dans des villages où nos troupes étaient encore la veille. Les allemands se mirent à tirer quand ils me virent mais ma machine ne reçut pas de dommages. D'en haut je voyais de violents combats se dérouler en des lieux isolés, alors que regardant de l'autre côté, à un mille de là il y avait des fourgons, des troupes et des canons mélangés, c'était le début de la grande retraite.
Lorsque je revins de ma reconnaissance à l'aube au terrain, qui était notre aérodrome au Cateau, je ne vis plus ni avions ni véhicules…Une grande bataille était en cours, et la seule chose à faire était de voler cap au sud et d'essayer de retrouver notre escadrille. Nous scrutions les routes lorsque enfin nous aperçûmes ce cher camion rouge de "Bovril". J'atterris alors avec mon Henri Farman à côté de la route et j'attendis que le convoi arrive. quand il arriva, je reçus l'ordre de faire une autre reconnaissance et de me rendre à un autre aérodrome près de St Quentin.
Cette nouvelle mission me menait en direction de Valenciennes et de Maubeuge. A ce dernier endroit, je fus surpris de voir des tirs violents autour des vieux forts, alors que je croyais qu'ils seraient déjà aux mains des allemands. Revenant enfin à St Quentin je découvris que notre aérodrome était un champ de blé moissonné il y avait peu. Un grand L formé avec des gerbes de blé nous montrait où atterrir.
Nous eûmes la chance de faire un vraiment bon dîner ce soir-là à St Quentin, mais des lits étaient un luxe hors de portée et nous dûmes une fois de plus dormir dans nos porte-manteaux sur le terrain. Nous mîmes des gerbes autour des avions et nous couchâmes sur d'autres.
Je m'endormis au son de tirs lointains et mes dernières pensées, avant le sommeil, furent pour ces forts de Maubeuge que j'imaginais comme des rochers entourés par la marée montante. Réfléchissant vaguement au temps que les réservistes français qui les occupaient allaient pouvoir tenir, il me paraissait quasiment impossible de réaliser qu'à peine quelques jours auparavant, nous étions tranquillement installés au soleil dans ce même Maubeuge. Notre couchage improvisé nous paraissait assez confortable, mais on se réveilla le corps endolori en soupirant avec le regret des lits douillets de l'Hôtel de Ville de Maubeuge où nous étions logés et des magnifiques omelettes que Renée nôtre hôtesse nous avait préparés pour le breakfast.
Le 27 Août fut un jour de grande anxiété pour nos troupes parce que de nouvelles masses de troupes allemandes avaient été repérées, progressant vers l'ouest pour contourner nôtre flanc gauche. Les cavaliers de Smith Dorrien se distinguèrent dans leurs actions d'arrière garde, chargeant l'ennemi à maintes reprises avec l'élan qui était caractéristique de leur commandant. D'en l'air je pouvais voir des attelages d'artillerie au galop vers l'arrière, et trop souvent des canons tirer en tir tendu, sans correction. Pendant ce temps, nos quelques pauvres aéroplanes faisaient de leur mieux pour informer l'état major de ce qui se passait, et puis de temps à autre nous avions l'occasion de donner un coup de main à nos forces terrestres, prises dans une escarmouche particulièrement violente ou de harasser les plus denses des hordes ennemies en leur jetant des bombes d'essence, des grenades à main ou les flèches d'acier connues sous l'appellation de "fléchettes".
Après une dure journée, nous nous installâmes pour une autre nuit dans notre champ de blé. Le beau temps s'était gâté, des orages furent suivis par une pluie fine et persistante qui ne promettait pas une nuit confortable. Mais avant que nous ayons eu le temps de penser au dîner, des obus commencèrent à faire voltiger les gerbes de blé et tous les avions partirent en hâte pour La Fère. Il n'y avait pas d'aérodrome aménagé et nos avions se posèrent là où ils pouvaient dans les champs autour du bourg. Comme il n'avait aucune chance pour rassembler l'escadrille 5 ce soir là, je passai la nuit à aider un officier d'état-major à diriger les isolés vers des centres de regroupement. Nous étions à la jonction de quatre routes, à indiquer aux hommes provenant de divisions différentes où se trouvaient les points de ralliement de leurs unités.
Nous avons entendu bien des histoires cette nuit là – des histoires sinistres de régiments entiers anéantis, et c'était une vision sinistre que de voir le retour de ces troupes magnifiques que nous avions vu marcher vers Mons il y a si peu. Quelques uns n'avaient plus leurs armes, plus de capotes, parfois plus leurs brodequins, leurs pieds enveloppés dans leurs bandes molletières. Tous étaient épuisés par des combats et des marches incessants, mais si ils n'étaient pas ce qu'on peut à décrire comme en ordre, ils n'en étaient pas moins obéissants et apparemment heureux d'entendre la voix de l'autorité. Le souvenir de cette nuit est encore vivant dans ma mémoire, car il y eut bien des alarmes et notre situation était des plus incertaines.
Dans mon journal je lis cependant que le 28 Août était porteur de plus d'espoir. Voilà ce que j'y ai noté:
28 Août - Je suis de liaison pour la journée. J'ai volé toute la journée depuis La Fère avec des messages. Le temps est lourd avec de gros orages, l'avion est détrempé et ne monte plus bien du tout. La retraite est hâtive mais en bon ordre. Il y a beaucoup d'isolés et de la confusion sur les axes de retraite, mais on voit une discipline parfaite et l'ordre en remontant sur le front des combats, qui est en fait, difficile à déterminer parce qu'il y a de nombreux petits combats séparés se déroulant en des endroits isolés, certains tellement abandonnés que ce ne sont manifestement que de dernières résistances désespérées déjà éloignées et sans aucun espoir de retraite. J'ai vu un régiment de cavalerie britannique écraser deux escadrons d'Uhlans qu'ils ont pris totalement au dépourvu et qu'ils ont sabré complètement. je mange n'importe quoi à n'importe quelle heure, pas encore de courrier.
Ce soir là, je n'ai eu qu'un frugal dîner de pain et de chocolat, mais j'ai eu un excellent lit dans la maison du maire. Mais, hélas, je n'ai pas eu de repos, car vers 2 heures du matin j'ai été réveillé par des tirs de fusil dans la rue. Je suis sorti par le jardin derrière la maison et je suis allé à mon avion pour y rester jusqu'à l'aube. Le capitaine Bonham-Carter est arrivé et nous sommes partis faire une reconnaissance au plus tôt, nous sentant bien plus en sécurité une fois en l'air. Ce soir là nous nous sommes posés sur le champ de courses à Compiègne, quel régal après les champs qui nous ont servi d'aérodromes.
J'ai passé ma matinée du 28 à bricoler un nouveau type de bombe à essence sur mon Henri Farman et l'après midi , avec Penn Gaskell, nous sommes allés l'essayer. Nous avons largué des bombes des deux côtés de la route au nord de St Quentin où nous avons rencontré beaucoup de véhicules allemands, revenant 10 minutes plus tard, nous les avons trouvé en mouvement vers le sud, nous sommes alors descendus très bas et nous avons suivi la route. Nous sommes parvenus à placer notre troisième bombe sur un camion qui a pris feu et est allé au fossé, celui qui le suivait a pris feu également, et ils brûlaient très fort quand nous les avons perdu de vue. Ce n'était pas une grosse perte pour l'armée allemande, mais nous étions très satisfaits de nous mêmes quand nous sommes rentrés. Le même soir un avion allemand a largué trois bombes sur notre aérodrome, dont une tout près de notre convoi routier, mais heureusement elle n'a pas explosé. Nous avons couru chercher les éclats des bombes en guis de souvenirs et nous avons constaté qu'elles étaient pleines de billes de shrapnell.
Je ne me souviens plus si l'avion était un Albatros que Spratt a descendu. Il volait sur un Sopwith Tabloïd et obligea l'adversaire à se poser en tournant autour et en faisant mine de l'attaquer. en fait, il n'avait plus de munitions, mais le bluff a réussi et les allemands furent faits prisonniers.
Le 30 Août nous fîmes encore un pas en arrière pour nous poser à Senlis. L'arrêt à Senlis ne fut pas long, car le soir même nous sommes allés à Juilly où nous eûmes un moment d'émotion que les anciens ne sont pas prêt d'oublier. Nous sommes restés sur pied toute la nuit, improvisant une sorte de barrage autour du champ ou étaient parqués nos avions, suite à la rumeur sur l'existence d'une formation importante d'Uhlans dans les bois environnants. Il a même été envisagé que nous décollions avec nos avions dans le noir, ce qui aurait été une grande première si on l'avait fait parce que le vol de nuit n'existait guère à l'époque. toutefois, avec l'aide d'un escadron de l'Irish Light Horse nous avons veillé toute la nuit. Il y a bien eu de fausses alertes, mais les seuls envahisseurs de notre aérodrome cette nuit là ne furent que des réfugiés, fuyant la zone des combats.
Nous décollâmes avant l'aube pour aller nous poser plus au sud (ndt: de la Marne) quelques uns de nos avions allant à Serris, (ndt aujourd'hui Eurodisney) un petit village pas loin de Paris, les autres allant à Pezarches. En fait, nous ne partions pas trop tôt: un Henri Farman du 3éme Squadron qui a eu des problèmes de moteur a dû être abandonné et brûlé, mais les mécaniciens avaient ordre de démonter le moteur. a peine l'avaient-ils chargé sur une charrette, qu'ils partirent aussitôt, les balles allemandes leur sifflant aux oreilles.
Comme à l'accoutumée, les allemands avaient repéré notre terrain à Serris et nous ont rendu visite. Ils avaient un flair extraordinaire pour trouver où nous étions à peine arrivés, aussi, nous n'étions pas surpris de les voir là. Norman Spratt décolla pour en faire voir à ceux qui troublaient notre repos et parvint à tirer dessus au revolver de très près, mais apparemment sans lui faire de mal. Désespéré il atterrit et attacha une grenade au bout d'un long câble: sa brillante idée était de voler au dessus du boche et de toucher son hélice avec la grenade, mais j'étais très sceptique sur les chances qu'il aurait d'en descendre un de cette manière, je ne pense pas qu'il y soit arrivé.
Gordon Bell sur son Bristol Scout est un autre pilote qui s'est distingué pendant la Grande Retraite. Comme Spratt, il volait sur un avion qui était fragile du train d'atterrissage et j'admirais toujours comment ces deux pilotes décollaient et atterrissaient sur de petits champs irréguliers sans endommager leurs appareils. Mais il a été blessé peu après et dût rentrer en angleterre. Il avait reçu une balle dans le moteur qui l'obligea à descendre là où il était, et à finir dans un arbre. mais il fut heureusement éjecté et s'en tira avec quelques bleus. Revenu à lui même, il constata qu'il avait été blessé au genou par balle. Compte tenu de son trajet, il avait certainement été touché par des troupes de chez nous ou des français. Combien de fantassins ne peuvent résister à la tentation de tirer sur un avion sans s'inquiéter de sa nationalité. Plus d'un aviateur a eu ainsi son baptême du feu de la part des siens.
Giordon Bell avait un grand sens de l'humour et bégayait lorsqu'il était énervé. Ce jour là un officier d'Etat-Major arriva au galop et lui demanda s'il avait eu un accident Bell lui expliqua en bégayant et en jurant beaucoup qu'il atterrissait toujours comme ça…
Les allemands approchaient de Paris à toute allure. Le 4 Septembre nous reçûmes l'ordre de nous déplacer sur Melun, et de battre en retraite sans dignité parce qu'on devait évacuer à toute allure. les allemands étaient à ce moment là , à 20 miles de la capitale.
Cependant notre premier jour a Melun fut très excitant, parce que, dès notre première reconnaissance, nous vîmes que l'armée de von Kluck se déplaçait vers l'est et non plus vers le sud, tandis que les troupes britanniques allaient vers le sud et non vers le nord comme nous nous attendions à les voir. Il fallut plusieurs rapports de confirmation pour convaincre le commandement qu'il en était bien ainsi, parce que le soudain arrêt de l'avance allemande paraissait miraculeux, encore que je crains qu'il y ait eu encore bon nombre d'officiers, vieille manière, qui ne faisaient pas encore complètement confiance à l'efficacité des avions et n'accordaient aucun crédit à nos observations.
La nuit nous avons entendu le canon tirer au nord et nous nous demandions ce qui arrivait. Comme c'était une soirée très chaude, et que pour une fois tout notre convoi était là, nous ne n'avons pas cherché où nous étions logés et nous avons tout simplement ouvert nos porte-manteaux. Plus tard dans la nuit, nous eûmes à le regretter car un gros orage creva sur nous. Quelques uns décidèrent de persister, dans l'espoir que la pluie ne pénétrerait pas les porte-manteaux, les autres remballèrent et allèrent s'entasser dans les camions déjà pleins et malodorants. Le lendemain matin les uns étaient trempés, les autres suffoquaient.
Mais nous pûmes rapidement oublier nos inconforts, dans la joie d'apprendre que pour la première fois depuis Mons, l'armée britannique avançait. La retraite était terminée, notre moral remontait et toute trace d'épuisement avait disparu dans l'excitation et l'impatience d'en reprendre .